TROISIÈME PARTIE
La ruée vers Vor
Des sentiments contradictoires habitaient Judith. Elle était à la fois heureuse et effrayée de revoir des Blancs. Elle n'avait pas oublié Sydney et le massacre d'Orange. Bien sûr, il y avait peu de chance pour que les nouveaux venus fussent au courant de ce qui s'était passé là-bas, mais la dernière image qu'elle gardait des gens de son peuple était celle des coups de feu tirés dans sa direction. Cependant, cette rencontre représentait un espoir de regagner son univers. Elle ne pouvait pas passer le reste de sa vie parmi les Wharlpiris. Ceux-ci s'étaient figés, les hommes plaçant les femmes et les enfants derrière eux pour les protéger.
- Je vais leur parler! dit Judith à Paherdee.
Elle s'avança avec prudence vers les explorateurs. Elle n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres lorsqu'elle vit l'un d'eux prendre son fusil et le braquer sur elle. Un autre lui fit signe de se calmer. Furieuse, elle s'exclama:
- Est-ce ainsi que vous souhaitez la bienvenue?
La stupéfaction se peignit sur les visages. Celui qui avait détourné le fusil paraissait être le chef. Il vint à elle avec circonspection.
- Vous êtes une Blanche! s'exclama-t-il.
- En effet.
Il la contempla, visiblement gêné. Judith ne portait qu'un pagne usagé, provenant des lambeaux de sa robe, et qui ne cachait plus grand-chose de son corps. Désormais habituée à vivre nue, la jeune femme ne comprit pas immédiatement la raison de son trouble. Lorsqu'elle en prit conscience, elle resserra ses bras autour d'elle pour masquer sa poitrine.
- Qui êtes-vous? demanda l'homme.
Judith hésita. Il n'était pas question de révéler les circonstances qui l'avaient amenée à vivre parmi les Aborigènes. Mais elle estima qu'il valait mieux donner sa véritable identité.
- Je m'appelle Judith Lavallière.
- Que faites-vous avec ces gens?
Son ton était empreint de compassion. Visiblement, il s'imaginait déjà qu'elle avait été enlevée très jeune par les Aborigènes et élevée parmi eux.
- Ils m'ont recueillie.
- Depuis longtemps?
- Je ne sais pas. J'ai perdu la notion du temps. Quel jour sommes-nous?
- Le 5 juillet 1850.
Judith resta un instant sans voix. Cela faisait plus de vingt mois qu'elle avait fui Hill end. Elle décida d'augmenter cette durée, afin d'éviter tout rapprochement avec l'affaire d'Orange.
- Alors, cela fait plus de deux ans que je vis avec les Aborigènes.
Les autres approchèrent. Ils étaient cinq. L'un d'eux, une sorte de géant aux yeux verts, ôta sa veste et en couvrit les épaules de Judith, qui le remercia d'un bref signe de tête. Mais la rugosité du tissu sur sa peau lui procura une impression désagréable, comme si d'un coup on l'avait privée de liberté. Avec les Wharlpiris, la nudité ne lui posait plus aucun problème. En revanche, le regard des nouveaux venus la mettait mal à l'aise. Leurs yeux s'attardaient sur ses formes, puis se détournaient vivement avant d'y revenir plus ou moins discrètement.
Celui qui lui avait donné sa veste la contemplait avec admiration. Contrairement aux autres, il ne semblait pas embarrassé. Son regard la troubla. C'était un très bel homme. Elle s'adressa à lui:
- Mes compagnons sont pacifiques, dit-elle. Je ne veux pas que vous leur fassiez de mal.
- Pourquoi le ferions-nous? s'étonna-t-il.
- Il y a eu beaucoup de massacres d'Aborigènes. Et celui-ci a braqué son arme sur eux, ajouta-t-elle en désignant l'homme au fusil.
- Peary a la tête près du bonnet. Mais je vous promets qu'il se tiendra tranquille.
Un peu plus tard, Judith, rejointe par Paherdee et Bangaree, s'était assise en compagnie des Blancs.
- Mon nom est Steven Banner, dit leur chef. L'homme qui vous a effrayé est Bruce Peary, notre éclaireur.
Il désigna le colosse aux yeux verts.
- Voici Alan Carson, notre spécialiste de la faune et de la flore australienne, qui vous a donné sa veste. David Spencer, que voici, est notre géologue, et celui-ci, c'est Ruppert Granger, un journaliste. Pouvez-vous nous dire ce qui vous est arrivé, mademoiselle Lavallière? Avez-vous été enlevée?
Judith réfléchit à toute allure. Elle ne pouvait raconter la vérité. Il fallait éviter à tout prix que l'on puisse faire le moindre rapprochement avec Sydney. Elle déclara donc:
- Les Aborigènes n'enlèvent pas les femmes blanches, monsieur Banner. Je faisais partie d'une expédition scientifique, moi aussi.
- Une expédition scientifique? Laquelle?
- Celle de Ludwig Leichhardt. Nous... nous avons été attaqués par des bushrangers dans l’outback. Tous mes compagnons ont été tués. Moi, j'étais seulement blessée, mais ils m'ont laissée pour morte...
Elle fît glisser la veste et montra sa cicatrice au bras. Les yeux des Blancs s'allumèrent. Embarrassée, elle resserra le vêtement sur elle.
- Je n'aurais jamais survécu sans l'intervention des Aborigènes, poursuivit-elle. Ils m'ont soignée alors que je délirais de fièvre. Je ne sais pas comment ils ont fait, mais Ils ont réussi à me guérir. Puis ils m'ont emmenée avec eux.
- Ne leur avez-vous pas demandé de vous ramener à la civilisation?
- Non. Je me sentais bien en leur compagnie. J'avais beaucoup de choses à apprendre. Partager leur vie était la meilleure façon de le faire. Je n'ai pas vu passer le temps.
- Mais votre famille doit s'inquiéter!
- Je n'ai que ma mère, répondit-elle après une courte hésitation. Elle vit en Angleterre. Elle savait que je resterais longtemps absente. En Australie, je n'ai personne.
- Ainsi, vous êtes scientifique? intervint Alan Carson.
- Je suis passionnée par la faune et la flore, comme vous. Et j'ai vu, au cours de mon voyage, des choses dont vous n'avez aucune idée, qui semblent confirmer les thèses de monsieur Darwin.
Carson eut l'air étonné.
- Vous connaissez Charles Darwin?
- Oui, je l'ai rencontré.
- Quelle coïncidence! Savez-vous que je suis en relation avec lui? Vous allez avoir mille choses à lui écrire.
Judith se rembrunit.
- Sans doute. Mais je ne sais pas si j'ai très envie de le faire. Ce pays n'appartient pas aux Blancs. Et j'ai peur qu'ils ne tentent de s'en emparer en massacrant tous ses occupants.
Banner écarta les bras dans un geste d'apaisement.
- Rassurez-vous, nous sommes des explorateurs, nous aussi. Nous n'avons aucune mauvaise intention vis-à-vis de vos amis.
- Vous, non. Mais ceux qui viendront après vous?
- Nous ne pouvons lutter contre le sens de l'Histoire, mademoiselle Lavallière. Et puis, ces gens auraient bien besoin d'être civilisés.
- Qui vous dit qu'ils ne le sont pas? s'insurgea-t-elle. Que savez-vous vraiment d'eux?
Banner préféra éluder la question:
- Hum... et que comptez-vous faire à présent? Si vous le souhaitez, vous pouvez vous joindre à nous.
La question embarrassait Judith. Elle ignorait totalement où elle se trouvait. Compte tenu du chemin parcouru il y avait peu de chance qu'elle se trouvât encore dans la région de Sydney. Mais il valait mieux s'en assurer.
- Quelle est la grande ville la plus proche?
- Nous sommes partis il y a dix jours d'Adélaïde. L'information rassura la jeune femme. Adélaïde était située sur la côte sud, à l'ouest de Melbourne. A au moins deux mille kilomètres de Sydney.
- Je vous remercie. Je crois... je crois qu'il est temps pour moi de rentrer.
Elle jeta un coup d'oeil à Bangaree. Celui-ci lui adressa un sourire triste. Il savait, lui aussi, que ce jour arriverait.
Un peu plus tard, lorsqu'elle apprit que Judith allait les quitter, Mahanee se jeta dans ses bras.
- S'il te plaît, Thanee, emmène-moi avec toi.
- C'est impossible. Je n'ai plus rien. Je ne sais même pas ce que je vais devenir dans le monde des Blancs.
- Je t'aiderai. Et puis, ma vie t'appartient, tu n'as pas oublié?
- Je n'ai fait que combattre pour toi. Pour moi, tu es libre.
- Justement, je suis libre, et j'ai envie de venir avec toi. Je sais que Paherdee va bientôt vouloir me marier. Mais je ne veux pas.
- Que feras-tu dans le monde des Blancs?
- Je resterai avec toi. Je te servirai.
Judith réfléchit. Le songe dans lequel elle avait vu le dingo et le wallaby partir de leur côté lui revint. Signifiait-il qu'elle devait accepter la demande de Mahanee, le destin de cette dernière était-il lié au sien? Si elle refusait d'en tenir compte, cela pouvait-il avoir des conséquences funestes? Avec les Aborigènes, elle avait appris à accorder de l'importance aux signes invisibles et aux rêves.
- C'est bien, dit-elle enfin, tu vas venir avec moi.
La séparation fut difficile. Jamais Judith n'aurait cru s'être attachée autant à chacun des membres de la tribu. Tous, jusqu'aux enfants, voulurent lui faire un présent: opales, obsidiennes, pierres taillées, et même une ceinture de cheveux pour les massages. Elle n'avait rien à leur offrir en échange. Bangaree, le dernier, lui tint longuement les mains.
- Tu ne seras plus avec nous, Thanee, mais le peuple opossum te gardera toujours en mémoire. Tu feras partie du Rêve de notre tribu. N'oublie jamais ce que tu as appris, et transmets-le à tes enfants, afin de continuer ton chemin de cantilène.
Elle serra longuement le vieil homme contre elle.
- Comment pourrais-je oublier ce que j'ai vu, Bangaree? Cela restera gravé à jamais dans mon esprit.
Le lendemain, les Wharlpiris étaient partis. L'équipe de Steven Banner devait rester encore quelques jours sur place, afin d'étudier cette étrange formation en forme de cuvette. Un peu désemparée, Judith resta seule avec Mahanee et les Blancs. Elle avait l'impression que ceux-ci lui étaient devenus totalement étrangers. Elle avait peine à comprendre leurs manières, leur parler brutal, leurs réactions absurdes. Ainsi, lorsqu'elle voulut rendre sa veste à Alan Carson, il insista pour qu'elle la gardât.
- Vous ne pouvez rester nue, madame, déclara Steven Banner. Passe encore pour votre servante, mais cette coutume est indécente, et bonne pour les sauvages.
- Ce ne sont pas des sauvages! riposta-t-elle. Jamais ils ne regarderaient une femme comme vous le faites. Quant à Mahanee, elle n'est pas ma servante, mais mon amie.
Cependant, elle consentit à conserver la veste. Il fallait qu'elle se réhabitue doucement aux coutumes des Blancs. Elle évita toutefois de la boutonner, ce qui laissait sa poitrine libre. Elle aurait eu la sensation d'étouffer. Banner avait fini par baisser les bras devant la détermination de la jeune femme.
- Cette fille est devenue une véritable Aborigène, confia-t-il à ses compagnons. Il ne va pas être facile pour elle de se réadapter à la civilisation.
Un seul trouvait avantage à cette situation. Le dénommé Bruce Peary ne cessait d'épier Judith. Un jour, sans tenir compte de la présence de Mahanee, il profita de l'absence de ses compagnons pour se rapprocher de la jeune femme. Elle fut aussitôt sur ses gardes.
- Dites-moi, fit-il, vous avez dû vous sentir un peu seule en compagnie de ces individus. La présence d'un homme a dû vous manquer, n'est-ce pas? Peut-être auriez-vous envie de rattraper le temps perdu...
- Monsieur Peary, je vous prie de garder vos distances. Si je dois rattraper le temps perdu, comme vous dites, ce ne sera certainement pas avec vous.
Piqué au vif, il se rebella:
- Non mais, pour qui vous prenez-vous? Peut-être préférez-vous les Aborigènes? C'est cela, vous avez couché avec eux, hein?
Le bruit d'une gifle résonna. Peary recula en se tenant la joue.
- Petite peste! grommela-t-il.
Furieux, il marcha sur Judith. Mais il se figea lorsqu'elle brandit un boomerang dont, visiblement, elle savait se servir.
- Prenez garde, dit-elle.
D'un geste vif, elle lança son boomerang, qui tournoya en sifflant pour aller se ficher avec précision dans le tronc d'un acacia. Elle saisit un second boomerang.
- Si vous recommencez, celui-ci se plantera dans votre gorge, gronda-t-elle.
Il resta un moment pétrifié, puis, d'une voix mal assurée, il dit:
- Pardonnez-moi. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut contempler une femme aussi belle, dans le plus simple appareil.
Les avances de Peary en restèrent là. Judith se rendit compte que ce n'était pas un méchant homme, seulement un maladroit. Mais cela signifiait aussi qu'elle devait se vêtir « décemment », comme disait Steven Banner. Cela éviterait les incidents de ce genre. Il fallut expliquer aussi à Mahanee qu'elle devrait en faire autant une fois en ville.
Peu à peu, Judith s'habituait à ses nouveaux compagnons. Contrairement à ce qu'elle redoutait, ils n'étaient pas venus reconnaître les lieux dans le but d'ouvrir la voie à des éleveurs. A part Bruce Peary, qui leur servait de guide, et le journaliste Ruppert Granger, tous étaient des scientifiques passionnés par leur travail. Le géologue, David Spencer, lui expliqua:
- On pourrait croire que ce cratère tout en longueur a été provoqué par la chute d'une météorite. Il n'en est rien. Il s'agit en vérité des vestiges d'un volcan très ancien. C'est un phénomène extrêmement rare en Australie. A notre connaissance, ce pays ne connaît pratiquement aucune activité volcanique.
Le journaliste tenait absolument à ce qu'elle lui réserve l'exclusivité de son récit.
- Votre histoire va passionner mes lecteurs, dit-il avec enthousiasme. Vous rendez-vous compte? Vous êtes certainement la seule Européenne à avoir vécu une expérience semblable!
- Je n'ai pas envie d'étaler ma vie dans les journaux, répondit-elle.
Mais il insistait avec bonne humeur et elle sut qu'elle finirait un jour par céder. Ruppert était désarmant. C'était un grand type tout en longueur, au regard sympathique.
Judith comprit très vite qu'elle n'avait rien à redouter de ses compagnons. Tous étaient des hommes bien élevés, même Bruce Peary, qui cessa de l'ennuyer après qu'elle l'eut remis en place. Toutefois, le géant aux yeux verts avait capté son attention. La nuit, elle s'endormait dans l'odeur de sa veste, qu'elle conservait sur elle pour se protéger de la fraîcheur nocturne. Elle aimait ce parfum singulier mêlant le cuir, le tabac et un souvenir d'eau de toilette à base de musc. Elle avait l'impression de sentir ses bras se refermer sur elle. Une émotion inconnue s'emparait d'elle, qui perturbait son sommeil et lui apportait des rêves troublants. De son côté, il s'arrangeait souvent pour venir bavarder avec elle, sous prétexte de parler des animaux et des plantes qu'elle avait croisés.
Elle restait évasive sur les circonstances de son arrivée en Australie. Elle avait débarqué à Brisbane, ville dont elle ne conservait qu'un souvenir très vague, car elle n'y était restée que quelques jours.
- Il est curieux que ce Ludwig Leichhardt ait accepté d'emmener une femme, observa Banner. Une telle expédition était assurément pleine de dangers...
- Il n'était pas d'accord, mais j'ai beaucoup insisté, précisa Judith.
Elle attendait le moment du départ avec impatience. Peut-être pourrait-elle trouver un navire qui la ramènerait en Angleterre. A mesure que les jours passaient, ce projet prenait forme. A Adélaïde, elle chercherait un travail. N'importe quoi. Elle économiserait pour acheter son billet de retour. Et, un beau jour, elle quitterait l'Australie.
Pourtant, cette perspective ne lui apportait pas la satisfaction qu'elle avait espérée. Ce voyage ne se justifiait que dans la mesure où elle pourrait retrouver sa mère. En fait, c'était la seule raison qui la poussait à partir. Son séjour parmi les Aborigènes avait totalement modifié ses sentiments vis-à-vis de ce pays. Elle avait souffert mille tortures sur les pistes invisibles du peuple opossum, elle avait supporté la soif, la faim, les déluges, la chaleur, s'était écorché les pieds sur les pierres acérées. Mais ce n'était rien en regard des merveilles qu'elle avait contemplées, des paysages grandioses qu'elle avait traversés, des phénomènes formidables dont elle avait été le témoin. Quel autre pays au monde recelait ainsi une mer fantôme qui renaissait au coeur du désert? Quelle cathédrale pouvait rivaliser avec Uluru, ce rocher géant où s'inscrivait l'histoire des peuples du Rêve depuis la nuit des temps?
Ces compagnons à peau noire lui manquaient terriblement et ses yeux la brûlaient lorsqu'elle les évoquait, car elle savait qu'elle avait peu de chances de les revoir. Peut-être était-ce pour cette raison que Mahanee était restée avec elle. Elle était la mémoire vivante de ce voyage hors du temps. Judith pourrait ainsi continuer à parler la langue des Wharlpiris, évoquer les membres de la tribu, le vieux Bangaree, Paherdee, et tous les autres.
A présent, elle marchait vers l'inconnu. Il fallait qu'elle sache ce qui l'attendait. Elle résolut de faire appel aux esprits. Un soir, elle fit part à Steven Banner de son intention de s'éloigner pour la nuit.
- Pourquoi? s'étonna-t-il.
- Ne vous inquiétez pas. J'ai seulement besoin de m'isoler. Seule Mahanee m'accompagnera. Nous serons de retour demain dans la matinée.
- Qu'allez-vous faire?
Elle le regarda avec un lourd reproche dans les yeux. Il toussota pour chasser sa gêne.
- Je ne voulais pas me montrer indiscret. Mais la région peut être dangereuse. Ne voulez-vous pas que l'un de nous vienne avec vous?
Elle eut un sourire désarmant.
- Monsieur Banner... Depuis deux ans, j'ai traversé bien pire, vous savez.
- C'est vrai, excusez-moi.
Elle les salua puis, suivie de sa compagne, prit la direction de la montagne qui dominait le cratère. Sitôt qu'elle fut hors de vue des Blancs, elle ôta sa veste afin de retrouver la liberté de ses mouvements. A ses côtés, la petite Aborigène éclata de rire. Les Blancs avaient vraiment de drôles d'idées, à vouloir qu'elle garde cette espèce de peau de bête sur elle! D'un pas alerte, toutes deux gagnèrent rapidement le sommet, dont l'accès était facilité par la douceur de la pente. Tout en haut les attendait un spectacle inoubliable. Au loin vers le nord-ouest, le relief s'aplanissait, dévoilant l'horizon désertique, teinté de rose, de mauve et d'ocre sous les brumes diaphanes du crépuscule. A l'ouest, un soleil rouge venait éclabousser les flancs extérieurs du cratère, presque verticaux, d'une lumière orange. A l'orient, le ciel avait pris une couleur indigo, les formes de la chaîne de collines s'estompaient dans le bleu à mesure que la nuit s'installait.{11}
Un vent frais les fit frissonner. Judith prit une petite quantité de pituri et se mit à la mâcher. Peut-être les esprits lui apporteraient-ils un signe. Un doute la rongeait. La logique voulait qu'elle retourne en Angleterre. Il lui fallait retrouver sa mère, s'assurer qu'elle était toujours vivante, et tenter de démasquer ceux qui l'avaient enlevée. Pourtant, son intuition lui soufflait qu'elle devait rester en Australie. Alors, que faire?
Dans le silence du vent, elle s'allongea sur la plate-forme rocheuse, veillée par Mahanee. Tandis que sa respiration se faisait plus profonde, son esprit se détacha, se mit à errer par-delà les montagnes. Elle éprouva peu à peu une extraordinaire sensation de plénitude.
Bientôt, la lumière mauve du crépuscule s'estompa. C'était comme un rêve dans un autre rêve. Une clarté cristalline se répandit autour d'elle. Bien haut dans un ciel limpide volait un aigle magnifique, inaccessible. Pourtant, après avoir tournoyé majestueusement, il vint se poser près d'elle, au sommet de la montagne bleue. Elle-même n'avait plus forme humaine. Elle avait revêtu la robe d'or d'un loup. Un air vif pénétrait ses poumons. Une envie irrésistible de courir la prit, et elle s'élança vers la pente abrupte. Sous les coussinets de ses pattes, elle ressentait la pierre, la roche, le sable. Une incroyable symphonie d'odeurs flattait ses narines, qui trahissait la présence de toutes sortes de créatures, de fleurs, de points d'eau. Elle se sentait légère, comme si elle était sur le point de s'envoler. Elle se rendit compte que l'aigle l'avait suivie. Il volait à ses côtés, réglant son vol sur sa course folle. Soudain, il se posa de nouveau. Elle s'arrêta et le rejoignit. Elle avait repris sa forme humaine. L'aigle se métamorphosa en homme. Pourtant, curieusement, ses traits restaient flous.
Une sensation de désir impérieux s'empara d'elle. En rampant, elle se rapprocha de l'inconnu, se coula contre lui. Des bras puissants se refermèrent sur elle. Une ivresse sans nom l'envahit tandis que des mains la caressaient, faisant naître des ondes de plaisir intense, lui arrachant des cris. Au paroxysme de son délire, elle s'ouvrit, s'offrit, dans un mélange de douceur et de douleur.
Au matin, la lumière du soleil et le froid l'éveillèrent. Une désagréable sensation de frustration roulait dans son ventre. Tout cela n'avait été qu'un rêve. Elle s'étira en gémissant. Près d'elle, Mahanee la contemplait avec amusement.
- Jukkurpa t'a montré le rêve d'amour, murmura-t-elle.
- Oui. Il me l'a montré, souffla Judith. Il m'a fait rencontrer un amant extraordinaire. C'était... merveilleux. Mais je n'ai pas vu le visage de l'homme. Je sais seulement que l'aigle est son totem.
Trois jours plus tard, la petite troupe quitta le cratère, en suivant la chaîne montagneuse vers le sud.
Marchant à côté de Mahanee, Judith ne disait mot. Elle se rendait compte que le retour dans son propre monde ne serait pas chose aisée. Elle n'avait plus rien, pas même un vêtement. Ruppert Granger disait qu'il pouvait lui faire gagner un peu d'argent en lui achetant l'exclusivité du récit de son voyage. Elle n'avait guère envie de donner de détails sur le monde aborigène, qu'elle souhaitait préserver de la curiosité des Blancs. De même, il lui était difficile de parler de l'expédition de Ludwig Leichhardt, puisqu'elle n'y avait pas participé. Mais, devant l'insistance du journaliste, elle finit par accepter sa proposition.
Bruce Peary lui battait froid. Elle pensa tout d'abord qu'il lui tenait rigueur de ne pas avoir cédé à ses avances. Puis elle comprit qu'il était jaloux parce qu'elle connaissait le désert mieux que lui. Afin de ne pas froisser sa susceptibilité, elle rectifiait ses erreurs avec discrétion. Au lieu de lui en être reconnaissant, il bougonnait. Son orgueil de mâle souffrait de recevoir des leçons de la part d'une femme. Cette réaction stupide laissait Judith parfaitement indifférente. De même qu'elle n'accordait aucune importance aux regards des autres membres de l'expédition. Sauf à ceux d'Alan Carson.
La présence de cet homme à la carrure herculéenne troublait beaucoup Judith. Il n'y avait dans ses yeux ni embarras ni convoitise. C'était un regard franc, admiratif, chargé de tendresse. A l'inverse des autres, il n'était nullement gêné par ses jambes nues, que la veste ne dissimulait pas. Le soir, ils avaient de longues discussions sur la biologie et les animaux. Alan s'étonnait que Judith ait pu connaître Charles Darwin.
- Cela n'a rien d'extraordinaire, expliqua-t-elle. Mon beau-père était l'un de ses amis. Lorsque Darwin s'est retiré dans le Kent, en 1842, j'ai eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois. J'étais déjà passionnée par la biologie. J'avais été frappée par l'ouvrage d'un naturaliste français, Jean-Baptiste de Lamarck, la Philosophie zoologique. Ce n'était pas un livre facile à lire, mais il était passionnant. Lamarck y dressait un tableau montrant l'enchaînement des espèces et développait une conception évolutive du monde vivant, fondée sur le progrès organique. A l'inverse de Cuvier, il basait sa pensée sur la continuité des êtres vivants au cours des ères successives. Ses idées m'ont séduite parce qu'elles étaient en contradiction avec celles défendues par mes professeurs, que je trouvais enfermés dans des concepts stupides, basés sur la fixité des espèces. Pour eux, il ne fallait surtout pas remettre en cause les principes de la Bible.
« Lorsque j'ai eu l'occasion de rencontrer Charles Darwin, je lui ai fait part du travail de Lamarck, qu'il connaissait, bien sûr. J'envisageais déjà de voyager, comme il l'avait fait lui-même, afin d'étudier les espèces animales. Devant mon enthousiasme, il me fit lire un texte de deux cents pages dans lequel il développait l'idée d'une théorie de la sélection naturelle qui allait encore plus loin que les idées de Lamarck.
- Et c'est ce qui vous a décidée à partir pour l'Australie, conclut Alan.
Judith répondit d'un hochement de tête. Elle ne pouvait lui avouer que son voyage n'était pas volontaire.
En revanche, les hypothèses de Lamarck et de Darwin ne rencontraient que scepticisme de la part de Steven Banner, fort attaché aux dogmes anglicans et à la vision biblique du vivant, qui refusait toute idée d'évolution des espèces, et encore moins par sélection naturelle. Cela sous-entendait que l'homme n'était, lui aussi, que le résultat d'un long cheminement naturel, ce qui, pour Banner, était inacceptable sur le plan spirituel. Les discussions passionnées de Judith et Alan le mettaient de mauvaise humeur, car la jeune femme avait rencontré beaucoup d'espèces étranges au cours de son voyage, et ses observations allaient dans le sens de l'hypothèse de Charles Darwin.
- Les espèces s'adaptent à leur environnement, disait-elle. Ainsi, certaines grenouilles, certains poissons sont capables de rester plusieurs années dans la terre en attendant la pluie qui leur permettra de reprendre vie et de se reproduire. Je l'ai vu de mes yeux. Malheureusement, je n'avais pas de quoi prendre des notes.
- Alors, vous pouvez très bien inventer n'importe quoi, rétorquait Banner. Il ne faut voir dans ces différentes variétés que l'extraordinaire imagination de Dieu.
- Cela n'a rien à voir, rétorquait Judith. Il est absurde de se référer sans cesse à la Bible. Ceux qui l'ont écrite ne connaissaient rien à la biologie.
Cette réflexion eut le don de mettre Banner en colère.
- La Bible n'est pas le seul livre sur lequel se fonde la théorie de la fixité, mademoiselle. Aristote fait autorité en la matière. On ne peut pourtant pas l'accuser de s'être appuyé sur la Bible!
Elle répliqua:
- Mais saint Augustin, lui, évoquait une possibilité du devenir des espèces vivantes.
Ne sachant plus que répondre, Banner bougonna:
- Vous avez des connaissances surprenantes pour une femme.
- « Pour une femme »! le singea-t-elle. Et revoilà la théorie de la supériorité masculine! Parce que je suis une femme, je ne serais pas capable d'être instruite. J'ai beaucoup lu, figurez-vous!
Elle semblait sur le point de se mettre en colère. Puis elle éclata de rire devant sa mine contrariée. N'étant pas mauvais bougre, Banner finit par sourire.
Au fil des jours, la complicité qui unissait Judith et Alan se renforça. Basée sur leur passion commune, elle s'enrichissait d'une sorte de magie. Ils marchaient de conserve afin de continuer leurs bavardages. Le voyage du retour leur offrit nombre de sujets de conversation à propos des animaux rencontrés. Elle évoqua pour lui seul les endroits qu'elle avait visités en compagnie des Wharlpiris. Elle parla d'Uluru, des falaises d'ocre, des grottes ornées de dessins aborigènes, et surtout de la mystérieuse mer intérieure.
- Mais je n'ai pas vraiment envie de raconter tout cela dans l'article de Ruppert, précisa-t-elle. Je ne voudrais pas que, poussés par la curiosité, les Blancs s'emparent de ces terres. De toute façon, elles sont inexploitables.
- Vous aimez ces Aborigènes.
- Sans eux, je serais morte. J'ai beaucoup appris, à leur contact. Cependant, je ne veux pas faire de peine à ce brave Ruppert. Il fera son article. Simplement, je ne dirai pas tout.
- C'est dommage.
- Oh, je ne me fais pas d'illusions. On n'arrêtera pas les Anglais dans leur conquête de ce pays. Un jour, ils envahiront le désert lui-même. Et l'on découvrira le grand rocher rouge, la mer éphémère et les grottes aux parois peintes.
Alan avait trente-cinq ans. Il n'était pas anglais, mais américain. Grand voyageur, lui aussi, il avait rencontré Darwin à Londres, quatre ans plus tôt.
- Cela n'a pas été facile. Il m'a fallu être patient, car il vit aujourd'hui comme un reclus. C'est étrange de la part d'un homme qui a fait le tour du globe. Il m'a semblé malade et fatigué. Nous avons bavardé longuement. Enfin, je l'ai surtout écouté. Mais, à moi, il n'a pas fait lire son texte sur l'évolution des espèces.
Depuis l'âge de vingt ans, Alan parcourait le monde avec un diplôme de botaniste et quelques sous en poche.
- Le nerf de la guerre me fait cruellement défaut. Pour payer mes voyages, je fais l'écrivain public en rédigeant des lettres pour des personnes plus fortunées que moi.
Habile à jouer aux cartes, il lui arrivait aussi de soustraire quelques dollars ou quelques livres à ses adversaires. Mais le jeu n'était pour lui qu'un moyen de gagner sa vie. Il avait remonté le Mississippi et le Missouri, refaisant à l'envers le voyage de Cavelier de La Salle au XVIe siècle. Il avait également exploré le Grand Nord canadien, visité la baie d'Hudson, le Groenland, l'Islande et le nord de l'Europe.
- J'avais entendu parler de l'Australie et des animaux bizarres que l'on y rencontrait. J'ai eu envie de venir voir sur place. Dès mon arrivée, j'ai été conquis par ce pays, par la faune que l'on y trouve, sur laquelle il n'existe presque aucun ouvrage. Je me suis installé à Melbourne, où je loue une maison. J'ai participé à quelques voyages dans l’outback, dans le bassin du Murray. Il y a quelques mois, j'ai fait la connaissance de monsieur Banner, qui a eu la gentillesse de m'inviter à participer à l'expédition qu'il organisait dans les montagnes situées au nord d'Adélaïde. Mon projet est d'établir un catalogue des animaux australiens. Mais je m'intéresse aussi aux plantes, même si je les connais moins bien.
Alan était un passionné. Devant la nature, devant un animal étrange ou un bel arbre, il manifestait la spontanéité et l'enthousiasme des enfants. Il se dégageait de lui une impression de force tranquille, de sérénité. Il n'élevait jamais la voix. Malgré sa carrure puissante, Judith trouvait qu'il ressemblait à un chat, dont il avait l'allure souple et les gestes précis.
S'il éprouvait une grande admiration pour l'oeuvre de la nature, il n'en avait guère pour l'homme. Judith comprit qu'il avait perdu beaucoup de ses illusions sur le genre humain. En Louisiane, il avait dû fuir des hordes de colons lancés à sa poursuite parce qu'il avait osé prendre la défense d'un esclave noir frappé par un contremaître irascible. Cet acte généreux avait failli lui valoir la pendaison. Il n'avait dû de rester en vie qu'à l'intervention imprévue d'un prêtre.
- Je me sens plus en sécurité dans un désert infesté de serpents qu'au milieu d'une foule, disait-il. Les serpents n'attaquent pas pour le plaisir, mais uniquement pour se défendre.
Un matin, il prit à parti Bruce Peary, qui s'était mis à tirer sur un aigle planant au-dessus d'un promontoire rocheux. L'autre se rebiffa, voulant à toute force abattre l'oiseau, mais Alan lui arracha le fusil d'un geste sec. Dominé d'une bonne tête, Peary comprit qu'il n'avait aucune chance. Il recula en ronchonnant.
- C'est une saloperie d'aigle, se justifia-t-il. Ce sont des créatures du démon.
- Où êtes-vous allé chercher pareille ânerie?
- Vous ne savez peut-être pas qu'ils sont capables d'emporter des enfants dans les airs...
- C'est une croyance complètement stupide, rétorqua Alan en haussant les épaules.
- Et pourquoi ça?
- Réfléchissez! Un aigle ne pèse que dix à douze livres. Il serait bien en peine de soulever un enfant.
- Je vous dis que c'est une bête nuisible.
Alan ne répondit pas. Il se contenta d'ôter les cartouches et de les glisser dans sa poche. Puis il tendit le fusil à Peary, qui le saisit d'un geste rageur.
- Je vous les rendrai quand vous serez calmé, dit Alan. L'autre poussa un juron, puis s'éloigna en pestant. Il n'était pas de taille à se battre avec le colosse. Alan reporta son regard sur l'aigle, qui tournoyait au-dessus d'un pic rocheux. Indifférent aux querelles humaines, l'oiseau lança un cri perçant, puis vint se poser avec majesté au sommet du piton, où se trouvait vraisemblablement son aire.
Judith ne quittait pas Alan des yeux. Une vive émotion s'était emparée d'elle. Il avait pris la défense de l'aigle. Cela signifiait-il que l'oiseau pouvait être son totem? Ou bien ne s'agissait-il que d'une coïncidence?
Judith donnait peu de détails sur sa vie personnelle. Un soir, Alan se risqua à lui poser des questions, auxquelles elle répondit de manière évasive.
- Vous êtes une femme bien mystérieuse, Judith, dit-il. En vous engageant dans une telle expédition, vous saviez que vous alliez être absente pendant un long moment. Vous avez même prolongé cette absence en restant en compagnie des Aborigènes. Vous auriez pu leur demander de vous ramener vers la civilisation. Pourtant, vous ne l'avez pas fait.
Se sentant menacée, Judith garda le silence. Alan comprit qu'il était allé trop loin.
- Pardonnez-moi. Je n'ai pas voulu me montrer indiscret.
- J'étais bien avec eux, se contenta-t-elle de répondre. Il n'insista pas.
La personnalité de la jeune femme le fascinait. Elle était instruite, intuitive et curieuse de tout. Intelligente et d'esprit ouvert, elle n'hésitait pas à remettre en cause ce qui lui semblait erroné. Il lui avait fallu une grande force de caractère pour survivre ainsi au milieu d'un désert hostile dans lequel nombre d'hommes aguerris avaient perdu la vie. Mais elle portait en elle une zone d'ombre qui l'intriguait. Il avait l'impression qu'elle fuyait quelque chose.
Ce mélange paradoxal, force et fragilité, gaieté spontanée et douleurs inexprimées, l'attachait chaque jour un peu plus à la jeune femme. Il savait déjà qu'il ne pourrait plus se passer d'elle et cela le déroutait. Jusqu'à présent, les femmes n'avaient représenté pour lui qu'un passe-temps agréable. Mais elles constituaient aussi un obstacle à son indépendance. Il ne se voyait pas enchaîné à l'une d'elles, contraint de rester enfermé entre les murs d'une maison. Il avait trop besoin de grands espaces, d'air pur, de liberté.
Judith bouleversait tout cela. Elle paraissait aussi libre que lui.
La première fois qu'il l'avait vue, il avait cru à une apparition surnaturelle. Malgré sa peau nue et marquée de griffures, sa chevelure sombre et ébouriffée, qui n'avait pas connu de peigne depuis longtemps, il avait deviné une femme d'une beauté exceptionnelle. S'il n'avait pas été le seul à admirer sa silhouette merveilleusement sculptée par le désert, sa poitrine ferme et haute, ses cuisses longues et musclées, son attention s'était aussitôt portée vers ses yeux d'eau claire, dans lesquels luisait une vie extraordinaire. Il aimait les sourires qu'elle lui adressait parfois, sans raison, peut-être parce qu'elle se sentait heureuse qu'il fût à ses côtés.
Mais comment l'apprivoiser?
Si elle l'acceptait, il resterait à ses côtés. Il l'aiderait, la protégerait. Elle allait avoir besoin d'aide pour se réadapter à la vie citadine. Elle avait perdu ses repères. Ne lui arrivait-il pas de manger des vers blancs en prétendant qu'ils étaient comestibles? La nudité ne l'embarrassait pas, sinon à cause du regard des hommes sur elle. Elle s'accroupissait sur les talons, à la manière indigène, plutôt que de s'asseoir sur le sol. Sa manière de ramener ses cheveux abondants en arrière d'un geste lent de la main le séduisait. Cette apparence sauvage contrastait avec la qualité de son langage, de son éducation, la finesse de son esprit. Lorsqu'il s'endormait, le soir, il aurait aimé la tenir dans ses bras pour la réchauffer. Mais la présence de ses compagnons le retenait de lui parler. Il avait hâte d'être arrivé.
Deux semaines après avoir quitté le cratère sacré, la petite troupe arriva en vue d'Adélaïde.
Installée entre le golfe Saint-Vincent à l'ouest et une succession de collines à l'est, Adélaïde avait été fondée quatorze ans plus tôt par un colonel de l'armée britannique, William Light. Steven Banner, qui s'y était définitivement installé, estimait que sa ville était la plus belle du monde. De fait, Judith trouva qu'il s'en dégageait une certaine sérénité.
- Adélaïde a été baptisée ainsi en l'honneur de l'épouse du roi Guillaume IV, expliqua Steven Banner. C'est un pays où il fait bon vivre, car il n'y a jamais eu ici de colonie pénitentiaire. Tous les bâtiments, toutes les maisons que vous voyez ont été construits par des hommes libres. On appelle aussi Adélaïde « la ville aux églises ».
- Pourquoi? demanda Judith.
- En raison de la piété de ses habitants. Ce qui ne semble pas être votre cas, malheureusement.
- Ce qui me plaît chez vous, monsieur Banner, c'est votre tolérance naturelle...
- Il faut bien que je le sois pour accepter de vous voir vivre quasiment nue depuis que nous vous avons trouvée. Mais ici cette fantaisie risque d'être mal acceptée. Il faudra que vous vous décidiez à vous vêtir décemment.
- Désolée, mais on ne trouve pas facilement de magasins de vêtements dans le désert australien.
Peary éclata de rire. Alan intervint:
- Ne vous inquiétez pas pour ça, Steven, je vais m'occuper de mademoiselle Lavallière.
Le sourire que Judith lui adressa faillit le faire fondre.
A l'entrée de la ville, un petit attroupement se forma pour les accueillir. On savait que le commandant Banner était parti depuis plus de deux mois pour une expédition dans les Flinders Range, mais son groupe ne comportait que cinq personnes. Et voilà qu'il revenait avec deux créatures étranges. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre.
Des hommes en costume, des ouvriers, des dames en robe sombre, à bonnet de dentelle, arrivèrent de toutes parts. On dévisageait les deux jeunes femmes avec curiosité. Certains s'horrifièrent devant leur aspect. Judith et Mahanee avaient pourtant pris soin de s'envelopper dans des couvertures afin de ne choquer personne. On les prit tout d'abord pour deux Aborigènes, puis on remarqua très vite que l'une d'elles n'avait pas la peau noire. Alan avait passé un bras protecteur autour des épaules de Judith. Celle-ci, effrayée par ces dizaines de regards braqués sur elle, se serrait craintivement contre lui. Malgré le temps écoulé, sa peur avait resurgi. Elle avait beau se dire qu'on avait dû oublier Lucy Chapman depuis longtemps, qu'elle était très loin de Sydney et d'Orange, elle redoutait que l'on ait fait circuler son portrait jusque dans cette petite ville reculée. Le souvenir de la traque de Hill End restait gravée dans sa mémoire.
Tandis qu'ils se dirigeaient vers le centre de la ville, la foule les suivit, intriguée. Steven Banner dut expliquer aux plus curieux qu'ils avaient découvert une femme blanche vivant en compagnie des Aborigènes. Ceux-ci l'avaient secourue après une attaque de bushrangers dans la région de Brisbane. Elle avait traversé la moitié de l'Australie pour finalement arriver dans les Flinders Range. Oui, c'était un exploit extraordinaire. Non, elle n'avait pas de famille en Australie. Mais il fallait la laisser tranquille, elle était épuisée.
- Et peut-être porteuse de maladies contagieuses! s'écria soudain Alan, agacé.
Il y eut aussitôt un mouvement de recul.
Ils arrivèrent enfin à la maison de Steven Banner, où les attendait une femme au visage doux et avenant, son épouse Margaret. Judith poussa un soupir de soulagement lorsque la porte se referma sur eux. En quelques mots, Steven expliqua la situation à sa femme.
- Ma pauvre petite, dit Margaret, il ne vous reste rien. Ne vous inquiétez pas. Je vais vous trouver des vêtements, pour vous et votre amie indigène. Mais avant, je vais faire chauffer de l'eau pour que vous puissiez prendre un bon bain.
Après avoir installé les hommes devant une bière bienvenue, elle prit les choses en main et entraîna Judith et Mahanee dans une pièce située à l'arrière, où les attendait un rustique baquet de bois.
Une heure plus tard, les deux jeunes femmes revenaient, revêtues de robes modestes, mais qui leur permettraient de passer inaperçues dans les rues d'Adélaïde. Margaret avait pris soin de brosser les cheveux de Judith. Ceux-ci lui tombaient sur les épaules en une lourde masse soyeuse. Lorsqu'elles entrèrent dans le salon, les hommes se levèrent pour les accueillir, stupéfaits.
- Quelle métamorphose! s'exclama Ruppert.
- Vous êtes magnifique, murmura Alan.
Il vint à elle et lui prit la main. Judith frémit. Le regard du jeune homme la troublait, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu qu'il détournât les yeux. Etait-ce là cette magie dont lui avait parlé sa mère autrefois?
Judith fut logée chez les Banner, de même qu'Alan Carson, qui devait regagner Melbourne quelques jours plus tard. Le lendemain de leur retour, le jeune homme entraîna sa protégée, suivie de Mahanee, dans les rues d'Adélaïde.
La petite cité sembla beaucoup plus agréable à Judith que Sydney, dont elle gardait trop de mauvais souvenirs.
Partout, on bâtissait. Le palais du gouvernement, construit en 1840, se dressait le long de la large rue principale, King William Road. Les calèches élégantes des riches propriétaires y croisaient les lourds chariots de marchandises qui desservaient les entrepôts et le port, situé à distance de la ville. La partie nord était réservée aux demeures somptueuses, confortablement installées le long du lac Torrens, qui serpentait sur plus de deux kilomètres. Des ouvriers travaillaient sur un vaste chantier qu'Alan présenta comme étant celui de la future cathédrale Saint Peters.
Malgré la jeunesse de la ville, les colons avaient fait ce qu'il fallait pour la doter de tout le confort anglais. Des magasins proposaient à peu près tout ce dont pouvait avoir besoin le plus exigeant des sujets britanniques, thés de toutes origines, pièces de tissu, passementerie, onguents, élixirs, parfums, bijoux, jouets. Des étals à ciel ouvert proposaient viandes, fruits et légumes locaux, ainsi que des confitures et des marmelades, des vins et des liqueurs, des pâtisseries. Jongleurs, montreurs d'animaux et bonimenteurs distrayaient les passants. Des chanteurs de rue hurlaient à pleins poumons de tristes complaintes en s'accompagnant de violons, de flûtes, et d'instruments de percussion difficiles à identifier. Mahanee ouvrait des yeux ébahis. C'était la première fois qu'elle venait dans une ville de Blancs, et tout ce qu'elle découvrait l'étonnait et l'inquiétait à la fois. Judith, quant à elle, était heureuse de retrouver l'atmosphère d'une cité. Autrefois, elle aimait se promener dans les rues de Londres ou de Paris, où chaque coin de rue réservait une surprise.
Mahanee, qui refusait d'être séparée de Judith, était partagée entre l'émerveillement et l'affolement. Les coutumes des Blancs lui paraissaient incompréhensibles, leur parler, impossible à suivre bien qu'elle en connût certains mots. Judith était sans cesse obligée de traduire, ce qui n'était pas aisé en raison du nombre d'objets inconnus des Aborigènes. Elle était sans cesse obligée de trouver des images. Mais elle s'acquittait de cette tâche avec patience. Mahanee était devenue comme une jeune soeur et constituait à ses yeux sa seule famille. Judith était heureuse qu'elle fût à ses côtés, mais elle se disait parfois qu'il aurait été préférable pour la petite Aborigène de rester dans le désert en compagnie des siens. Elle se promit de veiller sur elle et de l'aider à s'adapter au monde des Blancs.
Il était hors de question pour Judith de continuer à marcher pieds nus et Alan décida de lui acheter des souliers. Mais l'opération se révéla délicate. Depuis bientôt deux ans, elle avait appris à se passer de chaussures. La corne de ses plantes de pied était devenue plus dure que du cuir. L'artisan dut prendre des mesures spéciales pour lui confectionner souliers et bottines.
Alan acheta aussi des rouleaux d'étoffe, puis on se rendit chez la meilleure couturière de la ville. Judith et Mahanee passèrent les jours suivants en essayages, le corps piqué par des épingles, entourées d'un essaim de petites mains affairées et bavardes. Car personne n'ignorait l'aventure vécue par les deux jeunes femmes. Les questions fusaient. Judith céda devant la bonne humeur et la gentillesse des filles, fascinées par ses manières de grande dame, qui contrastaient avec sa peau brûlée par le soleil.
Pendant ces séances de couture, Alan restait à l'extérieur, attendant patiemment que les travaux fussent terminés. Parfois, Judith le faisait chercher, pour avoir son avis, et surtout pour sentir son regard sur elle.
Une chose l'embarrassait cependant: tous ces achats étaient réglés par le jeune homme. Elle savait qu'il ne disposait pas d'une fortune personnelle, et ses économies devaient être sérieusement mises à mal. Aussi avait-elle accepté de vendre son récit à Ruppert Granger.
Celui-ci vint l'interroger chez les Banner. Avec le temps, Judith avait mis au point une histoire suffisamment vague pour être invérifiable concernant les circonstances de l'attaque des bushrangers. Quant à sa traversée du désert, elle ne manquait certes pas de matière. Elle évita cependant de se montrer trop précise sur les emplacements de certains sites comme Uluru ou les peintures rupestres. De toute manière, elle n'avait aucun point de repère. Elle s'étendit en revanche sur la douceur et l'humanité des Aborigènes, passant toutefois sous silence le combat qui l'avait opposée à Ghanree pour la vie de Mahanee.
Le patron du journal fit immédiatement remettre une somme de cinquante livres à la jeune femme. Lorsqu'elle voulut rembourser Alan, celui-ci refusa.
- Ne gâchez pas mon plaisir, Judith. J'avais promis de prendre soin de vous.
- Mais je sais que vous n'êtes pas très riche, Alan. Et vous avez dépensé sans compter pour moi.
Il éclata de rire.
- Ne vous faites aucun souci pour ça. Même si je n'en ai guère, je n'ai jamais manqué d'argent. Il y a toujours quelque joueur de poker avide de se laisser soulager de quelques livres...
Le récit de Judith, attendu avec impatience par les lecteurs, fit tripler les ventes du journal local. Le lendemain de la parution, le gouverneur d'Adélaïde, sir Philip Johnson, invita la jeune femme au palais, où il désirait donner une fête en son honneur. Embarrassée, elle accepta de s'y rendre.
Elle se présenta au bras d'Alan, qui s'était aussitôt offert pour être son chevalier servant. Vêtue d'une robe élégante de couleur vert bronze, les cheveux organisés en cascade de boucles brunes, on n'aurait jamais cru qu'elle venait du désert sans son teint doré, qui mettait son regard bleu pâle en valeur et contrastait avec les peaux laiteuses des autres femmes. Alan, quant à lui, portait un superbe costume gris perle et un haut-de-forme de la même couleur. A l'inverse des autres hommes présents, qui arboraient des favoris tous plus extravagants les uns que les autres, Alan se contentait d'une fine moustache. Pour une fois, ses cheveux fournis, d'un blond tirant sur le roux, étaient correctement coiffés.
Leur couple attira les regards des convives lorsqu'ils se présentèrent dans le parc du palais, où des tables avaient été dressées. Exceptionnellement, Mahanee n'avait pas accompagné Judith. Elle avait conscience qu'on allait la regarder comme un animal étrange, et Judith n'avait pas voulu lui imposer cette épreuve. Le gouverneur, lord Johnson, les accueillit avec un large sourire. Puis il s'adressa à Judith:
- Mademoiselle Lavallière, permettez-moi, au nom de notre belle ville d'Adélaïde, de vous souhaiter la bienvenue. Votre récit m'a vivement ému et je rends hommage au courage dont vous avez fait preuve dans cette expérience extraordinaire. Je sais que vous avez tout perdu au cours ce voyage, jusqu'à vos vêtements même, m'a-t-on dit. Aussi, pour vous permettre de vous réadapter plus facilement à la vie citadine, j'ai le plaisir de vous remettre, au nom de tous les habitants d'Adélaïde, une somme de deux cents livres.
Un homme en livrée rouge s'approcha, portant sur un coussin une petite cassette que le gouverneur remit à Judith, stupéfaite. Celle-ci, profondément touchée, eut quelque peine à trouver ses mots:
- Je ne sais que dire, Excellence. Soyez remercié pour votre accueil et pour votre générosité, ainsi que tous les habitants de cette ville. Je souhaite que mon expérience permette à tous de mieux comprendre les Aborigènes, qui ne sont pas du tout les sauvages que certains colons croient.
- Comptez-vous vous installer à Adélaïde, mademoiselle Lavallière?
- Je l'ignore encore. La seule famille qui me reste est ma mère, qui vit en Angleterre. Je vais m'empresser de lui écrire pour la rassurer. Ensuite, je ne sais pas. Peut-être retournerai-je là-bas. Mais ce que j'ai vu de ce pays...
Elle hésita, avala sa salive. En elle se bousculaient trop d'images fortes, la haine des chasseurs de Hill End, mais aussi les visages de ses compagnons aborigènes, leur sérénité, leur gentillesse, la chaleur de l'accueil des gens d'Adélaïde... et le regard chargé de tendresse d'Alan. Elle dit enfin:
- Mon ami, le vieux sorcier Bangaree, m'a dit que j'appartenais à ce pays. Je n'y suis pas née, et pourtant je n'ai aucune envie de le quitter. J'ai l'impression de m'y sentir chez moi. Il me reste encore à découvrir ce que je dois y faire. Peut-être sera-ce ici, à Adélaïde, peut-être ailleurs. Bangaree disait que chaque être humain possède un destin propre. Je vais tâcher de découvrir ce qu'il en est. Cependant, même si je dois quitter Adélaïde, j'en garderai toujours un souvenir ému.
Un tonnerre d'applaudissement fit écho à ses paroles. Ensuite, chacun voulut lui parler, lui poser des questions. On lui apporta des coupes de Champagne, des petits-fours... Judith souffrait un peu de se trouver le point de mire de la centaine d'invités. Mais l'éducation reçue dans son collège anglais l'avait préparée à ce genre d'épreuve. Les convives découvrirent avec stupéfaction que la petite sauvageonne recueillie par l'expédition Banner était en réalité une femme d'une grande érudition, à l'esprit vif. Son sourire séduisait ses interlocuteurs. Son parler franc et libre déroutait quelque peu, de même que l'affection incompréhensible qu'elle portait aux Aborigènes.
Un peu plus tard, Alan l'entraîna sur une terrasse dominant le lac Torrens. Elle n'avait plus envie de parler, de raconter sa vie. Il respecta son silence. Judith se sentait dans un état bizarre. Alan avait passé son bras autour de ses épaules. Elle aimait sentir la chaleur de sa main, mais cela lui faisait également un peu peur. Elle aurait voulu... elle ne savait pas. Jamais un homme n'avait déclenché en elle une telle émotion. Elle s'était habituée, depuis deux ans, à lutter seule contre l'adversité, et cette sensation de protection la déroutait. Pourtant, pour rien au monde elle n'aurait voulu être ailleurs.
Les images de ce qu'elle avait vécu depuis son arrivée en Australie se bousculaient dans son esprit. La vie était pleine de surprises. Lorsqu'elle était arrivée à Sydney, deux ans plus tôt, elle n'était qu'une convicte, envoyée en exil sous un faux nom, à la suite d'un complot dont elle ne savait rien. Elle avait dû se battre, fuir. Elle avait été condamnée à mort par des colons belliqueux. Et aujourd'hui, elle était accueillie à bras ouverts dans la haute société d'Adélaïde, qui lui offrait même de l'aide.
- Ces gens sont gentils, dit-elle enfin.
- Bien sûr. Les hommes ont parfois des mouvements de générosité. Votre histoire les a touchés et c'est leur façon de vous remercier. Mais ne vous faites pas d'illusions. Si vous restez parmi eux, vous découvrirez bientôt que la vérité n'est pas aussi admirable. Les colons continueront à massacrer les Aborigènes si ça leur chante. Ce n'est pas le tableau idyllique que vous en avez tracé qui les arrêtera.
- Alan, ne soyez pas pessimiste. Si au moins j'en ai amené quelques-uns à réfléchir, j'aurai au moins réussi cela.
- Ouais, peut-être...
Elle plongea son regard bleu clair dans le sien.
- J'ai l'impression que vous réagissez ainsi parce que vous êtes un peu jaloux.
- C'est vrai, bougonna-t-il. Quand ces hommes vous regardent, je ne peux m'empêcher de penser qu'ils vous imaginent... comme une Aborigène, sans rien sur vous. Ils ont tous lu votre récit et il était clair sur ce point.
Elle éclata de rire.
- Ce n'est que de l'imagination. Ce soir, je suis habillée.
- Justement, leurs regards sont... indécents.
- Vous m'avez bien vue ainsi, vous.
- Moi, c'est différent. Moi je...
Il ne termina pas sa phrase. Soudain, il se détourna en écartant les bras et en levant les yeux au ciel.
- Par Dieu tout-puissant, qu'est-ce que vous m'avez fait? s'exclama-t-il. Je ne suis pourtant pas d'un naturel timide ou emprunté. Mais c'est plus fort que moi, lorsque vous me regardez ainsi, je me sens comme un collégien. Tant pis, je me lance!
Il revint vers elle, lui prit les mains.
- Ecoutez-moi bien, Judith. Dans quelques jours, je vais repartir pour Melbourne. C'est là que je vis quand je ne suis pas dans l’outback. Je voudrais que vous veniez avec moi. Je voudrais... que vous acceptiez de vivre avec moi. Je vous aime... et je voudrais vous épouser.
Une émotion intense envahit Judith. Elle avait l'impression d'être déchirée en deux. Une partie d'elle-même lui hurlait d'accepter. Alan était l'homme de sa vie. Lorsqu'il lui parlait, lorsqu'il la touchait, elle avait l'impression de ne plus s'appartenir, elle avait envie qu'il la prenne dans ses bras pour l'emporter où il voulait.
Mais, simultanément, une autre partie refusait de se donner ainsi à un homme. Elle ne serait jamais une épouse soumise et obéissante. Elle entendait mener sa vie comme elle le souhaitait, sans avoir de comptes à rendre à personne. Comme Marie. Marie était une femme libre. Et puis elle avait désormais en poche une bonne partie de son billet de retour pour l'Angleterre. Elle pouvait trouver un travail, économiser, repartir...
Elle ne savait plus ce qu'elle devait faire. Peut-être pourrait-elle retourner en Angleterre, puis revenir ensuite...
Devant son silence, Alan demanda d'une voix triste:
- Dois-je comprendre que vous refusez? Elle secoua la tête.
- Ce n'est pas si simple. Il y a... il y a des choses que vous ignorez. Ma mère vit en Angleterre. Je ne l'ai pas vue depuis plus de deux ans. Il faut que je lui écrive, que je sache comment elle va. Peut-être devrais-je retourner là-bas. Je ne sais pas, je ne sais plus.
Elle laissa passer un silence, puis ajouta:
- Je ne refuse pas de vous épouser Alan. Mais je vous demande un peu de temps. Il faut que je me réadapte à la vie des Blancs. J'ai perdu tous mes repères. Je n'ai plus de maison, plus de famille ici.
- Je comprends.
- Je sais. Si vous avez la patience d'attendre ma réponse, je vous suivrai à Melbourne.
Elle vit ses yeux s'illuminer.
- Vous acceptez quand même de me suivre?
Pour toute réponse, elle noua ses bras autour de son cou et posa sa bouche sur la sienne. La moustache blonde lui chatouilla agréablement les lèvres.
Les jours suivants passèrent très vite. Comme Alan devait rédiger son rapport sur l'expédition, Ruppert se proposa pour acheter les billets. Il habitait lui aussi Melbourne et devait y repartir sous peu. Judith l'accompagna. A présent qu'elle disposait d'une somme assez confortable, elle n'entendait pas accepter qu'Alan payât son voyage.
Ils se rendirent donc tous deux au port, situé à quelques kilomètres de la ville elle-même. Une piste y menait, empruntée par toutes sortes de véhicules tirés par des chevaux ou des boeufs. Conduisant la voiture prêtée par Steven Banner, le journaliste n'était pas peu fier de se montrer en compagnie d'une aussi jolie femme. Judith aimait bien Ruppert. C'était un joyeux compagnon, d'humeur toujours égale. Doté d'un appétit féroce, on se demandait comment il pouvait être aussi maigre malgré tout ce qu'il avalait. Une femme et trois enfants l'attendaient à Melbourne. Chemin faisant, il expliqua à Judith comment Alan et lui s'étaient rencontrés.
- Lorsqu'il est arrivé en Australie, il y a trois ans, dit-il, il a fait paraître différents articles. Mon journal, la Gazette de Melbourne, les a publiés. Il avait en projet d'étudier la faune australienne. Nous avons eu l'occasion de nous rencontrer régulièrement, je l'ai reçu chez moi. Et nous sommes devenus les meilleurs amis du monde.
Il laissa passer un silence et ajouta:
- Alan est un personnage surprenant, plein de contrastes. Il a beaucoup voyagé et parle plusieurs langues. S'il acceptait d'écrire ses mémoires, il aurait beaucoup de choses à raconter. Je lui ai proposé de l'aider à le faire, mais il a refusé. C'est un libre penseur et un érudit, passionné par toutes sortes de domaines. Parfois, on pourrait le croire désabusé, sans illusions sur le genre humain, mais c'est aussi un idéaliste toujours prêt à se battre pour une bonne cause. Il a fui l'Amérique parce que l'esclavage le révoltait. Un jour, il a failli être pendu à cause de cela.
- Il me l'a dit. D'ailleurs, je partage ses opinions. L'esclavage est une monstruosité.
- Après ce que vous avez vécu auprès des Aborigènes, je comprends votre réaction. Mais rassurez-vous, le gouvernement australien n'a pas du tout l'intention de les transformer en esclaves.
- Il laisse les éleveurs les massacrer. Ce n'est pas mieux. Ruppert écarta les bras en signe d'impuissance.
- Que voulez-vous, c'est la loi du plus fort. Nous la subissons tous.
Quelques jours plus tard, après avoir fait leurs adieux à Steven Banner et à son épouse, Judith, Alan, Ruppert et Mahanee embarquaient à bord du Rose-du-Sud. C'était un petit voilier qui faisait du cabotage entre Adélaïde et Brisbane en passant par Melbourne et Sydney. Il transportait indifféremment marchandises, machines, animaux et voyageurs. S'il ne bénéficiait pas d'un grand confort, il comportait tout de même une dizaine de cabines, situées à l'arrière, pour les passagers.
Mahanee, qui n'était jamais montée à bord d'un navire, et n'en avait même jamais vu, n'en menait pas large. Elle se demandait comment un objet aussi gros et aussi lourd pouvait flotter sur l'eau. Le claquement des voiles l'effrayait, tout comme l'explosion des lames sur l'étrave. Pour ne rien arranger, c'était la saison froide, et l'océan était passablement agité.
« Tu es sûre que la mer ne va pas nous avaler?» ne cessait-elle de demander à Judith, qui avait toutes les peines du monde à la rassurer.
Elle-même n'était pas tranquille. Des creux de deux ou trois mètres ballottaient le vaisseau, ce qui rendait la digestion problématique, d'autant plus que la cuisine du bord était... très anglaise. Heureusement, le voyage ne devait durer que trois jours.
En compensation de ces petits inconvénients, le paysage était magnifique, car le Rose-du-Sud longeait la côte et le voyage réservait toujours quelque surprise. Ainsi, après avoir franchi le passage Backstairs, entre la pointe Jervis et l'île des Kangourous, on rencontra des baleines. Ce fut Mahanee, qui scrutait toujours l'océan d'un regard anxieux, qui les aperçut la première. Elle se mit à hurler, en proie à une terreur soudaine.
- Thanee! Là, regarde!
Judith la rejoignit. A quelques encablures du bateau, une demi-douzaine de longues formes noires fendaient majestueusement les vagues. Par moments, elles laissaient échapper des geysers que les vents violents emportaient.
- Ne crains rien! dit-elle. Ce sont des baleines. Elles sont énormes, mais elles ne sont pas dangereuses.
- Elles ne vont pas dévorer le bateau?
- Pas du tout. D'ailleurs, malgré leur taille, elles ne mangent que de tout petits poissons. Si tu étais dans l'eau à côté d'elles, elles ne te feraient aucun mal.
Mahanee hocha la tête, guère convaincue. Elle n'irait certainement pas plonger pour vérifier ces dires. La présence des cétacés attira les autres passagers, qui purent les admirer pendant plusieurs heures. Le capitaine Leyland se fit un plaisir de prêter sa longue-vue à chacun, y compris à la petite Aborigène, que l'objet stupéfia.
- C'est l'oeil des esprits, commenta-t-elle.
- Vous n'avez pas de chance, dit le capitaine. Parfois, il y a des baleiniers. Vous auriez alors pu assister à une chasse. C'est assez impressionnant.
- Eh bien, je préfère ne pas avoir cette chance, confia Judith à Alan. Je n'ai pas envie d'assister à la mise à mort de ces animaux magnifiques.
Au-delà de l'île des Kangourous, le relief côtier disparut. Le navire longea une vaste étendue uniformément plate jusqu'à l'horizon.
- Au-delà de ce cordon littoral s'étend le lac Alexandrina, expliqua Alan. C'est dans ce lac que se jette le Murray. Il reçoit les eaux de plusieurs grands fleuves, le Murrumbidgee, le Darling, le Lachlan. Chacun d'eux fait plusieurs milliers de kilomètres de long. Pourtant, malgré ces apports, le Murray n'a même pas assez de puissance pour arriver jusqu'à la mer. Il y a vingt ans, un nommé Charles Sturt l'a parcouru. Il est arrivé jusqu'au lac, qui est un véritable marécage. Il a été obligé de refaire le même chemin en sens inverse.
Deux jours plus tard, le jeune homme frappa à la cabine de Judith à l'aube.
- Venez. Il faut que vous voyiez ça.
La jeune femme s'habilla à la hâte et, suivie de Mahanee, se rendit sur le pont. La côte avait totalement changé d'aspect. Sur des kilomètres s'étiraient des falaises rongées par les flots. Les rayons horizontaux du soleil levant illuminaient l'océan et le rivage d'une lumière irréelle. Les mauves, pourpres, violets contrastaient avec les ocres, bistres et blancs éblouissants, reflétés par une mer calme. Seule une brise légère poussait lentement le navire vers l'est. Peu à peu, une douzaine de pitons rocheux se dessinèrent, dressés au milieu de la mer, détachés de la falaise, dressés telles des sentinelles autour desquelles tournoyaient des nuées d'oiseaux. On apercevait nettement les strates des couches géologiques successives.
- Les gens d'ici les appellent les Douze Apôtres, commenta Alan. Sans doute parce qu'on a l'impression qu'ils marchent sur l'eau.
Hormis quelques marins assurant la manoeuvre, ils étaient encore seuls sur le pont du navire.
- Merci de m'avoir réveillée pour voir cela, murmura Judith.
- C'était trop triste de ne pas le partager avec vous.
Il avait repris sa vieille veste de cuir, celle qu'il lui avait prêtée dans le désert. Elle retrouva cette odeur musquée, unique, dans laquelle elle s'était endormie pendant de nombreux jours. Ce parfum extraordinaire, fait de beaucoup d'autres, la bouleversait. Soudain, elle se blottit dans ses bras. Les lèvres d'Alan se posèrent sur les siennes. Aussitôt, la fièvre s'empara de la jeune femme, trouvant un écho chez son compagnon. Leurs corps se collèrent l'un à l'autre.
- Emmenez-moi dans votre cabine, souffla Judith.
Il aurait voulu lutter, au nom de quelque principe appris dans les églises américaines. C'était impossible. Comment résister au regard turquoise levé sur lui, à l'odeur chaude qui émanait de sa peau, à la douceur de soie de cette bouche, à ces mains fines et audacieuses?
- Venez! répondit-il en avalant difficilement sa salive.
Après avoir pénétré dans la baie de Port Philip, le Rose-du-Sud arriva à Melbourne en début d'après-midi. Il devait y rester une journée, le temps de débarquer les passagers et les marchandises, et d'en embarquer d'autres à destination de Sydney et Brisbane. Le soleil du matin n'était malheureusement plus qu'un souvenir, et une couche nuageuse d'un gris uniforme l'avait remplacé. Cela n'avait pas d'importance. Judith avait l'impression qu'une lumière éblouissante inondait la petite ville. Ce qu'elle avait vécu le matin même entre les bras d'Alan avait confirmé le rêve qu'elle avait fait au sommet de la montagne sacrée. Ils n'avaient éprouvé aucune difficulté à s'apprivoiser mutuellement, comme si leurs corps se connaissaient depuis toujours. Elle contemplait Alan à la dérobée, le ventre encore marqué par l'intensité de leur joute impudique. Elle se sentait merveilleusement bien. Elle était certaine à présent que tout allait s'arranger, qu'une nouvelle vie allait commencer pour elle.
Elle n'avait pas oublié son projet de retour en Angleterre. Elle allait d'abord écrire à Marie. Même si la maison de Kingston était détruite, on ferait sans doute suivre le courrier. Ensuite, sans doute ferait-elle le voyage. Mais elle reviendrait. Sa vie était ici, avec Alan. Ils auraient des enfants et partageraient leur passion: la science de la vie.
- Comme Adélaïde, Melbourne n'a pas été construite par des forçats, précisa son compagnon. Alors que partout ailleurs la Couronne d'Angleterre a appliqué le principe du terra nullius, ici, la terre fut achetée aux Aborigènes par deux colons venus de la Terre de Van Diemen, John Batman et John Fawkner.{12} Ils ont ainsi acquis, avec un certificat de propriété en bonne et due forme, une superficie de trois cent mille hectares. Ils baptisèrent l'endroit Melbourne en l'honneur du Premier ministre britannique de l'époque. C'était il y a quinze ans. Bien sûr, cela ne fut pas du goût du gouverneur de Sydney, mais que pouvait-il y faire? John Batman avait un sens aigu des affaires. Il a spéculé sur les terrains qu'il a mis en vente par parcelles quelques mois après son acquisition. Les premières furent vendues cent cinquante livres. Deux ans plus tard, elles se revendaient dix mille.
Melbourne était encore plus animée qu'Adélaïde. La ville était résolument tournée vers le commerce et le trafic maritime. Les entrepôts étaient nombreux. Une odeur de salaisons, de bitume, de cordages, de poisson et d'iode saisissait à la gorge dès que l'on débarquait. Des manoeuvres déchargeaient les lourds vaisseaux en provenance d'Angleterre, tandis que des passagers épuisés reprenaient contact avec la terre ferme après plusieurs mois passés en mer. Des marins rigolards les aidaient à recouvrer leurs esprits.
Des messieurs au regard froid côtoyaient des femmes vêtues de robes sombres et tristes, des enfants surveillés par des nurses sévères guettaient l'instant où ils pourraient échapper à la vigilance de leur cerbère pour aller explorer leur nouvelle patrie. Quelques Aborigènes vêtus d'habits occidentaux rapiécés déambulaient d'une démarche trahissant l'abus de rhum et de bière. L'un d'eux vint quémander une pièce à Alan, qui la lui donna avec un soupir.
- Voilà les bienfaits que leur apporte notre brillante civilisation, grommela-t-il. On les contraint à abandonner leur vie libre pour travailler pour les Blancs; on leur impose une religion à laquelle ils ne comprennent rien et un mode de vie qui les mène à la déchéance. Le désespoir les pousse à sombrer dans l'alcool, ce qui arrange le gouvernement. C'est un bon moyen de les éliminer, lentement mais sûrement. On n'a pas agi autrement avec les Indiens d'Amérique.
Après avoir récupéré leurs bagages, ils se dirigèrent vers le centre-ville. Partout, on construisait de nouvelles demeures, des bâtiments administratifs ou commerciaux, des logements. Dans les rues larges régnait une effervescence digne d'une capitale. Melbourne comptait déjà plusieurs milliers d'habitants, essentiellement des émigrants venus d'Angleterre, mais aussi des quatre coins de l'Europe, ainsi que quelques Américains.
Un peu plus tard, Alan faisait à Judith les honneurs de sa maison. Comme il l'avait dit, c'était une demeure modeste, construite récemment. Elle comportait cinq pièces, dont deux seulement étaient meublées: la chambre et le salon. La chambre comportait un lit rustique, le salon une table et quatre chaises. Une odeur de bois fraîchement coupé flottait dans l'air, ainsi qu'un relent de moisissure trahissant l'absence d'occupant.
- Elle est terminée depuis moins de six mois, expliqua Alan. Le loyer n'est pas bon marché à Melbourne, et il est difficile de se loger. C'est pourquoi j'ai préféré la conserver lorsque je suis parti pour Adélaïde, il y a trois mois.
Judith voyait déjà quelles améliorations elle allait pouvoir apporter à cet antre de célibataire. Il n'y avait ni nappe, ni rideaux, pas le moindre vase. Evidemment, cela contrastait avec le luxe dans lequel elle avait vécu en Angleterre ou en France. Mais elle se sentait déjà chez elle.
Le soir, tandis que Mahanee prenait possession d'une chambre inoccupée, Alan et Judith s'installèrent dans le salon, où ils avaient allumé un bon feu de bois pour chasser l'humidité. Au-dehors, une pluie battante faisait crépiter les vitres. Ils restèrent longuement à regarder les flammes dansant dans la cheminée. La jeune femme sentit que son compagnon désirait lui parler, mais qu'il n'osait pas. Enfin, il se décida:
- J'ai passé aujourd'hui la journée la plus merveilleuse de ma vie, Judith. Je voudrais tellement te garder près de moi. Pourtant, j'ai peur que tu ne décides de repartir. Je ne sais pas l'expliquer, mais je sens un mystère en toi, une partie secrète que tu veux préserver pour des raisons que j'ignore. Depuis que nous sommes revenus en ville, je te sens tendue, nerveuse, comme si un danger te guettait.
Judith ne répondit pas. Il ajouta:
- Si tu as peur de quoi que ce soit, je suis là, près de toi. Je te protégerai.
Des larmes perlèrent dans les yeux de la jeune femme. Jamais, depuis son évasion de Hill End, elle n'avait évoqué les circonstances étranges qui l'avaient menée en Australie. Mais si elle devait épouser Alan, il avait le droit de savoir.
- Tu as raison, dit-elle enfin. Il y a quelque chose. Après une ultime hésitation, elle lui raconta ce qu'elle avait vécu, la vie agréable entre Marie et Richard, la mort de ce dernier, puis son enlèvement et son exil forcé à Sydney. Son affrontement avec le colonel Campbell, son évasion dans les montagnes Bleues, son passage chez les bushrangers et la manière tragique dont il s'était terminé, sa fuite dans le désert, sa blessure infectée et sa rencontre avec les Aborigènes, son long voyage en leur compagnie. Lorsqu'elle eut terminé, Alan resta un moment silencieux.
- Je comprends pourquoi tu préfères te taire, dit-il enfin.
- Crois-tu que la police me cherche encore?
- Non. Ils ont dû conclure que tu t'étais noyée. Ici, tu ne risques plus rien. Nous sommes à plus de mille kilomètres de Sydney. Et puis, qui irait te soupçonner? Tout le monde a cru à ton histoire, moi le premier.
- Tu as deviné qu'il y avait une part d'ombre en moi, cependant.
- Parce que je suis très sensible à tout ce qui te concerne. Mais les autres n'ont rien vu.
Il médita quelques instants et ajouta:
- Pour les autorités, Lucy Chapman est morte. Tu n'as donc plus de soucis à te faire sur ce plan. Toutefois, il reste ce complot dont a été victime Judith Lavallière. Je crois que pour le présent il vaudrait mieux ne plus utiliser ce nom. Tes ravisseurs doivent te croire morte, à présent. Il est inutile de leur faire savoir que tu es encore en vie.
- Crois-tu qu'ils viendraient me chercher jusqu'ici?
- Nous sommes toujours dans l'Empire britannique. Il vaut mieux être prudent. Nous n'avons aucune idée de ce qui a justifié ton enlèvement et ton exil. Et le nom de Lavallière est plutôt rare pour une Anglaise.
Elle lui adressa un sourire malicieux.
- Serait-ce un moyen de m'inciter à vous épouser, monsieur Carson? En devenant madame Carson, je risquerais moins d'attirer l'attention de ces criminels, c'est bien cela?
Il lui prit les mains.
- Ce serait la meilleure solution, bien sûr. Cependant, si tu préfères retourner en Angleterre, je voudrais que tu m'autorises à t'accompagner.
Judith se blottit contre lui. Elle laissa passer un silence, puis déclara.
- Si nous retournons là-bas, je voudrais que ce soit... en tant que mari et femme.
Il sursauta, visiblement ému.
- Dois-je comprendre...
- Que j'accepte de t'épouser, dit-elle, aussi troublée que lui.
Melbourne, fin juillet 1850
Le lendemain de son installation, Judith écrivit à Marie une lettre dans laquelle elle lui racontait tout ce qui lui était arrivé depuis la nuit tragique de son enlèvement. Au cas où la lettre serait tombée entre des mains malveillantes, elle évita toutefois de parier du colonel Campbell et de son passage à la ferme de Hill End. Elle terminait en expliquant qu'elle était sur le point d'épouser Alan, le biologiste rencontré dans le désert.
Un curieux sentiment ne cessait de harceler Judith tandis qu'elle écrivait. Elle avait l'impression qu'elle ne recevrait jamais de réponse, que sa lettre était inutile. Elle voulait se raccrocher à l'espoir que Marie était toujours vivante, que l'agression dont elle-même avait été victime n'était qu'une coïncidence, le fait d'une bande de pillards en quête d'un mauvais coup. Mais la logique impitoyable lui affirmait que tout cela avait été savamment orchestré, que l'attaque de la demeure de Kingston faisait partie d'un plan machiavélique dont elle ignorait les tenants et les aboutissants. Suivant cette logique, la probabilité était forte que Marie ait été tuée, comme l'avaient été le couple Pennington et le capitaine Pedders. Et qu'elle ne puisse jamais lire ces lignes.
- Il faut l'envoyer quand même, lui dit Alan. Ainsi, nous serons fixés.
Il courut lui-même porter la lettre au bateau qui repartait le lendemain pour l'Angleterre.
Pendant les jours suivants, Judith s'affaira à arranger la petite maison. Courant les magasins en compagnie de Mahanee, elle acheta des coupons de tissu, de la passementerie, des rubans, des aiguilles, du fil.
Un mois plus tard, l'intérieur était totalement transformé. Les murs avaient été décorés de papiers peints clairs et fleuris, selon la nouvelle mode. Judith avait acheté, sur ses deux cents livres, des consoles, des commodes sur lesquelles étaient apparus des vases fleuris. Des nappes et napperons brodés couvraient la nouvelle table de la salle à manger. Elle avait commandé deux fauteuils destinés à prendre place devant la cheminée. Des lampes à pétrole éclairaient les pièces la nuit. Elle avait également acquis de la vaisselle neuve.
- Tu as presque tout dépensé, lui reprocha Alan.
- Aucune importance. Il fallait bien donner un air civilisé à ta tanière. Et puis, j'ai été privée de confort pendant deux ans. Je compte me rattraper. De toute manière, s'il le faut, je chercherai du travail.
- Oh, ce ne sera pas nécessaire. J'ai encore quelques économies. Et puis, je vais prendre un poste de professeur de sciences au collège royal de Melbourne. Cela devrait suffire pour nous faire vivre en faisant attention. Ça me laissera le temps de préparer ma nouvelle expédition.
Alan avait un grand projet en tête: traverser l'Australie d'est en ouest. Pour cela, il lui fallait obtenir des subventions de la part du gouvernement. Celui-ci était intéressé par le travail des explorateurs, qui leur fournissait nombre d'informations indispensables pour la colonisation de l’outback. Mais Alan ne bénéficiait d'aucune notoriété, sinon sa participation à l'expédition des Flinders Range, au cours de laquelle il avait rencontré Judith. De plus, le dossier qu'il avait préparé, largement inspiré par les idées révolutionnaires de Charles Darwin, ne suscitait pas une réaction des plus favorables de la part des membres de la Royal Society.
- Les premiers contacts ne sont pas très encourageants, avoua-t-il. Mais je ne vais pas abandonner. Les renseignements que tu peux me fournir me seront utiles pour convaincre tous ces barbons empiégés dans leurs vieux principes bibliques.
Il comptait aussi sur un événement important, qui allait modifier définitivement la vie de la petite cité: en 1850, on avait demandé aux membres du Conseil territorial de Melbourne d'établir une Constitution. La ville, qui dépendait de la juridiction de la Nouvelle-Galles du Sud, dont la capitale était Sydney, se voyait accorder l'autonomie. C'était l'Australian Colonies Act, qui donnait naissance au comté du Victoria, dont Melbourne serait la capitale. A ce titre, elle disposerait de son propre conseil législatif. Une assemblée devait être élue par toutes les personnes possédant une parcelle de terre sur le nouveau territoire. Seuls les hommes voteraient, les femmes n'avaient pas encore acquis ce droit. Alan lui-même, qui n'était pas propriétaire, n'était pas électeur. Mais ses convictions le portaient vers le parti démocrate.
- Le Victoria n'est pas le seul nouveau comté. La Terre de Van Diemen et le territoire d'Adélaïde doivent recevoir eux aussi leur indépendance. Chacun a établi sa propre Constitution, qui a été soumise au Conseil impérial. Elles ont toutes été acceptées. A présent, il faut élire le Conseil législatif. Deux partis s'opposent, celui des grands propriétaires et celui des démocrates. Il faut souhaiter que ce soit ces derniers qui l'emportent. Sinon, les squatters vont continuer d'imposer leur loi. Ils tiennent déjà les rênes du gouvernement. Les libéraux démocrates veulent fonder une société moins inégalitaire, en donnant leur chance à tous les nouveaux arrivants.
La charte de 1825, qui avantageait les émigrants riches, avait également cours à Melbourne. Les démocrates représentaient donc un espoir d'amélioration.
Tandis que se préparaient les élections, Judith épousa Alan. Il organisa la cérémonie très rapidement. Bien que ses convictions religieuses fussent plutôt tièdes, il proposa cependant à Judith de passer devant un prêtre. Elle accepta, parce que celui qu'il lui fit rencontrer lui inspira de la sympathie. Le fait qu'elle ne fût pas baptisée ne constitua pas un obstacle pour le père Patrick Smith. C'était un homme de forte corpulence, profondément attaché à sa foi, mais, à l'inverse de beaucoup de ses coreligionnaires, son expérience lui avait ouvert l'esprit. Il admettait que l'on ne partageât pas ses croyances. Il se prit d'amitié pour Judith, qu'il n'essaya même pas d'évangéliser.
- Votre fond est généreux, lui dit-il, et le Seigneur doit le savoir Le Christ disait: « C'est à ses actes que l'on juge la valeur d'un homme - ou d'une femme -, non à ses paroles! » J'ai vu trop de prêtres zélés faire le mal au nom de Dieu. Et j'ai vu aussi des païens, des juifs, des musulmans, montrer un coeur bon et généreux
A l'occasion de son mariage, Judith retrouva Ruppert Granger, le journaliste, qui lui présenta sa femme, Elizabeth, et ses quatre enfants. Elle fit également la connaissance des autres amis d'Alan.
Franck Vernon était un Irlandais aux yeux gris et aux cheveux blonds tirant sur le roux, toujours en broussaille. Il posait sur les autres un regard amusé, strié de petites pattes-d'oie qui le rendaient terriblement séduisant. Il avait d'ailleurs un succès invraisemblable auprès des dames - surtout les femmes mariées. Les seules, disait-il, qui ne risquaient pas de lui mettre la corde au cou. Car Franck Vernon tenait par-dessus tout à sa liberté.
C'était aussi un joueur invétéré. Alan et lui s'étaient rencontrés, trois ans plus tôt, sur le navire qui les amenait d'Amérique. Ayant constaté qu'ils trichaient aussi bien l'un que l'autre, ils s'étaient associés pour plumer les pigeons de passage, afin de se constituer un petit pécule avant leur installation dans la nouvelle colonie. Une grande complicité unissait les deux hommes
Un point les différenciait, toutefois. Si, malgré son scepticisme, Alan manifestait des sentiments humanistes, Vernon au contraire affichait une indifférence royale face à l'injustice. Pour lui, le monde était une jungle où chacun devait se battre encore et toujours pour survivre. Judith décela en lui une certaine dureté. Elle apprit qu'il lui était arrivé de tuer pour sauver sa vie, ce qui avait d'ailleurs motivé son départ d'Amérique.
Angus Mc Leod, lui, était écossais et banquier. On pouvait se demander comment cet homme replet et modeste avait pu se lier d'amitié avec Alan, dont le caractère original et indépendant contrastait avec l'allure de petit-bourgeois de son ami. Judith découvrit très vite que sous cette apparence trompeuse se cachait un fils des Highlands bouillonnant d'idées et de passion. Il n'aimait guère les Anglais, qu'il accusait d'imposer leur domination à l'Ecosse depuis plusieurs siècles. Lors des festivités, il portait avec fierté le kilt aux couleurs de son clan, et cultivait le souvenir de ses ancêtres. Alan et lui avaient un goût commun pour la peinture. Alan possédait un joli coup de crayon, grâce auquel il reproduisait le plus fidèlement possible les animaux rencontrés dans l'Outback. Angus, quant à lui, pratiquait l'aquarelle. Dès que son travail lui en laissait le loisir, il se postait à quelque endroit de la jeune cité, dont il saisissait des scènes de la vie quotidienne. Angus avait enseigné sa technique à Alan, et ils étaient devenus de grands amis.
Il n'y avait pas que la peinture qui passionnait Angus. Son épouse, Katherine, lui avait déjà donné sept héritiers, et il ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin.
Le dernier membre de la bande, James Scobie, était un petit bonhomme nerveux, venu en Australie pour faire fortune. Las de subir la morgue des Anglais nantis, il avait quitté la mère patrie sur un voilier faisant route vers les Indes. Il était resté trois ans sur place. Après avoir constaté qu'il ne ferait pas fortune là-bas, il s'était embarqué pour l'Australie, espérant enfin acquérir une terre bien à lui. Son rêve était de devenir fermier, d'épouser une femme avec laquelle il aurait beaucoup d'enfants. Depuis son arrivée, il travaillait comme ouvrier sur les chantiers de construction, économisant penny après penny. Il avait pris des contacts pour acheter un petit domaine où il voulait pratiquer l'élevage. Mais la Couronne se montrait réticente pour offrir l'accès à la propriété aux personnes modestes. Tout ce qu'on lui offrait, c'étaient des terres sauvages situées bien loin à l'intérieur, dans des endroits inaccessibles. C'était un piège dans lequel il ne voulait pas tomber.
« Une fois que l'on a défriché le terrain, les grands propriétaires arrivent et s'en emparent pour une bouchée de pain. Il y a encore autour de Melbourne quantité de territoires appartenant à la Couronne. C'est là que je voudrais m'installer. »
James Scobie avait rendu plusieurs services à Alan, auquel il vouait une grande admiration. C'était lui, notamment, qui avait entretenu la maison en son absence.
La cérémonie se déroula dans une ambiance joyeuse, et l'on festoya pendant trois jours, selon la coutume. Ensuite, le jeune couple s'évada pour un court voyage de noces, car Alan avait voulu faire les choses selon la tradition. Dans la voiture qui les emmenait jusqu'à la petite ville de Geelong, l'autre cité de la baie de Port Philip, Judith se dit qu'elle aurait sans doute fait un mariage plus somptueux si tout cela n'était pas arrivé. Mais cela n'avait aucune importance. Jamais elle n'avait été aussi heureuse. La seule ombre au tableau était l'absence de Marie. Alan le sentit et la rassura:
- Sois patiente. Il faut trois mois au courrier pour atteindre l'Angleterre. Si tu rajoutes un mois sur place pour que l'on retrouve ta mère et qu'elle te réponde, tu n'auras pas de lettre avant environ sept mois.
En août, le résultat des élections apporta une vive déception a Alan. Le porte-parole des squatters, Edward Wenworth, et ses partisans remportèrent la grande majorité des sièges. Le parlement de Melbourne restait aux mains des grands propriétaires, de l'armée et des riches négociants.
- Avec le suffrage universel, cela ne se serait pas passé comme ça, grommela-t-il. Mais ceux qui votent sont déjà les maîtres de la terre, alors, ils tiennent à conserver leurs privilèges.
Cela ne l'empêcha pas de préparer un nouveau dossier pour obtenir des subventions. Après tout, peu importait d'où venait l'argent s'il pouvait lui permettre de réaliser son objectif.
De grandes festivités furent organisées pour célébrer la naissance de l'Etat. A cette occasion, Melbourne, capitale du nouveau comté du Victoria, pavoisa. Comme si le temps avait voulu se mettre de la partie, les pluies qui avaient prévalu pendant tout le mois de juillet, y compris pendant le mariage de Judith et Alan, laissèrent la place à une période ensoleillée. Les citadins interprétèrent cette clémence des éléments comme un excellent présage pour l'avenir.
Judith s'installa dans sa nouvelle vie de jeune mariée. Elle s'aperçut très vite qu'Alan n'aimait guère s'occuper des problèmes d'argent. Elle lui proposa de tenir le budget du ménage, ce qu'il accepta avec grand plaisir. Elle retrouva très vite les principes enseignés par Marie.
En compagnie de Mahanee, dont on avait aménagé la petite chambre, Judith parcourait les rues de Melbourne, toujours en effervescence en raison des travaux. Elle repéra très vite les meilleurs magasins. Chaque jour, elle visitait les marchés, sur lesquels on trouvait les fruits et légumes locaux, de la viande de mouton ou de boeuf, mais également de l'émeu, du kangourou et de l'opossum, ainsi que quantités d'épices. Judith tenait de sa mère française un don particulier pour la cuisine et prenait plaisir à réaliser les recettes qu'elle lui avait enseignées. Alan y prit très vite goût, tout comme ses amis. On prit l'habitude de se réunir régulièrement chez le couple, pour de joyeuses soirées au cours desquelles chacun faisait montre de ses talents. Outre sa cuisine, Judith remporta un autre succès en déclamant les vers de ses poètes favoris et en chantant de vieilles chansons françaises, que personne ne comprenait, mais dont on aimait les airs. Franck Vernon, qui possédait une belle voix grave, chantait des mélodies irlandaises, et Angus jouait de la cornemuse, ce qui n'était pas toujours du goût des voisins.
On se couchait alors fort tard. Mais cela n'empêchait pas le jeune couple, après le départ des amis, de faire l'amour jusqu'à épuisement total. N'ayant pas été élevée dans la religion chrétienne, Judith se donnait avec spontanéité et de la manière la plus naturelle qui fût. C'étaient des moments de folie, de délire sensuel, qui les laissaient au bord de l'asphyxie. Mais elle aimait aussi les périodes de plénitude qui suivaient ces ébats torrides, ces instants magiques faits de tendresse et de complicité, dans la pénombre et les chuchotements, cette plage située sur l'autre rive du désir, lorsque la tempête qu'il a soulevée s'est calmée, et qu'il ne reste que les caresses. Elle aimait alors sentir les mains chaudes et douces d'Alan glisser sur sa peau, jusque dans ses endroits les plus secrets.
Parfois, il se levait pour aller chercher un bloc de papier et ses crayons. Tandis qu'un sommeil lourd et bienheureux la gagnait, il la croquait à traits rapides et précis. Et le lendemain, au réveil, elle découvrait, couchée sur le papier, une partie ou une autre de son corps, une main, sa poitrine, la chute de ses reins, son ventre, une épaule. Et chacun de ces dessins était un mot d'amour. Judith comprenait à présent ce que Marie voulait dire en parlant de magie.
Au début du printemps, vers la fin septembre, fut organisée la troisième édition de ce que l'on appelait déjà le Royal Melbourne Show. En 1848, dix-sept agriculteurs s'étaient réunis pour une petite compétition. Chacun avait amené son meilleur attelage afin de réaliser le sillon le plus droit possible. Ces hommes, qui avaient le goût du travail bien fait, estimaient que c'était ainsi que se déterminait un bon agriculteur. A l'origine, il ne devait s'agir que d'une petite fête entre amis. Mais le spectacle avait attiré des curieux, qui avaient trouvé l'idée originale. Des tentes s'étaient installées au bord du terrain où devait avoir lieu la compétition, leurs propriétaires proposant de la bière, des gâteaux, des sandwiches, des fruits, du rhum. La fête avait eu un tel succès que les compétiteurs s'étaient promis de recommencer l'année suivante.
En ce mois de septembre 1850, une foule encore plus importante que l'année précédente s'était réunie, rassemblant une bonne partie des habitants de Melbourne. La haute société, amusée, y était largement représentée, pour laquelle on avait installé des chapiteaux destinés à protéger ces grands personnages du soleil ou de la pluie, au cas où celle-ci se serait manifestée.
Après la compétition, le vainqueur des élections, Wenworth, monta sur l'estrade où se tenait le gagnant et prit la parole:
- J'ai le plaisir de vous annoncer l'arrivée, au mois de novembre, du premier gouverneur du comté du Victoria, lord Charles Joseph La Trobe.
Un tonnerre d'applaudissements salua sa déclaration. La venue du nouveau gouverneur symbolisait la confirmation de la souveraineté de Melbourne et son détachement de la tutelle de Sydney. La petite cité devenait une capitale à part entière. Bien que le Victoria fit encore partie de l'Empire britannique, il flottait dans l'air un petit parfum d'indépendance qui réjouissait tout le monde.
Deux mois plus tard, le bateau du nouveau gouverneur arrivait. Une foule enthousiaste s'était rassemblée sur le port pour lui souhaiter la bienvenue. Alan, Judith et leurs amis étaient aux premiers rangs. Lorsque Charles La Trobe fît son apparition sur la passerelle menant à terre, une ovation triomphale le salua.
Judith l'observait avec curiosité. C'était un homme fin et élancé, au visage sévère orné de favoris, coiffé d'un bicorne et sanglé dans un uniforme impeccable agrémenté d'épaulettes et d'une ceinture dorée. Une épée, symbole de sa fonction, pendait à son flanc. Devant la chaleur de l'accueil, il consentit à sourire.
Il fut accueilli par Edward Wenworth et les autres membres du gouvernement, qui s'inclinèrent devant lui avec respect avant de l'inviter à prendre place dans la somptueuse calèche gouvernementale, escortée par une douzaine de gardes à cheval. Derrière attendaient d'autres voitures, appartenant aux grands propriétaires et aux riches négociants. Perdue dans la foule, Judith vit le cortège se mettre en route vers le palais sous les vivats de la foule. Une grande réception devait être donnée dans les jardins du palais.
Elle trouva son écho dans les rues, où des échoppes proposaient des friandises, des grillades et des boissons. Judith et ses compagnons firent la fête jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Devant le succès remporté à Adélaïde par l'histoire de Judith, Ruppert n'avait pas abandonné l'idée de la raconter dans le journal pour lequel il travaillait, la Gazette de Melbourne. La jeune femme n'avait guère envie d'attirer de nouveau l'attention sur elle, mais le journaliste sut trouver les arguments pour la convaincre.
- J'ai laissé passer la fondation du Victoria, dit-il. Personne ne pensait plus à rien d'autre. Mais je suis sûr que votre récit va passionner les habitants de Melbourne.
Judith haussa les épaules.
- Qui va s'intéresser à ça? objecta-t-elle. A Adélaïde, c'était différent, les habitants m'avaient vue arriver du désert. Ici, je suis une inconnue.
- Pas pour longtemps, faites-moi confiance. Votre expérience est unique. Si elle pouvait contribuer à mieux faire connaître ce peuple étrange que sont les Aborigènes, elle pourrait aussi amener les colons à les considérer autrement. Ainsi quelques massacres pourraient être évités. Vous pouvez agir dans ce sens.
Ce fut grâce à cet argument qu'il obtint gain de cause. Il était si enthousiaste qu'il était difficile de lui résister. A la vérité, il se contenta de reprendre les termes de son article précédent, en lui adjoignant quelques détails supplémentaires. Cependant, se souvenant de la conversation qu'elle avait eue avec Alan deux mois plus tôt, Judith lui demanda de supprimer le nom de Lavallière et de l'appeler par son nom d'épouse. Ruppert n'y vit aucun inconvénient. Une nouvelle fois, le récit rencontra un grand succès auprès des lecteurs.
Après la Gazette de Melbourne, d'autres journaux voulurent consacrer quelques lignes à l'aventure de Judith. Des journalistes se présentèrent à la maison, auxquels elle répondit de plus ou moins bonne grâce. Elle resta peu loquace sur l'épisode de l'attaque des bushrangers, mais c'était surtout sa vie parmi les Aborigènes qui intéressait les rédacteurs, et notamment le fait qu'elle avait vécu sans aucun vêtement pendant près de deux ans. Comme elle était très jolie, on reproduisit son portrait dans les journaux, l'Age d'or, le Sunday Times de Melbourne, ce qui fit travailler l'imagination des hommes.
Involontairement, Judith était devenue une figure de la jeune capitale. On parlait d'elle dans les pubs, dans les foyers. De parfaits inconnus la saluaient lorsqu'elle allait faire son marché suivie de sa fidèle Mahanee.
Le phénomène fit assez de bruit pour parvenir aux oreilles du nouveau gouverneur. C'est ainsi que Judith fit la connaissance de son excellence, sir Charles Joseph La Trobe.
Un jour de décembre, la jeune femme reçut une invitation à se rendre au palais, où Son Excellence la priait d'assister à un dîner donné « en l'honneur d'une femme courageuse qui avait survécu à l'enfer du désert australien ». Vivement émue, Judith prit juste le temps de se faire confectionner une robe de qualité. Couturières et petites mains travaillèrent d'arrache-pied pendant deux jours pour réaliser ce qu'elle avait commandé.
Le jour suivant, Judith se présenta, en compagnie d'Alan, dans une calèche de location, au palais. Evidemment, sa robe, d'un blanc cassé, ne pouvait rivaliser avec les toilettes somptueuses des femmes présentes, qui la regardèrent arriver avec une grande curiosité. Mais sa beauté, ses magnifiques yeux bleu clair et ses épaules nues, selon l'audacieuse mode française, attirèrent l'attention.
Judith s'inclina devant le gouverneur, qui lui adressa un sourire qui pouvait passer pour chaleureux chez cet homme rigide.
- Soyez la bienvenue, madame Carson. Et vous aussi, monsieur Carson.
Si Alan n'était guère à l'aise au milieu de tous ces personnages huppés, qui ne voyaient en eux qu'un sujet de distraction, Judith au contraire retrouva très vite son aisance naturelle. En compagnie de sa mère, elle avait fréquenté les milieux parisien et londonien du théâtre. Comme à Adélaïde, ce fut avec un étonnement sans borne que l'on découvrit que son éducation n'avait rien à envier à celle des femmes de notables présentes. Intrigué, le gouverneur lui demanda:
- Qui étaient vos parents, madame Carson?
Judith frémit. Par prudence, elle devait éviter de mentionner le nom de sa mère, et qu'elle était comédienne.
- Je n'ai jamais connu mon père, Excellence. Ma mère m'a dit qu'il était mort avant ma naissance. Mais mon beau-père était le comte Richard Nelson.
- En effet, je me souviens de lui. Il est mort il y a quatre ans, c'est cela? Mais je ne crois pas qu'il était votre beau-père. A ma connaissance, il avait une épouse légitime.
Judith se mordit les lèvres. Pourquoi avait-elle parlé de cela?
- Il m'a élevé comme sa fille, rectifia-t-elle.
- Hum, je vois. Et votre mère, que fait-elle? Judith avala difficilement sa salive.
- Ma mère... vit de ses rentes dans la banlieue de Londres
Le visage du gouverneur s'était durci. Judith redouta un instant qu'il ne fût mêlé au complot dont elle avait été victime. Peut-être savait-il quelque chose. Mais la raison de sa réaction avait une autre origine. Elle comprit qu'à ses yeux elle n'était qu'une bâtarde, et sa mère une gourgandine. Son ton était plus froid quand il demanda:
- Vous-même, pourquoi êtes-vous venue en Australie? Mal à l'aise, Judith répondit:
- J'ai toujours été passionnée par les sciences de la vie, Excellence. J'ai même eu l'occasion de rencontrer monsieur Darwin.
- J'ai entendu parler de lui, en effet. Mais les idées qu'il soutient sont pour le moins discutables. Prétendre que les espèces animales évoluent en fonction de leurs conditions de vie, cela sent un peu le soufre, ne trouvez-vous pas?
- Il n'est pas le premier à émettre ces idées, Excellence. Saint Augustin avait évoqué une telle possibilité.
Il la regarda avec surprise.
- Saint Augustin? Je l'ignorais. Il préféra changer de sujet:
- Et comment vous êtes-vous retrouvée ainsi perdue dans le désert?
Elle dut resservir de vive voix le récit qu'elle avait fait aux journalistes, l'expédition partie de Brisbane, l'attaque des bushrangers et surtout sa vie parmi les Aborigènes.
Durant la réception qui suivit, Judith fut le centre d'intérêt des convives. Le point le plus important, à leurs yeux, était surtout cette histoire de nudité, que l'on évoquait à demi-mot, gourmandise et effarouchement mêlés. Judith, que ce sujet n'embarrassait nullement, s'amusait à répondre.
- Oh, mais je portais malgré tout un pagne que je m'étais fabriqué avec ce qui restait de ma robe. Vous savez, les Aborigènes n'accordent pas d'importance au fait de vivre nu. A la vérité, ils ont sans doute l'innocence des premiers habitants du monde, à l'époque du paradis terrestre.
Une femme un peu plus audacieuse lui demanda:
- Mais vous n'avez pas... enfin, ces individus ne vous regardaient-ils pas avec concupiscence?
- Vous voudriez savoir si j'ai eu une aventure avec un Aborigène?
La femme rougit.
- Je voulais dire..
- La réponse est non, madame. Mais cela aurait pu arriver si j'en avais épousé un. La coutume du mariage existe également chez eux et elle est même très compliquée.
- Mais enfin... ces gens sont noirs!
- Vous savez, on ne le remarque plus au bout de quelques jours. Ces hommes sont très doux, attachants, respectueux les uns des autres. Tout simplement, je ne suis pas tombée amoureuse de l'un d'eux.
- Vous auriez pu épouser l'un de ces sauvages? intervint un homme à l'air méprisant, dont les favoris et la moustache lui dévoraient le visage.
- Sans aucun doute. Ils nous ressemblent beaucoup, finalement. Ils élèvent leurs enfants avec beaucoup d'amour. Ils connaissent les secrets de ces terres bien mieux que nous. C'est pourquoi je pense que nous devons les respecter.
- Respecter des sauvages! s'exclama l'individu. La couleur de leur peau et leurs coutumes barbares indiquent clairement qu'ils ne sont pas... qu'ils ne peuvent pas être des créatures de Dieu!
- Sans eux, monsieur, je serais morte! N'ont-ils pas agi là de manière civilisée?
L'homme dédaigna de répondre. Un autre homme demanda:
- Je m'étonne tout de même que vous n'ayez pas demandé à ces gens de vous ramener vers la civilisation.
- On m'a plusieurs fois posé la question. Les Aborigènes redoutent les Blancs. Au début, je craignais, en restant sur les lieux de l'attaque, de retomber sur les criminels. J'étais épuisée, malade, et bien sûr incapable de me défendre. J'avais perdu mes repères, je ne savais même pas où je me trouvais. Alors, j'ai suivi les Aborigènes. Ils m'avaient adoptée. Je me sentais bien en leur compagnie. Ce voyage était pour moi une occasion unique de partager leur vie. Avec eux, j'ai perdu la notion du temps.
- Vous n'aviez pas envie de retrouver votre mère?
- Si, bien sûr, mais il est vrai que j'appréhendais le retour parmi les Blancs. Je n'avais plus rien, même pas de vêtements. Et encore moins de quoi payer mon billet de retour.
- On vous aurait aidée...
- Je sais. A mon retour, tout le monde s'est montré très gentil avec moi. Mais, en compagnie des Aborigènes, la vie est différente. Ils ont d'autres valeurs, une sérénité face à la mort. Avec eux, j'ai éprouvé des sensations extraordinaires, comme celle de faire partie de ce pays magnifique, celle d'avoir l'éternité devant moi. Le temps n'avait plus la même importance.
- Je crois que tu les as impressionnés, dit Alan plus tard, lorsqu'ils se retrouvèrent chez eux.
- Dis plutôt que je les ai amusés. Ces gens n'ont rien compris aux Aborigènes. Ils sont trop imprégnés de leurs belles certitudes. Demain, ils m'auront oubliée. Et c'est mieux ainsi.
Judith n'avait pas tort. Après l'invitation du gouverneur, on cessa de parler d'elle dans les journaux. D'autres événements, d'autres personnages l'avaient remplacée. Ce qui ne la contrariait nullement.
Cependant, la vie n'était pas facile pour le jeune couple. Du fait du développement de Melbourne et de l'arrivée de nouveaux immigrants, les loyers augmentèrent sans que la rémunération d'Alan soit revue en conséquence. Les professeurs étaient mal payés et, comme ils ne possédaient aucune terre, ils ne faisaient pas partie des électeurs. Le gouvernement n'avait donc aucune raison de les ménager. Malgré la prévoyance de Judith, leurs économies fondaient inexorablement.
Alan s'en désolait. Il aurait voulu pouvoir offrir une vie dorée à sa jeune épouse. Mais, après ce qu'elle avait vécu dans le désert, Judith n'était pas difficile. Elle se trouvait très heureuse. Ils étaient ensemble et cela lui suffisait. Néanmoins, elle chercha du travail.
En mai 1851, elle trouva un poste de secrétaire traductrice dans une fabrique de chapeaux. Le propriétaire, Ernest Wilkinson, était un gros bonhomme aux lèvres épaisses, au ventre proéminent et aux yeux globuleux. Judith décela immédiatement chez lui une manière de petit despote, uniquement soucieux d'obtenir le meilleur rendement de ses ouvrières, sur lesquelles il exerçait une domination odieuse. La jeune femme n'avait pas le choix. Son salaire lui permit d'améliorer leur niveau de vie et de faire face aux augmentations successives du loyer.
Elle évita cependant de parler à Alan du harcèlement dont elle faisait l'objet de la part de son patron, qui n'avait pas oublié les articles publiés sur elle le printemps précédent. A plusieurs reprises, il tenta d'obtenir ses faveurs. Mais elle le remit en place avec fermeté. La personnalité de la jeune femme était telle qu'il se sentait pris en faute. Pour la première fois, une femme ne pliait pas devant sa volonté. Par-derrière il pestait, mais, lorsqu'il se trouvait devant elle, il perdait ses moyens et ne savait que bredouiller des âneries avec maladresse. Cette gaucherie le rendait furieux et maintes fois il songea à la renvoyer. Mais elle occupait son poste avec une grande efficacité, et il avait besoin d'elle. On ne trouvait pas facilement à Melbourne une femme qui parlait le français avec une telle perfection. Ses clients étrangers se montraient plus assidus depuis qu'elle était entrée à son service, et le chiffre d'affaires s'en ressentait. Alors, monsieur Wilkinson faisait contre mauvaise fortune bon coeur.
Judith avait un autre sujet de préoccupation. Cela faisait huit mois à présent qu'elle avait envoyé sa lettre en Angleterre. Elle n'avait toujours pas reçu de réponse.
De son côté, Alan se désespérait. Il avait fait le siège de la Royal Society, rencontré tous ses membres pour obtenir des subventions. Son dossier était pourtant parfaitement au point, agrémenté de dessins qu'il avait réalisés lui-même, au fusain ou à l'aquarelle. Il avait argué du fait qu'il était le mari de Judith, qui connaissait le désert. Mais on lui opposait toujours son adhésion aux idées de Charles Darwin.
« Monsieur Carson, votre projet va à l'encontre des idées de la Bible. Comment voulez-vous que nous le cautionnions? »
- Je ne peux tout de même pas leur mentir! pestait-il, une fois rentré à la maison. Ces individus sont des ânes bâtés. Ils refusent tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de leur manière de penser. A moins de la financer moi-même, je crois que je vais devoir abandonner mon expédition.
Judith ne savait comment le consoler.
Ce fut un soir de juillet qu'il revint avec la grande nouvelle:
- Ma chérie, nous sommes sauvés! Il paraît qu'on a trouvé de l'or dans la région de Bathurst.
- C'est Franck qui vient de me passer l'information, expliqua Alan. Un nommé Edward Hammond Hargraves vient de découvrir de l'or entre Bathurst et Wellington. On dit qu'il a participé à la ruée vers l'or de la Californie en 1849. Venu en Australie, il a remarqué une similitude de terrain entre les champs aurifères américains et le sol des montagnes Bleues. Depuis janvier, il prospecte dans les torrents. Et le 15 mai, il a trouvé des paillettes d'or. La nouvelle vient de parvenir à Melbourne. Il paraît que c'est l'effervescence à Sydney. Dans les jours qui ont suivi sa découverte, ils étaient plus de quatre cents à rejoindre les montagnes Bleues. Aujourd'hui, on dit qu'ils sont plus de deux mille.
Au nom de Bathurst, les mois passés à Hill End revinrent à la mémoire de Judith. Elle revit les visages de Maureen, de Jack Connors, de Penny, de Tronc-d'Arbre et des autres. Il lui semblait à présent que c'était une autre vie. Mais elle ne pouvait oublier leur mort ignominieuse et la traque dont elle-même avait été victime. Une douleur sourde lui tordit l'estomac.
- Ça ne va pas? demanda Alan en la voyant pâlir.
- Tu voudrais que nous allions là-bas?
- Pas du tout. Je sais ce qui s'est passé pour toi dans cette région. Mais rassure-toi. Il est hors de question de nous y rendre. Il s'agit d'autre chose. Plusieurs centaines de gars de Melbourne sont déjà partis là-bas, en abandonnant leurs familles. C'est un coup dur pour le gouverneur La Trobe. Il craint que le phénomène ne s'amplifie, entraînant un exode important en direction de Sydney. L'Etat vient à peine d'être formé et il commence déjà à se vider de ses habitants. Aussi, le gouverneur offre une prime de deux cents livres à celui qui trouvera de l'or à moins de deux cents miles de Melbourne.
- Ce n'est pas parce qu'on a trouvé de l'or dans les montagnes Bleues qu'on en trouvera ici, objecta Judith.
- Peut-être que si. L'année dernière, un gars du nom de James Edmond a trouvé quelques pépites à Clunes, un peu au nord de la petite ville de Ballarat. C'est à une centaine de kilomètres à l'ouest de Melbourne. Mais il n'y a pas eu de suite. Edmond a continué à fouiller pendant plusieurs mois, sans rien découvrir d'autre. Il a fini par abandonner. Mais je suis sûr qu'il n'a pas cherché assez, et sans doute pas au bon endroit. Le gouverneur espère qu'il existe de grands gisements dans les collines.
Il laissa passer un silence, puis déclara:
- Et moi aussi. Nous devons tenter notre chance, Judith! Je suis sûr que nous allons réussir. Ce sera la fin de nos ennuis.
Son enthousiasme était tel que la jeune femme se laissa gagner à son tour par l'exaltation. Cependant, tout n'était pas aussi simple qu'il semblait le penser.
- Nous ignorons tout du métier de chercheur d'or, Alan.
- Vernon l'a déjà fait, en Amérique. Il n'a pas trouvé grand-chose, mais il connaît les différentes méthodes. Il est d'accord pour s'associer avec nous. C'est un signe, ma chérie. Nous allons être les premiers à trouver de l'or. Et nous empocherons la prime de deux cents livres.
Il était difficile de lui résister. Et puis, l'idée de repartir pour l'intérieur du pays séduisait Judith. Car il était hors de question pour elle de rester seule à Melbourne. Elle était fatiguée de travailler pour Wilkinson et de repousser ses avances. Alan aurait besoin d'elle, là-bas. Mahanee viendrait avec eux. A mesure qu'elle écoutait parler son mari, elle se convainquait qu'il avait raison.
Le lendemain, ils se lancèrent dans les préparatifs. Judith courut donner sa démission à monsieur Wilkinson, qui entra dans une fureur noire. Ce qui n'impressionna pas la jeune femme.
- Je suis fatiguée de repousser vos avances, monsieur Wilkinson.
- Petite sotte! Et que comptez-vous faire à présent?
- Cela ne vous regarde pas!
Il tenta d'insister, mais il en fut pour ses frais.
Judith et Alan écumèrent les magasins pour acheter le matériel nécessaire: pelles, pioches, bêches, truelles, scies, barres à mine, seaux en métal, brouettes, marteaux, clous, tamis, coins de fer, bassines, cuvettes, ainsi que des planches et du cordage. On compléta par des toiles de tente, de la vaisselle métallique et un peu de nourriture séchée d'avance. Ils réunirent leurs dernières économies pour acheter un chariot et deux boeufs, destinés à transporter leur attirail.
Le soir même, ils avaient tout ce qu'il leur fallait. Mais ils n'étaient pas les seuls dans ce cas. Une douzaine d'autres équipes avaient décidé de tenter leur chance. Ce qui souleva de nombreuses moqueries. La tentative infructueuse de James Edmond, l'année précédente, était encore dans toutes les mémoires. On y avait cru. Mais les quantités découvertes n'avaient pas couvert les frais.
« Ils n'ont pas cherché au bon endroit », répondait Alan.
James Scobie se joignit à l'équipe. Franck Vernon et lui ne voulaient pas laisser passer l'occasion de faire enfin fortune. De plus, les nouvelles des champs aurifères de Bathurst étaient encourageantes. Les pépites mises au jour justifiaient les efforts accomplis. Il n'y avait pas de raison pour qu'il n'en allât pas de même à Ballarat.
Le jour dit, une petite foule se réunit pour assister au départ de ces aventuriers. Les conseils fusaient, les railleries aussi.
« II n'y a rien dans ces montagnes... »
« Edmond s'y est déjà cassé les dents l'année dernière... »
« Vous allez revenir bredouilles, c'est couru d'avance... »
« Vous feriez mieux d'aller du côté de Sydney. Là-bas au moins, il y a de l'or... »
Alan ne répondait pas.
- Ils riront moins le jour où nous ramènerons une superbe pépite, glissa-t-il à Judith, qui avait pris place dans la voiture.
Mahanee était assise à ses côtés. Elle avait hâte de quitter la ville, de retrouver le désert.
Judith ne pipait mot. Ils avaient investi toutes leurs économies dans cette entreprise. Ils avaient payé trois mois de loyer d'avance à monsieur Hackerman, le propriétaire, afin qu'il leur gardât la maison. A présent, il ne leur restait plus rien. S'ils ne trouvaient pas d'or, ils seraient ruinés.
Mais cela avait-il de l'importance? C'était le mois de septembre, on allait vers le printemps. Et, comme pour les encourager, un soleil magnifique inondait les collines, dans le lointain. Un air vif pénétrait leurs poumons. Alan saisit les rênes et donna le signal du départ.
II fallut quatre jours pour atteindre le petit village de Ballarat. La piste qui y menait était quasi inexistante et peu fréquentée. La région était habitée par des éleveurs qui ne venaient là qu'une fois par an, pour vendre leur laine aux négociants de Melbourne ou acheter du matériel.
Par deux fois, l'essieu du chariot se brisa en raison des ornières creusées par les pluies diluviennes de l'hiver et de la charge importante de la voiture. Il fallut réparer sur place. Heureusement, on pouvait compter sur la solidarité des autres prospecteurs. La voiture qui les suivait appartenait à un Canadien nommé John Ross, un gros bonhomme rougeaud à la mine sympathique. Avec les deux hommes qui l'accompagnaient, il les aida sans rechigner. Pour les remercier, Judith leur prépara un repas à la française. C'était sans doute le dernier festin qu'ils prendraient avant longtemps, et il fut apprécié.
La nuit, on dressait les tentes à la hâte au bord de la piste.
La plupart des prospecteurs faisaient la route à pied. Chacun d'eux, harnaché comme un âne, transportait sur son dos outillage, tente et nourriture. Suant et soufflant, ils peinaient sous la charge, s'écroulant parfois de fatigue sur le bord de la route. Certains, harassés, abandonnaient quelque outil superflu, de la vaisselle, une cuvette. Beaucoup n'avaient qu'une vague notion de la façon de procéder et s'étaient équipés d'un matériel parfaitement inapproprié. Ayant entendu parler de la prime, ils s'étaient lancés dans l'aventure sans avoir la moindre idée de ce qui les attendait. Pour la plupart, cette quête de l'or justifiait à elle seule le voyage. Ils étaient arrivés d'Angleterre et de différents pays d'Europe, fuyant les persécutions, la pauvreté. Ils avaient payé leur voyage en travaillant à bord des navires comme matelots pour atteindre ces nouveaux pays où, disait-on, il était possible de faire fortune. Ils ignoraient comment, mais ils étaient persuadés que la chance leur sourirait un jour. James Scobie était de ceux-là. Durant le voyage, il ne cessa de parler de son rêve: une ferme, une femme, des enfants.
Judith et Mahanee n'étaient pas les seules femmes. Plusieurs prospecteurs étaient accompagnés de leur épouse, voire, pour deux d'entre eux, de leurs enfants, des gamins bien décidés à participer, eux aussi, à la quête du précieux métal. Malgré leur jeune âge, ils étaient tous aussi lourdement chargés que leurs parents.
Des rumeurs circulaient parmi les voyageurs. On disait qu'à l'intérieur du pays existaient des arbres gigantesques atteignant jusqu'à cinq cents pieds de hauteur. Le gouvernement offrait d'ailleurs des primes à ceux qui en découvriraient un. La nuit, on suspectait les ténèbres environnantes d'abriter des monstres inconnus. Ces suppositions amusaient beaucoup Judith et Mahanee. Elles avaient rencontré des arbres de grande taille, mais les plus hauts ne dépassaient pas les trois cents pieds, ce qui était déjà impressionnant. Mais, après tout, pourquoi n'en aurait-il pas existé de plus grands encore?
Le village de Ballarat, distribué le long d'une rue principale, vivait en quasi-autarcie, et l'on y trouvait les magasins indispensables, un barbier, une couturière, un maréchal-ferrant, des pubs et une auberge. Si les commerçants se montrèrent plutôt accueillants envers ces nouveaux clients, en revanche, les autres habitants les regardèrent arriver avec méfiance. La plupart étaient des fermiers anglicans aux costumes sombres. Leurs épouses, sévères, portaient de longues robes grises et des bonnets qui leur cachaient en partie le visage. Aux yeux de ces gens austères aux moeurs rigides, les prospecteurs n'étaient qu'une bande de va-nu-pieds dont il fallait se défier. Leur allure n'était guère engageante. Il y avait même des femmes avec eux, sans doute des filles de petite vertu...
Ballarat vivait essentiellement de l'élevage. Elle rappela un peu Orange à Judith. Les terres alentour avaient été attribuées, grâce à la charte agricole, à de gros éleveurs qui s'étaient taillé des domaines confortables.
Le lendemain, tandis que les autres mineurs se rendaient dans les environs de Clunes, où James Edmond avait fait sa découverte l'année précédente, Alan, Judith et leurs compagnons décidèrent de s'installer dans un endroit différent. Peu avant d'arriver à Ballarat, Franck Vernon avait repéré une petite vallée dont le sol lui rappelait les terrains qu'il avait explorés en Californie. Après avoir pris leurs renseignements, il leur apparut qu'elle faisait partie des terres de la Couronne. Ils pouvaient s'y installer sans crainte de s'en voir chassés par un éleveur irascible. Une fois sur place, Franck confirma que le terrain et la rivière lui paraissaient favorables.
- Du sable et des graviers. J'ai trouvé quelques belles pépites dans un endroit identique, en Californie. Mais là-bas, il y avait beaucoup trop de monde.
- Eh bien ici, au moins, nous serons seuls! répondit Alan
La vallée portait le nom aborigène de Buninyong. C'était un endroit calme, cerné par un moutonnement de collines et peuplé d'arbres élevés. Une rivière au débit rapide baignait les pieds de ces géants. La végétation interdisait d'y faire paître des troupeaux. Les terres d'élevage étaient situées plus bas. Des wallabies et des aras les regardèrent arriver avec un mélange de curiosité et d'inquiétude.
Le premier jour fut consacré à l'installation. On planta les tentes, on alluma un feu en raison de la température, plutôt fraîche. Judith et Alan partageaient leur tente avec Mahanee, Vernon et Scobie occupaient la seconde.
Le lendemain, dès l'aube, on se mit au travail. Une course contre la montre était engagée. Il ne s'agissait pas seulement de trouver de l'or, mais surtout d'être les premiers. La technique employée, le lavage, était simple: on utilisait une large bassine que l'on chargeait de boue et de graviers. On rajoutait de l'eau, puis on faisait tourner lentement le tout. La densité des éventuelles particules d'or les entraînait au fond de la bassine. C'était un travail éprouvant pour les reins, mais l'enthousiasme des compagnons était tel qu'ils ne sentaient pas la douleur. Le soir, fourbus, ils reprenaient des forces en dévorant la cuisine préparée par Judith et Mahanee. Puis ils s'endormaient pour une nuit réparatrice, en rêvant de l'or qu'ils allaient sûrement trouver le lendemain.
Mais le temps passait, et les douleurs lombaires s'accentuaient sans qu'ils trouvent rien d'autre que de la boue. Parfois apparaissait une petite pierre brillante. Après étude, ce n'était pas autre chose qu'une trompeuse paillette de mica. On se levait à l'aube pour cesser de travailler au crépuscule. Judith et Mahanee s'étaient mises aussi au travail, utilisant des casseroles, des poêles, ce qui restait de disponible.
Il était convenu de partager en parts égales l'or découvert, ainsi que la prime. En cas de réussite... Judith scrutait parfois le bas de la vallée, redoutant de voir passer une équipe triomphante. Les jours s'ajoutaient aux jours. L'eau glacée leur gelait les mains, et les pluies abondantes qui se mirent à tomber au bout d'une semaine n'arrangèrent pas les choses. Le soir, sous la tente, il était difficile de se réchauffer. Les vêtements étaient trempés et séchaient difficilement.
Lorsque les vivres vinrent à manquer, Alan et Judith retournèrent à Ballarat pour racheter le strict nécessaire. La petite bande n'avait plus guère d'argent.
Cependant, la forêt leur fournissait la viande. Kangourous et opossums abondaient dans la vallée. Vernon, qui était le meilleur tireur, se mettait en chasse chaque matin à l'aube. Judith, qui avait emporté ses boomerangs, l'accompagnait. Elle stupéfia son compagnon en abattant la première un kangourou de petite taille, suffisant pour nourrir toute l'équipe.
S'agenouillant auprès de sa victime, Judith prononça quelques mots en aborigène pour s'excuser auprès de l'animal.
- Que faites-vous? demanda Franck, intrigué.
- Je lui demande pardon d'avoir dû le tuer.
Vernon ne dit mot, mais il en parla aux autres lorsqu'il conta l'exploit de la jeune femme. Ce rituel provoqua les rires de Scobie. Judith se fâcha.
- Sa chair va vous nourrir, messieurs. Ce kangourou n'a pas demandé à donner sa vie pour nous. Nous lui devons donc un minimum de respect.
Embarrassé, James Scobie rétorqua:
- Mais ce n'est qu'un animal, madame Carson...
- Les animaux aussi souffrent, James. Vernon acquiesça:
- Je crois que Judith a raison. Nous nous prétendons civilisés, mais nous ne sommes que des barbares. A combien d'entre nous n'est-il pas arrivé de tirer sur un kangourou ou un opossum simplement pour le plaisir?
Alan, quant à lui, éprouvait un profond sentiment de fierté envers sa femme. Elle n'avait pas perdu la main.
Un matin, ils reçurent la visite d'une demi-douzaine de cavaliers dirigés par un homme de haute taille. Herbert Weston était l'éleveur dont le domaine jouxtait la vallée. A leurs selles étaient accrochés des fusils. Ils avaient observé les prospecteurs de loin un bon moment. Weston s'approcha et déclara d'un ton railleur:
- Si vous trouvez de l'or là-dedans, je veux bien manger mon chapeau!
Ses compagnons éclatèrent de rire.
Au début du mois d'août, les cinq amis commencèrent à se demander s'ils ne faisaient pas fausse route. Ils avaient examiné les deux rives sur plus d'une centaine de mètres sans rien trouver d'autre que des traces sans intérêt. Un soir, Vemon déclara:
- Il est possible que je me sois trompé. Il n'y a rien dans ce cours d'eau.
- Nous nous étions fixé jusqu'à la fin juillet, dit Alan. En trois semaines, voilà tout ce que nous avons trouvé.
Il déplia un mouchoir contenant quelques paillettes. Quelques grammes, au plus.
- Peut-être que les autres avaient raison, grommela James Scobie. Edmond a passé plusieurs mois à Clunes sans rien trouver d'autre que ces saloperies. Je crois qu'on a suffisamment perdu notre temps...
- Non! intervint Judith.
Les visages se tournèrent vers elle.
- Il ne faut pas nous décourager. Si trouver de l'or était aussi facile, tout le monde s'y serait déjà mis. Ces traces prouvent qu'il y en a sans doute en quantité. Nous n'avons exploré qu'une petite partie de la rivière. Nous devons continuer. J'ai une idée.
- Laquelle? demanda Alan, étonné.
- Une légende grecque raconte l'histoire de Jason, un jeune prince qui était parti à la recherche d'une mystérieuse Toison d'or. C'était la fourrure d'un bélier. Le pays dans lequel elle se trouvait s'appelait la Colchide. Or, d'après mon professeur d'histoire, il semblerait que la Colchide était une région du Caucase. C'est un pays où l'on trouve de l'or dans les torrents. Et si ses habitants utilisaient des peaux de mouton?
- Comment ça?
- Les pépites d'or sont lourdes. Si on faisait passer les boues de la rivière sur une fourrure de mouton, peut-être les pépites seraient-elles retenues dans la laine...
- Ça ne marchera jamais, grommela James Scobie. Rien ne vaut la bâtée.
Alan, en revanche, trouva l'idée intéressante.
- On peut toujours essayer, dit-il. Je vais aller à Ballarat acheter une peau.
Le boucher qui lui fournit la fourrure se demanda s'il n'était pas un peu fou.
- Que voulez-vous faire avec ce truc? demanda-t-il.
- Cirer mes bottes, répondit Alan avec un grand sourire.
Il n'allait tout de même pas lui expliquer de quoi il retournait!
De retour au campement, aidé de Judith, il s'attela à la fabrication d'une machine un tantinet compliquée, une sorte de gouttière de bois dans laquelle on faisait passer de l'eau sur les boues et le gravier, jusque sur la peau de mouton, avant de retourner à la rivière.
Aidée par Mahanee, Judith se mit au travail avec ardeur. Chargeant son appareil de grosses pelletées de terre, elle versait ensuite l'eau dans le canal de bois. Peu désireuse d'être l'objet des moqueries de ses compagnons, elle s'était placée à quelques dizaines de mètres en amont.
La première journée se solda par un échec. Tout ce que Judith était parvenue à récolter, c'étaient des crevasses aux mains, provoquées par les cailloux anguleux du torrent, et un superbe tour de rein. Alan, qui sentait la rage bouillonner en elle, évita de faire des commentaires. Lui-même était gagné par le découragement et commençait à envisager l'échec.
Le lendemain, Judith déplaça sa machine un peu plus haut, hors de vue des autres. Toujours suivie par la jeune Aborigène, elle reprit son travail harassant. Dans le milieu de l'après-midi, après avoir lavé sa peau de mouton un nombre impressionnant de fois, quelque chose de dur resta coincé entre les poils épais et sales. Convaincue d'avoir affaire à un caillou récalcitrant, elle plongea les doigts dans la fourrure, constata que l'objet était lourd, et de la taille d'une grosse noix. Elle le retira, l'examina, incrédule. Le caillou luisait d'un éclat jaune brillant. Occupés quelques dizaines de mètres plus bas, les quatre hommes entendirent soudain un hurlement. Alan se précipita... pour trouver sa femme en train de danser la gigue avec une Mahanee éberluée. Judith lâcha sa compagne et vint à lui en courant.
- J'ai réussi! J'ai réussi!
Fièrement, elle brandit son trophée. Alan prit la pépite en main.
- Dieu tout-puissant, s'exclama-t-il, elle ne doit pas peser moins d'une livre!
Chacun examina la pépite, la soupesa. Puis on éclata de rire. Alan prit sa femme dans ses bras, la serra contre lui.
- Tu es la meilleure, ma chérie. Je dois dire que je ne croyais plus trop à ta méthode.
- Il faut continuer, répondit-elle. Il y en a peut-être d'autres.
- Judith a probablement raison, confirma Alan. En général, elles ne sont pas seules.
On se mit à fouiller le sable au même endroit. Deux jours plus tard, ils avaient récolté plus de dix kilos d'or, dont une pépite qui faisait près d'un kilo à elle seule. Puis le filon se tarit. Alan contempla la vallée et déclara:
- Ce n'est pas grave. Une chose est sûre, à présent: ces terres contiennent de l'or. Beaucoup d'or.
Il fut convenu qu'ils repartiraient pour Melbourne dès le lendemain, avec le chargement bien caché. Il n'était pas question de répandre la nouvelle tout de suite. Alan et Judith préparèrent le chariot et se mirent en route. En traversant Ballarat, ils affectaient un air lugubre, ce qui déclencha l'hilarité des quelques hommes qu'ils croisèrent.
- Tiens, vous nous quittez déjà? les nargua l'un d'eux.
- On vous avait pourtant prévenus! ajouta un autre.
Jouant leurs rôles, ils ne répondirent pas. Mais ils éclatèrent de rire sitôt après avoir laissé la petite ville derrière eux.
Le voyage du retour ne dura que trois jours. Après avoir à peine pris le temps de faire une toilette, ils se rendirent au palais, où un bureau avait été spécialement affecté à la quête de l'or. Les pépites furent déposées sur une grande table. Le commissaire et ses assistants les examinèrent avec attention l'une après l'autre, avec méfiance d'abord. Puis leurs visages s'éclairèrent.
- By jove! s'écria l'un d'eux. C'est bien de l'or!
- Sommes-nous les premiers? demanda Alan.
- Bien sûr. D'autres sont déjà passés, mais ils n'avaient trouvé que quelques paillettes sans intérêt. Vous venez de prouver qu'il y a bien de l'or dans le Victoria. La prime de deux cents livres est à vous. Je pense que Son Excellence voudra vous la remettre personnellement.
Le lendemain, Judith et Alan furent reçus dans le bureau du gouverneur. Charles La Trobe avait revêtu son uniforme d'apparat. Plusieurs hommes étaient présents, vêtus de costumes et coiffés de hauts-de-forme. Le jeune couple s'avança, pas très à l'aise.
- Madame Carson! s'exclama le gouverneur en reconnaissant Judith. Je ne m'attendais pas à vous revoir si tôt. Il semblerait que la chance vous ait souri. C'est vous, je crois, qui avez trouvé ces pépites.
A côté du bureau, on avait disposé l'or sur un tapis de couleur bordeaux.
- Oui, Excellence. Grâce à une technique particulière.