QUATRIÈME PARTIE
Eurêka
Mai 1853
Six mois plus tard, grâce à son dynamisme et à son obstination, Judith était devenue l'une des figures les plus en vue de Melbourne. Toutes ses entreprises avaient été couronnées de succès. Les comptoirs financiers de Ballarat et de Bendigo, succursales officielles de la banque d'Australie, recueillaient la majeure partie de l'or récolté par les prospecteurs, ce qui avait mis au chômage quelques-uns des agents de change nommés par le gouvernement. La commission de trois pour cent prélevée par Judith avait depuis longtemps remboursé l'investissement de départ dans les bâtiments et contribuait à financer la construction des maisons à faible loyer de Melbourne. La Compagnie minière du Victoria produisait chaque mois des quantités d'or de plus en plus importantes grâce à l'embauche de nouveaux mineurs. Judith employait désormais une centaine de prospecteurs. Elle avait elle-même nommé des chefs d'équipe et engagé un directeur pour la mine nouvellement ouverte à Bendigo. Des bureaux avaient été ouverts dans la capitale pour la partie administrative.
Les vingt premières maisons de Melbourne étaient achevées et louées. Les demandes ne cessaient d'affluer. Judith avait aussitôt mis en chantier une cinquantaine de nouvelles demeures, ce qui avait provoqué les grincements de dents d'Edward Wenworth et de ses amis, qui avaient prédit un échec retentissant à cette entreprise.
« Cette affaire est ridicule, avait-il dit à la jeune femme lors d'une réception. Ceux à qui vous destinez ces bicoques ne régleront pas leurs loyers. Ils sont pauvres. Vous allez droit à la banqueroute.
- Détrompez-vous, monsieur Wenworth, avait répliqué Judith. Ces gens-là mettent un point d'honneur à respecter leurs engagements. Ils sont jeunes et entreprenants. Ils ont à coeur de fonder leur foyer ici, dans le Victoria. Ce sont des hommes et des femmes animés par un idéal, celui d'appartenir à un pays neuf. Ils représentent l'avenir de l'Australie. Peut-être ne sont-ils pas encore riches au plan financier, mais ils le sont déjà par leur courage et leur volonté de réussir.
- Bah! Ils ne seront jamais que des gens issus du peuple. Ils ne deviendront jamais des aristocrates. »
C'était une manière détournée de lui faire remarquer qu'elle était, elle aussi, nouvellement enrichie. Judith avait haussé les épaules. Il ne servait à rien de discuter avec ce personnage imbu de lui-même. Elle se garda bien de lui faire remarquer que sa propre fortune n'était pas due à son seul mérite puisqu'il l'avait héritée de ses ancêtres. Elle avait horreur de perdre son temps dans des conflits stériles. Elle préférait concentrer son énergie dans la réalisation de ses projets. Ceux-ci l'occupaient beaucoup, mais elle gardait du temps pour ses enfants, qui allaient avoir un an au mois de juin suivant.
Courant mars, la famille avait emménagé dans la grande demeure que Judith et Alan avaient fait construire dans le quartier chic de Melbourne. C'était une maison cossue, de style victorien, comportant une douzaine de pièces, et qui ressemblait étrangement à celle de Kingston. Inconsciemment, Judith en avait respecté l'ordonnancement.
On avait profité de la fin de l'été pour donner une fête qui avait réuni leurs amis ainsi que quelques personnes de la haute société de Melbourne qui vouaient une grande admiration à Judith. C'était le cas d'un jeune couple, Diana et Jeremy Riverside. Judith avait fait la connaissance de Diana lors d'une promenade dans les jardins botaniques royaux, créés l'année précédente par sir Ferdinand Mueller. Constatant que leurs enfants étaient nés à un jour de différence, elles s'étaient liées d'amitié. Judith avait très vite invité Diana et son mari, Jeremy, dans leur nouvelle maison. Une sympathie spontanée était née entre Jeremy et Alan, qui avaient en commun le goût de la peinture.
Les deux couples avaient pris l'habitude de se retrouver régulièrement pour pique-niquer sur les magnifiques pelouses des jardins. On y trouvait des dédales de fougères géantes, des cactus, des magnolias, des bambous et quantités de plantes exotiques. Le lac accueillait des centaines de cygnes noirs à bec rouge.
Mahanee était devenue une belle fille de dix-neuf ans. Judith avait continué à lui donner des leçons d'anglais, et la jeune Aborigène parlait désormais un langage tout à fait correct. Judith avait aussi pris le temps de lui enseigner les us et coutumes britanniques, que Mahanee avait parfois du mal à comprendre. Mais son intelligence vive lui avait permis de faire de grands progrès. A tel point que plusieurs hommes la courtisaient. Parmi eux se trouvait le fils du chef de chantier du lotissement, John Finney. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, d'aspect timide et réservé, que les yeux profonds de Mahanee avaient ensorcelé. Tout lui était prétexte pour se présenter à la maison. Judith, qui avait remarqué son manège, s'arrangeait toujours pour l'inviter lorsqu'elle donnait une réception.
Alan n'avait pas oublié son projet de traverser l'Australie d'est en ouest. Mais il l'ajournait régulièrement. Il avait trop de mal à s'éloigner longtemps de Judith et de ses enfants.
« J'ai bien le temps », disait-il pour se justifier.
Judith avait compris qu'il y avait une autre raison. Les activités de la jeune femme l'amenaient à rencontrer toutes sortes d'hommes, dont beaucoup appartenaient à l'aristocratie. La plupart la couvraient de compliments et certains, subjugués par sa beauté, lui avaient fait des propositions.
N'étant pourtant pas d'un naturel jaloux, Alan éprouvait parfois des inquiétudes. Judith avait acquis une aisance qui la rendait encore plus belle, plus désirable. Bien sûr, elle lui racontait tout, lui rapportant avec humour les tentatives de ses soupirants. Pour être tout à fait honnête, elle devait s'avouer que les regards des hommes sur elle la flattaient. Mais Alan restait le seul qui comptât à ses yeux.
Parfois lui revenaient aux oreilles des rumeurs colportées par des mauvaises langues qui affirmaient que c'était elle qui portait la culotte, qui prenait les décisions, que son mari n'était qu'un pantin. Ces calomnies avaient le don de la mettre en rage. Alan était un mari admirable, aimant et attentionné, doublé d'un amant délicat. Il était aussi un excellent père de famille. Mais, dans cette société exclusivement dirigée par les hommes, il était difficile d'admettre qu'une femme pût gérer une entreprise importante.
En revanche, ces ragots malveillants amusaient Alan. Il n'accordait aucune importance à ce que l'on pouvait raconter sur lui.
« C'est la bave des envieux », disait-il pour calmer sa femme qui bouillait d'indignation et aurait allègrement envisagé d'aller casser quelques figures.
L'amour qu'il portait à Judith se doublait d'une profonde admiration. Il se demandait d'ailleurs comment elle faisait pour conserver autant d'énergie le soir venu après s'être occupée activement de ses affaires la journée durant. Souvent, il l'accompagnait dans ses voyages à Ballarat ou à Bendigo. Lorsqu'on s'adressait à lui, pensant qu'il était le véritable chef d'entreprise, il prenait un malin plaisir à répondre avec malice:
« C'est elle qui dirige. Moi, je ne connais rien aux affaires. »
Un jour, lors d'une réception au palais, le gouverneur lui-même demanda à Alan si la liberté de son épouse ne le gênait pas.
- D'ordinaire, dit La Trobe, une femme doit rester effacée derrière son mari.
- D'ordinaire, Excellence. Mais Judith est comme le vent. Et on ne peut mettre le vent en cage, n'est-ce pas?
Alan et Judith avaient conservé des relations avec Franck Vernon, qui passait régulièrement des soirées en leur compagnie. Il menait une existence dorée, accumulant les conquêtes féminines et les parties de poker dans les tripots clandestins. Cependant, il avait eu la sagesse de confier la gestion de sa fortune à Judith, qui devait parfois freiner son enthousiasme.
James Scobie, lui, n'avait pas eu cette clairvoyance. Il avait tenté de s'établir comme éleveur. Mais, malgré le soutien que lui avait apporté Judith, il n'avait pas réussi à acheter la moindre terre. Les grands propriétaires, menés par Wenworth, avaient opposé leur veto, comme ils l'avaient fait d'ailleurs pour tous les prospecteurs enrichis. La jeune femme était intervenue auprès du gouverneur La Trobe. Celui-ci lui avait répondu qu'il ne pouvait s'opposer aux décisions du Conseil et à la loi de 1825.
« Elle favorise uniquement les grands propriétaires fonciers! avait riposté Judith.
- Nous avons fait une exception pour vous, madame Carson. Ne nous le faites pas regretter. »
C'était un avertissement. Judith savait que sa fortune ne la mettait pas à l'abri d'une décision arbitraire du gouverneur et de ses amis. Ils pouvaient lui mettre des bâtons dans les roues, dans le futur aussi bien que dans le présent. Elle n'avait donc pas insisté.
- C'est un scandale! explosa-t-elle une fois revenue chez elle. Seuls les propriétaires fonciers ont le droit de voter et d'avoir des élus au Conseil. Comment le gouvernement peut-il ignorer délibérément les prospecteurs? Ils représentent pourtant désormais une grande partie de la population du Victoria...
- Justement, fit Alan, c'est bien pour cette raison que l'on ne veut pas leur accorder le droit de vote. Wenworth et ses sbires tiennent à conserver la majorité. Ils savent que les mineurs voteraient pour les démocrates. Et c'en serait fini de leurs privilèges!
- Mais James est désespéré!
- Propose-lui d'investir dans tes affaires. Franck ne s'en porte pas mal, il me semble.
- Je l'ai déjà fait, mais il ne veut pas en entendre parler. Pour lui, rien ne vaut la terre. Il est têtu comme une mule. Il estime qu'une femme n'est pas capable de se défendre face à des hommes.
- Tu lui as pourtant prouvé que tu t'en sortais plutôt bien, non?
- Il pense que cela ne durera pas. En attendant, il fréquente des individus louches qui vivent à ses crochets. Il est la proie idéale pour ce genre de misérables.
- Je sais. J'ai moi aussi essayé de lui parler. Mais il est persuadé de tout savoir mieux que les autres. Il est très orgueilleux. La dernière fois que je l'ai vu, il m'a carrément dit de me mêler de mes affaires.
- Eh bien, c'est ce que nous allons faire. Tant pis pour lui.
Alan la sentait profondément contrariée. Elle aimait bien James Scobie, avec qui ils avaient partagé tant de moments difficiles sur les champs aurifères. Il la prit contre lui.
- Allez, ne te mets pas dans des états pareils, ma chérie. S'il perd tout, nous ne le laisserons pas tomber, n'est-ce pas?
- Oui, bien sûr. Tu as raison.
Il suffisait qu'elle sentît les bras d'Alan se refermer sur elle pour perdre l'assurance qui était la sienne face aux landlords, au gouverneur ou à n'importe quel homme. Le calme olympien et la puissance tranquille qui se dégageaient de son mari l'apaisaient. Alan constituait le refuge ultime où elle aimait se blottir lorsqu'elle se heurtait à des difficultés ou qu'une peine la touchait. Parfois, elle se disait qu'elle aurait été perdue sans lui. Même s'il ne s'occupait pas du tout de ses affaires, tout simplement parce qu'il n'aimait pas les chiffres, il y avait en lui un côté rassurant qui lui faisait du bien et lui donnait la force de se battre. Face à lui, elle se sentait nue, comme lorsqu'il l'avait découverte dans les Flinders Range
Ils ne se disputaient jamais. C'était impossible avec quelqu'un comme Alan, que rien ne semblait pouvoir mettre en colère. Parfois, elle avait l'impression qu'il la considérait comme une petite fille, que ses affaires n'étaient que des jeux. Cela l'agaçait un peu, mais il la laissait libre de faire ce qu'elle voulait, de gérer leur fortune comme elle l'entendait, alors qu'il aurait très bien pu vouloir s'en mêler. Officiellement, selon la tradition, il était le chef de famille. Avec intelligence, Alan avait compris que la meilleure manière de garder Judith était de la laisser libre, de ne lui imposer aucune entrave. Elle ne l'aurait pas accepté. Pour cela aussi, elle l'aimait.
La réussite de Judith ne faisait cependant pas l'unanimité dans la haute société de Melbourne. Les grands propriétaires la détestaient, notamment Edward Wenworth, qui devait admettre à contrecoeur qu'il s'était trompé sur son compte. Pour ces gens-là, elle défrayait la chronique en s'entraînant au tir au fusil et à l'arc, discipline où elle se montrait meilleure que beaucoup d'hommes. Elle était également imbattable au lancer du boomerang, qu'elle enseignait à Diana et ses amies.
A cause de cette indépendance d'esprit, elle était rarement invitée aux fêtes organisées par le gouverneur, qui réunissaient l'élite de la haute société de Melbourne. Cela ne la contrariait pas. Elle regrettait seulement de ne pas rencontrer plus souvent lord Stanley. Sans pouvoir s'expliquer pourquoi, elle s'était prise d'affection pour lui. Il était le seul qui l'ait ouvertement soutenue dans ses différentes entreprises. Et elle avait compris que ses craintes n'étaient nullement fondées: à aucun moment, lorsqu'ils s'étaient retrouvés seuls, il n'avait eu de phrase déplacée ou ambiguë. Il l'admirait, tout simplement.
Elle avait aussi des ennemis acharnés parmi les prêtres anglicans du renouveau ecclésiastique, les parsons. On ne lui pardonnait pas de n'avoir aucune religion, d'être libre et de donner l'exemple déplorable d'une femme dirigeant elle-même ses affaires.
Un jour, un pasteur lui reprocha de ne jamais entrer dans une église.
- Vous ne croyez en rien, madame, la sermonna-t-il.
- Je crois en la vie, répondit-elle sèchement. Comment croire à votre religion d'amour alors que vous massacrez les Aborigènes? Où sont les belles idées prônées par le Christ, qui demande d'aimer son prochain comme soi-même?
- Il est prouvé scientifiquement que les Aborigènes sont une race inférieure, qui doivent se soumettre à la domination des Blancs.
- C'est Dieu qui vous a soufflé une pareille ânerie?
- Blasphème! Vous blasphémez, madame!
Rendue furieuse par la stupidité du prêtre, Judith le fixa droit dans les yeux et rétorqua:
- Vous prétendez que les Aborigènes sont des êtres inférieurs. Pourtant, ils appliquent, eux, les préceptes du Christ. Lorsqu'ils m'ont trouvée, mourante, ils ne se sont pas demandé si j'appartenais à une race inférieure ou supérieure. Ils m'ont accueillie parmi eux. Ils m'ont aidée, soignée, nourrie. Ils m'ont aimée comme l'une des leurs. N'est-ce pas là un sentiment chrétien?
- Il est certain que cette attitude est conforme à l'enseignement du Christ, intervint un autre prêtre sur un ton doucereux. Mais que dire d'eux lorsqu'ils massacrent les troupeaux des éleveurs, voire une famille entière, comme cela s'est déjà produit?
- Ils ne font que défendre leurs territoires. Des territoires qui leur appartenaient avant l'arrivée des Blancs.
- Faux. Vous dites vous-même qu'ils n'ont aucune notion de la propriété.
- Est-ce une raison pour les en chasser et les massacrer?
- Nous ne massacrons pas ceux qui acceptent de recevoir la bonne parole. Nous avons d'ailleurs créé des missions pour cela.
- Je sais. Des missions où ils n'ont plus le droit de pratiquer leurs croyances. Que feriez-vous si l'on vous interdisait de respecter les rites de votre religion?
- Je me battrai afin que triomphe la vraie foi. Mais ces Aborigènes ne sont que des païens, des barbares qui vivent nus, sans aucune pudeur! Il convient de leur imposer l'enseignement du Christ. Par la force s'il le faut.
- Eh bien, eux, ils se battent pour conserver le droit de venir sur leurs lieux sacrés. A leurs yeux, les barbares, c'est nous. Savez-vous comment les Aborigènes appellent les Blancs? Les « bébés venus de l'endroit où le soleil se lève ». Ce terme signifie que nos actes sont dépourvus de sagesse. Et sur bien des points, je leur donne raison.
- Vous êtes une insolente, madame Carson.
Fort heureusement, tous les prêtres n'étaient pas aussi bornés que les puritains anglicans. Certains tentaient de faciliter les rapports entre les Blancs et les Aborigènes. Judith recevait régulièrement la visite du père Smith, qui l'avait mariée, et qu'elle avait retrouvé sur les champs aurifères. Il s'était pris d'affection pour les premiers Australiens et luttait de toutes ses forces afin de les protéger. Lui ne tenait pas rigueur à Judith de ne pas fréquenter d'Eglise.
- Dieu s'exprime à travers chacun de nous d'innombrables manières, disait-il. Pourquoi ne pas accepter l'idée qu'il ait imaginé des créatures complètement différentes? Vous-même, qui ne pénétrez jamais dans un temple, vous avez un comportement digne d'une bonne chrétienne. Vous êtes généreuse avec les plus pauvres, et je sais que votre charité n'est nullement dictée par le besoin de paraître ou de vous acheter une part de paradis.
Le père Smith occupait un rang important au sein de l'église catholique irlandaise. Il n'était pas très bien vu par les anglicans parce qu'il ne cessait de prendre parti pour les mineurs. Il ne se passait pas un mois sans qu'il fasse part au gouverneur des exactions commises par les policiers.
- Malheureusement, il me répond chaque fois que la police ne fait que son travail. Il refuse de voir la corruption couverte par le commissaire Rede. Je crains que tout cela ne finisse mal, madame Carson.
Elle-même avait plusieurs fois tenté d'ouvrir les yeux de Charles La Trobe. Sans succès.
- Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, lui dit un jour le père Smith.
Ce fut le lendemain de cette conversation que Judith reçut la visite d'un Donald Dafoë affolé.
- M'dame Carson... C'est m'sieur Donovan qui m'envoie. Il y a beaucoup de malades à Ballarat. Des gens meurent. Plusieurs dizaines en quelques jours. C'est terrible. Certains disent qu'une malédiction s'est abattue sur le pays.
Judith donna aussitôt ordre à Robin, le cocher, d'atteler la voiture. Elle devait se rendre sur place. Il fallait savoir ce qui se passait.
- Je viens avec toi, déclara Alan. Mahanee restera ici pour s'occuper des enfants. Elle n'est pas seule.
En effet, pour tenir la maison, ils avaient engagé un couple de Français, Thérèse et Antoine. Tandis que Thérèse s'occupait de la cuisine, Antoine tenait le jardin. Tous deux adoraient les enfants, comme la bonne, Gladys, une jeune Anglaise fraîchement débarquée.
Donald Dafoë fit route avec eux dans la voiture. Avec le moi de mai, l'automne aurait dû s'installer sur le pays. Mais une vague de chaleur anormale persistait. Les pluies tardaient, les rivières et les fleuves se desséchaient. Lorsqu'ils arrivèrent sur place, deux jours plus tard, l'effervescence régnait. Judith et Alan se rendirent d'abord au petit village construit pour les mineurs de la compagnie. Ils furent accueillis par madame Drumond, une femme énergique qui exerçait une certaine influence sur les autres.
- Ah, madame Carson, dit-elle d'une voix inquiète. Nous ne savons pas ce qui se passe. Beaucoup d'entre nous sont pris de constipation, de vomissements, parfois de diarrhées. Certains disent que c'est la peste. Nous avons fait venir te docteur Willcombe. Il dit que ce n'est pas la peste, mais une maladie avec un nom barbare...
Judith et Alan visitèrent les malades. Malgré le confort des maisons, plusieurs étaient affaiblis.
- Ils ne mangent plus rien, dit madame Drumond. Ils rejettent tout ce qu'ils avalent. Les enfants sont touchés, eux aussi.
Dans le village de tentes, c'était pire. Plusieurs dizaines de personnes étaient victimes de l'affection inconnue. Certains semblaient frappés de stupeur, ou bien déliraient. La plupart avaient de la fièvre.
Averti de la présence de Judith et d'Alan, le docteur Willcombe se présenta. Il n'avait jamais aimé Judith. Appartenant au mouvement des panons, il ne lui pardonnait pas son « esprit fort », difficilement acceptable chez un homme et impardonnable chez une femme.
- Que faites-vous là? Pensez-vous que vous allez pouvoir les soigner à vous seule?
Agacée, Judith rétorqua sèchement:
- Je connais ces gens. Je désire les aider. On dirait que c'est un crime, à vos yeux!
- C'est la typhoïde! Ces gens ont la typhoïde. Il faut attendre la fin de l'épidémie.
- C'est tout ce que vous comptez faire?
- Je vous dis qu'il faut attendre. Ne voyez-vous pas que c'est Dieu lui-même qui a envoyé cette malédiction sur ces hommes à cause de leur cupidité?
Judith haussa les épaules.
- Je me demande comment vous avez fait pour devenir médecin, vous! dit-elle d'une voix lasse. C'est parce que personne ne veut plus de vous à Melbourne qu'on vous a envoyé ici?
- Madame, je ne vous permets pas!
Ce n'était pas la première fois que Judith se heurtait au docteur Willcombe, adepte fervent de la doctrine fondamentaliste des anglicans. En revanche, les mineurs étaient visiblement heureux de l'arrivée de Judith.
- Que pouvons-nous faire, m'dame Carson? demanda un homme.
- Je ne sais pas trop. Je ne suis pas médecin. Mais j'ai constaté que vous vivez ici dans des conditions d'hygiène épouvantables. Il y a des excréments partout. Les champs sont couverts de rats et de mouches. La sécheresse a empêché l'évacuation des eaux usées. Il y a de fortes chances pour que la maladie vienne de là.
- Balivernes! s'écria le médecin. Judith ignora son intervention.
- Il faudrait tout nettoyer avec de l'eau chlorée. Les corps des malades, leurs vêtements. Que chaque personne saine en fasse autant.
- Et pourquoi de l'eau chlorée? demanda Willcombe, agressif.
- En France, à l'époque de ma naissance, on a utilisé de l'eau chlorée lors de la grande épidémie de choléra. C'est ce que m'a dit ma mère. Nous ne risquons rien à essayer.
- Cela ne servira à rien. C'est une punition envoyée par Dieu pour châtier ces hommes. Ils ne pensent qu'à l'or et non au salut de leur âme.
- Oh, ça suffit! explosa Judith. Si vous ne savez que prêcher, allez le faire ailleurs! Ou alors retroussez vos manches et mettez-vous au travail!
Un rire joyeux éclata derrière Judith. Elle se retourna et reconnut le père Smith, qui était accouru aussitôt qu'il avait eu vent de la nouvelle. La jeune femme fut heureuse de le voir. Le docteur s'éloigna sans le saluer. Il n'aimait pas le père Smith, catholique irlandais et homme beaucoup trop tolérant à ses yeux.
- Ce n'est pas médecin qu'il aurait dû être, celui-là, confirma le prêtre, c'est prophète.
- Je crois surtout qu'il se sent désarmé devant une maladie qu'il ne comprend pas, répondit Judith. Que pouvons-nous faire?
- Il n'y a pas assez d'eau potable. Ces gens boivent n'importe quoi. Je pense qu'ils devraient faire bouillir l'eau qu'ils consomment. Et votre idée d'eau chlorée est excellente.
Avec ces précautions, le nombre de malades finit par se stabiliser au bout de quelques jours. De mauvais gré, le docteur Willcombe était revenu apporter son aide. Judith, Alan et le père Smith se dépensaient sans compter, allant d'une tente à l'autre, lavant les personnes trop faibles pour se soigner. Des bénévoles se joignirent très vite à eux. Eux-mêmes prirent la précaution de se nettoyer chaque jour à l'eau chlorée et de ne boire que de l'eau bouillie. Le travail de prospection s'était considérablement ralenti. Judith organisa également une grande campagne d'assainissement pour éliminer autant que possible les ordures et déjections qui empestaient les champs. D'ordinaire, les pluies d'automne emportaient excrétions et ordures dans la rivière. Mais le cours de celle-ci s'était réduit à un filet d'eau.
Chaque jour prélevait son tribut de vies humaines. Le docteur Willcombe, toujours persuadé de l'ire divine, et trop orgueilleux pour admettre que l'utilisation d'eau chlorée pouvait être efficace, tomba malade à son tour. Il mourut une semaine plus tard, sans comprendre pourquoi le Très-Haut l'avait frappé lui aussi.
La moitié des hommes valides avaient abandonné la recherche de l'or pour se consacrer au nettoiement. On construisit des sanitaires plus acceptables, à partir de trous recouverts de tentes réservées à cet effet. Judith se rendit compte également que la viande fournie par l'éleveur avec qui elle avait passé un contrat n'était plus de bonne qualité. Elle lui rendit visite. Il la reçut fort mal.
- Je n'y peux rien. Ces mineurs sont de plus en plus nombreux. Je ne peux pas sacrifier mes meilleures bêtes pour les nourrir.
- Cela ne vous empêche pas de pratiquer des prix élevés.
- Je fais les prix que je veux. Si vous n'êtes pas satisfaite, adressez-vous aux autres.
Judith comprit qu'elle ne pourrait rien tirer de cet individu. Il se moquait totalement du sort des mineurs, qui n'étaient pour lui que des parasites. En compagnie d'Alan, la jeune femme visita d'autres éleveurs, qui lui firent la même réponse. Visiblement, ils s'étaient donné le mot pour se débarrasser de leurs bêtes malades auprès des prospecteurs. Pire encore, avec une demande de plus en plus importante, les prix avaient augmenté.
- Ces scélérats profitent de la situation! s'exclama Judith, furieuse de n'avoir rien pu obtenir. Il faudrait avoir notre propre élevage.
Alan soupira.
- Je crains que ça ne soit impossible. Le gouvernement refusera de te vendre une terre. Et puis, tu ne crois pas que tu en fais déjà assez comme ça?
- Peut-être, admit-elle.
L'épidémie dura de mai à début juillet, deux mois pendant lesquels Alan et Judith partagèrent leur temps entre Ballarat et Melbourne. Enfin, grâce aux efforts de tous, la maladie fut enrayée.{15} Le travail reprit petit à petit. Cependant, d'autres tourments attendaient les mineurs.
Après la période de sécheresse, une série de tempêtes violentes s'abattit sur Ballarat, rendant difficiles les conditions de travail. Si les eaux usées furent très vite emportées par la rivière transformée en torrent, les puits se comblèrent sous l'effet du ravinement, interdisant toute exploitation. Le sol n'était plus qu'un bourbier innommable. De nombreuses tentes furent arrachées et emportées.
Pour couronner le tout, les policiers s'étaient remis au travail avec un zèle accru. Pendant les deux mois de l'épidémie, ils s'étaient bien gardés de pénétrer sur les champs aurifères, soucieux de ne pas tomber malades à leur tour. Dès qu'elle fut éradiquée, ils se répandirent dans la vallée comme une nuée de vautours, exigeant la présentation de la licence sans tenir compte de la santé encore précaire de beaucoup de mineurs.
Furieuse, Judith demanda une audience au commissaire résident, Robert Rede. Celui-ci la reçut avec sa rigidité coutumière.
- Je ne vois pas de quoi se plaignent les mineurs, madame Carson. Depuis deux mois, mes hommes les ont laissés tranquilles.
- Bien sûr! Ils avaient trop peur de tomber malades!
- Je vous ferai remarquer que nombre de prospecteurs ont abusé de la situation pour ne pas s'acquitter de leur licence.
- La belle affaire! Ils étaient incapables de travailler.
- Cela ne les empêchait pas de régler le droit d'exploitation des terres de Sa Majesté. Et puis, je ne vois pas de quoi vous vous mêlez. Vos mineurs ne sont pas touchés, puisque vous payez vous-même les licences.
- Vous pourriez au moins faire preuve d'un peu de compassion envers ces pauvres gens. Beaucoup ont perdu un ami ou un membre de leur famille.
- Madame, mon devoir consiste à faire respecter la loi et je n'ai d'autre souci que celui-ci. Personne n'a obligé ces gens à venir à Ballarat.
- Quel imbécile! pesta Judith en sortant du bureau de Rede. Il ne se rend même pas compte qu'il attise les mécontentements.
Pour la première fois, Alan affichait un visage soucieux.
- Qu'y a-t-il? demanda Judith.
- Tu ne crois pas si bien dire. J'ai parlé avec plusieurs mineurs. Ils sont excédés. La révolte gronde.
Une sourde angoisse envahit Judith. Alan n'avait pas l'habitude de s'alarmer pour rien. Elle-même était prompte à se rebeller. Alan au contraire lui apportait un équilibre et une sérénité qui compensaient son caractère batailleur. S'il s'inquiétait, c'est que les choses avaient vraiment empiré.
Le soir venu, après avoir effectué une dernière visite sur les champs aurifères, ils regagnèrent leur maison nouvellement construite, à côté du comptoir de change. Ils avaient pris la décision de retourner dès le lendemain à Melbourne. Ils ne pouvaient plus être vraiment utiles sur place, et les enfants leur manquaient. Une pluie battante se mit à tomber au moment même où ils pénétraient dans la maison.
- Je vais préparer une bonne flambée pour nous sécher! dit Alan. Il y a du bois à la cave.
Tandis que Judith se débarrassait de son manteau, il disparut par la porte menant au sous-sol. Un instant plus tard, elle l'entendit l'appeler:
- Judith! Voudrais-tu descendre, s'il te plaît? L'inquiétude de la jeune femme monta d'un cran. La voix d'Alan n'était pas normale. Elle se précipita vers l'escalier. Alan se tenait près du coffre à bois. La lampe à huile éclairait chichement la cave. Recroquevillée contre le mur, une jeune fille tremblait de tous ses membres. Ses vêtements étaient sales et déchirés, laissant voir sa poitrine et ses bras nus. Elle portait des marques de bleus récentes. A son visage creusé, à ses yeux soulignés de larges cernes noirs, il était visible qu'elle n'avait pas mangé depuis longtemps. Elle fixait sur Alan un regard apeuré. Lorsque Judith approcha, elle hésita, puis rampa jusqu'à elle et lui saisit la main.
- S'il vous plaît, m'dame Carson, protégez-moi! fit-elle d'une voix rauque et affaiblie.
- Qui es-tu?
- Je m'appelle Fanny, m'dame, Fanny Lester. Je me suis échappée de la maison des filles. Je veux plus y retourner. Plus jamais. Là-bas, ils me battent tous les jours parce que je refuse d'aller avec les hommes. Je préfère mourir. La police se moque bien de ce qui peut arriver aux prostituées. Ils fréquentent la maison. J'ai même vu certains policiers recevoir de l'argent de la patronne.
- Je sais, répondit Judith.
- Il faut lui donner à manger, intervint Alan. Elle meurt de faim.
Judith acquiesça. Un peu plus tard, Fanny était installée devant une assiette de soupe chaude aux lardons. Lorsqu'elle l'eut terminée, elle raconta son histoire. Une histoire qui ressemblait étrangement à celle de Maureen. Fanny était anglaise. Née dans les bas quartiers de Londres, elle s'était échappée de chez elle parce que son père, un ivrogne, la battait. Elle était aussitôt entrée dans une bande de voleurs à la tire dont le chef lui avait appris à soulager les bourgeois de leur bourse. A vrai dire, elle n'avait pas eu le temps de voler grand monde. Elle avait été capturée dès sa première tentative. Les juges en perruque blanche ne s'étaient pas montrés cléments. Elle avait été condamnée à l'exil et envoyée en Australie.
- A Sydney, on m'a obligée à travailler pendant quatre ans pour l'armée. Je lavais le linge et je faisais la vaisselle. Un jour, un capitaine m'a violée. Puis il a autorisé ses soldats à abuser de moi. Et ça a continué comme ça jusqu'à ce que je sois libérée. A la sortie de la caserne, des hommes ont proposé de m'aider. Je les ai crus. J'étais désespérée. J'étais seule, dans une ville que je connaissais pas. Le soir même, j'ai été enfermée dans une maison de filles. Cela a duré plusieurs mois. Parfois, je pensais à mourir. Mais toujours j'ai gardé l'espoir de m'échapper. Il y a trois semaines, on m'a amenée ici. J'ai été enfermée dans une nouvelle maison. Ils m'ont battue, pour me donner une idée de ce qui m'attendait si je n'obéissais pas. Mais j'étais bien décidée à m'enfuir. J'ai fait semblant de me soumettre et j'ai attendu le moment propice.
- Pourquoi t'es-tu réfugiée ici?
- J'avais entendu parler de vous, m'dame Carson. Les autres filles disent que vous êtes bonne. Elles m'ont dit où se trouvait votre maison. J'ai profité de la tempête pour sortir par la fenêtre et je suis venue directement ici. Je suis entrée par le vasistas.
Elle serra la main de Judith, l'oeil suppliant.
- Dites! Vous n'allez pas me ramener là-bas, n'est-ce pas?
- Bien sûr que non! répondit Judith. Mais que vais-je faire de toi?
- Je sais faire quelques petites choses. J'ai appris à repriser les vêtements, à laver, à tenir une maison...
- J'aurais besoin d'une femme de ménage ici, mais ta vie serait en danger à Ballarat. Tu vas venir avec nous à Melbourne. Nous partons demain. Nous aviserons une fois sur place.
Allongée contre Alan, Judith réfléchissait à haute voix.
- Comment pouvons-nous aider cette pauvre fille? Nous avons déjà une bonne à Melbourne. Gladys est parfaite. Je ne peux tout de même pas lui donner son congé pour l'engager à sa place...
- Je te fais confiance, tu vas trouver, dit Alan. Cette fille est intelligente et courageuse. Tu sais, il faut un sacré cran pour oser s'enfuir d'une maison close. Elle sait que si elle est reprise, elle sera battue à mort. Elle n'a même pas la possibilité d'aller se plaindre à la police. Nous devons la protéger.
Judith ne répondit pas. Pour elle, cela coulait de source. Soudain, elle se tourna vers Alan.
- Je crois que j'ai une idée! s'exclama-t-elle. Alan éclata de rire.
- Je n'en attendais pas moins, souffla-t-il en la prenant dans ses bras.
L'idée de Judith devait être bonne, car elle avait d'un coup retrouvé toute sa fougue. L'étreinte sauvage et passionnée qui suivit laissa le pauvre Alan sur le flanc.
Le lendemain, Alan et Judith se levèrent de bonne heure. Judith prêta l'une de ses robes à Fanny. Ils prirent un solide petit déjeuner et se préparèrent à partir. Tandis qu'Alan fermait fenêtres et portes, Robin, le cocher, achevait d'atteler les chevaux. Soudain, un petit groupe d'hommes apparut devant le portail. Ils arboraient des fusils et des pistolets. Deux d'entre eux se placèrent devant la voiture et contraignirent Robin à descendre. Le cocher, affolé, obéit. Judith et Alan sortirent à ce moment-là, suivis par Fanny. Celle-ci fut interpellée par un grand escogriffe aux cheveux roux:
- Fanny! Viens ici immédiatement si tu ne veux pas que je te caresse les côtes. Tu n'as rien à faire avec ces bourgeois!
Alan se plaça devant les deux femmes.
- C'est hors de question, dit-il d'une voix calme.
- Toi, je t'ai pas causé! Tu t'écartes et tu la laisses passer, sinon je me fâche!
Judith souffla à Alan:
- Fais attention! Ils sont armés.
- Ils bluffent. Tu crois qu'ils vont se rendre coupables d'un meurtre en pleine rue?
Un petit attroupement commençait à se former. Mais les gens ne restaient pas. Ils avaient reconnu les truands qui tenaient la maison close, avec lesquels il valait mieux ne pas avoir d'ennuis. Fanny se tordait les mains. Judith sentit qu'elle s'apprêtait à s'enfuir à nouveau. Elle lui saisit le poignet pour l'en dissuader.
- Reste près de nous. Tu ne risques rien. Elle s'adressa au chef des truands:
- A présent, ça suffit! Ecartez-vous, ou vous aurez affaire à la police.
Ces paroles déclenchèrent l'hilarité de la bande.
- La police? Tu crois peut-être qu'elle va se déplacer pour une putain?
- La police, non! Mais les mineurs, oui! dit une voix. Stupéfaite, Judith vit apparaître Donald Dafoë, suivi par une quarantaine d'hommes. Ils ne portaient pas d'armes, mais le nombre parlait en leur faveur. Les fusils se tournèrent vers eux.
- Cela fait beaucoup de monde à tuer, tu ne crois pas? dit Alan au chef tout en braquant son arme sur lui. Et tu risques de rater la fin de l'histoire...
Pendant un court instant, personne ne bougea. Judith sentit une onde glaciale couler le long de son dos. Deux des bandits pointaient leur canon sur Alan. Enfin, le chef des souteneurs fit signe aux autres de reculer.
- Tu as de la chance, dit-il en pointant le doigt sur Fanny. Mais tu ne t'en tireras pas comme ça. Quant à vous, les bourgeois, attendez-vous à des représailles.
Donald Dafoë répliqua:
- Boucle-la, Meyer! Tu as peut-être su mettre les flics dans ta poche. Mais si tu t'attaques à madame Carson, c'est à tous les mineurs que tu t'attaques. Ici, on n'est qu'une quarantaine et on n'a pas d'armes. Mais si elle se plaint de quoi que ce soit, comme par exemple un incendie qui détruirait sa maison, nous saurons aussitôt que c'est toi. Alors, tu auras de très graves ennuis. Il y a beaucoup de trous abandonnés dans les champs d'or. Il y a de la place pour toi et tous tes complices. On s'est compris?
Le dénommé Meyer foudroya Dafoë du regard. Mais il sentit qu'il n'aurait jamais le dessus face à la détermination des mineurs.
- C'est bien! Gardez votre putain! cracha-t-il. De toute façon, elle ne valait rien!
Puis il repartit, suivi de ses hommes. Judith poussa un soupir de soulagement et se tourna vers les mineurs.
- Mais comment se fait-il que vous soyez là? demanda-t-elle à Donald Dafoë.
- Nous savions que vous deviez repartir ce matin. Nous étions venus vous remercier pour l'aide que vous nous avez apportée ces deux derniers mois. Et puis, nous voulions aussi vous dire...
Il hésita, puis poursuivit:
- Notez bien, ce n'est pas pour nous, puisque nous ne payons plus la licence. Mais c'est à cause des autres gars. Ils supportent de plus en plus mal les collecteurs de taxes. Il y a eu plusieurs bagarres, des arrestations, des condamnations. Les mineurs en ont marre. Un jour, ça va exploser. Alors, on s'est dit que vous pourriez peut-être intervenir auprès du gouverneur pour qu'il fasse quelque chose. Il faut lui dire qu'on n'est pas des criminels, qu'on respecte la reine et les lois.
- Je le sais bien, répondit Judith. Je vous promets de faire tout mon possible.
Elle se garda bien de dire qu'elle avait déjà parlé au gouverneur, et qu'il n'avait tenu aucun compte de ses remarques. Il était inutile de les décourager par avance.
Un peu plus tard, la voiture quitta Ballarat sous une pluie battante. Fanny s'était pelotonnée dans un coin de la banquette et jetait des coups d'oeil craintifs derrière elle, de peur de voir surgir des cavaliers revenus la chercher. Mais il n'y avait plus aucun danger. Dafoë et ses camarades avaient veillé à ce que Meyer et ses sbires ne puissent quitter la ville. Judith posa une main sur le bras de la jeune femme.
- Détends-toi. Tu es sauvée maintenant.
- Je ne sais pas comment vous remercier, m'dame. Mais qu'est-ce que je vais devenir?
- Ne t'inquiète pas pour ça. J'y ai pensé.
Judith n'avait rien dévoilé de son idée à Alan, la veille.
- C'est vrai. Si tu nous parlais de ton idée? dit-il.
- Eh bien, voilà. Je sais qu'une femme nommée Caroline Chisholm a créé un foyer à Sydney. Il accueille les filles victimes des proxénètes. Je veux faire la même chose ici, à Melbourne. Nous y hébergerons aussi les orphelins des champs aurifères, ainsi que les Aborigènes maltraités par les Blancs.
- Ça va faire du monde...
- Nous allons créer une fondation, la Fondation Carson. Et j'aurai besoin de personnes pour prendre en charge tous ces malheureux. J'ai pensé à toi, Fanny. Bien entendu, tu seras payée et tu auras un logement sur place, dans les locaux de la Fondation...
Judith crut que Fanny allait lui sauter au cou pour l'embrasser. Les yeux de la jeune femme se mirent à luire.
- Jamais je ne pourrai assez vous en remercier, m'dame, dit-elle.
En attendant de trouver un local libre, Judith installa Fanny dans sa maison, située sur la rive sud de la Yarra, non loin des jardins botaniques royaux. Le centre de la cité s'étalait au nord du fleuve, organisé autour de l'axe principal, Swanson Street, où se trouvaient les bureaux et les magasins. Dès son retour, Judith demanda une entrevue au gouverneur La Trobe, qui la reçut avec sa méfiance coutumière.
- Qu'avez-vous encore imaginé, madame Carson? demanda-t-il d'un ton mi-figue, mi-raisin.
Judith avait compris qu'il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine admiration pour elle. Mais son assurance l'agaçait.
- Je veux créer un foyer d'accueil pour les filles perdues et les orphelins, déclara-t-elle sans autre préambule.
Le gouverneur eut un sourire bienveillant.
- Voilà une idée qui ne me semble pas devoir déclencher les passions, dit-il, amusé. Mais je suppose que vous avez quelque chose à me demander.
- Oui. J'ai repéré, dans Flinders Street, un bâtiment inoccupé. J'aimerais le racheter.
- S'il est libre, je ne vois pas pourquoi on vous le refuserait.
- Il appartient à monsieur Wenworth.
- Oui, évidemment... Il risque d'en exiger un prix élevé.
- C'est pourquoi j'aimerais que vous interveniez auprès de lui afin de le convaincre que c'est un bâtiment destiné à une oeuvre charitable.
- Monsieur Wenworth est un homme d'affaires. Je ne suis pas certain qu'il sera sensible à ce genre d'arguments...
- Ce n'est qu'un entrepôt. Il ne faudrait pas qu'il exagère.
- C'est bon, je vous promets de lui en parler. Mais ce n'est pas tout ce que vous aviez à me dire, n'est-ce pas?
- Non, Excellence. Je reviens de Ballarat. Il y a eu une épidémie de typhoïde. Près de deux cents personnes sont mortes. Malgré cela, les percepteurs continuent de harceler les mineurs pour le recouvrement de la licence.
- Nous y voilà! s'exclama-t-il. Toujours votre cheval de bataille! Je croyais pourtant que vos mineurs étaient à l'abri de cela?
- Les miens, oui, Excellence. Mais pas les autres. Et je dois vous dire que la police se conduit de manière odieuse. Beaucoup de ses membres sont corrompus et imposent aux prospecteurs un véritable racket. J'ai parlé avec le commissaire Rede, mais il ne veut rien savoir.
- Et il a bien raison. Nous ne pouvons laisser une poignée de mineurs mécontents dicter leur loi. C'est...
- Il ne s'agit pas de cela, Excellence! le coupa Judith, furieuse. Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que ces gens ont de bonnes raisons d'être mécontents. Les éleveurs s'enrichissent d'une manière scandaleuse sur leur dos en leur vendant très cher une viande de mauvaise qualité, dont même les chiens ne voudraient pas. Quant à vos policiers, ils les traitent comme des parias et des criminels. Ils n'ont tenu aucun compte de l'épidémie qui a empêché les prospecteurs de travailler pendant presque deux mois. On ne compte plus les orphelins. Que vont-ils devenir? Les collecteurs se sont tenus prudemment à l'écart durant l'épidémie. Mais à présent, ils font du zèle. J'ai vu, de mes yeux vu, des hommes malades traînés hors de leur tente parce qu'ils ne pouvaient pas payer. A-t-on le droit de traiter des hommes de cette manière?
- Madame, cette affaire ne vous concerne pas. Ces hommes connaissent les risques de leur métier. Et ne soyez pas si indulgente avec eux. Vous savez bien que seule la soif de l'or les guide.
- N'est-ce pas normal pour des gens qui ne possèdent rien et pour qui cet or représente le seul espoir de mettre les leurs à l'abri du besoin? Vous ne les connaissez pas, Excellence. Ce sont des hommes courageux, des pères de famille respectueux de Sa Majesté et de ses lois. J'ai vécu avec eux. Je les connais.
- Madame Carson, il suffit! N'abusez pas de ma patience! Il est juste que ces hommes assument ce qui leur arrive. Quant à la licence, il est hors de question de la remettre en cause. Ces gens travaillent sur des terres qui appartiennent à la Couronne. Il est donc normal que celle-ci perçoivent une indemnité pour le droit d'exploitation.
Judith soupira.
- Vous ne comprenez pas, Excellence. Les mineurs sont nombreux, et leur population augmente tous les jours. Melbourne elle-même s'est en partie dépeuplée. Beaucoup de ses habitants se sont rendus là-bas. Un jour, vous risquez de vous retrouver face à une révolte. Enverrez-vous alors l'armée massacrer des milliers de personnes? Ou bien le nombre des mécontents sera-t-il trop important pour être contenu? Et si vos soldats étaient débordés? S'ils se rangeaient du côté des insurgés?
- Nous sommes sur les terres de la Couronne britannique ici, pas en France!
- Je le sais. Excellence. Mais j'ai pensé qu'il était de mon devoir de vous prévenir, si vous voulez éviter un bain de sang.
Lorsqu'elle sortit du bureau de Charles La Trobe, Judith était furieuse. Furieuse contre lui, bien sûr, contre son aveuglement, mais aussi furieuse contre elle-même. Elle s'était encore une fois laissé emporter par son exaltation. Il était probable qu'il ne lui apporterait pas son aide pour le rachat de l'entrepôt de Wenworth.
- Oh, tant pis, grommela-t-elle. J'en ferai construire un autre.
- La jolie madame Carson est encore de mauvaise humeur, à ce que je vois.
Elle se retourna. Lord Stanley venait de sortir d'un bureau et la contemplait d'un oeil malicieux.
- Contre quels moulins vous battez-vous encore? lui demanda-t-il de sa voix grave.
- Contre moi-même! J'ai parlé à Son Excellence de la situation à Ballarat. Il n'a pas voulu m'écouter. Mais je suis sûre qu'il faut cesser de pressurer les mineurs avec cette maudite licence. Cela finira mal.
Il ne répondit pas. Il la regardait toujours de son oeil rieur, visiblement fasciné.
- Et cela vous est indifférent, bien sûr! grommela-t-elle. Le sourire du vieil homme s'accentua.
- Pas du tout. Mais je n'ai aucun pouvoir, vous le savez. Je peux tout au plus donner un avis à Son Excellence. Il m'écoute parfois. Cependant, si je peux me permettre de vous donner un conseil, cessez de prendre les gens de front lorsqu'ils ne réagissent pas comme vous le souhaitez. La diplomatie obtient souvent de meilleurs résultats que la colère. Judith consentit à sourire à son tour.
- Pardonnez-moi, sir George. Il est vrai que j'ai un peu la tête près du bonnet. Mais je pensais que Son Excellence pourrait au moins nommer une commission d'enquête, pour déterminer ce qui se passe réellement sur place.
- Ce serait une très bonne idée, en effet. Lui en avez-vous parlé?
- Non! Je me suis emportée bien avant.
- D'accord. Je vais lui soumettre le projet. Mais je ne vous garantis pas d'obtenir un résultat.
Quelques jours plus tard, Judith rencontra de nouveau lord Stanley au palais.
- Je suis désolé, dit-il. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Son Excellence n'a rien voulu savoir. Il m'a répondu que les mineurs étaient pour la majorité des têtes de mules d'Irlandais. Quant aux autres, ce sont des étrangers. Il n'y a aucune raison pour que l'on réexamine le problème de la licence.
- Alors, qui sait ce qui va arriver... soupira Judith.
Quelques jours plus tard, elle recevait une lettre de Walter Donovan, le directeur de la mine, qui lui écrivait que les incidents se multipliaient. Judith et Alan décidèrent de se rendre sur place afin de tenter de calmer les esprits.
Fin juillet 1853
Dans la voiture qui la ramenait à Ballarat, Judith remâchait son amertume. Tout cela était de la faute de cet imbécile de gouverneur, qui refusait de regarder la vérité en face.
- C'est aussi la mienne, dit-elle à Alan. Si au moins je ne m'étais pas mise en colère...
- Rassure-toi, je ne crois pas que cela aurait changé grand-chose. Même ton ami lord Stanley n'a pu le faire fléchir.
Seule consolation, et contrairement à ce que Judith avait pensé, Edward Wenworth avait consenti à lui vendre son entrepôt de Flinders Street. Bien sûr, le prix qu'il en avait exigé était supérieur à sa valeur réelle, mais cela évitait à Judith de faire construire un autre bâtiment. Cependant, il fallait réaliser des travaux d'importance avant de pouvoir l'utiliser. Elle avait aussitôt confié l'affaire à Peter Ferguson, qui travaillait désormais pour elle à plein-temps.
Elle détestait de plus en plus Edward Wenworth. Lors de la signature de l'acte de vente, il n'avait pas manqué d'afficher un air supérieur, en faisant bien valoir qu'il avait accepté de céder son entrepôt pour aider la Fondation Carson à loger les plus démunis. Le cynisme du personnage écoeurait Judith. Elle avait failli lui dire qu'il aurait pu lui consentir un prix en rapport avec les pensées généreuses et charitables dont il se prévalait, mais elle s'était abstenue. Ainsi que le lui avait conseillé lord Stanley, elle avait fait preuve de diplomatie. Ce qui, dans son esprit, revenait à faire acte d'hypocrisie.
En reprenant la route de Ballarat, elle ruminait encore sa colère. Comme s'il avait voulu se mettre à l'unisson, le temps s'était détérioré. Après la sécheresse, une vague de froid traversait le Victoria. A l'intérieur des terres, de la neige était tombée, rendant le trajet plus difficile. Fanny était restée avec Mahanee à Melbourne. Judith et Alan avaient à peine eu le temps de partager quelques instants avec leurs enfants.
Walter Donovan était un ingénieur issu des écoles anglaises. Agé d'une quarantaine d'années, Judith l'avait choisi pour ses compétences techniques, mais aussi pour ses qualités humaines. Tout comme Judith, il estimait qu'un ouvrier travaillait mieux s'il gagnait correctement sa vie et s'il était satisfait de son sort. Il se présenta à la maison de Ballarat dès qu'il sut qu'Alan et Judith étaient arrivés.
- Il s'est passé beaucoup de choses depuis votre dernière visite, dit-il. Les mineurs ont formé une association. Ils veulent rédiger une pétition qu'ils vont porter à lord La Trobe.
Judith éprouva un vif soulagement.
- C'est une excellente idée. Cela vaut mieux que de prendre les armes.
- Je le crois aussi. Une réunion est prévue demain, le 27, à la mairie, pour proposer le texte de cette pétition. J'ai pensé que vous souhaiteriez y assister.
Le lendemain, une foule importante se pressait dans la grande salle de la mairie. Le mauvais temps et le froid n'avaient découragé personne. Guidés par Donovan, Alan et Judith se retrouvèrent au premier rang, près de l'estrade où trois hommes avaient déjà pris place.
- Ce sont les initiateurs du projet, expliqua Walter Donovan. Voici George Thompson, et là le docteur Jones. Le troisième, là-bas, s'appelle Edward Brown. C'est un Irlandais né en Amérique. Les mineurs le surnomment « cap'taine Brown ».
Tous trois avaient déjà travaillé le texte, et le rassemblement avait surtout pour but de le faire connaître aux mineurs. 'La salle n'était pas assez grande pour accueillir tout le monde, et plusieurs centaines de personnes attendaient au-dehors, battant la semelle dans le vent glacé. Mais pour rien au monde on n'aurait voulu être ailleurs.
Cap'taine Brown attendit que le silence se fît, puis il prit la parole:
- Mes amis, vous savez tous pour quelles raisons nous sommes réunis ici ce soir. Il est grand temps que cessent les brimades et le harcèlement des policiers. Certains d'entre vous sont excédés et parlent de prendre les armes. Cependant, nous pensons qu'il est préférable, avant toute chose, de négocier. Un affrontement avec la police et l'armée entraînerait des victimes. Nous pensons aussi que le gouverneur, Son Excellence Charles La Trobe, n'est pas tenu au courant des vrais agissements des percepteurs. Voici donc le texte de la pétition que nous avons rédigée. Si vous l'approuvez, nous vous proposerons de la signer tous et de l'envoyer, avec ces signatures, à Son Excellence...
Cap'taine Brown s'éclaircit la voix et lut ce qui suit:
A Son Excellence Charles Joseph La Trobe lieutenant-gouverneur de la colonie du Victoria,
Ses serviteurs, les soussignés, mineurs et autres résidents des champs aurifères de la colonie, affirment:
Qu'ils sont les loyaux et dévoués sujets de Sa très Gracieuse Majesté la reine Victoria, souveraine de cette colonie, dépendance de la Couronne britannique,
Que, compte tenu des conditions de travail difficiles dans les champs aurifères, la taxe de trente shillings est trop élevée pour les signataires, car, dans leur grande majorité, les concessions leur rapportent à peine de quoi subsister,
Que les officiers chargés de délivrer la licence ne sont pas en nombre suffisant, ce qui provoque chaque mois une perte de temps pour les résidents, qui doivent attendre des heures pour obtenir ladite licence,
Que la pénibilité du travail de prospection et les privations engendrent nombre de maladies,
Que le monopole des grands propriétaires interdit aux prospecteurs favorisés par la chance d'investir une part de leurs gains dans l'acquisition d'un domaine,
Que les prospecteurs nouvellement arrivés perdent un temps précieux à apprendre les méthodes de travail,
Que les méthodes brutales employées par les hommes armés chargés du recouvrement de la licence engendrent chez les mineurs un ressentiment envers le gouvernement,
Que certains prospecteurs ne possédant pas de licence ont été, à diverses occasions, enchaînés à des arbres ou condamnés aux travaux forcés, procédés que les signataires estiment indignes de l'esprit de la loi britannique, qui ne reconnaît pas pour criminel une personne incapable de s'acquitter de ses dettes,
Que la taxe de trente shilling est injuste car elle frappe de la même manière le prospecteur chanceux et le prospecteur malchanceux.
Pour toutes ces raisons et bien d'autres, les signataires prient Son Excellence d'approuver les revendications de la présente pétition qui demande:
Premièrement, que le droit de licence soit réduit à dix shillings par mois.
Deuxièmement, que l'option du paiement mensuel ou trimestriel soit au choix du mineur.
Troisièmement, que les nouveaux arrivants soient exonérés des droits de licence pour une durée de quinze jours pleins.
Quatrièmement, que soient accordées des facilités aux prospecteurs et autres résidents qui désirent investir leurs gains dans l'acquisition de petites parcelles de terrain.
Cinquièmement, que l'amende pour non-présentation de la licence soit limitée à une livre.
Sixièmement, que, compte tenu de la bonne volonté des mineurs et autres résidents vis-à-vis de la loi, l'envoi de forces armées pour le recouvrement de la licence soit suspendu.
Les signataires font respectueusement remarquer à Son Excellence que la réduction de la licence à dix shillings par mois inciterait les prospecteurs à la payer sans récrimination et que son recouvrement s'en trouverait ainsi facilité.
Les signataires veulent aussi rappeler à Son Excellence que la pétition est la seule manière pour eux de soumettre leur revendications à Son Excellence, et ceci bien qu'ils contribuent pour plus de la moitié aux revenus de l'administration de la colonie sans pour autant bénéficier d'une représentation au Conseil.{16}
Lorsque Edward Brown eut terminé sa lecture, il y eut un court instant de flottement, puis une ovation formidable lui répondit. Le texte était adopté à l'unanimité.
Dès le lendemain, il circulait dans les champs aurifères, sous le regard méfiant des policiers. Alan et Judith avaient chacun pris une liasse de feuilles imprimées à la hâte pendant la nuit. Les mineurs ne prenaient même pas la peine de les lire. Ceux qui étaient présents la veille avaient déjà fait leur rapport aux autres et on se bousculait pour signer.
Dans l'après-midi, Judith croisa le commissaire Rede, qui, bien entendu, était au courant de l'affaire.
- Ce que vous faites est inutile, madame Carson, dit-il. Vous pouvez réunir autant de signatures que vous voulez, le gouverneur ne modifiera pas la loi pour autant.
- C'est ce que nous verrons, riposta-t-elle.
Le 29 juillet au soir, plus de cinq mille signatures avaient été récoltées. Cap'taine Brown et ses amis devaient la porter au gouverneur dès le lendemain. Judith et Alan décidèrent de les accompagner.
Le 1er août, la pétition et les feuillets contenant les signatures étaient remis entre les mains de Charles La Trobe, qui reçut les organisateurs dans son bureau. Le gouverneur prit le temps de lire le texte en détail, puis le passa à ses collaborateurs, John Foster et George Stanley. Lorsque chacun en eut pris connaissance, il s'adressa aux mineurs:
- Messieurs, je vous remercie d'avoir porté tous ces éléments à ma connaissance. Je vous ferai part de ma décision dès demain.
Persuadés que la pétition allait porter ses fruits, Judith et Alan invitèrent cap'taine Brown et ses amis chez eux. Un formidable espoir les animait désormais. Le gouverneur ne pouvait pas ne pas voir la vérité. Et les revendications n'avaient rien d'extraordinaire.
Le lendemain, ils se rendirent tous au palais, convaincus qu'ils allaient recevoir la réponse qu'ils attendaient. Pourtant, l'espoir de Judith s'estompa dès qu'elle pénétra dans le palais. Le nombre des gardes avait été doublé, comme si l'on craignait une émeute.
Contrairement à la veille, les pétitionnaires ne furent pas autorisés à entrer dans le bureau du gouverneur. Celui-ci les reçut dans le grand hall, où stationnait une escouade de gardes d'élite, l'arme au pied. Lorsque Charles La Trobe parut, Judith comprit que toutes les demandes allaient être rejetées. Elle se contint pour ne pas éclater.
- Tout d'abord, déclara le gouverneur, je pense qu'il serait bon de rectifier une idée fausse entretenue par certains, qui prétendent que la licence est une taxe injuste. Le terme de taxe est tout à fait inapproprié. Il s'agit en vérité d'un droit versé par chacun pour prospecter librement, en accord avec la loi, et s'approprier ce qu'il trouve sur un terrain qui est aussi une propriété publique, dont la communauté est raisonnablement en droit d'attendre un revenu, et ceci pour le bien de tous.
« En ce qui concerne les accusations portées contre la police, je tiens à répéter une fois encore que la loi, dans les champs aurifères, doit être appliquée avec la plus extrême sévérité, et ceci pour la sécurité de tous.
« De même, les rumeurs selon lesquelles des mineurs sans licence auraient été enchaînés à des arbres ou condamnés à des travaux forcés sont totalement infondées. De telles sentences n'ont jamais été prononcées et encore moins appliquées.
C'était nier l'évidence.
Le lendemain, Judith et Alan apprirent par le père Smith, venu leur rendre visite, que le gouverneur avait décidé l'envoi de renforts à Ballarat et à Bendigo.
Deux mois plus tard, le 29 septembre 1853, eut lieu l'inauguration du foyer de la Fondation Carson. Depuis la réaction du gouverneur face à la pétition, Judith ne s'était plus adressée à lui. Elle redoutait de perdre son sang-froid. Elle savait, par les témoignages qu'on lui rapportait lorsqu'elle se rendait à Ballarat chaque fin de mois, ou par les courriers que lui adressaient Walter Donovan et d'autres amis, que les policiers se montraient plus odieux que jamais. La présence des renforts armés leur donnait toutes les audaces. Quelques bagarres avaient éclaté ici et là, mais les mineurs n'étaient pas suffisamment organisés pour lutter efficacement contre la police.
Se sentant impuissante, Judith avait reporté ses efforts sur les travaux de l'entrepôt de Flinders Street. Fin septembre, il avait été transformé en un centre d'accueil destiné à recevoir les filles désireuses d'échapper à leur proxénète, les orphelins et les miséreux.
Diana et Jeremy Riverside avaient participé activement à la réalisation du projet. Le 29 septembre, alors que le temps annonçait un printemps chaud et ensoleillé, ils organisèrent une garden party dans le parc de leur magnifique demeure de Kings Way. C'était une vente de charité, à laquelle furent invitées les plus hautes personnalités de Melbourne. Judith avait fait grise mine lorsque Diana avait dit que l'on ne pouvait faire autrement que d'inviter le gouverneur La Trobe.
« C'est quasiment une obligation, ma chérie, avait affirmé la jeune femme. Je sais de source sûre qu'il a insisté auprès de Wenworth pour qu'il te cède son entrepôt.
- Je n'ai pas envie de le voir, avait grogné Judith. Je ne peux oublier la manière dont les mineurs sont traités à Ballarat.
- Je suis au courant. Mais ce n'est pas en te mettant le gouverneur à dos que tu obtiendras des résultats. Il faut savoir faire preuve de diplomatie. »
Alan, présent ce jour-là, avait eu un petit rire.
« La diplomatie n'est pas la principale qualité de ma charmante épouse. »
Judith lui avait tiré la langue, puis s'était tournée vers Diana.
« Bien, je te promets de faire un très gros effort. »
Elle dut en faire plusieurs, car Edward Wenworth était lui aussi invité, ainsi que nombre de ses amis landlords.
Par chance, la journée fut chaude et lumineuse. Les nuages menaçants de la veille s'étaient éloignés en direction du nord. Le parc des Riverside était vaste et vallonné. On avait sauvegardé de grands arbres, qui ombrageaient un petit bassin dans lequel des cygnes noirs nageaient nonchalamment. Quatre petits stands proposaient des tartes aux fruits, des pains d'épice, des nougats, des friandises diverses, mais aussi des objets de toutes sortes donnés par les grandes familles: pendules, écritoires, plumiers, casseroles, assiettes, couverts, vêtements, petits meubles, tableaux, émaux, boîtes peintes, bijoux. Ces échoppes étaient tenues par les amies de Judith et de Diana. Les épouses des hauts personnages flânaient, examinaient, achetaient, bavardaient. Des domestiques passaient entre les groupes en proposant des jus de fruits, des vins doux, des petits-fours et des brochettes de viande grillée.
Un repas avait été prévu le soir même, ainsi qu'un feu d'artifice.
La journée passa très vite pour Judith qui s'efforçait, selon sa promesse, d'avoir un mot aimable pour chacun.
Elle parla même avec le gouverneur, sans faire montre d'agressivité.
- Votre fête est une vraie réussite, madame Carson.
- Merci, Excellence. Mais je ne serais arrivée à rien sans l'aide de madame Riverside.
- Bien entendu.
Ce qui sous-entendait que seule la caution de Diana avait permis d'accueillir les membres de la haute société. Judith le perçut parfaitement, mais fit un effort louable pour ne pas répliquer. Elle adressa un sourire chargé d'hypocrisie à Charles La Trobe et s'éloigna. Pour tomber sur lord Stanley.
- Mes hommages, madame Carson.
Elle lui répondit d'une brève révérence. Mais son regard manquait de chaleur. Avec lui, elle n'avait aucune envie de se montrer hypocrite. Elle lui en voulait de n'avoir pas su défendre la pétition et d'avoir souscrit à l'envoi de troupes nouvelles à Ballarat. Mais elle n'avait nullement l'intention d'en parler. Sir George eut un sourire espiègle.
- Oh, j'ai l'impression que votre accueil est un peu froid. Vous aurais-je causé quelque peine? J'en serais navré.
Elle fit la moue. Cet homme ressentait trop bien ses états d'âme. Parce qu'ils se trouvaient un peu à l'écart, elle lui glissa:
- Pourquoi n'avez-vous pas soutenu la pétition des mineurs?
Sir George eut un air désolé. Il ne répondit pas immédiatement. Puis:
- Je l'ai soutenue. J'ai mené ma petite enquête sur ces champs aurifères, où j'ai envoyé une personne de confiance. Je voulais savoir si ce que vous disiez était vrai. Le rapport que l'on m'a fait m'a confirmé que c'était bien le cas. J'en ai parlé à lord La Trobe. Malheureusement, il a refusé de m'écouter. Il prétend que ce n'est que par la force que le gouvernement de Sa Majesté peut imposer sa volonté. Et surtout, il voit derrière cette pétition une manifestation des socialistes. Ce qui s'est passé en France en 1848, après le renversement du roi Louis-Philippe, est très significatif. Il y a eu des députés socialistes. Et s'il n'y avait pas eu un regroupement des votes autour du nom de Bonaparte, peut-être la France serait-elle encore en république.
- Et alors, est-ce que ce serait une mauvaise chose?
- Je ne sais pas. Mais on a vu ce qui s'est passé en 1789. Bien sûr, les privilèges détenus par les nobles étaient outranciers. Mais on ne peut oublier non plus la Terreur, les centaines de personnes à qui les révolutionnaires ont tranché la tête sur simple dénonciation. Tout excès est condamnable, madame Carson.
- C'est pour cela que vous avez approuvé l'envoi de nouveaux soldats à Ballarat? riposta-t-elle.
- Détrompez-vous, je ne l'ai pas approuvé. La présence de l'armée sur place ne peut que renforcer le mécontentement. J'ai préconisé un assouplissement de la licence, mais on m'a fait remarquer qu'elle générait des revenus importants dont il n'était pas question de se priver. Sir Charles m'a répété ce qu'il a dit aux pétitionnaires: il est parfaitement normal que les mineurs payent pour avoir le droit de prospecter sur des terres appartenant à la Couronne. Vous voyez, je ne suis pas votre adversaire.
Judith consentit à sourire.
- Je vous remercie. Pardonnez-moi également. J'étais persuadée que vous aviez pris le parti du gouverneur.
- J'essaie toujours de prendre celui du bon sens, madame Carson. Il a inspiré votre action.
Il eut de nouveau son sourire espiègle.
- Mais il faudrait que vous appreniez à vous montrer plus... conciliante.
Le visage de Judith s'éclaira.
- Mon mari ne cesse de me le répéter.
Après l'avoir saluée, sir George s'éloigna. Judith l'observa quelques instants. Une impression bizarre avait envahi la jeune femme. Il n'y avait pas qu'une gentille moquerie dans les yeux de lord Stanley. Elle y décelait aussi une affection réelle. Sir George l'aimait beaucoup. Elle soupira. Pourquoi n'avait-il pas été nommé gouverneur à la place de La Trobe?
La fin de la journée approchait. Les invités se dirigèrent lentement vers le fond du parc, où l'on avait dressé de longues tables. Des torches avaient été plantées à intervalles réguliers, et l'on avait monté deux estrades, l'une pour l'orchestre et l'autre pour les danseurs.
Diana rejoignit Judith avec une mine réjouie. C'était une très jolie blonde à la bouche bien dessinée et à la chevelure magnifique. Elle aurait pu n'être que l'épouse d'un riche héritier et afficher l'égoïsme hautain de nombre de femmes de notables. Mais sa générosité naturelle l'en avait protégée. Elle aimait la vie, les chevaux et son mari. Assise sur des actions placées dans différentes sociétés installées aussi bien en Grande-Bretagne que dans les colonies du Commonwealth, la fortune des Riverside figurait parmi les plus importantes d'Australie. A trente-cinq ans, Jeremy, fils unique, avait hérité de cette richesse, ses parents étant décédés trois ans plus tôt. Ce décès l'avait frappé alors qu'il effectuait son voyage de noces autour du monde. Il avait décidé de s'installer dans le Victoria. Il ne s'entendait guère avec les gens de son milieu, qui lui reprochaient son charisme et son esprit « moderne ».
Son épouse avait douze ans de moins que lui. Issue d'une ancienne famille de l'aristocratie anglaise, elle était, elle aussi, tombée amoureuse de ce pays étonnant, et lorsque Jeremy lui avait proposé d'y rester, elle avait immédiatement accepté. Judith les aimait beaucoup.
Diana, radieuse, tendit à Judith une première estimation de la vente.
- C'est un vrai succès, dit-elle. Je suis heureuse pour vos protégées.
Puis elle embrassa Judith avant de filer pour donner ses ordres aux domestiques. Judith examina le papier griffonné de quelques chiffres.
- Il est vrai qu'ils se sont montrés généreux.
- Oh, ne te fais pas d'illusions, répondit Alan. Cela ne leur coûte pas grand-chose. Pour tous ces hauts personnages, il fallait être vu à la réception de Diana. Si nous avions organisé cette vente chez nous, il y aurait eu beaucoup moins de monde. Nous faisons partie des « nouveaux riches ». Nous sommes des parvenus, aux yeux de tous ces braves gens.
Judith soupira.
- Tu veux dire qu'ils nous méprisent?
- Non, pas tous. Les plus intelligents ont conscience de ta valeur. Quant aux autres, ils n'occupent leur rang que grâce à la fortune léguée par leurs parents, ou grâce à l'ancienneté de leur nom de famille. Rien qui repose sur leur valeur personnelle. Dans le fond, ces gens n'ont pas une grande importance. Tu sais, il y a une jouissance subtile à être méprisé par des gens méprisables.
Judith éclata de rire. Elle passa ses bras autour du cou d'Alan et se dressa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser très doux sur sa bouche.
- Enfin, cela nous aura permis de récolter une grosse somme pour la Fondation, ajouta-t-elle. Elle sera bien utile.
Ils se dirigèrent vers le fond du parc. Une bonne partie des invités était déjà partie, essentiellement les grands propriétaires.
- Tu vois, commenta Alan, ils ont fait leur bonne action, mais ce n'est pas pour cela qu'ils vont se lier d'amitié avec nous.
Cependant, il restait encore une bonne centaine de personnes. Franck Vernon paradait, revêtu d'un habit hors de prix, au milieu d'un petit groupe de demoiselles à qui il racontait ses voyages. Angus Mc Leod, comme à son habitude, observait, écoutait, notant les informations intéressantes, enregistrant les rumeurs. Ruppert bavardait avec tout le monde, préparant mentalement l'article qu'il allait consacrer à l'événement. Il y avait aussi un autre journaliste, Léon Decamp, qui travaillait pour l'Incorruptible, une feuille de choux avide de ragots. Judith détestait cordialement ce bonhomme aux yeux mobiles et inquisiteurs, qui semblait prendre un malin plaisir à traquer la faiblesse sur laquelle il allait pouvoir gloser dans ses articles. Prudent toutefois, il prenait grand soin de ne jamais s'attaquer aux puissants, auxquels il adressait courbettes et louanges.
- Il est encore là, celui-là, grommela Judith en l'apercevant en conversation avec un groupe d'officiers.
- Il s'invite partout, répondit Alan. Mais nous ne sommes pas obligés de lui parler.
- J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de militaires. Son Excellence nous aurait-elle envoyé des espions?
- Non. Ils sont arrivés il y a moins d'une heure. Le général Amos est le commandant de la garnison de Melbourne. J'ai déjà eu l'occasion de le rencontrer. Allons le saluer.
Ils s'approchèrent du groupe. Il y avait là une douzaine de militaires de différents grades, regroupés autour du général. Ils se tournèrent vers le couple avec un bel ensemble. Amos s'avança et s'inclina devant Judith dans un salut impeccable.
- Madame Carson, je présume. Permettez-moi de vous adresser toutes mes félicitations pour cette brillante initiative. Et pardonnez-moi de n'avoir pu venir plus tôt. Les obligations de ma charge m'ont retenu.
- Vous êtes pardonné, général, répondit Judith avec un sourire. Nous sommes heureux de vous compter parmi nous.
- C'est un plaisir, madame Carson.
- Madame Carson? dit tout à coup une voix rauque. Ne devrait-on pas plutôt dire « Mademoiselle Chapman »? Mademoiselle Lucy Chapman?
Judith se tourna d'un bloc vers celui qui avait parlé. Elle crut que ses jambes allaient se dérober sous elle. Elle venait de reconnaître le colonel Campbell.
Judith resta un instant pétrifiée. Elle avait l'impression de se trouver face à un fantôme. Bien sûr, elle savait déjà qu'elle ne l'avait pas tué, mais comment imaginer qu'il se dresserait un jour de nouveau devant elle? Les traits de Campbell s'étirèrent sur un sourire carnassier. Le général le toisa sévèrement.
- Que signifie cette plaisanterie, commandant Campbell?
Commandant? Judith comprit immédiatement qu'il avait été rétrogradé. Peut-être s'était-on aperçu de sa conduite odieuse.
- Ce n'est pas une plaisanterie, mon général. Cette fille n'est autre que la convicte Lucy Chapman, celle qui a tenté de me tuer et qui s'est enfuie après m'avoir volé. Je demande que cette femme soit arrêtée sur-le-champ!
Alan voulut se placer devant Judith pour la protéger. Mais celle-ci avait déjà surmonté sa surprise. Avant que quiconque pût réagir, elle marcha avec détermination sur Campbell et le gifla à toute volée. Stupéfait par la soudaineté de l'attaque, il tituba et s'écroula sur les fesses, déclenchant les rires de ses collègues. Les invités, attirés par le vacarme, s'étaient aussitôt rapprochés, Léon Decamp en tête. Judith se rendit compte que Campbell était imbibé d'alcool.
- Je crains, monsieur, que vous ne soyez ivre! s'exclama-t-elle.
Campbell se releva sous les quolibets des autres et tenta de se défendre:
- Peut-être, mais c'est la vérité. Madame Carson n'existe pas. Tu es Lucy Chapman, une aventurière de la pire espèce...
- Je ne vous ai pas autorisé à me tutoyer!
- Parce que tu te prends pour une grande dame? Je n'oublie jamais ceux qui m'ont fait du tort. J'ai cru que tu étais morte, mais les mauvaises herbes ont la vie dure...
Cette fois, c'était plus qu'Alan ne pouvait en supporter. Il fit un pas vers Campbell et lui administra un violent coup de poing sur le nez. L'autre s'écroula, sonné. Tandis que les autres officiers se chargeaient de le ranimer, Alan se tourna vers le général Amos.
- Désolé, général. Je ne pouvais pas le laisser ainsi insulter mon épouse.
- Je vous comprends, monsieur Carson. Cet imbécile n'a que ce qu'il mérite. Dès qu'il sera en état, j'aurai une explication avec le commandant Campbell. Ou peut-être devrais-je dire le capitaine Campbell.
Il le regarda avec une moue de dégoût et ajouta:
- Cet individu n'est plus que l'ombre de lui-même. Il n'y a pas six mois, il était encore colonel, à Sydney. Mais ses supérieurs l'ont rétrogradé à la suite d'une plainte pour viol. Ensuite, ils s'en sont débarrassés en l'expédiant à Melbourne. J'ai immédiatement constaté qu'il avait un penchant condamnable pour la boisson. Il fut pourtant un grand soldat. Quelle déchéance!
Il s'adressa à Judith:
- Madame, je vous prie d'accepter nos excuses. Je ne sais ce qui lui a pris.
- Vous n'avez pas d'excuses à me présenter, général. Vous n'êtes pas responsable. Cet individu a dû me confondre avec une autre personne.
- Probablement.
Campbell reprenait peu à peu ses esprits.
- Ramenez-le à la caserne et mettez-le en cage! dit Amos. Peut-être cela le fera-t-il réfléchir.
Au moment où il repartait, encadré par deux camarades, Campbell jeta un regard chargé de haine à Judith. Elle comprit qu'elle n'en avait pas fini avec lui. Il suffisait pour s'en convaincre de voir la manière jubilatoire dont Léon Decamp l'observait.
Le lendemain, ses craintes étaient justifiées. L’Incorruptible consacrait une page entière à l'incident, qu'il expliquait dans les moindres détails. Suivaient les commentaires du journaliste:
On peut se demander pourquoi un officier au passé aussi brillant que le commandant Campbell a pris le risque de ruiner sa carrière, pour accuser une femme qu'il ne connaissait pas. C'est du moins ce qu'a prétendu Judith Carson:
II m'a certainement prise pour une autre », a-t-elle dit.
Bien sûr, étant donné la réputation de générosité, de probité, de dynamisme de madame Carson, tout le monde s'est aussitôt rangé de son côté et l'on a jeté un valeureux militaire dans un cul de basse fosse pour crime de lèse-majesté. Car madame Carson était bien la reine de cette fête de charité. Cependant, de nombreuses personnes présentes ont remarqué son trouble. Peut-être était-ce, comme le prétendent les amis de madame Carson, une réaction bien naturelle aux propos tenus par Campbell. Mais on peut aussi mettre ce trouble étrange sur le compte de la surprise provoquée par la présence d'une personne qu'elle ne s'attendait pas du tout à revoir. Une personne qu'elle ne désirait pas du tout revoir!
On est en droit de se poser la question: et si le commandant Campbell avait dit la vérité? Après tout, que sait-on sur cette femme? Elle dit avoir vécu pendant deux ans avec les Aborigènes. Personne ne peut le confirmer. Peut-être n 'a-t-elle passé que quelques mois, voire une ou deux semaines en leur compagnie. Si madame Carson est une affabulatrice, on peut tout imaginer.
Avant cette prétendue traversée du désert, que s'est-il passé? D'où vient-elle réellement? Ses explications sont un peu vagues. Elle aurait débarqué à Brisbane. Elle aurait fait partie d'une expédition scientifique d'exploration dont il ne reste pas la moindre trace. Et si madame Carson avait mené une tout autre vie que celle qu'elle a complaisamment racontée aux journaux? Et si elle avait réellement commis les actes répréhensibles reprochés par le commandant Campbell? Dans cette hypothèse, on peut comprendre pourquoi elle a changé de nom. Lucy Chapman, devenue madame Carson, ne peut plus être inquiétée.
Mais l’Incorruptible, comme toujours, veillera à rétablir la vérité. Nous allons mener notre propre enquête. Nous ne reculerons devant aucun obstacle pour que la mystificatrice jette bas le masque. Nous dévoilerons tout sur son passé sulfureux. Pour ce faire, l'un de nos reporters part demain pour Sydney, où il rassemblera tous les éléments nécessaires pour la confondre.
Il n'y a pas de fumée sans feu, dit le proverbe. Bientôt, vous lirez dans ce journal le compte rendu de cette enquête qui soulèvera une tempête dans les hautes sphères de la finance de Melbourne.
Lorsqu'elle eut terminé la lecture du journal, Judith éclata en sanglots. Bouleversé, Alan la prit contre lui. Il était le seul à connaître la vérité.
- C'est ce Campbell qui a essayé de te violer, n'est-ce pas?
- Oui.
Elle leva sur lui un regard chargé d'angoisse.
- Que va-t-il se passer à présent, Alan? S'ils mènent une enquête à Sydney, ils risquent de découvrir quelque chose.
- Et que veux-tu qu'ils découvrent?
- Je ne sais pas, un indice quelconque. Peut-être des témoignages. Plusieurs personnes m'ont vue travailler pour Campbell. Ils vont leur montrer mon portrait. Si elles me reconnaissaient...
- Elles te reconnaîtront, c'est sûr. Mais il ne faut pas t'en inquiéter. Rien de plus normal s'il s'agit d'une ressemblance.
- J'ai peur, Alan. Je ne voudrais pas que tout ce que nous avons construit s'écroule à cause de ce... de cette crapule. Que pouvons-nous faire?
- Rien. Campbell ne peut rien contre toi. Il n'a aucune preuve. De plus, c'est un alcoolique notoire. Qui le croira, à part les lecteurs abrutis qui achètent l’Incorruptible? Moi, c'est ce Decamp qui m'ennuie le plus. Il est du genre qui se plaît à remuer la fange.
Il l'embrassa tendrement.
- Occupe-toi plutôt des petits. Rien ne compte plus qu'eux.
Elle sourit à travers ses larmes. Il lui prit la main et l'amena dans la chambre des jumeaux, qui accueillirent leur mère avec des cris de joie. Mahanee, qui les surveillait, avait fort à faire depuis qu'ils s'étaient mis à marcher. Les bêtises succédaient aux bêtises. Comme la jeune Aborigène ne se mettait jamais en colère, les petits garnements en profitaient. Mais ils étaient si beaux et si charmeurs qu'il était difficile de les gronder bien longtemps.
Judith les contempla avec émotion. Alan avait raison: il n'y avait rien de plus important que ses bouts de chou. Elle se tourna vers lui.
- Tu ne restes pas? s'inquiéta-t-elle en le voyant sortir de la chambre.
- Ne t'inquiète pas. Je serai de retour pour le dîner. J'ai une petite course à faire.
- Tu t'es fait mal? demanda Judith à Alan en remarquant une coupure sur sa main droite, lorsqu'il rentra, juste avant le repas du soir.
- Ce n'est rien. Je me suis cogné.
Elle savait qu'elle ne le ferait pas parler s'il avait décidé de se taire. Mais le lendemain, lorsque Diana, au comble de l'excitation, lui rapporta qu'elle avait croisé Léon Decamp avec un superbe oeil au beurre noir et une lèvre fendue qui rendait son élocution difficile, elle comprit l'origine de la « coupure » d'Alan.
- Il paraît qu'il refuse de s'expliquer sur l'origine de ses blessures, lui dit la jeune femme. Tu n'as pas une idée?
- Pas la moindre. Probablement un lecteur mécontent. Cet homme doit avoir beaucoup d'ennemis...
Elles s'étaient retrouvées au siège de la Fondation pour faire les comptes sur la vente de charité. Les résultats dépassaient leurs espérances.
- Comment peut-il écrire des insanités pareilles? grogna Diana. Ce type est vraiment un scélérat, doublé d'un imbécile.
- Malheureusement, beaucoup de gens lisent ces horreurs, soupira Judith. Et certains les croient. Que ce soit vrai ou pas n'a aucune importance. La calomnie porte toujours ses fruits auprès des envieux. Et je n'ai pas que des amis à Melbourne.
Judith fut reconnaissante à Diana de ne pas lui demander s'il y avait la moindre parcelle de vérité dans cet article sordide. Il lui coûtait de mentir à la jeune femme. Mais Diana n'avait pas imaginé un seul instant qu'il pût y avoir quoi que ce fût de vrai derrière ces stupidités.
En revanche, les détracteurs de Judith s'en donnèrent à coeur joie. La campagne orchestrée par Decamp n'était pas seulement de son fait. De hauts personnages l'avaient encouragé à rédiger son article, et le tirage avait été exceptionnellement augmenté. Judith soupçonnait le parti des landlords d'être derrière cette attaque. Peu importait que l'article reflétât la vérité ou non. Judith avait tendance à devenir trop populaire et tout ce qui pouvait ternir la belle image dont elle jouissait auprès des habitants de Melbourne était bon à prendre.
Le soir venu, Judith interrogea Alan:
- C'est toi qui as mis Decamp dans cet état, n'est-ce pas?
Il eut un sourire désolé.
- Il m'avait mis en colère. Il t'a fait du mal.
- Quelle importance, puisque tu as dit toi-même qu'il ne pourrait rien prouver?
- Ça soulage, répondit-il d'un air faussement contrit.
- Et s'il portait plainte contre toi?
- Je ne pense pas qu'il le fasse. Il n'y a pas eu de témoin. Decamp a une maîtresse en dehors de la ville, l'épouse d'un militaire. Il profite de l'absence du mari pour lui rendre visite. C'est Ruppert qui m'a renseigné. Hier soir, j'ai suivi Decamp et je l'ai coincé avant qu'il n'entre chez cette femme. Je lui ai d'abord... fait comprendre que je n'étais pas content. Puis j'ai menacé, s'il portait plainte, de tout révéler au mari de sa maîtresse.
- Et son journal s'appelle l’Incorruptible! s'exclama Judith, écoeurée.
- Lorsqu'on veut dénoncer les autres, il vaut mieux ne rien avoir à se reprocher.
- Donc, désormais, il va se tenir tranquille.
- Ça, c'est moins sûr. Il m'a avoué qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres de son rédacteur en chef, qui est un ami personnel de Wenworth. Le journal attend les résultats de l'enquête menée à Sydney et les publiera, à moins qu'ils ne trouvent rien. Mais ne t'inquiète pas. Il sera toujours temps de réagir.
Cependant, malgré l'optimisme affiché par Alan, Judith eut beaucoup de mal à s'endormir cette nuit-là.
Le lendemain, elle recevait une lettre lui demandant de se présenter au bureau du commissaire Forester, « pour une affaire vous concernant ».
Le commissaire Forester déplut immédiatement à Judith. Cet homme compensait sa petite taille en exerçant une véritable tyrannie sur son entourage. Dès les premiers mots, Judith comprit qu'il fallait le ranger dans le camp de ses adversaires. Son but était de la faire avouer qu'elle s'appelait Lucy Chapman, que le commandant Campbell avait formellement reconnue. Forester déclara d'une voix doucereuse:
- Vous comprenez, madame Carson, il est tout de même étrange que cet officier maintienne ses accusations alors même qu'il risque la rétrogradation. Le général Amos lui a ordonné de vous faire des excuses publiques, il a catégoriquement refusé. C'est cette obstination qui nous semble pour le moins curieuse. Il parle d'un détail vous concernant, dont il veut se souvenir, sans toutefois y parvenir...
Judith s'efforçait de garder son calme. Près d'elle, Alan lui tenait la main. Avant de venir, il lui avait fait la leçon:
« Tu ne sais strictement rien de Lucy Chapman. Tu n'as jamais vu le commandant Campbell, tu n'es jamais allée à Sydney. Méfie-toi des pièges que l'on pourrait te tendre. Il vaut mieux en dire le moins possible. »
Mais la jeune femme, le premier moment de terreur passé, avait retrouvé tout son courage. Ce n'était pas elle seule qu'elle défendait, mais ses enfants, et le bonheur qu'elle vivait avec Alan. Elle n'allait pas laisser ses ennemis détruire tout cela. Elle avait livré d'autres combats.
- Commissaire, toute cette histoire est ridicule et votre comportement m'étonne. Il suffit donc qu'un imbécile croie me reconnaître pour déclencher un article sordide et des rumeurs stupides sur mon compte? Et à présent, vous me convoquez comme une criminelle. Enfin, ai-je l'air d'une convicte? Autant que je sache, ce sont des filles issues du peuple. Je doute qu'elles aient reçu la même éducation que moi.
Forester se gratta le menton. L'argument était valable et cela l'ennuyait.
- Cela ne prouve rien, madame Carson. Certaines convictes ont aussi reçu une bonne éducation.
- C'est bien, je vois que j'ai affaire à quelqu'un d'objectif. Vous allez donc enregistrer une plainte contre ce militaire pour diffamation.
Forester parut embarrassé.
- Si vous voulez, madame Carson. Cela ne changera pas sa position, je le crains. Il vous accuse d'avoir tenté de le tuer et de l'avoir volé.
- Et, bien sûr, vous êtes prêt à croire un ivrogne, commissaire! Le général Amos lui-même nous a confié que Campbell avait été éloigné de Sydney pour une honteuse histoire de viol. La parole d'une honnête femme n'aurait donc aucune valeur contre celle d'un individu de ce genre?
- Sauf s'il dit la vérité, madame, riposta Forester, soudain agressif. Je souhaiterais d'ailleurs vous poser quelques questions à ce su...
- Auxquelles je ne suis pas obligée de répondre, le coupa Judith sur le même ton. Je connais mes droits. C'est à vous de prouver que Campbell dit la vérité, non à moi de me défendre. Je n'ai rien à cacher, et donc rien à craindre.
Forester poussa un profond soupir.
- J'aurais souhaité un peu plus de collaboration de votre part, madame Carson, ou bien mademoiselle Chapman. Qui peut savoir? A part vous...
- Je vous remercie pour cette remarquable démonstration d'impartialité, ironisa Judith. Bien, je crois que nous n'avons plus rien à nous dire, sinon ceci: je n'ai rien à voir avec cette Lucy Chapman, et je ne connais pas l'ex-colonel Campbell. Forester bondit de son siège, triomphant.
- Comment savez-vous qu'il était colonel? Judith haussa les épaules.
- Parce que le général Amos me l'a dit, riposta-t-elle. Il vous le confirmera. Et il y avait une douzaine d'officiers présents.
Le commissaire se rassit en maugréant. Judith poursuivit:
- Je vais vous dire aussi ceci, commissaire. Il y a une cabale derrière tout ça. Apparemment, je dérange quelques hauts personnages. Peut-être parce que j'ai pris parti pour les mineurs. Mais sachez que je ne me laisserai pas faire. Aussi, je veux que vous enregistriez ma plainte pour diffamation. Immédiatement. Et si vous avez des questions à poser me concernant, vous les poserez désormais à mon avocat. Je n'ai rien à ajouter.
Au visage réjoui d'Alan quand ils sortirent du tribunal de police, Judith comprit qu'elle s'en était plutôt bien sortie.
- J’avais peur que tu ne te laisses emporter. Mais tu l'as pris de haut, comme il convenait de le faire. A présent, il faut attendre les résultats de l'enquête qu'ils sont en train de mener à Sydney. Parce qu'il ne faut pas s'y tromper, le journaliste de l’Incorruptible n'est pas seul là-bas. Il doit être secondé par des enquêteurs envoyés par ce Forester.
Comme le redoutait Alan, Léon Decamp ne s'en tint pas là. Dans les jours qui suivirent, de nouveaux articles parurent. Un autre journal, le Victorian Times, connu pour ses prises de position conservatrices, vint épauler l’Incorruptible. C'était le rédacteur en chef lui-même, un certain Abraham Bencroft, qui signait les éditoriaux. Ceux-ci prenaient la défense du « colonel » Campbell, soldat courageux et loyal à la Couronne. On ne pouvait en dire autant de madame Carson, qui avait ouvertement pris fait et cause pour les socialistes, lesquels fomentaient des révoltes dans la région de Ballarat. Le gouverneur, Son Excellence Charles La Trobe, avait été contraint, devant la menace représentée par les mouvements séditieux, d'envoyer des troupes sur place afin de contenir les rebelles. On pouvait aussi se demander dans quelle mesure Judith Carson ne les finançait pas.
Bencroft évitait soigneusement de parler de l'alcoolisme de Campbell, rappelant au contraire ses exploits passés, sa traversée de la vallée du Murray, ses combats « héroïques » contre les « sauvages ». Aucune allusion n'était faite à l'affaire de viol qui l'avait conduit à Melbourne.
On soulignait en revanche que madame Carson était une femme « sans religion », qui ne fréquentait aucun temple, qui ne reconnaissait d'autorité que la sienne propre. Son mari lui-même - un individu faible et sans personnalité - lui avait abandonné les rênes de leurs affaires.
« Quel crédit peut-on apporter à une personne de moralité aussi douteuse? concluait l'article. Nous attendons avec impatience les résultats de l'enquête menée par les services de police. »
Cette fois, Alan dut renoncer à aller assommer Bencroft. Ruppert ne lui connaissait aucune maîtresse.
- Tu devrais porter plainte pour diffamation, suggéra-t-il à Judith. Tu ne peux pas te laisser insulter comme ça par ces misérables!
La jeune femme refusa. Elle ne pouvait pas attaquer Campbell en l'accusant de mensonge. C'était au-delà de ses forces.
- Il dit la vérité, Alan. Je ne pourrais pas être sincère.
Il n'insista pas. Pendant les jours qui suivirent, Judith ne sortit presque pas. Elle avait l'impression qu'une épée de Damoclès était suspendue au-dessus de sa tête, menaçant de tomber à tout moment. Elle redoutait les conclusions des policiers partis pour Sydney.
Heureusement, Ruppert lui vint en aide en orchestrant la riposte dans son propre journal.
Depuis quelques jours, nous assistons à la publication d'articles séditieux, dont les auteurs déshonorent la profession de journaliste. S'appuyant sur les seules déclarations d'un militaire ivrogne, saoul au moment des faits, ils s'acharnent à détruire la réputation d'une femme de grand mérite, d'une femme courageuse et digne de respect, qui est un exemple pour notre belle cité.
Doit-on rappeler que le commandant Campbell fut dégradé pour une sordide affaire de viol, raison pour laquelle il fut muté à Melbourne? L'affaire prêterait à rire des auteurs de ces articles imbéciles s'ils n'entachaient pas la réputation d'une de nos plus méritantes concitoyennes. Car, bien entendu, madame Carson a tout d'une convicte! Si l'on en croit Campbell, la dénommée Lucy Chapman avait été condamnée pour vol à l'étalage. On imagine aisément madame Carson agir ainsi! Sans doute, d'ailleurs, pour aller redistribuer aux pauvres ce qu'elle aurait volé. Depuis quand les filles convictes bénéficient-elles d'une éducation de la qualité de celle de madame Carson? Ou alors, il faut supposer qu'elle a été éduquée par les Aborigènes eux-mêmes, pendant les deux années qu'elle a passées en leur compagnie!
On accuse madame Carson de prendre le parti des socialistes qui incitent les mineurs à la révolte. Nous nous sommes rendus sur place pendant l'épidémie qui a coûté la vie à plus de deux cents prospecteurs. Madame Carson a payé de sa personne pour les soigner, pour leur offrir un abri. Elle y a risqué sa propre vie. Aurait-on déjà oublié qu'elle a fondé un foyer destiné à recueillir les orphelins et les pauvres filles? Peut-on laisser accuser sans colère une femme aussi admirable?
La vérité est que la fortune nouvelle et la générosité de madame Carson dérangent certains hauts personnages qui s'abritent derrière de misérables feuilles de choux pour orchestrer leurs ignobles attaques.
Quelques jours plus tard, les enquêteurs revinrent de Sydney. Ruppert, radieux, se présenta chez Judith.
- Vous avez gagné, Judith. Je viens de voir le commissaire Forester. Il était visiblement très contrarié par les résultats des investigations. Il a bien existé, en effet, une Lucy Chapman à Sydney, qui était employée par Campbell. Elle s'est bien enfuie après avoir tenté de le tuer. Les voisins n'ont pas apporté de témoignage décisif. Certains vous ont reconnue, d'autres sont moins catégoriques. D'autant plus que Campbell changeait souvent de domestiques. En fait, on dit seulement que vous ressemblez vaguement à cette Lucy Chapman. C'était déjà suffisant pour vous disculper, mais il y a autre chose: on a retrouvé la trace de cette fille quelques mois plus tard du côté d'Orange, dans les montagnes Bleues. Elle a péri au cours d'une bataille menée contre la bande de bushrangers dont elle faisait partie. C'est confirmé par le chef de la police d'Orange et par plusieurs personnes ayant participé à cette bataille. On dit qu'elle s'est noyée dans un torrent en furie.
Judith était blême. Le récit de Ruppert avait réveillé un flot de souvenirs douloureux. Mais le journaliste, tout à sa joie, ne s'aperçut de rien. Seul Alan remarqua la pâleur de son épouse.
- Voilà de quoi faire taire vos détracteurs! s'exclama Ruppert. D'autant plus que j'ai la preuve qu'une expédition menée par un certain Ludwig Leichhardt est bien partie de Roma en avril 1848. Alan vous a retrouvée dans le désert deux ans plus tard. Votre récit est donc confirmé. Je vais immédiatement rédiger un article qui dévoilera toute la vérité!
Après son départ, Judith se blottit dans les bras d'Alan et éclata en sanglots.
- C'est fini, murmura-t-il. Ils ne peuvent plus rien contre toi. Lucy Chapman a été reconnue officiellement morte.
La jeune femme aurait dû éprouver un grand soulagement, mais les calomnies répandues sur son compte l'avaient touchée bien plus profondément qu'elle ne l'aurait voulu.
Dès le lendemain, Ruppert faisait éclater la vérité rapportée par les enquêteurs. Curieusement, l'Incorruptible et le Victorian Times restèrent muets sur le sujet.
Quelques jours plus tard, le commandant Campbell était ramené au grade de simple capitaine. Le général Amos exigea qu'il fît des excuses publiques à Judith, ce qu'il dut accepter sous peine d'être chassé de l'armée. Le général se présenta donc chez les Carson, en compagnie de Campbell et d'une douzaine d'officiers. L'ex-colonel dut s'exécuter, sous le regard sévère de ses supérieurs. Pendant qu'il débitait ses excuses d'une voix sourde et monocorde, Judith resta figée, en proie à un violent malaise. Elle avait beau savoir que l'individu n'était qu'un lâche et un scélérat, elle souffrait pour lui de l'humiliation qu'il subissait. Lorsqu'il eut terminé, le général Amos signifia à Campbell qu'il avait ordre de ne plus jamais tenter d'approcher madame Carson, sous peine de sévères sanctions. L'ex-colonel s'inclina devant lui, puis s'en fut, après un dernier regard en biais en direction de Judith.
Ce qu'elle lut dans ses yeux noirs glaça le sang de la jeune femme.
Pendant les semaines qui suivirent, Judith dormit très mal. Campbell hantait ses cauchemars. Un, surtout: par une nuit d'un gris angoissant, elle se retrouvait, seule, fuyant dans les rues désertes de Melbourne. On lui avait arraché ses enfants et elle les cherchait partout. Alan n'était pas là. Peu à peu, une rumeur grondante s'enflait derrière elle et une foule hostile apparaissait, surgissant des ruelles obscures, brandissant le poing vers elle. A leur tête marchait Campbell, qui hurlait:
« Tu as menti! Tu as menti. Tu ne t'appelles pas Carson. Tu es Lucy Chapman. Tu es une voleuse et une criminelle! »
Judith tentait de fuir, mais ses pieds s'embourbaient dans la fange qui coulait sur le sol dévasté, semblable aux champs aurifères. Un poids terrible pesait sur sa poitrine. Elle s'éveillait haletante, trempée de sueur. Prise de panique, elle se levait sous le regard ensommeillé d'Alan, et courait jusqu'à la chambre des enfants pour s'assurer qu'ils étaient bien là.
Les journaux adverses avaient cessé de répandre des calomnies sur son compte. Mais le doute était semé, et les plus acharnés de ses ennemis ne se privaient pas de l'entretenir. Des remarques insidieuses fleurissaient dans les salons des landlords, dont on lui rapportait ensuite les échos.
« Bien sûr, on n'a rien pu prouver, disaient certains, mais, d'après ce que l'on sait, on n'a jamais retrouvé le corps de cette Lucy Chapman. Il est tout de même étrange que Campbell s'obstine dans son accusation malgré la sanction dont il a fait l'objet. »
Les défenseurs de Judith faisaient remarquer qu'il n'était qu'un ivrogne, mais les mauvaises langues n'en tenaient pas compte.
Une angoisse sourde taraudait Judith. Elle ne possédait aucun papier confirmant qu'elle s'appelait Judith Lavallière. On l'avait crue sur parole. La découverte des restes de l'expédition Leichhardt lui avait apporté un atout inespéré, qui corroborait son histoire. Mais elle savait que le mensonge était de son côté, et c'était une chose difficile à supporter. En aucun cas elle ne pouvait avouer la vérité, dire ce qui s'était réellement passé. Qui croirait à son enlèvement, à son arrivée à Sydney sous le nom de Lucy Chapman? Le juge Moorfax avait refusé de l'écouter. Ceux de Melbourne ne seraient pas plus indulgents. Elle serait condamnée, on lui arracherait ses enfants, on la séparerait de son mari. Et tout ce qu'elle avait construit s'écroulerait.
Heureusement, Alan lui apportait un soutien indéfectible et un solide réconfort.
- La vérité, c'est ce que les gens croient, dit-il. Avouer ce qui s'est vraiment passé reviendrait à te livrer pieds et poings liés à la merci de tes ennemis. Campbell n'est qu'une crapule, un ivrogne et un violeur. Quant aux autres, ce sont des parasites persuadés d'être supérieurs aux autres, simplement parce qu'ils portent un grand nom et qu'ils sont riches et puissants.
- Mais je n'ai rien à me reprocher, gémit-elle. Je ne suis pas Lucy Chapman et je n'ai fait que me défendre contre Campbell. Je l'ai volé mais je ne pouvais pas faire autrement. Je ne pouvais tout de même pas attendre l'arrivée de la police. Personne n'aurait cru que ce misérable avait essayé de me violer et j'aurais été pendue...
- Personne n'a besoin de savoir tout ça. Tout être humain porte en lui des zones d'ombre qu'il doit conserver secrètes. C'est avec sa conscience qu'il doit composer. Et dans ton cas, je ne pense pas qu'elle te fasse un procès.
- Je t'aime tellement, dit-elle en se serrant contre lui.
Peu à peu cependant, grâce à l'amour et à la patience d'Alan, les cauchemars s'estompèrent. Les rumeurs sournoises ne trouvèrent bientôt plus d'écho, et l'été magnifique acheva de chasser les craintes de la jeune femme. Elle avait une tâche importante à accomplir. Le foyer lui prenait beaucoup de temps. Beaucoup de pauvres filles étaient venues s'y réfugier, cherchant une protection contre les souteneurs. Ceux-ci, mécontents, voulurent tenter une action de force contre le local de Flinders Street. Mais Fanny fut avertie par une fille du port. Elle prévint aussitôt Judith.
- C'est terrible, madame Carson. La petite nouvelle, Anny, a entendu les discussions des macs. Ils parlent de venir mettre le feu au foyer et reprendre les filles. On ne pourra pas se défendre. Il n'y a que des femmes et des enfants.
Judith demanda aussitôt une audience au gouverneur. Celui-ci ne put la recevoir, aussi se retrouva-t-elle face à lord Stanley, ce qui lui convenait encore mieux.
- Madame Carson, soyez la bienvenue. Je suis heureux que cette campagne dirigée contre vous se soit soldée par l'échec de vos détracteurs. Je tiens à vous rassurer: vous ne risquez pas de revoir le capitaine Campbell à Melbourne de sitôt. Il a été envoyé à Geelong, avec interdiction formelle de vous approcher.
- Merci, sir George.
- Oh, s'il n'avait tenu qu'à moi, il aurait été purement et simplement chassé de l'armée. Mais il a obtenu le soutien de certains hauts militaires, membres comme lui du mouvement du renouveau évangélique.
Il la regarda avec un sourire charmeur et demanda:
- Que puis-je faire pour vous? Elle lui expliqua la situation.
- Ne vous inquiétez pas, répondit-il. Je donne immédiatement ordre au chef de la police d'établir des tours de garde autour du foyer. Si ces scélérats tentent quoi que ce soit, ils trouveront à qui parler. Je vais également ordonner quelques opérations dans les maisons closes du port. Cela devrait suffire à les faire tenir tranquilles.
- Au nom de mes protégées, je vous remercie, sir George.
- J'ai une autre bonne nouvelle à vous annoncer. Devant la multiplication des incidents sur les champs aurifères, j'ai parlé avec Son Excellence, et elle est revenue sur sa décision. La licence est maintenue, mais elle est ramenée à une livre par mois, et deux livres pour un trimestre. Pour une année entière, il n'en coûtera que huit livres. C'est toujours mieux que rien, et cela devrait calmer les esprits. Les soldats avaient constaté que certains mineurs commençaient à s'armer. J'ai fait valoir à Son Excellence qu'ils pouvaient devenir une grave menace pour la sécurité de l'Etat, en raison de leur nombre.
- J'avais déjà avancé cet argument. Mais il n'avait pas voulu m'écouter.
- On n'écoute jamais les femmes. Sauf quand elles sont reines, ajouta-t-il avec un sourire de connivence.
La nouvelle aurait dû réjouir Judith. Mais elle savait que le geste du gouverneur n'était pas suffisant. Le montant de la licence ne constituait pas la seule doléance, loin de là. Le zèle des policiers ne cesserait pas pour autant, et l'on n'avait pas accordé aux mineurs le droit d'acheter des terres, pas plus que celui d'avoir des représentants au Conseil, quand bien même ils produisaient la principale source de richesse de l'Etat. Mais Judith n'avait pas voulu en parler à lord Stanley. Elle devinait qu'il avait déjà dû batailler ferme pour obtenir ce premier assouplissement de la part de La Trobe.
Les dispositions prises par sir George ne furent certes pas du goût des proxénètes des bas-fonds de Melbourne. La tentative d'intimidation qu'ils menèrent contre le foyer deux jours après la visite de Judith au palais se solda par l'intervention immédiate d'une escouade de policiers et l'arrestation d'une douzaine de malandrins qui se retrouvèrent dans les geôles royales avant d'avoir pu comprendre ce qui leur arrivait. Impressionnés, les autres restèrent prudemment à l'écart et renoncèrent à poursuivre les filles qui parvenaient à s'échapper. Malheureusement, elles étaient peu nombreuses. La terreur que leur inspiraient les souteneurs était telle qu'il leur fallait un grand courage pour oser les braver. Néanmoins, le foyer accueillait désormais une vingtaine de jeunes femmes, dont certaines n'avaient pas plus de quinze ans.
Judith veillait à ce qu'elles apprennent un métier et reçoivent une éducation qui leur permettrait de s'intégrer à la vie de la cité. Mais la partie était loin d'être gagnée. Aux yeux des citoyens bien-pensants, ces filles resteraient toute leur vie marquées par la prostitution. Quels hommes voudraient d'elles? Pour beaucoup, elles étaient souillées à jamais. Cependant, Judith ne se décourageait pas. Un argument jouait en faveur de ses protégées: les femmes étaient bien moins nombreuses que les hommes en Australie, et ces derniers n'avaient pas intérêt à se montrer trop difficiles. Dans cette optique, elle passait beaucoup de temps en compagnie des filles pour leur enseigner les bonnes manières et un langage châtié. Ces cours constituaient des moments de détente pour Judith, et se terminaient souvent par des crises de fous rires générales devant les efforts de ses pensionnaires pour surmonter les difficultés de la langue.
Alan ne s'était pas trompé sur Fanny. Le courage et la ténacité étaient ses qualités principales. Elle avait pris de l'assurance et s'était montrée la plus assidue aux cours. Elle avait appris à lire, à écrire et à compter. Etant la première admise dans le foyer, elle avait à coeur d'être un exemple pour les autres. Une certaine complicité était née entre Judith et elle. Lorsque Judith avait été victime de la cabale provoquée par Campbell, une grande colère s'était emparée de Fanny, qui avait envisagé d'aller mettre le feu aux bureaux de l’Incorruptible et du Victorian Times. A force de diplomatie, Judith l'en avait dissuadée. Mais la victoire de la jeune femme avait été célébrée comme il se devait au foyer.
Après les fêtes de Noël, au cours desquelles les jumeaux furent plus gâtés que jamais, Judith et Alan effectuèrent un voyage à Ballarat. Même si elle ne répondait pas aux exigences des mineurs, la réduction de la licence avait ramené un peu de calme sur les champs aurifères. Mais, comme Judith s'en était doutée, la pression policière ne s'était pas adoucie. Le malaise couvait toujours.
En mars, alors qu'un automne magnifique s'était installé sur Melbourne, Mahanee épousa John Finney, le fils du chef de chantier du lotissement. Le père avait émis des objections qui avaient retardé le mariage. Il admettait difficilement que son fils pût aimer une femme de couleur. Mais John lui avait fait remarquer qu'il n'était pas le premier à épouser une Aborigène et que Mahanee, outre qu'elle était une très belle femme, bénéficiait de l'excellente éducation donnée par madame Carson. Le père Finney, qui vouait une grande admiration à Judith depuis qu'elle l'avait soigné lors de l'épidémie de typhoïde, avait fini par donner son consentement.
Bien mieux même, il s'était laissé séduire par Mahanee, par sa gentillesse et son intelligence. Le jour du mariage, il se demandait pour quelles sombres raisons il avait pu retarder ainsi le bonheur de son fils. John, quant à lui, se moquait éperdument de la couleur de la peau de la jeune femme.
Judith, qui considérait toujours Mahanee comme sa soeur adoptive, la couvrit de cadeaux. Mahanee ne voulant pas accepter d'argent, Judith prit la noce à sa charge. Le mariage fut organisé dans le parc de la demeure des Carson, sur les rives de la Yarra. Avec l'aide de Diana, Judith avait lancé de nombreuses invitations. Son amie avait insisté pour que les convives soient nombreux.
- Je crains que beaucoup ne viennent pas, objecta Judith. Après l'histoire de Campbell, beaucoup doivent me considérer comme une pestiférée.
- C'est ce que tu imagines! rétorqua Diana. Laisse-moi faire!
Le jour de la noce, Judith constata que ses inquiétudes n'étaient nullement fondées. Elle vit venir vers elle des gens qui s'étaient toujours montrés méfiants à son égard. Elle se rendit compte que la campagne de diffamation orchestrée par les deux journaux conservateurs n'avait pas eu l'effet escompté, bien au contraire. Les jeunes femmes de la bonne société, notamment, lui vouaient une admiration réelle pour son combat en faveur des filles perdues et des orphelins. Même son engagement au côté des mineurs trouvait un écho favorable auprès d'elles. La Gazette de Melbourne avait fait paraître des témoignages qui rendaient compte de la manière dont étaient traités les prospecteurs. Le journal s'était fait rappeler à l'ordre, mais les faits relatés étaient véridiques, et le gouvernement n'avait pu prendre de sanctions contre Ruppert, auteur des articles. Depuis, l'opinion publique s'était quelque peu modifiée et l'on commençait à se poser des questions sur ce qui se passait réellement du côté de Ballarat et de Bendigo. D'autant plus que les mineurs enrichis, revenus s'installer à Melbourne, racontaient, eux aussi, de drôles d'histoires sur la corruption de la police.
On comprenait donc mieux les démarches de Judith auprès du gouverneur. On la trouvait courageuse, entreprenante, et beaucoup de femmes, loin de la jalouser, la considéraient comme un modèle.
- Si vous étiez un homme, lui dit Margaret Mondale, l'épouse d'un gros entrepreneur du bâtiment, vous pourriez vous présenter au Conseil législatif. Vous seriez sûre d'être élue. Malheureusement, les femmes ne peuvent être députées, puisqu'elles n'ont même pas le droit de vote.
- Soyez certaine que cela changera un jour, Margaret. Nous harcèlerons tellement les hommes qu'ils finiront par céder.
Mahanee était très impressionnée par la foule qui s'était déplacée pour son mariage.
- Il y a beaucoup plus de monde que pour ton propre mariage, fit-elle remarquer à Judith.
- C'est vrai, répondit la jeune femme en haussant les épaules. Mais je n'était pas aussi riche que maintenant. Et puis, rien ne m'empêche d'organiser une autre fête pour célébrer notre prochain anniversaire de mariage.
Il était hors de question pour Mahanee d'abandonner son poste de nurse des jumeaux. Aussi Judith avait-elle demandé à Peter Ferguson de construire une maison proche de la sienne, qui constitua son cadeau de mariage. Pour Judith, c'était une manière de faire profiter Mahanee de sa part d'or.
John Finney travaillait avec son père sur le chantier du lotissement. Chaque mois voyait arriver de nouveaux immigrants. Les maisons à loyer modéré étaient occupées à peine terminées. A tel point que Judith avait mis une nouvelle tranche de cent maisons en chantier. Elle envisageait de demander une extension de la zone constructible à lord La Trobe. Elle savait pouvoir compter sur l'appui de lord Stanley.
A Ballarat, l'or de surface commençait sérieusement à s'épuiser. Walter Donovan expliqua à Judith qu'il fallait envisager de creuser de véritables galeries. Pour ce faire, la compagnie devrait s'équiper.
- Il faut trois types de machines, dit Donovan. Certaines servent au percement de la roche, d'autres évacuent la terre et le gravier, qui sont ensuite broyés afin d'en extraire les pépites. Les dernières sont destinées à l'exhaure.
- L'exhaure?
- C'est l'élimination des eaux d'infiltration par un système de pompes.
Le montant de l'engagement financier était tel que Judith décida d'ouvrir le capital de sa compagnie minière à des investisseurs. Angus se chargea de les trouver. Lui-même prit une participation, de même que Franck Vernon, Jeremy Riverside, Patrick Mondale. Elle eut également un nouvel associé en la personne de... lord Stanley, qui lui rendit visite début avril.
- Monsieur Mc Leod m'a dit que vous cherchiez des partenaires, dit-il.
- C'est vrai. Nous allons bientôt creuser une première galerie de mine. L'or s'épuise en surface et les champs aurifères vont évoluer. Les prospecteurs ne pourront plus travailler de la même manière. Il faudra des machines. A terme, les prospecteurs travaillant pour leur compte personnel disparaîtront et les compagnies les remplaceront. Je veux avoir une longueur d'avance sur celles qui ne manqueront pas de se créer bientôt.
- C'est pour cette capacité d'anticiper l'avenir que j'ai confiance dans vos qualités de femme d'affaires, madame Carson. Et je souhaiterais que vous m'acceptiez en tant qu'associé. Je peux vous confier une somme de cent mille livres sterling dont vous disposerez comme bon vous semblera dans vos différentes activités. Moi, je ne connais rien à tout cela. Je possède une grande fortune personnelle, mais elle est entre les mains d'hommes d'affaires de Londres et de Melbourne. Je leur ai demandé de verser cent mille livres sur un compte dont je vous donnerai les coordonnées.
Il eut son petit sourire espiègle et ajouta:
- Ils ont fait la tête lorsque je leur ai dit que je vous destinais cette somme. Ils m'ont prévenu que je ne devais pas vous faire confiance, que vous étiez... je ne sais plus quels termes ils ont employés, en gros une aventurière, une femme sortie d'on ne sait où. Comme je n'aime pas que l'on décide pour moi, cela m'a plutôt convaincu d'aller contre leur avis. Cet argent m'appartient. J'ai le droit d'en faire ce que je veux, n'est-ce pas? Et je suis persuadé qu'il sera bien employé. Je serais très heureux de leur montrer qu'ils se sont trompés sur votre compte.
Vivement émue, Judith ne put répondre immédiatement. Enfin, elle dit:
- Je ferai tout mon possible pour ne pas vous décevoir, sir George.
Un mois plus tard, la première galerie de mine était creusée.
Début juin, Judith reçut une invitation de la part du gouverneur, qui organisait une réception. Pour l'occasion, elle se fit confectionner une nouvelle robe dont la teinte prune s'harmonisait avec sa chevelure. Alan, quant à lui, arborait un costume neuf de couleur bleue. Coiffé d'un chapeau à large bord, il dominait la foule de sa haute stature. Lorsqu'ils entrèrent dans la grande salle du palais, où avait lieu la réception, Judith glissa à son mari:
- Tu as beau me répéter que les hommes sont tous un peu amoureux de moi, je constate surtout que les femmes n'ont d'yeux que pour toi.
- C'est parce que je suis grand, répondit Alan avec un sourire amusé.
On ignorait le motif de la réception. La grande salle était éclairée par des centaines de lampes à huile qui diffusaient leur odeur particulière. Judith remarqua que tous les membres de la haute société étaient présents, les landlords et leurs épouses, mais aussi les riches négociants, les gros entrepreneurs. Des valets passaient entre les convives, proposant des coupes de Champagne et des petits gâteaux.
Le gouverneur n'étant pas encore arrivé, questions et rumeurs commencèrent à circuler.
- Il se passe quelque chose de bizarre, souffla Judith à son mari. Personne n'a l'air au courant de la raison de cette fête.
- Nous n'allons pas tarder à le savoir. Je crois que Son Excellence fait son entrée...
En effet, la grande porte double menant à la galerie du fond venait de s'ouvrir et Charles Joseph La Trobe apparut, suivi par plusieurs personnes, dont lord Stanley, en tenue d'apparat. Judith reconnut également Edward Wenworth, John Foster, le secrétaire colonial, l'avocat général William Stawel et un individu, lui aussi en uniforme, qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Lord La Trobe se dirigea vers une estrade dressée sur un côté de la salle. Le silence se fit.
- Mes chers concitoyens, je vous remercie d'être venus si nombreux à cette fête qui sera aussi, en ce qui me concerne, une réception d'adieu.
Un murmure d'étonnement parcourut la salle. Le gouverneur attendit qu'il fût calmé avant de poursuivre:
- Je veux vous dire quel plaisir ce fut pour moi de partager avec vous ces quelques années de gouvernorat. Mais Sa Majesté a eu la bonté de me rappeler près d'elle, et cette soirée est donc destinée à vous présenter mon successeur.
Le coeur de Judith fit un bond dans sa poitrine. Elle regarda intensément lord Stanley. Il ne faisait aucun doute qu'il était le mieux placé pour remplacer lord La Trobe. Cela signifiait que le sort des mineurs serait bientôt adouci, car il était favorable à la suppression de la licence.
Mais ce ne fut pas vers lui que se tourna le gouverneur. L'inconnu en uniforme s'avança tandis que La Trobe le présentait:
- Sir Charles Hotham vient d'arriver hier de Grande-Bretagne. C'est lui que Sa Majesté a chargé de me remplacer en tant que gouverneur de Melbourne.
Une vive déception s'empara de Judith. Elle observa plus attentivement le nouveau venu. Et sa déception se mua en inquiétude. Les yeux noirs aux sourcils froncés, le visage sévère, taillé à coups de serpe, de Hotham trahissaient sa rigidité et son intransigeance. Elle comprit que, loin de s'arranger, les choses allaient empirer pour les mineurs.
Les craintes de Judith se révélèrent vite fondées. Immédiatement après le départ de lord La Trobe, Charles Hotham prit des mesures pour le moins énergiques. Il réduisit les dépenses du gouvernement, en limitant notamment les salaires des serviteurs de l'Etat, et surtout en ordonnant un renforcement du système de recouvrement des licences.
Le résultat de ces décisions ne se fit pas attendre longtemps. Vexations et humiliations se multipliaient sur les champs aurifères, aussi bien à Bendigo qu'à Ballarat. La chasse aux prospecteurs sans licence était plus que jamais devenu le sport favori des policiers, dont les effectifs avaient été augmentés pour la circonstance. En conséquence, les troubles augmentèrent. A plusieurs reprises, des percepteurs furent roués de coups et jetés dans des puits abandonnés. Il y eut des morts, d'un côté comme de l'autre. En réponse, de nouvelles troupes furent envoyées sur place.
Au cours de sa visite mensuelle à Ballarat, fin juillet 1854, Judith reçut chez elle quelques mineurs indépendants, afin d'écouter leurs doléances.
- C'est devenu épouvantable, madame Carson, dit l'un d'eux. Ils nous obligent à remonter du fond des puits pour vérifier nos licences, plusieurs fois par jour, simplement pour exercer leur autorité. Ceux qui répliquent sont battus, emmenés au poste, où ils sont interrogés pendant des heures. Lorsqu'ils reviennent, ils n'ont plus figure humaine. Quand ils reviennent! Plusieurs mineurs ont ainsi disparu.
- Nous nous sommes plaints au commissaire Rede, dit un autre. Il dit qu'il a reçu des ordres de la part du gouverneur et qu'il doit les appliquer. On dirait qu'il prend plaisir à nous humilier.
- Nous étions mécontents de lord La Trobe, madame Carson, reprit le premier, mais c'est encore plus dur qu'avant.
De retour à Melbourne, Judith décida de demander une audience à lord Hotham. Elle n'avait guère d'espoir de l'amener à changer de politique, mais elle se devait d'essayer. Il accepta de la recevoir. Alan étant absent, elle se rendit seule au palais.
Dès le début, elle sut que l'entrevue serait orageuse. Debout près d'une fenêtre, lord Hotham affichait un visage austère et ne lui adressa aucun sourire lorsqu'elle entra dans le bureau. Judith aurait aimé que sir George fût présent, mais, apparemment, il n'avait pas été autorisé à assister à l'entretien. Seul John Foster, le secrétaire colonial, était là. Elle l'avait toujours détesté, car c'était un partisan d'Edward Wenworth.
- Vous avez demandé à me voir, madame Carson, dit le gouverneur d'une voix glaciale. Je vous écoute.
Il ne lui avait même pas proposé un siège. Lui-même ne s'assit pas, signifiant ostensiblement par là qu'il tenait à ce que l'entrevue fût brève. En quelques mots, elle lui exposa les griefs des mineurs. Elle eut l'impression de parler à un mur. L'autre n'écoutait pas. Il s'était mis à marcher lentement à grandes enjambées, les mains derrière le dos, le regard fixé sur le plancher. Ce devait être un tic chez lui. Lorsqu'elle eut terminé, il se tourna d'un bloc vers elle. Elle comprit alors qu'à aucun moment il n'avait eu l'intention d'accorder la moindre importance à ce qu'elle avait à lui dire. Il n'avait accepté de la recevoir que pour lui donner une leçon.
- Je suis déjà au courant de ce que l'on raconte sur ces champs aurifères. Aussi, madame Carson, je tiens à vous dire ceci: cela ne vous regarde pas et je vous saurais gré désormais de vous mêler de vos affaires.
Le sang de Judith ne fit qu'un tour. Cet individu était un mal élevé et un despote. Elle répliqua sèchement:
- Cela me regarde dans la mesure où je dirige une compagnie minière située sur ces champs aurifères. Excellence. Le sort de mes mineurs m'importe beaucoup.
Il la foudroya du regard.
- Il suffit, madame Carson. On vous connaît. On connaît votre conduite, et les scandales auxquels vous vous êtes trouvée mêlée il y a quelques mois. Des rumeurs courent sur vous et vous me donnez aujourd'hui la preuve qu'elles sont justifiées.
- Comment ça?
- Ne m'interrompez pas! hurla-t-il. Je vous soupçonne d'avoir des liens avec la mouvance socialiste et d'entretenir l'agitation chez ces... (il eut une moue de mépris) ces gens dont la plupart sont des Irlandais ou des étrangers. Des étrangers que nous tolérons sur une terre appartenant à la Couronne britannique. Il est donc hors de question de leur accorder le moindre traitement de faveur.
Judith blêmit. Elle dut réfréner une intense envie de le gifler.
- Mais enfin, gronda-t-elle, vous ne pouvez pas ignorer ce qui se passe là-bas! La police est corrompue et pratique des extorsions de fonds auprès des mineurs...
- Silence, madame! Je ne veux pas en entendre davantage! Prenez garde! En insultant la police royale, c'est la reine elle-même que vous insultez!
Une onde de fureur parcourut Judith, mais elle se contraignit à respirer profondément pour retrouver son calme. D'une voix qu'elle s'efforça de conserver posée, elle poursuivit:
- Excellence, je crains que vous ne compreniez pas bien la situation. Il ne s'agit pas d'insulter la reine. Les mineurs sont de fidèles sujets de Sa Majesté, comme je le suis moi-même. Mais ce sont aussi d'honnêtes citoyens qui subissent depuis plusieurs années d'innombrables vexations. Si vous ne les prenez pas en compte, vous allez droit à la révolte. Et n'oubliez pas qu'ils sont plusieurs dizaines de milliers.
- Eh bien, qu'ils s'avisent seulement de prendre les armes! Je saurai bien leur faire comprendre qui est le maître. Je gouvernerai par l'artillerie s'il le faut!
Judith s'emporta:
- Excellence, si le comté du Victoria est riche aujourd'hui, il le doit en grande partie à ces hommes. Ils méritent de la considération! Non des coups de canon!
- Madame, j'ai assez supporté votre insolence! Ce que j'ai appris sur vous ne me convient pas. Aussi, j'entends que vous changiez d'attitude lorsque vous aurez affaire à moi, désormais. Une femme doit rester effacée derrière son mari. Que cela vous plaise ou non, je ferai respecter l'ordre dans les champs aurifères, par tous les moyens à ma convenance. Et ceux qui se dresseront devant moi le regretteront.
- Faites surtout régner la justice! L'ordre n'est rien sans la justice!
- Madame, sortez! Je ne saurais souffrir votre présence une minute de plus!
Au bord des larmes, Judith jeta un regard furieux au gouverneur, puis tourna les talons. Elle aurait aussi volontiers frappé le secrétaire colonial, petit homme replet et bedonnant, visiblement satisfait du tour pris par l'entrevue.
Elle sortit du palais à grandes enjambées. L'air froid de juillet la saisit. Elle avait peine à respirer. Si au moins Alan avait été là. Ou sir George. Mais, devant l'entrée, il n'y avait que quatre soldats vêtus de rouge, figés dans un garde-à-vous impeccable. D'autres patrouillaient non loin de là. Judith remarqua que les effectifs avaient été doublés. Il n'y avait d'ordinaire que deux sentinelles.
Par un violent effort de volonté, elle parvint à se calmer. Il n'y avait rien à attendre de cet imbécile de gouverneur. C'était un individu orgueilleux, intransigeant et tyrannique, imbu de lui-même, qui ne reculerait devant rien pour faire respecter la loi et le paiement de cette maudite licence. Au moment de repartir, elle hésita une seconde, puis retourna dans le palais.
- Je voudrais voir lord Stanley, dit-elle à l'huissier.
- Hélas, c'est impossible, madame Carson, répondit-il. Lord Stanley a quitté ses fonctions depuis une semaine.
- Il est parti?
L'homme se rapprocha et regarda autour de lui avec circonspection. Visiblement, lui non plus n'aimait pas le gouverneur. Il poursuivit sur le ton de la confidence:
- C'est exact, madame. On dit qu'il ne s'entendait pas beaucoup avec lord Hotham. On dit aussi qu'il songe à repartir pour l'Angleterre. En tout cas, il ne vient plus au palais. Il ne veut plus participer à la vie politique.
Une vive déception s'empara de Judith. Lord Stanley était plus qu'une relation et un associé. C'était un ami pour lequel elle éprouvait une grande affection. Elle se sentit mal. Il allait lui manquer. Elle devait le convaincre de demeurer encore un peu à Melbourne. Mais elle comprenait aussi sa réaction. Il n'avait plus rien à faire en Australie, à présent qu'il n'avait plus de fonctions officielles.
- Il faudra bien qu'il reste en contact avec moi, grommela-t-elle pour elle-même. Il oublie que nous sommes associés.
Tout en marchant d'un pas vif pour regagner sa maison, elle ne vit rien de Kings Domain, le parc immense qui cernait le palais gouvernemental. Quelques personnes la saluèrent au passage, auxquelles elle répondit à peine. Elle se demandait pourquoi le départ prochain de lord Stanley la laissait dans un tel désarroi. Elle n'était pourtant pas tombée amoureuse de lui. Elle aimait toujours Alan. Mais il s'était glissé dans ses rapports avec sir George une chaleur, une complicité qu'elle n'avait jamais rencontrées avec un autre homme de cet âge. Elle n'avait pas connu son père. Peut-être l'avait-il remplacé, d'une certaine manière.
Et ceci expliquait la douleur sourde qui lui pesait sur l'estomac.
Au cours de l'hiver et du printemps suivants, le sort des mineurs se détériora encore, si c'était possible. Judith s'en rendait compte à chaque voyage à Ballarat. Et toujours il en arrivait de nouveaux, entre cinq et sept mille par mois. Les escarmouches entre prospecteurs et percepteurs étaient quotidiennes. Le moindre prétexte était bon. Bien souvent, des bagarres se déclenchaient, et il fallait l'intervention de l'armée pour ramener l'ordre. Des dizaines de prospecteurs étaient emmenés chaque jour par les soldats et condamnés aux travaux forcés pour rébellion contre les forces de l'ordre. La justice, rendue par des juges corrompus, était expéditive. L'armée était partout, patrouillant en groupe d'une vingtaine d'hommes, au milieu des champs. Le long de la route qui reliait Melbourne et Ballarat, de longues files de malheureux entretenaient la voie, construisaient des ponts, des remblais, surveillées par des gardes-chiourme impitoyables, armés de fouets et de fusils.
Au début du mois d'octobre 1854, Alan et Judith se rendirent à Ballarat pour la vérification mensuelle des travaux de la mine, dont l'activité se développait de manière satisfaisante. Ils passèrent la journée en compagnie de Walter Donovan, visitèrent la première galerie. Les résultats étaient prometteurs. Le sous-sol recelait de grandes quantités d'or. Le soir, comme à l'accoutumée, Judith invita Donovan à dîner en leur compagnie. Pourtant, malgré le bon fonctionnement de la mine d'or, le repas ne fut pas aussi détendu que d'habitude. Judith fit part de ses préoccupations.
- J'ai croisé le commissaire Rede en ville ce matin. C'est à peine s'il m'a saluée. Il était escorté par deux soldats en armes. J'ai vu un homme cracher sur son passage.
- C'est une chose courante désormais, répondit Donovan. Rede ne peut plus s'aventurer seul dans les rues de Ballarat. Lui et son adjoint Johnstone ne se déplacent plus sans protection. Judith secoua la tête, désespérée.
- J'ai senti une tension terrible en ville. J'ai l'impression qu'il suffirait d'un rien pour que tout explose. Et cet imbécile de gouverneur qui refuse de voir la vérité! Parfois, je me demande même s'il ne recherche pas l'affrontement, simplement pour asseoir son autorité par la force...
- J'y ai aussi pensé, confirma Walter. De nouvelles troupes ne cessent d'arriver. On dirait que les percepteurs font tout pour provoquer les mineurs, pour les pousser à se révolter. Lord Hotham doit penser qu'une émeute réprimée dans un bain de sang servira d'exemple aux autres.
- Il ne se rend pas compte que les mineurs sont très nombreux, répliqua Judith. S'ils prennent les armes, ils peuvent déborder l'armée et marcher sur Melbourne. On pourrait alors connaître une guerre civile, comme ce fut le cas pour les anciennes colonies américaines au siècle dernier.
- Les Américains avaient des chefs militaires, objecta Alan. Et ils étaient aidés par les Français. Ici, les prospecteurs ne sont pas organisés. Beaucoup parlent à peine l'anglais. Il n'y a pas de véritable unité et Hotham le sait parfaitement. C'est pourquoi je crains le pire.
- Nos gars ne sont pas concernés par tout cela, ajouta Donovan, mais si une révolte se déclenche, j'ai peur qu'ils ne se rangent du côté des insurgés.
- Il faut à tout prix éviter ça, dit Judith. Je vais leur parler dès demain.
Cette nuit du 6 octobre 1854, le sommeil de Judith fut traversé par plusieurs cauchemars. Elle marchait dans les champs dévastés, ravagés par l'exploitation minière. Des arbres noirs dressaient leurs silhouettes décharnées sur un ciel rouge sombre, déchiré de lueurs inquiétantes. Des bruits sourds résonnaient dans le lointain. Parfois, Judith était sous sa forme humaine, parfois elle se transformait en loup. Des corps jonchaient le sol, à demi enfoncés dans la boue. Les visages étaient méconnaissables, les membres mutilés. Des cadavres d'animaux y étaient mêlés, aigles, émeus, wallabies, opossums, rats-kangourous... Judith se penchait sur l'un, sur l'autre, tentait de ranimer les corps inertes, puis se relevait et reprenait sa marche désespérée. Au loin, des ombres aux uniformes écarlates rôdaient, des éclairs d'arme à feu zébraient la pénombre couleur de sang. Soudain, il lui sembla reconnaître quelqu'un. L'homme titubait sous les coups de quatre individus. Puis deux coups de feu éclatèrent et la victime s'effondra, touchée à mort. Les pas de Judith la portèrent vers l'endroit où elle était tombée. Elle savait qu'elle la connaissait bien, mais elle était incapable de voir ses traits. Une douleur sourde lui broya l'estomac. Elle s'éveilla en sursaut, le coeur .
- Quelqu'un a été tué cette nuit, souffla-t-elle en essayant de reprendre sa respiration.
Alan, les yeux gonflés par le sommeil, alluma la lampe à huile à gestes incertains. Il était habitué aux visions de sa femme.
- L'un de nos amis, précisa Judith.
- Ce n'est qu'un cauchemar, avança-t-il. Tu devrais essayer de te rendormir...
- Je ne peux pas.
L'esprit embrumé, il se leva pour aller lui chercher un verre d'eau. Lorsqu'il revint, Judith était assise sur le bord du lit, bouleversée. Elle but le verre, puis se blottit contre son mari.
- C'est le début, Alan. Des événements très graves vont se mettre en marche et rien ne pourra les arrêter.
Le lendemain, le soleil n'était pas encore levé quand on frappa à la porte. Alan alla ouvrir. Judith et lui s'étaient déjà habillés, incapables de rester au lit après les visions de la jeune femme.
- Monsieur Dafoë! s'écria Judith en voyant entrer le contremaître.
- Madame Carson, je vous apporte une bien mauvaise nouvelle. Votre ami, monsieur Scobie, a été retrouvé mort non loin du lieu-dit Eurêka.
- James! s'exclama Judith, bouleversée.
- Ton cauchemar était prémonitoire! dit Alan.
- Que s'est-il passé? demanda la jeune femme. Donald Dafoë se gratta la tête.
- On sait pas trop bien. Les derniers à l'avoir vu vivant disent qu'il s'est disputé avec le patron de l'hôtel Eurêka, sur la route de Melbourne.
- Mais qu'est-ce qu'il fabriquait là-bas? demanda Alan. Il est... il était riche, il n'avait pas besoin de venir à Ballarat...
- Ben... vous étiez pas au courant, m'sieur Carson, mais Scobie, il avait plus d'argent.
- Comment ça?
- Je le connaissais un peu. D'après ce que j'ai compris, il a rencontré des individus louches qui lui ont pris tout ce qu'il avait.
Judith secoua la tête, partagée entre la colère et le découragement.
- Pauvre James! Je l'avais pourtant prévenu. Mais pourquoi n'est-il pas venu nous voir? Nous l'aurions aidé. Il aurait pu être embauché à la mine, au moins.
- Il était trop fier, répondit Dafoë. Il voulait surtout pas que vous soyez au courant. Il se mordait les doigts de pas vous avoir confié sa fortune. Il a repris une concession il y a deux mois. Il a rien trouvé. La plupart du temps, il était fin saoul.
- Sait-on pourquoi il s'est disputé avec ceux de l'hôtel Eurêka?
- Oh, on s'en doute. Il avait pas assez d'argent. Il a dû demander qu'on lui fasse crédit. Mais c'est pas le genre de Bentley, le patron. Avec lui, il faut payer rubis sur l'ongle. On a entendu Scobie dire qu'un jour il redeviendrait riche, et qu'il rachèterait « ce putain d'hôtel ». Bentley l'a mal pris et il a jeté Scobie dehors; puis, avec l'aide de trois gars de sa bande, ils l'ont roué de coups. Il ne risque pas grand-chose. Il faut dire qu'il est copain avec les flics et avec le juge d'Ewes, qui vient régulièrement prendre sa cuite à Eurêka.
- Vous croyez que Bentley est coupable? demanda Judith.
- C'est probable. Des gars disent qu'ils les ont vus, lui et sa bande, emmener Scobie vers le bois. Ces types sont des brutes.
- Mais pourquoi l'avoir tué? gémit Judith.
- Est-ce qu'on sait ce qui passe par la tête de ces gens-là? Pour certains, la vie d'un homme ne vaut rien, surtout celle d'un ivrogne.
Judith se souvint que James Scobie avait toujours eu un penchant pour le rhum. Cela ne s'était sans doute pas arrangé depuis qu'on lui avait refusé l'achat d'une parcelle de terrain pour faire de l'élevage. Elle ravala les larmes qui lui montaient aux yeux. James était aussi un gentil et joyeux compagnon, toujours prêt à rendre service. Alan et elle ne l'avaient pas revu depuis le jour où il leur avait dit qu'il préférait gérer sa fortune lui-même. Et pour cause. Il n'était sans doute pas fier du résultat.
- Allons voir sur place, déclara Judith. Personne ne va vouloir s'occuper de son corps et il risque de finir à la fosse commune.
Ils sellèrent rapidement les chevaux et se rendirent à Eurêka, suivi par Donald Dafoë. Sur place, malgré l'heure matinale, il y avait beaucoup de monde. Des mineurs les reconnurent. Un nommé Spencer vint à eux. Il avait été leur voisin autrefois.
- Bonjour, Alan, bonjour, m'dame Carson, dit-il en soulevant son chapeau. Il a du nouveau. Les flics viennent d'arrêter Bentley, avec ses trois videurs et sa bonne femme. Bien fait pour eux! C'est tous des salopards, copains comme cochon avec le juge. J'suis bien content.
Alan et Judith décidèrent de reporter leur retour à Melbourne. Ils voulaient offrir une sépulture décente à leur ami. A l'enterrement, trois jours plus tard, plus de deux cents personnes se pressaient dans le cimetière de Ballarat. Franck Vernon, averti, avait fait le déplacement depuis la capitale. Il était arrivé à la dernière minute.
- Pauvre James, dit-il. Il ne méritait pas de finir comme ça. Mais pourquoi ne vous a-t-il pas écoutés?
Lorsque Judith jeta une poignée de terre sur le cercueil qu'Alan et elle avaient acheté pour lui, des larmes lourdes lui brouillèrent la vue. Elle avait l'impression d'un énorme gâchis. James Scobie avait travaillé durement dans les champs aurifères. Il avait amplement mérité la fortune qu'il avait gagnée. S'il avait pu investir dans un petit domaine, il aurait pu accomplir le rêve de sa vie, avoir sa terre, son troupeau, fonder une famille. A cause de la rapacité des landlords, on lui avait refusé cette chance. Alors, il avait sombré dans l'alcool et les mauvaises fréquentations, et sa fortune n'avait servi qu'à enrichir des malandrins. Elle se reprochait de ne pas s'être occupée de lui pendant ces deux dernières années. Mais elle avait eu tellement à faire...
Le 15 octobre suivant, Judith et Alan étaient de retour à Ballarat, pour le procès des meurtriers. Il était hors de question que ces gens-là s'en tirent sans dommage. Mais on pouvait craindre le pire. James Bentley était très ami avec le juge John d'Ewes, qui devait instruire leur procès. On murmurait aussi que les autres membres de la cour lui étaient acquis.