DEUXIÈME PARTIE

Uluru

Par moment Judith étouffait de chaleur. A d'autres, il lui semblait que des lames glaciales fouaillaient son corps. Une douleur lancinante lui broyait le bras. Elle ne savait plus où elle se trouvait, ni depuis combien de temps. Elle se souvenait à peine de son nom. Dans de rares moments de lucidité, elle se disait qu'elle avait dû mourir, et qu'elle avait atteint l'autre rive de la vie, celle dont personne ne savait rien. Sous ses doigts, elle avait l'impression de caresser de la peau d'orange, tandis que des nausées incoercibles lui tordait l'estomac. Des visages inconnus se penchaient sur elle, marmonnaient des paroles incompréhensibles. Parfois, elle croyait reconnaître sa mère, mais une mère qui aurait eu le visage couleur de pain brûlé. Puis une face grimaçante se superposait à elle, d'un blanc de craie effrayant, marquée de stries noires et rouge sang.

Régulièrement, des bras puissants la redressaient, et on lui faisait avaler des mixtures infectes. Au loin, très loin, résonnaient des mélopées au rythme lancinant. Une lumière aveuglante lui brûlait les yeux.

Le plus souvent, elle dormait, d'un sommeil peuplé de cauchemars. L'un d'eux revenait régulièrement. Elle se voyait marchant à côté d'un animal qu'elle ne distinguait pas très bien. Peu à peu, elle reconnut un loup étrange, au pelage jaune, au regard vif. Un mot lui revint: dingo. Ce n'était pas un loup, mais l'un de ces chiens sauvages australiens. L'animal ne semblait pas agressif. Au contraire, il l'encourageait à marcher, à ne pas céder à la fatigue et à la résignation. Mais chaque pas lui coûtait. Son souffle se bloquait dans sa poitrine, les muscles de ses membres la faisaient souffrir horriblement. L'animal l'attendait avec patience. Alors, Judith reprenait sa marche lente et douloureuse, ses pieds nus s'écorchant sur les pierres de la piste. Parfois, au-delà du désert sans relief, se dessinait la forme elliptique d'un soleil orange, posé juste au-dessus de l'horizon dans un ciel mauve et or. Une tache rouge apparaissait, comme un rêve à la frontière du ciel et de la terre, un lieu mystérieux et sacré vers lequel la conduisait le loup à la fourrure d'or.

Un matin enfin, elle reprit tout à fait conscience. Elle se sentait dans un état de faiblesse extrême, comme si on lui avait enlevé tous les muscles du corps. Le visage couleur de craie était penché sur elle, la scrutant avec inquiétude. Puis un sourire l'éclaira, dévoilant des dents jaunes plantées de façon anarchique. Plus loin se tenaient d'autres silhouettes, dont celle d'une jeune fille qu'elle reconnut pour l'avoir entrevue au cour de son délire.

Judith comprit alors qu'elle se trouvait au milieu d'Aborigènes. Une pensée angoissante se glissa en elle. Ces gens n'allaient-ils pas la dévorer? Quelqu'un, il y a bien longtemps, dans une autre vie, lui avait affirmé qu'ils n'étaient pas cannibales. Mais là où elle se trouvait, loin de toute civilisation, était-ce vrai? Cependant, cette angoisse s'estompa aussitôt apparue. Au fond, plus rien n'avait d'importance. Elle se sentait bien, et ce qui pouvait lui arriver lui était égal. C'était comme si son corps ne lui appartenait plus. Ils pouvaient en faire ce qu'ils voulaient.

Le vieil homme au visage de craie la releva pour lui faire avaler une potion au goût discutable, mais auquel elle avait fini par s'habituer dans son sommeil. L'adolescente vint lui apporter son aide. Elle était très jolie, avec ses longs cheveux et son doux visage. Judith aurait voulu lui parler, mais aucun son ne sortait de sa gorge, sinon des gémissements rauques. Ses idées lui paraissaient claires, pourtant. Ce n'était pas grave. Elle était bien, elle avait chaud. Elle n'avait plus mal. Elle avait presque envie de rire.

Elle regarda son corps. Elle crut un instant qu'on l'avait revêtue d'une robe de couleur ocre. Puis elle se rendit compte qu'elle était entièrement nue, et que sa peau avait été peinte. On avait rajouté des motifs noirs, rouges et blancs à différents endroits, sur ses bras, ses cuisses, son ventre, autour de son sexe et sur ses mains, où des traits blancs suivaient l'emplacement des os. Ils l'avaient dénudée! Elle aurait dû s'en formaliser. Se montrer ainsi devant ces sauvages! Finalement, l'idée lui sembla plutôt amusante et lui donna de nouveau envie de rire.

Dans les heures qui suivirent, deux femmes âgées vinrent à plusieurs reprises la masser sur toute la surface du corps avec des cordes enduites d'ocre. Ces massages réveillaient des douleurs vives dans les muscles de Judith, mais elle se sentait beaucoup mieux ensuite. L'aspect de ces cordes l'intrigua. Elle comprit qu'elles n'étaient pas faites de fibres végétales, mais de cheveux humains. Après usage, les femmes les replaçaient autour de leur taille.

Un matin, le vieil homme se livra sur elle à une cérémonie compliquée, déplaçant rapidement ses mains au-dessus d'elle en marmonnant des paroles incompréhensibles, reprises par les deux vieilles femmes et la jeune fille. Derrière, les autres membres de la tribu, plusieurs dizaines de personnes, regardaient avec curiosité. Le rituel dura longtemps. Les mains du vieillard paraissaient animées d'une vie propre, s'arrêtant parfois sur des endroits précis. Judith sentait des ondes de chaleur parcourir son corps. Tout à coup, une pierre incandescente apparut comme par magie entre les doigts de l'homme-médecine sans qu'il parût souffrir. Une fumée blanche s'en échappait. D'un geste brusque, il souffla sur la pierre qu'il projeta au loin. Judith aurait dû avoir peur. Pourtant, elle se sentait bien. Il lui sembla que son corps s'était libéré de quelque chose.

Le sorcier passa la main sur le front de Judith, puis lui sourit.

-  Tu vivras, dit-il dans un anglais rocailleux.

Elle ne put lui répondre. Elle se contenta de sourire à son tour. Elle sombra dans un sommeil bienfaisant, peuplé de rêves pleins de couleurs. Encore une fois, elle eut l'impression de distinguer la silhouette du loup doré et, au loin, la tache rouge posée sur l'horizon. Sans pouvoir se l'expliquer, elle sut que cette tache était quelque chose de gigantesque et de magique.

Le lendemain, ses forces commencèrent à revenir. Mais, avec elles, les douleurs resurgirent et elle se mit à gémir. Le vieil Aborigène lui fit avaler de nouveau la mixture douceâtre. Alors, la souffrance se dilua pour laisser la place à cet état de bien-être dans lequel elle flottait depuis qu'elle avait repris conscience.

Trois jours passèrent ainsi. Judith était installée sous un abri fait de branchages et de végétaux. Parfois, l'adolescente venait lui tenir compagnie. La plupart du temps, seul le vieil homme restait près d'elle. Tout autour, des gens allaient et venaient, des femmes, des enfants, des hommes portant des javelots et des objets à l'usage indéfinissable attachés à la ceinture.

Judith parvint à se lever à l'aube du quatrième jour. Avec l'aide du vieux sorcier, elle fit quelques pas maladroits. Elle éprouvait une incroyable sensation de faiblesse. Ses jambes la faisaient souffrir, ses pieds semblaient posés sur des clous.

-  Tu dois marcher, insista son étrange médecin.

Elle savait qu'il avait raison. Alors, elle mit un point d'honneur à ne pas écouter les morsures douloureuses sur ses membres.

Deux jours plus tard, elle se déplaçait seule. Cependant, la sensation d'euphorie éprouvée à son réveil n'était plus qu'un souvenir. Bangaree, le vieil homme-médecine, ne lui donnait plus la mixture amère.

- Pituri,{6} lui dit-il la dernière fois qu'il lui en fit ingurgiter. C'est bon pour calmer la douleur, mais l'aile de la mort est sur toi si tu en prends trop. Il faut arrêter, désormais.

Judith ressentit une désagréable sensation de manque. A présent, sans le secours trompeur de la drogue, elle prenait conscience de ce qui lui était arrivé. Elle avait été recueillie et soignée par des Aborigènes. Mais qui étaient ces gens? Pourquoi l'avaient-ils sauvée? Que comptaient-ils faire d'elle?

Une angoisse la taraudait. Les chasseurs étaient-ils toujours sur sa piste? Mais la réponse était évidente: si tel avait été le cas, ils l'auraient déjà rattrapée et auraient massacré les indigènes.

Elle se rendit compte qu'elle se trouvait toujours à l'endroit où elle s'était arrêtée la dernière fois. D'un bord à l'autre de l'horizon s'étendait le désert, couvert d'une végétation arbustive desséchée par le soleil. Le relief avait quasiment disparu. Tout au plus, à l'orient, devinait-elle une ligne dentelée, peut-être les contreforts des montagnes Bleues. Seule, elle avait parcouru une grande distance. Elle était désormais bien loin de Hill End.

Pendant les jours qui suivirent, une sensation de profond désespoir hanta Judith. Qu'allait-elle devenir, au milieu de ces gens dont elle ignorait tout et dont elle ne parlait même pas la langue? Seul Bangaree pouvait la comprendre.

Vivre nue la gênait. Elle n'avait strictement plus rien sur elle. Depuis toujours, elle avait été habituée à porter des vêtements qui la couvraient entièrement, et le monde dans lequel elle avait été élevée proscrivait la nudité. Seul le moment du bain permettait de dévoiler son corps, à condition qu'aucun homme ne fût présent. Ici, ils étaient au moins une vingtaine. Cependant, ils n'accordaient aucune importance au fait qu'elle était nue. Eux-mêmes ne portaient rien, sinon un étui pénien qu'ils maintenaient relevé à l'aide d'une cordelette rouge ou ocre. Les femmes plus âgées arboraient parfois des sortes de pagnes couvrant la zone sexuelle. Cependant, c'était moins par pudeur que pour se protéger de la poussière et des insectes.

La plupart du temps, Judith restait prostrée à proximité de l'abri, les bras resserrés autour des genoux. La tribu ne lui prêtait aucune attention, sauf Bangaree et la jeune fille, Mahanee, qui tentait de la distraire d'un sourire encourageant. A cause de la barrière du langage, elles ne pouvaient communiquer davantage.

De toute façon, Judith n'avait aucune envie de parler. Elle avait l'impression qu'un piège inexorable s'était refermé sur elle. Le destin lui avait tout pris, jusqu'à ses vêtements. Il ne lui restait plus que sa peau, sur laquelle on avait peint des dessins étranges. Bangaree lui avait expliqué qu'ils servaient à chasser les mauvais esprits qui rongeaient son corps et qu'elle devait les garder encore quelques jours. Elle n'avait pas émis d'objections. Cette couleur ocre lui donnait l'illusion d'être un peu habillée.

Souvent, elle refusait la nourriture qu'on lui donnait Bangaree insistait pour qu'elle mangeât.

« II faut prendre des forces », répétait-il.

Il se montrait même sévère, ce dont elle se moquait. Plus que jamais elle avait la sensation d'être plongée au coeur d'un cauchemar qui n'en finissait pas. Elle détestait ce pays. Elle détestait ces gens. Elle détestait ce qu'on l'obligeait à ingurgiter. Son ventre criait famine, et elle devait alors céder, avalant des fruits inconnus, des racines, des viandes grillées à l'origine plus que douteuse. Jamais elle ne se serait crue capable de manger des choses aussi bizarres.

Peu à peu, pourtant, sa vision des choses se modifia. Le désespoir sans nom qui s'était emparé d'elle ne voulait pas s'estomper. Alors, pour ne pas sombrer dans la folie, comme pendant la traversée, elle plongeait dans sa mémoire, se récitant à voix basse les poèmes de ses auteurs favoris. Ils étaient la preuve qu'elle avait vécu une autre vie avant cet enfer. Fermant les yeux, elle psalmodiait les vers de Nerval, de Lamartine, de Byron. Mais, le plus souvent, son esprit revenait vers Alfred de Vigny, qui avait toujours suscité en elle des émotions intenses. Un poème en particulier la hantait, dans lequel l'auteur traduisait l'angoisse et le doute qui avaient saisi le Christ face à l'ignorance dans laquelle Dieu laissait les hommes:

Alors il était nuit et Jésus marchait seul, Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul.

La mère de Judith, nourrie aux idées de la Révolution, avait rejeté tout sentiment religieux, et la jeune fille n'avait reçu aucune éducation en ce sens. Ce qu'elle savait des Evangiles, elle l'avait découvert plus tard, essentiellement à travers les poèmes.

Il se courbe à genoux, le front contre la terre, Puis regarde le ciel en appelant: Mon père! » Mais le ciel reste noir et Dieu ne répond pas.

Elle se rendait compte à présent de l'angoisse qui avait été celle de monsieur de Vigny, ce grand homme pâle au visage si triste. Car l'angoisse du Christ était la sienne, le reflet de ses propres doutes. Et elle-même se reconnaissait dans ces lignes magnifiques et effrayantes, qui imploraient ne serait-ce qu'un signe, une réponse face à l'aridité et à la violence du monde.

Ce soir-là, elle se mit à pleurer, en silence. Il y avait quelque chose qu'elle ne comprenait pas. Elle n'avait pas survécu à toutes ces épreuves pour rien. Elle devait ouvrir les yeux. Mais qu'y avait-il à voir dans ce désert inhumain?

Elle s'endormit, recroquevillée contre le tronc d'un arbre, l'esprit bercé des vers de Vigny.

Mais le ciel reste noir et Dieu ne répond pas.

Le lendemain matin, elle ressentit une impression étrange. Sans raison aucune, elle se sentait mieux. Une paix nouvelle était descendue en elle. Ses angoisses des jours précédents s'étaient estompées. Qu'attendait-elle? Qu'un personnage lumineux descende du ciel éblouissant pour lui apporter les explications qui lui manquaient? Elle comprit que celles-ci ne viendraient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur. Elle les portait déjà en elle. Sans doute ne savait-elle pas les déchiffrer. Si elle voulait survivre, elle devait tout d'abord cesser de se lamenter sur son sort.

Depuis l'aube, d'autres vers de Vigny lui étaient revenus, qui la taraudaient comme un leitmotiv.

Gémir, pleurer, prier est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,

Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Ces vers, les derniers de La Mort du loup, l'avaient aidée à supporter avec stoïcisme l'épreuve du voyage infernal qui l'avait menée dans ce pays. Allait-elle continuer à gémir et pleurer alors qu'elle avait la chance inouïe d'être encore en vie? L'image du loup au pelage couleur d'or lui revint. Peut-être était-ce l'esprit du vieux sorcier qui l'assistait au coeur même de ses rêves. Mais une autre idée lui apparut: il existait un lien très fort entre ce loup et elle-même. Elle n'aurait su expliquer pourquoi. C'était son esprit qui s'était ainsi manifesté. Elle n'avait aucune envie de mourir. Des tâches innombrables l'attendaient. Elle n'avait que vingt ans. Elle n'avait pas le droit de renoncer, de se laisser aller, sans se battre jusqu'au bout de ses forces. Bangaree l'avait soignée avec dévouement. Elle ne devait pas le décevoir.

Ayant compris cela, elle se leva, vint trouver le vieil homme, s'agenouilla devant lui avec le respect que lui témoignaient également les autres, puis elle dit:

- Sois remercié de ce que tu as fait pour moi, Bangaree.

Il lui répondit d'un sourire, puis il ajouta:

-  Aujourd'hui, tu es complètement guérie. Car le mal le plus grave était là.

Il lui toucha le front de son index.

-  Tes propres dieux t'ont aidée. Je t'ai entendue leur parler.

Il hésita, puis poursuivit, intrigué:

-  Pourtant, ce que tu disais était différent des mots employés d'ordinaire par les Blancs dans ces circonstances. Ils appellent ça des prières.

Elle comprit qu'il faisait allusion aux poèmes qu'elle récitait à voix basse.

-  Combien de temps suis-je restée inconsciente? demanda-t-elle.

-  Le mal a obscurci ton esprit pendant plus de quinze jours. Il m'a été difficile de le chasser. Par moments, j'ai bien cru que tu allais rejoindre le Jukkurpa.

-  Le Jukkurpa?

-  C'est le nom de tout ce qui a existé, de tout ce qui existe et de tout ce qui existera. Vous, les Blancs, vous avez traduit cela par « le temps du Rêve ».

-  Le Rêve... murmura Judith.

Elle caressa doucement le sable à ses pieds, puis demanda:

-  Explique-moi quelque chose, Bangaree.

-  Je t'écoute.

-  Dans mon délire, plusieurs fois, j'ai rêvé d'un animal, un loup jaune. Il marchait à mes côtés et il m'entraînait toujours plus loin. Il semblait refuser que je m'arrête en chemin.

-  Tu as vu ton totem, le dingo. Il t'a soutenu dans ton combat contre la mort.

-  Mais comment est-ce possible?

-  Le pituri peut aider à pénétrer dans le monde des esprits. Il n'est pas toujours facile d'interpréter ce que l'on y voit, mais il est là, autour de toi. Malheureusement, vous, les Blancs, vous l'avez oublié.

- J'ai vu aussi quelque chose d'étonnant, une immense forme rouge posée sur l'horizon. C'est dans cette direction que m'entraînait le loup jaune.

Bangaree hocha la tête, étonné. Il la contempla longuement, puis répondit:

-  Les esprits t'ont envoyé l'image d'Uluru. C'est un autre signe important. Cela veut dire que tu appartiens à ce pays.

-  Mais je ne suis pas d'ici. Je veux retourner chez moi, en Angleterre...

-  Oh, c'est toi qui choisiras. L'être humain est libre. Cependant, il te faudra bien réfléchir avant de prendre ta décision. Car il semble que le Rêve veuille que tu restes ici.

Il remua de nouveau la tête et ajouta:

-  Tu verras Uluru. Notre tribu doit s'y rendre.

-  Qu'est-ce que c'est, Uluru?

-  C'est en ce lieu, le plus sacré de notre pays, que Jukkurpa a créé le monde, à l'aube des temps. Nous partons demain.

Paherdee, le chef de la tribu, avait donné le signal du départ. Au grand étonnement de Judith, on s'éloigna résolument du cours d'eau qu'elle avait suivi depuis Hill End. Elle se rendit compte à ce moment-là que la tribu avait fait halte pendant tout ce temps uniquement à cause d'elle, pour attendre qu'elle fût guérie. Elle en éprouva une grande reconnaissance.

Elle avait retrouvé son poignard et récupéré ce qui restait de sa robe, dont elle s'était confectionné un pagne. Elle conservait les seins nus, mais cela ne la gênait plus. Avec le temps, elle s'était habituée. Cependant, afin de protéger sa peau du soleil et des mouches agressives, Mahanee l'avait incitée par gestes à s'enduire d'une graisse odorante. Judith avait aussi pensé se fabriquer de nouvelles chaussures, mais les Aborigènes marchaient pieds nus. Elle décida de les imiter.

Ces gens l'intriguaient. Ils ne correspondaient pas du tout aux êtres primitifs à peine plus évolués que des animaux dont elle avait entendu parler depuis son arrivée en Australie. Bangaree avait réussi à la soigner dans des conditions difficiles, où les médecins anglais se seraient peut-être révélés impuissants. Elle conserverait seulement de son expérience une superbe cicatrice au bras. Le vieux sorcier avait dû inciser la plaie pour en faire sortir le sang infecté. Le pituri l'avait aidée à supporter la douleur.

Malgré le handicap de la langue, elle s'était liée d'amitié avec Mahanee. Celle-ci marchait à ses côtés et lui enseignait les mots de la tribu. Au début, Judith eut quelque peine à les prononcer, ce qui faisait rire la jeune Noire. Mais la mémoire et la curiosité de Judith lui permirent de se constituer très vite un langage de base suffisant pour pouvoir communiquer.

Le clan comportait une cinquantaine d'individus, dont une vingtaine d'enfants. Toutefois, Judith avait constaté que la plupart des membres de la tribu lui témoignaient de la méfiance, voire une certaine hostilité. Elle s'en étonna auprès de Bangaree.

-  Les tiens ont tué beaucoup des nôtres, Thanee. Certains m'ont reproché de t'avoir soignée.

Thanee était le nom qu'il lui avait donné. Dans le langage de la tribu, il signifiait « l'étrangère ».

-  Pourquoi l'as-tu fait? s'étonna-t-elle:

- Je vois des choses qu'ils ne peuvent pas voir. Jukkurpa m'avait montré l'endroit où tu te trouvais. J'ai vu le rêve dingo et j'ai su qu'il était le tien, que tu appartenais aussi à cette terre.

-  Que voulaient dire ces lignes sur ma peau? Bangaree hésita.

-  Tu poses beaucoup de questions, Thanee. Le savoir est sacré.

Pour toute réponse, elle lui sourit, puis traça d'un doigt une ligne imaginaire remontant de sa main vers son épaule.

- Je crois que la vie passe par ces chemins, dit-elle. Ils étaient encombrés par le mal. Tes mains les ont suivis et le mal a été chassé.

Bangaree poussa un soupir. Puis il lui prit la main, la caressa longuement en poussant des grognements. Enfin, il déclara:

-  Il y a une grande force dans ces mains. Tu as le pouvoir, toi aussi, de chasser le mal. En vérité, chaque être humain le possède, mais peu savent l'utiliser.

-  Apprends-moi, Bangaree.

- Je n'ai rien à t'apprendre, Thanee. Tu sais déjà tout ce qu'il faut savoir. Ces connaissances sont enfouies en toi; elles y ont été déposées par le Rêve. Je ne pourrais que t'aider à les retrouver.

-  Tu le feras? Il éclata de rire.

-  Si tu consens à apprendre aussi la patience. L'apparition du dingo dans ses rêves et l'explication qu'en avait donnée Bangaree ébranlaient les certitudes de Judith. Avant sa fuite dans le désert, de telles idées lui auraient semblé parfaitement absurdes. A présent, elle n'était plus sûre de rien.

Malgré la défiance de certains d'entre eux, elle se sentait en sécurité avec les Aborigènes. D'ailleurs, souvent, la curiosité l'emportait et quelques-uns se rapprochaient pour l'examiner. Les plus audacieux étaient les enfants, qui venaient toucher sa peau, tâter ses mains, ses bras, voire, pour les plus petits, pincer ses seins pour en faire jaillir un lait hypothétique. La première fois, cette familiarité dérouta Judith, puis elle prit le parti d'en rire. Cette gaieté sembla plaire aux autres. Elle découvrit que les Aborigènes s'amusaient d'un rien. Parfois, de grands éclats de rire les secouaient. Elle n'en comprenait pas la raison, mais cette ambiance détendue la reposait du climat de tension et d'angoisse dans lequel elle avait vécu depuis son arrivée.

Le langage n'était pas uniquement parlé. Il existait aussi un système de signes et de mimiques. Il était employé notamment lors des conflits qui opposaient parfois les membres de la tribu. Cette coutume étonnante avait deux avantages: elle évitait les hurlements désagréables, et, surtout, les gesticulations saccadées destinées à proférer les insultes provoquaient l'hilarité des adversaires, ce qui mettait le plus souvent fin au conflit.

Les Aborigènes se montraient très bavards. Cependant, Judith avait remarqué une femme âgée qui ne prononçait jamais un mot. Elle n'utilisait que le langage des signes pour communiquer.

-  Namhamee est la mère de Mahanee, expliqua Bangaree. Elle a perdu son mari. C'est pourquoi elle n'a pas le droit de prononcer une parole pendant deux ans. La mort est taboue. On n'en parle pas.

Judith en avait tout d'abord déduit que la mort effrayait les Aborigènes. En bavardant avec le sorcier, elle se rendit compte qu'il n'en était rien. Cette coutume reflétait plutôt le profond respect qu'ils avaient pour leurs défunts.

- Ils rejoignent Jukkurpa, dit le sorcier. Ils retrouvent vie sous la forme d'un rocher, d'un arbre, ou bien ils sont dans la pluie ou le vent. Ils sont toujours là, mais nous ne les voyons pas. Ils sont partout. Nous ne prononçons plus leur nom pour ne pas les offenser.

Cette tradition avait des conséquences inattendues et peu pratiques. Les noms étaient formés à partir de mots courants, désignant des animaux, des plantes ou des objets usuels. Parce qu'il était interdit de prononcer le nom d'un défunt à haute voix pendant deux ans, on supprimait du langage les vocables qui pouvaient le rappeler. On utilisait alors des synonymes ou bien le terme kwnanjayi, qui signifiait « sans nom ».

La structure sociale obéissait à des règles très compliquées. Bangaree avait tenté de les lui expliquer, mais elle n'avait pas compris grand-chose, sinon qu'un homme et une femme ayant le même totem ne pouvaient pas se marier ensemble.{7}

Au cours du voyage, on ramassait toutes sortes de choses, comme de belles pierres d'obsidienne que l'on travaillait pour fabriquer des outils: racloirs, tranchoirs, pointes de lance ou de flèche. Les Aborigènes utilisaient, outre le boomerang, des propulseurs à javelots. Pour allumer le feu, ils frottaient deux morceaux de bois très secs l'un contre l'autre.

Ils ne pratiquaient ni culture ni élevage, vivaient exclusivement de cueillette, de chasse et de pêche. Ils savaient, à des signes connus d'eux seuls, repérer dans un sol aride l'emplacement d'une tubercule que les femmes déterraient à l'aide des bâtons à fouir. On râpait ensuite la chair à l'aide de racloirs de pierre. La pulpe, récoltée sur des feuilles larges, fournissait un jus rafraîchissant. Ils cueillaient également les fruits qu'elle-même avait consommés au cours de sa fuite, ainsi que d'autres, auxquels elle n'avait pas osé toucher, comme les kakadus, les tomates de la brousse ou les noix bonya. Les enfants n'avaient pas leurs pareils pour dénicher des larves que l'on faisait griller. Judith eut quelque peine à les avaler la première fois.

- Mange, Thanee! insista Mahanee, qui avait appris quelques mots d'anglais. Très bon.

Elle lui montra comment tenir la tête entre les doigts et croquer d'un coup sec la bestiole encore vivante. Après avoir surmonté son dégoût, Judith découvrit que ces larves avaient un peu le goût de crevette.

La pêche se pratiquait dans les billabongs, à l'aide de nasses faites de lianes tressées. Avec de grands cris de joie, les enfants frappaient l'eau afin de rabattre les poissons vers les filets. Le soir, on faisait cuire les prises sur des feux hauts et clairs.

La chasse était le domaine exclusif des hommes. Ils utilisaient des lances à la pointe durcie au feu, des javelots à tête d'obsidienne, des gourdins et surtout des boomerangs. Ceux-ci ne laissèrent pas d'étonner Judith. Il en existait de plusieurs formes. Les chasseurs les lançaient avec une adresse incroyable pour assommer les petits animaux. Lorsque le boomerang manquait sa cible, il revenait en tournoyant dans la main du lanceur. Certains étaient si fins et si durs qu'ils étaient capables de se ficher comme une lame dans le tronc d'un arbre... ou dans la chair d'un gibier.

La vie de la tribu n'était pas toujours facile. Certains jours, la cueillette et la chasse restaient infructueuses et il fallait alors se restreindre et partager ce qu'il y avait. Judith remarqua qu'il existait des interdits. Ainsi, certaines personnes ne mangeaient jamais de certains animaux.

-  On ne doit pas manger de son animal totem, lui expliqua Bangaree. Ainsi, toi, tu ne devras jamais manger de dingo.

- Je n'en ai pas l'intention, répondit-elle.

En certains endroits, au contraire, le gibier abondait. On chassait des animaux étranges, comme cette sorte de loutre à bec de canard dont il fallait éviter les ergots empoisonnés. Judith connaissait le nom européen de cette bestiole bizarre, répertoriée dans les notes de Campbell: l'ornithorynque. Les Australiens l'appelaient platypus. Outre les wallabies, les Aborigènes se nourrissaient aussi d'émeu, qui ressemblait à une petite autruche. Sa tête s'ornait d'une touffe de poils frisés qui lui composait une coiffure hirsute. On chassait également quantité de rongeurs, bandicoots, souris marsupiales, ainsi que des lézards, des serpents ou des varans, que les indigènes nommaient goannas.

Parfois, pour déloger les animaux, ils allumaient des feux de broussailles. Il ne restait plus alors aux chasseurs qu'à se tenir à l'affût et abattre le gibier sélectionné. Une fois la chasse terminée, ils éteignaient le brasier en le recouvrant de sable.{8}

Une coutume des chasseurs étonna et émut Judith lorsqu'elle y assista pour la première fois. Après avoir abattu un émeu qui s'était vaillamment défendu, les hommes s'agenouillèrent près de leur victime et psalmodièrent quelques paroles en inclinant la tête avec respect.

-  Que font-ils? demanda-t-elle à Bangaree.

-  Ils s'excusent auprès de lui de devoir prendre sa chair. Cet émeu est lui aussi issu de Jukkurpa. Ses ancêtres ont été créés par le chant au commencement du monde. Nous devons donc respecter sa vie.

Judith se souvint de la femelle koala abattue par Oeil-Méfiant simplement pour prouver son adresse au fusil. Les larmes lui montèrent aux yeux à cette évocation. Elle se reprochait encore d'avoir abandonné le petit à une mort certaine. Ces Blancs, qui massacraient sans discernement, étaient-ils vraiment plus civilisés que les Aborigènes, comme ils aimaient à le croire? Judith commençait à en douter.

Un matin, elle fut réveillée par des éclats de voix. Deux femmes se battaient. La jeune femme se leva en hâte, mal à l'aise. Les Aborigènes ne l'avaient pas habituée à une telle violence. Les forcenées se frappaient à coups de bâton à fouir, et les hommes eurent du mal à les séparer. Judith fut encore plus étonnée lorsqu'elle reconnut, parmi les combattantes, son amie Mahanee. La jeune Aborigène avait récolté une superbe ecchymose au cours de la bagarre. L'explication du conflit lui fut fournie par Bangaree.

-  L'autre femme est furieuse parce que nous partageons notre nourriture avec toi. Elle refuse désormais que l'on te donne une partie de sa cueillette. Elle te reproche d'être une bouche inutile. Mahanee a pris ta défense.

Une dizaine d'hommes et de femmes partageaient l'avis de son adversaire, qui la regardait avec des yeux chargés de colère. Tandis qu'elle réconfortait la petite Aborigène, Judith dit à Bangaree:

-  Je ne peux pas leur en vouloir; ils n'ont pas tort. Je vais apprendre à chasser.

-  Chasser? s'insurgea le vieux sorcier. C'est impossible! Les femmes n'ont pas le droit de porter des armes.

-  Les femmes aborigènes, peut-être. Mais moi, j'en porterai. Il a bien fallu que je chasse pour me nourrir, avant que vous me trouviez. Et je chassais aussi en Angleterre.

Bangaree eut beau protester, elle refusa de l'écouter. Décontenancé, il demanda à Paherdee de réunir le conseil.

Après de longues palabres celui-ci convint que Thanee n'appartenant pas vraiment à la tribu, elle n'était pas obligée de se plier à ses coutumes. De toute façon, la jeune femme était bien décidée à faire ce qu'elle voulait. Intrigués, les membres de la tribu l'observèrent.

Choisissant un bois dur, elle commença par se tailler un javelot à l'imitation de ceux des Aborigènes. Puis elle se fabriqua une nouvelle fronde avec de la peau tannée et des lanières de cuir de kangourou. Dans les jours qui suivirent, son adresse stupéfia les chasseurs, qui finirent par l'adopter comme l'une des leurs. Tout comme les Aborigènes, elle prit l'habitude de s'excuser auprès des animaux qu'elle abattait. Cette attitude lui valut le respect de ses compagnons. Elle prit soin d'offrir une partie du premier wallaby qu'elle tua à la femme qui l'avait rejetée. Son adversaire, décontenancée, accepta le présent avec une moue embarrassée.

Judith restait en admiration devant les boomerangs. Elle ignorait comment on les faisait et elle était bien décidée à convaincre Paherdee de lui en fabriquer un. Celui-ci n'avait guère apprécié son obstination, mais il convenait qu'elle valait bien n'importe lequel de ses chasseurs.

Il était difficile de résister au charme de la jeune femme. Pendant la chasse, elle restait près de Paherdee, étudiant sa technique, cherchant à savoir dans quel bois il taillait ses boomerangs. Un jour, ayant repéré la branche d'un jeune acacia qui semblait convenir, Judith la coupa et l'emporta. Le soir, à l'aide de son poignard, elle commença à sculpter. Amusé, Paherdee la regarda faire. Puis il se rendit compte que les gestes de la jeune femme n'étaient pas maladroits. Il vint s'asseoir près d'elle pour rectifier ses erreurs. Peu à peu, grâce aux conseils de son professeur, Judith se trouva en possession d'une arme magnifique.

Paherdee lui enseigna ensuite les différentes manières de la lancer. Judith possédait un don de l'observation très aiguisé. En quelques jours, elle acquit une grande adresse au boomerang, qui fit l'admiration de Mahanee. Pour la tribu, elle était devenue « la-femme-étrangère-qui-chasse ». Durant les mois qui suivirent, elle se fabriqua ainsi plusieurs boomerangs. Certains, destinés à tuer, étaient capables de décapiter un wallaby à distance.

Judith ne savait plus depuis combien de temps elle avait quitté le monde des Blancs. Il lui était difficile de se repérer aux saisons. Le temps ne comptait pas pour les Aborigènes. Parfois, entre deux bivouacs, on ne parcourait que deux ou trois kilomètres. Au début, cette apparente nonchalance déconcerta la jeune femme. Elle aurait voulu savoir où l'on allait, dans combien de temps on arriverait, mais ces questions paraissaient n'avoir aucun sens pour Bangaree.

- Quelle impatience en toi, Thanee! Si tu vis toujours dans le rêve à venir, tu perdras celui du présent.

Dans un premier temps, Judith ne comprit pas ce que voulait dire le vieil homme. Puis elle se rendit compte que ce qu'elle prenait pour de la nonchalance n'était en fait qu'une manière de vivre intensément l'instant qui passait. Les Aborigènes prenaient le temps de chasser, de cueillir, comme s'ils avaient l'éternité devant eux. Bangaree avait raison: une impatience étrange bouillait en elle. Elle s'accrochait encore à l'idée de retourner en Angleterre. Pourtant, à mesure que les jours passaient, ce désir s'estompait. Tout au fond d'elle, son intuition lui soufflait que cette démarche n'avait plus aucun sens. Seul le désir de revoir sa mère motivait cette volonté de repartir. Or, elle commençait à prendre conscience que Marie ne vivait probablement plus. Il y avait de fortes chances qu'elle ait été victime du complot infâme qui avait bouleversé l'existence de Judith. Elle aurait dû en ressentir un désir de vengeance. Pourtant, elle n'éprouvait plus aucune haine. Sans qu'elle s'en rendît compte, la sérénité des Aborigènes avait étouffé toute colère en elle.

Chaque jour, on couvrait de petites distances, longeant des cours d'eau, ou traversant des plaines désertiques. La végétation se raréfiait dès que l'on s'éloignait des rivières.

Certaines ne présentaient plus qu'un mince filet coulant au milieu d'un lit encombré d'un fouillis de plantes aquatiques enchevêtrées. Les arbres étaient essentiellement des eucalyptus, de tailles et de formes différentes, des pins décharnés et des acacias, dont les fleurs jaunes diffusaient un parfum agréable. Les vents brûlants apportaient des odeurs de sable et de terre, mêlées aux senteurs des plantes épineuses qui rampaient sur le sol et entravaient la progression. Parfois, pour une raison qu'elle ignorait, on demeurait plusieurs jours sur place.

Judith constata que les Aborigènes avaient une connaissance parfaite de cette immensité. Ils savaient toujours où trouver les points d'eau, étangs ou citernes rocheuses naturelles, les endroits où passer la nuit, les lieux les plus giboyeux.

Peu à peu, elle commença à comprendre de quelle manière ils vivaient. A l'inverse des Blancs, qui orientaient toujours leurs actes vers l'asservissement de la nature et de leurs semblables, les Aborigènes vivaient en harmonie avec le désert. Ils se sentaient partout chez eux dans leur pays sans limite, ils en faisaient partie et n'en attendaient que de bonnes choses.

A condition de respecter les règles et les interdits...

Au bivouac, Judith avait de longues conversations avec Bangaree, qu'elle abreuvait de questions, ce qui amusait le vieil homme.

-  Les Blancs ne comprennent pas grand-chose à notre peuple et ils ne s'y intéressent pas. Pourquoi veux-tu savoir?

-  Il se passe autour de moi des choses étranges que je ne m'explique pas. Certains d'entre vous se méfient de moi. Si je savais pourquoi, je pourrais peut-être faire en sorte qu'ils m'aiment.

-  Est-ce si important pour toi?

-  Je ne suis pas leur ennemie.

-  Pour nous, les Blancs sont des esprits mauvais.

Lorsqu'ils les ont vus pour la première fois, nos ancêtres les ont pris pour des spectres à cause de la pâleur de leur peau. Ils les ont appelés gangall-Naka-Waraigo, « les bébés venus de l'endroit où le soleil se lève ».

Judith comprit qu'il faisait allusion aux premiers Anglais qui avaient débarqués à Botany Bay, au siècle précédent. A l'est.

-  Pourquoi des bébés? s'étonna-t-elle.

-  Leurs actes étaient dépourvus de sagesse. Ils ne respectaient pas la vie. Ils tuaient les animaux sans raison, non pour se nourrir, mais pour leur plaisir.

Il eut une moue de tristesse et ajouta:

-  Nos ancêtres ne s'étaient pas trompés. Les Blancs les ont chassés de leurs territoires. Or, chacun de nous est attaché à l'endroit où il est né. Il en est le gardien, celui qui respecte les rites du Rêve. Mais les Anglais nous ont interdit de revenir dans les lieux sacrés pour y célébrer les rituels. Ils ont posé ce qu'ils appellent des « clôtures » pour y installer des animaux inconnus qui dévorent les herbes et les arbres. Ils se battent même entre eux à cause de ces clôtures. Ils croient qu'ils peuvent posséder la terre, comme on peut posséder un objet. N'est-ce pas la preuve de leur folie? La terre est là depuis le commencement du Rêve et elle sera toujours là lorsque ces hommes seront morts et que leurs os en feront partie. Voilà pourquoi certains d'entre nous se méfient de toi. Pour mon peuple, le blanc est la couleur de la mort. A ceux des nôtres qu'ils ont capturés, les tiens ont voulu imposer leur propre dieu. Je le connais. J'ai vécu quelque temps dans une mission. C'est là que j'ai appris à parler l'anglais. Selon la loi de ce dieu, les hommes doivent s'aimer et se respecter. Alors, je n'ai pas compris pourquoi ils massacraient les miens. Je suis parti.

Il n'y avait aucune colère dans la voix de Bangaree. Plutôt une acceptation de la fatalité.

-  Un jour, poursuivit-il, les Blancs envahiront notre monde. Alors, nous n'aurons plus nulle part où aller, car je sais qu'ils veulent nous tuer jusqu'au dernier.

-  Comment ça?

-  J'ai vu ce qu'ils ont fait à plusieurs clans. Parfois, les chasseurs blancs prenaient leurs fusils et tiraient sur les hommes, les femmes et les enfants comme sur des animaux.

Judith pensa à l'affaire de Myall Creek. Elle ne pouvait contredire le vieil homme.

-  Ils étaient en colère, parce que les miens avaient tué leurs bêtes stupides. Mais les Blancs ont fait pire. Ils ont fait des présents à des tribus, des couvertures et des vêtements. Des cadeaux dans lesquels se cachaient de mauvais esprits qui apportaient la maladie.

La gorge de Judith se serra. Elle avait entendu parler, par Jack Connors, de cette pratique honteuse et lâche. En certains endroits, on avait donné aux Aborigènes des couvertures ayant servi à des malades atteints de la variole et d'autres maladies contagieuses. Elle se mit à pleurer. Bangaree lui caressa doucement la tête.

-  Sèche tes larmes, Thanee. Tu n'es pas responsable des crimes commis par certains des tiens. C'est ce que j'ai expliqué aux membres de la tribu.

A force de patience, Judith réussit à apprivoiser ceux qui lui étaient hostiles. Le soir, au campement, elle aimait à réciter à mi-voix, afin de ne pas les oublier, tous les poèmes qu'elle avait appris par coeur. Mahanee, intriguée, l'écoutait avec attention. Amusée, Judith prit l'habitude de les déclamer à haute voix. La jeune Aborigène ne comprenait pas le sens des paroles, mais elle aimait la mélodie des mots. Curieux, les autres se rapprochaient discrètement et écoutaient. Pour eux, il ne faisait aucun doute qu'elle invoquait des esprits très puissants, venus du monde des Blancs. Au début, cette pratique les inquiéta, mais, un soir, l'émotion de Judith fut telle qu'elle ferma les yeux et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Ce phénomène bouleversa même ceux qui se méfiaient d'elle. Comme rien de mauvais ne se passa au cours des jours qui suivirent, ils prirent l'habitude, le soir, de l'écouter parler, dans ce langage qu'ils ne connaissaient pas, mais dont la musique chantait agréablement à leurs oreilles.

Un soir, t'en souvient-il? nous voguions en silence; On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux.

Un élément intriguait Mahanee, qui avait commencé à apprendre quelques mots d'anglais. Elle ne comprenait aucun de ceux qu'employait Judith.

-  Parce que cette langue-là n'est pas de l'anglais, mais du français, expliqua la jeune femme.

-  Alors, tu parles deux langages?

Judith acquiesça. La nouvelle fit le tour de la tribu, provoquant un étonnement sans bornes. Cette étrangère à peau blanche devait être bien savante pour ainsi connaître deux langues différentes. Bangaree lui-même, qui pensait que les Blancs s'exprimaient tous en anglais, fut impressionné. On en conclut que Thanee parlait dans le baragouin des envahisseurs, mais que la langue qu'elle utilisait le soir était celle des esprits. Elle les étonna encore plus lorsqu'elle leur déclama des poèmes en anglais. Ainsi, cette langue honnie pouvait, elle aussi, se révéler belle à écouter. Petit à petit, elle parvint ainsi à vaincre l'hostilité des plus méfiants. Ils lui adressèrent d'abord des sourires, puis s'enhardirent à venir bavarder avec elle.

Un soir, Judith demanda au sorcier:

-  Dis-moi, Bangaree, cette route que nous suivons, est-ce ce que les Blancs appellent un « chemin de cantilène »?

Il éclata d'un rire joyeux, puis répondit:

-  Quand je te disais que les Blancs ne comprenaient rien! On ne peut voir les chemins de cantilène. Ce sont des pistes invisibles qui nous relient à Jukkurpa. Au commencement du monde, les esprits éternels chantèrent pour faire naître toute chose: les montagnes, les déserts, les forêts, la pluie et le feu, les rivières, les arbres et les plantes, les animaux et les hommes. Lorsqu'un enfant naît, il incarne une forme semée par un rêve, un rêve pluie, un rêve kangourou, ou un rêve dingo. Il donne vie à la parole et au chant de Jukkurpa. Devenu adulte, il engendre des enfants. Quand il meurt, il rejoint le Rêve. Ainsi en est-il pour chacun de nous. Nous ne faisons que continuer ce qui a été créé au commencement. Et le savoir est transmis de père à fils, de mère à fille, indéfiniment. Voilà ce que l'on appelle les chemins de cantilène. Par eux, on peut remonter jusqu'à Jukkurpa.

Judith hocha lentement la tête. Elle songea à ce que lui avait appris Marie, une mémoire qu'elle avait elle-même héritée de sa propre mère, enrichie de son expérience personnelle. Les Blancs, eux aussi, avaient leurs chemins de cantilène, même s'il l'ignoraient.

-  Je crois que je comprends, dit-elle. Chacun apporte ce que lui a offert sa vie, un savoir dont il fait, à son tour, don à ses enfants.

Les yeux du vieil homme se mirent à briller.

-  C'est cela.

Il se tut un instant, puis ajouta:

-  Chacun possède en soi ce que le Rêve y a déposé. Mais on ne peut accéder au rôle qui est le nôtre que par l'expérience et le mérite. Paherdee est né pour devenir le chef de notre tribu. Mais il lui a fallu beaucoup de patience et d'humilité pour parvenir à ce rang. Chez vous, les Blancs, beaucoup trop de gens veulent commander - surtout ceux qui ne sont pas faits pour ça!

Judith convint de la sagesse et de la clairvoyance contenues dans ces paroles. Elle laissa passer un silence, puis demanda:

-  Comment peux-tu dire que j'appartiens à ce pays, puisque je suis blanche?

-  Chaque homme, chaque femme possède son destin propre Jukkurpa peut se manifester à chacun, mais rares sont ceux qui savent interpréter les signes. Seuls les initiés le peuvent; les sorciers comme moi, ou bien certains hommes ou certaines femmes âgés. Ce pouvoir peut s'acquérir au cours de la vie. Mais pour quelques êtres, il est inné.

Il pointa le doigt sur elle.

-  Toi, Thanee, tu possèdes ce pouvoir. Tu as vu le rêve du loup à robe jaune, tu as vu ton totem et tu as su l'écouter. Il t'a ordonné de lutter pour survivre et tu lui as obéi. Tu as triomphé du mal qui te rongeait. Moi, je n'ai fait que t'aider à le vaincre. Mais le totem dingo voulait aussi dire autre chose.

-  Quoi donc?

-  Tu devras l'écouter encore. Sur ce point, je ne peux t'aider. Mais je pense que tu as une tâche à accomplir ici, dans ce pays.

Judith hocha la tête en silence. Au fond, cette perspective lui convenait assez. Elle commençait à aimer ce pays étrange, qui aurait pu sembler monotone au regard d'un Blanc. Chaque jour, elle y découvrait des beautés nouvelles. L'idée qu'elle ait pu le haïr, quelques semaines plus tôt, lui paraissait à présent invraisemblable. En réalité, elle détestait ceux qui l'avaient envahi, les colons, les juges, les éleveurs, les militaires. Sa vision avait complètement changé depuis qu'elle vivait avec les Aborigènes. Elle n'accordait même plus aucune importance à la nudité. Elle n'y pensait plus.

Le soir, les rayons du soleil déclinant faisaient jouer sur les rochers, sur les arbres, des reflets mystérieux, des ombres apaisantes. Les odeurs que la chaleur du jour avait retenues au sol s'élevaient, emplissaient les narines, se mêlaient aux senteurs des viandes que les femmes faisaient griller. Les enfants jouaient à l'écart et leurs éclats de rire faisaient écho aux appels des oiseaux inquiets de la nuit qui s'avançait. C'était un moment de paix, un instant de magie et de sérénité que Judith avait appris à goûter, à aimer.

Elle comprenait mieux la signification de ces mystérieux chemins de cantilène. En certains endroits, les haltes prolongées étaient justifiées par des rituels étranges. Judith remarqua que les lieux sacrés offraient des particularités invisibles à un oeil inexpérimenté. Les troncs sans écorce des eucalyptus étaient gravés de signes mystérieux. Ailleurs, des pierres étaient disposées d'une manière particulière.

Lorsque la tribu parvenait près d'un tel lieu, elle s'arrêtait, et certains membres, les gardiens du site, s'enduisaient le corps de peinture ocre, sur laquelle ils dessinaient des formes simples: ronds, demi-cercles, lignes serpentines, traits de couleur rouge, noire ou blanche. Ces cérémonies étaient célébrées aussi bien par les hommes que par les femmes. Cela dépendait des endroits. Ils mâchaient des feuilles de pituri qui les menaient dans un état second, puis se mettaient à danser en psalmodiant des chants rythmés, accompagnés de claquements de bâtons. A travers les quelques mots qu'elle commençait à connaître, Judith comprit que ces chants retraçaient l'histoire des esprits anciens, dont ils perpétuaient la mémoire.

La première fois qu'elle assista à un rituel, il se produisit un événement qui impressionna beaucoup la jeune femme. Tandis que les trois hommes gardiens du site sacré commençaient à se peindre le corps, un grondement mystérieux se fit entendre, qui lui donna le frisson. C'était une vibration profonde, effrayante, qui semblait annoncer l'arrivée d'un monstre gigantesque. Les membres de la tribu avaient arrêté leurs occupations. Pourtant, personne ne paraissait particulièrement inquiet. Judith saisit la main de Mahanee.

-  Que se passe-t-il? demanda-t-elle.

- Ça rhombe, répondit la petite Aborigène. Voix des esprits.

Judith ne put en apprendre plus. Tout à coup, le grondement cessa. Quelques instants plus tard, Bangaree apparut. Elle comprit qu'il s'était livré à une cérémonie à l'aide d'un instrument inconnu, comme celui qu'il utilisait parfois, le didjeridoo. C'était une sorte de long bâton creux, fabriqué à partir d'un tronc de jeune eucalyptus, dont il tirait des sonorités profondes et graves.

-  Le rhombe est un instrument sacré, lui dit-il plus tard. Seuls les hommes initiés peuvent le voir fonctionner. C'est pourquoi je me suis éloigné. Dans certaines tribus, la loi punit de mort une femme qui tenterait de s'approcher lorsque résonnent les voix des esprits.

-  C'est horrible. Mais pourquoi?

-  Elle risquerait de provoquer leur colère.

On ne croisait personne dans l'immensité du désert. Judith avait l'impression qu'elle pourrait marcher ainsi pendant des années sans que la tribu rencontrât qui que ce fût.

Pourtant, un jour, ils firent une découverte étrange. La tribu venait de reprendre sa longue marche lorsqu'un éclaireur revint en courant, s'inclina devant Paherdee avant de se lancer dans un discours volubile, auquel Judith ne comprit pas grand-chose, sinon que le pisteur semblait bouleversé. Lorsqu'il eut fini de parler, le chef se tourna vers elle et lui fit signe de le suivre. Un peu étonnée, elle obéit.

Suivi par Bangaree, Paherdee entraîna Judith au pied d'une falaise de roche rougeâtre, qui cernait un étang aux eaux turquoise. Deux autres éclaireurs les attendaient, qui leur désignèrent quelque chose que Judith ne voyait pas encore. S'approchant, elle s'aperçut qu'il s'agissait de squelettes humains. Mais ils n'appartenaient pas à des Aborigènes. Des lambeaux de vêtements européens s'y accrochaient encore.

- Les tiens sont venus jusqu'ici, commenta sombrement le vieux sorcier.

Judith dénombra les restes de cinq corps, éparpillés autour du point d'eau. Certains étaient en plusieurs morceaux, probablement le fait des charognards. Elle découvrit également les carcasses de trois chariots disloqués, des selles, des chaussures, des fusils, des poignards, divers objets. Quelques sacs vidés par les rongeurs et les dingos gisaient un peu partout. Impressionnée, la jeune femme examina les vêtements des malheureux et finit par trouver un portefeuille. Il contenait des documents au nom de Ludwig Leichhardt, un Prussien âgé de trente-cinq ans.

Pendant ce temps, Bangaree étudiait les lieux. Tout à coup, il appela Paherdee et lui montra des sacs de cuir desséchés contenant une poudre qu'il porta à sa langue. Puis il secoua la tête en marmonnant quelques paroles que Judith ne comprit pas. Elle vint à eux.

-  Je voudrais leur donner une sépulture selon les coutumes des miens, dit-elle. Voulez-vous m'aider?

Un peu plus tard, plusieurs hommes et femmes vinrent lui porter assistance. Après avoir creusé cinq fosses, Judith collecta respectueusement les ossements et les déposa dans les trous, sous les regards intrigués des Aborigènes. Eux-mêmes brûlaient leurs morts et abandonnaient leurs cendres au vent, à l'endroit où ils avaient vu le jour. Ainsi rejoignaient-ils le Rêve. Judith enterra également le portefeuille, les armes et les objets. Elle hésita à planter des croix sur les tombes. Il y avait de fortes chances pour que les défunts aient été protestants, et elle risquait de contrarier leur croyance. Elle décida de ne rien mettre.

Plus tard, Bangaree lui fit part de ce qu'il avait découvert.

-  Ces hommes suivaient un itinéraire sacré, réservé à ceux qui transportent le pituri, dit-il. Ils en avaient une quantité importante. C'est une plante très dangereuse lorsqu'on en absorbe trop. Mais les Blancs n'ont pas le sens de la mesure.{9}

Si la plupart du temps le soleil régnait en maître sur le bush, parfois des orages se déclenchaient. Le ciel se couvrait alors de nuées sombres. Puis une pluie chaude se mettait à tomber tandis que des éclairs zébraient le ciel. On trouvait alors refuge dans des anfractuosités rocheuses et on attendait que le déluge cessât.

« L'orage est la colère de l'aigle Wuldu », murmurait le vieux sorcier pour Judith.

Puis il marmonnait un vieux chant censé apaiser la colère divine. Les Aborigènes avaient ainsi de nombreuses légendes pour expliquer les phénomènes qu'ils ne comprenaient pas. Judith songea que, sur ce plan au moins, ils n'étaient guère différents des Blancs.

A mesure que le temps passait, Judith se rendait compte que l'itinéraire qu'elle avait cru être une errance sans but obéissait au contraire à un dessein bien précis. Malgré l'immensité du pays, les Aborigènes le connaissaient fort bien et chaque halte était prévue longtemps à l'avance, s'organisant autour des rites à respecter. Le chemin emprunté par la tribu correspondait à des pistes sacrées dont aucun Européen n'aurait été en mesure de soupçonner l'existence. La forme d'une colline, d'une falaise, la présence d'un arbre, d'un cours d'eau, ou d'autres signes invisibles pour Judith renseignaient Paherdee sur la route à suivre. Plusieurs fois, la jeune femme remarqua, sur le sol, des marques symboliques: demi-cercles, bâtons, lignes serpentines.

Au fil des mois, Judith découvrit des endroits extraordinaires, insoupçonnés. Ainsi, au coeur d'une région de falaises rouges, la tribu pénétra dans une caverne sur les murs de laquelle avaient été peintes des formes humaines de couleur blanche, grise et ocre. Ces silhouettes très stylisées étaient marquées des mêmes lignes que celles dessinées sur son corps au moment de sa maladie. Judith continuait à poser des questions, mais, parfois, Bangaree refusait de répondre. Ainsi, certaines choses conservaient leur mystère pour la jeune femme.

Un jour, la tribu arriva dans une zone désertique où se dressaient d'énormes rochers ronds, dépassant deux à trois fois la hauteur des arbres, posés les uns sur les autres comme des oeufs gigantesques. Pendant deux jours, la tribu fit halte afin de célébrer un rituel chargé de respect mais aussi marqué par un mystérieux sentiment d'insécurité. Les chants s'adressaient aux rochers colossaux, dont les masses sombres semblaient se couvrir de sang à mesure que le crépuscule avançait. Contrairement à leur habitude, les enfants se taisaient, regardant autour d'eux comme si une menace invisible pesait sur eux. Les adultes eux-mêmes ne paraissaient pas tranquilles. Tout à coup, le son angoissant du rhombe s'éleva dans la nuit naissante. Personne ne parlait. Judith en conclut que le Rêve attaché à ce lieu singulier devait avoir quelque chose d'effrayant.

Plus tard, lorsqu'il eut terminé d'accomplir le rituel angoissant du rhombe, Bangaree consentit à lui donner quelques explications, à voix basse, comme s'il craignait d'être entendu.

- Ces rochers sont les oeufs du serpent Arc-en-Ciel, dit-il. Il a créé les montagnes et le désert, mais il se nourrit aussi depuis toujours de la chair des hommes. Si nous n'effectuons pas les chants rituels, les oeufs risquent d'éclore et le monde se couvrira de créatures terrifiantes. Ce sera la fin de Jukkurpa

Judith comprit qu'il fallait un courage certain à la tribu pour s'aventurer sur le territoire d'un démon aussi dangereux. Même si elle ne pouvait croire à cette légende, elle ne dormit pas d'un sommeil paisible cette nuit-là. Peut-être était-ce l'effet de l'histoire contée par Bangaree, le paysage semblait distiller une atmosphère menaçante. Dans la nuit illuminée par une lune blafarde, les masses énormes des oeufs du serpent Arc-en-Ciel se découpaient sur un ciel couvert d'étoiles, qu'ils semblaient dévorer en partie. La jeune femme éprouva un réel soulagement lorsque la tribu s'éloigna de cette région angoissante.

Mais le serpent Arc-en-Ciel n'était pas la seule légende inquiétante des Aborigènes. En un autre endroit, on rendit hommage à une silhouette blanche, peinte sur les murs d'une caverne. Bangaree invita Judith à se joindre aux femmes qui accomplissaient le rite. Intriguée, elle obéit. Elle connaissait désormais assez de mots pour suivre les paroles des chants. Observant la coutume, elle ôta son pagne et avec les autres femmes, dont Mahanee, elle se mit à psalmodier, imitant ses compagnes du mieux qu'elle pouvait. En d'autres temps, une telle cérémonie lui aurait semblé incongrue. Mais le temps passé auprès des Aborigènes avait modifié sa vision du monde. Puisqu'elle partageait leur vie, puisqu'ils lui offraient une partie du produit de leur chasse et de leur cueillette, elle devait respecter leurs coutumes. Cependant, c'était la première fois que Bangaree l'invitait à se mêler aux femmes de la tribu. Il lui en donna l'explication plus tard.

-  En ce lieu vit « l'esprit qui dévore les femmes », dit-il. Si tu veux un jour avoir des enfants sans risquer de mourir en les mettant au monde, tu dois te méfier de ce démon. C'est pourquoi j'ai voulu que tu participes au chant rituel.

Il faisait sans doute allusion aux femmes qui mouraient en couches. Judith acquiesça. Puis Bangaree éclata d'un rire enfantin et ajouta:

-  Mais pour ça, il faudrait que tu trouves un mari! Et cela va être difficile, car aucun homme de la tribu ne voudra de toi!

Vexée, Judith rétorqua:

-  Pourquoi?

-  Tu es bien trop laide, avec cette peau blanche. Puis il repartit à rire. Elle se renfrogna.

-  De toute façon, je n'ai pas l'intention de me marier. Et certainement pas avec un Aborigène!

Bangaree faillit s'étouffer de joie devant sa mine furieuse. Elle finit par rire à son tour.

Quelques jours plus tard, la tribu arriva au bord d'une immense dépression de couleur rousse. Après avoir satisfait aux chants rituels du lieu, les femmes descendirent dans la fosse, haute de plusieurs dizaines de mètres, et se mirent en devoir de récolter une poudre ocre, qu'elles chargeaient avec précaution dans des sacs de peau. Judith comprit une nouvelle fois que leur itinéraire ne devait rien au hasard et que cette visite avait été prévue depuis leur départ des montagnes Bleues. L'ocre était utilisé pour peindre les corps.

Un soir, tandis que les parfums d'acacia montait de la terre, le bruit caractéristique du rhombe résonna dans le désert. Judith eut tout à coup l'impression d'une sorte d'écho, en direction de l'orient. Puis, aux visages réjouis de ses compagnons, elle comprit qu'il s'agissait d'un autre rhombe. Une tribu était dans les parages.

Le lendemain, en effet, une troupe d'une soixantaine de personnes apparut. La rencontre donna lieu à toutes sortes de cérémonies. En fait, les nouveaux venus appartenaient au même peuple que la tribu de Judith, les Wharlpiris, le peuple opossum.

Les retrouvailles avaient eu lieu dans un endroit bien particulier, un vaste étang poissonneux alimenté par une source.

Judith remporta un vif succès auprès des arrivants. C'était la première fois qu'ils voyaient une Blanche dans une tribu aborigène. Mahanee ne se lassait pas de rapporter ses exploits, vantant ses prouesses cynégétiques, son adresse à la fronde et au boomerang - qu'elle s'était fabriqué elle-même! On pratiqua le troc, la tribu de Paherdee échangeant la précieuse poudre d'ocre contre le non moins précieux pituri, qui poussait loin vers l'est.

Le soir venu, une fête fut organisée afin de célébrer la rencontre et la graver dans l'histoire du Rêve. Après le repas, les hommes se mirent à danser en frappant le sol en cadence à l'aide de leurs javelots. D'autres rythmaient la danse en tapant sur des bâtons. C'était le corroborée au cours duquel les danseurs, après avoir absorbé du pituri, faisaient revivre la légende originelle de leur tribu. Bangaree, les yeux brillants, chantait. Judith connaissait à présent assez de mots pour comprendre l'histoire.

A l'origine, la tribu des Wharlpiris fut rêvée par un jeune opossum fâché contre les siens. Il s'enfuit et suivit la route du soleil levant pour demander de l'aide à un autre peuple opossum, celui de la Prune Noire. Une grande bataille opposa les deux nations dans le désert nommé Tanami. Beaucoup d'opossums périrent et furent transformés en rochers. Les survivants furent engloutis sous la terre, puis rejaillirent plus loin, sous la forme d'une source vive. Judith comprit qu'il s'agissait de la source qui alimentait l'étang. Depuis ces temps immémoriaux, tous les groupes descendant de cette première tribu wharlpiri avaient coutume de s'y retrouver pour perpétuer la légende.

Cette rencontre eut diverses conséquences. On célébra un mariage. Une jeune femme de la tribu de Paherdee épousa un jeune homme de l'autre tribu. Judith apprit par Mahanee que cette union était prévue depuis longtemps. A l'inverse, une adolescente fut accueillie dans la tribu. Elle s'appelait Nihan et elle ne devait pas avoir plus de douze ou treize ans. Dans deux ou trois ans, elle épouserait un fils de Paherdee.

Le voyage reprit, en direction de l'ouest. Mais la chaleur continuait d'accabler la tribu. Malgré leur résistance, les Aborigènes souffraient. Judith se demandait comment les enfants faisaient pour tenir dans cette fournaise. Et pourtant, ils marchaient vaillamment, suivant les adultes avec courage.

Judith remarqua que Mahanee affichait un visage triste. Elle s'inquiéta. La jeune fille lui expliqua que sa mère, la femme âgée qui ne prononçait jamais un mot, était tombée malade.

Des larmes dans les yeux, elle ajouta que Bangaree ne pouvait rien faire pour elle.

- J'ai perdu mon père il y a un an. Aujourd'hui, c'est au tour de ma mère de devenir un esprit.

Tous les efforts du vieux sorcier se révélèrent inutiles. Namhamee mourut une semaine plus tard. Selon le rituel, son corps fut brûlé, puis les cendres furent jetées dans le creek, au cours d'une cérémonie émouvante qui réunit toute la tribu. Il n'y eut pas de pleurs, mais des larmes contenues, l'évocation simple des bons souvenirs que la disparue laissait derrière elle. Judith s'était placée près de Mahanee et lui tenait la main.

Dans les jours qui suivirent, plus personne pourtant n'évoqua Namhamee. On paraissait l'avoir oubliée. Son nom ayant un rapport avec certaines plantes, celles-ci changèrent de nom. Judith savait que les Aborigènes imaginaient que la vieille femme avait rejoint Jukkurpa. Dans leur esprit, elle se réincarnerait un jour dans un arbre, un cours d'eau, un animal, une roche ou un autre être humain.

Comme pour compenser le départ de Namhamee, il y eut deux naissances dans le mois qui suivit. Vivement impressionnée, Judith fut invitée, comme les autres femmes du clan, à assister les parturientes. Marie avait expliqué à sa fille comment se passait un accouchement, mais elle n'avait jamais eu l'occasion d'en être témoin. Les Aborigènes mettaient leur bébé au monde d'une manière singulière.

Tandis que la future maman s'accrochait des deux bras aux branches d'un arbre, ses compagnes préparaient, sous son bassin, un moelleux lit de feuilles pour recueillir le bébé. Bouleversée et impressionnée, Judith vit l'enfant sortir, la tête en bas, le visage fripé et déformé par la souffrance.

Pendant ce temps, les hommes s'étaient éloignés. Cette opération ne les concernait nullement et ils ne devaient surtout pas y assister, afin de ne pas mécontenter les esprits.

La tribu demeura sur place, pour ménager les forces des accouchées et de leurs bébés, puis on se remit en route. Cette fois, la troupe avait pris la direction du plein ouest. Judith n'avait plus aucune idée du temps qui la séparait de sa fuite. Des mois, sans doute, peut-être un an. Cela n'avait plus aucune importance. Ce voyage interminable aurait pu sembler monotone, mais le temps avait pris une nouvelle signification pour elle. La compagnie des Aborigènes lui avait enseigné la patience. Chaque jour, elle découvrait quelque chose. Le vieux Bangaree lui montrait toutes sortes de plantes, lui parlait de leurs particularités. Il lui apprenait la manière d'écouter « à l'intérieur » du corps.

« Si tu sais être patiente, le corps doit devenir transparent pour toi. »

Elle se montrait une élève docile, et, chaque jour, elle bénéficiait du savoir du vieil homme. Il lui apprenait à placer ses mains, à les promener sur la peau des malades, à écouter la moindre vibration anormale. Judith apprenait vite. Trop vite, parfois.

« Méfie-toi, Thanee. Tu as tellement envie de soulager que tu en oublies que chaque mal est différent suivant celui qui en souffre. Le mal et le malade ne font qu'un, pour le temps où la douleur est présente. C'est elle que tu dois chasser. »

Elle apprit ainsi à réduire des fractures, à masser des membres endoloris, à soulager des entorses

Certaines affections étaient soignées à l'aide de plantes. Bangaree conservait par-devers lui une véritable pharmacopée, faite de poudres de végétaux ou de minéraux, de feuilles séchées, de liquides nauséabonds provenant d'animaux. Chacun de ces remèdes possédait son esprit propre et, suivant son origine, il ne pouvait pas être absorbé par n'importe quel membre de la tribu. Lorsqu'il employait l'un d'eux, Bangaree n'oubliait jamais d'invoquer les esprits auxquels il se rapportait, afin qu'ils se montrent bienveillants.

Parfois, lorsqu'elle songeait à sa vie passée, la jeune femme avait l'impression qu'il s'agissait d'une autre personne. Judith Lavallière avait disparu, quelque part dans les eaux boueuses d'un creek en furie, il y avait de cela bien longtemps. Thanee était née à ce moment-là, issue d'un rêve fait de souffrances et d'hallucinations.

Les jours s'ajoutaient aux jours. Le relief n'existait plus. L'horizon était devenu uniformément plat, dans toutes les directions. Les arbres avaient quasiment disparu. Parfois, des vents violents et secs balayaient la plaine, soulevant des tornades de poussière. Il n'y avait d'autre solution que d'attendre la fin de l'ouragan en se serrant les uns contre les autres. L'air se chargeait de branches mortes, de cailloux qui cinglaient la peau. Des odeurs de terre emplissaient les poumons, la visibilité tombait à moins de quelques mètres. Des boules de végétation morte couraient à travers la plaine infinie, bousculant parfois la tribu apeurée. Les hurlements des vents semblaient les plaintes de quelque monstre gigantesque. Bangaree psalmodiait des paroles à mi-voix, afin d'apaiser les démons.

Ce fut après l'une de ces tempêtes sèches que Judith remarqua, au loin, comme posée sur l'horizon, une sorte de tache rouge, celle qu'elle avait entrevue au cours de son délire. Elle crut être l'objet d'une hallucination. L'ouragan apaisé, la poussière retomba lentement et le soleil, un instant masqué, reprit ses droits.

- Uluru! lui dit Bangaree.

Le lieu désigné par le vieil homme ne semblait pas appartenir au monde réel. Pendant les jours qui suivirent, la tribu marcha en direction de la tache rouge. Mais celle-ci paraissait s'éloigner à mesure que l'on avançait, comme un rêve inaccessible.

La chaleur était parfois insoutenable. On ne se déplaçait qu'à l'aube et au crépuscule. Au plus fort de la journée, on trouvait refuge sous les arbres rares, le plus souvent dans des abris rocheux au sein de dépressions de terrain. Les points d'eau étaient quasi inexistants, la soif se faisait durement sentir. L'un des bébés ne survécut pas. Son corps fut incinéré lui aussi, et ses cendres rendues à la nature.

Judith, exténuée, la gorge brûlée par la sécheresse, marchait comme un automate. L'air qui emplissait ses poumons lui semblait du plomb fondu. Cependant, devant la résistance des enfants, Judith ne se sentait pas le droit de faiblir. Malgré son épuisement, elle continuait d'avancer. Mahanee la suivait comme son ombre. Les deux filles ne parlaient pas. Il fallait garder la bouche fermée, afin d'éviter que la salive ne s'évapore.

On ne parcourait pas plus de huit ou dix kilomètres par jour. La fatigue était trop intense. Au loin, la montagne rouge flottait toujours au-dessus d'une brume de vapeur qui la faisait scintiller, comme si elle se consumait lentement sous l'ardeur du soleil. Cependant, chaque jour, sa taille augmentait imperceptiblement.

Le soir, lorsqu'elle s'écroulait sur le sol pour le bivouac, Judith avait l'impression de peser plusieurs tonnes. Ses muscles étaient douloureux, ses membres comme broyés.

Cela faisait trois jours à présent qu'ils n'avaient pu récolter la moindre goutte d'eau. Les seuls liquides qu'ils ingurgitaient provenaient de tubercules glanées en chemin, mais la sécheresse était telle que Judith avait l'impression de mâcher du coton. Elle se demanda comment ils allaient pouvoir résister s'ils ne trouvaient pas d'eau rapidement.

Au matin du quatrième jour, cependant, Bangaree déclara:

- Ce soir, nous boirons.

Avait-il dit cela pour encourager les plus faibles? Le soir venu, ils firent halte près d'une mare asséchée, cernée par des acacias et des bouquets d'arbustes d'épineux. Judith faillit éclater en sanglots. Le point d'eau sur lequel comptait Bangaree n'existait plus. Mais, une nouvelle fois, l'ingéniosité des Aborigènes surprit la jeune femme. Intriguée, elle remarqua que les autres s'étaient mis à creuser le fond de la mare. Stupéfaite, Judith vit qu'ils en retiraient des grenouilles gonflées comme des outres. Les batraciens, enterrés là par les Aborigènes, leur servaient de réserves d'eau naturelle.

Ainsi que l'avait prédit Bangaree, la tribu put se désaltérer, d'une manière surprenante toutefois. Afin que l'eau ne se perde pas, il fallait dévorer la grenouille crue. Un peu réticente, Judith finit par manger elle aussi. La soif était telle qu'elle aurait avalé n'importe quoi.

Chaque jour, la forme rouge se précisait un peu plus, prenant des dimensions de plus en plus imposantes. Elle était le seul relief visible. Judith savait que le terme uluru signifiait « caillou » dans le langage aborigène. Mais la montagne rousse n'avait rien à voir avec un caillou.

Un soir enfin, au terme d'une traversée éprouvante, la tribu parvint au pied du gigantesque monolithe. Dans le soleil couchant, le rocher se parait de pourpre, d'ocre, de nuances orangées. Il était creusé d'anfractuosités noires, semblables à des griffures géantes. Une impression d'écrasement envahit Judith. Uluru devait dépasser les trois cents mètres de hauteur et s'étirer sur plusieurs kilomètres. Au pied du colosse s'ouvraient des cavernes sombres, mystérieuses, desquelles on ne s'approchait pas. Bangaree lui expliqua qu'il s'agissait là des demeures des esprits. La jeune femme apprit que, dans des temps immémoriaux, c'était de cet endroit que le monde avait été créé, rêvé par les esprits.

Avec le temps, Judith avait compris que le Rêve, Jukkurpa, concernait tout ce qui n'avait pas d'existence matérielle. Ainsi les esprits des ancêtres faisaient-ils partie du Rêve. Elle se fit la remarque qu'il n'y avait pas de différences fondamentales avec ce qu'elle savait de la Bible. Richard lui en avait offert une, espérant la convertir - sans succès toutefois. Mais Judith l'avait lue avec beaucoup de curiosité. Elle se souvenait du début: « L'Esprit de Dieu soufflait sur les eaux... »

Dieu avait créé le ciel, la terre et tout ce qui y vivait. D'une certaine manière, n'avait-il pas « rêvé » tout cela? Et tout était devenu réalité. Les Européens, qui considéraient les Aborigènes comme des « brutes dégénérées », prônaient une religion dont le principe n'était guère éloigné de celui du Rêve.

Devant le gigantisme de cette cathédrale naturelle, Judith se sentait minuscule. Il régnait sur les lieux une atmosphère étrange, magique, comme si les pensées de tous les Aborigènes qui étaient passés en cet endroit flottaient encore dans l'air assombri. Tout à coup, le son angoissant du rhombe s'éleva dans le crépuscule.

Le lendemain eurent lieu toutes sortes de cérémonies afin d'honorer les esprits des grottes. Chacune d'elles avait sa signification propre. A l'intérieur, les parois se couvraient de dessins étranges, représentant des êtres surnaturels. Sur les flancs du monolithe l'érosion avait sculpté des formes mystérieuses, auxquelles les Aborigènes donnaient des noms: le « cerveau », la « queue du kangourou », le « lézard endormi », la « coquille sonore »...

Une autre tribu habitait sur place en permanence, les Anangus, qui avaient la charge de la protection du site sacré d'Uluru. Ils se présentèrent le lendemain dès l'aube. Leur arrivée fut le prétexte de nouveaux corroborées et de séances de troc. Une nouvelle fois, Judith fut le centre de l'attention. Les Anangus, pour la plupart, n'avaient jamais vu de femme à la peau aussi claire. Chacun vint l'examiner, toucher sa peau avec des petits rires effrayés et des regards curieux. Là encore, Judith se rendit compte que le voyage à Uluru n'était pas le fruit du hasard. Il était prévu de longue date pour célébrer un mariage. Une jeune femme wharlpiri devait épouser un homme de la tribu anangu.

Le mariage fut célébré le surlendemain et donna lieu à de nouvelles festivités. Tandis que les chasseurs entrechoquaient leurs boomerangs, d'autres hommes soufflaient dans les didjeridoos, qui éveillèrent les échos du gigantesque rocher. Les danseurs aux corps peints frappaient le sol en cadence, mimant différentes légendes du temps du Rêve. Judith, considérée par les chasseurs du clan de Paherdee comme l'une des leurs, se joignit à eux, ce qui ne laissa pas d'étonner les Anangus.

Ce statut particulier valait à la jeune femme, outre sa peau blanche, des attentions particulières. Judith eut ainsi l'occasion de voir fonctionner un rhombe pour la première fois. Parce qu'elle faisait partie des chasseurs, son statut était, dans l'esprit des Aborigènes, équivalent à celui d'un homme. Aussi, lors de la célébration du rite du rêve dingo, elle fut invitée à suivre les chasseurs. Elle les suivit jusqu'à l'entrée d'une grotte qui s'enfonçait sous la montagne rouge, hors de vue du reste des deux tribus.

Là, on lui enduisit le corps de peinture ocre. Puis Bangaree dessina sur sa peau les symboles magiques du dingo. Ensuite, les chasseurs des deux tribus firent un cercle. Comme eux, elle fut invitée à frapper ses boomerangs en cadence les uns contre les autres tandis que les sorciers des tribus narraient, par le chant et la danse, la légende du dingo, le chien sauvage venu d'ailleurs.

Le rite se termina par l'appel lancé à l'esprit. Bangaree détacha de sa ceinture un instrument que Judith lui connaissait depuis toujours. C'était un morceau de bois autour duquel était enroulée une longue ficelle. Le vieil homme s'écarta, puis, alors que le soleil se couchait sur l'horizon, il fit tourner l'objet à grands gestes lents. Une sorte de bourdonnement grave naquit, qui s'amplifia, l'instrument tournant de plus en plus vite. Bientôt, il devint assourdissant. Judith avait l'impression que son corps tout entier vibrait, en résonance avec le rhombe.

Ce fut alors qu'un cri éclata, suivit par un hurlement aigu. Le bourdonnement cessa aussitôt. Dans le crépuscule violet, Judith distingua, à peu de distance, le reflet d'une courte lutte. Puis deux chasseurs revinrent, traînant une petite silhouette terrorisée. Mahanee.

Les explications furent difficiles. La jeune fille, intriguée par le fait que son amie Thanee allait participer au rituel du rêve dingo, avait voulu l'accompagner. Elle avait suivi les chasseurs et s'était glissée au plus près pour assister, elle aussi, à la cérémonie. Mais la loi du clan anangu était stricte. Ni les femmes ni les enfants ne devaient voir fonctionner le rhombe. Cela risquait d'attirer la fureur des esprits. Seuls les jeunes hommes, après leur passage à l'âge adulte, pouvaient assister à un tel rite. Pour la femme qui enfreignait cette loi, la sanction était impitoyable. Elle devait mourir.

-  Non! s'insurgea Judith.

-  Calme-toi, lui dit doucement Bangaree. Les lois de notre clan ne sont pas aussi dures. Mais nous sommes ici sur le territoire des Anangus. Nous devons nous soumettre à leurs règles.

-  Je ne laisserai pas Mahanee mourir parce qu'elle s'est montrée un peu trop curieuse.

Bangaree comprit qu'il ne parviendrait pas à lui faire entendre raison.

La nuit même, les deux tribus se réunirent pour décider du sort de Mahanee. Les deux chefs étaient embarrassés. Un tel incident ne se produisait jamais. On convint qu'il avait été provoqué par la présence de « l'étrangère qui chasse ». Judith avait donc une responsabilité dans ce qui était arrivé. Mais, en tant que chasseresse, elle jouissait d'une liberté identique à celle d'un homme, ce qui lui permit de faire entendre sa voix.

-  Le rêve dingo ne peut être offensé de la présence de Mahanee, plaida-t-elle, puisque c'est l'amitié qu'elle me porte qui l'a poussée à me suivre.

Une bonne partie de l'assemblée était prête à l'écouter. On n'aimait pas donner la mort. Mais certains s'obstinaient, pour d'obscures raisons basées sur la tradition et la peur inspirée par les esprits. Judith insista:

-  Vous n'êtes pas nombreux. Mahanee va bientôt entrer dans l'âge du mariage et de la maternité. Si vous la tuez, vous tuerez aussi les enfants qu'elle pourrait avoir. Des enfants qui deviendront des chasseurs à leur tour, et qui nourriront les plus anciens lorsqu'ils seront trop faibles.

On approuva vigoureusement. Malheureusement, l'homme qui avait surpris Mahanee, un Anangu nommé Ghanree, tenait beaucoup à ce que les lois soient appliquées avec rigueur. Il parla avec une telle fougue, menaçant les autres de la venue possible du serpent Akura, le destructeur, que les membres de l'assemblée hésitèrent. Après maintes tergiversations, Judith se rendit compte qu'ils allaient se laisser fléchir. Elle décida d'agir.

Elle avait constaté, à plusieurs reprises, que des guerriers se lançaient des défis lorsqu'ils devaient régler un litige. C'était des sortes de duels, réglés le plus souvent à la lance ou au boomerang. Déterminée à sauver Mahanee de la fureur du chasseur excité, elle résolut de s'opposer directement à lui. Saisissant sa lance, elle se leva et alla la planter devant les pieds de son adversaire. Celui-ci, stupéfait, la contempla d'un regard sombre. Elle plongea ses yeux dans les siens et déclara:

-  Je refuse que Mahanee meure. Si tu ne renonces pas, nous nous battrons. Si tu vaincs, Mahanee mourra. Si je vaincs, elle aura la vie sauve.

Il y eut un moment d'hésitation parmi les chasseurs de l'assemblée, surtout du côté des Anangus. Judith ne lâchait pas son adversaire des yeux. Elle vit qu'il hésitait. Elle était aussi grande que lui, mais sa poitrine ferme, même masquée par la peinture ocre des cérémonies, trahissait sa féminité. Désemparé, il se tourna vers les autres. Le silence s'était fait.

-  Je ne peux pas me battre contre une femme, finit-il par dire.

-  Mais tu es prêt à en sacrifier une, riposta Judith.

-  Les femmes n'ont pas le droit de porter les armes, répliqua-t-il, cherchant un appui auprès des membres de son clan.

-  Je suis la femme-qui-chasse! gronda Judith. Aurais-tu peur de te mesurer à moi?

Bangaree intervint:

-  Thanee est pour nous comme un homme et elle fait partie de notre tribu depuis plus de seize lunes. Je partage son avis. Si tu refuses de l'affronter, elle aura triomphé sans combattre.

Un sursaut d'orgueil saisit Ghanree. Il était hors de question de céder devant une femme.

-  C'est bien. Je combattrai l'étrangère. Les esprits décideront de la victoire.

Il fut convenu que l'affrontement aurait lieu le lendemain, en fin de journée, au coucher du soleil. Judith ne dormit guère, la nuit qui suivit. Sans doute avait-elle présumé de ses capacités. Elle avait pour elle la souplesse et la rapidité, mais Ghanree était un homme puissant, en pleine force de l'âge.

Au-dessus de la jeune femme se dressait la masse gigantesque et énigmatique d'Uluru. Elle masquait la moitié du ciel, occultant les étoiles et la lune pleine. Judith se demanda si les divinités inconnues qui résidaient dans ses flancs creux s'étaient offusquées de son audace.

Mahanee s'était allongée près d'elle. Depuis qu'elle avait perdu sa mère, elle avait reporté son affection filiale sur Judith, pourtant à peine plus âgée qu'elle. Ce sentiment étonnait la jeune femme, mais elle se souvint que Maureen s'était spontanément placée, elle aussi, sous sa protection lors de leur fuite de Sydney.

Tout à coup, une silhouette sombre rampa auprès d'elles. Bangaree avait dû sentir qu'elle ne dormait pas.

-  Ce que tu as fait est très courageux, Thanee, dit-il à voix basse. Ghanree est un redoutable combattant. Il espérait bien livrer combat à l'un de nous, et peut-être à Paherdee lui-même. Il aime faire la démonstration de sa force. C'est un être sans grande intelligence. Mais méfie-toi, il n'a jamais été vaincu à la lance. Tu risques, toi aussi, d'y perdre la vie.

Malgré la chaleur, Judith frissonna. Bangaree sortit de son sac des feuilles de pituri. Il en porta quelques-unes à sa bouche, puis tendit les autres à Judith.

-  Tu dois entrer en communication avec les esprits, ajouta-t-il. Peut-être te diront-ils ce que tu dois faire.

Judith hésita. Le pituri lui rappelait trop cette période où elle avait failli mourir. Elle n'en avait plus absorbé depuis. Mais un regard de Bangaree l'encouragea. Elle se mit à mâcher les feuilles au goût amer. Un peu plus tard, elle sombra dans une sorte de somnolence.

Etait-elle encore dans la réalité ou dans le Rêve? Il lui semblait marcher dans un décor étrange, où il ne faisait ni jour ni nuit. Le soleil était haut dans le ciel, mais la luminosité restait crépusculaire. Une menace imprécise flottait dans l'air. Elle se trouvait toujours au pied d'Uluru, qui avait pris une teinte pourpre, la face creusée de profondes crevasses ténébreuses. Un grondement effrayant sourdait de ses larges anfractuosités, où se dissimulaient les esprits. Au loin, la tribu paraissait attendre, figée dans une immobilité inquiétante. Tous regardaient dans sa direction.

Tout à coup, la silhouette d'un dingo se matérialisa, sortie d'une brume de poussière rousse. L'animal était suivi d'un wallaby. Ils avancèrent vers les membres de la tribu. Judith se rendit compte que chaque membre était lui aussi accompagné d'un animal totem. Parvenus à peu de distance, le dingo et le wallaby s'arrêtèrent un instant, puis s'écartèrent résolument de la tribu immobile. Peu à peu, ils se fondirent dans la brume rougeâtre qui rampait au ras du sol.

Au matin, lorsque Judith s'éveilla, elle éprouva un malaise indéfinissable. Son rêve étrange lui revint. Elle n'aimait pas ce qu'elle avait compris. Le wallaby était le totem de Mahanee. Or, l'interprétation du songe était limpide: les deux filles allaient quitter la tribu et disparaître. Cela ne pouvait avoir qu'une signification: Ghanree allait triompher, et toutes deux allaient mourir.

- Les rêves peuvent avoir plusieurs sens, déclara Bangaree. Ghanree ne t'a pas encore vaincue. Il a peur de toi parce que tu es une femme, et surtout une femme à peau blanche. Il est persuadé que tu possèdes des pouvoirs magiques inconnus.

Judith hocha la tête. Elle avait le sentiment que le vieil homme cherchait à la rassurer, mais elle se demandait si elle n'était pas allée trop loin, cette fois. Elle ne pouvait pourtant pas rester sans réagir devant la menace qui pesait sur Mahanee. Et puis, si elle trouvait la mort dans cet affrontement, tout serait fini et ce serait peut-être mieux ainsi. Elle n'avait aucun avenir parmi les Aborigènes. Cela faisait bientôt un an et demi qu'elle partageait leur longue errance. Elle savait, elle sentait que cette aventure étrange allait bientôt prendre fin. Elle en avait déjà eu l'intuition lors de la première nuit passée auprès d'Uluru. Elle avait eu l'impression qu'elle avait touché là au but de son voyage en compagnie de la tribu. Autre chose l'attendait, mais quoi? La mort, ou une vie nouvelle?

Tout au fond d'elle, son instinct de survie lui hurlait de ne pas céder à l'angoisse. Elle n'était pas encore battue. Bangaree avait raison: Ghanree avait peur d'elle. Peut-être était-il plus fort qu'elle, mais elle avait un atout en réserve. Elle réfléchit longuement à la manière dont elle allait combattre. Et soudain, une idée lui vint et elle sut qu'elle avait une chance de triompher.

La journée se passa dans les préparatifs de la joute. Judith aurait pu penser que la tribu de Paherdee se rangerait derrière elle, face à celle de Ghanree. Or, les deux partis qui se formèrent étaient composés de membres des deux tribus, chacun défendant l'une ou l'autre idée. Pour les uns, Mahanee devait périr pour avoir enfreint une loi datant de la nuit des temps. Pour les autres, la grande majorité, le crime n'était pas bien grand et méritait l'indulgence. Mais on était tout de même curieux de voir ce que donnerait le combat.

Le soir, un soleil couleur de sang illumina le désert d'une lumière pourpre, étirant sur le sol des ombres violettes acérées comme des pointes de lance. Les deux tribus s'étaient déplacées près de la face occidentale d'Uluru, qui se dressait comme un monstre gigantesque face au couchant.

L'angoisse broyait le coeur de Judith. Si elle n'avait pas l'intention de mourir, elle n'avait pas non plus envie de donner la mort. Elle espérait pouvoir triompher sans y être contrainte. Comme dans un cauchemar, elle vit les membres des deux tribus prendre place, former le cercle au centre duquel elle allait devoir combattre. On avait allumé des feux tout autour, sur lesquels les femmes faisaient griller des wallabies et des grenouilles.

Un peu plus tôt, Bangaree avait enduit la peau de Judith de poudre d'ocre et de longues bandes blanches. Les paroles de Bangaree lui revinrent.

« Pour mon peuple, le blanc signifie la mort... »

II lui avait aussi dessiné un masque rappelant un dingo stylisé, destiné à effrayer son adversaire. Ghanree, quant à lui, avait fait de même. Il arborait la face d'un émeu, son animal totem.

Jamais le temps n'avait paru aussi long à Judith. Lorsque enfin Bangaree lui fit signe de pénétrer au centre du cercle, elle eut l'impression de se dédoubler. Ce n'était pas elle qui allait combattre. Les femmes n'étaient pas faites pour cela. Leur rôle consistait à donner la vie, non à la prendre. Le vieux sorcier lui remit sa lance, qui avait été décorée de fleurs blanches, ainsi qu'un bouclier de peau et d'écorce.

Ghanree l'observait avec méfiance. Elle comprit qu'il aurait été beaucoup plus sûr de lui face à un adversaire masculin. Ses yeux aux orbites creusées luisaient à la lueur des feux de camp. Sur un ordre de Paherdee, les deux adversaires s'avancèrent l'un vers l'autre.

Dans un premier temps eut lieu une cérémonie destinée aux esprits, et particulièrement à l'esprit dingo et à l'esprit émeu qui allaient, selon la tradition, lutter par l'intermédiaire de Thanee et de Ghanree. Puis les chasseurs des deux tribus commencèrent à frapper leurs boomerangs les uns contre les autres à un rythme rapide. Ce fut le signal de l'affrontement.

Soudain, un murmure de stupéfaction parcourut les spectateurs. Judith venait de jeter au loin son bouclier. Il y eut un moment de flottement. On crut un instant qu'elle renonçait à combattre. Mais elle saisit sa lance à deux mains et attendit, les pieds solidement plantés dans le sol, montrant ainsi qu'elle désirait aller jusqu'au bout. Décontenancé, Ghanree regarda en direction des siens. Jamais on n'avait vu un guerrier renoncer à la protection du bouclier. Il se douta qu'il s'agissait là d'une magie de l'étrangère. Peu rassuré, il s'avança, la lance haute.

Puis il porta une attaque. Qui ne rencontra que le vide. Judith s'était esquivée au dernier moment. L'instant d'après, Ghanree recevait un violent coup dans les fesses qui déclencha l'hilarité des spectateurs.

Judith n'avait rien oublié des joutes de son enfance. A l'époque, elle maniait le bâton suffisamment bien pour affronter des garçons plus grands qu'elle. Elle avait poursuivi l'entraînement avec le capitaine Pedders. Furieux, Ghanree voulut contre-attaquer, mais il ignorait tout de cette manière de combattre. Chaque coup qu'il portait était systématiquement détourné, puis suivi d'une riposte sur les mains, sur les flancs. A la vérité, le combat ne dura guère. Judith eut vite fait de prendre confiance en elle. Elle profita d'une maladresse de son adversaire pour rouler derrière lui. Elle se releva d'un bond et le frappa violemment au défaut des genoux. Ghanree s'écroula. Judith en profita pour le plaquer sur le sol et appuya la pointe de sa lance sur sa gorge.

-  Ta magie est grande! dit Ghanree, le souffle court. Personne ne m'avait jamais vaincu à la lance. Ma vie t'appartient.

-  Je ne désire pas ta vie, Ghanree. Les Anangus ont besoin de toi. Je demande seulement la vie de Mahanee.

-  Elle t'appartient aussi.

Judith écarta sa lance, puis aida le guerrier à se relever.

-  Les Blancs sont-ils tous aussi courageux que toi? questionna-t-il encore.

Elle ne répondit pas immédiatement. Songeant à ceux de Myall Creek, elle répondit:

-  Méfie-toi des Blancs. Ils ne se battent pas avec des lances, mais avec des...

Elle chercha vainement un mot pour désigner les fusils, puis poursuivit:

-  Des armes qui tuent à distance, bien plus dangereuses que les propulseurs à javelots. Il vaut mieux les éviter.

Plus tard, Judith retrouva Bangaree. Celui-ci s'était beaucoup amusé de la déconfiture de Ghanree.

-  Ta science du combat est étonnante, dit-il. Je n'ai pourtant pas vu de Blanches se battre lorsque j'étais là-bas. Je croyais que cela leur était interdit. Quelle sorte de femme es-tu donc?

-  Ma mère disait que j'étais un garçon manqué.

-  Peut-être aurais-tu dû naître mâle. Mais quel homme voudra de toi s'il sait que tu es capable de le battre?

Judith soupira. Elle avait bien le temps de songer à cela. Elle avait d'autres soucis. Son aventure avec Jack Connors n'avait été qu'un accident, elle avait ressenti l'envie de faire l'amour avec lui. Elle n'avait pas éprouvé pour lui autre chose que de la tendresse. Dans sa vie d'avant, aucun des hommes qui l'avaient courtisée n'avait su capter son attention. Certains l'avaient pourtant demandée en mariage. Elle avait refusé. Elle avait parfois eu envie de se blottir dans leurs bras, de sentir leur bouche se poser sur la sienne. Mais aucun d'eux n'avait su éveiller en elle quelque chose qui ressemblât à de l'amour. Elle se demanda, une fois de plus, si elle était capable d'éprouver ce genre de sentiment. Que ressent-on lorsqu'on est amoureux? Autrefois, elle avait posé la question à sa mère.

« C'est difficile à définir, avait répondu Marie. C'est comme si la vie nous semblait soudain plus belle, comme si le chagrin et la tristesse ne pouvaient plus nous atteindre. Parfois, on en oublie même ses amis. On ne vit plus que pour l'autre, on devient son double, son reflet. On attend tout de lui. On n'existe plus, on ne respire plus que pour lui. On aime tout de lui, ses yeux, son visage, ses gestes, ses petites manies. On aime sa voix, son parfum, sa manière de s'habiller. Il arrive même à nous faire aimer des choses qu'auparavant nous détestions. L'amour est une sorte de folie. Il nous amène à sortir de nous pour nous fondre à l'autre. Lorsqu'il s'absente, nous ne faisons que survivre jusqu'à son retour. On a l'impression que l'on ne pourra plus jamais vivre sans lui.

-  Et c'est vrai?

-  C'est faux, bien sûr. Cet amour-là ne dure pas éternellement. Il y a toujours un après. L'amour se transforme. Il s'arme de patience, de tendresse, de complicité. Parfois, il s'étiole, s'estompe et finit par disparaître. On se demande alors comment on a pu être aussi amoureuse. »

Marie avait laissé passer un silence, puis avait ajouté: « A l'inverse, il arrive que la vie t'arrache celui que tu aimes. Alors, il reste, quelque part au fond de toi, des cicatrices qui ne se referment jamais. »

Judith avait compris qu'elle faisait allusion à son père disparu. Elle n'en parlait jamais. Mais le regard brillant de sa mère lui avait dit combien elle avait aimé ce père inconnu. Ce jour-là, Judith avait réalisé qu'elle ne pourrait se contenter d'aimer un homme de façon ordinaire, pour se marier et avoir des enfants.

Elle se secoua, préférant changer de sujet.

-  Je me suis trompée sur la signification du rêve, dit-elle à Bangaree. Je pensais mourir dans ce combat.

-  Ta vision peut avoir un autre sens, Thanee. Peut-être dois-tu quitter la tribu en compagnie de Mahanee...

Elle ne répondit pas. Que se passerait-il si elle rencontrait d'autres Blancs? A présent, tout danger devait être écarté. On la croyait morte. Mais elle n'avait aucune envie de retourner à Sydney. Même si on ne la reconnaissait pas, que pouvait-elle devenir? Elle n'était plus qu'une sauvageonne sans nom.

Quelques jours plus tard, la tribu se sépara des Anangus et se mit en route en direction du sud-est. Et la longue errance reprit. Judith avait acquis un nouveau statut aux yeux de ses compagnons, elle était devenue Thanee « la guerrière ». Elle avait pensé que les hommes lui demanderaient de leur enseigner son étrange art du combat, mais il n'en fut rien. Elle finit par comprendre qu'à leurs yeux il faisait partie de son propre rêve, de sa magie personnelle.

Un mois plus tard, alors que l'on s'approchait de la période hivernale, la tribu parvint à la lisière d'une vaste dépression au sol craquelé par l'aridité. Depuis plusieurs jours, la soif s'était fait durement sentir. La sécheresse persistante avait ridé la terre de crevasses. Le sol était recouvert d'une croûte blanchâtre et dure. Judith s'aperçut qu'il s'agissait de dépôts de sel. Elle se demanda pourquoi la tribu avait tenu à venir dans cet enfer. Elle s'étonna encore plus lorsque Paherdee décida d'installer le bivouac pour plusieurs jours, à proximité d'une formation rocheuse qui formait comme une arche naturelle.

Bangaree lui expliqua:

-  Il y a bien longtemps, lorsque les Grands Esprits ont rêvé le monde et l'ont créé par leurs chants, une mer s'étendait là, tout autour de toi. Puis le temps a passé et la mer a disparu, avalée par le serpent Arc-en-Ciel. Mais son esprit est resté, et parfois la mer réapparaît.

-  Ici, dans ce désert?

-  Dans quelques jours, elle sera revenue. Son nom est « Dieri ». Ses eaux seront chargées de poissons, de grenouilles. Les oiseaux marins viendront s'y abreuver.

Judith lui adressa un regard incrédule. Tout autour d'eux ne s'étendait qu'une terre craquelée, presque sans vie.

-  C'est impossible, rétorqua-t-elle d'une voix mal assurée.

Bangaree eut un sourire malicieux.

-  Rien n'est impossible pour Jukkurpa, répondit-il, visiblement ravi. L'esprit de Dieri est très puissant, et nous allons chanter pour lui.

Le soir même eut lieu un corroborée. Au cours de la fête rituelle, Judith éprouva une impression étrange. Il n'y avait rien dans ce désert aride, le plus désolé qu'elle eût jamais traversé depuis qu'elle suivait les Wharlpiris. Malgré la nuit tombée, la chaleur étouffante l'empêchait de respirer. Et pourtant, les paroles de Bangaree lui semblèrent peu à peu prendre un sens. Il lui semblait percevoir au loin, très loin par-delà l'horizon, un amoncellement de forces inconnues, comme si un phénomène dépassant l'entendement se préparait. Elle avait absorbé du pituri et flottait dans un état de somnolence bienfaisante. Mais elle avait aussi la sensation de sortir de son corps, de se mêler intimement à la terre, comme si elle n'avait fait qu'un avec elle. Et elle perçut, au-delà des odeurs acres du sol craquelé, un subtil parfum aquatique. Elle se laissa gagner par le sommeil.

Un peu avant l'aube, elle fut brusquement éveillée par un grondement sourd et inquiétant. Elle se redressa. Il faisait encore nuit, mais, loin vers le sud, le ciel s'illuminait de lueurs fulgurantes. L'hiver précédent, alors qu'elle errait bien loin dans le Nord, elle avait subi plusieurs tempêtes. De lourds nuages se déversaient alors sur le désert, faisant naître des rivières éphémères qui allaient ensuite se perdre dans les sables et la rocaille dès que le soleil reprenait ses droits. Mais ces déluges soudains redonnaient vie à la terre, permettant aux plantes et aux animaux de reprendre des forces.

Ici, le phénomène était encore plus impressionnant. D'un bord à l'autre de l'horizon méridional, on aurait dit qu'une falaise de lumière mouvante progressait dans leur direction, dans un silence quasi total. Seul leur parvenait, de temps à autre, l'écho assourdi d'un roulement lointain. Judith estima la distance à plusieurs dizaines de kilomètres.

Autour d'elle, tout le monde s'était éveillé. Bangaree s'était mis à chanter à mi-voix, imité par une grande partie de la tribu. Les hommes frappaient sur leurs boomerangs en suivant un rythme lent.

Le soleil se leva à l'est, inondant le désert d'une lueur mauve. La masse nuageuse progressait inexorablement vers le nord, vers l'endroit où s'était installée la tribu. Judith se rendit compte de l'épaisseur impressionnante de la nuée. On eût dit une montagne mouvante qui dévorait inexorablement le ciel. Les grondements se précisèrent. Bientôt, la lumière décrut et les ombres allongées disparurent. Un vent violent se leva, soulevant des tornades de poussière et de végétaux morts. Judith tenta de chasser le début de panique qui commençait à s'emparer d'elle. Jamais elle n'avait contemplé semblable phénomène. Une multitude d'orages se déchaînaient simultanément sur un front qui allait d'un bout à l'autre du désert.

Paherdee ordonna à la tribu de se réfugier sous l'arche rocheuse.

Tout à coup, le monde sombra dans la folie. La tempête fut sur eux. Contrastant avec la chaleur infernale montant du sol, de grosses gouttes glacées vinrent s'écraser sur le sol craquelé. En quelques secondes, la pluie se transforma en déluge. Des rideaux de pluie malmenés par les vents hurlants s'abattirent, noyant tout dans un rayon de quelques mètres. Judith se rapprocha de Mahanee, qui s'était mise à trembler, et lui prit la main. Bangaree avait recommandé à chacun de ne pas quitter le refuge du surplomb rocheux, afin d'éviter d'être frappé par l'aigle Wuldu. Les éclairs aveuglants zébraient la pénombre liquide, suscitant les cris d'effroi des jeunes enfants. Parfois, ils explosaient à quelques pas seulement de la tribu. Un vacarme assourdissant déchirait simultanément les tympans.

Bientôt, tout autour, des torrents furieux apparurent, qui roulaient des eaux rouges. Mais la formation rocheuse leur apportait une certaine protection, détournant les ruissellements. Après la sécheresse, ces trombes d'eau étaient une bénédiction. Par moments, elles s'espaçaient un peu et Judith apercevait, au loin, au creux de la dépression, une multitude de mares en formation. Au fil des heures, le niveau des eaux monta inexorablement. Bientôt, les mares devinrent des étangs, puis des lacs, qui se rejoignaient pour n'en former qu'un seul.

La nuit vint sans que se manifestât d'accalmie. On se nourrit comme on put de fruits récoltés la veille. Malgré la pluie battante et les coups de tonnerre, son épuisement était tel que Judith parvint à dormir quelques heures, d'un sommeil entrecoupé de réveils en sursaut dus à de violents coups de tonnerre.

Le déluge dura ainsi pendant plus de quatre jours. La faim tordait l'estomac des Wharlpiris. La jeune femme avait l'impression d'assister, impuissante, à la fin du monde. La Bible évoquait un déluge très ancien qui avait duré quarante jours et quarante nuits. Lorsqu'il avait cessé, le monde était englouti sous les eaux et tous les hommes avaient péri, noyés. N'était-ce pas ce qui allait se produire à présent? Il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre.

Enfin, au matin du cinquième jour, la chape nuageuse s'éclaircit, puis s'éloigna vers le nord, emportée par un ouragan violent. Ivre de fatigue, chacun se releva, étira ses membres engourdis. Judith quitta l'abri, hébétée, fit quelques pas. Là, sous ses yeux éberlués, s'étalait un spectacle incroyable. Bangaree n'avait pas menti: devant elle s'étirait une véritable mer, que le soleil, au zénith, inondait d'une lumière éblouissante. Des vagues venaient battre presque au pied de la grotte, là où quelques jours plus tôt n'existait qu'un sol desséché et couvert de sel.

Un concert de cris de joie monta de toutes les poitrines. Abasourdie, Judith n'en croyait pas ses yeux. Jamais elle n'avait rien vu de plus beau. L'émotion fut telle qu'elle sentit à peine les larmes qui se mirent à ruisseler de ses yeux. Elle s'avança jusqu'à l'eau, tomba à genoux dans les vagues.

Je dois rêver, se dit-elle.

Autour d'elle, les Aborigènes plongeaient dans les flots en riant. Elle ôta son pagne et se décida à les imiter. Elle remarqua que l'eau était légèrement salée.

Mais le miracle ne s'arrêtait pas là. Judith constata que les eaux regorgeaient d'une vie inattendue, poissons, grenouilles, salamandres. Bientôt, au loin, des nuages mouvants apparurent, en provenance de toutes les directions. Des oiseaux, par milliers, par dizaines de milliers, pélicans, cormorans, goélands, venaient s'abattre sur les rives de cette mer étrange.

-  D'où sortent toutes ces grenouilles? s'étonna-t-elle auprès de Bangaree.

-  Du sol, répondit-il. Elles peuvent rester des années dans la terre. Tu ne les as pas vues, mais elles étaient là avant la pluie.

-  C'est incroyable.

Sur les rives de cette étrange mer intérieure, des plantes innombrables avaient jailli du sol. La plus surprenante était une fleur d'un rouge vif, à la forme compliquée.{10}

Judith se souvint de ses études, de ses professeurs si sûrs d'eux-mêmes. Si elle leur avait raconté ce phénomène, ils l'auraient sans doute traitée de menteuse et punie. Elle éclata de rire. L'Australie était le plus merveilleux pays au monde. Se mêlant aux oiseaux, la tribu fit une pêche miraculeuse et, bientôt, la faim ne fut plus qu'un mauvais souvenir.

Un mois plus tard, les Wharlpiris reprirent leur route en direction du sud-ouest. Le niveau de la mer mystérieuse commençait déjà à baisser sous l'ardeur du soleil.

Après trois semaines de marche, le relief laissa apparaître une barrière rocheuse. Des monts usés par l'érosion culminaient à plus de mille mètres. On s'engagea sur les pentes rocailleuses du massif. La température se fit plus agréable. Le vent apportait des parfums nouveaux, émanant des fleurs de toutes les couleurs qui tapissaient les plaines suspendues séparant les hautes collines. Bientôt, après avoir franchi une falaise escarpée, la tribu atteignit une sorte de vaste cuvette étirée en longueur, dominée au sud par une montagne élevée. L'endroit ressemblait à un cratère volcanique.

- Nantawairina! déclara Bangaree. C'est un site sacré pour le peuple opossum.

A l'intérieur, la pente se révéla beaucoup plus douce. La tribu descendit vers le fond de cette étrange vallée.

Tout à coup, Paherdee leva la main. Tout le monde s'immobilisa. Le coeur de Judith se mit à battre plus vite. Près d'un point d'eau se tenaient une demi-douzaine de silhouettes accompagnées de chevaux.

Des Blancs...