CHAPITRE PREMIER
Alex Courville contemplait avec intérêt le ravitaillement des astronefs qui, l'un après l'autre, venaient se poser sur le satellite.
Les robots s'activaient avec dextérité, vérifiaient les propulseurs, effectuant un échange rapide en cas de besoin ; lorsque les réservoirs d'oxygène étaient remplis à la pression maximale, les bolides repartaient dans le crachement silencieux de leurs tuyères.
La course des astéroïdes était un événement : les pilotes engagés devaient faire preuve à la fois d'adresse et d'endurance, car les bolides restaient pilotés par des humains pendant toute la course, sauf en cas d'urgence.
De nombreuses attractions avaient été prévues pour distraire les spectateurs las de la compétition : music-halls, simulateurs de pilotage, mais aussi safaris dans la jungle artificielle installée à proximité des stands.
— Si nous allions faire un tour, Alex ?
L'adorable Véronique, elle aussi agent des Services de Renseignements Galactiques, se manifestait. Elle nourrissait une véritable adoration pour le grand gaillard, as incontesté de l'espionnage impérial et coqueluche de toutes les femmes.
— D'accord ! Que dirais-tu d'une petite baignade ? J'ai envie de me dépenser.
— Comme tu voudras, nous pouvons aussi monter dans notre chambre, la vue sur les cratères est merveilleuse..., suggéra-t-elle avec un sourire complice.
— Merci ma jolie ! Les estampes japonaises attendront : j'ai réellement envie de nager.
— Oh, du moment que je suis avec toi, je suis heureuse...
Tous deux quittèrent les installations de l'astroport et plongèrent dans le puits anti-G pour descendre mollement au dixième sous-sol où miroitait la piscine, enserrée dans un écrin de palmiers, avec une plage sablonneuse digne d'un atoll du Pacifique.
Tout en descendant, Véronique songeait, un sourire aux lèvres, à la chance qu'elle avait eue... ({1}) Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Ainsi Alex, à la suite de sa précédente mission, s'était soudainement trouvé veuf.
Ses adversaires, les Albions, furieux d'avoir vu leurs plans échouer par sa faute, avaient sauvagement assassiné la reine Penthès, son épouse, et leur fils.
Courville avait libéré l'Empereur et sa famille des griffes de ses ennemis, qui s'étaient lâchement vengés sur des innocents...
Lorsque Vilar, le chef des Services de Renseignements avait appris la nouvelle à son souverain, il avait accepté sa suggestion; son sauveur bénéficierait d'un oubli miséricordieux. Le psycho-inducteur effacerait ses souvenirs et la belle Véro ferait le reste...
Ainsi l'amoureuse transie devenue amante en titre vivait-elle des heures inoubliables en compagnie de son héros, ne formulant qu'un souhait : pourvu que cela dure !
— A quoi rêves-tu, chérie ? murmura Alex en l'attirant. Tu allais dépasser l'étage !
— Excuse-moi, je pensais à autre chose...
— Peut-on savoir quel est l'heureux objet de tes pensées ?
— Toi, mon amour !
— Mais encore ?
— Eh bien je savourais mon bonheur en contemplant les œillades assassines de toutes les filles qui te croisent...
— Allons donc ! Tu te fais des illusions, il existe assez de beaux mâles dans le coin pour qu'elles ne s'attaquent pas à un couple, d'ailleurs, lorsqu'elles voient le regard furibond que tu leur lances, elles n'insistent pas !
Tous deux introduisirent leur carte de crédit dans le contrôleur avant de pénétrer dans la vaste piscine : une rangée de palétuviers la bordait et des lauriers-roses dissimulaient les tables disposées autour.
La carte ouvrait et fermait les cabines, permettant de déposer les objets de valeur sans risque de vol.
Alex ôtait sa chemise bariolée lorsqu'un léger grésillement modulé retentit à ses oreilles; impression toute subjective d'ailleurs, car il s'agissait d'un récepteur biotique dissimulé sous son cuir chevelu qui transmettait directement images et sons à ses centres nerveux.
Il poussa un profond soupir; des emmerdements s'annonçaient : Vilar ne le contactait que pour lui confier une mission.
Effectivement, l'image de l'amiral, avec son sourire de hyène, se dessina devant ses yeux, tandis que sa voix se matérialisait avec une surprenante netteté.
— Alors, mon brave Alex ? En pleine forme ?
— Ma foi, rien à redire, sauf que je commençais presque à vous oublier...
— Hélas, grandeur et servitude de notre métier ! Nous devons être disponibles à tout moment...
— Je sais... de quel pépin s'agit-il ?
— Une histoire à première vue moins embêtante que la précédente, mais qui pourrait avoir de lourdes conséquences sur l'avenir de l'Empire...
— Assez de salamalecs ! Accouchez, par le Géon !
— Toujours aussi insolent, décidément vous avez récupéré ! Voilà : un appareil ultra-secret, mis au point par l'élite de nos savants temporels a disparu. Le gouvernement fondait de gros espoirs sur lui. En effet, malgré la rapidité de notre Service, il arrive que les Albions nous surclassent et que nous perdions une partie de poker çà et là dans la Galaxie...
— Je vois ! Vous espériez gommer nos erreurs par un petit saut en arrière dans le temps, qui nous aurait permis de repartir à zéro.
— Votre perspicacité n'est pas en défaut ! Ces retouches, il va de soi, ne sont valables que sur une étendue limitée dans l'espace, le quart d'un hémisphère planétaire, au maximum.
— Mon ennemi intime Albrought est-il dans le coup ?
— Les Albions ne paraissent pas responsables : d'après le rapport de notre agent, il pourrait s'agir d'une simple histoire de piraterie. Les forbans ne se rendent probablement pas compte de l'importance du vol, car ils n'ont pas tenté de le monnayer, à moins qu'ils n'attendent pour se faire oublier.
— Où s'est volatilisé votre astronef ?
— Félicitations ! Il s'agit effectivement d'un astro-cargo à bord duquel se trouvait l'équipe chargée de tester le chrono-disrupteur dans un coin discret de la planète Lyrna 3.
— Dans quel secteur pourri se trouve-t-elle ?
— Son étoile fait partie de la nébuleuse America, un endroit peu fréquenté. Population arriérée composée d'humanoïdes à Q.I. bas, des Lycanthropes, des Ondins et autres cocktails, fruits des expériences d'un zoologiste des temps anciens, un certain Docteur Morin ou Moreau. Ce type rendait les espèces animales interfécondables et leurs rejetons, contrairement à l'habitude, ne s'avérèrent pas stériles. D'où un zoo démoniaque où ces sauvages s'entretuent dans la jungle ou sous les océans.
— Un coin rêvé pour les trafiquants...
— Très juste ! Ils leur ont fourni des armes et quelques engins volants périmés.
— Contre quelle monnaie d'échange ?
— Certaines drogues végétales, des peaux de zouguards, quelques gemmes superbes, émeraudes, saphirs, mais surtout des femelles.
— Quoi ?
— Ne jouez donc pas au puceau ! Vous ne vous êtes jamais demandé d'où provenaient les filles duveteuses ou à plumage si recherchées par les amateurs ?
— Ma foi, je ne fréquente pas tellement ces établissements : je ne paie jamais pour faire l'amour...
— Normal avec votre belle petite gueule ! Eh bien, il existe une clientèle pour ce genre de raretés et elles se paient très cher. Comme, par ailleurs, elles s'adaptent mal à l'existence cloîtrée de ces maisons, il faut renouveler les stocks assez souvent.
— Compris ! Aucun indice, il va de soi...
— Pas le moindre, l'astro-cargo a expédié un message codé annonçant que tout allait bien, ensuite plus rien, il se trouvait alors en prise d'orbite autour de Lyrna 3.
— Aucune balise automatique de secours ? Pas de nacelles ?
— Rien ! Il s'est volatilisé, les trafiquants des comptoirs locaux n'ont rien remarqué d'anormal, ni dans le secteur diurne ni dans le nocturne.
— Bon ! Quelle couverture m'avez-vous octroyée ?
— A votre gré : chasseur de filles ou de fauves.
— Je préfère les fauves.
— O.K. Vous aimerez probablement emmener votre saloperie de kronon...
— Sphéro n'est pas une saloperie, il m'a souvent sauvé la vie et je le respecte bien plus qu'un salopard de votre espèce !
— De mieux en mieux ! Il m'insulte, vous savez qu'un jour je perdrai patience, mon cher ?
— Je m'en fous complètement...
— Véro vous accompagnera.
— Pour me surveiller, évidemment ! D'accord, à condition qu'elle reste en orbite à bord de L’Eclair,
— C'est votre problème, je me borne à souligner qu'elle est fort bien cotée dans le Service, ne négligez pas cet atout à cause de votre sacrée tête de cochon.
— Merci du compliment ! Ceci posé, où vais-je récupérer L’Eclair ?
— Il vous attend déjà en orbite autour de ce satellite, code G 402 pour ouvrir le sas.
— Et Sphéro ?
— Il roupille à bord avec une provision des charognes dont il raffole, évidemment, vous trouverez aussi tous documents vous accréditant comme Gérard Loisel, grand chasseur devant l'éternel, quant à Véro, elle jouera le rôle de secrétaire.
— Je vous fais confiance pour ces détails ! Au fait, dois-je récupérer ce précieux appareil ou simplement le détruire ?
— Les ingénieurs n'ont pas été capturés, seulement les techniciens chargés de l'essai. Donc il nous est possible de reconstruire un de ces engins, en y mettant le temps.
— Il s'avère donc capital d'éviter que les Albions s'emparent du chrono-disrupteur ou des spécialistes susceptibles de leur fournir des informations à son sujet.
— Compris ! Et comme d'habitude, si je suis coincé, inutile de compter sur votre mansuétude...
— Quelle question ! grogna Vilar d'un air choqué.
L'image mentale s'effaça.
Comme toujours après ces transmissions biotiques, Alex ressentit une légère migraine occipitale, puis tout rentra dans l'ordre.
Il retira sa chemise et son short sur lequel se trouvait une précieuse ceinture comportant nombre de gadgets sophistiqués, puis il sortit, refermant la porte avec soin.
Véro l'attendait, vêtue d'un mini-slip. Ses seins provocants attiraient le regard de tous les baigneurs.
— Tu as entendu ? grommela Alex ;
— Oui, tu as tort de me mettre au rancart, mais je comprends ton point de vue, si les filles là-bas sont aussi sensas, autant avoir les mains libres.
— Alors, on se baigne, oui ou non ?
— Moi, je ne suis qu'un sous-fifre. Vilar préfère en général que ses ordres soient exécutés immédiatement.
— M'en torche ! Une piscine pareille, autant en profiter...
Tous deux piquèrent une tête.
L'eau légèrement salée, tiède, délicatement parfumée, contenait un relaxant musculaire et psychique donnant une incroyable sensation de bien-être.
Après quatre traversées du bassin, ils se séchèrent sous les rayons du soleil artificiel, puis somnolèrent une vingtaine de minutes au son d'une symphonie de Mozart. Enfin, Alex se dressa, s'étira comme un chat :
— Allons-y, ma jolie ! Le devoir nous appelle...
Un quart d'heure plus tard, une navette stoppait devant le sas de L’Eclair; une tubulure souple reliait les deux appareils.
Véro composa le code et introduisit sa carte, le vantail s'ouvrit. Tous deux y pénétrèrent, il se referma alors et la porte donnant sur la coursive se déverrouilla.
Déjà, une bestiole démentielle, sorte de gros crapaud poilu dont la gueule baveuse était hérissée de dents acérées lui sautait dans les bras.
— Mon vieux Sphéro ! Comment te portes-tu ? J'espère que tu as fait des légions de petits kronons pendant ton séjour au zoo ?
La curieuse créature eut une mimique affirmative, tout en frottant son museau contre la joue d'Alex et en poussant des stridulements joyeux.
Véro lui gratta le dos et le kronon ferma à demi ses paupières membraneuses, d'un air béat, puis il disparut comme par enchantement.
— Allons ! jubila Alex. Je constate que tu es toujours expert en invisibilité : tant mieux, il y a bien des chances que je recoure à tes services.
Tous deux déposèrent au passage leurs minces bagages dans leurs cabines respectives, puis se rendirent au poste de commande.
L'astrot l'inspecta rapidement, puis programma les coordonnés de Lyrna 3. L’Eclair passa dans le subespace, mettant le cap sur son objectif à une vitesse ridiculisant celle de la lumière.
Trois quarts d'heure de trajet : juste le temps d'une séance d'hypno-éducateur.
Le couple s'allongea sur une couchette, le couvercle transparent du sarcophage se referma, des électrodes vinrent se poser sur leurs tempes. Ils plongèrent dans l'inconscience, tandis qu'on modifiait leur physionomie.
Pendant ce temps, les médics robots leur injectaient les vaccins indispensables à la survie sur une planète polluée, grouillant de parasites et de bactéries contre lesquels leur organisme ne possédait aucune immunité.
Courville et Véro reçurent par surcroît des générateurs électriques inspirés de ceux des gymnotes, pour alimenter les organes spéciaux dont ils étaient dotés.
Ils s'éveillèrent presque en même temps ; le couvercle se souleva et ils se redressèrent, encore endormis :
— Dis donc, plaisanta Véro, tu as une sale mine...
— Si tu te voyais, ma jolie ! Il va falloir retoucher ton maquillage.
Là-dessus, Sphéro arriva en sautillant, les toisa d'un air surpris, les renifla et daigna enfin se frotter contre les jambes de son maître qui grommela :
— Plutôt décevant...
— Quoi donc ?
— Inutile de nous grimer ainsi ! Sphéro nous a reconnus immédiatement, alors Albrought ne sera pas dupe bien longtemps !
— Que veux-tu ? C'est une lubie de Vilar, il adore cette mise en scène...
— Ah ! Voici notre objectif, nota Alex en désignant une sphère émeraude grossissant à vue d'œil.
— Lyrna 3 : je connais tout maintenant sur cette jungle méphitique : biomasse, faune, flore, climat, intéressant pour des biologistes, un paradis pour les aventuriers.
— Ouais, la peau d'un type n'y vaut pas cher : on trouve des tueurs à gages pour deux crédits...
— Et des filles complaisantes pour un seul ! Tu ne risques pas de t'embêter !
L'astronef piquait maintenant à travers l'atmosphère.
Le pilote automatique identifia L’Eclair, et reçut les coordonnées d'atterrissage.
Quelques instants plus tard Alex, portant simplement un sac à dos, débarquait. Sphéro, invisible, trônait au-dessus.
Véro poussa un profond soupir : le misérable ne l'avait même pas embrassée, elle enclencha un bouton sur le tableau de bord et l'astronef alla se placer en orbite synchrone, indétectable en principe par tous les moyens classiques.
Il faisait chaud et humide, l'air sentait le moisi : Alex, d'emblée, prit en haine cet astre où la luxuriante végétation envahissait tout. Sans relâche, les robots pulvérisaient des défoliants aux abords du béton, sans quoi les arbres auraient tout recouvert en moins d'une semaine.
Le douanier robot avala la carte d'identité et la recracha en zézayant : Zéjour autorisé pour quatre mois. N'oubliez pas de refaire une vazzination anti-zilaire tous les mois. Crédit bancaire : limité à zent mille galax.
Alex traversa la salle des pas perdus et se dirigea vers un guichet où — sur un écran — trônait une aguichante lycanthrope.
— Vous désirez ? aboya-t-elle.
— Louer un jet amphibie quatre places, si possible un VJ 67 ou à défaut un DS 26, durée quatre mois, ce disant il introduisait sa carte dans la fente réservée à cet effet.
— DS 26 disponible immédiatement...
— O.K. ! Quel prix ?
— Six mille galax, plus caution de dix mille.
— Où puis-je le prendre ?
Il sera devant la sortie dans cinq minutes.
Alex récupéra sa carte et alla boire un coup à un distributeur : il suait et se sentait déjà déshydraté malgré le degré hygrométrique avoisinant 100/100 : les autochtones ignoraient, apparemment, l'air conditionné, ainsi que sa boisson favorite, la croccine du commandeur.
Histoire de se mettre dans l'ambiance, il sortit du hall pour jeter un coup d'œil à l'extérieur.
Une chape de plomb s'abattit sur lui... A l'intérieur, la climatisation fonctionnait tant bien que mal, dehors, c'était un enfer évoquant les jours précédant la mousson aux Indes, sur la vieille Terre.
— Galaxie ! J'aurais dû prévoir une combinaison réfrigérée; je vais en demander une à Véro... songea-t-il, puis il se gratta le nez : Ça va là-haut ?
— O.K. j'inspecte le secteur, jusqu'ici rien d'anormal mais ces putains d'arbres dissimulent le sol Même si l'astronef a fauché les troncs en se posant, la végétation repousse si vite qu'on ne voit plus rien. J'essaie les détecteurs de masses métalliques...
— Parfait ! N'oublie pas les océans. Moi, j'attends un jet amphibie, mais il fait une chaleur à crever, envoie- moi dare-dare une combinaison climatisée.
— D'accord ! Un hibou déposera le paquet dans cinq minutes.
— Merci...
— Tchao, beau brun !
Le véhicule arriva le premier, conduit par un rob anachronique en chapeau melon, ganté de blanc. Il s'inclina, vérifia la carte de son client et lui confia le boîtier permettant de diriger l'engin.
Alex connaissait le modèle, il l'inspecta rapidement, effectuant un décollage et une balade circulaire autour de l’astroport : rien de sensationnel, le jet fonctionnait sans plus, jusqu'à quand ? L'usure des sièges, les rayures de la carlingue n'auguraient rien de bon.
Un sifflement vrilla alors son cerveau; un hibou, perché au sommet d'un arbre géant tenait dans ses serres un paquet, Alex s'approcha et le volatile le laissa choir dans le cockpit ouvert.
— Merci, vieux ! Avec ça, je me sentirai plus à l'aise.
Déjà, la créature bionique s'était fondue dans la nuit.
Sans plus attendre, l'agent galactique mit l'appareil en vol stationnaire, se déshabilla et revêtit son nouveau costume.
— Ouf ! Je me sens nettement mieux... jubila-t-il. Maintenant allons voir les petits copains d'en bas.
Pendant le vol, il avait eu loisir de repérer les enseignes multicolores des boîtes de nuit. L'une d'elles, avec ses tores miroitants pareils à des arcs-en-ciel, paraissait moins misérable que les autres.
Le jet se posa dans le parking.
Alex jeta un coup d'œil alentour : quelques couples semblaient fort occupés sous les arbres, le sol moussu constituait une couche assez confortable.
A la porte d'entrée, un grand gaillard coiffé d'un tricorne faisait les cent pas.
Courville s'approcha et s'aperçut qu'il s'agissait d'un lycanthrope : il n'avait jamais aimé ces hybrides, trop réussis à son goût, leur âme semblait tellement chevillée à leur corps qu'il fallait en quelque sorte les tuer deux fois...
— Celui-ci se découvrit poliment et exhiba une éblouissante rangée de dents : ses canines mesuraient bien trois centimètres.
— Salut pat'on ! Alors, on veut se dist'ai'e un peu ? T'ouve'ez tout à l'A'c en ciel ! Des filles supe'bes, des jeux sensas, même une table de 21... de quoi so'ti' millionnai'e...
— Tu parles, vieux flibustier ! Si j' me laisse pigeonner y m' ratisseront, ouais !
— A la coule, hein ? Alo's, tu c'ains rien, ent'e, mon pote. Ce disant il manœuvrait le rideau irisé fermant la porte ; un système beaucoup plus perfectionné que le reste, pas question de le franchir sans précautions spéciales.
Courville en connaissait les finesses, aussi pénétra-t-il dans la salle enténébrée, où les lasers zébraient la fumée de mille drogues.
Sur la scène, six filles se trémoussaient, robs ou gynoïdes ? Difficile à dire... En tout cas, elles ne semblaient pas de première fraîcheur.
Des joueurs attablés se livraient à leur sport favori, les mises étaient faibles, pourtant l'ambiance était plutôt chaude.
Alex s'approcha du bar.
— Désirez ? grogna un Snors au museau de fourmilier dont les oreilles trémulaient sans arrêt.
— Une croccine...
— Voilà! Deux galax...
— Pas aussi arriérés qu'ils en ont l'air, mais le coin paraît fichtrement onéreux... songea-t-il.
— Nouveau venu ? siffla le Snors.
— Qu' ça peut t' foutre ?
Le barman en avait entendu d'autres, il insista :
— Oh, je ne voudrais pas être indiscret, seulement je suis à la coule : moyennant un petit pourboire, je puis rendre bien des services. Z'êtes chasseur, hein ?
— Eh bien oui, et alors ?
— Oh, je n'ai pas grand mérite à deviner : tous les étrangers sont des chasseurs, le problème est de savoir ce qu'ils recherchent. C'est curieux, vous, les filles ne vous intéressent pas...
— Superbe déduction, comment fais-tu ?
— Rien de bien difficile : depuis votre arrivée, vous avez à peine regardé la scène.
C'était tout à fait exact : Alex avait cherché avant tout à s'assurer qu'il n'y avait aucun Logirien télépathe parmi l'assistance. Malgré sa résille protectrice, il les redoutait comme la peste.
— D'accord, mon boulot, c'est les zouguards.
— Je n'en crois rien...
— Dis, tu veux mon poing dans la gueule ?
— Ce serait une erreur, car je peux vous rendre d'appréciables services et ici les gens haïssent les Terriens. Vous n'avez pas protesté quand j'ai débité votre carte de 2 galax, un prix fort élevé, même pour une croccine. Or, votre compte est bien provisionné : j'ai vérifié discrètement sur l'écran. Les zouguards seraient du menu fretin pour un pareil richard. Vous chassez plus gros gibier...
La curiosité de Courville s'éveilla : ce Snors faisait preuve d'une inquiétante acuité intellectuelle, mais il ne semblait pas télépathe. Tant mieux !
Tu as gagné ! Moi, je m'intéresse aux métaux rares, pas aux cristaux, aux gisements exploitables, donc d'une certaine importance. Tiens, voici cent galax : dis-moi si personne n'est venu récemment prospecter.
Le barman réfléchit et rafla la monnaie :
— Non, pas que je sache...
— Attends, fais un peu travailler tes méninges. Pour prospecter, faut du matériel; pour transporter des machines, faut un astronef; ma question s'énonce donc de la manière suivante : un astronef clandestin a-t-il atterri récemment ?
— Ah, je réalise... Je peux te renseigner, seulement, me faut cent autres galax.
— Tu charries !
— Non, je dois soudoyer le préposé au radar de l’astroport, il se trouve justement dans la salle.
— Dans ces conditions...
L'agent galactique allongea la somme.
Le Snors s'éclipsa quelques instants et revint, affichant un large sourire.
— Pour sûr que vous êtes un veinard ! Jarig a justement observé quelque chose...
— Accouche !
—... seul'ment y veut l’dire à vous seul, discrètement !
— Où se trouve-t-il ?
— C'est l'Izarien tout rouge à gauche.
— Vu ! Rends-moi mes 100 galax.
— Un bon geste, chef ! J'ai trois femmes et douze enfants.
— Mon pauvre vieux ! Dans ces conditions... je te les laisse, seulement sers-moi une autre croccine.
Alex emporta son verre et se dirigea vers le radariste.
— Salut, Jarig, moi, c'est Gérard, je peux m'asseoir ?
— Si t'es solvable, d'ac...
— Je le suis, assura Courville en prenant place. Alors, il paraît que tu as repéré une image anormale sur ton écran.
— Possible, grommela l'intéressé en tendant la paume sous la table.
Deux billets de cinquante changèrent de main.
— Alors ?
Les coupures semblaient de bon aloi, Jarig murmura :
— T'as d'la chance d'être recommandé, parce que j' prends d'gros risques. Formellement interdit d'causer de c' qu'on observe. Mais j' me taperais bien la petite, là-bas...
Il désignait la danseuse maigrichonne qui se trouvait sur la droite de la scène.
—... mignonne, hein ?
— Sacrément ! Elle t'a à la bonne ?
— Oh, faut pas faire de sentiment, pourtant, elle accepte pas tout le monde.
— Eh bien, tu vas pouvoir te l'offrir ! Alors, cet astronef, où l'as-tu repéré ?
— Ben, j' pense que c'était pas un aérolithe, mais il se trouvait à la limite de portée, une centaine de kilomètres, avec la courbure planétaire et les arbres. Difficile à observer, en tout cas, l'a pas foutu l' feu à la forêt, c'est c' qui me fait dire qu'y s'agissait d'un vaisseau spatial.
— Coordonnées ?
Jarig griffonna sur la nappe dont il déchira le coin.
— Rien d'autre ?
— Non, si j'entends parler d'autre chose, j' te l’dirai, appelle-moi à l'astroport. Seul'ment les clandestins sont discrets, s'ils viennent trafiquer dans le coin, t'auras plus d'chances avec le Snors...
— Entendu ! Merci...
— Toujours à ton service, du moment qu' tu paies bien ! Maintenant s'cuse moi, j'ai à faire.
Le ballet langoureux venait de prendre fin : Jarig se précipita vers les coulisses.
Alex termina sa croccine, il se sentait plein d'euphorie : pour une fois, l'affaire ne se présentait pas trop mal. Grâce aux coordonnées, Véro n'aurait aucune peine à repérer une masse métallique importante, et lui-même pourrait y jeter un coup d'œil.
L'agent galactique se leva et quitta la salle sous l'œil étonné du gorille de l'entrée. En général les touristes séjournaient plus longuement : le temps de se taper une ou deux filles. Décidément, les affaires périclitaient... faudrait songer à changer de job...
Alex monta dans le cockpit, reporta les coordonnées sur la carte du pilote automatique : l'emplacement de l'impact se trouvait au Nord-Ouest, à une centaine de kilomètres.
Il brancha la radio :
— Véro, tu m'entends ?
— Oui, joli brun, tu viens voir mes estampes japonaises ?
— Pas maintenant, pourtant je ne te ferai pas trop languir : je sais où se trouve l'épave. Voici son emplacement — il lui dicta les chiffres — vérifie si je ne me suis pas fait refiler un tuyau crevé. Je décolle...
— O.K. ! Je te rappelle dans quelques minutes.
Le DS 26 s'envola comme une plume et mit le cap sur la direction indiquée.
Un stridulement plaintif se fit alors entendre.
— Tu as déjà faim, mon gros Sphéro ?
La bestiole se matérialisa et hocha la tête.
— Bien sûr, je comprends, tu dépenses beaucoup d'énergie en état d'invisibilité ! Inutile de prendre tant de précaution maintenant, ne disparais que si tu repères quelqu'un.
L'animal dressa les oreilles en signe d'acquiescement, pendant que son maître ouvrait une boîte des insectes favoris du kronon qui se précipita dessus, les dévorant gloutonnement.
— Eh, doucement, tu vas te donner une indigestion !
Recommandation inutile, toute la ration avait disparu : Sphéro se lécha les babines, s'étira et se pelotonna sur un siège, les yeux mi-clos.
Un grésillement retentit et l'image de Véro apparut aux yeux de l'astrot.
— Le renseignement était valable : il existe effectivement une masse métallique assez importante sous les arbres.
— Parfait ! Je vais y jeter un coup d'œil !
— Fais attention : ce coin m'inquiète, le radar ne fournit que des images troubles, et les caméras paraissent brouillées par des distorsions étranges.
— Leurs sacrés bidules se sont peut-être mis en marche sous l'effet du choc.
— Très possible...
— As-tu repéré des rescapés ?
— Pas le moindre, je te le dis, tous mes détecteurs vasouillent, aucune onde psy ne passe.
— Il y avait quatre ingénieurs et une technicienne, l'astronef était costaud, je serais étonné qu'il n'y ait pas de survivants, d'autant que l'impact, d'après mes renseignements, n'a pas été violent.
— Précisément, je pense comme toi : supposons que des types aient voulu s'emparer des chrono-disrupteurs, l'emplacement paraît bien choisi comme planque. Ils droguent les techniciens et les obligent à leur apprendre le fonctionnement des appareils. D'où cette aura...
— Elle se produirait à l'interface de la perturbation temporelle, reste à savoir s'il est possible de franchir cette zone sans danger.
— D'après l'ordinateur, rien à espérer tant que l'engin fonctionne. Tu te heurterais à une barrière souple qui te repousserait, même des projectiles de haute vélocité ne traverseraient pas.
— Alors, pas question d'y pénétrer ?
— Si, lorsque le chrono-disrupteur ne fonctionne pas. Or j'ai examiné les enregistrements pris depuis notre arrivée, sur l'un des films la forêt n'est pas voilée de brume, il te suffira d'attendre à proximité.
— Et pour sortir, il faudra aussi que cette saloperie cesse de marcher ?
— Sans aucun doute... Veux-tu que je vienne avec toi ?
— Sûrement pas ! Qu'un connard se fasse piéger, passe; deux, ce serait trop... Je m'arrangerai pour le manœuvrer, au pire, je le ferai sauter.
— Sois prudent Alex !
— Il y a autre chose d'anormal...
— Quoi donc ?
— L'amplitude restreinte du phénomène, d'après nos augures, ce truc agissait sur le huitième d'une planète !
— Qui peut le plus peut le moins.
— Vérifie quand même !
— Tu as raison, mais le huitième, c'est le maximum, ils peuvent limiter son action à quelques mètres carrés.
— Ouf ! J'ai eu peur qu'ils n'aient trouvé le moyen de le modifier, ce qui impliquait une inquiétude technologique. Bon ! Je vais me poser à proximité, aller à pied jusqu'à la zone limitrophe et attendre.
— Emmène Sphéro !
— Tu parles, nous ne serons pas trop de deux. Tchao, mignonne, sois sage en m'attendant...