CHAPITRE II
Au ras de la cime des arbres, le D.S. 26 ne risquait pas d'être repéré. Seul danger : les oiseaux qui s'envolaient à son approche et percutaient le pare-brise.
Les essuie-glaces, incapables de décoller le magma de chair et de plumes, laissaient des traînées de sang.
Le plus embêtant c'était l'absence de toute clairière, aussi petite fût-elle, impossible de débarquer en laissant le jet en sustentation permanente : la consommation aurait été prohibitive, il serait tombé en panne au bout de 24 heures.
La fourche d'un arbre ? Elle serait assez robuste pour soutenir ce poids et l'appareil serait dissimulé aux importuns...
Alex adopta cette solution, il vola en rond un certain temps avant de repérer l'idéal : un géant sylvestre dont la cime avait été brûlée par la foudre. Il s'était formé une sorte de plate-forme en contrebas, la cachette idéale.
Avant de se poser, l'astrot rassembla son équipement et passa son harnachement, ainsi, en cas d'accident, il ne se trouverait pas démuni.
— Attention, Sphéro ! Cramponne-toi...
Le D.S. 26 oscilla un peu sous l'effet de l'air chaud, descendit petit à petit, ses patins touchèrent les feuilles, des craquements de mauvais augure se firent entendre, il ne s'agissait que de branches mineures cassant sous le poids, les fourches principales tinrent bon lorsque le moteur cessa de fonctionner.
L'appareil vacilla un peu, gîta sur la droite, puis s'immobilisa.
— Eh bien, nous y sommes ! Arrive, mon gros...
Le kronon sauta sur ses épaules, puis Alex ouvrit la porte de l'habitacle.
Une odeur étouffante de moisi, mêlée à des senteurs épicées, envahit la carlingue.
Saloperie ! Et dire qu'il va falloir patauger dans cette selve pourrie.
L'agent galactique referma avec soin la porte, il ne tenait pas à retrouver une portée de singes à l'intérieur, et se hasarda sur une branche maîtresse.
L'épaisseur du feuillage rendait la progression difficile, Courville aurait pu utiliser son sustentateur dorsal, mais il préférait se montrer économe. Ces troncs portaient des couronnes de branches à intervalles assez rapprochés. La descente demandait seulement un minimum d'adresse.
Il sortit une corde de son havresac et la fixa solidement. Près du tronc les feuilles étaient moins fournies, le filin tomba jusqu'au sol.
Alex s'assit sur la branche et s'apprêta à se laisser glisser...
A cet instant, ses épaules fléchirent sous un fardeau monstrueux : un cylindre écailleux venait de s'abattre sur lui !
Sphéro avait bondi hors de portée.
L'astrot réalisa immédiatement qu'il affrontait un slyx, serpent arboricole similaire au boa, non venimeux : il se contentait de réduire ses proies en bouillie avant de les avaler...
Déjà, des spires l'enserraient, la tête apparut, se balançant à le toucher, ses yeux d'opale fascinant leur proie.
Inexorable, le vivant étau se refermait, prenant appui sur la queue lovée sur une branche, le bras gauche de l'homme se trouvait immobilisé, encore quelques instants et il serait trop tard...
Courville en avait vu d'autres. Comme par magie, le laser s'était placé dans sa main droite. Un jet émeraude. La tête sectionnée de l'ophidien tomba trente mètres plus bas pour la plus grande joie des fourmis carnivores.
Les tores ne se desserraient pas pour autant...
Il dut sectionner les anneaux épais comme une cuisse pour se délivrer.
— Tu en veux, Sphéro ? On dit que cette chair rappelle le poulet...
La mimique dégoûtée du kronon fut très explicite.
— Tant pis, ce sera pour une autre fois ! Moi, j'en emporte un bout, on ne sait jamais.
Cette fois, il inspecta avec soin les alentours, utilisant même les jumelles infrarouges afin de détecter d'éventuels prédateurs à sang chaud. Rien d'anormal à première vue.
La descente fut relativement aisée. Grâce aux gants, la corde ne lui avait pas brûlé les doigts.
Sur le sol, les fourmis festoyaient et leurs congénères approchaient en longues colonnes.
Alex consulta le cadran du guideur fixé à son poignet et progressa sur l'humus mou qui enfonçait à chaque pas. Des sangsues se fixaient à ses bottes. De temps à autre, d'énormes punaises se laissaient tomber sur son dos, pour la joie de Sphéro qui s'en emparait avec dextérité et les croquait en se pourléchant les babines.
La végétation luxuriante constituait pourtant le plus gros obstacle, il fallait sans cesser sectionner des lianes au laser : de quoi vider les accus en deux heures...
Pourtant, l'objectif de l'agent galactique ne se trouvait qu'à cinq cents mètres environ. Mâchoires serrées, il s'acharnait sans se soucier des risques.
La jungle lui réservait encore quelques surprises : au bout d'une centaine de mètres, des bras élastiques cinglèrent ses jambes, le laser les trancha. D'autres, surgis du sol, le saisirent à la taille, il recula précipitamment, frappant de taille avec la lame de feu... pour glisser sur un champignon visqueux qui, en fait, lui sauva la vie.
Les tentacules appartenaient en effet à une plante Carnivore et elles claquaient au-dessus de lui, cherchant à l'attirer dans l'entonnoir où se trouvaient dissimulés les piquants qui empalaient leurs victimes.
Le nez devant le cloaque d'où émanait une insoutenable puanteur, Alex réalisa sa chance ; il se releva et fila sans demander son reste.
Sphéro, dégoûté, ne stridulait même plus. Tapi sur la nuque de son maître, il tournait la tête d'un air inquiet, se demandant quelle serait la prochaine attaque.
Elle s'avéra extrêmement désagréable pour lui : alors qu'ils venaient d'admirer de merveilleuses fleurs épiphytes dont les corolles rutilaient sous un rayon de soleil égaré, une pluie corrosive s'abattit sur les intrus...
Des fruits mordorés laissaient échapper cet acide puant.
Le kronon fila sans demander son reste et plongea la tête la première dans un proche arroyo.
L'astrot, protégé par son casque et sa combinaison de plastex, s'en tira sans dommage ; il lui fallut pourtant un bon quart d'heure d'ablutions pour se débarrasser du suc visqueux et surtout de l'odeur.
Le petit canal constituait une réelle aubaine. Peu profond, il permettait de progresser en évitant les lianes.
Les bottes enfonçaient peu sur le fond sableux. Il aperçut même de superbes poissons et d'énormes grenouilles dont l'occupation favorite consistait à gober les libellules volant au ras de l'onde.
Sphéro, rasséréné, commençait à s'intéresser à l'environnement, il découvrit que les tipules s'avéraient délicieuses et entreprit une chasse active sur le sommet de la tête de son maître.
Celui-ci progressait à pas lents, évitant le moindre clapotis, il avait ajusté sur son nez des lunettes protectrices qui offraient l'avantage de signaler tout objet en mouvement, un gadget inspiré de l'œil de la grenouille. Bien lui en prit...
En effet, à un tournant de l'arroyo, elles lui signalèrent un superbe zouguard.
Lequel des deux eut les réflexes les plus rapides ?
Difficile à dire...
Le fauve bondit, l'homme tira, et se laissa choir sur sa droite.
Le monstre zébré, ventre ouvert comme par un rasoir, entrailles pendantes, tomba directement dans le chenal, feulant avec désespoir. Ses longues griffes s'accrochèrent aux racines de la berge, il eut la force de planter ses crocs dans la botte de sa proie, puis sa tête retomba.
— Ouf ! Cette fois, il s'en est fallu de peu, constata le grand gaillard. Arrive Sphéro, ne traîne pas sinon tu risques d'y laisser une patte.
Effectivement, le kronon avait sauté dans l'eau près de la berge et d'énormes écrevisses, pinces grandes ouvertes, s'approchaient de lui.
— Dommage de ne pas avoir le temps de cuisiner... marmonna son maître. Grillées, elles doivent être délectables...
Avant de repartir, Courville inspecta les alentours : une autre surprise l'attendait. Le cours d'eau, à une vingtaine de mètres, entamait un méandre et sur la rive droite, s'élevait une étrange brume mordorée, presque translucide; pourtant on ne discernait aucun arbre au travers. Pas obscure non plus, elle paraissait aussi éclairée que l'autre rive. Un voile ténu longeait les eaux et le courant le contournait comme les blocs de rocher tombés de la falaise.
— Nous y sommes, mon gros ! jubila Alex. Maintenant, il va falloir patienter mais en attendant, je vais procéder à quelques petites expériences.
Il saisit une branche morte et tenta de la faire pénétrer à travers la brume. Peine perdue, le bois déviait sur l'obstacle. Empoignant un galet, il le projeta de toutes ses forces : le caillou, stoppé net dans sa course, retomba sur la mousse.
— Exactement ce que j'attendais... Tu comprends mon gros, cette frange s'avère infranchissable parce qu'elle n'est pas là, pas encore, ou déjà passée. Regarde les rayons de mon laser...
Cette fois, les rayons émeraude se réfléchirent comme dans un miroir, atteignant un arbuste qui commença à flamber.
Alex l'éclaboussa d'eau pour l'éteindre et gronda :
Galaxie ! Excuse-moi, Sphéro, je ne m'y attendais pas : tu as failli te faire griller les oreilles... Pourtant, quoi de plus normal ? Le rayon ne peut le traverser, il n'est pas arrêté, alors il ricoche. Nous devrons patienter, tout en étant vigilants, car il ne s'agit pas de louper le coche lorsque le chrono-disrupteur cessera de fonctionner...
L'agent galactique sortit une trousse de matériel du havresac et bricola quelques minutes tout en expliquant à son commensal :
— Tu vois Sphéro, une simple lampe émet un rayon qui se reflète et revient sur cette cellule photo-électrique. Tant que le mur existe, le courant produit par la cellule bloque le contact de cet émetteur psy, à la première interruption, un sifflement me vrillera le cerveau. Maintenant, j'appelle Véro, bien sûr, cette fréquence est peu utilisée et brouillée.
Alex prit un petit émetteur-récepteur :
— Allô, belle enfant ?
— Oui, joli gosse, tu as trouvé ton anti-vol ?
— Il marche au poil, aucun malandrin ne peut passer. Dis-moi, vois-tu quelque chose au-dessus de moi ?
Elle resta silencieuse un instant.
— Non, rien : le ciel, les nuages.
— Ou leur image : envoie donc une hirondelle.
— O.K. c'est parti...
L'oiseau bionique mit quatre minutes pour parvenir à la verticale de Courville et expédier son rapport.
— Tout à fait exact, cher ami ! La porte est fermée tout le long d'un cylindre d'assez grand diamètre.
— Merci ! C'est comme en bas. Je laisse une onde porteuse : quand elle disparaîtra, c'est que j'aurai franchi la porte et qu'elle se sera refermée.
— Bien compris ! Bonne chance...
Alex songea qu'il en avait bien besoin ; autant il se sentait dans son élément en luttant contre des entités vivantes, autant il répugnait à être le jouet de phénomènes incompréhensibles pour lui...
Rien qu'à l'idée de plonger dans ce piège sans avoir la moindre idée de la manière dont il en sortirait lui donnait des frissons dans le dos.
S'allongeant sur les feuilles mortes, la tête appuyée sur un tronc d'arbre, il chercha à se remémorer les plus récentes données sur le temps.
Sans l'espace et le mouvement il n'existait pas. L'entropie intervenait aussi. Seulement, quand les mathématiciens jonglaient avec des espaces à 11 dimensions, où un point euclidien s'assimilait à un interminable tuyau d'arrosage cylindrique, comment ne pas perdre pied ?
Une fois déphasé, Alex Courville cesserait d'exister dans ce continuum, il ne mourrait pas pourtant et logiquement, s'il réapparaissait dans son continuum habituel, il ne pourrait le faire à une époque antérieure à son départ sous peine de duplication. Conserverait-il la mémoire de ce temps volé ? Difficile à dire... En tout cas, si son cerveau s'avérait défaillant, un mémo imprimé au laser tiendrait peut-être le coup, rien que pour lui rappeler les grands traits de son aventure. Justement, celui du havresac possédait une autonomie de plusieurs jours, en le déclenchant brièvement, le soir avant de se coucher, par exemple...
Fatigué, l'agent galactique contempla les éclaboussures dorées du soleil sur le miroir de Tonde. En dessous, quelques poissons batifolaient, happant parfois un moucheron imprudent.
Sur des tiges immergées, des argyronètes avaient construit leurs cloches à plongeur emplies d'air qui ressemblaient à des sphères de cristal. Elles aussi vivaient dans un univers à part. Bientôt, il connaîtrait le même sort.
Sphéro sauta sur son ventre, s'enroula et commença un somme. Son maître ne tarda pas à l'imiter.
Perché sur une branche, une pie tournait la tête de tous côtés. Grâce à ses sens bioniques, elle avertirait l'explorateur si quelque dangereux prédateur approchait.
Ce fut la sonnerie stridente du réveil qui arracha les dormeurs à leurs songes : le soleil, bas sur l'horizon, laissait l’arroyo dans la pénombre mais... les arbres de l'autre rive étaient devenus visibles !
Alex saisit d'une main Sphéro, de l'autre son havresac et bondit de l'autre côté du petit cours d'eau.
Là-bas, sur la berge naguère inaccessible, rien d'anormal : les oiseaux-mouches butinaient les orchidées épiphytes, les hannetons poursuivaient leur vol lourd, les feuilles bruissaient sous la brise légère.
Rien ne laissait supposer quelque modification anormale de la selve tropicale.
Courville reposa Sphéro sur l'humus.
— Arrive mon gros, allons voir si l'épave se trouve bien là-bas... Une voix l'interrompit.
— Explorateur : l'antivol a disparu !
— Bien reçu, je progresse.
— Tout va bien ?
— Rien d'anormal jusqu'ici.
— Tant mieux, j'ai une de ces tr...
La phrase fut brusquement interrompue.
L'agent galactique se retourna : derrière lui l'arroyo était masqué par un rideau de brume, le chrono-disrupteur avait été remis en marche.
Plus étonnant encore, lorsqu'il contempla le paysage environnant, Alex ne reconnut rien ! Les essences des arbres avaient totalement changé, il apercevait des bosquets de fougères arborescentes atteignant cinq mètres de haut, des troncs aux larges écailles, d'autres dotés de couronnes d'épines à intervalles réguliers. La température aussi avait changé ; le climatiseur fonctionnait à plein rendement : 42° centigrades !
Sphéro haletait.
Un oiseau passa dans un rayon de soleil ocre : une sorte de chauve-souris géante, évoquant les ptéranodons de l'ère secondaire sur Terre.
— Par le Géon, mon petit Sphéro, nous avons effectué un sacré bond dans le passé ! Quelque chose comme 200 millions d'années si l'évolution marche ici à la même vitesse que sur Terre. Autrement dit, les gugusses s'amusent avec leur joujou et testent ses possibilités... Pas question pour Véro de dégoter l'astronef à cette époque : il ne s'écrasera que beaucoup plus tard. Seulement, j'ai une petite idée : en m'installant dans un observatoire proche du point d'impact, je pourrai profiter d'un moment d'inadvertance de leur part pour entrer dans l'astro-cargo. Reste à survivre dans ce monde de sauriens...
Le kronon, décidément dégoûté, sauta sur son épaule.
— Pas question de marcher, hein ? Fait trop chaud... Allons, cramponne-toi, on avance ! J'espère que la pie est toujours là-haut...
Il plaça ses mains en éventail, regardant au-dessus de sa tête et grogna :
— Je ne la vois pas ! Espérons qu'elle nous a suivis, sinon, nous risquons de mauvaises surprises.
La progression s'avéra bien plus difficile que dans leur temps d'origine : cette selve hébergeait une multitude d'espèces de toutes tailles, une véritable explosion végétale bien compréhensible dans un milieu aussi favorable. Dans deux ou trois ères, il y aurait à cet emplacement de riches mines de charbon.
— A moins que...
Sphéro stridula véhémentement.
—... à moins qu'il n'existe des failles dans ce raisonnement ; tu as raison mon vieux, si nous sommes ici, c'est que les humains de notre époque se trouvent protégés, sans quoi, eux aussi disparaîtraient...
Le kronon s'agita derechef.
— Ah ! tu n'es pas un humain... Pas de problème : une partie de mon environnement voyage avec moi, or tu es sur mon épaule ou très près de moi. Supposons que j'aie raison : comment se fait-il que je ne ressente pas une sensation de chute au cours du transfert ?
Nouveau stridulement.
— Eh oui ! Réfléchis un peu aux plissements géologiques. Normalement ce qui se trouve à la surface du sol à l'ère quaternaire n'y était pas obligatoirement aux ères précédentes : pense aux mines de charbon ! Alors, ceci les oblige à réajuster dans l'espace tout ce qui est transféré. Il faut donc connaître exactement la topographie temporelle du lieu de transfert, sans quoi les voyageurs se retrouveraient inclus dans des roches ! Autre avantage pour ces forbans : ces déplacements constants leur procurent des cachettes formidables : qui donc viendrait les chercher dans le passé ? En conclusion, les possesseurs du chrono-disrupteur se baladent tranquillement dans le temps et nous avec ! Reste à savoir s'ils nous emmènent volontairement ou si c'est accidentel...
Cette fois, Sphéro ne protesta pas et son maître, épuisé par cette activité intellectuelle, commença à sabrer les branches avec son laser.
Il déblaya ainsi le chemin sur une centaine de mètres, puis un fracas de bois cassé attira son attention.
— Eh ! murmura-t-il, on dirait qu'une grosse bestiole arrive. Planquons-nous derrière ce tronc : c'est plus prudent !
Sphéro sur l'épaule, il grimpa jusqu'à cinq mètres au- dessus du sol et s'arrêta sur une large fourche, laser braqué.
Le bruit devenait de plus en plus fort, mais les épais branchages dissimulaient encore l'animal, qui passerait bientôt à proximité.
Quelques secondes plus tard, une sorte d'autruche dépourvue de plumes débouchait, courant à toute allure sur ses robustes pattes.
Elle découvrit le passage taillé par l'explorateur et s'y engouffra.
Presque sur ses talons surgit un monstre affreux que l'agent du S.R.G. catalogua comme une sorte de tyrannosaure déambulant lui aussi sur deux pattes, et dont la gueule baveuse découvrait d'innombrables crocs acérés.
Alex se garda bien de signaler sa présence et de déranger les protagonistes dans leurs ébats, ce n'était pas son affaire : il ne faisait que passer...
Mais ce n'était pas tout, derrière suivaient quelques exemplaires de moindre taille, se propulsant sur quatre pattes, sans doute des charognards qui se pourlécheraient des restes du Seigneur lorsqu'il serait rassasié.
Ces hyènes atteignaient pourtant la taille d'un ours, et Courville se félicita de se trouver bien au-dessus de leurs mâchoires, ainsi, pas d'explications oiseuses à redouter.
La cavalcade avait pris fin.
— Qu'en penses-tu, mon brave Sphéro ? On redescend ?
La bestiole hocha la tête sans protester autrement.
— Allons-y ! Mais au fait, où donc perche cette sacrée pie ? Elle ne nous a pas averti de ces visites !
Il eut beau tourner les yeux de tous les côtés, le bidule bionique restait invisible, il n'avait pas dû être entraîné hors de son temps d'origine.
— Tant pis... On s'en passera !
Cette fois la progression devint aisée : le saurien avait effectué une trouée assez large pour un éléphant, écrasant tout sur son passage.
Ainsi, Courville n'eut aucune peine à parvenir au bord d'une falaise que chasseur et chassé avaient contournée.
— Voyons un peu où nous en sommes, fit l'astrot en sortant un petit détecteur de métaux de son havresac.
Avec un léger bip, l'aiguille se dirigea vers l'abrupt.
— Eh bien, nous avons peut-être tiré le gros lot ! Il existe une sacrée quantité de titane et d'aluminium dans ce trou. Serait-ce notre astronef ?
Il rangea l'appareil et saisit une paire de jumelles, mais ne termina pas son mouvement : à cet instant précis, une sorte de brume avait envahi le paysage...
Lorsqu'elle se dissipa, la forêt avait disparu.
La falaise aussi.
A leur place, une savane éclairée par un soleil de plomb. Devant, un trou d'eau boueuse où s'abreuvaient de gracieuses antilopes.
— Par le Géon ! tonna l'astrot. Z'ont encore fait fonctionner leur saloperie... A quelle époque ont-ils pu nous expédier ? Plus trace de métaux devant...
Il effectua un tour d'horizon avec ses jumelles, sans rien noter de particulier.
— Eh bien, ronchonna-t-il, ça va être marrant de travailler dans ces conditions si, pour un oui ou un non, ils m'expédient aux quatre coins du temps...
Il n'acheva pas sa phrase : en effet, une flèche venait d'atteindre au garrot l'un des herbivores qui effectua un bond désespéré et s'enfuit, suivi de ses congénères !
Une seconde flèche, lancée de main sûre, vint alors se ficher en plein dans son cœur et l'antilope s'effondra, agitée de quelques spasmes, puis s'immobilisa.
Une élégante silhouette camouflée de branchages surgit alors d'un buisson où elle s'était dissimulée.
— Tudieu, je rêve ! souffla Alex. On jurerait Diane chasseresse... Quelle beauté !
La jeune femme n'avait pas décelé le voyeur car, lorsqu'elle se fut assurée de la mort de sa proie, elle déposa son arc, ne conservant qu'un poignard passé à sa ceinture de roseaux tressés, et jeta les feuillages ainsi que la peau d'aurochs qui la recouvrait.
Elle resta un moment, narines palpitantes, observant avec soin les alentours de ses yeux pers.
Alex détaillait d'un regard gourmand ses formes parfaites, ses seins fermes, ses jambes élancées. La chevelure dorée se trouvait quelque peu embroussaillée, mais après tout, les coiffeurs pour dames ne devaient pas être nombreux dans le coin...
Son inspection terminée, il rangea ses jumelles.
La mignonne, cependant, avait enjambé une margelle de rochers derrière laquelle miroitait un étang aux eaux transparentes où batifolaient quelques poissons.
Elle y pénétra en prenant garde de ne pas provoquer de clapotis et entama une nage silencieuse.
— Mille comètes, mon gros, on ne va pas laisser filer un bijou pareil... annonça-t-il à Sphéro dubitatif, car les fantaisies de son maître lui attiraient parfois des ennuis. Le kronon préféra s'estomper et disparaître.
L'astrot, lui, descendit vers le trou d'eau, prenant grand soin de ne faire aucun bruit.
Parvenu à la lisière des buissons qui le dissimulaient, il dégaina son paral et continua sa progression en rampant.
La sauvageonne poursuivait ses ablutions.
Alex la contemplait d'un œil critique : cette beauté n'était pas une Cro-magnon, ni même une Néanderthalienne, elle avait toutes les caractéristiques de l’Homo Sapiens.
Les amateurs qui manipulaient le chrono-disrupteur lui avaient fait effectuer un sacré bond dans le futur !
Il n'avait rien contre, du moment qu'on l'amenait en présence de personnes aussi charmantes que celle-ci.
Restait pourtant à faire connaissance et à prendre langue, car la belle devait être du genre farouche...
Tout alla bien jusqu'à la rive : la naïade avait cessé de nager et faisait ses ablutions le dos tourné, mais la main d'Alex se posa malencontreusement sur une brindille qui cassa avec un bruit sec.
Cela suffit à alerter la belle qui se dressa et voulut se précipiter vers son arc, malheureusement, l'intrus venait de le ramasser.
Avec une grimace de haine, elle dégaina son poignard et commença à crier ce qui devait être un commentaire peu amène au sujet du visiteur indiscret.
Celui-ci se hâta de brancher son analyseur-interprète, afin de l'alimenter au maximum, ensuite le robot se débrouillerait pour traduire les paroles de l'astrot.
Afin de lui faciliter la tâche, Courville relançait la bavarde par des hough ! hough ! ou des raah ! menaçants ; puis il sembla se laisser convaincre et, changeant d'attitude, déposa l'arme et le carquois à terre, tendant ses mains nues.
Le ton se fit moins véhément, l'élocution moins rapide.
Lorsque le babillage cessa, la lumière rouge de l'anal-inter était allumée depuis belle lurette, mais l'agent galactique captivé par la beauté de la sauvageonne ne s'en était point préoccupé.
Enfin, lorsque de guerre lasse, elle se tut après avoir posé quelques brèves questions qui devaient signifier :
— Mais enfin que veux-tu ? Parle ! Es-tu muet ?
Alex se décida à répondre, murmurant dans l'appareil qui traduisait à voix haute ses paroles :
— Ne crains rien ! Je viens en paix...
— Alors, rends-moi mon arc !
— Tu ne t'en serviras pas contre moi ?
— Cela dépend de toi !
Ses yeux brillants et ses dents serrées ne laissant présager rien de bon, l'astrot se préparait à le briser sur son genou lorsque Sphéro se matérialisa sur une branche et stridula, le nez tourné vers un rocher dominant le point d'eau.
Instinctivement, Alex braqua son laser...
A cet instant précis apparut le mufle poilu d'un fauve aux immenses canines évoquant le lion des cavernes. Presque simultanément, il bondit sur la tendre proie baignant dans l'onde.
Le trait de feu jaillit et sectionne la tête farouche qui tombe aux pieds de la beauté dénudée, tandis que le jet des vaisseaux tranchés net ensanglante le corps bronzé.
Tout s'était passé très rapidement, pourtant les réflexes de la chasseresse avaient joué et, se détendant comme un ressort, elle avait effectué un bond de côté qui la rapprocha de Courville.
Horrifiée elle fixa le monstre dont le sang teintait les eaux, la tête hirsute avec ses crocs immenses, puis se jeta aux pieds de son sauveur, témoignant sa gratitude par un discours volubile que Tinter traduisait tant bien que mal.
Moi Naïra aimer toi toujours ! Toi sauver moi du Roar ! Pardon de t'avoir pris pour un Arnil ! Moi toujours servir toi !
Ma foi ! songea Alex, je serais bien cruel de décevoir une telle déesse, d'autant que j'ignore la durée de mon séjour ; pareille compagnie agrémentera grandement mon travail ingrat...
Il répondit à haute voix :
Moi Halex aimer aussi Naïra ! — il se garda bien de déterminer la durée du contrat —. Moi pas être un Arnil ! Moi heureux toi servir moi ! Moi protéger toi !
Elle se releva alors et plongea son troublant regard dans le sien, puis contempla l'analyseur.
— Pas pouvoir parler ? Toi malade ? Naïra pense toi grand sorcier qui lance Zss l'éclair !
— Dois apprendre ton parler, moi pas malade !
Un sourire heureux apparut sur les lèvres charnues, délicatement ourlées. Elle prit une pose aguichante, peignant ses cheveux de ses doigts en un geste gracieux.
— Halex avoir beaucoup de femmes ?
— Aucune ! Maintenant, toi parler des arbres, de la terre, de tout ce qui nous entoure.
— Arbres pas beaucoup : Lia la pluie fâchée, pas venir, rivières à sec. Encore trous d'eau comme ici, dangereux, fauves venir, moi oublier... Moi tuer llor, moi heureuse alors lion venir et tuer moi sans Halex... Tribu plus jamais revoir Naïra !
— Ta tribu est-elle nombreuse ?
Elle déplia six fois les doigts de ses deux mains plus deux doigts et ajouta :
— Avant tribu dix fois plus nombreuse ! Eau manquer. Gibier partir. Faim venir. Plus bois pour arcs. Arnils partir couchant. Là encore forêt. Bonnes armes, chevauchent houmyms et viennent prendre femelles. Maintenant, Halex grand sorcier défendre et tuer Arnils.
L'interprète avait presque assez de racines de mots pourtant Alex poursuivit son interrogatoire.
— Naïra vu autres grands sorciers ?
— Jamais, sauf quand Zss sort des nuages noirs pour combattre Terre.
— Toi pouvoir aller partout ? Pas endroits tabous ?
Naïra jeta un regard effrayé à son sauveur :
— Halex sorcier, pas Naïra, pauvre fille peut pas parler tabou, seulement sorcier de la tribu.
Il la saisit par les deux épaules et déposa un baiser sur ses lèvres. Cette marque de tendresse la surprit tellement qu'au début sa bouche resta inerte, puis elle s'anima soudain et sa langue vint rejoindre celle de son partenaire.
Début fort prometteur : Naïra faisait preuves d'excellentes dispositions. Désirant poursuivre plus avant ce test, Alex qui détestait batifoler dans l'eau boueuse saisit sa partenaire dans ses bras et la déposa sur la mousse recouvrant un rocher.
Là, le couple poursuivit plus avant son exploration fonctionnelle et le voyageur venu du futur dut s'avouer que les ancêtres de l'humanité faisaient preuve dans ce domaine particulier d'une technique extrêmement avancée et qu'ils n'avaient pas grand-chose à apprendre de lui. Piqué au vif, il administra pourtant la preuve de sa supériorité grâce à sa connaissance du zen et des postures sophistiquées apprises çà et là au cours de ses pérégrinations cosmiques.
La sauvageonne, éblouie de tant de maestria, répondait avec fougue et, lorsque les deux amants se séparèrent exténués et fort satisfaits de leur mutuelle prestation, ils somnolèrent au soleil, main dans la main comme tous les amoureux du monde.
Ce fut Sphéro qui, trouvant le temps long, vint ramener son maître au sens de ses responsabilités en lui sautant sur le ventre, ce qui le sortit brutalement de son nirvâna.
Naïra, reconnaissant la créature qui lui avait sauvé la vie en donnant l'alerte, saisit le kronon dans ses bras, et la bestiole, blottie contre le doux coussin de sa poitrine, se laissa cajoler en stridulant avec béatitude.
— Comment s'appelle-t-il ? demanda-t-elle.
— Sphéro. Tu as de la chance, il est plutôt sauvage et accepte rarement les caresses.
— Tout comme moi...
Effectivement la sauvageonne et le kronon sympathisèrent vite car, lorsque le couple quitta le point d'eau quelques instants plus tard, il trônait sur les épaules de Naïra.
Alex, lui, avait placé l'antilope sur son dos et tenait par sa crinière la tête farouche du roar.
De quoi mettre en fuite tout indigène un peu émotif...