CHAPITRE VII
Ce qu'Alex redoutait le plus venait de lui arriver !
Les Albions, ces redoutables ennemis de l'Empire, étaient sur la piste du chrono-disrupteur... Et ils avaient choisi leur meilleur agent pour s'occuper de l'affaire.
Une chose l'intriguait : pourquoi Albrought ne s'était-il pas débarrassé de lui ?
— J'avoue être surpris... Inutile de finasser : vous recherchez aussi un certain astro-cargo.
— Exactement ! Je le piste comme vous, mais n'ai point votre extraordinaire pouvoir de séduction. Aucune beauté superbe ne m'accompagne !
Comme vous avez raison : les femmes s'avèrent irremplaçables au lit. En dehors, ce sont parfois de redoutables enquiquineuses. Mais revenons à notre problème. Ces pirates n'ont pas encore décidé avec qui traiter, à ce qu'il semble.
— Il y a plus grave : à mon avis, ces imbéciles se trouvent dépassés par leur larcin, ils s'en servent à tort et à travers. Savez-vous ce que j'en pense ?
— Ma foi, il se pourrait bien que ces minables cherchent à l'utiliser pour effectuer leurs mauvais coups impunément. Dans ce cas, ni votre pays ni le mien ne seront contactés en vue d'un achat...
— Vous êtes parvenu aux mêmes conclusions que moi : j'en suis heureux. Chaque fois que nous les talonnons de trop près, ils filent, seulement leurs déplacements s'avèrent toujours limités.
— Il serait donc encore temps de récupérer ces appareils, mais ne pensez-vous pas qu'il serait bon d'établir entre nous un gentleman’s agreement ?
— C'est la raison pour laquelle je me suis permis de vous arrêter. Hélas, vous m'avez, naguère, traîtreusement abusé...
— Dans notre métier, la fin justifie les moyens, même lorsqu'on le déplore.
— J'ai bien compris votre sens moral, aussi prendrai-je mes précautions.
— Quoi de plus normal ?
— De toute manière, l'agent impérial avait la partie belle, car Albrought ignorait toujours l'existence de Sphéro qui lui avait joué pas mal de tours pendables.
— Heureux de votre compréhension : comme je connais votre cœur chevaleresque, j'ai donc laissé dans la grotte où vos belles amies vous attendent deux robots bourrés d'antim, qui les suivront pas à pas. N'entretenez point de fallacieux espoir ! Elles ne prêteront nulle attention à une banale mouche. Hélas, si elle explose sur leur tête adorable, leur crâne volera en éclats.
— Vieille crapule ! Je n'en attendais pas moins de vous ; tortueux et vicieux : quel allié merveilleux... Il est vrai que nous sommes dans une impasse...
— Tous deux coupés de nos services, sans espoir d'une aide quelconque tant que nous ne serons point revenus à notre époque, il paraît logique d'unir nos forces.
— Et lorsque nous contrôlerons cet astro-cargo ?
— Alors, chacun d'entre nous reprendra sa liberté.
— Ce qui veut dire qu'alors, tous les coups seront permis.
— Vous avez parfaitement saisi ma pensée !
— Entendu ! Nous voici donc alliés jusqu'à nouvel ordre. Quel plan proposez-vous ?
— Nous avons constaté tous deux qu'il était impossible d'approcher la base du navire, un détecteur les avertissant : malheureusement, ces truands déclenchent alors l'appareil temporel. Inutile de renouveler l'expérience, à moins de pouvoir débrancher leur système d'alerte. Avez-vous une idée de la manière dont il fonctionne ?
— Il ne s'agit pas d'ondes infrarouges, ni d'un sonar ni d'un radar. J'ai pensé à un dispositif bionique dérivé de l'œil de grenouille et qui décèle le moindre mouvement.
— Possible ! Mais comment le neutraliser ?
Alex avait un moment songé à Sphéro : invisible, se déplaçant très lentement, il n'atteindrait peut-être pas le seuil de déclenchement du système. Pas question de divulguer son existence. Il soupira :
— Je n'en ai pas la moindre idée...
De son côté, Albrought disposait aussi d'un atout dans sa manche : un monoplace en orbite au-dessus de l'astro-cargo, hors de portée de ses détecteurs et qui avait subi en même temps que lui le transfert temporel.
— Nous sommes donc au point mort ! grommela-t-il.
— Et vous n'avez pas la moindre idée de leur méthode de transfert ?
— Si je ne m'abuse, ce sont bien des techniciens impériaux qui ont mis au point cette machine. Vous devriez être mieux renseigné que moi !
— Et je ne le suis guère plus, il s'agissait d'un projet top-secret...
— Dans ces conditions il ne reste plus qu'à rejoindre vos charmantes amies, ou à faire sauter cet engin, ce qui implique de passer ici toute notre existence.
— Je ne voudrais en arriver là qu'en dernière extrémité.
— C'est aussi mon avis. Serait-ce votre premier échec, mon cher collègue ?
— La partie est loin d'être jouée : ils ne maîtrisent que très partiellement cet appareil, ce qui implique que les techniciens se sont défendus et qu'ils en ont tué un bon nombre.
— Possible. Cela ne les empêche pas de se balader dans le temps ! Et si nous étions trop éloignés du chrono-disrupteur au moment de leur départ, nous resterions exilés à jamais.
— Aucun doute, il faut se trouver à l'intérieur de la zone embrumée.
— Vous ne devez donc pas prendre le risque de retourner chez vos amis Ondins.
— Nous n'allons tout de même pas camper ici éternellement ? protesta Courville.
— Demandez à vos belles amies de nous apporter du ravitaillement, elles se rendront utiles à quelque chose !
Alex pesta dans son for intérieur. Il ne pratiquait nullement l'ascèse de l'Albion pendant ses missions et se donnait du bon temps chaque fois qu'il le pouvait. Cette association contre nature lui plaisait de moins en moins : il se promit d'y mettre un terme dès que possible...
Tous deux rebroussèrent chemin et, dès qu'ils eurent passé le dernier coude, perçurent des bruits inquiétants : des respirations haletantes et des coups d'épée.
Sans se concerter, ils foncèrent en dégainant leurs armes.
Un spectacle affolant s'offrait à eux : quatre pieuvres géantes avaient fait irruption dans la grotte et s'en étaient pris aux attelages.
Les deux femmes les défendaient avec courage, mais semblaient en bien mauvaise posture.
Plein de fougue, le commandant se lança dans la bagarre. Albrought, lui, rengaina et contempla le combat, adossé à un rocher.
Ondra paraissait la plus menacée : elle faisait front, coupant les tentacules, mais l'un des monstres l'avait enserrée à la taille avec plusieurs bras et, glissant sur l'un des appendices gluants, elle était tombée. Le monstre l'entraînait déjà.
D'un jet de laser, l'astrot la délivra et lui fit un rempart de son corps.
Hélas, un drame se déroulait pendant ce temps : l'un des poulpes avait ligoté la sauvageonne en l'attaquant par-derrière et l'entraînait sous les eaux...
La poitrine écrasée, elle gémit :
— Halex...
Courville ne pouvait tirer sans risquer d'atteindre la jeune femme. Albrought, lui, aurait pu viser le corps sphérique, mais il se désintéressait de l'affaire, désirant sans doute économiser ses munitions.
Ni le parai, ni le laser, ni les grenades d'antim n'étant utilisables, Alex emprunta l'épée d'Ondra et bondit au secours de la jeune femme.
Déjà, le monstre se trouvait à moitié immergé et menaçait son adversaire de ses tentacules. Frappant de taille, celui-ci en sectionna deux, mais la bête avait plongé. Dans l'eau, les coups se trouvaient amortis et Alex dut attaquer de pointe, atteignant la tête et crevant un œil.
A cet instant, le monstre lâcha un jet d'encre.
L'astrot n'y voyait plus rien : en frappant, il risquait d'atteindre la captive déjà à moitié noyée. Seul, le paral ralentirait peut-être la fuite de son adversaire.
Nageant à l'aveuglette, le capitaine toucha une peau visqueuse et déclencha alors le rayon. Tout dépendait de l'endroit où il avait fait mouche, si le système nerveux se trouvait atteint, peut-être serait-il possible de libérer Naïra...
Effectivement, les pulsations propulsant le céphalopode par réaction s'étaient ralenties. La lampe perçait un peu les ténèbres, car l'encre s'était diluée.
Courville s'accrocha aux ventouses immondes et attaqua à la base l'un des tentacules qui enserraient l'infortunée, le bras tomba, puis il s'attaqua au second et put enfin ramener la sauvageonne dont les longs cheveux pendaient comme des algues.
Sur la plage, plus aucune pieuvre.
Il allongea la jeune femme, puis écouta son cœur. Pas le moindre battement. Affolé, il pratiqua alors le bouche-à-bouche, puis devant l'inanité de ses efforts, l'allongea sur le ventre et entretint des pressions rythmées à la base des côtes.
Peine perdue, la malheureuse restait inerte.
L'agent galactique songea alors à sa trousse de survie : il possédait un puissant cardiotonique injectable ; si le métabolisme des Gruds ressemblait assez à celui des humains, peut-être la sauverait-il...
L'injection provoqua la reprise de quelques battements sporadiques, puis une fibrillation se produisit et ce fut la fin...
— Etonnant ! Vous paraissiez y tenir vraiment... constata la voix aigre d'Albrought.
— Espèce de salaud ! Vous auriez pu la sauver si vous aviez tiré.
— Sans doute, mais pourquoi l'aurais-je fait ? Je ménage mes armes pour défendre ma propre peau et puis, de toute manière, cela ne figurait point dans nos conventions.
— Nos conventions ! Je m'en torche. Comment ai-je pu songer un seul instant à collaborer avec un être totalement dépourvu de cœur, qui ne songe qu'à ses propres intérêts ?
— Mon cher, la sensiblerie ne paie pas. Si vous désiriez vous consacrer au sauvetage de vos semblables, il fallait choisir un autre métier !
Et rapide comme l'éclair, il tira avec un paral dissimulé dans sa poche. Sphéro, bloqué dans la combinaison, ne put intervenir.
Ondra se précipita pour empêcher le grand gaillard de tomber par terre.
— C'est cela, persifla l'Albion. Emportez-le et ne remettez plus les pieds sur cette île ! Je pourrais vous achever, mon cher, je préfère vous ridiculiser... Tout à l'heure, vos défenses psy ont été perméables un instant sous le coup de l'émotion. Ainsi ai-je découvert ce que je désirais : vous ignorez bien le mode de fonctionnement du chrono-disrupteur ! Par conséquent, vous ne m'êtes d'aucune utilité. Je reste ici en attendant que le navire reparte et m'emmène avec lui. Quant à vous, j'espère qu'il vous sera agréable de terminer vos jours en compagnie de cette superbe Ondine. J'ai toujours pensé que vous portiez trop d'intérêt au beau sexe. Adieu, Courville ! Cette fois, c'est moi qui gagne la partie, chacun son tour n'est-ce pas ?
La princesse n'avait pas compris un mot de ce discours mais le geste de l'Albion était assez significatif : elle emporta le corps inerte, le déposa dans une conque et fouetta l'attelage.
La haute silhouette resta seule sur la plage, contemplant les crabes qui commençaient à grouiller sur le corps de Naïra...
L'Ondine, elle, redoutait toujours les poulpes, craignant qu'ils ne se soient embusqués dans le tunnel; par bonheur, l'encre de leur congénère les avait effrayés et ils avaient fui dans les profondeurs.
L'attelage regagna donc la cité sous-marine.
Si Alex avait eu la possibilité de s'exprimer, il aurait certainement supplié Ondra de le laisser dans la zone de brume, mais celle-ci ne désirait qu'une chose : rendre la vie à la statue qui avait été son amant.
Elle porta donc le corps inerte et le confia aux gardes de l'écurie, afin qu'ils l'amènent au palais. Là, elle raconta à son père, en sanglotant, ce qui s'était passé.
— Assurément, il s'agit là de puissants magiciens et notre ami est sous le coup d'un sortilège ! Seul, notre mage Raël peut nous conseiller en pareil cas, répliqua-t-il.
Le docte personnage vint donc examiner l'astrot et sa conclusion fut rapide :
— Il vit, mais ses membres sont paralysés. Donnez- lui à boire et à manger des substances pâteuses en prenant soin de ne point l'étouffer. Sans doute le mal disparaîtra-t-il au bout d'un certain laps de temps...
Ondra ne l'entendait pas de cette oreille, elle insista :
— N'existe-t-il aucun remède ?
Le mage réfléchit, puis répliqua :
— Si fait ! Seulement, il est inaccessible...
— Que veux-tu dire ? Parle !
— Seule la poudre de corail bleu qui pousse dans les grottes de profondeurs pourrait lui redonner la mobilité. Hélas, ces cavernes sont habitées par des araignées de mer géantes et nul ne peut en approcher.
— C'est bien le seul moyen de le guérir ?
— A ma connaissance, oui !
— Tu es certain qu'il sera efficace ?
— Radical !
— Je te remercie, tu peux regagner tes laboratoires ! déclara le souverain en lui remettant une superbe bague.
Raël s'inclina et s'en alla dignement drapé dans sa tunique bleu nuit.
— Tu ne songes tout de même pas à te lancer en quête de ce corail ? s'inquiéta le roi.
— A-t-il hésité un instant lorsqu'il s'agissait de combattre nos ennemis ?
— Certes non...
— Alors, je ferai l'impossible pour le guérir.
— Je comprends tes sentiments et les approuve ! Tu es bien ma fille ! Nous lancerons donc une expédition dans les abysses et tu la commanderas. Impossible de partir immédiatement, il faut des dispositifs spéciaux pour descendre aussi profond.
— Que l'on fasse diligence. Son ennemi, le magicien resté dans l'île, peut regretter de ne pas l'avoir tué et venir jusqu'ici.
— Demain matin, tout sera prêt... En attendant, va te reposer, tu auras besoin de toutes tes forces. Ces crabes géants sont redoutables... Je les ai combattus une fois : on ne peut percer leur carapace : le seul moyen d'en venir à bout est de sectionner leurs yeux pédonculés.
— Merci, je m'en souviendrai...
La princesse fit installer Alex dans sa chambre : elle tint à lui donner son premier repas, une bouillie de plancton et d'œufs de poissons, puis elle le contempla longuement.
Immobile, les yeux grands ouverts, il ne réagissait ni aux paroles, ni à la lumière, pourtant son cœur battait toujours régulièrement. A ses pieds, Sphéro montait la garde.
Le lendemain, les chasseurs les plus expérimentés du royaume étaient prêts à accompagner la princesse. Ils disposaient de longues faucilles coupantes comme des rasoirs, mais aussi de sécateurs fixés au bout de perches.
Tels les cachalots qui chassent les poulpes géants des abysses, les Ondins pouvaient plonger très profondément, jusqu'à 3000 mètres. Leur couche adipeuse les protégeait du froid et leur cage thoracique volumineuse emmagasinait une grande quantité d'air, tandis que les sinus dilatés des artères costales stockaient le sang oxygéné.
Comme les attelages ne pouvaient atteindre une telle profondeur, les chasseurs quittèrent les conques avec leur précieuse réserve d'air. Seuls, les conducteurs restèrent pour attendre leur retour.
Les appareils d'éclairage qui copiaient les organes lumineux des poissons abyssaux ne fournissaient qu'une lueur parcimonieuse, suffisante pourtant car les yeux des Ondins possédaient une extrême acuité.
Ondra et les chasseurs n'emportaient avec eux que des réceptacles cylindriques contenant des armes de réserve et qui, au retour, pourraient servir à ramener les blessés ainsi que le produit de leur pêche, le fameux corail bleu. Cette espèce de gorgone se présentait sous forme d'arborescences azurées atteignant parfois plusieurs mètres. Certaines aux reflets d'or ou d'argent étaient particulièrement recherchées.
Toutes ces merveilles poussaient, hélas, devant les trous et les grottes où se terraient les crabes géants, sans doute parce qu'elles filtraient les particules alimentaires rejetées par les crustacés.
Le ramassage s'opérait parfois sans difficulté : lorsque les anfractuosités se trouvaient inoccupées. Mais dès que les monstres voyaient la lumière trahissant la présence d'une proie, tous se précipitaient à l'attaque, pinces grandes ouvertes.
Il fallait les esquiver à ce moment, les prendre à revers et sectionner leurs deux yeux pédonculés, puis s'enfuir immédiatement.
Bientôt, Ondra aperçut de superbes chrysogorgias dorés, mais elle ne s'intéressait qu'aux azurés, aussi poussa-t-elle plus avant. Des chasseurs la flanquaient pour la protéger.
Jusqu'alors, les araignées ne s'étaient pas manifestées, elles aimaient combattre sur le sol et, pour réussir à leur échapper, il suffisait souvent de piquer vers la surface, à condition d'avoir la chance de ne pas se faire agripper par un pied...
Les lampes faisaient scintiller au passage d'innombrables poissons chatoyants attirés par les sources d'eau chaude jaillie des volcans, qui entretenaient une température clémente.
Bientôt, Ondra poussa un cri de joie : elle apercevait un superbe bouquet argent aux reflets bleutés. Aussitôt, elle en cassa plusieurs branches qu'elle accrocha à sa ceinture.
Hélas, les crustacés géants tapis dans les anfractuosités de la ponce aperçurent ces proies tentantes et s'élancèrent à l'attaque...
Les flanqueurs se précipitèrent, mais très vite, tous furent engagés dans de mortels affrontements. Ondra dut aussi défendre sa vie.
Les cisailles sectionnaient des yeux, des antennes, des pattes même, mais elles restaient impuissantes devant les pinces énormes qui, lorsqu'elles se refermaient sur la taille, coupaient le corps en deux.
Déjà, trois malheureux Ondins avaient payé de la vie leur audace. D'autres arrivaient à la rescousse. Hélas, le rocher grouillait d'araignées.
Impossible de les prendre à revers ou de les attaquer de flanc ; il fallait donc reculer, et bientôt les chasseurs furent encerclés.
Leur chef réalisa la situation et, levant le pouce vers la lointaine surface, fit signe à sa princesse de fuir.
En temps normal, elle aurait certainement protesté, mais elle savait détenir le seul remède capable de guérir son amant, aussi nagea-t-elle vigoureusement vers le haut.
Déjà, elle se trouvait seule : tous les chasseurs luttaient héroïquement pour faire diversion. Ce fut seulement lorsqu'ils eurent la certitude qu'elle était hors d'atteinte qu'ils décrochèrent à leur tour.
Trop tard : ils furent saisis par les pinces béantes et une sanglante boucherie commença ; presque tous furent tués.
Ondra, elle, rejoignit les conques et regagna la surface. Plus tard, l'affreux bilan du combat fut connu : sur cinquante Ondins qui l'accompagnaient, dix seulement avaient survécu et encore deux d'entre eux, jambes sectionnées, se trouvaient-ils à l'agonie.
Son premier soin fut de porter son trésor au mage.
— Du corail de premier choix, approuva-t-il. Je vais immédiatement confectionner la drogue qui guérira votre hôte. Ne soyez pas impatiente : il me faut au moins trois heures pour cela.
La princesse alla donc rendre visite à Alex, toujours inerte ; le Roi était assis à son chevet.
— Ma fille, soupira-t-il, tu as fait preuve d'un grand courage, j'espère que tu ne le regretteras point.
— Et pourquoi donc le ferais-je ?
— Cet étranger n'appartient pas à notre race, il arrive d'un autre monde. Sa compagne avait appris quelques mots de notre langue. Elle m'a déclaré que c'est un magicien à la recherche d'un talisman dissimulé dans cette brume fantasmagorique.
— Quoi de mal là-dedans ?
— Cette jeune femme venait d'un autre univers. Alex y a fait irruption avec ce brouillard qui les a ensuite entraînés jusqu'ici. Nous ne comptons pas pour lui : il poursuit une quête ésotérique et ne s'intéresse qu'à elle.
En elle-même, la princesse sentait la sagesse de ces paroles, pourtant elle protesta :
— Mais il m'aime et je l'aime ! Pourquoi partirait-il ?
— Parce que nous ne sommes pour lui que des vermisseaux.
Ondra resta songeuse : certes, il avait prêté bien peu d'attention à ses deux compagnes lorsqu'il avait découvert l'individu si déplaisant qui, finalement, l'avait trahi... Sans doute venait-il du même monde qu'Alex, sans appartenir au même peuple.
— Nous verrons bien ! déclara-t-elle. Je lui poserai franchement la question à son réveil. Et s'il désire vraiment s'en aller, eh bien, je le suivrai !
— A condition qu'il accepte... Malgré tout, je le crois honnête, il sait que tu ne pourrais vivre dans son propre monde.
— C'est possible, attendons ! soupira-t-elle et, sur ces mots, elle regagna sa chambre et s'endormit immédiatement tant elle était épuisée.
Lorsque Raël la secoua, elle se dressa, les yeux encore pleins de sommeil.
— Le remède est prêt, annonça-t-il. J'ai pensé que Votre Altesse aimerait en constater les effets.
— Tu as bien fait...
Tous deux se rendirent dans la salle où Alex gisait toujours. Le mage sortit une fiole où se jouait une liqueur subtile aux reflets mordorés et en emplit une seringue.
Ondra étendit son bras :
— N'y a-t-il aucun danger ?
— Tout dépend de la dose : je l'administrerai progressivement. Bien des malades, paralysés par le venin de scorpions géants, ont été guéris grâce à ce remède.
— Mais il n'a pas été piqué par un scorpion !
— Sans doute, pourtant aux mêmes maux les mêmes remèdes c'est une règle absolue ; or, les symptômes sont identiques.
La princesse hésita encore un instant, puis elle retira sa main :
— Puisqu'il n'existe aucun autre espoir de le sauver, essaie cette drogue.
Le mage s'exécuta.
Les effets se firent attendre...
— Eh bien ! Il ne se passe rien... constata Ondra.
— Ai-je dit que l'action serait immédiate ? Non... Il convient d'attendre que les substances bénéfiques parviennent aux centres nerveux.
— Et cela demandera-t-il longtemps ?
— S'il s'agissait d'un Ondin, je dirais le temps que met ce sablier à s'écouler. Comme j'ignore tout de cette race, cela peut être plus ou moins long.
— Félicitations ! Mais si tu l'as empoisonné, il t'en cuira.
— Altesse... Je n'aurais jamais pris ce risque s'il y avait eu un danger quelconque ! protesta le mage.
Ils patientèrent donc...
Un sablier se vida, puis un second et un troisième.
Enfin, alors que la princesse commençait à désespérer, Alex cligna des paupières, puis il remua ses doigts. Etait-ce le remède ou bien l’action du paral s'atténuait-elle plus rapidement du fait des modifications bioniques apportées au corps de l'astrot ?
Toujours est-il que Courville reprit progressivement le contrôle de sa motricité tandis qu'Ondra le contemplait, les yeux embués de larmes.
Lorsqu'il put s'asseoir, elle s'enquit :
— Comment te sens-tu ?
— Encore engourdi : je ne me souviens plus très bien de ce qui m'est arrivé...
— Rappelle-toi, le traître dégingandé que tu as rencontré dans la grotte.
— Ah oui ! Albrought ! Tout me revient maintenant. Naïra est morte par sa faute et ce salopard veut me bloquer à cette époque.
— Serait-ce tellement ennuyeux ? soupira la princesse en déposant un baiser léger sur ses lèvres.
— Ennuyeux ? Oh certes non ! Je passerais bien le reste de mon existence ici, seulement je ne suis pas mon maître j'ai une mission à accomplir. Si par malheur, j'échoue, mon peuple risque les pires catastrophes !
— Alors, je te comprends et t'approuve malgré l'immense chagrin que je ressens, répondit Ondra.
Le roi, prévenu de la guérison de son hôte, pénétra alors dans la pièce :
— Eh bien, je me réjouis de vous voir guéri ! s'exclama-t-il. Nous allons pouvoir enfin vous prouver notre reconnaissance...
— J'aimerais avant tout savoir si le cylindre de brume est toujours au-dessus de l'île ?
— Ma foi, on ne m'a pas averti de sa disparition...
— Alors, à ma grande peine, je dois vous quitter pour suivre cette brume magique : lorsqu'elle disparaîtra elle m'entraînera et me ramènera peut-être dans mon univers. Si elle part sans moi, je serai à jamais expatrié.
— Dans ces conditions, je ne saurais te retenir, assura le souverain. Qu'on prépare immédiatement un coursier rapide.
— Deux ! ordonna la princesse. Je l'accompagne...
Après de brefs adieux, le couple quitta le palais sous le regard attristé des souverains qui craignaient de ne jamais revoir leur fille.
Alex ayant bouclé sa combinaison pour abriter Sphéro, ne put parler avec Ondra que lorsqu'ils eurent regagné la grotte.
Cette fois, l'astrot chargea le kronon de faire bonne garde afin de ne pas se faire surprendre une seconde fois par son adversaire.
Lorsqu'ils se trouvèrent en dessous du brouillard, Courville se sentit soulagé et songea à sa dette envers Ondra.
— Je ne t'ai même pas remerciée : c'est grâce à toi, semble-t-il, que j'ai récupéré aussi vite.
— Raël, notre mage, m'a conseillée. Il a utilisé le corail bleu qui s'avère souverain dans ce genre de transe.
— Le corail bleu ? Je n'en ai jamais entendu parler... Est-ce une rareté ?
Elle lui raconta alors son expédition et assura que, si elle devait recommencer cette quête, elle le ferait sans hésitation.
— Tu m'aimes donc tant que cela ?
— Peut-être plus encore... soupira-t-elle. Naïra aussi aurait donné sa vie pour toi.
— Cette séparation sera un déchirement pour nous deux, soupira-t-il.
— Est-elle inéluctable ?
— Hélas, oui, et pour de multiples raisons. Une seule suffit : un transfert implique un changement d'environnement, donc de pathologie, ton organisme ne saurait résister aux maladies et tu mourrais vite.
— Et toi ? N'en est-il pas de même ?
— Mon organisme a été protégé artificiellement, ses défenses savent s'adapter.
— Pourquoi ne me ferais-tu pas bénéficier du même traitement ?
— Parce qu'il faut utiliser des talismans qui n'existent que dans mon pays d'origine. Si j'étais certain d'y être transféré directement, je serais heureux que tu m'accompagnes. Ailleurs, tu serais condamnée à mort ! Naïra ne possédait plus autant de force que dans son pays d'origine : sans quoi elle se serait libérée des pieuvres ; c'était une morte en sursis.
— Je comprends : si tu dis vrai, je ne serais pour toi qu'une charge inutile.
Elle se jeta en sanglotant dans ses bras.
Il la consola avec des mots tendres et tous deux firent l'amour comme ils ne l'avaient jamais encore fait : d'une façon désespérée, sachant qu'ils ne jouiraient plus jamais ensemble, que c'était la dernière fois...
Lorsque, enfin assouvis ils se séparèrent, Ondra lui murmura à l'oreille :
— Au moins aurai-je peut-être une consolation, si la déesse mère m'accorde un enfant.
— Là encore, je serais franc avec toi, afin que tu n'entretiennes pas de fallacieux espoirs : nos races se ressemblent, certes, mais cela ne prouve nullement qu'elles soient interfécondables. Les humains ont évolué chez vous dans le domaine marin, chez nous, ils sont restés sur la terre ferme.
— Au moins n'est-ce pas une certitude absolue ? Laisse-moi ce mince espoir...
L'astrot poussa un profond soupir : de telles séparations constituaient toujours un déchirement. Il ne s'y habituerait jamais ! Un jour assurément, las de rouler sa bosse à travers l'univers, il plaquerait les Services de
Vilar et resterait blotti contre celle qu'il aimait... Mais au fait, pourquoi pas maintenant ?
Il contempla le visage à la peau si douce, aux yeux immenses, aux lèvres délicatement ourlées. Après tout, Vilar pourrait peut-être localiser le chrono-disrupteur, envoyer un autre espion...
— Reste, chéri ! supplia Ondra en pleurant. Tu es ma vie !
— Mais non ! Il n'existait aucun moyen de localiser les pirates et, par-dessus le marché, Albrought était sur leur piste. Si le commandant Courville abandonnait, les Albions réussiraient sans doute à s'emparer de l'appareil, ce qui romprait le subtil équilibre de forces établi avec l'Empire...
— Suis-je stupide ! insista l'Ondine, tu as sans doute déjà une femme et des enfants chez toi...
— Mais non, mon amour, je n'ai personne ! Une ombre obscurcit son visage. Des fantômes évanescents cherchaient à repousser le barrage implanté par Vilar dans la mémoire de son subordonné : une jeune femme très belle, un délicieux bambin, tués jadis par les Albions. Mais Vilar avait fait effacer ce douloureux souvenir de son esprit.
— Tu me le jures ?
— Oui, sur tout ce que j'ai de plus sacré ! Maintenant, mon amour, tu dois me quitter et passer de l'autre côté du brouillard.
Après un ultime baiser, il la repoussa doucement au-delà des franges dilacérées et s'en alla vers le centre du cylindre.
Longtemps, Ondra suivit la lueur de sa torche puis, lorsqu'elle disparut, la malheureuse s'effondra en sanglotant sur le sable.
Quelques instants plus tard, le dispositif temporel se déclenchait, emportant Albrought, Courville et Sphéro dans son tourbillon.