Chapitre XI
Caen, fin mai 1356
La porte de l’armurerie grinça. L’huissier d’armes qui accompagnait Louis remercia le garde qui avait poussé le vantail et entra, invitant l’exécuteur à faire de même.
— Voici votre harnois*. Vous y serez très à l’aise, puisque c’est votre couleur.
Il avait dit cela fielleusement en désignant une broigne* noire qui avait été mise à l’écart des hauberts* et des plates* d’armure soigneusement astiquées. Les mailles vernies de noir luisaient à la lueur des torches. On avait posé à côté un autre vêtement de cuir noir, plié celui-là, car il était dépourvu d’anneaux, ainsi qu’une targe*, un chapel* de fer et une cale*.
— Il n’a pas été aisé de trouver quelque chose à votre taille, vous pouvez m’en croire, dit encore l’homme. Tout cela a été pris à un Anglesche du Yorkshire après Crécy. Même si ça date d’au moins dix ans, c’est du solide. Tout a été vérifié et remis en état.
Louis ne prêta qu’une attention polie aux propos de l’individu qui, de toute évidence, semblait fort s’amuser de son embarras. Il caressa le cuir épais mais souple du pantalon plié et dit :
— Tout cela est bien, mais j’ai l’impression que vous faites erreur. Je ne suis pas un homme d’armes. Les exécuteurs sont exemptés de ce genre de service.
— Oh ! vous savez, une charte, ça se modifie très facilement lorsqu’on sait présenter les arguments qu’il faut.
— Je ne vous suis pas.
— Vous avez tout l’été devant vous pour vous exercer. L’armée d’Édouard de Woodstock partira de Guyenne. Le duc de Lancastre{150} est déjà en route pour la Normandie. Dès le début de l’automne, nous nous rallierons à eux. Ce sont les ordres.
— Êtes-vous en train de me dire que je devrai me battre aux côtés des Anglais ?
— Oui, et alors ? Cela ne fait aucune différence pour vous, puisque vous avez su verser le sang des vôtres aussi bien que celui d’un ennemi.
Le regard de l’homme d’armes brillait de rancune.
— Ah ! C’est donc cela, dit Louis.
— Oui, c’est cela. Le gouverneur de Caen a cédé aux pressions exercées entre autres par la famille d’Harcourt qui est, comme vous le savez, du parti anglais. C’est par son intermédiaire que vous êtes recruté. Quant à moi, je suis le cousin de Maubue de Mainemares que vous avez injustement mis à mort à Rouen.
« Je le savais. Je n’aurais jamais dû les laisser me mêler à leurs histoires », se reprocha Louis avec amertume. Devoir assumer les risques d’une insubordination ne pouvait être pire que cette conscription dont l’objectif clair était de l’éliminer sans que rien n’y parût.
— Soyez reconnaissant qu’il vous soit au moins accordé la possibilité de défendre votre méprisable existence, poursuivit l’huissier. Par les os de saint Denis qui m’est témoin, vous mériteriez de finir pendu à votre gibet, Baillehache.
*
Poitiers, 18 septembre 1356
Malgré tous ses malheurs, la France demeurait un royaume puissant, cinq fois plus peuplé que l’Angleterre. Ses ressources et son ost* avaient de quoi impressionner les insulaires auxquels s’étaient pourtant jointes des forces gasconnes.
Les deux immenses armées avaient voyagé une partie de l’été à la rencontre l’une de l’autre. Ces lents déplacements étaient plus pénibles que l’affrontement auquel ils devaient mener, car, bien avant le face à face, les fers des chevaux viendraient à manquer, les bottes seraient usées et les provisions seraient épuisées. La plupart du temps, le pillage « légal » rapportait peu, car les habitants emportaient avec eux tout ce qu’ils pouvaient. Le reste était caché et il fallait le découvrir. Il devait suffire à des milliers d’hommes sans cohésion et à leurs familles qui fréquemment les suivaient avec leur vaisselle et leurs fours portatifs. Les chevaliers étaient habitués au pain blanc, ainsi qu’à la viande de bœuf, de porc et de mouton ; ils buvaient du vin tous les jours, alors que le simple soldat n’en recevait que pour les fêtes ou les combats.
Or, les vivres avaient fini par faire défaut à cette multitude. À force de trop manger de fruits verts et de graines germées, soldats et accompagnateurs furent assaillis par les maux de ventre qui proliféraient ; toutes sortes de malaises sapaient les forces des troupes, que l’on fût français ou anglais.
Dans les rares moments libres que pouvait lui accorder la migration dévastatrice menée par Chandos, Louis cueillait des plantes ou s’arrêtait pour se baigner avant que les cours d’eau qu’ils longeaient ne soient souillés par les campements installés en amont. Il revenait ensuite au campement pour préparer des remèdes et se reposer. Parfois, il mettait à fumer quelques poissons sur les mauvais feux de branchages qui tenaient éloignées des nuées d’insectes attirées par la sueur des hommes et des chevaux. Malgré l’avancée pénible de l’armée, Louis parvenait à se sustenter sans subir les malaises que tous les autres tenaient pour inévitables. Il savait en outre préparer thés et bouillons fortifiants et il lui était même arrivé de soigner une entorse ou d’arracher une dent branlante.
Le relatif anonymat de la vie militaire lui plaisait. Ici, parmi tant d’Anglais dont certains étaient comme lui de haute taille, il pouvait aller et venir sans être remarqué. Personne ne savait qui il était ni ne s’en souciait. Il y avait parmi eux de rudes montagnards de Galles et quelques porchers d’Irlande qui discutaient entre eux dans leurs patois respectifs. Louis n’arrivait à communiquer que par signes avec la majorité de ses frères d’armes. Mais cela n’empêchait pas les fantassins de le traiter en égal. Lui faisait de même ; il leur prodiguait même une assistance médicale au besoin. La guerre a souvent des effets inattendus sur les hommes. Il arrive qu’au milieu des pires horreurs apparaisse une toute petite chose d’une beauté inaltérable. Et cette petite chose, à elle seule, bien des années plus tard, aura justifié tout le reste dans la mémoire du guerrier. Peu importait que l’on soit français ou anglais, gascon ou navarrais, une sorte d’esprit de coopération s’instaurait parmi les hommes. Si un ennemi était venu se présenter à eux pour demander du pain, chacun aurait ouvert sa besace et lui en aurait donné un peu. La vie civile, où la plupart des gens n’allaient pas risquer leur peau pour sauver celle des autres et où ils ne partageaient que rarement leur nourriture, était un autre monde, issu d’un lointain passé. Elle faisait partie d’une autre logique qui, désormais, leur était devenue incompréhensible. Les hommes d’armes faisaient partie d’un tout immense. C’était rassurant d’une étrange façon. Peut-être était-ce par besoin de renouer avec cette solidarité que l’homme faisait la guerre.
Woodstock avait d’abord cru que l’armée ennemie était dix fois plus importante que la sienne{151}. Il comprenait l’urgence de rejoindre les troupes de son frère le plus rapidement possible. Malheureusement, lui seul semblait avoir réussi à se présenter au rendez-vous fixé.
Le prince de Galles avait appris que le roi de France se trouvait plus au sud, dans la ville de Poitiers. Il avait pensé que le monarque français avait cherché à descendre vers les territoires anglais de la Guyenne. Il avait voulu faire en sorte de l’y rejoindre pour lui barrer la route.
Un premier affrontement avait eu lieu la veille sur une ferme appelée La Chaboterie, à cinq kilomètres à l’ouest de Poitiers. L’assaut français avait été si violent que les Anglo-Gascons, surpris, avaient d’abord cédé du terrain ; mais, avides de rançons comme ils l’étaient, ils avaient vite fait en sorte de reprendre le dessus et ce, même s’ils étaient moins nombreux. Ils étaient partis aux trousses de l’ennemi avec une telle vigueur qu’Édouard avait dû ordonner un arrêt d’une nuit pour camper, le temps de rassembler ses forces, même s’ils étaient gênés par le manque d’eau. Ce jour-là était un dimanche, et un envoyé du pape avait demandé une trêve de Dieu qui, même si elle était inutile, n’en fut pas moins respectée. L’armée anglo-gasconne s’apprêta à passer la nuit dans des campements de fortune montés en hâte du côté de Savigny. Ainsi, l’armée occupa un terrain accidenté, près de Poitiers, qui allait être parfait pour la défense en plus d’être difficile à cerner. C’était une pente boisée bordée de vignobles, de haies et d’un ruisseau serpentant au milieu de marécages. Au-delà, un vaste champ était traversé par une route étroite.
Le lendemain matin, 18 septembre, l’armée française était au rendez-vous. La bataille était inévitable. Les Anglais n’en apprécièrent que davantage leur position favorable.
— Huit mille qu’on est, peut-être même dix, d’après ce qu’on m’a dit, annonça un vieux guerrier expérimenté dont le visage balafré prouvait qu’il avait vu la bataille de Crécy.
Il vint s’asseoir près du feu misérable d’un groupe de mercenaires venus de Flandres. La fumée piquait les yeux et les faisait tous larmoyer. Certains toussaient.
Cet homme avait à peu près raison : l’armée du prince de Galles, partie anglaise, partie gasconne, était forte de deux mille hommes d’armes, de quatre mille archers, et de deux mille brigands*, troupes légères qu’on louait dans le Midi. De son côté, Jean était à la tête de la grande cohue féodale du ban et de l’arrière-ban, qui faisait bien cinquante mille hommes.
— Jean de Valois n’a de bon que le nom{152}. Il a la plus grande armée qu’on ait jamais vue, à ce qui paraît. Armés jusqu’aux dents et tous à cheval.
— Moi, j’ai entendu dire que pas un n’est à cheval, cette fois. Par la mordiou, Baillehache, comment tu fais pour ne pas attraper la colique ? T’es bien le seul ici à ne pas péter.
Pour toute réponse, Louis fouilla dans son carnier et lança à l’homme un petit objet qui lui tomba mollement sur les genoux.
— Mets-la à cuire. Tu verras, c’est bon. Surtout les cuisses. Tenez, j’en ai attrapé d’autres.
— Ouh ! Putain de mangeur de grenouilles. T’es bien un vrai Franklin*, toi. À propos, on peut savoir ce qui t’amène à te battre avec nous autres ?
— Il n’est pas le seul, intervint quelqu’un. D’autres se sont ralliés à nous pour ne pas crever comme des gueux.
Louis prit le temps d’offrir à un homme qui en réclamait un peu de l’onguent à base d’huile d’olive et de lard dont il gardait toujours une réserve sur lui{153}.
— N’oublie pas d’y mettre un bandage propre.
Puis, à celui qui lui avait posé la question, il répondit :
— Je suis ici pour la même raison que tout le monde. Pour donner la mort ou pour la recevoir.
— C’est bien dit, mais ça me fiche le moral à plat, dit l’un des hommes.
— À moi aussi, mais quoi, c’est vrai, on y pense, dit un autre.
— Allez, compères, dit un vieil Anglais dans un très mauvais français. Haut les cœurs ! Par saint Georges, buvons un coup !
Il fit circuler à la ronde une outre d’hydromel qu’il avait dénichée dans une ferme pillée le jour même.
— Et toi, Baillehache ? Tu n’as pas un peu la trouille ?
Le bourreau but à l’outre et la tendit à son voisin. Les flammes faisaient à Louis des yeux d’or et de sang.
— Non.
— Et il dit vrai, ce petit. Faut pas avoir peur, sinon c’est la mort assurée, dit à nouveau le vieux guerrier qui s’appelait Matthieu de Gournay{154}.
— Moi, la mort m’a déjà, dit Louis. Et c’est par la mort que je réponds{155}.
*
Assis dans son faudesteuil* ouvragé, Jean le Bon pérorait. Ses quatre fils campaient avec lui, et autour de sa grande tente à l’oriflamme déployée étaient plantées celles de vingt-six ducs ou comtes et de cent quarante seigneurs bannerets, tous avec leurs bannières. Cet étalage de fierté occultait pour lui l’esprit de sédition qui semblait flotter au-dessus de certaines têtes dirigeantes. Le fils de Philippe de Valois était décidément le roi des gentilshommes.
Il leva la main et montra à ses auditeurs le jonc qu’il portait au médius.
— Quand on possède ceci, on est le maître du monde !
— Serait-ce un talisman ? demanda le nouveau connétable.
— Ceci, très cher conseiller, est bien davantage qu’un talisman ; c’est l’anneau que portait Charlemagne à sa dextre. Il représente toute la puissance sacrée de nos pères. J’en sens aussi toute la noble hardiesse circuler dans mes veines. Par ma foi, nous vaincrons !
— Que Dieu me pardonne, mais je compte davantage sur la hardiesse de nos hommes que sur les reliques de nos aïeux, dit Philippe, le plus jeune de ses fils.
— Mais moi aussi, moi aussi. Ne te méprends pas sur le sens de mes paroles. Nous sommes une véritable cité en marche. Une cité avec sa muraille de boucliers hérissée de pointes. Et eux, que sont-ils ? Huit mille bergers.
— … parmi lesquels il y a des archers, rappela Philippe.
— Qu’importe. Ce ne sont que petaus* à demi sauvages qui seront broyés contre nos armures comme des cancrelats. Nous leur courrons sus et les piétinerons sous les sabots de nos destriers*, eux et leurs méthodes déloyales. Ils trépasseront jusqu’au dernier par le fer de nos lances, tel Lucifer sous le glaive de messire saint Michel.
Dehors, les hommes l’acclamèrent.
— Et moi, le premier, poursuivit le roi, je me lancerai sans peur dans la bataille comme le fit jadis l’admirable roi de Bohême{156}. Mais moi, mes amis, je ne suis pas aveugle. J’embrocherai quiconque daignera porter la main sur moi, et vous tous, par le sel de mon baptême, vous m’imiterez. Soyez forts et preux comme Jean de Bohême, mais, contrairement à lui, ayez l’œil ouvert. Vous êtes de vrais chevaliers. Mon ost n’est rien sans vous. Nous nous battrons sans reculer d’un seul pas et nous balaierons le royaume de toute cette racaille bigarrée dont la lignée vaut celle des chiens qui traînent dans les rues. Après le combat, j’ai l’intention de fonder un ordre pour ceux dont la bravoure méritera récompense{157}.
Les acclamations reprirent de plus belle. Ils y croyaient. Ils étaient cinquante mille, et parmi eux se trouvait la fine fleur de la chevalerie française.
*
Des bidaus* mirent le genou en terre et se recueillirent en baissant la tête. Pendant la messe, plusieurs hommes procédaient discrètement aux derniers ajustements de leur harnois. Le voisin de Louis avait du mal à fixer l’une de ses aiguillettes*, tandis qu’un autre vérifiait une dernière fois les énarmes* de son bouclier. Lui-même prit la corde de son arc qu’il avait enroulée sous son chapel* afin de la protéger de l’humidité ; il l’assujettit à son arme qu’il avait tenu à emporter.
Lorsqu’ils se remirent debout, chacun avait dans la main une poignée de terre qu’il se mit dans la bouche. Ainsi communiait-on, car, avant la bataille, le prêtre ne pouvait distribuer à tous du pain consacré. Cette même terre allait en ce jour s’abreuver de leur sang à eux.
Sans savoir pourquoi, alors qu’autour de lui l’armée anglaise s’ébranlait en direction du bois de Nouaillé, laissant Savigny derrière elle, Louis pensa à sa mère. Il songea aussi à Bertrand, son frère par alliance, qui s’était fervêtu* pour affronter la peste qui l’avait rongé de l’intérieur. Lui, il aurait sûrement jalousé Louis de se trouver là, et Louis lui aurait volontiers cédé sa place.
Posséder une bonne paire de bottes ou de heuses était, après un bon repas bien arrosé, la seconde priorité de tout fantassin. La plupart des frères d’armes de Louis allaient presque nu-pieds en cette aube à peine naissante. Ses jambes à lui étaient gainées de bon cuir étanche jusqu’aux mollets.
L’armée louvoyait à travers le bois de Nouaillé comme une monstrueuse créature à écailles. Les précieux archers gallois ainsi que les hommes d’armes bien équipés allaient en tête, peu soucieux des haies inextricables, des mares à l’eau caillée, des buissons et des vignes qui ralentissaient la marche des autres.
Matthieu de Gournay persiflait :
— À part leurs chevaliers qui se pavanent comme au tournoi pour l’amour de leur belle, ils sont vingt mille ribauds tout aussi fatigués et pouilleux que nous. Et ils n’obéissent qu’à leurs tripes, et point aux ordres.
L’immense ost français les attendait près de Beauvoir. Il s’était réparti en quatre bataillons.
— Ils sont tous là, même le Valois et sa progéniture, dit quelqu’un. Mais où sont passés leurs chevaliers ?
La nouvelle avait circulé que Jean semblait s’être ravisé à propos des techniques de guerre traditionnelles.
Chandos voulut vérifier la véracité de cette rumeur.
— On va bien voir ce qu’ils cachent derrière leur superbe. Faites-moi passer une troupe à ce gué. Au pas de course.
L’ordre circula, et tôt après les Français virent un important groupe d’Anglais traverser le Miosson, au gué dit de l’Orme.
— Que diable font-ils ? demanda l’un des chefs français à un pair. Croyez-vous qu’ils fuient ?
— Je n’en sais rien, mais méfions-nous. C’est peut-être une ruse.
Que cela en fût une ou non, cette manœuvre eut le résultat escompté : des chevaliers français mordirent à l’appât. Attirés par ce groupe isolé, ils se séparèrent de leur propre initiative de l’ost et s’engagèrent parmi les haies sans se rendre compte qu’ils étaient devenus des proies faciles. En un rien de temps, un maréchal fut fait prisonnier et un second fut tué.
— Nous avons notre réponse, dit Chandos. Replions-nous sur la colline. Ils ne tarderont pas à tenter de nous déloger. Je connais bien leurs tactiques irréfléchies.
Le coteau de Maupertuis, près de Poitiers, portait bien son nom qui signifiait mauvaise porte. C’était une colline roide, plantée de vignes bordées de haies et de buissons d’épines. Et, en ce 19 septembre, le haut de la pente était hérissé d’archers anglais.
Un conseiller dit au roi de France :
— Nous n’avons nul besoin d’attaquer, sire. Il suffit de les tenir là. Dans deux jours, la faim et surtout la soif les aura rendus aussi dociles que les agneaux de leur île maudite.
— Allons, mon bon ami, n’est-il pas plus chevaleresque et digne de nous de contraindre l’ennemi par le fer plutôt que par les crampes d’estomac ?
Il n’y avait qu’un étroit sentier pour monter aux Anglais. Jean y expédia des cavaliers. À peine lancée, leur charge se démantela à cause des nombreux trous d’un pied de diamètre, invisibles de loin, dont on avait pris soin de truffer toute la pente. Ceux qui parvinrent jusqu’en haut s’embrochèrent sur une forêt de piques acérées qui avaient été soigneusement camouflées et que des fantassins soulevèrent au tout dernier instant.
— Archers, commanda Chandos.
Louis regarda ces derniers s’avancer, telle une muraille humaine, avec une admirable discipline. « Dire que je pourrais être parmi eux, même si je n’ai qu’un arc ordinaire », se dit-il. Équipés de leur longbow, ils visèrent le ciel dans un ensemble parfait.
— Allez. Massacrez à outrance. Dans le ciel, Dieu triera le bon grain de l’ivraie, dit Chandos.
Il tourna la tête en direction d’un de ses subalternes :
— Nous Lui avons grandement facilité les choses. Je ne vois là que de l’ivraie.
Très calmement, avec une efficacité trempée par l’expérience, il se mit à ordonner, à une cadence très rapide :
— Loose{158} !
Les archers se mirent à accabler les assaillants presque immobilisés d’une pluie de traits vrombissants qui noircirent le ciel, criblèrent les chevaux, les effarouchèrent et les jetèrent l’un sur l’autre. Certains chevaliers décidèrent de leur propre initiative de se retirer sans demander leur reste avant que toute retraite ne devînt impossible dans cette débandade. Ils n’avaient d’ordres à suivre que les leurs et on ne pouvait choisir de meilleur moment, l’instinct de fuite aidant, pour faire connaître son mécontentement au roi{159}.
L’ost français n’était qu’un immense chaos impossible à discipliner. Ses deux corps de bataille ne s’entendaient plus. Chandos fit diriger le tir de ses archers contre le gigantesque bouillonnement humain qui tentait vainement de s’organiser pour former un mur compact. Des ordres contradictoires fusaient, des mercenaires découragés commençaient à reculer, et plusieurs fantassins furent piétinés par les chevaliers qui n’avaient pas participé à la malencontreuse charge initiale. La foule était si compacte et désordonnée qu’en dépit des boucliers presque toutes les flèches anglaises faisaient mouche.
— Charge ! cria soudain Chandos.
Les Anglais déferlèrent dans le champ Alexandre qui surplombait le Miosson et le marais de Villeneuve, prenant par surprise la grande armée qui s’y débattait en vain contre son hypertrophie. Les bataillons anglais étaient serrés, impénétrables, extrêmement mobiles. En contrepartie, par ostentation, certains Français s’étaient avisés de porter à pied de lourdes cuirasses de cavaliers. S’ils étaient indéniablement bien protégés, ils pouvaient cependant à peine bouger.
Le début d’un corps à corps entre des milliers d’hommes est difficile à imaginer. Il produit une affreuse suite de claquements où se mêlent bruits de ferraille et hurlements. La terre gronde sous les pieds. Ce premier choc déclenche une rumeur assourdissante qui à elle seule annihile toute pensée structurée. Les issues qui restent sont simples, aussi bien que tragiques : tuer ou être tué.
L’idéal des deux Édouard était plus réaliste que celui de Jean : ils eurent tôt fait de renoncer à leurs splendides destriers et aux lances pour se mêler, sans vergogne et coutelas au poing, à la piétaille d’Angleterre. L’admiration de ceux des leurs qui les virent combattre à leurs côtés s’en accrut.
Galvanisé, Louis ne se rendit pas compte qu’il s’était mis à brandir son lourd damas d’une seule main. On aurait dit qu’il ne se trouvait pas réellement là. Il avait l’impression d’être le spectateur de quelque horrible jeu apocalyptique et qu’un automate agissait à sa place. Un homme se tordait à ses pieds, frappé à mort. Il y en eut un second. C’était un arbalétrier qui devait s’être trouvé là par erreur. Le géant mit quelques secondes avant de réaliser que c’était lui qui les avait frappés.
Il se retourna à temps : un noble moustachu s’apprêtait à lui planter son poignard dans le dos. Louis tournoya, para et repoussa l’assaillant de sa targe avec une rapidité diabolique. Pétrifié, l’homme cligna des yeux et sembla alors seulement apercevoir le géant. Il entrevit un visage de pierre serti de deux prunelles qui le transperçaient comme si, pour lui, il n’existait déjà plus, et il regarda sans y croire l’épaisse lame qui s’élevait avec une lenteur presque solennelle.
— Non, dit-il dans un souffle.
Il prit peur une fraction de seconde trop tard. L’épée de bourreau fendit l’air en diagonale et le frappa à l’épaule, creusant un sillon sanglant à travers la poitrine et descendant jusqu’au flanc. L’homme vacilla sans comprendre ce qui lui arrivait. Il baissa les yeux sur ses viscères qui se répandaient le long de ses jambes et s’écroula.
Plus rien n’existait autour. Il fallait oublier les cris et les étincelles des lames qui s’entrechoquaient. Ne pas trébucher sur les corps ni glisser dans le sang et les entrailles qui transformaient le sol en un bourbier hideux. Il fallait rester debout et se battre. Parer et frapper. Faire tomber celui qu’on avait devant soi et être prêt pour l’autre qui venait prendre sa place.
Coincé entre le cadavre d’un destrier portant encore sa housse verte, car certains chevaliers français n’avaient pu résister à la tentation, et un homme en harnois blanc* cuirassé de la tête aux pieds, le colosse parait coup sur coup. Alors que ce matin même il avait été reconnaissant à la relative légèreté de son harnois de lui permettre une plus grande mobilité, il s’aperçut vite que cela ne lui était d’aucune utilité dans cette bousculade désespérée où amis et ennemis devenaient peu à peu impossibles à différencier.
D’un coup de son épée rougie, Louis fit voler le cimier prétentieux qui ornait le heaume de son nouvel assaillant fervêtu. Le combattant bondit en arrière, et le colletin visé demeura intact. Cet homme voyait trop bien malgré sa ventaille close pour ne pas avoir vu venir ce genre de coup. Il paraissait aussi très habile, en dépit du poids supplémentaire qu’il avait à porter. C’était un guerrier expérimenté, celui-là. Cela se sentait. Et un homme de cette trempe savait dès les premières secondes à qui il avait affaire. Il avait certes deviné la naïveté de son opposant dans les combats singuliers et il n’était pas sans remarquer que Louis se battait comme un forcené sans prendre le temps de réfléchir. Il laissa l’homme en noir se fatiguer à lui porter des coups inutiles. Tant mieux si, entre-temps, un frère d’armes se présentait pour lui prêter main-forte.
Louis comprit très vite ce manège et, en quelque sorte, il revint à lui. Il s’était mis à serrer la prise de son épée à deux mains, comme il le faisait normalement, de sorte que sa targe ne le protégeait plus. Il chercha à atteindre la cervelière* et un autre défaut de la lourde cuirasse situé au niveau de l’aisselle. Mais l’homme esquiva de nouveau et lui entailla profondément la cuisse. Louis hurla. Ce n’était pas en soi une blessure mortelle, mais il devina tout de suite que le danger résidait dans l’abondant saignement qu’elle allait provoquer. Il allait graduellement s’affaiblir et tout serait perdu. Il n’y avait plus qu’une solution : en finir au plus vite avec cette boucherie insensée pendant qu’il lui restait encore assez de vigueur.
L’idée lui vint si vite qu’il ne prit même pas le temps d’y réfléchir : il tomba à la renverse, sur le corps du cheval, et perdit son chapel* de fer. Avec un rire dément, son adversaire leva haut son arme et s’apprêta à lui fendre le crâne. Au moment où l’épée s’abattait, Louis se rassit brusquement et frappa la visière close d’un puissant coup de taille qui l’enfonça partiellement et fit dévier la lame du guerrier. Louis se courba en deux, frappé au flanc, privé de tout souffle. Il parvint à se redresser suffisamment pour voir son redoutable adversaire, aveuglé et à demi assommé, se mettre à tituber. Du sang dégoutta par les interstices de la ventaille. D’un bond, Louis se remit sur pied et le fit trébucher. Il ouvrit la ventaille gauchie à l’aide de la pointe de sa lame qu’il plongea dans la bouche qui béait sur un souffle rauque, entourée d’une bouillie rougeâtre.
Hors d’haleine, le visage souillé de sueur poisseuse, il porta la main à son côté, sous sa broigne imbibée : ses doigts en ressortirent rouges de sang.
« Oh non. Non. C’est trop tôt. Que je ne meure pas tout de suite. Pas ici. »
Comme par défi, la face adipeuse de Firmin lui revint vivement en mémoire, avec son sourire en coin qui était chez lui présage de châtiment.
« Il me faut le retrouver d’abord. Le revoir une fois, juste une fois. C’est tout ce que je demande. Après, je pourrai mourir. »
Ce n’était pas vraiment une prière. Mieux valait ne pas invoquer Dieu pour une requête comme celle-là.
Un brave garçon qui n’avait pas seize ans lui courait sus, heureux sans doute de s’être déniché l’un de ces grands Anglais, délaissé et rendu vulnérable par ses blessures. Louis plaqua sa targe contre son ventre. « Si au moins je pouvais me tenir droit ! » Il fonça et embrocha le jeunot de son épée brandie d’une seule main.
— Maman ! cria le malheureux, avant de s’effondrer aux pieds du géant.
D’une secousse, Louis ressortit sa lame du corps inerte et regarda tristement le garçon dont le visage encore glabre exprimait un étonnement douloureux, trahi. Sans savoir pourquoi, il s’accroupit pour lui fermer les yeux.
Le sol se déroba sous lui. Il eut le temps, avant de choir mollement sur un monceau de cadavres ennemis, de se rendre compte que les affrontements étaient plus clairsemés et avaient tendance à dériver un peu vers la gauche. L’un d’eux se mit à remuer et à gémir sous lui. Près de là, un Gascon faisait tournoyer son fléau contre ceux qui tentaient de l’approcher.
— Venez ! Mais venez donc que je vous décervelle, sandis* ! hurlait-il.
Louis s’accorda quelques précieuses minutes de répit. Des jambes gainées de fer ou des godillots souillés le heurtaient, et parfois tentaient de le repousser. Il se laissa faire, se contraignant à cette immobilité salvatrice tout en essayant de trouver un moyen d’échapper au carnage sans avoir l’air d’un déserteur. Du sang chaud lui éclaboussa le visage. Quelque chose lui tomba au creux des mollets. C’était un bras sectionné. Il ne bougea pas.
Un chevalier isolé de son petit groupe piétina des corps en une charge plus ou moins efficace qui lui permit cependant de transpercer un Anglais. Louis entendit la lance se briser contre le bouclier au moment où le destrier s’immobilisait presque au-dessus de lui. Le chevalier avait dégainé son épée et laissait sa monture couverte d’une protection en cuir bouilli et d’une housse verte déchirée effectuer ses propres mouvements d’attaque pour lesquels elle avait subi un entraînement rigoureux : le grand cheval se déplaçait continuellement, tournant sur lui-même pour se prémunir des coupe-jarrets sournois.
Louis roula hors de portée des sabots. Tout occupé à éloigner les assaillants qui tentaient de le cerner, le cavalier ne remarqua le blessé en noir qu’au moment où l’épaisse lame du damas pénétrait dans son aine. L’homme s’affaissa et Louis n’eut plus qu’à le tirer en bas. Il essuya en hâte son épée avec le surcot vert du chevalier avant de la remettre au fourreau.
Sans trop y croire, Louis planta le bout de son pied dans l’étrier et se hissa avec peine sur le destrier. Il n’était jamais monté à cheval auparavant et il ne savait trop comment s’y prendre. Il se glissa sur la selle à haut troussequin et jeta un coup d’œil inquiet au sol. Son pied gauche trouva l’autre étrier. Il se cramponna à l’encolure du destrier noir qui continuait à piétiner. Le bourreau se demanda si la bête avait remarqué que c’était lui qui avait tué son maître. Elle s’ébroua à ce contact inconnu. Louis n’était certes pas plus lourd qu’un chevalier en armure, mais son maintien rigide et mal assuré le rendait sans doute tout aussi fatigant à porter. Sa propre nervosité se transmit au cheval. Pourtant, le destrier sembla accepter l’homme ; il ne chercha pas à le désarçonner.
— Va. Vas-y, dit-il sans utiliser les rênes.
Le cheval se mit à trotter droit devant, au hasard. D’instinct, Louis se baissa davantage et s’agrippa avec maladresse. Sa monture interpréta ce geste à sa façon et partit au galop. Louis hoqueta et, éberlué, regarda un paysage confus qui défilait dans un bruit de tonnerre.
Un hennissement apeuré le rappela à la réalité, et le cheval fit un brusque écart avant de s’arrêter pour se dresser, manquant désarçonner son cavalier inexpérimenté. Des gens de France qui l’avaient remarqué s’interposaient afin de lui couper toute possibilité de retraite. Mais le grand cheval se mit à mordre et Louis n’eut d’autre choix que de prendre les rênes d’une main et de dégainer son damas de l’autre. Sa blessure au côté lui arracha un cri tandis qu’il frappait pour éloigner les vicieux crochets des guisarmes. Homme et cavalier parvinrent à faire une brèche dans cette piétaille désordonnée. D’un grand coup de son arme émoussée, Louis dut trancher une main gantée qui demeura accrochée aux guides pendant plusieurs secondes, tandis que sa galopade reprenait et que son épée était à nouveau rengainée. Il crut entendre la voix de compagnons qui l’avaient reconnu. Le voyant prendre la fuite sur un cheval ennemi, ils le couvraient d’injures.
Louis ne s’éloigna pas beaucoup. En utilisant gauchement les rênes, il entreprit de contourner le vaste charnier où grouillaient des grappes denses de combattants. C’était le moment où la bataille s’éternisait en combats singuliers inutiles, car son issue n’en dépendait pas.
Une fois parvenu au milieu d’une pente, Louis se laissa glisser du cheval. Il avait les jambes flageolantes. De là, il fut à même de constater l’ampleur du désastre. Il aperçut aussi les fantassins qui s’étaient mis à ses trousses. C’était un petit groupe de mercenaires à la solde de Jean. Attirés par la perspective d’un magot, ces six hommes étaient parvenus à s’extraire de la mêlée pour attraper ce déserteur, ce voleur de chevaux qui s’était tapi derrière des vignes comme un lâche. Ils cassèrent dans leur hâte plusieurs des empennes blanches semées là par les archers gallois. Elles ressemblaient à autant de fleurs plantées dans cette terre gorgée de sang dont elles paraissaient s’abreuver en silence.
Quand la première flèche vrombit près de l’un d’eux, ils crurent qu’ils se faisaient des idées. La seconde se ficha dans l’estomac d’un homme et la troisième traversa de part en part la gorge d’un autre. Ceux qui restaient debout firent demi-tour en louvoyant.
Louis sortit de sa cachette et, à découvert, entreprit de décocher ses flèches en l’air, afin qu’en retombant elles atteignent une masse de bidaus* ennemis qui refluait vers les bords comme de l’écume sale.
*
— Seulement sept à la minute. Ce ne peut être l’un de nos Gallois, dit un gentilhomme à qui la scène n’avait pas échappé puisqu’il l’observait depuis une hauteur.
— Néanmoins un archer convenable, malgré son attirail sommaire, messire. Ce gaillard a de l’esprit : personne ne se défiait plus des flèches.
— Il a pris ce cheval aux Français. Ce n’est pas un vol, mais un butin de guerre. Par conséquent, l’animal lui appartient. Une bête splendide.
— Est-ce un déserteur, à votre avis ?
— Comment savoir ? Tenez, les voilà qui ont leur compte. Ils se replient.
— J’ai idée que c’était son intention, à lui aussi.
— Je ne crois pas. Regardez-le vider son carquois sur la mêlée. C’est un féroce. Non, il ne fuit pas.
L’homme haussa les épaules et se désintéressa de la question : un courrier arrivait avec des nouvelles fraîches.
Le gentilhomme vit Louis chanceler et disparaître entre les vignes. Le destrier s’en approcha pour le pousser gentiment de son nez velouté, frémissant d’inquiétude. L’homme se retourna et dit, en voyant la scène :
— En tout cas, ce destrier semble s’être épris de son médiocre cavalier. Sans doute est-ce par pitié. Un manant. On aura tout vu.
Le gentilhomme ordonna :
— Ramenez-les-moi, lui et sa monture. Nous verrons tout à l’heure ce qu’il convient d’en faire.
— À vos ordres, messire.
Et le gentilhomme se dirigea vers le courrier qui l’attendait.
*
— Pied à terre ! ordonna Jean.
C’était insensé. Tout autant que l’avait été la funeste charge de cavalerie. Mais les hommes du roi obéirent. Lui-même descendit de cheval, appela ses fils à lui et transmit ses instructions :
— Douze mille. Douze mille ribauds et la bataille est perdue. Repliez-vous du côté de Chauvigny. Prenez une escorte de huit cents lances avec vous.
— Bien, Père, dit Charles.
Les autres aussi obtempérèrent, à l’exception de Philippe, un garçon de quatorze ans qui, lui, refusa catégoriquement :
— Pas moi. Je reste avec vous.
Il n’y eut aucun moyen de le faire changer d’avis.
Pendant ce temps, la bataille faisait toujours rage, car Jean n’avait pas ordonné de sonner la retraite. Il se montrait fidèle au vœu de son futur ordre, celui de ne reculer en aucun cas. Cette résistance obstinée fut aussi funeste au royaume que le repli de ses fils.
Il avait laissé les milices communales en deçà de la Loire. Il avait eu avec lui cinquante mille hommes. En plus de ses quatre fils et de son connétable, il avait été accompagné de ses maréchaux, de vingt-six comtes, de cent quarante bannières : toute la fine fleur de la France. Dix-sept comtes furent capturés, de même que cent soixante barons et plus de deux mille chevaliers. Tous vaincus par de simples archers anglais qui, par groupes de cinq ou six, s’étaient emparés de preux qui s’étaient crus invincibles. Certains sujets d’élite disparurent purement et simplement au plus fort du combat. Amoul d’Audrehem y fut pris dès le début.
Non moins aveugle que son modèle, le roi de Bohême, Jean continuait à se battre. Et, dans le camp adverse, il n’y avait que des sourds : le manant gallois ou irlandais ne savait ni français ni anglais ; il n’entendait pas les supplications du chevalier renversé et ne répondait que du couteau.
Pourtant, des hommes vaillants continuaient à défendre leur roi qui représentait un monde ancien tenant d’un idéal qui était en train de s’éteindre. Et le monde nouveau faisait peur, car il était issu d’un réalisme trop cru qui ne pouvait à leurs yeux proposer d’idéal.
— Gardez-vous à gauche, Père… et là, là, à droite ! Attention ! criait le jeune Philippe, qui faisait partie des défenseurs du dernier roi-chevalier.
Oui, cette bataille marquait la fin d’un monde et ce fut un vaillant garçon qui l’enterra avec panache. Il n’aurait pu en être autrement{160}.
Jean II se rendit courtoisement à Édouard de Woodstock. Ce dernier prit possession de son prisonnier avec maints égards, étant donné son statut royal, mais aussi à cause du grand courage dont il avait fait preuve. Bien qu’insensé, son acharnement avait tout de même forcé l’admiration.
À l’instant où le roi déclarait forfait, des trompes mugirent, et un silence ponctué des plaintes de centaines d’agonisants fondit sur le champ de bataille en même temps que les premiers rapaces. Les mères se mirent à la recherche de leurs fils, les épouses, de leur mari, les filles, de leur père. Et chacune, agenouillée dans le sang et la sanie, pleurait la perte irrémédiable consentie au nom de quelque glorieuse quête qui, des années plus tard, allait se voir résumée en un paragraphe dans les livres d’Histoire.
L’homme que les Anglais avaient jusqu’alors appelé Jean de Valois était tout à coup reconnu comme le véritable roi de France, et la bravoure du royal captif n’y était pour rien. Le prince de Galles ne pouvait manquer d’apprécier cette fortune inouïe qui lui était remise entre les mains. Qui tenait le roi tenait le royaume.
Jean le Bon fut servi à la table d’Édouard par le prince lui-même, à qui il fit remarquer :
— Mon anneau de Charlemagne, je l’ai perdu avec mes gantelets lorsque j’ai dû combattre à mains nues. Décidément, les astres m’étaient défavorables{161}.
*
La première chose que Louis vit en reprenant conscience fut la toile rayée d’un tref* qui gonflait sous la brise. Il était installé sur une couchette propre. Tout était encore envahi par le vacarme de la bataille. Soudain un rire s’éleva. Celui d’une femme, tout près. Il tourna la tête et se rendit compte que le vacarme était dans sa propre tête. C’étaient des vestiges de l’affrontement et ils s’évaporèrent dès qu’il prit pleinement conscience de l’endroit où il se trouvait. Ils cédèrent la place à un merveilleux silence ou plutôt à toutes sortes de petits bruits anodins qu’en temps normal on remarque à peine, un trille d’oiseau, des gens qui bavardent ou rient, quelqu’un qui s’exerce à jouer de la flûte.
Louis soupira. On lui avait retiré son harnois et on l’avait baigné. Il sentit que ses blessures avaient été pansées. Une odeur sucrée de baies mûres flottait autour de lui. Il reconnut celle du genévrier qu’on utilisait pour soigner les plaies. On avait temporairement refermé la blessure de sa cuisse et on y avait appliqué un cataplasme à base d’orties. Le bandage, solidement fixé, avait été imbibé d’une préparation semblable à laquelle avait été rajouté du cyprès. « Peut-être que je suis mort, se dit-il, et que de l’autre côté c’est le jardin de ma mère. »
Tout à coup il prit peur et s’assit brusquement.
— Ouille !
Il retomba sur le côté, en position fœtale.
— Doucement, mon ami. J’ai dû vous recoudre. Détendez-vous. Tenez, buvez ceci.
Louis se retourna et prit péniblement appui sur un coude afin de boire l’infusion amère qu’un vieillard barbu, surgi de nulle part, lui tendait.
— Merci, dit-il après avoir tout bu, car il était assoiffé.
— De rien. Il m’a paru périlleux d’avoir recours à l’aiguillée pour votre cuisse. La chair en est trop fragile. Nous devrons cautériser au fer.
Louis fit un signe d’assentiment. Le vieillard ajouta :
— Mon maître désire connaître votre identité. Le blessé se retourna en soupirant.
— Baillehache.
— Je le lui dirai.
— Suis-je prisonnier ?
— À vrai dire, je n’en ai pas la moindre idée. C’est fascinant d’observer quelqu’un qui dort les yeux ouverts.
— Quoi ?
— Mais oui. Vous l’ignoriez ? Cela m’a pris un certain temps avant de me rendre compte que vous étiez inconscient. Baillehache, dites-vous ? Ce nom ne me dit rien.
— Le cheval. Où…
— Calmez-vous, mon garçon, calmez-vous. Le cheval va bien. Nous l’avons pansé et nourri. Il loge à l’écurie. Jeune et fringant comme il est, il se remettra vite. Un animal remarquable. Douze ans tout au plus. À lui seul, il fait votre fortune.
« Ils me le laissent », se dit Louis, incrédule. Il demanda :
— Bien. Et… votre maître… où suis-je ?
Le vieillard sourit avec malice et montra la rouelle qu’il portait au bras.
— Dans la tente d’un humble fils d’Israël. Je suis un physicien{162} présentement au service de messire Jean de Picquigny.
Louis ferma brièvement les yeux. Il était peut-être sauvé. Jean de Picquigny était loyal au roi de Navarre, donc il était du parti anglais auquel Louis avait été affecté. Il en déduisit qu’il n’était pas captif.
Le visage souriant d’une femme apparut dans l’ouverture de la tente.
— Plus tard, ma jolie. Notre mystérieux cavalier n’est pas encore en état de recevoir une charmante visite comme la vôtre.
Le médecin alla refermer les pans de toile et revint s’installer auprès de son patient.
— Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous revenez de loin. De très loin même. Et je ne parle pas que de ces deux blessures que je viens de soigner.
Louis détourna le regard.
— Bien. Libre à vous de ne m’en rien dire. Je ne vous y contraindrai pas. Mais il me faudrait avoir un cœur de pierre pour demeurer insensible aux torts que l’on vous a visiblement infligés. Voilà. Je tenais à ce que vous le sachiez.
Il se releva.
— Messire de Picquigny va venir bientôt vous voir. Il y a de fortes chances qu’il insiste pour en savoir un peu plus à votre sujet.
— Je n’ai rien à lui cacher. J’habite Caen et j’appartiens au roi de Navarre. Et je ne fuyais pas.
— Je vois, je vois. Votre hôte et bienfaiteur sera sûrement fort heureux de l’apprendre.
Le vieillard se dirigea vers l’ouverture et se retourna.
— À titre de curiosité, comment nommerez-vous votre cheval ?
— Euh…
Louis revit le paysage confus et le galop chaotique à travers le champ de bataille. Il sentit à nouveau entre ses bras l’encolure puissante et le roulement des muscles sous lui. Il entendit le grondement de tonnerre que produisaient les sabots.
— Tonnerre. C’est Tonnerre. J’aimerais le voir.