CHAPITRE V

Alex ne se laissa pas aller plus longtemps à la nostalgie : par un sacré coup de veine, il avait réussi à approcher le vaisseau des pirates ; restait maintenant à y pénétrer et à les mettre hors d'état de nuire avant qu'ils ne le repèrent.

Il appela donc Sphéro, le boucla dans sa combinaison, contre sa poitrine, et mit en marche le dispositif de camouflage.

Par les arbres, de branche en branche, il parvint à s'écarter des Viprs, et à se rapprocher encore de son objectif, qu'il entrevoyait à travers les feuillages.

Aucun sas ouvert. Pas de passerelle. L'équipage était bouclé à l'intérieur. Les antennes tournant lentement l'avertirent que les dispositifs de repérage fonctionnaient. Pas question par conséquent de s'approcher subrepticement sauf... en creusant un tunnel et en surgissant entre les pieds de l'amortisseur.

Ensuite, à supposer que les propulseurs ne se déchaînent pas lorsqu'il serait à découvert, il existait une trappe d'inspection menant aux anti-G. De là, il serait possible de se faufiler jusqu'au compartiment des moteurs, après... inch Allah !

Dans son bric-à-brac, l'agent galactique possédait un système de forage par désintégration qui s'autoalimentait avec le silicium des roches. Peu encombrant, il avait pourtant un inconvénient : le tunnel de lave restait assez longtemps inutilisable à cause de sa chaleur ; en outre, les infrarouges rendaient la galerie aisément repérable, il fallait donc forer assez profond pour éviter tout dégagement de chaleur à la surface. Une fois parvenu sous les tuyères, plus de danger : les détecteurs thermiques n'étaient pas prévus pour inspecter cette zone habituellement portée à haute température.

L'agent galactique déballa donc son fouisseur et le programma pour faire surface juste sous son objectif.

Maintenant, restait à attendre que le tunnel soit praticable; avec la combinaison réfrigérée, il pensait pouvoir s'y risquer après une vingtaine de minutes.

En attendant, il décida de s'offrir une des rations de survie prévues dans son équipement.

Rien de très affriolant...

Sphéro, lui, rouspétait de ne pouvoir se livrer à sa chasse favorite, aussi son maître lui ouvrit-il une boîte de ses insectes préférés.

Un bruit insolite dans les branches situées derrière eux les fit sursauter : quelqu'un progressait avec précaution, mais n'avait pu empêcher une tige de craquer.

Les Lycanthrs ? Peu probable, ils pistaient au sol.

Quelque nouvel ennemi ? Peut-être...

Il survenait, hélas, au mauvais moment car les détecteurs soniques le repéreraient vite ! Et les craquements devenaient plus forts : deux créatures semblaient se déplacer rapidement dans les arbres, l'une poursuivant l'autre.

Alex tira son parai, plus discret que le laser, il aperçut alors la silhouette de Naïra qui fuyait, se servant des lianes pendantes pour se balancer d'une fourche à une autre.

Derrière, un être cauchemardesque, un Vipr de la taille d'un gorille terrestre, dardant sa langue bifide à travers une denture crocodilienne. Rien d'étonnant à ce que ces êtres aient résisté aux Arnils et aux Lycanthrs, car ils possédaient une agilité surprenante.

La sauvageonne, malgré son adresse, perdait du terrain. Elle n'avait pas encore aperçu son amant, mais se dirigeait vers l’astro-cargo, le prenant sans doute pour une tour où elle trouverait refuge.

Au moment où les doigts griffus du reptile allaient se refermer sur les épaules de Nafra, le commandant tira et fît mouche. La monstrueuse créature plongea à travers les frondaisons pour s'écraser sur le sol vingt mètres plus bas.

Le léger sifflement de l'arme attira l'attention de la jeune femme qui vit alors Halex, tout proche, et se précipita vers lui...

Surprise dans son sommeil, elle avait été éveillée par le crissement des écailles du saurien et n'avait eu que le temps de bondir, oubliant son laser.

Son assaillant, lui, avait perdu quelques instants à examiner cette arme, nouvelle pour lui. Comme elle était au cran de sûreté, il n'avait pu l'utiliser, aussi Pavait-il jetée.

Ce léger répit avait sauvé sa victime, lui donnant une maigre avance dont elle avait profité au maximum, tout en réalisant qu'elle serait vite rattrapée...

Toute souriante, la sauvageonne s'approchait, elle sauta légèrement sur le sol et tendit les bras pour étreindre son sauveur.

Alex avait d'autres préoccupations, les antennes du navire spatial et ses caméras examinaient les alentours depuis qu'il avait tiré.

Le vrombissement assourdi des moteurs se fit entendre...

— Par le Géon, ils nous ont repérés ! Ah ! je n'ai vraiment pas de veine, gémit l'agent galactique.

Naïra toute déçue ne comprenait rien à la froideur de son amant. Ce dernier rappelait son fouisseur, espérant au moins avoir le temps de le récupérer.

— Halex est fâché... Qu'ai-je-donc fait de mal ?

— Rien... Je t'expliquerai ! Ah ! c'est fichu...

Effectivement, la brume bleutée qu'il connaissait bien venait de s'élever.

— Fiche le camp ! hurla-t-il.

Paralysée de chagrin, sa compagne resta immobile, les pleurs ruisselaient sur son visage : ainsi Halex ne voulait plus d'elle. C'était le motif de son départ précipité, ce matin...

Mais elle n'eut pas le temps de se désoler : la forêt s'estompait, les bruits familiers disparaissaient, le soleil perdait son éclat, elle se précipita dans les bras de son amant, eut l'impression que ses mouvements se ralentissaient comme si elle était prise dans de la glu...

Et elle perdit conscience.

Lorsqu'elle ouvrit les yeux, le couple se trouvait allongé sur une plage de sable fin bordée de palétuviers et de cocotiers. Le kronon attendait mélancoliquement à leurs pieds.

— Où sommes-nous ? gémit-elle.

— Ça, ma jolie, je n'en sais fichtrement rien ! répondit la voix apaisante de son compagnon. Ne te fais pas de soucis, l'air est respirable, il y a de l'eau, de la nourriture, c'est le principal.

Déjà Sphéro avait aperçu les cocotiers et grimpait agilement le long du tronc :

— Sacrée bestiole, elle a déjà repéré les noix ! s'exclama l'astrot.

Il n'en était rien : le kronon s'intéressait à de gros crabes, il en écrasa un sur l'arbre et commença à le déguster.

— Eh ! pense aux amis ! fit son maître.

La bestiole obéit et envoya un autre crustacé avec des noix de coco.

Laissant le crabe de côté, Courville perça la coquille et but le lait délicieux, puis Naïra l'imita

— Eh bien, constata-t-il avec amertume, j'ai encore une fois été transféré, mais avec une jolie fille. Si cette île est déserte, je pourrai toujours jouer au Robinson...

— Dans une cinquantaine d'années, j'aurai une ribambelle d'enfants !

— Que veut dire « transféré » ?

— Transporté, pas seulement de la forêt à la mer mais aussi dans le temps.

— Ah ! suis-je devenue vieille ? s'inquiéta-t-elle en contemplant ses mains. Aucune ride ne les marquait, pourtant elle ne fut vraiment rassurée qu'en contemplant son visage lisse dans une flaque.

— Et bien sûr, l'astro-cargo a disparu ! grommela l'agent galactique, juste au moment où j'allais pouvoir m'y faufiler. Et ne me demande pas ce que c'est : je parle du gros rocher gris qui se dressait devant nous !

— J'ai bien compris : il est parti, les Gruds et les Arnils aussi, Naïra s'en moque, puisque Naïra avec toi...

— Fort logique de ton point de vue ! Seulement moi, je chassais cet astronef, et maintenant, il a filé je ne sais où!

— Halex ! Tu es vraiment un très grand sorcier pour chasser des proies aussi énormes... Alors, ces achtronèves sont vivants !

— Astronefs... oui en quelque sorte, ils se déplacent très loin avec des personnes à bord.

— Qui ont été mangées ?

— Non ! Elles le dirigent.

— Ah ! comme un houym, seulement au lieu de monter sur son dos, il les porte dans son ventre.

— Voilà ! Tu as compris.

— Ce doit être très désagréable ! Heureusement qu'il est parti avant qu'on ne monte dedans...

— En tout cas, si tu l'aperçois, viens vite me le dire !

— Promis !

— Bon ! Nous sommes dans une île, apparemment, tu vas aller à droite, moi à gauche. Prends ce paral puisque tu as perdu ton laser. On appuie sur le bouton rouge. Et cette fois ne l'égaré pas...

— Je ferai attention ! Tu n'es pas trop fâché ? Quand le Vipr s'est jeté sur moi, j'ai eu si peur que je n'ai pensé qu'à fuir !

— Mais non, grosse bête ! Seulement, la maintenance fonctionne mal dans le coin, alors mieux vaut se montrer économe !

Et pour bien prouver qu'il ne lui en voulait pas, il déposa un baiser sur ses lèvres.

En grimpant sur une petite éminence, l'agent galactique réalisa qu'il se trouvait sur un atoll : aucune montagne, un lagon au centre, une barrière de récifs coralliens au large et pas la moindre trace d'habitants.

La survie ne poserait pas de problèmes avec les cocotiers et les poissons, seulement sa quête risquait de se terminer là... Seule possibilité : construire une pirogue à balancier du type polynésien. Quelques nuages laissaient deviner d'autres Ilots à l'horizon. Avec un peu de chance, il découvrirait peut-être une peuplade civilisée.

Naïra n'avait rien vu d'intéressant, elle ramenait un gros coquillage qu'Alex examina : il ressemblait à une cérithe, l'étoile avait un aspect de naine blanche, il n'avait probablement pas changé de planète.

— Tant qu'il y aura des noix de coco, nous aurons de l'eau, la nourriture ne posera pas de problème non plus. Si tu le peux, va pêcher dans le lagon, je vais construire un abri avec les palmes, le climat semble agréable, mais le temps peut changer.

— Compte sur moi, je sais pêcher !

Elle s'en alla gracieuse, gambadant comme une petite fille, apparemment ravie de l'aubaine qui l'isolait ainsi sur une île déserte en compagnie de son amant.

Grâce à un harpon improvisé, elle attrapa quelques grosses pièces et une langouste qu'elle ramena fièrement à son seigneur et maître qui, torse nu, construisait une cabane.

— Fichtre ! Nous allons nous régaler... s'exclama-t-il. Sais-tu aussi cuisiner ?

— Si tu m'allumes le feu, tu verras...

Econome, l'astrot n'utilisa pas son laser, mais le miroir concave de son équipement de survie. La sauvageonne, ravie, battit des mains lorsqu'une flamme claire s'éleva.

— Tu es vraiment un grand sorcier ! assura-t-elle d'un ton pénétré, puis elle emprunta son poignard et alla préparer sa pêche, en lavant les poissons dans la mer.

Ceci fait, elle construisit une broche au-dessus du feu et les fit tourner lentement.

Bientôt, un appétissant fumet chatouilla les narines d'Alex ravi : une bonne chère en perspective, puis l'amour avec une jolie fille, que demander de plus ? Après tout, si Vilar trouvait que son enquête ne progressait pas assez vite, il n'aurait qu'à envoyer un autre connard !

Cette vie idyllique dura plusieurs jours : les amants passaient le temps à se dorer sur la plage, à se baigner, puis ils s'enlaçaient et faisaient l'amour.

Bien des gens auraient payé cher pour être à la place d'Alex, car Naïra était vraiment une délicieuse maîtresse, toujours prête à innover et jamais blasée.

Cela aurait pu durer longtemps, car la construction de la pirogue ne progressait guère, mais le matin du cinquième jour, l'agent galactique observa de curieuses traces sur le sable. Elles lui rappelaient les empreintes des palmures de grosses tortues venues pondre leurs œufs, pourtant il eut beau creuser, il ne découvrit aucun nid.

La nuit suivante, il décida donc de veiller à tour de rôle avec sa compagne, afin de savoir quels étaient ces visiteurs inconnus.

La sauvageonne prit le premier quart, puis alla se coucher en soupirant, fort déçue que son bel amant ne vienne pas la rejoindre...

La lune se reflétait sur la mer tranquille comme sur un miroir d'argent. Parfois, le saut d'un poisson y traçait quelques rides, vite disparues.

Songeur, l'astrot méditait sur les caprices du destin qui l'avaient mené dans des mondes étranges, d'une splendeur sauvage, il pensait aussi aux nombreuses beautés qu'il avait ainsi connues, et qu'il avait dû abandonner. Jamais il n'avait eu le loisir de se fixer, pourtant, du plus profond de lui-même surgissait parfois l'image vite estompée d'une créature merveilleuse qu'il avait aimée follement. Le visage d'un enfant, un garçon, apparaissait quelquefois furtivement, vision fugace qu'il ne pouvait retenir... Avait-il fondé un foyer au cours de l'une de ses aventures galactiques ? Impossible, il s'en souviendrait !

Et pourtant, une poignante nostalgie lui brisait le cœur lorsque ces visions chères s'évanouissaient. Un jour, il demanderait un sondage psy afin d'ouvrir cet abcès lancinant...

Tout à ses pensées, il contemplait la mer, sans songer à se retourner lorsque soudain, un filet tomba sur lui et se resserra, l'immobilisant complètement.

Il tenta de déchirer les mailles, bernique !

Le solide byssus résistait à tous ses efforts...

Furieux de s'être laissé surprendre, il tenta de dégainer son laser, peine perdue, le filet lui plaquait les bras contre le torse. Entortillé comme un nourrisson, il fut soulevé, aperçut un autre corps entraîné par des silhouettes indistinctes et qui se débattait de toutes ses forces.

Naïra ! Elle avait été capturée en plein sommeil.

Les porteurs emmenèrent leurs prisonniers au bord de la plage, du côté du large, là ils entrèrent dans l'eau et disposèrent au-dessus des captifs une sorte de cloche évoquant celle que tisse l'araignée d'eau, puis ils s'enfoncèrent sous les flots.

Le commandant lutta comme un forcené pour se délivrer, car il lui était impossible d'enfiler le masque étanche de sa combinaison.

Pourtant, lorsque sa tête disparut sous la mer, il ne suffoqua pas : l'air restait dans la cloche comme dans celle d'un plongeur.

En tout cas, la mort par noyade n'était pas à craindre dans l'immédiat : se détendant, il essaya de se tordre le bras droit pour arracher un de ses fameux boutons, ainsi ne serait-il pas complètement désarmé lorsqu'on le sortirait du filet.

Lorsqu'il en tint un, il se sentit plus rassuré.

Et Sphéro ? Invisible, il s'était faufilé aussi dans la bulle et se cramponnait sur le ventre de son maître.

Leurs ravisseurs ne les avaient pas entraînés vers le lagon mais vers les eaux libres, ils franchirent la barrière de récifs par un goulet et plongèrent de plus en plus profond, jusqu'à ce que la lumière devienne crépusculaire.

Alex supposa qu'ils avaient maintenant atteint une grotte. Quels pouvaient être ces habitants des profondeurs sous-marines ?

La réponse ne tarda pas : en effet il émergea dans une poche d'air et fut déposé sans ménagement sur le sol sableux, puis on l'abandonna.

Ses liens avaient été desserrés car, en se débattant, l'agent galactique se libéra une main et pratiqua une ouverture par où Sphéro put sortir et ronger ses liens.

Un paquet se trouvait à proximité ; Courville se précipita et aida Naïra à se dégager. Elle n'avait pas trop souffert pendant la plongée, mais paraissait très effrayée.

— Sommes-nous sous la mer ? gémit-elle.

— Oui, nous avons été surpris et capturés par des créatures aquatiques intelligentes. En existe-t-il dans ton pays ?

La sauvageonne réfléchit et hocha la tête :

— J'ai entendu parler de gros poissons, mais je ne pense pas qu'ils soient intelligents comme les lycanthrs.

L'astrot n'était guère plus avancé. Il examina attentivement leur prison : d'un côté l'eau par où on les avait amenés, de l'autre une porte grillagée. Les barreaux n'étaient pas en métal, ils résistèrent pourtant à tous ses efforts, ployant un peu, sans se briser.

Alex les identifia comme des fanons de cétacé, probablement une sorte de baleine.

En examinant les traces sur le sable, il retrouva les empreintes palmées qui l'avaient alerté et se reprocha de ne pas avoir pris plus de précautions.

— Crois-tu qu'ils nous tueront ? demanda sa compagne.

— Ils ne l'ont pas fait, sans doute désirent-ils nous interroger... et, à cet effet, il sortit son analyseur qui n'avait pas souffert dans son étui étanche.

Rien à boire, ni à manger... constata-t-elle tristement.

— Ne t'inquiète pas : ils ne nous laisseront pas dépérir s'ils tiennent à nous.

Comme pour lui donner raison, un guichet s'ouvrit et un pichet avec une écuelle de bouillie furent placées sur une tablette, puis la glissière se referma. Pourtant, Alex avait eu le temps de discerner une main étrangement humaine, à cela près que ses doigts se trouvaient reliés les uns aux autres par une fine membrane.

— Cette fois-ci, les salauds de l'astronef ne m'ont pas raté, songea-t-il. Apparemment nous sommes sur une autre planète, je n'en ai pas la certitude. Une chose est sûre : l'astronef avec le chrono-disrupteur n'est pas très éloigné, car le rayon d'action de l'appareil est assez faible.

Tout en réfléchissant, il avait pris l'écuelle qu'il apporta à sa compagne.

— Je vais y goûter, déclara-t-il en y trempant le doigt et le suçant.

Il fit claquer sa langue, puis annonça :

— Pas mauvais : à base de poissons et de laitances, espérons que nous n'y sommes pas allergiques.

— Allergique ? Qu'est-ce ?

Cela signifie que tu en manges un peu comme moi et que tu attends pour te goinfrer. Si tu ne deviens pas toute rouge, pas de risque.

Elle obéit et acquiesça :

— Pas mauvais. Je peux boire l'eau ?

— Oui, si elle n'est pas trop salée.

Elle provenait d'une source sous-marine car le contenu de la cruche était à peine saumâtre.

Alex prêta alors l'oreille : un bruit de conversation lui parvenait à travers la grille, il s'approcha, brancha son appareil et examina les cadrans.

— Fichtre ! Ça ne va pas être commode de parler avec ces gens, une partie des sons qu'ils émettent est ultra-sonique !

— Je ne comprends pas...

— Eh bien, tu entendras seulement une partie de ce qu'ils diront et tu auras beaucoup de mal à te faire comprendre par la suite. Pour ce qui est de moi et de Sphéro, c'est différent, nous percevons et émettons ces fréquences.

— Normal puisque tu es sorcier...

— Sans doute, et cela implique que ces gens habitent sous l'eau depuis longtemps, car cette sorte de sons s'y propage mieux que notre bande sonore.

Naïra ne chercha pas à comprendre : elle faisait confiance à son compagnon pour ce genre de problème. Après avoir ramassé quelques coquillages, certains étaient délicieux, elle s'allongea sur le sable et reprit son somme interrompu, afin de récupérer ses forces.

Le commandant se félicita d'avoir des geôliers bavards : son traducteur fut bientôt capable de lui fournir les éléments essentiels de la grammaire et un vocabulaire restreint mais suffisant.

Il en assimila les données, puis s'allongea à son tour, après avoir recommandé à Sphéro de rester invisible. Le kronon semblait de fort mauvaise humeur, car la seule nourriture disponible consistait en puces de mer qu'il n'appréciait guère.

Par bonheur, son maître disposait encore de quelques boîtes de ses insectes favoris, ce qui le rasséréna.

L'agent galactique eut encore le temps d'assimiler de nouvelles données et, deux heures après leur arrivée, des gardiens armés de tridents et de poignards formés d'arêtes de poissons, entrèrent ; ils semblèrent surpris de les voir libres et leur firent signe de tendre leurs mains.

Les captifs se laissèrent attacher et on les emmena dans des couloirs à sec, ce qui amena Alex à modifier ses conclusions : les habitants de ces lieux, des Ondins à physionomie presque humaine, possédaient probablement des poumons. Comme les dauphins, ils pouvaient plonger à de grandes profondeurs, leurs narines dotées de clapets ne laissant pas pénétrer l'eau. Autres particularités : leurs oreilles profilées en pointe, leur peau épaisse ainsi que les palmures de leurs pieds et de leurs mains.

Alex remarqua qu'ils portaient des broignes d'écaillés cousues sur du cuir d'animaux marins, des jambières et un casque hideux formé du crâne d'une sorte d'éléphant de mer avec ses deux canines acérées.

Rien de bien inquiétant au total : avec les armes dont il disposait encore, l'agent galactique pouvait envisager une défense efficace, surtout avec Sphéro qui rongerait ses liens dès qu'il le lui ordonnerait.

Dès leur sortie de la prison, les captifs furent amenés dans la cité sous-marine, nichée dans une grotte de vastes dimensions aux parois curieusement vitrifiées.

Les habitations évoquaient celles de l'antique Pompéi, et le palais, qui se dressait sur un vaste forum animé, était un curieux mélange des styles grec et égyptien.

Les indigènes contemplaient avec curiosité les prisonniers, comme s'il s'agissait de créatures inconnues.

On leur fit escalader un escalier monumental, puis ils pénétrèrent dans une vaste salle entourée de colonnades. La pourpre dominait sur les tapisseries pendues aux murs.

Des courtisans s'écartaient en échangeant des commentaires surpris, enfin, on les introduisit dans une plus petite salle où les gardes les forcèrent à s'agenouiller. Un vénérable Ondin à barbe blanche et sa compagne trônaient sur des cathèdres d'or ornées de perles.

— Majesté, voici les curieuses créatures que nous avons capturées sur l’ile à la surface.

— Etrange ! Ils ne disposent ni de palmes, ni de nageoires. Seraient-ils donc incapables de vivre sous la mer ? nota le souverain, curieux.

— Parlent-ils notre langue ? s'enquit la reine aux longues tresses d'argent.

— Ils paraissent converser entre eux, pourtant nous ne les comprenons pas, déclara l'officier.

— Irritant de ne pouvoir les interroger ! Quelle peut être leur origine ? Cette île a toujours été déserte, ainsi que ses voisines. S'ils étaient venus par la voie des airs, ils auraient des ailes... Ces créatures m'intriguent : il va falloir leur apprendre notre dialecte.

— Inutile, Votre Majesté, intervint Courville. Je le parle un peu.

— Mille serpents de mer ! Que ne le disais-tu ? Alors, d'où arrives-tu ? Où vit ton peuple ?

— La vérité aurait paru trop fantasmagorique, aussi Alex décida-t-il de la travestir.

— Votre Majesté, j'arrive d'une lointaine contrée où je vivre dans un champ d'algues — comment diable dire forêt ? — où je chasser à la surface avec compagne de moi.

— Tu veux dire une palmeraie ? Tu ne peux rester longtemps sous l'eau ?

— C'est la véritude, Votre Majesté.

— Je conçois qu'il existe des terres couvertes de nombreux arbres sur certaines îles, mais elles sont très éloignées d'ici, as-tu utilisé un bateau ?

— Non, Votre Majesté !

— Tu as été capturé par un zorg qui t'a laissé tomber sur cette île après avoir traversé la mer en volant ?

— Non, Votre Majesté !

— Alors explique-toi, même si tu as des difficultés à t'exprimer, je t'aiderai.

— Eh bien, un brouillard a entouré nous. Comme un tube long, creux. Il nous dépose sur l'île.

— Ah ! Une tornade ? Mais il n'y en a pas eu depuis longtemps dans ces parages et tu viens d'arriver là-haut. Ne mens pas, sans quoi tu serais puni !

— Pas tornade, Votre Majesté ! Brouillard, moi pas comprendre, moi approcher grand rocher, brume venir et emporter moi...

— Il se moque de nous ! gronda le souverain. A-t-on observé du brouillard à la surface ces temps derniers ?

Un officier approcha et salua :

— Votre Majesté, un de nos pêcheurs a fait surface près de Skise et a été stupéfait de constater qu'il ne pouvait en apercevoir qu'une petite partie. L'autre, masquée par un banc de brume cylindrique, restait invisible. Le soleil lui-même s'estompait lorsqu'il le regardait au travers. Le sommet se perdait dans les nuages, un peu comme une trombe, l'ensemble restant immobile.

— Etrange ! Pourquoi ne pas m'en avoir averti ?

— J'ai voulu vérifier ses dires et ai expédié quelques nageurs sûrs en exploration, ils ne sont pas encore revenus, mais ne sauraient tarder.

— Bien ! Qu'on me les amène dès leur arrivée. Quel est ton nom, homme sans nageoires ?

— Halex, Votre Majesté.

— Et ta compagne ?

— Naïra.

— Pourquoi ne parle-t-elle pas, comme toi, notre langue ?

— Nous pas de la même tribu. Elle pas aussi intelligente.

— Vous n'êtes pas de la même race. Alors, tu es un Terf venu nous espionner. Seuls, les Terfs possèdent des instruments ressemblant aux tiens.

— Je n'appartiens pas à leur espèce et j'ignore qui ils sont. Je ne suis pas venu espionner, mais au contraire suis disposé à apprendre à vous des techniques nouvelles.

L'élocution du capitaine s'améliorait au fur et à mesure que son analyseur lui fournissait des données nouvelles. Il devenait urgent de faire une démonstration de ses pouvoirs afin d'en imposer à ces Ondins, après tout fort primitifs.

Le souverain restait sceptique, il insista :

— Tu es un vil Terf, depuis longtemps tes semblables désirent régner sur notre planète. Jusqu'alors, ils s'étaient contentés des terres émergées, maintenant, ils envahissent notre domaine.

A cet instant, une nouvelle venue fit diversion : une jeune Ondine d'une beauté à couper le souffle, vêtue d'un fourreau de byssus mordoré moulant ses formes parfaites, se dirigeait vers le trône. Ses longs cheveux blonds faisaient comme une traîne à sa robe.

— Ondra chérie ! Que viens-tu faire ici ? s'inquiéta le souverain. Serais-tu malade ?

— Certes non ! Mais je m'ennuyais dans mes appartements et j'ai entendu parler de ces deux êtres capturés sur l'atoll, j'ai eu envie de les contempler.

Tout en parlant, elle dévisageait Alex, de ses yeux aigue-marine. Semblant le trouver à son goût, elle n'accorda qu'un regard méprisant à Naïra que son costume, il faut le reconnaître, n'avantageait guère.

— Et qui sont-ils ? reprit-elle en s'accroupissant sur les marches aux pieds de son père.

— Je les suspecte d'être tout bonnement des Terfs. La fille ne parle pas notre langue, l'homme prétend appartenir à un autre peuple, mais ses explications sont vagues et peu convaincantes.

— Puis-je me permettre de faire une démonstration à Votre Majesté ? s'enquit Alex qui venait de saisir son laser. En effet, pendant ce temps, Sphéro avait rongé ses liens.

Le roi sembla surpris de le voir libéré ainsi :

— Beau tour de passe-passe, approuva-t-il, je t'autorise à me fournir des preuves de ton identité, si elles s'avèrent valables.

Alex avait remarqué un vase empli d'algues séchées et de posidonies, il dirigea dessus le rayon de son laser et les enflamma.

Stupéfaits, les Ondins s'écartèrent. Quelques-uns, faisant preuve de plus de présence d'esprit, lancèrent sur le brasier le contenu des cruches.

Les souverains restèrent imperturbables.

— Ma foi, déclara le roi, tu détiens là une arme inconnue, mais sa portée dans l'eau est assurément limitée et un bouclier suffirait à l'arrêter.

— Tentons l'expérience...

Un garde déposa une robuste carapace de tortue : l'astrot la visa et y pratiqua un trou large comme une assiette.

Cet essai semble concluant ! Disposes-tu d'autres instruments de ce genre ?

— Je puis déplacer les objets à distance, vois plutôt la coupe à côté de toi.

Ce disant, il avait ordonné à Sphéro de la lui apporter.

Une fois qu'il la tint dans sa main, il vint la déposer aux pieds d'Ondra, et reprit :

—... les Terfs disposent-ils de tels pouvoirs ?

— Non ! Et je m'en réjouis, car si tu acceptes de les combattre à nos côtés, ton aide nous sera précieuse.

— Je ne combats, en général, que pour défendre les opprimés. Si les Terfs vous attaquent sans motif valable, je mettrai mes pouvoirs à la disposition de Votre Majesté.

La réponse fut donnée par un nageur encore ruisselant qui pénétra en courant dans la salle et se laissa tomber aux pieds du souverain.

— Parle ! Qu'arrive-t-il pour me déranger ainsi pendant une audience ?

— Que Votre Majesté me pardonne ! Je revenais de Skise où cet étrange cylindre brumeux persiste toujours lorsque j'ai aperçu un immense vaisseau de fer dont les dragues raclaient le fond, arrachant tous nos champs d'algues, éventrant nos élevages de poissons.

— Un ramasseur de nodules ! tonna le roi. L'audace de ces mécréants n'aura point de limites... Jusqu'alors, ils s'étaient contentés des côtes proches de leurs pays, les voilà maintenant qui viennent détruire nos installations !

— Sans doute leurs filons s'épuisent-ils, hasarda Ondra.

— Peut-être, ce n'est pourtant pas une raison pour envahir ainsi notre territoire !

— C'est une provocation délibérée ! Ils veulent la guerre, mais nous saurons nous défendre !

— Que faire contre leurs torpilles explosives ? Leurs sonars qui nous assourdissent ? objecta la Reine.

— Jusqu'alors, nous étions impuissants; Halex va peut-être nous permettre de les repousser et de leur donner une bonne leçon. Peux-tu couler un de ces vaisseaux ?

— Est-il possible de les atteindre sous l'eau ?

— Difficilement, des lance-harpons tirent sur tout ce qui approche leur coque.

— Alors, je l'attaquerai d'en haut, pas de problème, assura l'agent galactique.

Ondra ouvrit des yeux étonnés :

— Tu pourrais voler comme les oiseaux ?

— Certes, mais seulement sur un trajet assez court.

— Parfait ! C'est la Providence qui t'a amené à nous ! jubila l'Ondin, qui demanda au nageur toujours prosterné :

— Existe-t-il d'autres navires ?

— De petits ramasseurs de plancton aux filets serrés, qui assurent la nourriture de l'équipage.

— Pas d'escorteurs ?

— Je n'en ai pas remarqué. Pourtant, comme je suis parti rapidement afin d'alerter Votre Majesté, peut-être en est-il arrivé depuis mon départ.

— Nous allons en avoir le cœur net ! Que deux escadrons rapides m'accompagnent. Toi, Halex, tu prendras place à mes côtés. Es-tu capable de respirer sous l'eau s'il arrive quelque incident ?

— Certes, Votre Majesté !

— Alors, pas de problème : ta compagne restera avec Ondra, elle lui enseignera des rudiments de notre langage.

Tous se dispersèrent.

Un remue-ménage étonnant régnait maintenant dans la cité.

Les estafettes filaient porter des ordres, les soldats aiguisaient leurs harpons tandis que les valets armaient le roi.

Alex ordonna à Sphéro de rester avec la jeune Grud.

Enfin, tous les guerriers se dirigèrent vers les écuries.

Là, de gigantesques hippocampes étaient attelés à des conques dans lesquelles s'entassaient les combattants qui se rangeaient ensuite en bataillons.

L'agent galactique entra dans celle du souverain, elle possédait un toit transparent retenant une poche d'air. Par ailleurs, des récipients contenant de Poxylithe étaient accrochés autour. En les remplissant d'eau, ils dégageaient de l'oxygène, ce qui permettait de renouveler l'atmosphère.

Les uns après les autres, les combattants quittèrent la cité en bon ordre, franchissant le byssus qui la recouvrait par des opercules que l'on refermait derrière eux.

Alex, curieux, se demandait quels nouveaux adversaires il allait affronter...