PREMIÈRE PARTIE
Les montagnes Bleues
Sydney, juillet 1848
Comme chaque soir depuis une semaine, l'angoisse tordit les entrailles de Maureen lorsque lui parvint le bruit de la porte d'entrée. Recroquevillée sur la paillasse sordide mise à la disposition des deux domestiques, sous les combles, elle guettait depuis le début de la nuit le retour du colonel Campbell. Elle se mit à trembler. Retenant sa respiration, elle entendit le pas lourd et mal assuré du maître résonner sur le parquet de l'entrée. Un heurt suivi d'un juron confirma à la jeune fille qu'il avait encore bu plus que de raison. Sa terreur s'accentua. Elle pria pour qu'il s'écroulât sous l'effet de l'alcool, comme cela arrivait régulièrement. Elle en serait quitte pour nettoyer ses vomissures au matin. Elle préférait de loin cette corvée à l'horreur qu'elle avait dû subir quelques jours plus tôt.
Profitant de l'absence de Lucy, sa compagne, que le colonel avait « prêtée » pour la nuit à un couple d'amis qui recevaient, le monstre avait gravi l'escalier menant vers le grenier. Maureen ressentait encore dans son ventre les meurtrissures provoquées par les coups de boutoir maladroits du soldat, furieux de ne pas éprouver de plaisir en raison des litres de bière précédemment ingurgités. Malgré son entêtement, il n'était pas parvenu à ses fins. Cet échec cuisant avait exacerbé sa colère et il l'avait frappée à coups de fouet. Les cris de la jeune Irlandaise n'avaient attiré personne. A ces heures tardives, les habitants de Sydney dormaient et se moquaient bien des malheurs d'une pauvre convicte.{1}
Une scène insolite avait suivi ce déchaînement de violence. A travers ses larmes de rage, de honte et d'impuissance, Maureen avait vu le colonel tituber, puis, dans la pénombre de la soupente empuantie par son odeur infecte, il était tombé à genoux pour se frapper la poitrine en gémissant, demandant pardon à Dieu de sa conduite.
Ce soir, Maureen espérait que la présence de Lucy le dissuaderait de recommencer. Elle savait que sa compagne ne dormait pas, elle non plus, guettant les mouvements de Campbell.
Dans l'entrée, le colonel hésitait. Les conversations de ses collègues, qui tous se vantaient de leurs conquêtes féminines, l'avaient décidé à agir. Huit jours plus tôt, il avait essuyé un revers humiliant avec cette petite gourde d'Irlandaise. Mais ce n'était pas elle qu'il convoitait. Depuis trois mois qu'elle était à son service, il ressentait un désir violent pour l'autre, cette Lucy, une garce inquiétante qui parlait beaucoup trop bien pour une fille du peuple. Devant ses manières fluides, son élégance naturelle, il se sentait comme un rustre grossier et maladroit. Malgré son jeune âge, elle avait une façon de le regarder qui l'intimidait.
Dieu et le diable se déchiraient l'âme du colonel Markus Campbell. Installé depuis vingt-cinq ans à Sydney, il avait servi sous les ordres du gouverneur Ralph Darling, à cette époque où le continent austral était encore pratiquement inconnu. Issu d'un milieu modeste, fortement imprégné par la religion anglicane, il avait gravi, à force d'intransigeance et d'opiniâtreté, les échelons de la hiérarchie militaire. Il imposait à ses hommes une discipline de fer. Courageux et tenace, il avait pris part à l'exploration du bassin du Murray et avait combattu les Aborigènes afin de conquérir de nouvelles terres pour la Couronne. Il espérait bien, comme nombre de ses compagnons, se tailler une fortune.
Mais les années avaient passé et la fortune l'avait boudé. En 1825, la charte accordée à la Compagnie agricole australienne favorisait nettement les immigrants par rapport aux convicts émancipés, et il aurait pu quitter l'armée pour suivre ses anciens camarades dans les immenses territoires de l'intérieur du pays. A l'ouest, de l'autre côté des montagnes Bleues, s'étendaient de vastes terres fertiles où l'on avait introduit des moutons. La mère patrie consommait d'énormes quantités de laine, et la terre australe s'était révélée idéale pour le mérinos. Bien sûr, dans les premiers temps, tout n'avait pas été facile et de nombreux éleveurs avaient péri sous les coups des Aborigènes, ou succombé sous la rigueur du pays. Mais les plus volontaires s'étaient aujourd'hui considérablement enrichis. Les magnifiques demeures qui fleurissaient à Sydney leur appartenaient.
Le colonel Campbell n'avait jamais pu se résoudre à s'installer à l'intérieur des terres. Il détestait ce pays infernal, infesté d'animaux étranges et d'indigènes tout droit sortis des chaudrons les plus noirs de l'enfer, un enfer dont cette maudite Australie constituait assurément l'un des territoires. Le diable y avait sans nul doute élu domicile. Comment expliquer autrement le manque de piété de nombre de colons?
Ignoré ou considéré avec condescendance par ses anciens camarades devenus riches, il s'était retrouvé isolé. Depuis quelques années, il s'était rapproché des parsons, ces Anglicans à l'origine du renouveau évangélique anglais, bien décidés à réveiller le sentiment religieux chez les fidèles à la foi attiédie. Ce mouvement, qui avait pris naissance en Angleterre à la fin du XVIIe siècle, avait mis en place une véritable police des moeurs, appuyé en cela par le gouvernement de Sa Majesté, qui estimait que la religion était un moyen parfait pour maintenir l'ordre et la cohésion. Les panons vouaient aux flammes infernales les dépravés qui s'adonnaient à la boisson, au jeu et au libertinage. Partisans d'un lien indissoluble entre l'Eglise et la Couronne, ils avaient imposé l'évangélisation au coeur même des écoles, où les prêtres encourageaient les enfants à se soustraire à l'influence de leurs parents si ceux-ci n'obéissaient pas scrupuleusement aux préceptes de la Bible.
Ce renouveau évangélique avait étendu ses tentacules jusque sur les terres lointaines de la jeune colonie australe. Plus tard, avec l'arrivée des nouveaux colons libres et surtout des Irlandais catholiques, les choses avaient évolué. Autant Campbell détestait l'Australie et ses Aborigènes, autant il détestait les Irlandais et les catholiques. Seule la foi anglicane apportait le réconfort à son âme tourmentée, et il se chargeait de la faire respecter avec un zèle digne d'éloges.
Cela n'empêchait pas le démon de s'acharner après lui. S'il n'avait jamais été tenté par le jeu, il avait deux faiblesses: les femmes et l'alcool. Il avait toujours éprouvé pour le sexe opposé une attirance irrépressible, qu'il combattait avec énergie. Dans les premiers temps de la colonie, le nombre des femmes étant bien inférieur à celui des hommes, il ne lui avait été guère difficile de résister à la tentation. Mais déjà l'ennui et l'insatisfaction l'avaient poussé sur les pentes sournoises de l'alcoolisme.
Le temps avait amené des dames convenables sur les terres australes, et beaucoup d'hommes s'étaient trouvé une compagne, dont ils avaient eu des enfants. Cependant, même si elles éveillaient en lui des désirs inavouables - et sans doute à cause de cela -, le colonel méprisait les femmes. A ses yeux, elles incarnaient la tentation et le démon. Aussi refoulait-il ses envies honteuses. De toute manière, aucune demoiselle ne s'était intéressée à lui. Son visage ingrat et austère, ses manières brutales de soldat et son intransigeance religieuse rebutaient les moins difficiles des candidates au mariage, qui n'avaient à Sydney que l'embarras du choix. Une fortune personnelle aurait pu contribuer à faire oublier ce désagrément, mais il n'avait pour toute richesse que sa solde.
Aigri, écoeuré, le colonel Campbell avait peu à peu succombé à la boisson. Cela s'était fait insidieusement, lors des longues soirées passées en compagnie des militaires auxquels il aurait voulu donner l'exemple de la sobriété. La lassitude et la frustration aidant, il cédait souvent à son goût prononcé pour la bière et le rhum. Il s'en accusait ensuite auprès du révérend Palmerson, à qui il avait confié le salut de son âme. Mais le mal était profond. D'autant plus profond que l'ébriété attisait le désir en lui. Les femmes le hantaient, leurs sourires le taraudaient, la vue d'un peu de peau au creux d'un décolleté l'enivrait et faisait naître dans sa chair des pulsions insoutenables. Il avait l'impression d'entendre, derrière leurs rires clairs, le ricanement du démon.
Il se vengeait sur les jeunes convictes que le gouvernement lui octroyait pour tenir sa maison. Dans les premiers temps, il se promettait, lorsqu'une nouvelle arrivait, de la respecter. Il tenait ainsi plusieurs semaines. Mais il arrivait toujours un soir où le désir devenait trop exigeant. Alors, sous l'emprise de l'alcool, il oubliait scrupules et bonnes résolutions, et abusait de sa position de maître. Pas un instant il ne songeait au mal qu'il pouvait faire à ses victimes. Ces filles étaient des condamnées et elles n'avaient que ce qu'elles méritaient. Hélas, la satisfaction de la chair ne suscitait en lui qu'un profond dégoût de lui-même. L'angoisse de l'enfer resurgissait et il se haïssait d'avoir une fois de plus cédé à la tentation. Sa haine se reportait sur sa proie, qu'il frappait avec sauvagerie avant d'aller s'écrouler sur son lit, la tête bourdonnante de relents de bière et de terreur mystique.
Ce déchirement insupportable s'était aggravé depuis que cette maudite Lucy lui avait été confiée. Jamais il n'avait contemplé de femme plus belle. Elle n'avait pas conscience de la sensualité sauvage qui se dégageait d'elle, de son parfum naturel, de la douceur de sa peau. Mais elle n'en usait pas, gardant une attitude à la fois soumise et fière.
Elle n'avait pas vingt ans. Parfois, il songeait qu'il aurait pu avoir une fille de son âge. Il s'était surpris à demeurer plus souvent chez lui depuis son arrivée. Il avait tenté de savoir pourquoi elle avait été condamnée. Mais elle parlait peu, et ne répondait pas aux questions trop personnelles. Elle se contentait de lever vers lui un regard farouche, d'un bleu pervenche insoutenable, qui contrastait avec son épaisse chevelure brune. D'une stature élancée et fine, il émanait d'elle une autorité naturelle contre laquelle il avait peine à lutter. Elle savait lire, écrire et compter. Il s'était rendu compte qu'en son absence elle feuilletait ses livres, le seul luxe qu'il s'autorisait. Intrigué, il n'avait rien dit. Elle n'avait pas été longue à prendre l'ascendant sur l'Irlandaise, qui lui obéissait sans discuter. Cette satanée femelle avait eu des domestiques, il l'aurait parié. Il avait tenté d'en savoir plus auprès de son ami le juge Beckers, mais ce dernier possédait peu de renseignements. Elle s'appelait Lucy Chapman et elle avait été condamnée à l'exil pour plusieurs vols à l'étalage. C'était étrange, tout de même. Cela ne semblait pas correspondre à son personnage.
Depuis trois mois qu'elle vivait sous son toit, Campbell ne s'était pas endormi un soir sans rêver de la faire sienne, de la soumettre à ses caprices, pensées impies et honteuses qu'il se reprochait ensuite amèrement. Tout ce temps, il avait tenu bon. Il avait même épargné cette petite grue irlandaise. Malheureusement, cela avait renforcé sa consommation d'alcool, et l'envie avait fini, comme toujours, par prendre le dessus. Il avait profité de l'absence de Lucy, huit jours plus tôt, pour assouvir ses sens exacerbés avec la catin catholique. Mais la boisson lui avait ôté tous ses moyens et il s'était révélé incapable d'aller jusqu'au bout de son acte. Sa défaillance n'avait fait qu'attiser le feu qui le consumait. Depuis cette nuit avilissante, il avait continué de se réfugier dans l'alcool. Chaque soir, avant de rentrer, il se jurait de plier Lucy à sa volonté, de rabaisser sa fierté, de la posséder. Chaque fois, il renonçait à la seule évocation de ses yeux perçants.
Il poussa un rugissement de colère. Ce soir, il faudrait bien qu'elle cède. Il commença à gravir l'escalier. Une onde de terreur liquide coula le long de l'échine de Maureen lorsqu'elle entendit les pas pesants dans l'escalier. En tremblant, elle remonta sa couverture sur elle. Sur l'autre lit, Lucy se redressa. La porte s'ouvrit brusquement et la lumière d'une lampe à pétrole fouilla la souillarde. Maureen ferma les yeux, s'attendant à sentir la poigne dure du colonel s'abattre sur son épaule. Mais elle entendit Lucy pousser un cri effrayant. Ouvrant les yeux, elle entrevit la silhouette de Campbell penchée sur sa compagne. Il la saisit brutalement par le bras et grommela d'une voix pâteuse:
- Allez, suis-moi, bâtarde! Elle s'insurgea:
- Lâchez-moi, vous me faites mal!
Comme elle résistait, il posa la lampe à pétrole près du lit de Maureen et attrapa Lucy par les épaules. L'instant d'après, il se mit à hurler à son tour. La jeune fille l'avait mordu à la main. Il leva le bras pour la frapper, mais la bière avait émoussé ses réflexes et son poing vengeur ne rencontra que le vide. Lucy lui glissa entre les jambes comme une anguille et bondit hors de la chambre. Furieux, Campbell se redressa et se cogna brutalement à une poutre. Il poussa un barrissement effrayant et se rua à sa poursuite.
- Reviens ici! clama-t-il d'une voix éraillée. Terrorisée, Maureen le vit disparaître dans l'escalier, à la poursuite de sa proie. Mais il loupa la première marche et dévala l'escalier sur les fesses. Contusionné, il se releva, ivre de colère et le souffle court. Il parcourut les différentes pièces comme un fou. Il découvrit Lucy dans le salon, vaguement éclairé par la lumière d'une veilleuse à pétrole.
En tremblant, elle cherchait à ouvrir une fenêtre pour s'enfuir. Mais celle-ci résistait. Elle se retourna d'un bloc et aperçut Campbell, le visage déformé par la haine. Constatant que sa victime était prise au piège, il se mit à ricaner.
- Où comptes-tu donc aller?
- Restez où vous êtes! hurla Lucy. Je sais ce que vous avez fait à Maureen. Mais je vous préviens, je me défendrai!
- Je saurai bien te montrer qui est le maître, sale bâtarde! Passe immédiatement dans la chambre et déshabille-toi si tu veux que j'oublie cette morsure!
- Jamais!
Campbell crut qu'il allait suffoquer. Cette catin osait se rebeller! Il s'avança vers elle, saisissant au passage la cravache avec laquelle il fouettait ses montures. Un rictus déformait sa bouche. Tout à coup, avant qu'il ait pu réagir, elle bondit de côté et courut jusqu'au mur opposé, où étaient accrochées des épées et des armes à feu. Elle attrapa un fusil et le braqua sur lui, le défiant de ses yeux bleu pâle. fl hésita un instant. Visiblement, elle avait déjà tenu une arme en main. Il ne parvenait plus à se rappeler s'il avait ôté les balles de ses fusils avant de les raccrocher. La fille avait cessé de trembler.
- Petite putain! éructa-t-il.
Il comprit qu'elle tirerait s'il faisait un pas de plus. Elle lui faisait penser à un fauve acculé, un petit animal déterminé à se battre jusqu'au bout. L'espace d'un instant, il faillit renoncer. Cette satanée femelle était capable de le tuer. Mais la vue d'une poitrine ferme et chaude, par l'échancrure de la chemise de nuit largement ouverte, le galvanisa. Sous le sein gauche s'étalait une petite tache en forme de papillon. Son désir remonta d'un coup à la surface, doublé d'un sursaut de fureur. Il n'allait pas reculer devant une gamine! Il fit un pas lent vers elle et tendit la main pour s'emparer de l'arme. Il y eut un déclic. Il éclata d'un rire de satisfaction et de soulagement.
- Ton fusil n'est même pas chargé! Tu vas me payer ça!
Il se rua sur elle, la cravache levée, frappa de toutes ses forces... et pulvérisa un vase. Lucy s'était effacée au dernier moment. L'instant d'après, il ressentit une douleur vive au crâne. Il eut l'impression qu'un soleil rouge explosait dans sa tête. Une odeur de sang emplit ses narines. Il s'écroula lourdement sur le paquet ciré, broyant une chaise au passage.
Tenant fermement le fusil par le canon, Lucy reprit son souffle, les jambes flageolantes. Quelques instants plus tard, Maureen, plus morte que vive, surgit à ses côtés.
- Tu l'as tué?
- Je... je ne sais pas!
Elle recula, regarda autour d'elle, abasourdie. Maureen se pencha sur le colonel. Sous son crâne, une tache écarlate s'élargissait sur le sol.
- Il ne bouge plus! gémit-elle. Regarde! Il y a du sang partout.
Elle se releva.
- Je crois qu'il est mort, murmura la jeune fille. Qu'est-ce qu'on va devenir? Ils vous nous emmener en prison. Nous serons jugées, condamnées...
Elle leva sur Lucy des yeux arrondis par l'effroi.
- Je ne veux pas... je ne veux pas être pendue!
- Ce n'est pas toi qui l'as tué! répliqua sa compagne. Nous expliquerons qu'il a abusé de toi. Moi, je n'ai fait que me protéger. C'était de la légitime défense.
- Et tu penses qu'ils te croiront? répliqua Maureen. Nous sommes des convictes. Ils ne nous écouteront même pas.
Elle éclata en sanglots. Surmontant sa peur, Lucy s'approcha du corps, le poussa légèrement du pied. Le colonel ne réagit pas. Elle tenta de ramener le calme dans son esprit en déroute. Maureen avait raison: les juges ne la croiraient pas. Ils ne l'avaient pas crue lorsqu'elle avait donné son véritable nom. Elle regarda autour d'elle, le coeur battant la chamade. La maison lui semblait désormais un piège qui allait se refermer inexorablement sur elle. Mais elle ne se laisserait pas prendre aussi facilement.
- Nous ne pouvons pas rester ici, déclara-t-elle. Il faut nous enfuir.
- Nous enfuir? Pour aller où?
- J'ai regardé les cartes dans le bureau de Campbell. Sydney n'est pas la seule ville d'Australie. Il y en a d'autres: Port Essington,{2} Melbourne, Adélaïde... Elles sont très éloignées, mais nous pouvons y arriver.
- Et comment? Nous ne connaissons rien de ce pays...
- Tu n'es pas obligée de me suivre. A toi, ils ne feront rien. Mais moi, je n'ai pas envie de mourir à cause de ce scélérat.
Maureen resserra sa chemise de nuit en frissonnant. Elle s'imaginait mal rester ici avec le cadavre. Et puis les juges ne chercheraient pas bien loin la coupable, si elle restait là. Elle n'avait pas le choix.
- Je viens avec toi, répondit-elle. Même mort, il me fait peur.
- Alors, il ne faut pas perdre de temps. Prends un sac et remplis-le de victuailles, de gourdes d'eau, tout ce que tu pourras trouver.
Elle-même s'empara de la veilleuse à pétrole et se dirigea vers le bureau. A la hâte, elle décrocha la carte d'Australie fixée au mur. La plus grande partie de l'île-continent était marquée « inconnue », mais c'était mieux que rien. Elle l'étala sur la table. Ce n'était pas la première fois qu'elle se penchait sur le document. L'idée de fuir l'avait déjà effleurée, sans qu'elle eût trouvé le courage de mettre son projet à exécution. Cette nuit, les événements avaient décidé pour elle. Elle réfléchit rapidement. Il était hors de question de demeurer à Sydney, où la police aurait tôt fait de les retrouver. Le danger serait identique dans les autres villes de la côte est, comme Newcastle ou Brisbane. En revanche, il était peu probable que l'on pensât à les rechercher à l'intérieur des terres. Son doigt se posa sur les montagnes Bleues. Différents noms attirèrent son attention: Katoomba, Lightgow, Bathurst, Orange. Elle repéra très vite la piste qui y menait.
D'un geste décidé, elle plia la carte et la glissa dans une mallette de cuir. Puis elle fouilla dans les tiroirs, découvrit une liasse de livres sterling dont elle s'empara. Elle fourra dans un sac de toile différents ouvrages traitant de l'Australie, ainsi qu'un carnet de notes rédigé par le colonel Campbell lors de ses voyages. Elle était sûre d'y trouver des renseignements intéressants.
Elle revint dans le salon, décrocha deux fusils. Fouillant dans le tiroir d'une commode, elle trouva les cartouches correspondantes. Elle remonta ensuite s'habiller, puis rejoignit Maureen. Celle-ci l'attendait dans l'entrée, chargée de deux grands sacs. La petite Irlandaise demanda d'une voix plaintive:
- Es-tu bien sûre de ce que nous faisons, Lucy?
- Prends des manteaux dans l'armoire de sa chambre. Nous sommes en juillet. Il va faire froid dans la montagne.
Maureen obéit. Quelques instants plus tard, elles quittaient la maison, sans un regard pour Campbell. Elles se rendirent à l'écurie où sommeillaient les deux chevaux. Elle les attelèrent à la voiture et chargèrent leurs bagages. A cette heure nocturne, il n'y avait personne dans les rues de Sydney. Le quartier de Saint Philip Church était réputé pour son calme, à la différence de celui des « Rochers », où étaient parqués les nouveaux immigrants. Des milices patrouillaient dans les rues du port jusque tard dans la nuit, mais leur tâche consistaient surtout à surveiller les gros navires arrivant d'Angleterre ou des Indes.
- Tu sais conduire une voiture? s'inquiéta Maureen lorsqu'elle vit la jeune fille s'installer à la place du conducteur et s'emparer des rênes avec détermination.
Pour toute réponse, Lucy lui fit seulement signe de venir prendre place près d'elle. La petite Irlandaise eut un instant d'hésitation, puis obéit. Le véhicule s'ébranla et prit rapidement de la vitesse. Afin de ne pas trop attirer l'attention, les deux filles avaient passé des manteaux de laine et coiffé de larges chapeaux qui dissimulaient leur visage. Lucy semblait connaître la direction à suivre et conduisait sans hésitation, ce qui intrigua Maureen encore un peu plus. La jeune fille resserra frileusement son manteau autour d'elle. Elle avait l'impression que, derrière les fenêtres noires de chaque demeure, des yeux les épiaient. A tout instant, elle s'attendait à voir une patrouille de gardes à cheval surgir pour les arrêter. Elle adressa des prières ardentes à saint Patrick, protecteur des Irlandais.
Pourtant, la présence de leur voiture n'avait rien d'extraordinaire. Il n'était pas rare que des voyageurs partent ainsi avant l'aube. Avec ou sans l'intercession du saint, personne ne s'opposa à leur départ. A la vérité, à part un colporteur préparant sa carriole à l'orée de la ville, elles ne rencontrèrent personne. La piste menant vers les montagnes Bleues s'ouvrit devant elles.
Lucy lança les chevaux à toute allure pour s'éloigner de la ville au plus vite. Derrière elles, le ciel pâlissait à l'orient, inondant Botany Bay d'une lumière indigo.
- Personne ne s'inquiétera pour cette canaille avant demain au moins, déclara Lucy pour rassurer sa compagne. Cela nous laisse une journée d'avance.
Un jour, c'est peu, songea Maureen. Elle connaissait trop l'acharnement des soldats de Sa Majesté lorsqu'il s'agissait de traquer des fugitifs. Elle-même en avait fait l'expérience en Irlande.
- Nous ne réussirons jamais, gémit-elle. Lucy serra les dents.
- Nous réussirons, répliqua-t-elle. Avant qu'ils songent à nous rechercher sur cette piste, nous serons loin.
- Pourquoi?
- Ils penseront que nous sommes allées vers Newcastle, au nord, ou Wollongong, au sud. Ils penseront que nous allons essayer de nous embarquer sur un navire. Ils vont surveiller les ports, mais ils ne s'imagineront pas que nous nous dirigeons vers l'intérieur des terres. Maureen fit une moue sceptique.
- Où allons-nous? demanda-t-elle.
- J'ai étudié la carte. Depuis les montagnes Bleues, une piste mène jusqu'à Melbourne. Cela représente plusieurs jours de voyage, mais nous pouvons y arriver. Une fois sur place, nous tenterons de nous embarquer pour l'Angleterre.
- Avec quel argent?
- J'ai pris une belle somme à Campbell. Et puis nous travaillerons, au besoin.
- On dit que l'intérieur du pays est peuplé par des tribus féroces qui mangent de la chair humaine...
- Ce sont des mensonges. Les Aborigènes ne sont pas cannibales. Et les colons se sont installés dans ces régions depuis plus de trente ans.
- Comment sais-tu tout cela? s'étonna Maureen. Lucy montra le sac de cuir, à l'arrière de la voiture.
- J’ai lu le livre du colonel.
Maureen regarda sa compagne avec admiration. Elle aurait aimé savoir lire. Lucy conduisait l'attelage avec une parfaite maîtrise. Bientôt, la lumière augmenta, dévoilant un paysage grandiose. La vallée de la Paramatta était cernée par des collines aux pentes douces et verdoyantes. Au loin, un halo bleuté dessinait les contreforts des montagnes. Celles-ci semblaient posées sur l'horizon matinal, éclaboussées par le soleil naissant. Derrière la voiture, la cité s'était estompée dans les brumes.
Deux sentiments contradictoires habitaient la jeune Irlandaise. Elle éprouvait une formidable sensation de liberté. Un froid vif lui pénétrait les poumons, chargé de parfums inconnus et enivrants. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait débarrassée de toute entrave. La voiture roulait à bonne allure, la vitesse la grisait. Elle avait l'impression que le monde lui appartenait. Simultanément, une angoisse sourde lui broyait le ventre. La police royale allait se lancer très vite à leurs trousses et, contrairement à ce que croyait Lucy elle ne tarderait sans doute pas à deviner leur destination.
Mais ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus. Elle ignorait tout du pays vers lequel elles se dirigeaient. On racontait tant d'histoires sur l’outback, cette région sauvage et quasiment inconnue qui s'étendait de l'autre côté des montagnes Bleues. Qui sait quels dangers elle pouvait receler?
Soucieuses de ménager les chevaux, elles faisaient des haltes régulières pour les laisser reposer. Vers midi, elles avaient parcouru une vingtaine de miles. Le relief s'élevait doucement. Au loin, les montagnes Bleues dressaient leur barrière de falaises.
- Es-tu sûre que nous allons pouvoir passer? s'inquiéta Maureen.
- La carte indique que la piste les traverse après avoir franchi un col.
De temps à autre, elles croisaient un chariot se dirigeant vers Sydney. Le conducteur leur adressait un signe amical auquel elles répondaient d'un vague geste de la main. Maureen redoutait qu'on leur adresse la parole, mais le froid hivernal était leur allié. Leurs manteaux à haut col dissimulaient leurs traits féminins. Par chance, à cette époque de l'année, les voyageurs étaient rares.
Vers le soir, elles arrivèrent au pied des montagnes Bleues, ainsi nommées en raison de la brume bleutée qui les voilait en permanence et qui était provoquée par le rayonnement du soleil à travers les fines gouttelettes d'huile émises par les eucalyptus. Une odeur pénétrante flottait dans l'air. Vues d'en bas, les hautes murailles de grès paraissaient infranchissables.
- La nuit va bientôt tomber, déclara Lucy. Nous allons passer la nuit ici.
- Ici? Mais il n'y a rien!
- Il serait dangereux de poursuivre. Bientôt, il fera trop sombre.
En effet, au-delà, de grands eucalyptus aux troncs nus plongeaient la route dans une pénombre inquiétante. Sans attendre de réponse, Lucy quitta résolument la piste et emprunta un chemin de bûcheron pour s'enfoncer dans la forêt. A quelque distance, elles parvinrent dans une petite clairière. Maureen scrutait les alentours avec angoisse. A plusieurs reprises, elles avaient aperçu des meutes de ces chiens sauvages que l'on appelait des dingos. N'allaient-ils pas les attaquer? Cette forêt aux arbres géants dépourvus d'écorce ne lui disait rien qui vaille. Peut-être servait-elle de repaire à des monstres abominables. Cette idée n'avait pas l'air d'affoler Lucy, qui détela les chevaux pour les brosser. Ensuite, les deux filles se mirent en devoir d'allumer un feu au creux d'un cercle de pierre.
Bientôt, un vent violent se leva, faisant entendre des gémissements quasi humains. Lucy avait mis une bouilloire en place et sorti des provisions, viande fumée, fruits et galettes de froment. Tout à coup, Maureen poussa un cri et se réfugia près de sa compagne. Dans le crépuscule mauve, une forme étrange venait d'apparaître entre deux arbres. Elle ressemblait un peu à un lapin gigantesque et les contemplait avec des yeux d'un noir de jais. L'animal, sans doute attiré par l'odeur des galettes, huma longuement l'air.
- Qu'est-ce que c'est que ça? gémit Maureen.
- Un kangourou, répondit Lucy, amusée. Tu n'as rien à craindre, ils ne sont pas dangereux.
- Comment tu le sais?
- Je l'ai lu dans les notes de Campbell. Celui-ci est une femelle.
Elle montra, sur le ventre de l'intruse, une petite tête curieuse qui dépassait d'un repli de peau.
- Les femelles kangourous portent leurs petits dans une poche ventrale pendant plusieurs mois, jusqu'à ce qu'ils soient capables de se débrouiller tout seuls. Ici, on les appelle des joeys.
Prudente, la femelle kangourou jugea préférable de ne pas approcher trop près et disparut dans la nuit naissante. Maureen, à l'affût d'un nouveau danger, fouilla longuement du regard les ténèbres environnantes. Constatant que sa compagne restait calme, elle demanda:
- Tu n'as pas peur, toi?
- Ce sont les hommes qui me font peur, pas les animaux ou les arbres. La forêt est notre alliée. Elle nous dissimule aux yeux de nos ennemis. Et puis nous avons de quoi nous défendre...
Elle tapota le fusil qu'elle gardait près d'elle.
- Tu sais t'en servir? demanda la jeune Irlandaise.
- J'ai déjà chassé. Mon... mon père m'emmenait souvent avec lui. C'est lui qui m'a appris à ne pas redouter la forêt.
Elle fut sur le point d'ajouter quelque chose, renonça. Maureen la contemplait à la dérobée. Peut-être son père était-il braconnier. Elle avait noté l'hésitation de Lucy lorsqu'elle l'avait évoqué. Mais la fille d'un braconnier n'aurait pas reçu une telle éducation. Lucy n'avait sans doute rien à voir avec elle, pauvre petite Irlandaise envoyée en Australie pour s'être révoltée contre sa maîtresse.
Depuis l'âge de quinze ans, Maureen servait chez une Anglaise, lady Agatha Palmer, dont le mari occupait un poste important au sein du parlement de Dublin. Lady Agatha menait la vie dure à ses domestiques, qu'elle appelait « sauvages Irlandais », ou encore « racaille catholique ». Un jour, Maureen avait été accusée, à tort, d'avoir brisé une tasse. Elle avait eu beau clamer son innocence, lady Agatha n'avait rien voulu entendre et l'avait condamnée à recevoir vingt coups de fouet. Cette injustice avait provoqué la colère de la jeune fille, qui avait répliqué vertement, traitant la lady suffoquée de « racaille d'Anglaise ».
Maureen avait reçu ses vingt coups de fouet. Mais sa maîtresse, scandalisée par son insolence, avait porté plainte contre elle. Dès le lendemain, Maureen avait été emmenée dans une prison déjà pleine de filles désemparées. Deux jours plus tard, elle avait été jugée dans une salle sombre remplie de messieurs coiffés de ridicules perruques blanches. Elle n'avait pas compris le quart des discours tenus par ces individus aux regards sévères. A la fin, ils avaient dit qu'elle était condamnée à vingt autres coups de fouet, puis qu'elle serait envoyée dans un pays lointain pour le reste de sa vie. Elle n'avait retenu que deux mots: convicte et Australie.
Une semaine après le jugement, elle avait été enchaînée et traînée jusqu'à Cork, où on l'avait enfermée dans le ventre d'un énorme navire, en compagnie de dizaines d'autres filles. Elle ignorait combien de temps elle était restée dans la cale de ce vaisseau maudit, mais elle était sûre d'une chose, l'enfer ne pouvait être pire que cet endroit. Elles n'avaient pour toute couche qu'une infâme paillasse infestée de vermine. Il n'y avait aucune intimité, et les fouets des gardiens étaient prompts à s'abattre sur le dos des récalcitrantes. Le navire avait fait escale dans un autre port - en Angleterre, d'après ce qu'elle avait compris. D'autres filles avaient été amenées. Ce fut à cette occasion qu'elle avait entrevu Lucy pour la première fois. Dès son arrivée à bord, celle-ci s'était débattue comme un beau diable, exigeant à cor et à cri de voir le capitaine du vaisseau. On l'avait emmenée. Lorsqu'elle était revenue, elle était à demi nue, le corps zébré de coups de cravache. Maureen avait pensé qu'elle allait mourir. Mais une bonne soeur était venue soigner ses plaies et Lucy avait survécu. Durant tout le voyage, elle était restée à l'écart, prostrée sur sa couche, ne parlant avec personne. Maureen, parquée non loin d'elle, l'entendait marmonner des paroles incompréhensibles. Parfois, certains mots lui semblaient familiers, mais la langue qu'elle employait n'était ni de l'anglais ni de l'irlandais.
De temps à autre, on les autorisait à monter sur le pont, par petits groupes. De ces courtes promenades, Maureen gardait le souvenir d'un soleil éblouissant, d'une chaleur inhabituelle, d'un horizon bleu menant vers l'infini dans toutes les directions. Elle se rappelait aussi les regards de convoitise des marins, qui cependant n'osaient pas les approcher en raison de la présence de sévères ecclésiastiques anglicans, chargés de veiller sur la vertu des prisonnières. Tous les matins, elles devaient subir un vigoureux sermon condamnant la désobéissance aux règles de la Bible, l'absorption d'alcool et la fornication, tous dérèglements passibles d'une éternité en enfer. La moindre velléité de révolte était punie de coups de fouet. Mais aucune fille n'aurait songé à contredire ces zélés personnages. Hormis la bonne soeur au regard compatissant qui avait pour tâche de soigner les malades, la religion catholique n'avait pas droit de séjour sur le navire. Cependant, malgré son dévouement, les pauvres connaissances de la soeur étaient bien insuffisantes et plusieurs filles avaient péri au cours du voyage. On avait jeté leurs corps à la mer sans la moindre cérémonie, sinon un prêche sans âme des ecclésiastiques aux yeux de feu.
Après des mois d'un interminable calvaire, les convictes avaient été débarquées dans une ville située au coeur d'une baie magnifique, dont aucune pourtant n'avait mesuré la beauté. La veille de l'arrivée, un révérend au visage austère les avait sermonnées:
« La justice de Sa Majesté, dans son infinie clémence, vous donne l'occasion de racheter votre conduite par le travail. Vous ne serez pas enfermées dans une prison mais confiées à des familles méritantes pour lesquelles vous travaillerez jusqu'à l'accomplissement de votre peine. Votre travail servira à payer votre nourriture et vos vêtements. Lorsque vous aurez payé votre dette, vous serez libérées et vous aurez la possibilité de trouver un mari avec lequel vous vous établirez ici, en Australie. Cependant, prenez garde: le moindre manquement aux règles sera sanctionné comme il convient. N'espérez pas non plus pouvoir vous enfuir. Vous êtes ici sur une île immense qui n'a pas encore été entièrement explorée. Hors des limites de Sydney, il n'y a plus rien qu'un désert hostile où aucune d'entre vous ne pourrait survivre! Que la paix du Seigneur soit avec vous. »
Le lendemain, un juge, lui aussi coiffé d'une horrible perruque avait signifié à Maureen qu'elle serait au service d'un soldat valeureux, le colonel Markus Campbell. On lui avait ensuite donné des vêtements neufs, taillés dans une vilaine toile grise, puis un garde l'avait amenée jusqu'à la demeure du colonel. Celui-ci l'avait reçue avec un sermon intransigeant, qu'elle avait dû écouter les yeux baissés.
Elle n'était pas seule: Lucy, elle aussi, avait été confiée à Campbell. Un peu réconfortée par sa présence, Maureen avait tenté de se rapprocher de sa compagne d'infortune. Mais Lucy parlait peu. La plupart du temps, elle restait murée dans le silence. Les premiers jours, Maureen avait cru que le voyage l'avait rendue folle. Plusieurs femmes avaient succombé à la démence dans le ventre sombre et puant du navire. Mais elle s'était très vite rendu compte qu'il n'en était rien. Lucy demeurait seulement repliée sur elle-même, limitant ses conversations au strict minimum. Maureen avait essayé une fois de l'interroger sur les raisons qui l'avaient amenée dans ce pays. Elle n'avait pas répondu. Maureen, qui avait la tête près du bonnet, avait eu envie de la frapper pour l'obliger à parler. Un simple regard avait suffi à l'en dissuader. Il émanait de sa compagne une autorité naturelle qui la figeait sur place.
Maureen aurait voulu la détester parce qu'elle était anglaise. Elle en avait été incapable. Elle avait compris que Lucy souffrait terriblement. Son mutisme n'était qu'une manière de se protéger. A plusieurs reprises, elle l'avait surprise à marmonner ses mots mystérieux. Cependant, même si elle ne les comprenait pas, elle n'avait pu s'empêcher de leur trouver une beauté insolite. Elle lui avait demandé de quelle langue il s'agissait. Exceptionnellement, Lucy avait répondu:
« Du français.
- Tu parles français?
- Oui.
- Alors, tu es française?
- Ma mère l'est.
- Et ça veut dire quoi, ce que tu dis?
- Ce sont des poèmes. »
Elle n'en avait pas dit plus. Lorsque Lucy se croyait seule, elle était sujette à des crises de larmes muettes et restait recroquevillée sur sa paillasse pendant plusieurs heures. La nature généreuse de Maureen la poussait à la consoler. Mais sitôt qu'elle s'approchait, compatissante, Lucy ravalait ses larmes et lui adressait un regard chargé d'orgueil qui la dissuadait d'aller plus loin.
« Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi fier que toi », lui avait dit un jour la petite Irlandaise.
Lucy n'avait pas répondu.
Avec le temps, une certaine complicité était née entre les deux filles. Le colonel ne savait pas s'adresser à elles autrement qu'en hurlant ses ordres. Si Maureen était terrorisée par sa voix grondante, Lucy au contraire gardait la tête haute et le défiait du regard. Plusieurs fois il avait levé sa cravache sur elle, mais elle n'avait pas baissé les yeux pour autant, forçant le colonel à reculer. Lucy semblait n'attacher aucune importance à ses hurlements. Elle avait même pris la liberté d'arranger la maison à son goût, cueillant des fleurs qu'elle disposait dans des vases. Elle avait suggéré au colonel d'acheter de quoi refaire les rideaux, qui ressemblaient à des guenilles. Campbell avait commencé par crier, puis avait fini par se rendre à ses arguments. Lucy avait eu le tissu demandé. Quelques jours plus tard, les fenêtres étaient ornées de rideaux neufs, cousus par la jeune fille.
Maureen était fascinée par la manière dont Lucy traitait Campbell. Par moments, elle donnait l'impression d'être la véritable maîtresse de maison. Sans les crises d'alcoolisme du colonel, leur séjour aurait pu être supportable.
A l'évocation de l'enfer qu'elle avait traversé, et bien que son tortionnaire soit mort, des ondes de haine brûlaient encore le coeur de Maureen. Mais la peur prit peu à peu le dessus. Avec la nuit, les cris des oiseaux avaient fait place aux appels d'animaux nocturnes: froissements, craquements, hululements, jappements étouffés, ronflements, parfois lointains, parfois tout proches. La jeune Irlandaise ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il lui semblait à chaque instant que des démons allaient surgir de la nuit pour se jeter sur elle et la dévorer. Les deux filles s'étaient enroulées dans des couvertures, à l'arrière de la voiture, serrées l'une contre l'autre. Lucy avait succombé à la fatigue. Son souffle régulier finit par bercer Maureen, qui plongea dans une sorte de somnolence entrecoupée de cauchemars.
Tout à coup, des gémissements la tirèrent du sommeil. Elle se dressa d'un bond, le coeur battant la chamade. A son côté, Lucy geignait, prononçant des mots incohérents. Elle la secoua doucement. Lucy ouvrit des yeux effarés, puis se releva, à la limite de la suffocation. Elle se recroquevilla dans un coin de la voiture, comme si elle ne reconnaissait pas Maureen.
- Le feu! Le feu! hurla-t-elle.
- Calme-toi! dit Maureen en la prenant dans ses bras. Lucy éclata en sanglots. Puis elle reprit ses esprits et dans un sursaut d'orgueil, presque avec brusquerie, se dégagea des bras de sa compagne. Maureen n'apprécia pas cette réaction.
- Ecoute! Je sais bien que je ne suis qu'une racaille d'Irlandaise, une va-nu-pieds pour quelqu'un de ton espèce. Mais ce n'est pas moi qui ai tué le colonel. J'aurais pu rester et te dénoncer. Pourtant, tu vois, je suis là.
Lucy reprit son souffle, et, à la lueur de la lune pleine, Maureen vit qu'elle pleurait, silencieusement.
- Je ne sais pas qui tu es, ni pourquoi tu es ici, ajouta Maureen, embarrassée, mais si tu veux garder tout ça pour toi, libre à toi. Je voulais simplement t'aider.
Lucy prit la main de Maureen et la serra.
- Pardonne-moi! souffla-t-elle.
Elles restèrent un moment sans mot dire, puis la petite Irlandaise reprit:
- Tu sais, tu peux tout me dire. Je ne suis pas très maligne, mais j'ai compris depuis longtemps que tu n'étais pas une fille comme moi. Tu as l'instruction d'une grande dame, tu sais lire et écrire, tu comprends ce qu'il y a sur les cartes. Alors, si tu veux en parler...
Sa compagne hocha la tête. Personne n'avait cru à son histoire. Pire même, au lieu de l'aider et de l'écouter, les juges de Sydney l'avaient condamnée. Pour se protéger, elle s'était repliée sur elle-même, trouvant seule la force de se battre, de lutter, de survivre. Un jour, elle connaîtrait la vérité. Et elle ferait payer les responsables. Mais il aurait d'abord fallu les démasquer... et comprendre ce qui s'était passé.
Elle essuya ses larmes, puis commença un étrange récit:
- Je ne m'appelle pas Lucy Chapman. Mon vrai nom est Judith Lavallière. Je suis née en 1829, à Londres, où ma mère faisait une tournée. Elle s'appelle Marie. A l'époque, c'était une grande comédienne. Les directeurs de théâtre se l'arrachaient pour les premiers rôles. J'ignore qui était mon père. Il est mort avant ma naissance. Ma mère me parlait peu de lui. Elle ne m'a jamais dit son nom. J'ai l'impression qu'elle lui en voulait de quelque chose, mais elle ne m'a jamais dit quoi. Je sais seulement qu'il était anglais. J'ai passé ma petite enfance en France, à Paris, où nous résidions le plus souvent. Parfois nous voyagions, lorsque la troupe se produisait dans une ville de province, ou même dans d'autres pays d'Europe. Parfois, un homme partageait la vie de ma mère. Elle était très belle et très courtisée. Mais j'étais la seule personne qui comptait pour elle.
« Un jour, à Paris, elle a rencontré un autre Anglais, Richard Nelson, un cousin de l'amiral. Il était riche et amoureux d'elle. Il lui a proposé de venir s'installer à Londres. Elle a hésité. Richard était marié, et elle savait qu'il ne divorcerait jamais pour l'épouser. Dans la noblesse, on ne s'allie pas avec une comédienne. Mais il avait acheté une maison pour elle et offrait de payer mes études dans le meilleur institut de jeunes filles de Londres. Je crois que ma mère a accepté à cause de cela. C'est ainsi qu'en 1841 nous nous sommes installées toutes les deux dans une belle demeure de la banlieue de Londres, à Kingston. Elle était tenue par un vieux couple, les Pennington. Lui s'occupait du jardin et elle, elle faisait la cuisine. Il y avait aussi un garde-chasse, Robert Pedders. C'était un ancien capitaine de l'armée royale.
Le visage de Judith s'était éclairé.
- Richard Nelson était très gentil avec moi. Il n'était pas mon père, mais il m'a aimée comme sa fille. Lorsqu'il venait, il m'apportait toujours des cadeaux, des robes, des bijoux, des écharpes, des gants. Rien n'était trop beau pour moi. Il voulait faire de moi une véritable lady. J'ai appris à lire et à écrire, mais aussi à monter à cheval, à jouer du piano, à parler en société. J'étais curieuse de tout. Je me suis intéressée à l'histoire, à la géographie. J'apprenais avec beaucoup de facilité. Richard et ma mère étaient très fiers de moi. J'ai aussi appris à manier l'épée, à tirer au fusil. Le capitaine Pedders était un ancien de Waterloo. C'est lui qui m'a formée. Il disait que j'étais un vrai garçon manqué. Je grimpais aux arbres, je jouais avec les gamins du village et gare à celui qui me manquait de respect. Mais ils m'aimaient bien parce que je leur apportais toujours des crêpes, des fruits ou de la confiture.
« C'était une période heureuse. Ma mère avait cessé de jouer la comédie, mais elle gardait toujours des contacts avec ses relations parisiennes. Chaque été, Richard nous amenait en France pour les vacances. Il avait acheté une belle villa sur les rives de la Seine, où nous recevions nos amis, surtout des poètes et des auteurs de théâtre, Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, et bien d'autres. Celui qui me fascinait le plus était un grand homme au visage pâle. Il s'appelait Alfred de Vigny. Il avait servi dans les armées royales, mais il était revenu s'installer à Paris. Il était tombé amoureux d'une actrice. Malheureusement, elle lui était infidèle. Il écrivait des poèmes superbes. Le plus beau d'entre eux s'appelle La Mort du loup. Ma mère m'achetait tous leurs livres et je passais des heures à les lire et les relire. A présent, je les connais par coeur. Elle se tut un instant, puis ajouta:
- Ce sont ces poèmes que je me récite afin de ne pas devenir folle. Grâce à eux, j'ai l'impression de continuer d'exister. Ils sont la preuve que je n'ai pas rêvé tout cela.
Elle s'assombrit de nouveau, poursuivit:
- Dans le courant de l'été 1846, Richard est mort d'une infection abdominale. C'était un vrai gentleman, il avait mis ses affaires en ordre, et ma mère a hérité de la maison. Comme elle avait quelques économies, j'ai pu poursuivre mes études. Mais les visites de Richard me manquaient. Il était si gentil... Même s'il n'était pas mon vrai père, j'avais fini par le considérer comme tel.
« Ma mère et moi sommes restées seules. Et puis, à l'automne 1847, il y a environ neuf mois, elle a commencé à s'absenter régulièrement. Elle ne me l'a jamais dit, mais je pense qu'elle avait rencontré quelqu'un. Malheureusement, elle n'a pas eu le temps de me le présenter. Il ne s'est pas écoulé un mois entre le début de ses absences et cette nuit terrible...
Elle se tut.
- Que s'est-il passé? la pressa Maureen. Judith ne répondit pas immédiatement. Puis:
- Noël approchait. Ma mère n'était pas là. Il y avait seulement Robert Pedders et le couple Pennington. J'étais couchée. Tout à coup, j'ai été réveillée par un vacarme inhabituel. Avant que je comprenne, des inconnus ont surgi dans ma chambre. J'ai hurlé pour appeler à l'aide, mais ils m'ont frappée, bâillonnée et ligotée. Ensuite, l'un d'eux m'a chargée sur son dos et ils m'ont emportée. J'ai eu le temps de voir qu'ils avaient tué nos serviteurs. Monsieur et madame Pennington avaient été égorgés. Dans le hall, le brave capitaine Pedders gisait dans une mare de sang. D'autres hommes étaient en train de mettre le feu à la maison.
C'était horrible. Je voulais crier, mais je ne pouvais pas. J'ai cru qu'ils allaient me tuer, moi aussi, mais ils m'ont jetée à l'arrière d'une voiture fermée.
- Personne n'est venu à votre secours?
- La maison était isolée et c'était l'hiver. Et puis, ces hommes étaient une dizaine. Les voisins n'auraient rien pu faire.
- Il faut que tu sois quelqu'un de drôlement important pour qu'on t'ait enlevée comme ça! s'exclama Maureen.
- Je ne crois pas. Ma mère n'est pas très riche. Et elle n'est pas noble.
- Que s'est-il passé, ensuite?
- Je me suis retrouvée dans un port, en pleine nuit. Peut-être Southampton. On m'a embarquée à bord d'un navire. J'ai eu l'impression d'avoir été projetée en enfer...
Des larmes roulèrent de nouveau sur ses joues.
- A bord, j'ai voulu parler au capitaine, mais il n'a rien voulu entendre. Il m'a insultée et m'a fait battre. Il disait que je n'avais que ce que je méritais. Il m'appelait Lucy Chapman et disait que j'étais une fille de mauvaise vie et une voleuse. Je n'y comprenais rien. A Sydney, j'ai tenté d'expliquer au juge Moorfax ce qui m'était arrivé. Il m'a brandi un dossier sous le nez et a exigé que je cesse de me moquer de lui. Le dossier confirmait que j'étais bien Lucy Chapman, condamnée à dix ans de prison et à l'exil pour vol à l'étalage. J'ai insisté, je lui ai demandé d'écrire à ma mère, il n'a rien voulu savoir et il m'a fait donner vingt coups de fouet pour outrage à magistrat. Après... on m'a amenée chez ce maudit Campbell.
Elle laissa passer un nouveau silence, puis ajouta d'une voix sourde:
- Et je viens de le tuer. Si je suis reprise, je serai pendue. Sans avoir rien compris à ce qui m'arrivait.
- Tu m'as bien dit que ce Richard Nelson était marié? Sa femme a peut-être voulu se venger parce que son mari avait légué la maison à ta mère...
- C'est possible, mais pourquoi aurait-elle attendu plus d'un an avant d'assouvir sa vengeance? Et puis, pourquoi m'avoir envoyée ici? Il aurait été plus facile de me tuer. Elle serra les poings.
- Je dois retourner en Angleterre, dit-elle. Je veux retrouver ma mère et démasquer ces criminels.
Maureen soupira:
- Eh bien, on en est loin... Il faudrait que tu trouves de l'aide.
- Quelqu'un va peut-être m'aider. Une femme que j'ai rencontrée il y a un mois. Elle s'appelle Caroline Chisholm.
- Qui est cette Caroline Chisholm?
- C'est l'épouse d'un haut fonctionnaire. J'avais entendu parler d'elle au tribunal. Lorsqu'elle est arrivée à Sydney, il y a une dizaine d'années, elle a été révoltée par les conditions de vie des filles convictes. La plupart étaient obligées de se prostituer pour pouvoir survivre. Caroline Chisholm a eu l'idée de fonder un foyer pour aider celles qui désiraient échapper aux proxénètes. Mais la tâche n'a pas été facile pour elle, d'autant qu'elle s'était convertie au catholicisme. A force d'obstination, elle a réussi à convaincre le gouverneur. Il l'a autorisée à accueillir ses protégées dans un vieux bâtiment que le gouvernement n'utilisait plus. Son association s'appelle le Foyer des femmes immigrées. C'est là que je suis allée, en profitant de l'absence de Campbell. J'ai eu un peu de mal à la rencontrer. La femme qui m'a reçue disait qu'on ne pouvait pas la déranger comme ça. Mais j'ai eu la chance qu'elle visite le foyer au même moment. Elle a accepté de me recevoir. Je lui ai raconté ce qui m'était arrivé. Je ne sais pas si elle m'a crue, mais elle a promis de faire tout ce qui était en son pouvoir pour m'aider. Elle était sur le point de repartir pour l'Angleterre. Son bateau quittait Sydney le surlendemain.
Elle resta un long moment silencieuse, puis ajouta:
- C'était il y a un mois de cela. Mais à présent que j'ai tué Campbell, l'aide de madame Chisholm ne me sera plus guère utile. Et il y a pire.
Elle étouffa un bref sanglot.
- S'il s'agit vraiment d'un complot, il est possible... qu'ils aient aussi tué ma mère. C'est pour ça qu'il faut que je retourne en Angleterre. Je dois aller à Melbourne. Là-bas, je trouverai un travail, j'économiserai de quoi payer mon retour. Et je découvrirai la vérité.
Le lendemain matin, dès l'aube, elles se remirent en route. Bientôt, la piste s'éleva en lacets jusqu'à un col étroit. Les chevaux peinaient sous l'effort. Parfois, lorsque la pente devenait trop rude, les filles descendaient de voiture pour soulager les bêtes. L'odeur caractéristique des eucalyptus embaumait la forêt. Les arbres s'élevaient à des hauteurs impressionnantes. Dans les hautes branches, des sortes d'ours de petite taille les observaient d'un air indolent.
- Ce sont des koalas, expliqua Judith. D'après les notes de Campbell, ce sont aussi des marsupiaux, comme les kangourous. Mais la poche de la femelle s'ouvre vers le bas. Ils se nourrissent uniquement de feuilles d'eucalyptus. Ils ne bougent pratiquement pas de leurs branches.
La piste, érodée par les tempêtes hivernales, se creusait de nids-de-poule qui éprouvaient les roues de la voiture. Judith avançait à allure réduite tant pour ménager les chevaux exténués que pour éviter de briser un essieu. Elle devait aussi rassurer Maureen, persuadée que les troupes gouvernementales étaient déjà lancées à leurs trousses.
- Il y a une petite ville non loin d'ici, dit-elle. Elle s'appelle Katoomba. Nous y achèterons des vivres.
- Et après?
- Après, nous irons à Bathurst. C'est de là que part la piste de Melbourne.
- Tu ne crois pas que deux filles qui voyagent seules risquent d'attirer l'attention?
- Je dirai que je suis veuve. Les hommes respectent les veuves.
Maureen hocha la tête, guère convaincue. De toute manière, elles n'avaient plus le choix. L'audace de leur équipée l'inquiétait, elle ne savait pas où elle allait. On l'avait exilée d'Irlande contre sa volonté, mais, même si elle aimait son île, elle n'avait aucune envie d'y retourner. Elle y avait vu trop de gens mourir de faim. Depuis trois ans, les récoltes de pommes de terre étaient mauvaises et une terrible famine avait frappé le pays, tuant des milliers de personnes. Elle gardait en mémoire des visages d'enfants décharnés, aux yeux creusés, des cadavres que l'on emportait au matin. Elle-même avait été épargnée par ce fléau parce qu'elle servait chez des maîtres anglais qui, eux, ne souffraient pas de la faim. Même si les portions étaient réduites au strict minimum, elle avait toujours eu de quoi manger.
A Sydney, elle avait tremblé devant le colonel Campbell. Elle le redoutait lorsqu'il était présent, et aussi lorsqu'il était absent. Elle avait l'impression qu'il pouvait surgir à tout moment, avec sa voix cinglante et sa cravache. Mais là, perdue au coeur de ce paysage grandiose, les poumons emplis de l'odeur singulière des eucalyptus, c'était pire. C'était la mort qui pouvait surgir n'importe quand.
Après plusieurs heures d'une ascension difficile, la voiture franchit un col étroit. Judith fit arrêter les chevaux sur le bord de la piste pour leur permettre de reprendre haleine. Un vent froid et sec les cueillit, les contraignant à resserrer leur manteau autour d'elles. Comme pour les récompenser de leurs efforts, la nature leur avait réservé un spectacle inoubliable. Sous leurs yeux s'étendait un panorama d'une beauté fabuleuse. Le soleil hivernal illuminait jusqu'à perte de vue une succession de hautes collines couvertes d'une forêt dense. Une brume d'azur translucide noyait les vallons dont surgissaient çà et là des pics escarpés. Trois d'entre eux étaient alignés, tels de gigantesques gardiens de pierre veillant sur le moutonnement forestier. Sur leurs flancs à pic s'agrippaient des arbustes audacieux au creux desquels nichaient des oiseaux. Dans les arbres proches retentissaient toutes sortes de cris d'animaux. Elles entrevirent des perroquets, des perruches, des oiseaux inconnus qui semblaient s'interroger sur leur présence.
Soudain, tout près d'elles, éclata un rire moqueur. Elles sursautèrent, puis se rendirent compte qu'il s'agissait du cri d'un petit oiseau gris et jaune.
- Campbell en parle dans ses notes, dit Judith. Je crois que ça s'appelle un kookaburra. Il va falloir nous méfier. Il dit aussi qu'il y a des serpents dans ces montagnes. Leurs morsures peuvent être mortelles.
Maureen frémit. Elle détestait les reptiles.
Après avoir déjeuné, elles reprirent la route, qui suivait les caprices de la montagne. Parfois, elles longeaient une crête, pour ensuite plonger au coeur de la sylve. Les ténèbres forestières contrastaient avec la lumière éblouissante des sommets.
Elles arrivèrent à Katoomba en fin d'après-midi. C'était une petite cité dont la plupart des maisons étaient construites en bois grossier, et dont l'activité dépendait entièrement de l'élevage du mouton. Une épaisse odeur de suif les saisit à la gorge lorsqu'elles s'engagèrent dans la rue principale. Maureen sentit une onde de peur couler le long de son dos. Elle était persuadée que tout le monde était au courant de leur crime et de leur fuite.
- Rassure-toi! lui souffla Judith. Les gens d'ici ne peuvent pas encore avoir été prévenus.
En effet, contrairement à ce que redoutait la petite Irlandaise, aucun policier ne leur barra la route.
- Ecoute, continua Judith, je vais reprendre mon vrai nom. Je serai madame Lavallière, veuve d'un Français. Et toi, tu seras ma servante. Après un voyage à Sydney, nous regagnons Orange, où se trouve notre ferme.
Maureen acquiesça d'un signe de tête. Cela pouvait marcher, à condition que leurs interlocuteurs ne se montrent pas trop curieux. Judith arrêta la voiture à proximité du magasin général. Elle respira profondément, puis mit pied à terre. D'un pas décidé, elle pénétra dans l'établissement, suivie par une Maureen plus morte que vive. Les hommes présents les contemplèrent avec intérêt. Un gros bonhomme aux yeux bouffis et à la joue gonflée par une chique de tabac lui adressa un sourire édenté et jaune.
- Et qu'est-ce que ce sera pour vous, m'dame? Après avoir fait le plein de vivres et acheté du tissu pour se confectionner de nouvelles robes, les deux filles s'apprêtèrent à repartir. Ce fut alors qu'un homme s'avança vers elles. Sur sa veste était accroché l'insigne du gouvernement. Judith eut l'impression que son coeur allait éclater tant il battait fort.
- Puis-je me permettre de vous demander jusqu'où vous allez ainsi, mademoi...
- Madame Lavallière! Je suis veuve. Mon mari était français. Je retourne à Orange.
- C'est curieux, je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue.
Mais Judith avait déjà une réponse toute prête. La veille, elles avaient croisé une diligence. Il existait donc une ligne entre Katoomba et Sydney.
- La dernière fois, répondit-elle avec un sourire, il y a un mois, nous avons voyagé avec la diligence.
- Alors, je ne devais pas être présent quand elle est passée, car je n'aurais pas oublié un visage aussi ravissant que le vôtre, mademoiselle Lavallière.
- Madame! rectifia-t-elle à nouveau, avec aplomb. Mon mari était français, je viens de vous le dire.
- Pardonnez-moi! Et vous avez acheté cette voiture à Sydney...
- C'est indispensable dans notre pays, monsieur... monsieur?
- Dorsay. Je suis le chef de la police de Katoomba. Comptez-vous rester longtemps?
- Nous repartons demain à l'aube. La route est encore longue d'ici à Orange.
- Vous êtes très courageuse de voyager ainsi sans escorte.
- Par la force des choses, monsieur Dorsay. Mais n'ayez crainte, je sais me défendre.
- Tout de même, ce n'est guère prudent. Les bushrangers sont particulièrement actifs en ce moment. Il faudra vous méfier d'eux. Je passe mon temps à les traquer, mais comment voulez-vous les retrouver dans ces montagnes? Ils les connaissent mieux que moi.
- Oh, je n'ai pas grand-chose à voler, monsieur Dorsay. Je ne suis pas riche. La diligence risque beaucoup plus que moi, je crois.
- Elle a déjà été attaquée trois fois entre Katoomba et Bathurst. Soyez prudente. Pour cette nuit, vous pouvez aller à l'auberge. Il y a des chambres libres en ce moment. Mais vous seriez passées pendant la période de la tonte, vous auriez eu de la peine à vous loger.
- Merci, monsieur Dorsay.
Judith lui adressa un dernier sourire, puis quitta le magasin sous le regard toujours attentif des hommes. Maureen la suivit, pétrifiée.
Tandis qu'elles se dirigeaient vers l'auberge, la jeune Irlandaise souffla:
- J'ai bien cru que cet homme allait nous démasquer. Je n'aime pas ses yeux de fouine. Il a l'air de suspecter tout le monde.
- Qui soupçonnerait une jeune veuve? répondit Judith.
- Nous pourrions peut-être repartir maintenant, suggéra Maureen.
- Voilà qui ne serait pas bien malin. Nous ne devons surtout pas avoir l'air de fuir. Et puis les chevaux ont besoin de repos, et Bathurst est à deux ou trois jours de voyage.
Maureen soupira.
Peu désireuses de se faire aborder par les rares clients de l'hôtel, elles déjeunèrent de bonne heure avant de gagner leur chambre.
- Je suis sûre qu'ils sont déjà à notre poursuite, grogna Maureen lorsqu'elles se retrouvèrent seules. Cela fait deux jours que nous avons quitté Sydney. La police a dû envoyer des messagers dans toutes les directions.
- Ils ont pu ne découvrir le corps que ce matin, répliqua Judith. Même s'ils ont dépêché un enquêteur immédiatement, il ne sera pas là avant demain dans la journée au plus tard. Mais ça, c'est dans le pire des cas.
- S'il arrive après-demain, ils vont se mettre immédiatement en chasse. Dorsay va tout de suite faire le rapprochement avec nous. Deux femmes voyageant toutes seules, cela ne doit pas arriver très souvent.
- Ne sois pas pessimiste. Il faut que nous arrivions à Bathurst le plus vite possible. De là, nous emprunterons la piste de Melbourne. Nous avons assez de vivres pour tenir plusieurs jours. Personne ne pensera que nous sommes allées si loin.
- Si nous y arrivons... grommela Maureen.
Elles ne dormirent guère cette nuit-là. Le soleil se levait à peine quand elles quittèrent Katoomba. Désormais, la route avait abandonné les crêtes pour traverser l'épaisse fourrure forestière. La progression n'était guère aisée en raison des ornières creusées par les pluies. Par moments, elles étaient obligées de descendre pour aider les chevaux à extraire une roue d'un creux boueux.
Vers midi, elles traversèrent le petit village de Lightgow. Ce n'était en vérité qu'une sorte de relais de poste sur la piste reliant Bathurst à Katoomba. Pour éviter de lier conversation avec les autochtones, elles reprirent très vite la route.
Depuis le matin, elles n'avaient croisé personne. Tout à coup, une angoisse sourde envahit Judith.
- Qu'y a-t-il? demanda Maureen, inquiétée par l'attitude de sa compagne.
- Je ne sais pas. J'ai l'impression qu'on nous observe. Les oiseaux s'étaient tus, accentuant la sensation de malaise. Par prudence, elle ralentit l'allure, saisit son fusil et scruta les profondeurs forestières.
Un groupe de cavaliers surgit des sous-bois, leur barrant la route
Les inconnus étaient au nombre d'une dizaine. Des foulards noirs masquaient leurs visages et ils portaient de longs manteaux en peau de mouton. Coiffés de chapeaux à bords larges, ils braquaient leurs fusils sur les deux femmes. Judith pointa le sien sur celui qui semblait être le chef.
- Laissez-nous passer! dit la jeune femme. Nous n'avons pas d'objets de valeur.
Le chef fit signe aux autres de baisser leurs armes. Puis il s'approcha du chariot et ôta son chapeau pour saluer.
- Bonjour, belles dames! On vous avait pourtant prévenues qu'il était imprudent de vous aventurer seules sur les pistes de l’outback. Il fallait que vous soyez vraiment pressées de quitter Katoomba...
Judith pâlit. Cet homme savait quelque chose, elle en était sûre. Mais comment était-ce possible?
- Vous êtes irlandais! dit soudain Maureen. Vous avez l'accent.
L'autre hocha la tête, les yeux pétillants de malice
- Vous aussi, à ce qu'on dirait. Judith sentit que la tension retombait.
- Laissez-nous passer! dit-elle sur un ton radouci. S'il vous plaît...
- Pas avant que vous ne m'ayez dit pourquoi vous avez menti à la police de Katoomba.
- Qu'est-ce qui vous permet de dire que nous avons menti?
- Vous avez prétendu être la veuve d'un Français vivant dans les environs d'Orange. Or, nous connaissons tous les éleveurs de la région. Vous savez, il n'y a pas grand monde par ici. Et surtout pas un seul Français. Donc, vous avez menti.
Judith ne répondit pas. L'inconnu poursuivit:
- Sans doute aviez-vous une bonne raison de le faire. Mais Dorsay ne sera pas long à le comprendre. Et alors les policiers vous donneront la chasse. Comment pensez-vous pouvoir leur échapper dans un pays dont vous ignorez tout?
- Nous nous débrouillerons, riposta Judith.
- Donc, vous avouez que vous êtes en fuite!
- Pas du tout! Nous voulons seulement passer.
Mais l'homme ne s'écarta pas. Le fusil braqué sur son ventre n'avait pas l'air de l'impressionner.
- Contrairement à ce que vous pensez, nous ne sommes pas là pour vous dévaliser, mais pour vous aider. Sans nous, vous ne parviendrez pas à vous enfuir. Dites-moi plutôt pourquoi vous fuyez.
- Nous ne fuyons pas! s'insurgea Judith.
Mais son ton manquait de conviction. Maureen posa la main sur le bras de sa compagne.
- Judith, il faut lui dire la vérité, sinon ils ne nous laisseront pas partir. Et puis cet homme est irlandais, comme moi. Il nous respectera.
La jeune femme finit par acquiescer.
- J'ai tué un homme, avoua-t-elle. Il a tenté d'abuser de moi. Je me suis défendue, c'est tout.
- Et vous vous êtes enfuies! Mais vous étiez en état de légitime défense...
- C'était un colonel anglais. Nous étions ses domestiques. Maureen pensait qu'on ne nous croirait pas.
- Et elle avait raison. Ici, la vie d'une convicte ne vaut rien. Ils ne vous auraient même pas écoutées et vous vous seriez retrouvées au bout d'une corde avant d'avoir pu comprendre ce qui vous arrivait.
Il y eut un instant de flottement. Puis l'homme ôta son foulard noir, dévoilant un visage orné d'une courte barbe aussi rousse que sa tignasse en bataille. Ses yeux luisants, couleur de malachite, se striaient de petites pattes-d'oie. Il ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans.
- Je m'appelle Jack Connors. Ecoutez! Je vous propose de venir avec nous. Vous serez sous notre protection.
- Nous ne voulons pas devenir des voleuses! riposta Judith. Nous voulons quitter ce pays maudit.
- Et où comptez-vous aller?
- A Melbourne. De là, nous repartirons pour l'Angleterre.
Connors éclata de rire.
- A Melbourne! Vous ne doutez de rien, jeune fille. La seule manière de se rendre à Melbourne, c'est le bateau, à partir de Sydney.
- Il y a une piste qui part de Bathurst. Je l'ai vue sur la carte.
- C'est exact. Elle existe sur la carte. Mais pas dans la réalité. Au-delà de Bathurst, la route continue jusqu'à Orange. En direction de Melbourne, il n'y a plus que des chemins vaguement reconnus par des explorateurs il y a quelques années. Libre à vous de vous y engager, mais vous devrez le faire à pied, parce que votre voiture ne passera pas.
- Les chevaux pourront le faire!
- Ouais! A condition de ne pas vous égarer. Il a fallu trois mois à des hommes bien équipés et entraînés pour aller de Sydney à Melbourne par la vallée du Murray. Plusieurs y ont laissé leur peau. Pensez-vous avoir une chance, vous, une femme?
- Pourquoi pas?
- Sans équipement, vous n'arriverez nulle part. Vous serez attaquées par les Aborigènes ou les dingos, et vos os ne tarderont pas à blanchir, quelque part dans le désert. A moins que vous ne mouriez simplement de faim et de soif, ou piquées par un serpent. Il y en a un ici qui est trente fois plus venimeux que le cobra royal des Indes. On l'appelle le serpent-cuivre. Ce pays en est infesté.
Maureen pâlit. Judith hésita.
- Et que nous proposez-vous en échange? De devenir hors-la-loi comme vous?
- Non. Vous pourrez attendre que l'on vous oublie. Dans quelque temps, ils ne vous chercheront plus. Alors, vous pourrez regagner Sydney et tenter de prendre un bateau, puisque vous voulez à tout prix quitter ce pays magnifique.
- Mais, à Sydney, on nous reconnaîtra, objecta-t-elle.
- Parce que vous croyez que les gens font attention à deux petites convictes? Il n'y a guère que les souteneurs du port qui s'intéresseront à vous. Sauf si vous retournez là-bas avec de riches vêtements. Je me charge de vous les procurer.
- En échange de quoi? demanda-t-elle, soupçonneuse. Il hésita et, sans répondre à la question, ajouta:
- Il faudrait qu'ils vous croient mortes. Ainsi, ils ne penseraient plus à vous poursuivre.
- Comment pourraient-ils nous croire mortes?
- Cette route est dangereuse. Votre voiture pourrait verser dans un ravin...
- Mais je ne veux pas détruire ma voiture! riposta Judith.
- Elle risque de vous faire repérer. La police va rechercher deux jeunes femmes et une voiture. Dans ce pays, on circule à cheval. Il vaut mieux ne garder que vos montures.
Judith hésita. Si Connors avait dit vrai, il leur serait impossible de gagner Melbourne par l'intérieur du pays. Elle pensa aux notes de Campbell. La description qu'il donnait de l’outback était effrayante. Seules les montagnes Bleues et une petite partie des plaines situées à l'ouest étaient occupées par des colons ou des émancipés. Au-delà, c'était l'inconnu. Même en longeant la cordillère en direction du sud, elles devraient affronter d'innombrables dangers dont elles ne savaient rien. L'Irlandais avait raison. Il valait peut-être mieux attendre qu'on les crût mortes et qu'on les oubliât.
- C'est d'accord, dit-elle enfin. Nous venons avec vous.
Derrière Jack Connors, les hommes poussèrent des cris de joie. Puis ils baissèrent leur foulard. Des visages burinés par le soleil apparurent. Un grand froid envahit Judith. Elle se demanda si elle n'avait pas commis une erreur. Ces hommes n'allaient pas les aider pour rien. Et s'ils se comportaient comme le colonel Campbell? Mais il était trop tard pour reculer. Et puis elles n'avaient guère le choix. Si elles continuaient jusqu'à Bathurst, les habitants de cette ville s'étonneraient de les voir partir pour le sud, là où il n'y avait plus de piste. La police les suivrait et les démasquerait. Judith soupira. Elle se rendait compte à présent que, dès le départ, leur équipée était vouée à l'échec. Au fond, c'était peut-être une bonne chose d'être tombées sur ces bushrangers.
Cependant, il n'était pas question qu'ils abusent d'elles. Elle saisit son fusil d'un air décidé. S'ils croyaient qu'elle ne savait pas s'en servir, ils allaient déchanter. Jack Connors éclata de rire.
- Eh! Ne vous alarmez pas! Nous ne sommes pas vos ennemis.
- Gardez tout de même vos distances. Nous ne sommes pas des filles faciles.
- Il suffit de vous regarder pour le comprendre, mademoiselle. Mais n'ayez crainte: mes amis sont des hommes d'honneur. Vous pourriez peut-être nous dire comment vous vous appelez...
Il était difficile de résister à son sourire charmeur.
- Je me nomme Judith. Et voici Maureen.
- Eh bien, Judith, nous allons commencer par nous débarrasser de votre encombrante voiture. Je connais, un peu plus loin, un endroit qui conviendra parfaitement.
Ils se mirent en marche. Les bushrangers échangeaient des propos joyeux. Visiblement, ils étaient heureux que les deux filles aient accepté de les suivre. Après une demi-heure de route, ils arrivèrent dans un lieu où la piste longeait un précipice. Une paroi rocheuse se dressait sur la gauche. Connors n'avait pas menti, l'endroit était
dangereux, d'autant plus que les pluies hivernales avaient raviné la route. Tandis que les filles sauvaient tout ce qui pouvait l'être, les hommes dételèrent les chevaux. La voiture fut ensuite basculée dans le ravin. Le véhicule dévala l'à-pic pour se fracasser à une centaine de mètres en contrebas, près du lit d'un torrent.
- Ils vont s'étonner de ne pas retrouver trace des chevaux, remarqua Judith.
- Ne vous inquiétez pas. Il est probable que les policiers ne descendront pas jusqu'en bas. Maintenant, en route!
Maureen ne sachant pas monter, Judith dut la prendre en croupe.
- Nous allons contourner Bathurst, dit Jack Connors. Il vaut mieux que l'on ne vous voie pas là-bas. Nous allons traverser par les collines. Notre domaine est situé à deux jours de cheval, entre Bathurst et Orange.
La petite troupe arriva le lendemain, à la nuit tombante, dans une petite ferme sise dans un vallon reculé. Trois femmes les attendaient, dont l'une semblait commander les deux autres. C'était une rousse à l'allure autoritaire.
- Je vous présente Penny, déclara Jack Connors. C'est elle qui tient la maison. Et derrière, voici Rebecca et Suzanne.
Judith la salua. La femme lui jeta un regard sombre. Visiblement, elle n'appréciait pas sa venue. Connors invita les deux arrivantes à entrer dans une grande salle où s'étirait une longue table de bois brut. Un mélange d'odeurs épaisses agressa les narines des jeunes filles: tabac, bière, rhum, cuir, corde, relent de suif.
- C'est vraiment une ferme? demanda Judith.
- Oui. Rien de tel pour détourner l'attention. Pour tout le monde, nous sommes de paisibles éleveurs, ce que nous étions d'ailleurs avant de déclarer la guerre au gouvernement de Sa Majesté la reine Victoria.
- Comment ça?
- Nous ne sommes pas devenus hors-la-loi par vocation.
Malheureusement, ici, les choses ne sont guère différentes de ce qu'elles sont en Irlande. Les Anglais nous écrasent de taxes pour engraisser les gros propriétaires venus d'Angleterre. En 1825, le Parlement a octroyé une charte à la Compagnie agricole d'Australie, qui accordait de nombreux avantages aux immigrants, tout en spoliant les émancipés. Ceux-ci, bien qu'ayant payé leur dette, restaient malgré tout des gibiers de potence. Bien entendu, derrière ce projet inique, on trouvait la marque de la famille Macarthur, qui avait ainsi instauré un moyen de s'emparer des meilleures terres. Je suis arrivé en Australie pour fuir la domination exécrable que l'Angleterre exerce sur mon pays. A l'époque, je n'avais pas l'intention de mener la vie d'un bandit. J'ai acheté une concession dans ces montagnes, un bélier et quelques brebis, et je me suis lancé dans l'élevage. L'Etat anglais m'est tombé dessus. Je n'étais pas un convict, mais j'étais irlandais, ce qui revenait au même. Je n'avais d'autre choix que de mener une existence misérable. Un jour, je n'ai plus supporté d'être exploité, tondu comme un mouton. Avec quelques amis aussi excédés que moi, nous avons commencé à attaquer les diligences et les voitures.
Tandis que Rebecca et Suzanne apportaient de la bière dans des chopes de grès, Jack Connors présenta quelques-uns de ses compagnons:
- Voici Alan Macomber, dit « Beau-Sourire ». Autrefois cambrioleur à Londres...
Le visage de l'homme s'éclaira immédiatement sur une dentition fantaisiste.
- Une plaisanterie de nos amis anglais, expliqua Jack. Ils lui ont cassé les dents une à une pour lui faire avouer où il avait caché son butin.
- Mais je leur ai rien dit! précisa Beau-Sourire d'une voix chuintante.
- A côté, c'est John Parker, dit « Pipe-en-Terre »...
Un vieux bonhomme aux joues mangées d'une barbe sale s'inclina légèrement. La pipe à l'origine de son surnom semblait soudée aux chicots jaunis à travers lesquels s'échappaient, au rythme de sa respiration, de petites volutes de fumée malodorante.
- Et là, poursuivit Jack, c'est Patrick Mahoney, dit « Tronc-d'Arbre »...
L'homme devait dépasser les deux mètres. Depuis leur rencontre, il n'avait cessé de dévorer Maureen des yeux. Judith nota que celle-ci avait l'air de le trouver à son goût.
Un autre individu restait à l'écart. Visiblement, il n'appréciait pas les nouvelles venues. Jack le désigna:
- Celui-là, c'est Kenneth Brady, dit « Oeil-Méfiant », parce qu'il voit le mal partout.
- Mais vous avez tous des surnoms?
- C'est une tradition australienne. Souvent, on en oublie même les noms véritables.
- Comment avez-vous su que nous passerions par là?
- Nous étions à Katoomba, hier. L'un de mes gars a entendu votre histoire. Elle lui a semblé bizarre. J'ai des informateurs dans toutes les petites villes. Ils me transmettent tout ce qui leur semble intéressant, comme le passage des diligences, par exemple.
- Les policiers ne vous ont jamais poursuivis?
- Ils ne connaissent pas nos visages. Le bush est vaste et il est facile d'y disparaître. De plus, ici, les fermiers n'aiment guère la police. Ils sont prêts à nous cacher, au besoin. Et jamais ils ne nous trahiront. Bien souvent, il nous est arrivé de venir en aide à de petits éleveurs en difficulté.
Judith sourit.
- Vous vous prenez pour Robin des Bois!
- Et pourquoi pas? Nous redistribuons aux pauvres ce que leur volent les Anglais, ceux qui ont magouillé avec la famille Macarthur. Nous ne volons pas pour nous enrichir, mais pour payer les taxes dont ils nous écrasent. Nous n'attaquons les diligences que lorsque nous avons besoin d'argent. De toute façon, une fortune ne servirait à rien par ici. Si les autorités constataient que nous vivions dans le luxe, nous serions immédiatement soupçonnés.
- Vous n'avez jamais pensé à regagner l'Irlande?
Jack Connors soupira.
- Quelquefois, je me dis que je pourrais venir en aide à mes frères du pays, leur offrir de quoi acheter des armes pour lutter contre l'envahisseur anglais. Mais je ne saurais pas comment m'y prendre. Et puis je me sens bien, ici, en Australie. C'est un pays vaste où l'on peut vivre libre.
Tout à coup, Judith sursauta. Un homme à la peau noire venait d'entrer. De haute taille, il portait une longue chevelure noire tressée. Ses yeux vifs, enfoncés dans les orbites, s'arrêtèrent une fraction de seconde sur les deux filles, puis se détournèrent. Malgré le froid extérieur, il ne portait quasiment rien sur lui, sinon une vieille couverture. Sans un mot, il alla s'asseoir en tailleur près de la cheminée où flambait un feu clair. Son regard revint sur Judith. Elle eut l'impression d'être percée jusqu'au fond de l'âme par ses yeux noirs. Elle frissonna.
Jack Connors remarqua son inquiétude.
- Lui, c'est John Derek, dit-il. Enfin, c'est le nom que lui a donné le gouvernement, qui impose à tous les Aborigènes de porter des patronymes anglais. En réalité, il s'appelle Adeeree.
- Que fait-il ici?
- Je l'ai recueilli voici quelques années. Il connaît le pays mieux que personne. Il nous sert d'éclaireur.
- Il n'a pas de famille? s'étonna Judith. Jack Connors laissa passer un silence.
- Il en avait une. Il ne reste que lui.
- Que s'est-il passé?
- Il vivait non loin d'ici, avec sa tribu. Un jour, il y a onze ans, une bande de gars de Myall Creek ont débarqué sur leur territoire. Ils ont rassemblé tous les membres du clan, hommes, femmes, enfants et vieillards. Tous ont servi de cibles vivantes à ces crétins. Ils les lâchaient un par un en leur criant de fuir. Puis ils leur tiraient dessus comme ils auraient tiré sur des roos{3}.
Judith blêmit.
- Pourquoi ont-ils fait ça?
- Pour le plaisir. Ils avaient bu. Seul Adeeree a survécu. Lorsqu'ils ont constaté qu'il s'en était sorti, ils lui ont donné la chasse. Il a réussi à leur échapper en se cachant dans un terrier de wombat. Plus tard, il est revenu près des siens, mais ils étaient tous morts. Ces scélérats avaient entassé les corps et y avaient mis le feu. Certains vivaient encore à ce moment-là. Adeeree les a entendus hurler jusqu'à ce que ce soit fini.
- Quelle horreur! s'exclama la jeune fille.
- Il s'est rendu dans une mission pour raconter ce qui s'était passé. Au début, on ne l'a pas cru, mais il a montré les cadavres calcinés. Une enquête a été menée et, grâce à son témoignage, on a retrouvé les coupables. Ils ne prenaient même pas la peine de se cacher et se vantaient même de leurs exploits. Eh bien, à la fin du procès qui a suivi, ils ont été acquittés.
Judith rougit de colère.
- C'est ignoble!
- Vous savez, ici, beaucoup de colons considèrent que les Aborigènes ne sont pas des humains, mais des êtres inférieurs qui doivent se soumettre aveuglément aux Blancs. Le gouvernement de Sa Majesté encourage discrètement cette vision des choses. Les jurés étaient des types du coin. Oh, tous n'étaient pas forcément d'accord avec ces scélérats, mais ils craignaient des représailles. Cependant, l'affaire ne s'est pas arrêtée là. Peu après le verdict d'acquittement, le supérieur de la mission de Myall Creek s'est rendu à Sydney. Il a parlé au gouverneur Gibbs, à qui cet acquittement odieux a déplu. Il a fait casser le jugement et a ordonné un nouveau procès. Cette fois, sept des assassins furent pendus. Cela n'a pas empêché les massacres d'Aborigènes de se poursuivre. Les assassins prennent seulement la peine de taire leurs crimes, et la police ne fait pas beaucoup d'efforts pour les rechercher.
- Mais pourquoi ces tueries?
- La loi du plus fort répondit Jack en haussant les épaules. Les Aborigènes vivent sur des territoires convoités par les éleveurs. Depuis la loi de 1825, les colons s'emparent systématiquement de leurs terres et les chassent. Pour les Aborigènes, certains lieux sont sacrés. Ils refusent que les Blancs s'y installent, mais les éleveurs s'en moquent. Pour se venger, les Aborigènes abattent les troupeaux, parfois les occupants d'une petite ferme isolée. Ce qui donne bonne conscience aux criminels pour exercer leur vengeance, le plus souvent avec la bénédiction des autorités. Le gouvernement de Sa Majesté a édicté le principe dit de terra nuïlius. C'est-à-dire que la Couronne estime que les terres australiennes lui appartiennent de plein droit puisqu'elles n'appartiennent à personne.
- Elles appartiennent aux Indigènes...
- Comme l'Irlande aux Irlandais. Cela n'a pas empêché les Anglais de nous envahir. Ils nous considèrent comme de la racaille, mais ici c'est encore pire. Les Aborigènes n'étant pas assimilés à des humains, ils ne peuvent faire valoir le moindre droit de propriété. Ils doivent se soumettre, sans autre espoir que de devenir serviteurs des Blancs.{4}
Judith regarda en direction de John Derek. Il ne cessait de la fixer de ses yeux noirs. Pourtant, cette fois, elle n'éprouva pas le même malaise. Elle aurait voulu ressentir de la pitié et de la compassion pour lui, mais la fierté de son regard était incompatible avec ces sentiments.
- Les Aborigènes n'ont aucune notion de la propriété, poursuivit Jack. Dans leur esprit, ce n'est pas la terre qui appartient à l'homme, mais l'inverse.
- Comment ça?
- C'est simple, au fond. Pour eux, la terre était déjà là bien longtemps avant l'apparition des hommes, et surtout des Blancs. Elle sera encore là après leur disparition. Alors, ils ne comprennent pas pourquoi les colons leur interdisent de venir sur les territoires sacrés pour y célébrer leurs rites. Mais une loi donne autorisation à tout colon de tirer à vue sur les Aborigènes qui tentent de s'introduire sur une propriété. Jack Connors soupira, poursuivit:
- Le procès de Myall Creek a calmé les esprits, notamment ceux des missionnaires qui tentent d'évangéliser les Aborigènes. Mais le but de la Couronne est clair: elle souhaite, sans le dire ouvertement, qu'ils soient tous éliminés. Les Anglicans les considèrent comme des sauvages, des brutes dégénérées sans pudeur ni morale, qui pratiquent le cannibalisme.
- C'est vrai?
- C'est faux. Il n'y a pas de cannibales en Australie. Mais les Anglicans y croient dur comme fer. Ils prétendent que les Aborigènes sont naturellement mauvais et doivent se soumettre aux lois de la civilisation. C'est pourquoi j'ai recueilli John Derek après le second procès. Sa vie était en danger. Je me sentais proche de lui. Nous autres Irlandais, nous savons ce qu'est l'oppression.
Plus tard, Jack indiqua à Judith une chambre à l'aménagement Spartiate.
- Vous serez tranquilles ici, dit-il. Et ne vous inquiétez pas. Je vous l'ai dit: mes hommes sont des gentlemen.
Judith le remercia. Dès qu'il fut parti, Maureen s'exclama:
- Tu as vu s'il est grand!
- Connors?
- Mais non, celui qu'ils appellent Tronc-d'Arbre! Jamais je n'ai vu un homme aussi fort. Et il n'arrêtait pas de me regarder.
Judith hocha la tête. La petite Irlandaise n'avait pas l'air de se rendre compte de la situation. Mais il était inutile de tenter de la ramener sur terre. Elle était amoureuse.
Judith, quant à elle, était inquiète. L'avenir lui faisait peur. Pendant son enfance, elle avait eu l'impression de maîtriser parfaitement sa vie, protégée par une mère bienveillante et un entourage qui la traitait comme une véritable princesse. Un jour, elle avait basculé en enfer et, depuis, elle ne contrôlait plus rien. Après l'épouvantable voyage en bateau et la servitude forcée chez le colonel Campbell, le destin la conduisait dans cette ferme inconnue. Elle ne se voyait pourtant pas rester dans cet endroit situé à l'écart de tout, en compagnie d'individus qui partageaient leur temps entre l'élevage des moutons et l'attaque des diligences.
Si la plupart des compagnons de Jack Connors les avaient accueillies avec un plaisir évident, Judith avait remarqué l'hostilité de Penny. Durant le repas, elle n'avait cessé de lui jeter des regards sombres. Visiblement, la rousse Irlandaise n'avait aucune envie de partager l'autorité qu'elle exerçait sur la petite communauté.
Judith s'enveloppa dans une couverture épaisse et chargée d'odeurs fortes. Peinant à trouver le sommeil, elle songea à sa vie passée, brutalement interrompue. La maison de Kingston, dans le sud-ouest de Londres, où elle vivait avec sa mère, était un petit paradis. Sa chambre était vaste et claire. Elle possédait sa propre salle de bains. Le parc était planté de grands arbres et entouré d'un haut mur qui faisait de la demeure une sorte de petite forteresse. Elle s'y sentait bien, entre monsieur et madame Pennington, qu'elle considérait un peu comme ses grands-parents, et le capitaine Pedders. Elle était la reine du village. Jamais elle n'avait accepté d'être physiquement moins forte que les garnements avec lesquels elle jouait. Alors, elle mettait un point d'honneur à grimper plus haut qu'eux dans les arbres, prenant des risques parfois inconsidérés. De même, elle n'était pas la dernière à se jeter dans la mêlée lorsqu'une bataille éclatait. Et elle s'était aperçue que cela marchait: les galopins la respectaient. Avec eux, elle se battait à coups de bâton, y démontrant une rare habileté.
Tout lui était facile alors. Elle suivait sans difficulté des études qui la passionnaient. Ayant hérité de sa mère le goût de la lecture, elle dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main, ce qui faisait dire à madame Pennington qu'elle s'usait les yeux. Judith s'intéressait particulièrement à la géographie, aux récits des explorateurs. Elle envisageait de voyager, de visiter l'Europe, l'Amérique, et aussi l'Egypte, ce pays africain où se dressaient des pyramides colossales et des temples énigmatiques. Elle avait eu l'occasion, à Paris, de feuilleter les ouvrages écrits par les savants qui avaient étudié cette civilisation disparue, en compagnie de l'empereur Napoléon, quarante ans plus tôt. Elle avait vu les signes étranges que l'on utilisait à l'époque pour écrire. Certains leur prêtaient des pouvoirs maléfiques, et elle n'était pas éloignée de les croire.
Tout semblait devoir durer ainsi. Bien sûr, elle savait que le monde souffrait de guerres et de famines. Dans les rues de Kingston, de Londres ou de Paris, elle croisait des pauvres, envers lesquels elle se montrait généreuse. Mais elle devait admettre qu'elle les oubliait aussitôt qu'ils avaient disparu de sa vue. La misère ne pouvait alors l'atteindre.
Richard la traitait comme sa fille. Il la couvrait de cadeaux, se montrait gentil et attentionné avec elle. Il lui avait avoué un jour que les enfants qu'il avait eus de son épouse légitime lui étaient étrangers. Ils suivaient les cours d'institutions privées, fréquentaient des clubs et n'avaient aucune notion de la vie de famille. La mort de Richard, au cours de l'été 1846, avait profondément marqué Judith. Jamais elle n'aurait pu imaginer être frappée ainsi de plein fouet par le malheur. La vie l'avait cruellement rappelée à l'ordre.
Cependant, grâce aux économies de Marie, les deux femmes n'avaient manqué de rien. Elles avaient même pu garder monsieur et madame Pennington à leur service, ainsi que le brave capitaine Pedders. Certes, elles ne se rendaient plus aussi souvent en France, mais Marie avait conservé des relations épistolaires avec de nombreux amis parisiens et elle se tenait informée de la littérature et du théâtre.
Elle avait aussi enseigné à sa fille son sens des affaires, qu'elle tenait de sa propre mère.
« Je ne me suis jamais mariée, disait-elle, je n'ai jamais voulu que ma vie dépende du bon vouloir d'un homme. Si tu veux rester libre, laisse-toi aimer, mais garde toujours ton indépendance. Pour cela, tu dois apprendre à administrer toi-même tes biens. Ainsi, si un jour tu ne supportes plus l'homme avec lequel tu vis, tu pourras reprendre ta liberté sans te retrouver démunie. »
Marie possédait le don de créer autour d'elle une chaleureuse ambiance familiale. Des larmes coulèrent sur les joues de Judith lorsqu'elle évoqua la complicité qui la liait à cette mère qui paraissait assez jeune pour être sa grande soeur. Après le décès de Richard, la gaieté naturelle de Marie s'était estompée. Judith passait le plus de temps qu'elle pouvait avec elle.
Elle s'était mise aussi à travailler avec une ardeur accrue, afin d'honorer la mémoire de Richard. Elle songeait, une fois ses études terminées, à entreprendre un long voyage pour découvrir le monde. Elle s'intéressait particulièrement à la botanique et au naturalisme. Elle avait eu l'occasion de rencontrer le savant Charles Darwin, qui était un ami de Richard, et il avait évoqué devant elle le long périple qu'il avait accompli autour du monde. Fascinée, elle avait envisagé de faire la même chose, au grand dam de sa mère qui ne se voyait pas visiter les « pays des sauvages ». Car, bien sûr, Judith n'imaginait pas partir sans elle, et elle comptait bien parvenir à la convaincre.
Pourtant, quelqu'un avait détruit leur nid fortifié de Kingston. Judith gardait, gravé dans sa mémoire, le souvenir des hautes flammes dévorant la demeure. Elle avait eu beau chercher une explication depuis, elle n'en avait pas trouvé. Et surtout, la violence et la détermination des assassins laissaient penser qu'ils s'en étaient peut-être pris aussi à Marie, où qu'elle fût cette nuit-là. Elle refusait de croire qu'elle ne la reverrait jamais.
Pour cette raison, il lui fallait retourner en Angleterre. Mais ce ne serait pas facile. Elle était seule. Si elle voulait survivre, elle allait devoir lutter. Même si Connors et ses compagnons avaient l'air de braves gens, elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'ils étaient aussi des brigands. La police devait être à leurs trousses et n'abandonnerait pas avant de les avoir démasqués.
Mal à l'aise, elle frissonna et ramena la couverture sur elle.
Le lendemain, Judith fut réveillée très tôt par une Penny de mauvaise humeur, qui pénétra dans leur chambre sans même frapper.
- Levez-vous! Il y a du travail qui vous attend! Visiblement, elle n'entendait pas qu'on lui désobéisse.
Judith, encore dans les brumes du sommeil, estima cependant qu'elle n'était pas sa domestique.
- Où est Jack? demanda-t-elle.
Penny se planta devant elle, les poings sur les hanches, et la toisa d'un air agressif.
- Jack est déjà parti. Les moutons, ça s'élève pas tout seul. Et quand il est pas là, c'est moi qui commande. Allez, debout!
De toute évidence, Penny voulait profiter de l'absence du maître des lieux pour établir sa domination sur les deux nouvelles. Mais Judith se leva et déclara d'un ton sec:
- Je veux me laver.
Penny éclata d'un rire cynique.
- Te laver? Tu veux te laver?
- Oui. Où puis-je trouver de l'eau?
- Tu auras bien le temps de te laver, ma jolie. Et ce n'est pas la peine de prendre tes grands airs avec moi. Tu as peut-être été une lady, autrefois. Ça se voit à ta façon de parler. Mais ici, c'est fini. Tu vas faire ce que je te dis. Et plus vite que ça!
Il en fallait plus pour impressionner Judith. Elle fixa Penny dans les yeux et répliqua:
- Je ne refuse pas de donner un coup de main, mais je ne ferai rien tant que je ne me serai pas lavée. Vous avez compris?
Désarçonnée par son regard déterminé, Penny se rendit compte qu'elle ne céderait pas. Elle se sentit mal à l'aise. Il n'était pas dans ses habitudes de reculer devant un crêpage de chignon, mais Jack lui avait dit cette nuit que cette garce avait fui Sydney parce qu'elle avait tué un homme. Il valait mieux se méfier. Furieuse que sa petite démonstration d'autorité n'ait pas obtenu l'effet escompté, elle cracha:
- Eh bien, débrouille-toi pour trouver de l'eau!
Puis elle s'en alla en maugréant. Maureen faillit s'étouffer de rire.
- Dis donc, tu l'as drôlement mouchée!
- Oui, mais je n'avais pas rêvé de m'en faire une ennemie. Viens, il doit bien y avoir un puits quelque part.
Après s'être habillées, elles descendirent dans la grande salle. Les hommes étaient déjà partis, sauf le vieux Pipe-en-Terre, que son souffle court dispensait des travaux difficiles. Penny, toujours sous le coup de la colère, était sortie. Une bonne odeur de café flottait dans l'air. Rebecca, les yeux baissés, en proposa un bol aux deux filles.
- Comment s'appelle cet endroit? demanda Judith.
- Hill End, répondit Pipe-en-Terre. C'est la fin de la terre civilisée. Au-delà, il n'y a plus rien, sauf un désert maudit, peuplé de damnés Aborigènes, de foutus serpents et de foutus mozzies.{5} Une terre abandonnée de Dieu.
Au-dehors un soleil éblouissant inondait le paysage d'une lumière blanche. Après avoir avalé leur café, Judith et Maureen sortirent dans la cour. Un panorama grandiose s'offrit à elles, fait d'un moutonnement de montagnes aux sommets usés, sur lesquelles flottait une brume bleue. Au loin, on entendait les cris des hommes et les aboiements des chiens rassemblant les troupeaux. Penny contemplait les deux femmes de loin d'un regard hargneux. Judith préféra l'ignorer. Suivie de Maureen, elle s'écarta de la ferme pour trouver un endroit tranquille. A peu de distance, elles découvrirent un petit étang ombragé dont les rives étaient plantées d'arbustes qui les dissimuleraient à la vue des autres.
Elles avaient à peine terminé leurs ablutions que Penny revenait à la charge d'un pas décidé, suivie de l'autre fille, Suzanne.
- A présent tu vas m'écouter, déclara-t-elle sur un ton déterminé. Jack m'a dit que tu allais rester quelque temps. Alors, que les choses soient claires: ici, c'est moi qui dirige les filles, toi y compris. Autre chose: Jack est à moi et personne n'y touche!
- Je ne songe pas à te le disputer, répliqua sèchement Judith.
- Tu as intérêt. Mais tu dois savoir ceci: dans cette ferme, les filles, sauf moi, appartiennent à tout le monde. Il n'y a pas assez de femmes, aussi il faudra te dévouer pour satisfaire ces messieurs.
Judith resta un instant sans voix. Ainsi, telles étaient les conditions exigées par Jack Connors en échange de sa protection. Elle s'insurgea:
- C'est hors de question! rétorqua-t-elle d'une voix blanche
- Oh, mais tu n'as pas le choix! Tu n'es plus dans ton milieu bourgeois, ma petite. Si tu veux manger, il va falloir que tu trimes et que tu obéisses. Sinon, je saurai bien te faire voir qui est la maîtresse, ici.
Maureen, habituée à se soumettre, n'en menait pas large. Mais Judith n'était pas du genre à se laisser dominer. L'autre cherchait la bagarre, elle allait l'avoir. Elle riposta d'une voix cinglante:
- Eh bien, mets-toi ça dans la tête: aucun homme ne me touchera. Et si l'un d'eux s'imagine le contraire, il s'en repentira. Quant à toi, tu ferais mieux de rester tranquille si tu ne veux pas recevoir une bonne raclée!
Penny n'en attendait pas moins. Toutes griffes dehors, elle fonça sur son adversaire. Mais Judith avait anticipé son assaut et s'écarta au dernier instant. Penny roula à terre. Crachant des injures à faire rougir un régiment, elle se redressa et se rua de nouveau à l'attaque. Il s'ensuivit une empoignade féroce, sans aucune règle, où tous les coups étaient permis. Cependant, Penny avait présumé de ses forces. Judith n'avait pas oublié les leçons du capitaine Pedders, et elle avait pour elle la jeunesse et une énergie impressionnante. Quelques instants plus tard, la rousse Irlandaise mordait la poussière, le souffle court, le visage marqué par quelques stries sanguinolentes. Ce fut à ce moment-là que Jack survint.
- Eh là, que se passe-t-il ici?
Penny, furieuse d'avoir été vaincue, s'étouffait de rage. Elle se releva et pointa un doigt accusateur sur Judith.
- Cette putain refuse d'obéir! Il faut la chasser! Elle n'apportera que du malheur, je te le dis!
- Tais-toi!
Penny obéit aussitôt. Connors se tourna vers Judith.
- Pourquoi vous êtes-vous battues?
Remettant de l'ordre dans ses vêtements, Judith répliqua sèchement:
- J'aurais dû me douter que vous n'étiez pas un gentleman! Mais si vous croyez que nous allons céder à votre odieux marché, vous vous trompez! De toute façon, nous allons repartir immédiatement.
L'Irlandais eut l'air de tomber des nues.
- Quel odieux marché?
- Exiger que nous partagions la couche de vos hommes en échange de votre hospitalité est indigne, monsieur Connors!
- Il n'a jamais été question de ça, répondit-il, stupéfait.
- Ce n'est pas ce que vient de dire celle-ci. Connors se tourna vers sa compagne.
- Qu'es-tu allée leur dire?
Penny ne se démonta pas pour autant.
- Et pourquoi elles refuseraient de coucher avec les gars? s'insurgea-t-elle. Rebecca et Suzanne le font bien, elles!
- C'est différent. Elles étaient déjà prostituées, à Sydney. Ici, elles sont libres de refuser si elles le désirent. Et elles ne le font plus pour de l'argent. A présent, file à la maison!
Penny voulut répliquer, mais renonça. Le visage rageur, elle s'en fut, suivie par Suzanne, qui n'avait pas lâché un mot.
- Je suis désolée, dit Judith. Je n'ai pas voulu cette bagarre. Mais elle m'a agressée dès le réveil.
Jack sourit.
- J'aurais dû me méfier. Je crois qu'elle est un peu jalouse. Elle craint pour son autorité sur les gens de la ferme.
- Je n'ai pas l'intention de lui disputer sa place.
- Vous devriez tout de même vous méfier. Penny n'est pas une mauvaise fille, mais elle n'est pas près de digérer sa défaite.
Malgré cette hostilité, Judith et Maureen s'intégrèrent rapidement à la vie de la petite communauté. Penny avait mis son orgueil dans sa poche et se contentait de ne plus leur adresser la parole. Les deux filles, habituées aux durs travaux du ménage chez le colonel Campbell, ne rechignaient pas à la besogne.
Mais Judith bouillait d'impatience. Il lui tardait de pouvoir partir, de regagner Sydney. Les premiers temps, elle avait redouté de voir des policiers débarquer. Pourtant, il ne s'était rien passé de tel. A part quelques voisins éloignés, on ne voyait pas grand monde à Hill End.
Le soir, après une dure journée de labeur, on se réunissait dans la grande salle pour le souper pris en commun. Les nuits d'hiver commençant de bonne heure, on se regroupait autour de la cheminée pour écouter les histoires racontées d'une voix essoufflée par Pipe-en-Terre, qui avait connu les premiers temps de la colonisation, à la fin du siècle précédent.
- A cette époque, il n'y avait rien dans les montagnes Bleues, disait-il. D'ailleurs, on pensait qu'elles étaient infranchissables. Alors, on restait sur la côte. On passait son temps à attendre les bateaux de ravitaillement avec lesquels on trafiquait du rhum.
Le vieil homme faisait partie du contingent chargé de surveiller les convicts.
- Nous, les soldats, on était les seuls à toucher une solde. Les autres, les émancipés, n'avaient pas d'argent. La vie était encore plus dure que maintenant. On faisait du troc avec les compagnies marchandes qui nous ravitaillaient. Mais ces fumiers nous arnaquaient. Un jour, nos supérieurs ont décidé que ça suffisait et ils ont créé leur propre compagnie. En 1798, si je me souviens bien. Ils échangeaient de la farine, du thé, du tabac, du sucre, mais surtout du rhum. C'est à cause de ça qu'on a baptisé la police de Sydney la Rum Corps. On avait que ça pour se distraire. Sa Majesté nous a bien envoyé des gouverneurs pour empêcher les magouilles. Mais ils se sont cassé les dents. On a même eu droit au capitaine Bligh, celui du Bounty!
Le vieil homme émit un petit rire.
- Il a pas tenu longtemps! Deux ans plus tard, il a démissionné. Il voulait imposer sa loi, ce macaque! Mais les officiers se sont pas laissé faire. Il est reparti la queue basse, je peux vous dire. Ensuite, ils ont envoyé le gouverneur Macquarie. Lui, c'était un type bien, même s'ils l'ont dénigré plus tard. Il a commencé par instaurer la liberté du commerce pour tous. Pour éviter le troc, qui profitait toujours aux mêmes, il a créé une monnaie spécifique et, en 1817, il a fondé la banque d'Australie. C'est à cette époque qu'on s'est mis à construire les grands bâtiments en pierre. Ça a amené du travail pour chacun. Il a mis tout le monde sur un pied d'égalité, anciens forçats et émigrants. On avait vraiment l'impression de fonder un pays nouveau, un pays d'hommes libres, comme en Amérique. Certains commençaient d'ailleurs à rêver d'acquérir l'indépendance. Mais malheureusement, le libéralisme de Macquarie n'a pas plu à Sa Majesté. On l'a viré de son poste en 1821. Moi, c'était plus mon souci. Dès le début, il avait encouragé l'exploration des montagnes Bleues. J'ai suivi les premiers explorateurs, Wenworth, Blaxland et Lawson. On a fini par découvrir un col au milieu de ces fichues falaises. Et de l'autre côté, on a découvert une sorte de paradis, de belles montagnes regorgeant de gibier, des terres parfaites pour l'élevage. Bien sûr, il a fallu chasser les Aborigènes qui y vivaient, mais c'était le plus beau pays du monde. On était libres. Enfin... au début, parce que les collecteurs de taxes ont eu vite fait de nous rattraper!
Lors de ces longues soirées, on passait aussi du temps à chanter. Les douces complaintes irlandaises alternaient avec des rythmes plus endiablés. Les garçons invitaient les filles à danser. Contrairement à ce qu'avait redouté Judith, le comportement des hommes envers Maureen et elle resta correct. Peu à peu, elle s'habitua à l'ambiance de la ferme. Elle se tailla même sa part de succès en récitant des poèmes anglais. Et les vers de Tennyson et de lord Byron s'envolèrent dans la nuit des montagnes Bleues.
Deux mois passèrent, amenant un printemps précoce. La relation amoureuse de Maureen avec le colosse Patrick Mahoney s'était épanouie. C'était un grand buveur de bière, qui aimait déclencher des bagarres « pour rire » avec les autres membres de la ferme. Mais aucun ne pouvait rivaliser avec lui, ce qui l'amusait beaucoup. Malgré sa force herculéenne, Mahoney ressemblait à un enfant, se distrayant d'un rien, riant de tout avec un bonheur égal. Judith l'aimait bien, car il était incapable de faire du mal à une mouche. Maureen n'avait pas été longue à se glisser dans le lit de ce géant au coeur tendre, qu'elle menait désormais par le bout du nez.
Judith en était heureuse pour sa compagne. Elle s'était liée d'amitié avec Rebecca, à peine plus âgée qu'elle, dont l'attitude de petit animal traqué l'avait émue. Elle avait tenté de lui faire comprendre qu'elle n'était pas obligée de se soumettre ainsi aux caprices des hommes. Mais la jeune femme lui avait répondu que cela ne l'ennuyait pas.
- Tu sais, ils sont gentils avec moi. Pas comme les marins. La plupart étaient toujours ivres. Ils me battaient quand ils n'arrivaient pas à... enfin, tu vois ce que je veux dire.
Malgré son expérience, Rebecca avait du mal à trouver les mots pour exprimer les actes auxquels elle se livrait avec les hommes. Un jour, mise en confiance, elle raconta son histoire à Judith.
- Je suis née ici, en Australie, dit-elle. Ma mère était une convicte. Elle avait été condamnée à l'exil parce qu'elle volait sur les marchés. Au début, pour purger sa peine, elle a été employée par la Rum Corps. Mais quand elle a été libérée, elle s'est retrouvée sans travail. Alors, pour manger, elle n'a pas eu d'autre solution que de se prostituer. C'est comme ça que je suis née. J'ai été élevée par les filles du port, qui me nourrissaient comme elles pouvaient. Leurs souteneurs ne leur laissaient presque rien.
Ses yeux se mirent à briller.
- Je n'avais pas dix ans quand on m'a obligée à coucher pour la première fois avec un homme. Oh, je savais déjà ce que c'était. Les marins ne prenaient pas la peine de se cacher. Ma mère était morte quelques jours plus tôt. Un soir, elle était tombée sur un client un peu plus agressif que les autres. Il lui a ouvert le ventre avec son couteau. Il n'a même pas été inquiété. A Sydney, les juges ont d'autres choses à faire que de poursuivre les assassins des prostituées. On jette leur corps dans les eaux du port, ni vu, ni connu. Après la mort de ma mère, son souteneur m'a prise avec lui. Il m'a menacée de me tuer si je ne faisais pas tout ce qu'il voulait. J'étais terrorisée. J'ai obéi. Je savais ce que les gars comme lui faisaient aux filles qui refusaient de se soumettre: ils leur tailladaient le visage à coups de rasoir.
Judith blêmit. Elle aurait pu subir le même sort si on ne l'avait pas confiée à Campbell. Tout compte fait, elle avait eu de la chance. Comment aurait-elle pu se défendre contre une armée d'individus sans scrupules?
- Comment es-tu arrivée à Hill End?
- Jack m'a ramenée. Lors d'un voyage à Sydney, il a rendu visite aux filles du port. Je crois qu'il a eu pitié de moi. Il m'a rachetée à mon souteneur et m'a proposé de vivre dans sa ferme. Il ne m'a pas caché que ses hommes avaient besoin de la compagnie de femmes. Mais je préfère cent fois être ici. Les gars ne me battent pas. Ils me font même des cadeaux, parfois. Et puis, je mange à ma faim tous les jours. Là-bas, je pouvais rester plusieurs jours sans rien avaler. Lorsque mon souteneur estimait que je n'avais pas rapporté assez, par exemple. Je n'avais jamais d'argent pour m'acheter même un morceau de pain.
Le beau temps revenu, Judith aimait à découvrir la région lors de longues promenades à cheval. Souvent, Jack Connors lui tenait compagnie, ce qui ne faisait que renforcer la rancour de Penny. Les environs du domaine étaient magnifiques. Outre les eucalyptus, les forêts étaient peuplées d'acacias dont les fleurs d'un jaune vif les faisaient ressembler à des mimosas géants. Entre les massifs forestiers s'étendaient de vastes prairies où paissaient des troupeaux de plusieurs centaines de moutons.
Ce jour-là, Judith était partie en compagnie de Jack Connors et de quelques autres, dont Tronc-d'Arbre, qui avait pris Maureen en croupe, et Kenneth Brady, à l'humeur toujours sombre. Un parfum incomparable flottait dans l'air matinal.
- C'est John Macarthur qui a introduit le mérinos en Australie à la fin du siècle dernier, expliqua Jack. Mais les environs de Sydney sont pauvres en pâturage. Les montagnes Bleues sont plus propices à l'élevage.
Au début du printemps, le travail consistait à faire en sorte que chaque brebis fût couverte par l'un des deux mâles de la ferme. Il fallait aussi surveiller les bêtes malades et les éliminer au besoin.
- Les poux détériorent la qualité de la laine, commentait Jack. Lorsqu'ils s'attaquent à un troupeau, c'est une véritable catastrophe, parce que cela signifie que la récolte sera perdue. Mais ça n'empêchera pas le gouvernement de prélever ses taxes.
Chaque berger était responsable de deux ou trois cents têtes de bétail. Il était aidé dans sa tâche par des chiens au museau allongé que l'on appelait des kelpies.
- Leur nom vient du gaélique, dit Connors. Il veut dire « diable des eaux ». Ces chiens n'ont pas leurs pareils pour rassembler les moutons. Et ils n'hésitent pas à se jeter dans les billabongs pour rattraper une brebis en train de se noyer.
- Les billabongs?
- C'est un mot aborigène qui désigne les étangs ou les bras morts.
Tout à coup, un coup de fusil déchira le calme printanier. Judith sursauta. L'instant d'après, elle vit une forme grise dégringoler d'un eucalyptus voisin. Brady éclata d'un rire satisfait.
- Vous avez vu? D'une seule balle!
Sans doute avait-il voulu faire la démonstration de son adresse à la jeune fille. Mais sa réaction ne fut pas celle qu'il escomptait.
- Pourquoi avez-vous fait ça? fit-elle d'une voix cinglante. Les koalas ne sont pas méchants.
Vexé, Oeil-Méfiant riposta:
- Ce sont des animaux stupides. Ils passent leur vie dans les arbres, à ne rien faire d'autre que se goinfrer de feuilles d'eucalyptus.
- Ce sont des cibles bien faciles. Ils ne pensent même pas à s'enfuir.
Cette fois, la coupe était pleine pour Brady.
- Mais écoutez-la! Pour qui elle se prend, cette mijaurée? Ici, les femmes obéissent aux hommes. N'oublie pas que nous t'avons recueillie. Tu ferais mieux de ne pas me manquer de respect, ou je pourrais bien te caresser les côtes comme il convient.
- J'attends de voir ça! répliqua Judith, le visage rouge de colère.
L'imbécillité de l'individu dépassait les bornes. S'il voulait se battre, il allait trouver à qui parler. Mais Jack éclata de rire.
- Oh, ça suffit, vous deux! Ken, tu commences à nous casser les pieds. La petite a raison. Tu n'avais pas besoin de tuer cette pauvre bête.
L'autre, douché par l'attaque de son chef, se renferma dans le silence et s'écarta ostensiblement du groupe. Pendant ce temps, Judith se dirigea vers le koala abattu, espérant qu'il n'était que blessé. Mais il n'y avait plus rien à faire pour lui. Cependant, quelque chose bougeait encore sous la peau du ventre de l'animal. Elle vit une petite tête sortir d'entre les pattes de sa mère morte.
- La poche des koalas s'ouvre vers le bas, précisa Jack qui l'avait rejointe. C'est bizarre, mais les bébés se nourrissent de ce qui sort de l'anus de leur mère.
Judith aida le petit à se dégager et le prit contre elle. Il avait l'air d'un petit ours en peluche aux yeux ronds et noirs, affolés.
- Laissez-le, dit doucement Jack. De toute façon, il est perdu. Vous ne pourrez pas le nourrir. Ces bestioles ne mangent que des feuilles d'eucalyptus. Et encore, pas n'importe lesquelles. Ils évitent les jeunes pousses, qui sont un véritable poison. Il aura peut-être la chance d'être recueilli par une autre mère.
Judith sentit qu'il avait dit ça pour tenter de la consoler, mais elle ne fut pas dupe. La mort dans l'âme, elle reposa le petit, qui se réfugia maladroitement contre le cadavre ensanglanté de sa mère. Elle jeta un regard chargé de haine en direction de Kenneth Brady. Qui le lui rendit.
A bonne distance de la ferme, Judith avait découvert un petit étang aux eaux limpides, alimenté par une cascade. Des bouquets d'arbustes aux fleurs rouges l'entourait. Avec la chaleur revenue, elle s'était promis de s'y baigner. Un jour, elle s'y rendit à cheval, en compagnie de Rebecca qu'elle avait prise en croupe. Après s'être défaites de leurs vêtements, les deux filles se glissèrent dans l'eau fraîche.
- Qu'est-ce que c'est? demanda soudain Rebecca en désignant la marque foncée que Judith portait sous le sein gauche.
- Je ne sais pas. J'ai toujours eu ça. Ma mère avait la même.
- C'est joli. On dirait un papillon.
Un peu plus tard, elles allaient remonter sur la berge quand Oeil-Méfiant surgit. Apercevant les deux filles nues dans l'étang, il eut un rictus de satisfaction. D'une voix cinglante, il s'adressa à Rebecca:
- Fiche le camp, toi. J'ai deux mots à dire à celle-là. Rebecca voulut répondre, mais sa terreur des hommes était telle qu'elle se mit à trembler.
- C'est à vous de ficher le camp! répliqua Judith. Vous n'avez rien à faire ici.
- Alors, tu obéis? hurla Brady, ignorant l'intervention de la jeune femme.
Rebecca se décida à sortir de l'eau. Elle s'empara de ses vêtements et s'habilla à la hâte, puis elle s'enfuit en courant. Oeil-Méfiant éclata de rire en la voyant détaler.
- Voilà comment j'aime les femmes! s'exclama-t-il. Soumises et obéissantes.
Puis il braqua son fusil sur Judith.
- Maintenant, tu sors!
La jeune fille hésita, puis obtempéra. Brady n'était pas dans son état normal. Ses yeux brillaient, son élocution était laborieuse. Elle comprit qu'il mettrait sa menace à exécution si elle lui résistait. Elle n'avait aucun doute sur ses intentions. Cependant, pour ça, il faudrait bien qu'il lâche son fusil. Rouge de honte et de rage, elle sortit de l'eau. Elle préférait mourir plutôt que céder à ce chien.
- N'avez-vous donc aucun autre moyen de séduire une femme? s'insurgea-t-elle.
- Ferme-la! s'égosilla-t-il, agitant son fusil. Il la contemplait avec satisfaction.
- Tu fais moins la fière, à présent.
Gagner du temps. Il faut que je gagne du temps, se dit Judith.
- Mets-toi à genoux! hurla l'homme.
Lorsqu'elle comprit ce qu'il avait en tête, elle eut un haut-le-coeur. Jamais elle n'accepterait. Une idée folle lui traversa l'esprit. Elle fit semblant de céder et s'agenouilla lentement. Il eut un ricanement stupide, puis s'approcha, le fusil pointé sur elle. En tremblant d'excitation, il entreprit de défaire les boutons de son pantalon. Tout à coup, Judith saisit une poignée de terre et la projeta dans les yeux de son agresseur, dont elle détourna vivement le fusil. Brady poussa un juron épouvantable. Le coup partit, la balle se ficha dans le sol. La jeune fille, galvanisée par le fait qu'elle jouait sa vie, agrippa le canon. Tandis que le bandit portait une main à ses yeux en hurlant, elle tira de toutes ses forces. Tous deux roulèrent sur le sol. Mais Judith était plus agile que son adversaire, aveuglé par la poussière. Ayant réussi à s'emparer du fusil, elle se dégagea et le braqua sur le ventre d'Oeil-Méfiant.
- Je vais te tuer! hurla-t-elle.
D'un geste rageur, elle appuya sur la détente. Mais le fusil était déchargé. Pendant ce temps, l'autre avait réussi à ôter la terre de ses yeux. Constatant qu'il venait de l'échapper belle, il éclata d'un rire sonore et voulut bondir sur elle. Mal lui en prit. Renouvelant son exploit de Sydney, Judith saisit le fusil par le canon et s'en servit comme d'une massue. Brady voulut arrêter le coup avec le bras. Il se mit à bramer de douleur.
- Chienne! hurla-t-il, au comble de la fureur.
Judith s'apprêtait à frapper une seconde fois lorsqu'une voix retentit.
- Ça suffit!
Jack Connors arrivait au galop. Il sauta à terre et se dirigea vers Oeil-Méfiant qui gémissait en se tenant le coude.
- Cette petite traînée m'a cassé le bras, Jack.
- Tu n'as que ce que tu mérites, imbécile! Est-ce ainsi que l'on se conduit avec les dames? Tu crois que je n'ai pas compris tes intentions? Tu ferais mieux de reboutonner ton pantalon.
L'autre se rajusta avec difficulté, puis se rebiffa:
- Tu peux parler, toi! Tu as cette catin de Penny. Moi, je n'ai rien. Ici, les filles devraient être à tout le monde. Celle-là y compris.
- Fiche le camp, Ken, où je te jure que je te brise l'autre bras.
Brady voulut répliquer, mais il comprit que son chef ne plaisantait pas. Il s'en fut en pestant et en geignant. Judith, en tremblant, passa ses vêtements, tandis que Jack se retournait pour ne pas l'embarrasser.
- Je suis désolé, dit-il. Brady est un bon à rien.
Mais la jeune fille était incapable de répondre. Elle se rendait compte à présent qu'elle aurait pu être tuée au cours du combat. A présent que la tension était retombée, la peur l'envahissait.
- Comment se fait-il que vous soyez intervenu? demanda-t-elle d'une voix qu'elle aurait voulu plus ferme.
- Rebecca m'a prévenu. Elle était affolée. J'ai sauté en selle aussitôt. Je suis heureux d'être arrivé à temps. Encore que vous n'ayez pas vraiment eu besoin de moi.
- Je crois... je crois que j'étais sur le point de le tuer, souffla Judith. J'aurais frappé de toutes mes forces.
- C'est une manie, chez vous.
- Mais qu'est-ce que vous avez, vous, les hommes? Cela fait deux fois en quelques mois que l'on essaie d'abuser de moi!
Jack se retourna. Le visage de Judith, où les larmes affleuraient, le souvenir de son corps nu, de sa silhouette parfaite, provoquèrent en lui une vive émotion. Il s'approcha et lui prit les mains.
- La vérité, dit-il d'une voix douce, c'est que vous êtes belle à un point que vous ne pouvez imaginer. Je crois que n'importe quel homme se damnerait pour que vos yeux le regardent avec tendresse. Ce n'est pas votre faute, c'est ainsi.
Il rajusta délicatement le chemisier qu'elle avait passé avec maladresse. Puis il passa un doigt sur sa joue, pour essuyer ses larmes. Alors, Judith éclata en sanglots. Elle pleura longtemps, la tête enfouie contre l'épaule de Jack. Depuis plus de neuf mois, elle n'avait pas eu un seul instant de paix, luttant sans répit pour sa survie immédiate.
Jack ne tenta pas d'abuser de la situation. Lorsqu'elle s'écarta de lui, elle murmura:
- Merci!
Il constata qu'elle avait déjà retrouvé son empire sur elle-même. Il comprit qu'il était tombé amoureux. Jamais une femme n'avait exercé un tel effet sur lui. Il émanait d'elle une sensualité sauvage dont elle n'avait même pas conscience. Mais, surtout, il l'admirait pour la force d'âme dont elle faisait preuve. Il y avait en elle un mystère qu'il aurait aimé percer. Qui était-elle? D'où venait-elle? Elle n'avait rien d'une fille du peuple. Alors, à la suite de quelles aventures avait-elle échoué chez lui?
De son côté, Judith tremblait. Après que sa peur s'était calmée, elle avait aimé rester ainsi dans les bras de Jack. C'était comme une force irrésistible qui la poussait vers lui. Pour la première fois, elle éprouvait une impression étrange, qui prenait racine dans son ventre et dans ses reins. Cela l'effrayait et l'attirait à la fois. Troublée, elle songea aux paroles de sa mère:
« Ne donne que ce que tu as envie de donner... »
Judith eut envie que Jack l'embrasse. Son instinct lui soufflait qu'un désir semblable l'habitait aussi. Alors, elle se rapprocha de lui, passa ses bras autour de son cou et lui tendit les lèvres. Une bouche impérieuse se posa sur la sienne. Elle s'ouvrit.
Plus tard, elle avait posé sa tête sur l'épaule puissante de son compagnon, respirant son odeur mâle, jouant avec les poils rudes qu'il portait sur la poitrine. Ils avaient trouvé refuge dans un fourré accueillant, non loin de la cascade.
- Tu ne m'avais pas dit que tu étais vierge, dit-il enfin.
- Quelle importance?
- Je ne sais pas. Je pensais... que tu avais déjà vécu, que tu savais ce qu'était un homme.
- A présent, je le sais.
- Maintenant, je dois t'épouser, pour réparer le tort que je t'ai fait...
Elle éclata de rire.
- M'épouser? Mais il faudrait que je sois d'accord! Et puis, tu ne m'as fait aucun tort. Tu ne m'as pas prise de force. C'est moi qui suis venue te chercher.
- Chez moi, en Irlande, une fille doit rester vierge jusqu'à son mariage. Sinon, son mari peut s'estimer trompé.
Le regard de Judith se durcit.
- Alors, d'après toi, les garçons auraient le droit d'avoir des maîtresses avant leur mariage, mais pas les filles?
- Bien sûr! C'est dans l'ordre des choses.
- Eh bien, pas pour moi!
Elle se releva brusquement, le bouscula, puis plongea dans l'eau fraîche de l'étang. Il la regarda nager jusqu'à la cascade, se hisser sur une dalle de pierre pour recevoir la douche glacée. Elle ne portait rien sur elle. Il crut un instant avoir affaire à une divinité sauvage, l'une de ces ondines dont parlaient les légendes celtiques. Ses longs cheveux sombres coulaient sur ses épaules nues, semblables à des algues. Jamais il n'avait contemplé de corps si fin et si gracieux. Bien que leur joute passionnée ait apaisé son désir, il dut se rendre à l'évidence: elle avait mis le feu à son âme.
Un instant, le visage de Penny lui apparut. Il n'allait pas être facile de lui expliquer ce qui lui arrivait. Déjà qu'elle détestait Judith... Cette fois, elle allait la haïr. Mais cela n'avait pas d'importance. Il commença à envisager de changer de vie, d'abandonner les attaques de diligences. Pour elle, il était prêt à tout affronter. Il pouvait développer son domaine, acheter de nouveaux béliers. Jusqu'à présent, il n'avait pas fait beaucoup d'efforts dans ce sens.
Mais accepterait-elle de rester avec lui dans les montagnes Bleues? Elle était si insaisissable...
- Je vais dire à Penny que c'est terminé entre elle et moi, dit-il lorsqu'elle revint près de lui.
Elle ne répondit pas immédiatement et commença à se rhabiller.
- Il ne faut rien lui dire, dit-elle enfin. Rien n'est changé.
Une douleur sourde broya le coeur de Jack.
- Tu veux dire que... Mais alors... tout à l'heure, pourquoi t'es-tu donnée à moi ainsi?
- Parce que j'en avais envie.
- Tu ne m'aimes pas...
Il avait l'air si malheureux qu'elle faillit éclater de rire. Un peu étonnée, elle découvrait le pouvoir qu'elle avait sur les hommes. Sa mère avait raison: il avait suffi de lui accorder de la toucher, et il déposait sa vie à ses pieds.
- Je t'aime beaucoup, mais je ne veux pas me marier avec toi. D'ailleurs, bientôt, je vais repartir. Alors, pourquoi rendre Penny inutilement malheureuse? C'est elle que tu devrais épouser.
Elle laissa passer un silence.
- Je ne peux pas t'aimer, dit-elle enfin.
- Parce que tu es anglaise et que je suis irlandais? s'insurgea-t-il.
- Non, ce n'est pas ça. Je ne suis pas d'ici, tu comprends. Ce pays n'est pas le mien. Je dois retourner là-bas, en Angleterre. Je veux rejoindre ma mère.
- Ta mère?
Elle hésita, puis se mit à parler, d'une voix hachée:
- Je vivais avec elle, dans les environs de Londres. Il y a de cela plusieurs mois, j'ai été enlevée. Je n'ai pas demandé à venir dans ce pays, on m'y a amenée de force.
Elle lui raconta ce qu'elle savait.
- Ma mère doit me chercher partout. Il faut que je me rende à Melbourne. Accepteras-tu de m'aider?
Jack resta un long moment silencieux. Il comprit qu'il était inutile de discuter. Judith n'avait aucune intention de rester près de lui. Elle ne l'aimait pas. Il ne serait jamais pour elle qu'un amant de passage. Le premier, peut-être, mais rien de plus. Il se rendit compte qu'il l'avait su avant même qu'elle ne tombe dans ses bras. Il hocha la tête lentement.
- Bien, je t'aiderai.
Le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, Judith se demanda si elle était amoureuse de Jack Connors. La réponse était claire: elle n'éprouvait pour lui qu'une tendre amitié. Leur union n'avait été que l'assouvissement d'un désir passager, peut-être un moyen de chasser la peur qui s'était insinuée en elle après l'agression de Brady. Mais cette expérience avait éveillé en elle une impression étrange. Elle se demanda s'il existait, quelque part, un homme pour lequel elle ressentirait véritablement de l'amour. Comment ferait-elle pour le reconnaître? Qu'éprouverait-elle alors?
Jack avait tenu parole. Il n'avait rien changé à ses habitudes. Et si Penny se douta de quelque chose, elle n'en laissa rien paraître. Cependant, Connors se montrait plus distant avec Judith. Parfois, il semblait l'ignorer complètement.
Quelques jours plus tard, après un voyage à Bathurst, il déclara:
- Il y a du nouveau, les gars. Le vieux O'Malley m'a prévenu: les squatters vont effectuer un dépôt à la banque de Sydney. Le transport se fera par la diligence. Dans trois jours, nous allons l'attaquer.
- Es-tu vraiment obligé de faire ça?
Lorsqu'elle avait appris ses intentions, Judith avait entraîné Jack près de la cascade. Les acacias éclataient de mille nuances de jaune.
- Il le faut! répliqua Connors. D'ailleurs ce n'est pas du vol, c'est de la récupération. Nous ne faisons que reprendre ce que Sa Majesté nous extorque à coups de taxes.
Il fit quelques pas nerveux et insista:
- Nous ne faisons aucun tort aux petits fermiers. D'après mes renseignements, la diligence que nous allons attaquer transporte des fonds appartenant à Garrisson, un gros propriétaire anglais d'Orange. Je n'ai aucun scrupule à voler ces gens-là. Ils se sont installés avec l'aide du clan Macarthur. Ce sont des escrocs qui n'hésitent pas à mettre les petits éleveurs en difficulté pour racheter leurs terres à bas prix, avec la complicité des autorités.
- Comment ça?
- Les premiers à conquérir les terres fertiles situées à l'ouest des montagnes Bleues furent des émancipés et des petits colons venant d'Angleterre. A cette époque, comme l'a dit Pipe-en-Terre, le gouverneur Macquarie avait mis tout le monde sur un pied d'égalité. Selon la logique protestante, les forçats, après avoir purgé leur peine, retrouvaient la liberté et recevaient quelques acres de terre afin de se construire une vie honnête. C'était la rédemption par le travail. Ainsi, la peine était à la fois morale et économiquement rentable. Tout le monde y trouvait son compte. Mais, à Londres, ces messieurs de la Chambre des lords tordent le nez à l'idée que des convicts ou des enfants de convicts puissent participer directement à l'administration de l'Australie. Pour cette raison, on a édicté cette loi injuste de 1825 qui favorise honteusement les immigrants libres au détriment des Australiens de souche. De riches colons sont arrivés, dans le but de s'emparer des terres que les petits exploitants avaient défrichées.
- Qu'est-ce que cela peut te faire? Ta ferme est à toi.
- Elle ne le resterait pas longtemps si je devais payer toutes les taxes par le seul fruit de notre travail.
Judith se blottit contre lui. Il ne se fit aucune illusion. Elle agissait ainsi parce qu'elle était inquiète pour la petite communauté. Elle redoutait de voir la police s'intéresser de trop près à Hill End.
Depuis leur aventure, il avait espéré qu'elle faiblirait, que la perspective d'affronter les dangers liés à son désir de repartir pour l'Angleterre la ferait changer d'avis, et que finalement elle lui reviendrait. Mais elle s'obstinait dans son dessein. Elle lui avait confirmé qu'elle attendait seulement que les choses se calment. Le projet d'attaquer la diligence de Sydney risquait de tout compromettre.
Jack lui enviait cette volonté inébranlable, ce sentiment de liberté. Mais il lui en voulait de le faire souffrir. Il lui arrivait de parler rudement à Judith, qui répliquait alors sèchement. Ces courtes disputes ne duraient pas, mais elles avaient mis la puce à l'oreille de Penny. Celle-ci avait fini par comprendre que son Jack était amoureux de la petite garce. Elle se doutait qu'elle s'était donnée à lui mais qu'elle refusait d'avoir une relation suivie avec lui. Sur le moment, elle avait éprouvé l'envie de la tuer, puis elle s'était rendu compte qu'il valait mieux ne rien dire. Jack souffrait, et cela la consolait. Il payait ainsi son infidélité, pour brève qu'elle ait été.
La tentative de Judith pour dissuader Jack de mettre son projet à exécution se solda par un échec. Une sourde angoisse envahit la jeune femme. Intuitivement, elle sentit que cette attaque était pour Jack comme une sorte de défi, dans lequel peu lui importait de perdre la vie.
- Je ne vois pas pourquoi tu te montres si inquiète! dit-il. Tu te moques bien de ce qui peut m'arriver, n'est-ce pas?
- Ne sois pas stupide!
Il tourna les talons et regagna la ferme, seul.
La veille de l'attaque, la petite bande quitta Hill End de bon matin. Judith resta seule avec Maureen, Penny et les deux filles, ainsi que le vieux Pipe-en-Terre, qui avait passé l'âge de courir pareille aventure. Penny était d'humeur particulièrement morose. Elle tremblait pour Jack. Elle imaginait toujours les pires scénarios, la police venue en force, tendant un piège aux bushrangers, ou bien une balle, une seule balle perdue, qui le frappait en plein coeur, ses compagnons qui ramenaient son cadavre.
Cette fois plus que les précédentes, elle avait peur. Jack n'était plus le même. Oeil-Méfiant lui avait rapporté son propre échec auprès de la petite garce anglaise. Sa version était quelque peu différente de la réalité. Il avait décrit avec complaisance la manière dont elle l'avait aguiché en se baignant nue devant lui. Il avait fait remarquer que Jack et elle avaient été bien longs à revenir. Il n'en avait pas fallu plus pour que le doute se mette à ronger Penny.
Elle détestait Judith de toute son âme. Cette pimbêche était froide, égoïste, hautaine, méprisante. Et puis, quelle était cette langue inconnue qu'elle marmonnait entre ses dents lorsqu'elle se croyait seule? Cette petite putain ne devait pas rester à la ferme. Plus tôt elle serait partie, mieux cela vaudrait!
Comme s'il avait voulu se mettre à l'unisson de l'humeur de Penny, le temps se détériora vers midi. Une barre de nuages noirs monta du sud, s'insinua entre les vallées, puis se déchaîna en orages d'une rare violence. Vers le milieu de l'après-midi, ils passèrent sur la ferme, semant la panique parmi les moutons.
John Derek surgit, tel un spectre. Dans son langage maladroit, il fit comprendre à Penny qu'un troupeau s'était échappé et se dirigeait droit vers un creek, un petit cours d'eau, au nord-ouest. Penny poussa un cri de désespoir. Jack n'avait pas prévu cela. La bande ne devait être absente que trois ou quatre jours. Seuls deux hommes, Baxter et Pilgrim, étaient restés pour s'occuper des animaux. Ils devaient suffire à la tâche en attendant le retour de la troupe. Cet orage soudain risquait fort d'amener la perte d'une bonne partie des bêtes. A eux seuls, les deux bergers ne pourraient les empêcher de courir se noyer. Mais aucune des filles ne savait monter à cheval. Sauf elle... et la petite garce.
Dès qu'elle eut compris le danger, Judith lâcha le nettoyage des outils qu'elle avait entrepris et déclara:
- Il faut les aider.
Puis, sans attendre de réponse, elle enfila un manteau de pluie et courut à l'écurie. Penny la suivit. Elles sellèrent deux chevaux à la hâte. Afin d'aller plus vite, Judith prit l'Aborigène en croupe. Quelques instants plus tard, ils arrivaient sur les lieux. Baxter et Pilgrim étaient débordés. Les moutons, terrorisés par les éclairs et les roulements de tonnerre, s'éparpillaient en tous sens. Bien que l'on fût en plein après-midi, le ciel était si ténébreux qu'on se serait cru au crépuscule. Une odeur d'ozone et de terre mouillée flottait dans l'air saturé. Des trombes d'eau se déversaient sur la vallée, faisant naître des torrents éphémères qui dévalaient les flancs de la montagne, drainant souches mortes et branches arrachées.
Judith comprit aussitôt le danger. Une brebis s'obstinait à vouloir mener le troupeau vers l'aval, en direction du ruisseau gonflé par le déluge. Le cours d'eau était sorti de son lit et emportait tout sur son passage. Judith lança son cheval en direction du torrent afin de couper la route aux bêtes. Penny la suivit. Hurlant à plein poumons, au prix de mille efforts, les deux femmes parvinrent à maintenir les moutons, aidées par trois kelpies furieux, qui mordaient pattes et cous. Pilgrim vint leur prêter main-forte.
Tout à coup, la foudre s'abattit sur un grand pin wollemi, dont le faîte s'embrasa dans un vacarme d'apocalypse. Le cheval de Penny fit un écart en hennissant de terreur. Dans la tourmente, Judith vit Penny basculer de sa monture et tomber dans le torrent en furie. Pilgrim se mit à crier, affolé. Il bondit à bas de son cheval et voulut s'engager dans le torrent, mais le courant était trop violent.
- Je sais pas nager! glapissait le berger en agitant les bras. Je peux rien faire!
Déjà, Penny était emportée. Judith la vit se débattre dans les flots déchaînés. Elle lança son cheval vers l'aval afin de suivre la jeune femme en perdition. Puis elle défit la corde accrochée à sa selle et la fixa fermement au pommeau. Elle était trempée. L'eau dégoulinait sur son visage, ramenant ses cheveux devant ses yeux. Elle les écarta d'un revers de main puis, tout en maintenant la corde, elle sauta à bas de sa monture qu'elle immobilisa et s'avança jusqu'au bord du torrent bouillonnant. Elle avait dépassé Penny, qui tentait désespérément de s'accrocher à ce qu'elle pouvait, arbuste, rocher. Mais le courant l'emportait toujours plus loin. Judith comprit qu'elle ne pourrait plus lutter très longtemps. Il n'y avait qu'une façon de la tirer de là. Dès qu'elle atteignit le ruisseau, elle eut l'impression qu'une force titanesque lui crochait les chevilles pour la faire tomber. Se plaçant contre le flot, elle s'engagea plus loin dans le cours d'eau, ancrant ses pieds sur la roche. Des flots de boue sinuaient autour d'elle. Le cheval, arc-bouté, avait peine à résister à la violence du courant. Judith se dit que si la corde lâchait, elle était perdue. Penny arrivait.
- Attrape ma main! hurla-t-elle.
La femme ne l'entendit pas. Judith la vit passer à moins d'un mètre d'elle. Elle se jeta en avant, la saisit fermement par sa longue chevelure rousse, tira de toutes ses forces. La douleur dut provoquer une réaction chez Penny, qui se débattit. Judith, sans la lâcher, revint vers la rive où elle put l'agripper plus fermement par un bras. Quelques instants plus tard, Penny vomissait, agenouillée sur la rive.
- Tu m'as sauvé la vie! dit-elle plus tard, lorsqu'elles furent revenues à la ferme.
Rebecca et Suzanne avaient fait chauffer de l'eau qu'elles avaient versée dans un grand baquet. Penny, grelottante, y avait pris place afin de se réchauffer. Judith, silencieuse, s'était déshabillée et avait laissé Maureen la frotter vigoureusement. Puis les deux rescapées étaient restées seules.
- Tu es une drôle de fille, insista Penny. Tu aurais pu profiter de l'occasion pour te débarrasser de moi.
Pour toute réponse, Judith haussa les épaules. Embarrassée, Penny laissa passer un silence, puis ajouta:
- Enfin, je te remercie. J'ai bien cru que c'était la fin. Judith lui adressa un sourire qui ressemblait à une grimace. Elle était certaine, quant à elle, que Penny n'aurait rien fait pour la sauver. Mais il lui répugnait de vouloir tirer avantage de son exploit. Elle avait agi instinctivement; l'un de ses semblables était en train de mourir et il était naturel de tout faire pour lui venir en aide. C'était tombé sur Penny, cela aurait pu être Rebecca, Suzanne ou l'un des bergers. Elle n'avait pas envie d'en parler. Embarrassée par son silence, Penny ne savait que dire. Il y avait un contentieux entre elles, et elle devait admettre que c'était pour une grande part de sa faute. Mais aussi, il y avait Connors. Enfin, prenant son courage à deux mains, elle déclara:
- Ne me prends pas Jack, souffla-t-elle. Sans lui, je serais perdue.
Judith la regarda, puis répondit:
- Ce n'est pas moi qui te le prendrai. De toute façon, je vais bientôt partir. Mais il ferait mieux d'arrêter de jouer les hors-la-loi. Un jour, ça finira mal.
- Tu es inquiète pour lui...
- Pour lui, pour les autres. Pour Tronc-d'Arbre. Je ne voudrais pas que Maureen soit veuve avant même de s'être mariée.
- Moi non plus, je ne vis plus dès qu'ils se lancent dans ce genre d'opération. Jack à beau dire, il n'a rien de Robin des Bois. Dans son cas, il n'y aura pas de Richard Coeur de lion pour venir l'absoudre de ses vols. Je connais la ténacité des flics anglais. Ils sont patients et rusés. Et puis, il y a la hargne des grands squatters. L'année dernière, une petite bande de bushrangers a été capturée, à Bathurst. Il n'y a même pas eu de procès. Ils ont été pendus au premier arbre venu. Ils étaient quatre. J'ai conseillé à Jack d'arrêter, à ce moment-là. Mais il n'a rien voulu savoir.
Elle laissa passer un silence, puis reprit:
- Il m'a raconté un drôle de truc, à ton propos.
- Quel truc?
- Son informateur à Bathurst a entendu parler de toi, il y a deux mois. On recherchait deux filles enfuies de Sydney. D'après ce qu'il a compris, certains pensaient qu'elles avaient péri dans un accident. Cependant, comme on n'avait pas retrouvé les corps, la police s'interrogeait. Tout cela était peut-être une mise en scène destinée à faire croire à leur mort. Mais il y a quelque chose de bizarre.
- Quoi?
- L'une des filles s'appelait Lucy Chapman. Ce n'est pas le nom que tu nous as donné.
- Parce que ce n'est pas le mien. Mon vrai nom est bien Judith Lavallière. Est-ce qu'ils ont dit qu'ils la recherchaient, elle aussi?
- Non. D'après O'Malley, ils ont seulement parlé de Lucy Chapman.
Judith hésita. Avec un peu de chance, le chef de la police de Bathurst ne ferait pas le rapprochement. A lui aussi, elle avait donné son vrai nom. Mais peut-être avait-il mené une enquête du côté d'Orange, où elle avait dit habiter. Dans ce cas, il finirait par apprendre qu'elle lui avait menti. Une sensation de froid l'envahit. Si jamais Jack et ses compagnons se faisaient prendre, ils parleraient, révéleraient l'emplacement de leur repaire, et la police ne tarderait pas à venir jusqu'à la ferme. Elle eut soudain envie de s'enfuir. Mais pour aller où?
Les jours suivants furent les plus longs qu'elle eût jamais vécus. A chaque instant, il lui semblait qu'une troupe importante allait investir la ferme et massacrer ses occupants. La nuit, elle dormait d'un sommeil entrecoupé de cauchemars.
- On finit par s'y habituer, lui dit Penny. A chaque fois, je suis anxieuse pendant une semaine. Et même quand ils sont revenus, j'ai toujours peur qu'on ne les ait trahis.
A l'aube du cinquième jour, Jack et ses compagnons étaient de retour. Mais les visages étaient sombres.
- Vous avez échoué! dit Penny, saisie par l'angoisse. Jack se laissa glisser à bas de son cheval et répondit:
- Non. Le butin est là. Malheureusement, les escorteurs étaient plus nombreux que prévu. Nous avons dû nous battre. Beau-Sourire a voulu faire le malin. Il s'est fait tirer comme un lapin. Franck et Tronc-d'Arbre sont légèrement blessés, rien de grave. Mais il y a eu deux morts du côté des flics. Les autres ont fini par s'enfuir. Nous avons pu nous emparer du coffre.
- Où est Beau-Sourire? demanda sa compagne.
- Nous l'avons enterré dans la forêt. Il secoua la tête.
- Je n'ai pas voulu ça. Maintenant, ils ne vont plus nous lâcher.
Pourtant, durant les deux mois qui suivirent, rien ne se passa. Les relations entre Penny et Judith étaient meilleures. Pilgrim avait raconté à plusieurs reprises l'exploit accompli par la jeune fille, qui était devenue l'héroïne de la petite bande. Mais Judith vivait désormais dans l'angoisse. Elle était certaine que la police finirait par les localiser. Jack avait tenté de la rassurer:
- Ne t'inquiète pas. Ils ne peuvent pas nous identifier. Nous portions des foulards.
- Mais les chevaux? Ils pourraient les reconnaître.
- Nous n'avons pas utilisé les nôtres. Nous en avons volé à un gros éleveur, deux jours avant l'attaque. Ces chevaux-là, nous les avons relâchés dans la nature après avoir récupéré nos montures. Tu n'as aucun souci à te faire.
Judith secoua la tête.
- Je suis inquiète, Jack. Vous menez une vie trop dangereuse. Tu ne pourras pas la poursuivre indéfiniment.
Pour toute réponse, il éclata de rire. Elle comprit que la proximité du danger lui plaisait. Beau-Sourire l'avait payé de sa vie, mais il connaissait les risques. Jack ne l'avait pas obligé à le suivre. Cet état d'esprit déconcertait Judith.
- Je ne resterai pas avec vous, Jack. Quand pourrai-je partir?
- Il est trop tôt. La police te recherche encore. D'après ce que j'ai appris, j'ai l'impression qu'ils ne croient pas à ta mort dans l'accident.
- Il fallait s'en douter.
- Mais j'ai promis de t'aider et je le ferai. J'ai prélevé une part du butin pour toi. Avec ça, tu pourras t'embarquer à Sydney. Il faut seulement attendre que les choses se soient un peu calmées.
Si les relations s'étaient améliorées avec Penny, en revanche, elles s'étaient détériorées avec Oeil-Méfiant. Plus que jamais, celui-ci se montrait hostile à l'égard de Judith. Il ne perdait pas une occasion de lui adresser des remarques acerbes, que la jeune fille ignorait. Tronc-d'Arbre prenait alors sa défense, et l'autre n'osait pas insister.
Maureen avait tout lieu de se réjouir. Patrick Mahoney l'avait demandée en mariage. Bien entendu, elle avait accepté.
- Ce sera une fête merveilleuse, dit-elle à Judith. Bientôt, nous irons à Orange pour acheter de quoi me faire une robe de mariée. Et Patrick m'a promis qu'il n'allait plus participer aux attaques de diligence. Il a dit que nous allions acheter une concession et bâtir notre ferme.
- J'en suis très heureuse pour toi.
Avant le mariage, les éleveurs devaient accomplir une tâche importante: la tonte des moutons. Cette année, aucun parasite n'était venu diminuer la qualité de la laine. C'était un rude travail, qui laissait les hommes épuisés le soir venu. On avait d'abord pratiqué une prétonte, qui éliminait la laine de l'arrière-train des brebis, afin qu'elle ne soit pas souillée par les excréments. Puis venait la tonte proprement dite. Les tondeurs coinçaient fermement les brebis l'une après l'autre entre leurs jambes, puis, à l'aide de ciseaux de grande taille, ils coupaient la laine à gestes précis, qui provoquaient des ampoules sur leurs mains pourtant calleuses. La laine récoltée était ensuite lavée, puis stockée. Une forte odeur de suint épaississait l'atmosphère, qui exigeait au soir que chacun prenne une bonne douche.
A la fin du printemps, la tonte était terminée et la laine était prête pour la vente. Avec le temps, l'inquiétude de Judith s'était peu à peu estompée. Mais, un matin, Pilgrim arriva en courant, affolé.
- Jack, la police est là! Ils arrivent par le vallon des Roches-Rouges!
- Combien sont-ils? demanda Jack.
- Quatre. Le chef Dorsay est à leur tête, précisa Pilgrim.
- Alors, il ne faut pas s'alarmer. Ils ne sont pas assez nombreux pour s'attaquer à nous. Et puis, ce n'est pas la première fois que la police nous rend visite. Ils n'ont rien contre nous. Mais le chef Dorsay, ça c'est bizarre. Il est à plus de cent kilomètres de sa juridiction...
Judith intervint.
- Il nous connaît. C'est peut-être pour nous qu'il est ici. Il a dû faire le rapprochement avec les deux évadées de Sydney. Il vaudrait mieux qu'il ne nous trouve pas.
- D'accord, allez vous cacher.
Judith entraîna une Maureen plus morte que vive dans sa chambre. A travers les volets clos, la jeune fille surveilla l'arrivée des policiers. Quatre cavaliers apparurent bientôt, parmi lesquels Judith reconnut la silhouette massive de Dorsay. Jack alla à leur rencontre et les invita à entrer dans la grande salle. D'où elle se trouvait, Judith entendait tout ce qui se disait en collant son oreille sur le plancher.
- Vous êtes bien loin de chez vous, chef, dit Jack. Que nous vaut le plaisir?
- La diligence de Sydney a encore été attaquée il y a trois mois. Les bandits se sont échappés, mais cette fois l'affaire est vraiment grave: deux convoyeurs ont été tués. Monsieur Garrisson, le grand propriétaire d'Orange à qui appartenait les fonds, est furieux. Il a juré de les retrouver et il a offert une prime importante à quiconque permettrait de mettre la main sur ces criminels. Il a fait mobiliser toutes les forces de police des montagnes Bleues.
- J'ai entendu parler de Garrisson, répondit Jack. On dit qu'il n'est pas très apprécié dans la région et qu'il s'est arrangé pour racheter à bas prix les terrains de nombreux petits propriétaires...
- Cela n'excuse pas l'attaque de la diligence.
- Cela ne l'excuse pas, mais l'explication est peut-être là: certains auront voulu se venger.
- Et bien sûr, par ici, vous n'avez entendu parler de rien.
- Nous avons entendu parler de l'attaque, c'est tout. Vous savez, il ne passe pas grand monde par ici. Hill End est un cul-de-sac.
- Justement: c'est dans des endroits comme celui-ci que pourraient se cacher des bushrangers.
- Dites tout de suite que vous me soupçonnez d'être chef de bande, répliqua Jack en éclatant de rire.
- Qui peut savoir? répondit l'autre avec un léger sourire.
- Dans ce cas, il faudrait aussi soupçonner tous les éleveurs des montagnes Bleues. Cela fait du monde. Croyez-vous que l'élevage nous laisse le temps d'attaquer les diligences? Si vous voulez voir la quantité de laine que je m'apprête à livrer à Orange, elle est à votre disposition.
Dorsay se gratta la tête.
- Tous les fermiers me font la même réponse. Mais tout de même! Comment expliquer que ces bandits disparaissent dans le bush aussitôt leur forfait accompli et que plus personne n'entende jamais parler d'eux? Il faut bien qu'ils aient des complices...
- Ce n'est pas obligé. Ces montagnes sont vastes, chef, il est facile de s'y cacher.
- Ils doivent bien vivre quelque part, pourtant.
- Peut-être leur repaire est-il situé dans l’outback.
Personne ne s'y rend jamais. Désolé de ne pouvoir vous aider.
- De toute façon, si vous aviez vu quelqu'un, je suis sûr que vous ne diriez rien. Vous, les Irlandais, vous êtes plutôt du côté des hors-la-loi.
Dorsay haussa les épaules.
- Il y a autre chose, poursuivit-il. On recherche aussi deux filles convictes, Lucy Chapman et Maureen Duncan. Les autorités de Sydney ont offert une prime de cent livres pour leur capture.
- Qu'ont-elles fait?
- Il y a plusieurs mois, elles ont tenté d'assassiner un officier anglais qui les hébergeait. Elles se sont enfuies en le laissant pour mort et en lui volant de l'argent et sa voiture. Elles sont passées par Katoomba. Je les ai même interrogées, mais elles se sont jouées de moi. Elles m'ont donné de faux noms. L'une d'elles se fait passer pour la veuve d'un Français d'Orange. Mais là-bas personne ne connaît de Français.
- J'ai entendu parler de ça il y a quelques mois, répondit Jack. Mais on dit qu'elles ont péri dans un accident. Leur voiture aurait versé dans un ravin.
- C'est exact. Il est possible qu'elles soient mortes. Le problème, c'est qu'on n'a pas retrouvé les corps. Moi, je crois plutôt à une mise en scène.
- Elles auraient sacrifié leur voiture et seraient parties à pied dans le bush? C'est absurde. Elles ne seraient pas allées bien loin, chef.
- Sauf si une bande de bushrangers leur est venue en aide. Peut-être la même qui a attaqué la diligence. Si nous mettons la main sur elles, c'est la corde qui les attend.
Judith blêmit. Ainsi, Campbell avait survécu à ses blessures. Cette nouvelle la soulageait un peu. Elle n'avait ainsi aucun crime à se reprocher. Mais cela signifiait aussi que ce scélérat ferait tout pour les retrouver. La prime surtout l'inquiétait. Elle faisait confiance à Jack et à Tronc-d'Arbre, qui aimait Maureen, mais qu'en serait-il des autres? Elle songeait particulièrement à Oeil-Méfiant, qui la haïssait depuis qu'elle s'était refusée à lui. Tout cela signifiait une chose: elle ne devait pas s'attarder davantage dans ce pays.
Plus tard, quand les policiers furent repartis, Judith prit Jack à part.
- Ils ne croient pas que nous soyons mortes, gémit-elle. Il faut absolument que nous partions.
- Pour aller où? Ici, vous ne risquez rien. Et puis, Maureen doit épouser Tronc-d'Arbre.
- Mais moi, je ne veux pas passer ma vie dans cette ferme! s'exclama Judith. Je dois retourner en Angleterre.
- Il ne serait guère prudent de partir maintenant. A Sydney, la police est en alerte. On a dû diffuser ton signalement partout.
- Alors, quand pourrai-je partir?
- Sois patiente. Ils finiront bien par t'oublier.
Judith éclata en sanglots. Elle avait l'impression qu'un piège inexorable se refermait sur elle. Jack la prit contre lui.
- Allez, ne t'inquiète pas. Nous allons bientôt nous rendre à Orange. Il nous faut préparer le mariage.
- Tu ne crains pas que quelqu'un nous trahisse, dit-elle d'une voix chargée d'angoisse. Il y a ces primes...
- Nous ne sommes pas les seuls bushrangers de la région. Et puis, en dehors de ceux qui sont ici, personne n'est au courant de nos... activités annexes.
- Tu as confiance en tes hommes.
- Comme en moi-même.
Elle n'osa lui parler d'Oeil-Méfiant. Mais elle ne dormit guère, la nuit suivante. Des cauchemars ne cessaient de la hanter. Des hommes vêtus de noir, ayant le visage de Dorsay ou du colonel Campbell, avançaient vers elle, armés de fusils, les bras chargés de cordes. Elle voulait fuir vers les sommets, mais la forêt se refermait sur elle, lui interdisant toute fuite. Elle se réveillait en sursaut, trempée de sueur à cause de la chaleur qui s'était abattue sur le pays.
Les moustiques et les mouches s'étaient multipliés depuis la période de la tonte, attirés par les senteurs fortes des moutons.
Souvent, elle avait envie de prendre son cheval et de partir, droit devant, vers le sud, vers cette piste de Melbourne qui, d'après Jack, n'existait que sur les cartes. Cela valait sans doute mieux que de finir au bout d'une corde.
Parfois aussi elle envisageait de retourner à Sydney et de se livrer afin d'éclaircir toute cette histoire. Après tout, elle n'avait commis aucun crime. Mais Jack avait raison: quel tribunal l'écouterait? Elle savait comment étaient les juges. Ils avaient refusé de la croire lorsqu'elle était arrivée. A présent, elle n'avait plus aucune chance de s'en sortir. Même si Campbell avait survécu, il restait le vol de la voiture et de l'argent.
Lorsque, quelques jours plus tard, la petite troupe prit la route d'Orange, escortant deux lourds chariots chargés de la laine fraîchement tondue, Judith eut l'impression de marcher vers l'enfer. La chaleur accablante qui s'était abattue sur les montagnes Bleues renforçait cette impression. A l'inverse, Maureen, montée en croupe derrière Tronc-d'Arbre, rayonnait de bonheur. Il était prévu de les marier devant le seul prêtre catholique de la ville. Puis on reviendrait à la ferme pour fêter dignement l'événement.
Orange était une petite cité exclusivement tournée vers l'élevage. Là se retrouvaient tous les éleveurs de la région pour vendre leur laine aux acheteurs venus de Sydney. Les rues résonnaient des bêlements des moutons, du piétinement des chevaux, des cris de la foule qui avait envahi les lieux. La période de la vente de la laine attirait toujours beaucoup de monde. Il était impossible de se loger en ville. Jack avait apporté des toiles de tente que l'on planta à l'écart, sur un terrain appartenant à la commune. L'endroit était déjà investi par d'autres éleveurs. C'était l'occasion de joyeuses retrouvailles. Patrick Mahoney n'était pas peu fier de se montrer au bras de la jolie Maureen.
Judith s'en voulait. Elle ne voyait pas l'animation joyeuse de la petite ville. Elle aurait voulu partager le bonheur de sa compagne. Mais il lui semblait qu'à chaque instant des policiers allaient surgir pour l'arrêter. Pourtant, si les hommes lui prêtaient attention, c'était pour d'autres raisons.
Le lendemain de leur arrivée se déroula la vente de la laine. Elle avait lieu sur une vaste place de marché. Jack s'était installé sur un bon emplacement, à proximité d'une auberge dont il connaissait bien le patron, irlandais comme lui. Les acheteurs venus de Sydney examinaient les lots, faisaient des offres. Cette année, la production n'avait pas été abondante partout. Des maladies s'étaient déclarées dans certains petits élevages, et l'on soupçonnait fortement Garrisson d'avoir introduit des bêtes contaminées dans les troupeaux de ses concurrents. Personne n'osait se plaindre ouvertement, car on ne pouvait rien prouver, et l'on redoutait les hommes de main dont il avait l'habitude de s'entourer.
Judith, qui ne quittait pas Jack d'une semelle, aperçut Garrisson au cours de la matinée. C'était un homme d'une soixantaine d'années, de haute taille, au regard dur et à la mâchoire carrée de prédateur. Il était entouré d'une demi-douzaine de gaillards armés, visiblement là pour le protéger contre d'éventuels agresseurs. Derrière lui, dans un cabriolet tiré par deux chevaux noirs, suivaient trois femmes richement vêtues.
- Sa femme et ses filles, commenta Penny avec une moue de dégoût. Des pimbêches qui méprisent tout ce qui les entoure.
- Ce Garrisson a beaucoup d'ennemis, dit Jack. J'ai entendu dire que plusieurs types aimeraient bien lui faire la peau. J'ai appris qu'il venait de racheter le domaine d'O'Bannon. On dit qu'il l'a poussé à la ruine. Avec ce nouveau terrain, il devient notre voisin. Je n'aime pas trop ça. Il va falloir le surveiller de près.
Les négociants de Sydney s'arrêtaient près de chaque lot, examinaient la qualité, puis proposaient leur prix. Jack eut tôt fait de vendre sa laine à un prix intéressant. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, Garrisson lui avait rendu involontairement service, car les petits éleveurs des environs immédiats d'Orange ne pouvaient présenter une laine d'aussi belle qualité.
- Et c'est avec son argent que nous allons faire la fête! déclara Jack lorsqu'il eut conclu le marché.
Partout, les hommes ne songeaient qu'à dépenser ce qu'ils venaient de gagner. Jack se rendit tout d'abord au magasin général afin d'acheter de nouveaux outils et du matériel, ainsi que des coupons de tissus pour les dames. Judith s'étonna que l'établissement proposât également des parfums et des bijoux. Mais ceux-ci n'avaient rien à voir avec ce qu'elle avait connu à Paris.
Le soir même, la troupe se rendit à l'auberge irlandaise. Ce fut une soirée joyeuse et bien arrosée, sauf pour Judith, qui ne cessait de jeter des coups d'oeil inquiets autour d'elle. Il lui semblait qu'elle allait voir surgir le chef Dorsay ou même le colonel Campbell, venus la traquer jusque dans ce coin reculé. Mais personne ne lui accordait d'autre attention que celle que lui valait son joli minois. En bon Irlandais, Jack buvait solidement, ainsi que tous ses compagnons. Des cohortes de pots de bière apparaissaient sur les tables comme par enchantement sitôt les précédents vidés.
L'ambiance était bruyante et enfumée. Judith, aucunement habituée à cette atmosphère étouffante, toussait discrètement, se demandant quand ce calvaire allait prendre fin. Jack et ses compagnons ne semblaient pas décidés à rentrer. Chansons et bonnes histoires fleurissaient. Des individus ivres se lançaient des défis d'une table à l'autre. Parfois, une courte bagarre éclatait, qui allait très vite se poursuivre à l'extérieur. Le patron, Wilbur, un colosse presque aussi grand que Tronc-d'Arbre, n'était pas d'humeur à voir son bien mis à mal par des ivrognes.
A une table proche, des hommes jouaient au swy. Ce jeu tirait son origine du mot allemand zzvei, « deux ». Il consistait à faire tourner deux pièces de monnaie sur une planchette. Jack en expliqua le principe à Judith.
- Le type qui lance les pièces sur la planchette s'appelle le spinner, le « tourneur ». L'autre, celui qui encaisse les paris, c'est le boxer, le « caissier ». Pour gagner, il faut que les deux pièces retombent sur les deux faces sur lesquelles on a parié. La maison prélève dix pour cent des gains.
Dans un autre coin de la salle, des boxeurs s'affrontaient sous les hurlements d'encouragement des spectateurs. Parfois, l'un des jouteurs s'écroulait, assommé. On l'emportait alors à l'extérieur pour lui verser un seau d'eau froide sur la tête, et un autre le remplaçait. Tronc-d'Arbre piaffait d'impatience. A ce sport, personne n'avait jamais pu le battre dans la région. Mais Maureen le suppliait de rester près d'elle et il lui obéissait car, malgré les parieurs qui venaient de temps à autre le tenter, il ne savait rien lui refuser.
Judith ne parvenait pas à chasser le malaise qui s'était emparé d'elle depuis qu'ils avaient quitté la ferme. Elle sentait sur elle le regard de Kenneth Brady. Il avait moins bu que les autres. Plus tard, elle le vit s'éloigner vers une table où l'on jouait au swy. Elle se rasséréna.
Lorsque Jack donna le signal du retour au campement, aucun des membres du groupe n'avait les idées très claires. Judith remarqua immédiatement l'absence d'Oeil-Méfiant. Une sensation glaciale l'envahit. Et si elle s'était trompée? S'il avait seulement attendu le moment propice pour s'éclipser discrètement et aller prévenir les autorités? A moins qu'il ne soit parti voir Garrisson. Le montant de la prime l'avait peut-être décidé à trahir ses compagnons.
Elle s'approcha de Jack, que Penny soutenait avec peine.
- Jack! Jack! Brady a disparu.
Il la regarda d'un oeil trouble. Son haleine empestait la bière.
- Aucune importance, balbutia-t-il. Il doit cuver quelque part.
- Non. Il n'a presque rien bu. Je l'ai surveillé. Tu ne crois pas qu'il a pu aller te dénoncer? Garrisson a offert une forte prime. Vous n'êtes même pas en état de vous défendre.
Jack éructa, puis haussa les épaules.
- Tu vois le mal partout, petite. Ken ne nous ferait pas ça. Je lui ai sauvé la vie, autrefois.
Puis il reprit la taille de Penny et poursuivit sa marche titubante en direction du campement, à l'extérieur de la ville. Les autres lui emboîtèrent le pas.
Judith hésita un instant à les suivre, les regarda partir. Si Brady était sur le point de les trahir, il fallait qu'elle essaie de l'en empêcher. Plus elle y pensait, et plus elle était sûre qu'il mijotait un mauvais coup. Resserrant son manteau autour de ses épaules, elle décida de retourner en ville. La nuit était déjà bien avancée. Dans moins de deux heures, le soleil allait se lever. Il ne restait plus grand monde dans les rues, hormis quelques ivrognes écroulés le long des abreuvoirs, sur des tas de cordes ou les selles de leurs chevaux. Frôlant les murs, Judith retourna vers l'auberge. Il ne s'était écoulé que quelques minutes depuis leur départ. Avec un peu de chance, Brady rôdait encore dans les parages.
Tout à coup, son coeur bondit dans sa poitrine. Elle aperçut sa silhouette dans une ruelle adjacente. Elle s'avança en silence, contournant le bâtiment. Elle parvint près d'un grand entrepôt où l'on avait stocké la laine. L'instant d'après, une main calleuse se plaquait sur sa bouche, lui coupant la respiration. Elle identifia aussitôt son agresseur: Kenneth Brady. Un poignard vint se poser sur sa gorge.
Dans un rayon de lune, elle entrevit avec horreur le corps d'un homme écroulé sur le sol, la gorge ouverte. Baxter.
- Qu'est-ce que tu fous ici, toi? souffla Oeil-Méfiant tout en maintenant sa lame posée sur la gorge de Judith.
- Vous... vous l'avez tué, bredouilla-t-elle d'une voix tremblante.
- Oui, je l'ai tué. Ce salaud est allé nous vendre à Garrisson.
- Hein? Ce n'est pas possible...
Brady montra une liasse de billets sur le sol.
- Le prix de sa trahison.
- Mais je croyais que c'était vous qui...
- Qui allait vendre Jack? Tu es folle! Jack est irlandais, comme moi. Jamais je ne lui ferais de mal.
Il consentit à relâcher son étreinte. Judith s'écarta lentement de lui en frottant sa gorge douloureuse. Il ramassa les billets et les glissa dans sa poche.
- Ceux-là, il ne risque plus de les dépenser.
- Comment avez-vous deviné qu'il nous avait trahis?
- Tu n'as pas remarqué qu'il nous a quittés de bonne heure ce soir? Ce salaud a prétexté un rendez-vous galant. Mais je me méfiais de lui. Je l'ai suivi. Il est allé rendre visite à Garrisson. Lorsqu'il est ressorti, je l'ai attendu et je l'ai fait parler.
- Pourquoi a-t-il fait ça?
- Il n'était pas d'accord avec Jack. Il voulait qu'on se partage immédiatement l'argent des vols et que chacun tente sa chance de son côté. Mais Jack refusait. Il savait que cela attirerait aussitôt l'attention sur nous. Il préférait attendre et il avait raison.
Judith avait peine à reprendre ses esprits. Le corps de Baxter, ses yeux vitreux, éclairés par la lune pâle, l'effrayaient.
- Il faut prévenir les autres, dit-elle.
- Il est déjà trop tard, grogna Brady. Garrisson se doutait que Jack ferait la fête ce soir. Il a attendu avant de donner l'assaut, estimant que nous serions plus faciles à cueillir. Dans quelques instants, tu vas voir passer une escouade de policiers et de miliciens à sa solde.
- Mais alors, que pouvons-nous faire?
- Toi, tu vas filer aussi vite que possible. Regagne la ferme et avertis Pipe-en-Terre, l'Aborigène et les filles. Ils ne doivent pas rester là-bas sinon, ils sont perdus. Quant à moi, je vais tenter de sauver Jack et les autres.
Puis, sans attendre de réponse, il fila dans la nuit, la laissant seule, en tête à tête avec le cadavre. Longeant le mur, elle s'éloigna au plus vite. Son angoisse venait de se cristalliser dans toute son horreur. Elle songea à Maureen, à Tronc-d'Arbre. Ils devaient se marier le lendemain. Les jambes flageolantes, elle se dirigea vers le campement, malgré l'avertissement de Brady. Soudain, un bruit de cavalcade se fit entendre à l'autre extrémité de la ville. Elle se plaqua contre le mur, dans un coin d'ombre. Terrorisée, elle vit qu'Oeil-Méfiant avait dit la vérité. Une cinquantaine d'hommes en armes arrivaient au grand galop. Elle aurait voulu hurler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle ne pouvait plus rien pour eux. Courir les rejoindre signifierait sa perte. Elle connut un moment de panique totale. Puis elle comprit qu'elle pouvait encore sauver ceux qui étaient restés à la ferme. Elle regarda autour d'elle. Il lui fallait un cheval. Elle en avait vu plusieurs dans la rue principale, près de leurs propriétaires abrutis par l'alcool.
Lorsque la troupe des miliciens eut traversé la ville, elle se risqua dans la grand-rue. Le tumulte avait réveillé quelques ivrognes qui s'étaient mis à grogner. Elle se rejeta dans l'ombre. Le vacarme avait semé la perturbation dans la petite cité. Déjà des fenêtres s'ouvraient, des gens criaient, sortaient. Au loin, on entendit des coups de feu. Judith comprit que Jack et les siens se défendaient. Curieusement sa peur s'était évanouie, laissant la place à une colère impuissante, une sorte de rage dirigée contre le cadavre qui reposait encore près de l'entrepôt. Pour gagner quelques livres, il avait condamné ses compagnons à mort. Jamais elle n'aurait soupçonné Baxter, homme discret et effacé, dévoué à son travail.
Il y avait trop de monde dehors, désormais. Elle se rendit compte que jamais elle ne pourrait s'emparer discrètement d'un cheval. Profitant de la nuit, elle revint vers l'entrepôt de laine, dont l'odeur épaisse et acre lui pénétrait les poumons. Derrière se dressaient les bâtiments du magasin général, puis une grange. Elle se glissa à l'intérieur. Sans monture, il était hors de question de fuir. Elle devrait attendre un meilleur moment. S'aidant des poutres, elle se hissa jusqu'au niveau supérieur où s'entassaient du foin et des objets divers. L'état de l'endroit indiquait qu'on ne devait pas s'y rendre souvent. Elle résolut de s'y cacher.
Alors commença la journée la plus longue et la plus éprouvante qu'elle eût jamais vécue.
Le soleil s'était levé. Les coups de feu avaient cessé à l'aube. Une clameur s'amplifia. Elle devina que l'on ramenait Jack et ses compagnons en ville. Une chaleur intenable avait envahi son refuge et elle crut qu'elle allait étouffer à cause de la poussière. Une agitation inquiétante s'était emparée de la ville. Des bribes de conversation lui parvinrent à travers les planches disjointes.
- Il paraît qu'on a capturé une bande de bushrangers.
- Jack Connors et sa clique. On dit qu'il a été tué au cours de la bataille.
- C'est pas possible. C'est un éleveur, comme nous. Encore un coup de Garrisson pour s'emparer d'un domaine à bas prix!
- On dit qu'on va les pendre demain.
- Et le procès?
- Tu sais bien que la justice est expéditive à Orange. Garrisson a le juge dans la poche. Et il n'a pas digéré l'attaque de la diligence.
Une autre voix déclara:
- Il y a deux femmes avec eux.
- Il paraît même qu'il y en avait une troisième, mais on ne l'a pas retrouvée.
- Par contre, il y avait un cadavre derrière l'auberge, un gars de la bande.
- Probable qu'il était pas d'accord sur le partage du butin! s'esclaffa le premier.
Judith n'osait plus bouger. Si elle faisait le moindre bruit, elle serait aussitôt repérée. Mais sa colère ne s'était pas estompée, d'autant plus violente qu'elle se sentait impuissante à venir en aide à ses compagnons.
Dire que ce jour devait être celui du mariage de Maureen et de Tronc-d'Arbre. Un instant, elle pensa aller se livrer. Ainsi, tout serait fini. Mais son esprit s'insurgea à cette idée. Elle devait vivre, lutter. Malheureusement, elle ne voyait plus comment s'en sortir. Si elle parvenait à voler un cheval, elle réussirait peut-être à regagner la ferme. A condition de se souvenir de la route. Elle avait une assez bonne mémoire des lieux, mais cela suffirait-il? Une fois là-bas, elle dirait aux autres de fuir. Et après, où irait-elle?
Il ne se passa rien jusque vers le milieu de l'après-midi. Là, elle connut un moment de terreur pure. Trois hommes ouvrirent la porte de la grange. Elle était sûre qu'on l'avait débusquée. Mais ils se contentèrent de prendre des outils. Des scies, des marteaux, des clous, des planches. Elle les entendit rire et commenter la pendaison qui allait avoir lieu le lendemain. Lorsqu'ils furent sortis, elle se mit à trembler malgré la chaleur. Ce n'était pas possible. Elle devait faire un cauchemar. Elle allait se réveiller, là-bas, à la ferme. Ou, mieux encore, dans son lit, à Kingston. Ces derniers mois n'avaient pas existé. Mais la soif et la faim qui lui tenaillaient le ventre la rappelèrent à la réalité. Elle ne rêvait pas.
Par les fentes des planches, elle avait vu les mains des hommes saisir les cordes, en éprouver la solidité. Elle s'imaginait le lendemain les nouds coulants se resserrant sur les cous de ses compagnons. Où étaient-ils, à présent? Dans la prison, probablement. Sans espoir de pouvoir s'échapper. Elle estima qu'il n'était pas juste qu'elle fût encore libre. Si elle n'avait pas eu l'idée de suivre Oeil-Méfiant, elle serait avec eux.
A la fin de la journée, les trois hommes vinrent remettre les outils en place.
- Il paraît que deux d'entre eux ont voulu se marier malgré tout, dit l'un d'eux. Le prêtre a accepté.
- M'est avis que la nuit de noces leur passera sous le nez, rigola un autre.
Ils partirent d'un grand éclat de rire. Judith se mit à pleurer en silence. Maureen ne méritait pas de finir comme ça. Elle n'avait jamais eu de chance. Piètre consolation, elle ne serait pas séparée de Tronc-d'Arbre.
La nuit tomba lentement. Mais elle n'arrêta pas l'animation de la petite ville. Les éleveurs étaient toujours aussi nombreux et les bars ne désemplissaient pas. Elle dut attendre une heure avancée avant que tout se calme enfin. Elle ne savait pas l'heure qu'il était. Elle mourait de soif et une douleur intolérable lui tordait l'estomac. En silence, elle se laissa glisser à bas de son abri et sortit de la grange avec mille précautions. En dehors des ivrognes qui cuvaient leur bière, elle ne rencontra personne. Elle hésita un court instant, puis, frôlant les murs, elle se rendit jusqu'au campement. Il n'y avait plus personne. Sous la pâle clarté de la lune, elle découvrit ce qui restait des tentes saccagées. Les chariots avaient été incendiés. Des traces sombres indiquaient que du sang avait coulé.
A peu de distance, elle aperçut les chevaux. Ils avaient été regroupés et attachés à des piquets. Personne n'avait encore songé à les emmener. Sans doute estimait-on qu'on ne risquait pas de les voler si près de la ville.
C'était une chance inespérée. Elle se dirigea vers eux, reconnut le sien, celui qu'elle avait volé au colonel Campbell. L'animal était résistant et rapide. On avait ôté leurs selles. Mais cela n'avait pas d'importance, elle savait monter à cru. Silencieusement, elle flatta le mufle du cheval qui hennit doucement en la reconnaissant.
- Chut, souffla-t-elle.
Comme s'il avait compris, il se tut. Elle le détacha, puis l'entraîna au pas vers la piste située à l'est. Il ne fallait surtout pas qu'elle cède à la tentation de sauter immédiatement sur le dos de sa monture. Le bruit du galop l'aurait fait repérer. Elle entendit un soiffard grommeler qu'on le laisse dormir en paix. Mais il se retourna sans donner l'alarme. Bientôt, elle parvint hors de la ville. Alors, elle se hissa sur le cheval et s'enfuit.
Se fiant à sa mémoire, elle parvint à retrouver la piste qu'ils avaient suivie à l'aller. C'était un chemin tracé au fil des années par les nombreux troupeaux de moutons. Bientôt, le soleil se leva à l'orient, inondant la forêt d'une lumière glorieuse, que Judith ne voyait pas. L'esprit lourd, elle ne cessait de songer à Maureen, aux autres, à la mort horrible qui les attendait. Elle se reprochait de n'avoir rien tenté pour les sauver. Mais qu'aurait-elle pu faire?
Il lui fallut la journée entière pour gagner la ferme. Lorsqu'elle arriva, elle vit Rebecca et Suzanne courir vers elle. Elle leur expliqua ce qui s'était passé.
- Il faut vous sauver. La police ne va pas tarder à venir. Si elle vous trouve ici, vous serez pendues, vous aussi.
Elles entrèrent dans la salle où attendait Pipe-en-Terre.
- Ils sont perdus... soupira Rebecca, désespérée. Qu'allons-nous faire?
- Et les bêtes, que vont-elles devenir? s'inquiéta Suzanne.
- Oh, ne te fais pas de souci, répondit Judith. Garrisson va se les approprier. Il sera trop content de s'emparer du domaine de Hill End pour un quignon de pain.
- Le salaud! explosa Pipe-en-Terre. Eh bien moi, je reste, dit-il. S'il se pointe, il trouvera à qui parler.
- Ils vont vous tuer, rétorqua Judith. Le vieil homme éclata de rire.
- Et alors? J'ai toujours rêvé de mourir en héros. Je craignais de casser ma foutue pipe dans mon lit. Je ne vais pas laisser passer l'occasion de finir autrement, sacrebleu!
La jeune femme comprit qu'il ne servirait à rien de discuter.
- Vous, dit-elle aux filles, vous pouvez vous sauver. Prenez tout l'argent que vous pourrez. Nous allons partir pour Sydney.
- Mais tu es recherchée là-bas, objecta Rebecca.
- Tant pis! Je dois prendre le risque.
Cependant, il était hors de question de voyager de nuit. La mort dans l'âme, Judith se résolut à attendre le lendemain. Dans la grande salle vide, la soirée se déroula dans une ambiance lugubre. Même si personne n'en parlait, chacun pensait à la pendaison qui avait eu lieu, aux visages, aux rires des autres, aux regards désormais éteints. Dans son coin, Rebecca pleurait en silence. John Derek avait disparu.
- On dirait qu'il avait senti le vent, cet animal, grommela Pipe-en-Terre. Depuis quelques jours, il tournait en rond. Puis il m'a dit, je sais pas, qu'un serpent géant, un démon du mal, allait frapper la ferme. Après ça, il est parti et on ne l'a pas revu.
Le lendemain, après une nouvelle nuit peuplée de cauchemars, un vacarme effroyable réveilla Judith, endormie dans la grande salle. Elle n'avait pas eu le courage de regagner sa chambre. Elle crut un instant que la police cernait les bâtiments. Mais elle se rendit compte qu'une violente tempête s'était abattue sur le pays.
- Il a fait trop chaud ces derniers jours, déclara Pipe-en-Terre. Il fallait bien que ça pète. J'ai fait du café, tu en veux?
Elle acquiesça d'un bref signe de tête. Le vieux Parker ne pouvait pas se passer de son café du matin. Même le jour de l'Apocalypse, il aurait été fichu de le préparer avant de s'inquiéter d'autre chose.
Judith secoua Rebecca et Suzanne. Puis, après avoir avalé la tisane que Pipe-en-Terre baptisait inconsidérément café, elles filèrent à l'écurie, où elles commencèrent à atteler deux chevaux au dernier chariot. Les deux filles ne savaient pas monter. Au-dehors, la tempête se déchaînait. Des bourrasques puissantes tordaient les grands arbres tandis que des éclairs aveuglants illuminaient le jour naissant.
Soudain, Pipe-en-Terre s'écria:
- Un cavalier! Là-bas! Judith sortit.
- C'est Oeil-Méfiant! dit-elle.
Il sauta à bas de son cheval en arrivant devant l'écurie.
- Tu es là! s'exclama-t-il en apercevant Judith. " II poussa un soupir de soulagement.
- Vite, il faut foutre le camp. Ils arrivent. Ils sont partis hier, juste après la pendaison.
- La pendaison? gémit Suzanne.
- Oui, c'est fini, ils sont tous morts. Moi, j'ai réussi à me cacher. J'ai attendu, pour voir si je pouvais tenter quelque chose. Malheureusement, c'était impossible. Ils étaient trop bien gardés. Il y avait plus de cinquante types en armes dans les rues d'Orange. Jack, Penny et Pilgrim avaient été tués au cours de la bataille. Tous les autres ont été pendus. Garrisson n'a pas traîné. J'aurais aimé le descendre, ce gros sac de lard.
Il jeta un coup d'oeil en direction de l'ouest.
- Ils vont être là d'un instant à l'autre. Il faut partir.
- Nous avons presque terminé d'atteler le chariot, répondit Judith.
- Il ne servira à rien. Ils auront vite fait de vous rattraper. Toi, prends un cheval et file vers le nord, vers le désert.
- Vers le désert? Mais...
- La route de Bathurst va être coupée. Hill End est une impasse, sauf en direction du désert. C'est la seule façon de leur échapper. Ensuite, il te faudra te débrouiller pour revenir vers une ville où on ne te connaît pas.
Ce disant, il attrapa une couverture et une selle et les jeta sur le cheval de Judith. Il serra les sangles.
- Mais les filles? Elles ne peuvent pas s'enfuir à cheval, elles ne savent pas monter...
- Elles ne risquent pas grand-chose, sinon de retourner dans les bordels de Sydney. On a besoin de femmes, en Australie. Si Penny et Maureen n'avaient pas participé à la bataille d'avant-hier, elles seraient encore vivantes. Mais toi, tu es recherchée. Ils ne te feront pas de quartier.
Le cheval était sellé.
- Allez, monte!
Elle aurait voulu le remercier. Elle n'en eut pas le temps. Au loin, elle aperçut une troupe de cavaliers qui déboulait au coeur de l'orage.
- File vers le nord! hurla Brady avant de se saisir de son fusil.
Epouvantée, Judith éperonna sa monture et fonça vers les hautes montagnes. Aussitôt, elle se rendit compte qu'une demi-douzaine de chasseurs l'avaient repérée et avaient lancé leurs montures dans sa direction. Une course-poursuite effrénée s'engagea. Ses pires cauchemars prenaient forme. Devant elle se dressaient la forêt et, au-delà, les falaises escarpées, infranchissables. Se souvenant d'une passe qu'elle connaissait, elle s'y dirigea.
La peur avait quitté Judith. Elle savait qu'ils n'abandonneraient pas leur proie. Elle n'avait pour se défendre qu'un petit poignard qu'elle avait glissé dans sa ceinture le matin au réveil. C'était une arme dérisoire face aux fusils de ses poursuivants. Pourtant, elle était bien décidée à leur donner du fil à retordre. Elle possédait un avantage sur eux: elle connaissait un peu le pays. Malheureusement, la tempête la ralentissait, effrayant son cheval. Bientôt, elle parvint à l'endroit où elle avait sauvé Penny de la noyade. Le torrent était encore plus gonflé que la première fois. Elle lança sa monture vers l'aval, juste avant que les chasseurs ne déboulent à l'autre extrémité du vallon. Des coups de feu sifflèrent. Elle lança son cheval au triple galop.
Le sol détrempé ne facilitait pas la progression de l'animal. Judith ressentit une brûlure au bras gauche. Puis elle sentit son cheval s'effondrer sous elle. Blessé à mort, il fit une cabriole, la projetant à terre. Judith se releva d'un bond. Elle était tout près du torrent qui roulait ses vagues furieuses. Les cavaliers apparurent, déjà triomphants. L'un d'eux leva son arme, fit feu. Judith, jouant le tout pour le tout, plongea dans les eaux bouillonnantes.
- Merde! s'écria le chef des poursuivants, un gros homme aux sourcils broussailleux. Elle a sauté!
- La folle! Elle ne s'en sortira pas. Plus loin, il y a des rapides. Je connais le coin. Je suis déjà venu chasser le roo par ici.
- La mauvaise herbe a la vie dure! grommela un autre. On a déjà cru une fois qu'elle était morte.
- Personne ne pourrait sortir vivant des rapides! reprit le premier.
- C'est sûr! Mais si on veut toucher la prime, il va falloir récupérer son cadavre.
Ils suivirent le cours d'eau. Plus loin, comme l'avait dit l'un des hommes, une dénivellation donnait naissance à une enfilade de rapides qui s'achevait sur une cascade d'une quinzaine de mètres de haut. Ils durent faire un long détour pour parvenir au niveau inférieur.
- Son corps doit être quelque part par là! dit le chef. Ouvrez l'oeil.
Réfugiée derrière le rideau de la cascade, Judith observait ses poursuivants.
En se jetant dans le torrent en crue, elle n'espérait pas vraiment survivre. Elle avait réagi par instinct, pour ne pas tomber entre les mains de ces monstres. Elle savait qu'elle n'avait aucune chance avec eux. Avec l'eau, en revanche, elle pouvait espérer un miracle. Et le miracle s'était produit. Une grosse branche était apparue. Elle s'y était agrippée de toutes ses forces. Poussée par l'instinct de survie, elle avait compris dès le début qu'elle ne devait pas lutter, mais au contraire se laisser porter par le courant, sans résister. Elle avait vu les silhouettes de ses poursuivants disparaître au loin dans un brouillard liquide.
Cent fois elle avait cru être broyée contre les rochers. Mais la branche amortissait les chocs et le torrent l'emportait toujours plus loin, à une allure folle, au coeur de la tempête. Au-dessus, le ciel noir s'illuminait d'éclairs aveuglants. Un vacarme épouvantable lui vrillait les oreilles. De l'eau pénétrait dans sa bouche, ses narines. Au bout d'un temps indéfinissable, elle avait vu arriver les rapides, les avait franchis, toujours cramponnée à sa branche. Elle profitait des passages plus calmes pour se hisser un bref instant hors de l'eau et aspirer de grandes goulées d'air.
Puis il y avait eu cette sensation de chute vertigineuse, suivie d'un choc violent. Elle avait juste eu le temps de prendre une profonde inspiration. La branche salvatrice lui avait été arrachée des mains, une force irrésistible l'avait attirée vers le fond. Elle avait connu un instant de résignation. Elle préférait périr noyée que pendue. Et soudain, elle avait été projetée vers le haut, vers des ténèbres chargées d'air frais et humide. Un rocher s'était présenté. Elle s'y était accrochée, avait grimpé sur une plate-forme couverte de végétation aquatique. Il lui avait fallu un bon moment avant de comprendre qu'elle avait été aspirée de l'autre côté de la cascade, sous un surplomb de la roche. Frigorifiée, elle avait lentement repris ses esprits. Elle murmura une prière de remerciement à la mémoire du capitaine Pedders, qui lui avait appris à nager.
Pétrifiée, elle n'osait plus bouger. Elle sentait que ses poursuivants ne lâcheraient pas leur proie aussi facilement. Les eaux boueuses de la cascade la dissimulaient à leur vue, mais serait-ce suffisant? Au bout d'un moment, au-delà du vacarme, elle entendit des cris. Par une trouée de végétation en bordure de la cavité, elle aperçut les chasseurs. Ils la cherchaient, scrutant avidement les berges. Elle était certaine qu'ils connaissaient cette particularité de la chute d'eau. Ils allaient la débusquer, la capturer. Elle se terra sur la plate-forme rocheuse, tremblant de tous ses membres, tant à cause du froid que de la terreur qui s'était emparée d'elle.
Mais la cascade était difficilement accessible. Judith distinguait, de part et d'autre, deux parois rocheuses bordant le cours d'eau au-delà. Elle reprit espoir. Pendant longtemps, des silhouettes arpentèrent les lieux, scrutant soigneusement les rives, bousculées par les bourrasques de la tempête. Ils devaient pourtant bien penser qu'elle s'était noyée. Alors, pourquoi ne repartaient-ils pas?
Et soudain, elle comprit. Il devait y avoir une prime pour sa capture, morte ou vive. Dans ce cas, ils n'abandonneraient pas de sitôt. Ils attendraient que le courant ramène son corps.
Ils restèrent plus de quatre heures sur place, fouillant les environs, arpentant les rives. Judith les observait par la trouée végétale. Des bribes d'éclats de voix lui parvenaient de temps à autre. La jeune femme s'inquiéta. Si le courant faiblissait, le rideau liquide allait devenir si fin qu'ils l'apercevraient. Elle se tapit encore plus au fond de la cavité naturelle. Soudain, elle vit l'un d'eux engager son cheval dans le courant et tenter de s'approcher de la cascade. Elle crut un instant qu'elle était perdue. Mais il cherchait seulement à savoir si son corps n'était pas pris dans les tourbillons.
- Il n'y a rien! cria-t-il en direction des autres. Elle a dû rester coincée sous un rocher! On ne la récupérera jamais!
Ils restèrent encore un moment sur place, visiblement frustrés, puis s'éloignèrent. Judith poussa un soupir de soulagement.
Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était là. Elle n'osait même pas tenter de sortir, de peur de voir les chasseurs revenir. Elle grelottait, frigorifiée, sous l'eau glacée du torrent. Ses vêtements détrempés lui collaient à la peau. La cavité était plongée dans des ténèbres angoissantes. A l'extérieur, l'orage s'était calmé, le ciel s'éclaircissait.
Enfin, elle comprit qu'elle leur avait échappé.
Cependant, sa situation n'était guère brillante. Une douleur lancinante lui déchirait le bras. A cause du froid et de la peur, elle ne s'en était pas vraiment rendu compte Elle porta la main à sa blessure. Une balle lui avait éraflé la peau. La plaie n'était pas profonde mais elle saignait. A gestes maladroits, elle découpa le bas de sa robe avec le petit poignard qu'elle portait toujours à sa ceinture et se confectionna un bandage afin d'arrêter l'hémorragie.
Puis elle se résolut à quitter son refuge. Ce ne fut pas chose aisée. Le courant était encore puissant et elle risquait à tout instant d'être reprise dans les tourbillons. Mais elle ne pouvait pas rester là. Elle constata que l'eau paraissait plus calme vers la rive nord. Malgré la roche glissante, elle parvint à sauter à travers la cascade. Elle eut l'impression qu'une gigantesque main glaciale se refermait sur elle, lui mordant les membres.
Luttant de toutes ses forces contre l'engourdissement, elle nagea vigoureusement pour s'éloigner des tourbillons. Par chance, ils avaient perdu de leur force. Au prix d'efforts désespérés, elle parvint à se hisser sur la rive. Tremblant de la tête aux pieds, elle resta un moment prostrée, à reprendre son souffle. Le sol était couvert de flaques d'eau où tombait une pluie résiduelle. A quelques mètres s'étendait la forêt.
Redoutant un retour toujours possible des chasseurs, Judith se traîna jusqu'aux arbres. Là, elle trouva refuge dans le tronc creux d'un grand pin, un aïeul certainement, dont l'écorce ne subsistait plus que par plaques. La jeune femme se lova dans cette niche improvisée afin de se protéger du vent. Les bras resserrés sur elle-même, elle regardait fixement devant elle, écoutant le rythme régulier de son coeur qui battait la chamade, le bruit lancinant de la pluie, les bourrasques qui tordaient les branches à l'odeur résinée au-dessus d'elle.
Elle avait l'esprit vide. En trois jours, l'univers qu'elle avait réussi à se reconstruire s'était écroulé. Tous ses amis avaient été tués. Elle en vint à se demander si un démon inconnu ne s'acharnait pas sur elle.
Elle était la seule survivante, et elle avait tout perdu. Où pouvait-elle aller? Il était hors de question de retourner à Hill End. Les troupes de Garrisson avaient sans doute déjà investi les lieux. Oeil-Méfiant et Pipe-en-Terre devaient être morts. Rebecca et Suzanne étaient peut-être encore en vie. On allait les renvoyer dans les bordels de Sydney, comme l'avait laissé entendre Brady. Ou bien les vainqueurs allaient les garder pour leur usage personnel. Dans les deux cas...
Elle poussa un cri de rage. Elle haïssait ce pays, elle haïssait les gens qui l'habitaient. Seule primait la loi du plus fort. Les plus faibles étaient irrémédiablement broyés, exploités, humiliés. Et ces gens-là osaient se prétendre civilisés!
Elle ne se laisserait pas faire! Elle serra les dents. Si elle avait survécu, ce n'était pas pour rien. Elle trouverait le moyen de quitter cet enfer. Elle prendrait un bateau qui la ramènerait près de sa mère, et elle démasquerait ceux qui l'avaient fait enlever.
A présent, la nuit était presque tombée. Au loin vers l'ouest, un soleil rouge et accourci éclaboussait les nuages violets de longues traînées sanglantes. Malgré la faim et le froid, Judith, épuisée, finit par s'endormir.
Plus tard, elle fut réveillée par des grognements. Terrifiée, elle songea aussitôt à une meute de dingos. Elle n'avait aucun moyen de se défendre. Cependant, la bête inconnue n'émettait pas les grondements et les jappements caractéristiques des chiens sauvages. Elle faillit hurler pour effrayer le monstre, se retint. S'il la repérait, elle était perdue. Elle passa une partie de la nuit à écouter les sons alentour, grondements, bruits de branches cassées, raclements sur la terre et la roche.
Tout à coup, dans la clarté blanchâtre de la lune, une forme noire jaillit des profondeurs d'une colline proche. Une masse fantomatique s'éleva dans les airs. Judith connut un moment de pure panique lorsqu'elle se rendit compte que le spectre gigantesque et silencieux se dirigeait droit sur elle. Elle se recroquevilla dans sa cachette, s'attendant d'un instant à l'autre à voir une créature cauchemardesque se matérialiser devant elle. La forme noire masqua la lune, passa tout près de l'arbre de Judith. Elle se rendit compte alors qu'il s'agissait d'une nuée de chauve-souris.
Au matin, un soleil resplendissant inondait la vallée. Les grognements avaient cessé, mais l'animal était encore là. Une bête étrange, qui ressemblait vaguement à un ours croisé avec une taupe. Il ne devait pas peser plus de vingt kilos. Pendant la nuit, il avait creusé un trou et s'y était lové. Judith cessa de trembler et pesta contre l'animal. Cette stupide bestiole l'avait effrayée pour rien. Puis elle se souvint des descriptions faites par Campbell. L'importun était un wombat. Il vivait dans des galeries souterraines. Le terrier de celui-ci avait peut-être été noyé par la tempête de la veille.
Avec le soleil, la chaleur était revenue. Judith se débarrassa de ses vêtements et les accrocha aux branches du vieux pin. Ils eurent tôt fait de sécher.
Elle ne pouvait rester dans les parages. La ferme n'était pas tellement éloignée et les chasseurs pouvaient revenir. Après avoir remis ses vêtements, elle décida de suivre le cours d'eau. Celui-ci était encore en crue, mais son niveau avait diminué depuis la veille. Les rivières menaient toujours vers la mer. En suivant celle-ci, elle arriverait forcément quelque part. Elle se mit en marche.
Les difficultés ne tardèrent pas à surgir. Tout d'abord, elle avait perdu ses chaussures et ses pieds la faisaient souffrir. Il y avait une autre urgence: elle n'avait rien mangé depuis plus d'une journée et une crampe douloureuse lui tordait l'estomac. Elle devait se mettre en quête de fruits ou chasser un animal.
Mais quelles plantes étaient comestibles dans ce monde inconnu? Autour d'elle, outre les pins et les eucalyptus, poussaient quantités d'arbustes présentant des fruits de formes étranges. Certains d'entre eux étaient peut-être empoisonnés. Elle finit par identifier des noix butrawong, des mangues et des pêches quandong. Sacrifiant son jupon, elle le transforma en sac qu'elle noua autour de sa taille et dans lequel elle plaça sa récolte. Puis, sous l'oeil curieux de cacatoès gris au ventre rouge, elle s'installa sous un eucalyptus et se mit à manger.
Plus tard dans l'après-midi, ayant repéré un nid dans un arbre, elle se hissa dans ses branches et découvrit quelques oeufs de petite taille, qu'elle emporta malgré les protestations vigoureuses des parents.
L'idée lui vint de fabriquer un arc pour chasser. Elle se mit à la recherche d'un arbuste aux branches assez souples pour confectionner un arc. Sans succès. Aucun bois ne convenait. Elle se souvint alors de son adresse à la fronde, lorsqu'elle était enfant. Découpant une bande de sa robe, elle se fabriqua une arme solide, qu'elle noua à son poignet droit, laissant l'autre extrémité libre. Pour éviter que ses cheveux ne lui retombent dans les yeux, elle déchira une autre bande et la noua autour de sa tête. Sa robe, largement entamée par ces différentes opérations, remontait désormais au-dessus de ses genoux. Puis elle choisit des pierres rondes qu'elle rangea dans son sac. Elle passa le reste de la journée à s'entraîner en visant un tronc d'arbre creux. Si les premiers tirs ratèrent leur cible, elle retrouva très vite son habileté, qui lui avait valu l'admiration de ses petits camarades de jeu des rues de Kingston - et quelquefois les foudres de sa mère, lorsqu'un caillou perdu avait pulvérisé une vitre.
Ainsi équipée, elle se sentit plus forte. Autrefois, Richard l'avait emmenée à la chasse. Elle possédait un fusil, alors. La première fois, elle avait hésité à tirer. L'idée de donner la mort lui répugnait. Mais Richard lui avait expliqué qu'il était nécessaire de tuer pour vivre. L'animal abattu allait nourrir la famille.
« Si tu manges de la viande, avait-il dit, tu dois savoir que les animaux doivent mourir pour nous la fournir. C'est pour cela que nous devons les respecter et ne jamais en tuer plus que nécessaire. »
Judith comprenait encore mieux aujourd'hui la sagesse contenue dans ces paroles. Elle songea aux chasseurs du poème de Vigny, La Mort du loup. Ceux-là ne chassaient que pour le plaisir. A présent, elle devait tuer et dépecer elle-même ses victimes si elle ne voulait pas mourir de faim. Mais quel gibier choisir? Elle avait déjà mangé du kangourou à la ferme. C'était une viande maigre, agréable au goût, mais qu'il fallait faire cuire longtemps.
Elle se mit en quête d'une proie. Cependant, il était beaucoup plus facile d'atteindre une cible immobile qu'un animal. Ceux-ci s'enfuyaient à la moindre alerte. Le soir venu, elle était bredouille. Voyant le soleil décliner, elle chercha un nouvel abri pour la nuit. Afin de se placer hors d'atteinte des dingos, elle s'installa dans les branches d'un grand pin, chassant des lieux une nuée d'oiseaux piailleurs.
Le lendemain, après de nombreuses tentatives infructueuses, elle parvint, à l'aide de sa fronde, à abattre un petit marsupial que les gens de la ferme appelait bandicoot. L'animal n'était pas bien gros et tenait sans peine dans son sac de toile. Un autre problème se posa alors. Comment faire du feu pour le cuire? Elle n'avait pas d'allumette au soufre, pas de briquet. La faim ne la tenaillait pas trop puisqu'elle avait encore une provision suffisante de fruits. Mais elle allait devoir trouver une solution rapidement si elle voulait pouvoir se chauffer. Les nuits étaient glaciales.
Elle se mit en quête de silex, sans succès. Elle fit des essais avec les pierres dont elle disposait. Nouvel échec. En désespoir de cause, elle sortit le cadavre du petit animal et le déposa sur le sol. Elle ne pouvait pas le manger cru. Un malaise étrange la tenaillait.
- Pardonne-moi, murmura-t-elle. Je t'ai tué pour rien.
Il n'était peut-être pas prudent de faire du feu. Elle n'était pas encore très éloignée de Hill End. La fumée pouvait attirer l'attention.
Elle résolut de se rabattre sur le poisson, dont elle pensait pouvoir manger la chair crue. Elle réfléchit au moyen le plus simple de pêcher et se fabriqua une lance en bois qu'elle tailla en pointe à l'aide de son poignard. La rivière avait regagné son lit. Mais le courant était trop rapide. Elle la suivit, à la recherche d'un endroit plus propice. Un peu plus loin, elle se transformait de nouveau en rapides. Judith dut franchir un éboulement rocheux, une dénivellation encombrée de broussailles épineuses qui lui lacérèrent les mollets. Plus bas, elle découvrit un petit étang entouré d'une végétation luxuriante. Se saisissant de sa lance, elle s'avança dans l'eau jusqu'au genoux et attendit. Au début, les poissons s'enfuirent. Mais Richard lui avait enseigné la patience.
« Les animaux doivent s'habituer à ta présence, disait-il. Comme si tu faisais partie de la forêt. »
Ce devait être pareil avec les poissons. Elle se concentra. Il fallait qu'elle mange autre chose que des fruits. Elle resta ainsi plus d'une heure, les pieds enfoncés dans la vase. La douleur de la blessure s'était ravivée et l'immobilité n'arrangeait rien. Elle devait serrer les dents pour ne pas gémir. Peu à peu, elle vit des ombres nonchalantes et curieuses se rapprocher. Certaines vinrent tourner autour de ses jambes. Soudain, elle frappa aussi vite que possible. En pure perte. Les poissons s'écartèrent aussitôt dans toutes les directions. Elle poussa un juron bien senti, emprunté au vocabulaire militaire du capitaine Pedders. Puis elle se remit en position. L'attaque fulgurante n'avait pas eu l'air d'effrayer les poissons, qui revinrent presque immédiatement.
Après une vingtaine d'échecs, elle sentit tout à coup sa lance vibrer. Elle poussa un cri de victoire. Elle avait réussi. Fébrilement, elle sortit sa capture de l'eau et sourit. La prise était de belle taille. L'animal se tordait dans tous les sens pour s'échapper. Judith le jeta sur l'herbe puis, à l'aide de son poignard, lui trancha la tête d'un geste vif. Le souffle court, elle resta un long moment à savourer sa victoire. Elle avait déjà mangé du poisson cru, à Paris. Du saumon. La chair de celui-ci ne devait pas être très différente. Elle l'éviscéra, le lava à grande eau et sépara les filets, dans lesquels elle mordit à belles dents. Peut-être aurait-elle recraché le tout dans d'autres circonstances. Cette fois, la faim était trop forte. Elle eut l'impression qu'elle n'avait jamais rien mangé d'aussi bon.
Ce soir-là, elle s'endormit le ventre plein.
Le lendemain, elle se mit en marche dès l'aube. Elle voulait mettre la plus grande distance entre elle et les chasseurs. Avant de partir, elle se confectionna des sortes de souliers, à l'aide de morceaux d'écorce et de nouvelles bandes taillées dans ce qui restait de sa robe. Ils soulageaient un peu ses pieds meurtris par les pierres acérées.
Elle reprit sa marche le long de la rivière, qui remontait en direction du nord-ouest. Etonnée, elle découvrit un paysage étrange, incroyablement varié, peuplé de toutes sortes d'animaux. Souvent, elle croisait des serpents. Mais, ainsi que l'avait indiqué Campbell dans ses notes, ils n'étaient dangereux que si on les attaquait. Ils redoutaient l'homme et s'enfuyaient à son approche, comme à celle de tous les animaux de grande taille. Il fallait tout de même se méfier et ne pas poser le pied sur l'un d'eux par inadvertance. Les serpents-cuivre dont lui avait parlé Jack étaient réellement très dangereux. Durant son séjour à la ferme, un chien avait été mordu. Il avait péri en quelques minutes. Afin d'éviter tout accident, elle se tailla un bâton solide, avec lequel elle frappait le sol devant elle. Les reptiles et les scorpions, avertis, s'écartaient craintivement.
Ce bâton se révéla également bien utile pour l'aider à progresser, car la blessure de son bras ne guérissait pas. Elle la nettoyait chaque soir et chaque matin avec de l'eau claire, mais les chairs peinaient à cicatriser et la douleur était permanente. Elle avait aussi fait connaissance avec l'un des plus redoutables fléaux de l’outback: les mouches. Celles-ci ne cessaient de la harceler. A l'aide de feuilles rigides, elle se confectionna une sorte d'éventail destiné à les chasser. Mais elles revenaient impitoyablement à l'assaut. Bientôt, ses membres furent couverts de marques rougeâtres.
Après le troisième jour, la chaleur se fit trop intense pour qu'elle pût continuer à marcher en milieu de journée. Elle rechercha alors des coins d'ombre, offerts par les feuillages peu épais des arbres ou par des surplombs rocheux, pour y faire la sieste aux moments les plus chauds.
Cela faisait à présent dix jours qu'elle avait quitté Hill End. Parfois, elle se demandait pourquoi elle marchait ainsi. Vers quel destin ses pas douloureux la menaient-ils? Melbourne était située très loin dans le Sud. Pourtant, elle continuait de progresser vers le nord-ouest. En vérité, instinctivement, elle suivait la rivière. Elle avait conscience que s'éloigner d'elle signifierait la mort à brève échéance.
A la ferme, elle avait entendu parler d'expéditions organisées par des savants pour explorer le pays. Nombre d'entre elles n'étaient jamais revenues. Avait-elle vraiment la moindre chance de réussir là où des hommes chevronnés avaient échoué?
Depuis deux ou trois jours, le relief s'était aplani. Les hautes collines forestières avaient laissé la place à un moutonnement chaotique couvert d'une végétation moins dense. Les arbres s'étaient raréfiés.
La tempête n'était plus qu'un souvenir. Un soleil aveuglant écrasait le désert. Cependant, si dans la journée la chaleur était accablante, les nuits restaient froides. Au matin, elle se réveillait frigorifiée. Si au moins elle avait pu faire du feu...
Les jours s'ajoutaient aux jours. Judith avait été obligée plusieurs fois de réparer ses souliers de fortune. Peu à peu, une corne dure s'était formée sous ses pieds. Parfois, elle marchait pieds nus afin de la renforcer. Un phénomène étrange l'intriguait. Chaque jour, la rivière perdait de sa puissance. Elle se rendit compte que ses eaux se dispersaient dans la plaine désertique. A plusieurs reprises, elle avait suivi des bras morts. Elle avait été obligée de revenir sur ses pas pour retrouver le cours principal.
Un matin, elle aperçut au loin quelques silhouettes inquiétantes, semblables à des loups. Une onde de peur l'envahit. Des dingos! Elle songea un moment à s'enfuir. Mais il n'y avait à proximité aucun arbre dans lequel se réfugier. Quant à courir, il valait mieux ne pas y penser. Les carnassiers l'avaient vue. Es se dirigèrent vers elle d'un pas léger et souple. Judith frémit.
Elle allait devoir se défendre. Elle avisa une surélévation rocheuse rouge. Elle s'y rendit, arma sa fronde et attendit. Les dingos s'arrêtèrent à bonne distance, visiblement intrigués par ce gibier qu'ils ne connaissaient pas et qui se déplaçait sur ses deux pattes arrières. Tout à coup, Judith fit tournoyer sa fronde et lança un projectile dans leur direction. Il percuta une roche affleurante à quelques centimètres de la tête du chef de meute. Celui-ci fit un bond en arrière en couinant de peur. L'instant d'après, la troupe reculait, effrayée. Judith se souvint alors des paroles de Richard.
« Les chiens et les loups nous redoutent parce que nous sommes capables de jeter des objets à distance C'est une chose dont ils sont parfaitement incapables et qui les déroute. »
La horde, forte d'une demi-douzaine d'animaux, ne paraissait pas spécialement agressive. Après tout, les dingos ne sont pas autre chose que des chiens, se dit Judith. Elle ne devait pas leur montrer qu'elle avait peur. Hardiment, elle se laissa glisser à bas du rocher et s'avança dans leur direction. Ils reculèrent. Elle arma une nouvelle fois sa fronde et la fit tournoyer. Le sifflement seul suffit à les faire déguerpir en jappant de terreur. Elle éclata de rire. Elle avait réussi. Elle avait établi sa domination.
Le paysage devenait de plus en plus désertique. Les eucalyptus et les pins, squelettiques, se faisaient plus rares, dominant des touffes d'arbustes clairsemés, couverts de fleurs magnifiques, rouges, mauves, jaunes, blanches. Elle croisait aussi des buissons d'épineux, qui rendaient parfois la progression difficile. Le relief était chaotique, marqué par des affleurements rocheux, des creux qui recueillaient les eaux pluviales. Mais, au cour de l'été, celles-ci étaient extrêmement rares.
Un jour, alors qu'elle s'était installée à l'ombre d'un gros rocher, elle vit un petit groupe de dingos apparaître. Visiblement, elle avait pris place à un endroit où ils avaient leurs habitudes. Elle allait se saisir de sa fronde pour les chasser lorsqu'elle se rendit compte qu'ils ne manifestaient aucune hostilité. Leur allure, leurs mimiques rappelaient vraiment ceux des chiens. Elle se mit à leur parler. Curieux, l'un d'eux se mit à remuer la queue et s'approcha avec circonspection. Fouillant dans son sac, Judith en préleva un morceau de poisson qu'elle conservait, enveloppé dans une feuille. Elle le lança à l'animal, qui vint le flairer, puis l'engloutit avec un clappement de langue satisfait, avant de s'enfuir précipitamment.
Chaque jour, Judith découvrait de nouveaux animaux inconnus. Là, sur une dalle rocheuse, c'était un lézard monstrueux, couvert d'épines; sur le sol rouge et sableux, un mille-pattes à la queue terminée par un double dard; plus loin, une sorte de souris marsupiale mangeait des insectes... Les branches des arbres décharnés se peuplaient de groupes de cacatoès, de perruches bavardes. Parfois, au loin, un aigle fondait sur une proie. Judith entendait alors le cri perçant de sa victime, très vite étouffé par les serres acérées du rapace. Elle rencontrait aussi des kangourous de toute petite taille, dont certains ressemblaient à des rats. Elle s'était habituée aux vols silencieux des chauves-souris qui traversaient la nuit.
Afin d'éviter de sombrer dans le désespoir, Judith évitait de trop penser à sa situation. Mais elle ne pouvait se masquer la vérité: elle était seule, perdue au coeur d'un immense désert dont elle ignorait tout. Le seul lien qui la rattachait encore à la civilisation était cette rivière dont le cours s'amenuisait un peu plus chaque jour. Si elle revenait sur ses pas, elle pourrait retrouver... quoi? La civilisation l'avait rejetée. C'était la mort qui l'attendait en arrière. Alors, devrait-elle rester indéfiniment dans cet enfer écrasé de soleil?
La solitude lui pesait. Parfois elle se surprenait à parler aux animaux qu'elle croisait, aux cacatoès, aux dingos, aux rongeurs curieux qui l'observaient à distance. Une angoisse la tenaillait. Le soir, malgré la fatigue, elle avait de plus en plus de mal à s'endormir. Son bras avait gonflé à l'endroit de la blessure. Une douleur sourde lui broyait les muscles, semblait se répandre peu à peu dans son corps.
Un matin, elle fut prise de tremblements et la chaleur du soleil ne parvint pas à la réchauffer. Des frissons ne cessaient de parcourir ses membres. La fièvre. Une peur panique s'empara d'elle. Malade, elle ne pourrait pas survivre. Faisant appel à toute sa volonté, elle profita de la journée et des forces qui lui restaient pour récolter quelques fruits. Il fallait absolument qu'elle mange. Mais elle n'eut pas le courage de pénétrer dans l'eau pour pêcher un poisson.
Le soir venu, sa respiration se fit plus difficile. Elle grelottait. Plusieurs fois, elle crut être victime d'hallucinations. Elle avait l'impression de voir des silhouettes furtives se glisser entre les rochers. De temps à autre, le vent lui apportait l'écho de voix étranges. Elle passa une nuit difficile, presque sans fermer l'oeil en raison de la fièvre.
A l'aube, elle ne put se remettre en route. Elle tenta de se redresser, mais elle n'avait plus aucune énergie. Chaque geste lui coûtait un effort démesuré. Elle comprit qu'elle avait accompli tout cela pour rien. Elle allait mourir là, au coeur de ce désert inconnu. Un sentiment de résignation l'envahit. Après tout, c'était sans doute mieux ainsi. Depuis le début, elle n'avait eu aucune chance de s'en sortir. Les hommes l'avaient condamnée. Elle avait réussi à survivre près d'un mois dans ce que les Australiens appelaient l’outback. En soi, c'était déjà un exploit. Mais elle n'allait pas passer sa vie seule dans le désert. Alors, tout était bien...
Elle regarda autour d'elle. Elle n'avait pas peur. Curieusement, elle ne sentait presque plus la douleur de son bras. La chaleur du soleil la baignait, la réchauffait. Au fond, elle était bien. La mort viendrait la prendre doucement, elle s'élèverait dans le ciel bleu et irait rejoindre les oiseaux.
Que ressent-on après la mort? se demanda-t-elle. Existe-t-il, ainsi que le prétendent les prêtres, un paradis ou un enfer où vont les âmes des défunts? Vers quoi la dirigerait-on? Avait-elle commis, au cours de sa courte vie, des actes si graves qu'ils lui vaudraient de passer une éternité de tourments dans les profondeurs d'un enfer dévoré par les flammes? Ce dieu inconnu, au sujet duquel sa mère ne lui avait donné aucun enseignement, étant elle-même incroyante, lui tiendrait-il rigueur de son impiété et la vouerait-il aux flammes infernales? La dirigerait-il au contraire vers ce paradis où, disait-on, on passait une éternité de bonheur absolu. Mais qu'est-ce que cela pouvait signifier? Plus de souffrance? Manger chaque jour à sa faim?
Ou bien s'agissait-il de tout autre chose, dont personne n'avait idée? Peut-être même n'y avait-il rien...
Tout à coup, des silhouettes noires se matérialisèrent devant elle. Les chasseurs l'avaient retrouvée! Les yeux brûlés par la lumière et la fièvre, elle voulut hurler. Mais aucun son ne sortit de ses lèvres desséchées.
Une chose était sûre: elle était perdue. Un grand froid s'insinua en elle.