Chapitre IX

Une maison rouge

Paris, 10 avril 1352

L’abbé Antoine avait été incapable de se rendormir après matines. « Ce doit être l’âge », pensa-t-il avec mélancolie. Tout en rondeurs sous sa coule tendue au-dessus d’un estomac plantureux, le moine vieillissant marchait en se dandinant. Son visage de poupard avait conservé le même teint fleuri et le même air avenant. Avec sa couronne de cheveux grisonnants et son regard tendre, il inspirait tout de suite confiance.

Ces dernières années, ses tâches d’administrateur s’étaient considérablement alourdies. Il était bien loin, le temps des querelles d’idées avec les universitaires ! Lorsqu’il avait dû, en 1345, leur abandonner ses droits sur les églises Saint-Côme et Saint-André, la mainmise de l’Université sur la partie du bourg enclavée dans le mur de Philippe Auguste avait été complète. Mais ce genre de tractation souvent pénible faisait partie de la vie d’un abbé. On ne pouvait trouver à y redire. L’administration de la prison était bien pire. Et la guerre était venue. Et, avec elle, la peste. C’était là que tout avait commencé à changer. C’était à cette époque qu’il avait dû quitter la quiétude de son office et retrousser les manches de son froc pour se mettre au travail comme tous les autres moines, humble parmi les membres survivants de sa communauté qui, eux aussi, étaient devenus plus humbles. Force lui avait été d’admettre que cette leçon du ciel lui avait été profitable : il avait pu démontrer de façon concrète l’attachement qu’il vouait à son abbaye et à ceux que ses murs abritaient. Cette expérience avait été inoubliable.

L’insomnie chronique était l’une des conséquences des devoirs qui lui incombaient. Il décida d’aller faire un tour dans le jardin. Une bonne odeur de terre humide fraîchement retournée racontait enfin les premières fables du printemps, et la brise tiède défroissait les articulations en même temps que l’humeur.

Une ombre furtive se glissa entre le mur d’enceinte et la chapelle, et ne reparut pas. « Évidemment, songea Antoine, il fallait bien que notre frère tourier, le cher Augustin, aille goûter en secret à cette liqueur de cassis. » Ce petit manège nocturne était bien connu de tous, et le moine fautif ne s’en repentait toujours pas après vingt ans. C’était une cause perdue : lorsque l’hiver n’était pas le prétexte à cette « prise de remèdes », c’étaient les pluies de printemps, la chaleur estivale ou les phases de la lune.

Mais le rôdeur n’était pas retourné dans son cagibi. Après avoir fait un détour par la chapelle de la Vierge, il commença à longer le mur duquel pendait un enchevêtrement de lierres dénudés. Antoine reconnut l’un de leurs propres paniers d’osier dont le contenu, enveloppé d’un linge, avait été posé en haut des marches de la chapelle. L’abbé alla le prendre et ne se donna même pas la peine d’en vérifier le contenu. Il savait.

— Holà, l’homme, appela-t-il depuis les marches.

L’interpellé se figea sur place, sa silhouette à peine visible sous la lueur d’un falot. Ce devait être l’un de ces nombreux pères de famille qui, dépourvus de ressources, se voyaient contraints d’en venir là. Par contre, quelque chose clochait : l’individu était armé. Antoine garda son calme et dit :

— Ne crains rien, mon fils, je suis le père abbé. Viens là, entrons un moment dans la chapelle. La brise est encore un peu frisquette.

Elle ne l’était pas. Mais Antoine avait remarqué que l’homme frissonnait. Antoine se retourna et attendit. L’individu, qui s’était approché, comprit. Il laissa respectueusement à la porte sa masse d’armes et sa dague. À la lueur des cierges en cire d’abeille, le moine fut en mesure de constater qu’il n’était pas intimidé, mais plutôt profondément troublé. La couverture de laine qui enveloppait le contenu du panier volé était éclaboussée de taches étoilées d’une couleur vermeille suspecte. Antoine se hâta de découvrir le visage froissé d’un nouveau-né. Autant que l’on pouvait en juger, le bébé était indemne. L’homme s’empressa d’expliquer :

— N’ayez crainte, mon père. Ces taches, c’est de l’encre. Le maître, voyez-vous… il a renversé l’encrier sur elle lorsqu’il l’a déposée sur la table.

— Sur elle ?... Mais, mon fils, vous n’ignorez pas que c’est ici un couvent d’hommes.

— Je le sais, oui. Seulement…

— Laissez, laissez. Nous y reviendrons. Qu’est-ce que c’est que cela ?

Antoine repoussait légèrement la couverture de son index boudiné. La joue gauche, le cou à peine visible ainsi que l’épaule du nourrisson étaient également maculés d’encre. Le bébé remua et gémit à cause de la caresse humide de la nuit contre sa peau neuve. Le doigt d’Antoine s’attarda à la base du cou, du côté gauche. À cet endroit, un pli soyeux abritait une sorte de grosse piqûre où un peu de sang se mêlait incognito à l’encre.

— Une petite blessure, je crois, répondit l’homme piteusement. Ce doit être à cause de la plume.

— La plume ? Comment une plume peut-elle blesser ainsi le cou d’un nourrisson ?

Ils prirent place sur un banc, et Antoine déposa le panier entre eux. Le bébé se rendormit. Le jeune homme dit :

— Je vais tout vous expliquer, mon père. Mon nom est Thierry et je ne suis pas le père de cette enfant…

*

Paris, quelques heures plus tôt

Les cris de sa femme s’étaient enfin taris. Cela avait duré longtemps. Beaucoup trop longtemps pour que la nuit soit propice au repos. La tête prise entre ses mains crispées, l’homme sanglotait, ivre. L’auberge qu’il avait louée en entier sur un coup de tête fut plongée un instant dans un silence de mort. Il se prit à souhaiter le retour de la vacelle* trop bavarde qu’il avait congédiée quelques heures auparavant. Des vagissements outrés s’élevèrent. L’homme leva son visage aveuli serti d’yeux larmoyants vers la porte de la chambre qui consentit enfin à s’ouvrir. La sage-femme s’avança vers lui avec un air grave. Elle tenait dans ses bras un paquet emmailloté. Arnaud se leva et repoussa plus loin sur la table un parchemin couvert d’écriture rouge. Ce même parchemin et cette même encre rouge qui avaient fait l’objet de reproches de la part de sa femme ce matin même : il n’avait pas besoin de francin* ni d’encre rouge pour calculer ses dettes.

— Messire, je suis désolée…

— Quoi ? Quoi ? demanda Arnaud, éperdu, n’osant pas s’avancer.

— Votre femme…

— Elle est morte ?

La grosse Margot ne put qu’acquiescer en se pinçant les lèvres pour ne pas pleurer. La mère n’avait pas vingt ans et ce bébé était son premier. Arnaud émit un grognement sourd et dit :

— C’était couru d’avance. Le climat du Nord ne lui réussissait pas. À moi non plus, d’ailleurs.

Il n’eut pas d’autre réaction. Ce n’était un secret pour personne qu’Arnaud n’avait pas aimé sa jeune épouse qui l’avait néanmoins suivi dans son exil sans une protestation, en dépit des fatigues de sa grossesse et d’une santé déficiente.

Avec la mort du baron d’Augignac, survenue quelques mois plus tôt, Arnaud avait été contraint de partir pour le pauvre domaine de Normandie qui constituait son seul héritage. De la minable somme d’argent qu’il avait également reçue, plus rien ne restait. Ses derniers sols se volatilisaient avec cette mauvaise nuit passée à l’auberge. Tout le reste avait été grignoté au cours de l’hiver par de longues parties de brelan* et par quelques extravagances « nécessaires, avait-il dit, pour mettre un pied à la Cour ». Mais le coûteux séjour à Paris ne lui avait rien rapporté de ce qu’il avait escompté : le roi Jean{119} s’était montré tout aussi insensible à ses loyaux services que l’avait été Charles de Navarre.

Arnaud tendit la main vers le paquet blanc que la servante tenait précieusement. Elle le lui remit et il écarta les pans de la couverture sans ménagements.

— Une fille !

— Messire…

— Qu’ai-je besoin d’une fille !

— De grâce, prenez garde. Ne la tenez pas comme ça.

— Par la mordieu, je suis déjà à demi ruiné !

En déposant l’enfant avec rudesse sur la table, il accrocha la plume plantée dans l’encrier. De l’encre rouge plut partout, et il retrouva la plume nichée dans la couverture à demi arrachée, tout contre la poitrine de l’enfant.

— Merde ! Que vais-je faire, maintenant ? Hein ? Que vais-je bien pouvoir faire ? Comme si je n’avais pas suffisamment d’ennuis comme ça !

— Je vous en prie, messire, disait Margot.

Arnaud se calma quelque peu et se mit à éponger maladroitement le bébé ainsi que son bras, sous le regard plein de reproches de la servante qui avait aussi fait office de sage-femme. Le nouveau-né hurlait. Sa langue humide tremblait dans sa bouche. Arnaud dit :

— S’il me faut en plus éduquer et doter une fille…

C’était impossible, à moins qu’il n’acceptât d’hypothéquer le domaine, de s’endetter à un point tel que ses débiteurs risquaient éventuellement de le faire emprisonner ou de saisir le peu de biens qui lui restaient. C’était hors de question. Le jeune veuf détailla le visage rouge du bébé : il était chiffonné et enlaidi par une bouche trop grande, déjà vorace. Les pleurs d’une fille étaient exaspérants. Tournant à peine la tête, Arnaud dit :

— Margot.

— Oui, messire.

— Tu peux disposer. Mande-moi Thierry.

— Bien, messire. Puis-je reprendre la petite, maintenant ?

— Non. Laisse-la-moi un moment. Va. Dès l’aube tu veilleras à lui trouver une nourrice.

Il espéra que sa voix ne sonnait pas faux.

Peu après, le serviteur se présentait à lui. Arnaud ne lui laissa pas le temps de se répandre en civilités. Il renveloppa gauchement le bébé dans sa couverture tachée et le posa dans les bras hésitants du maître d’armes.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire.

Thierry blêmit. Arnaud poursuivit :

— Utilise un matelas si tu veux. Peu m’importe comment tu t’y prendras en autant que tu me ramènes son corps intact pour les funérailles de sa mère. Va.

Thierry avait erré pendant des heures dans des rues oubliées par la nuit. Malgré la faim, son fardeau minuscule s’était endormi en toute confiance dans ses bras.

— Je ne peux pas. Je ne peux pas faire ça, se répétait-il avec désespoir.

Non, sa loyauté envers son maître ne pouvait aller jusque-là.

Matines avaient sonné au clocher d’un grand moutier non loin du lieu où il se trouvait.

Thierry se tut. Antoine, qui l’avait écouté sans intervenir, reprit la parole :

— Ne te fais plus de soucis, mon fils. Je me charge de tout. Ton secret sera sous bonne garde et ton maître n’en saura rien.

À quelques jours de là, le jeune veuf d’Augignac enterra sa malheureuse épouse et un bébé mort-né qu’il n’avait jamais vu et auquel il ne prêta qu’une attention de convenance. Il ne se rendit jamais compte qu’il ne s’agissait pas de sa fille.

Une famille des faubourgs avait reçu d’un moine au visage caché par son capuce une escarcelle bien garnie en échange de leur fillette qui n’avait vécu qu’un instant De retour à l’abbaye, Lionel, le bibliothécaire, avait maquillé le petit cadavre, reproduisant à la base du cou la même piqûre qu’il avait préalablement examinée sur l’enfant rejetée, au cas où le père dénaturé aurait consenti à jeter un ultime coup d’œil à sa fille sous sa couverture tachée avant qu’on ne la prépare pour les obsèques. Lionel savait que, pendant des années, cette famille allait être tenaillée par l’envie de raconter que l’une des leurs avait été ensevelie chez les nobles. Si l’un des membres finissait par succomber à cette envie, le récit allait sans nul doute se voir au fil des ans tellement enjolivé qu’il allait en devenir méconnaissable. Le moine visiteur, en l’occurrence lui-même, allait être transformé en sorcier et le tombeau, en marmite.

Avant la fête de la Saint-Georges{120}, la fillette toute neuve, adorable glaise humaine encore intacte, était devenue l’enfant la plus choyée de Paris. Une abondance de pères remplaça bientôt celui qui l’avait répudiée. Pour tous les moines, elle se nommait Jehan de Saint-Germain{121}. Seulement deux d’entre eux, l’abbé et Lionel, connaissaient sa réelle identité, de même que son sexe.

Ce fut à cette époque qu’Antoine se mit à errer toutes les nuits par le jardin du monastère. Il avait compris très rapidement que Jehan allait devoir demeurer à l’abbaye plus longtemps que prévu. À cause de l’épidémie, il y avait partout trop d’orphelins et plus assez de bonnes âmes pour prendre soin d’eux. De plus, quelqu’un avait déjà ménagé à l’enfant une place dans son cœur laissé vacant par le départ d’un autre.

« Est-ce là le dessein de la Providence ? » se demandait Antoine.

*

Caen, octobre 1350

La ville se trouvait en Basse-Normandie, à cinquante-cinq lieues à l’ouest de Paris. C’était l’un des joyaux les plus remarquables de France. On disait même Caen plus grande que Londres. Des richesses jadis volées à l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en avaient étayé le prestige. À chaque extrémité de la ville, hérissée de clochers et de tours et protégée par ses remparts en pierre claire, une abbaye veillait. Un château se dressait au nord. Comme partout ailleurs, la cité avait débordé de ses murs. Cependant, au lieu de s’appuyer frileusement le long des remparts, les belles habitations plus récentes étaient construites sur une île basse qui s’étendait au sud de la vieille ville. Formée par un enchevêtrement d’affluents qui se jetaient dans les deux rivières principales qui passaient tout près ; cette île nommée Saint-Jean n’avait nul besoin de murs. Tous les bateaux de la ville, tels des greffons avides, venaient s’amarrer aux quais construits sur sa berge, en face du mur. Car sur l’île s’était développé le quartier riche de Caen. On y trouvait comme au faubourg Saint-Germain de vastes jardins, de grandes demeures ainsi que des avenues bien droites. La vieille ville, quant à elle, déployait son labyrinthe de rues étroites se faufilant entre des maisons exiguës dont les encorbellements plongeaient certains endroits dans un simulacre de nuit permanente. L’abbaye aux Hommes était entourée de ses propres remparts qui rejoignaient ceux de la ville. Le corps de Guillaume y avait jadis séjourné à l’air libre un certain temps. En matière d’éducation, les habitants de Caen égalaient ceux de Paris. La beauté et le raffinement des deux villes avaient de quoi attiser la convoitise d’un roi.

*

— Qui est-ce ? Un clerc ? demanda une mégère à sa voisine de kiosque.

— Aucune idée. Je ne crois pas, puisqu’il a une épée. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il n’a pas l’air commode. C’est pas moi qui vais m’enquérir de son nom.

Le regard de tous les marchands se fixait sur l’homme qui avançait au centre d’une bonne escorte tel un personnage de marque. L’individu était ceint d’une large épée et possédait aussi une dague. Sa main serrait une étrange canne rouge à pommeau sphérique. Il était entièrement vêtu de noir, exception faite de ses bottes en feutre et de sa ceinture d’armes en cuir qui, elles, étaient d’un rouge sombre. Il portait un chaperon des plus simples et son cou était emprisonné dans un haut col fermé par une fibule* d’étain à peine visible. Sa mise lui donnait une allure à la fois élégante et menaçante. Le noir, par nature, inspire une crainte instinctive : il absorbe toute lumière. L’homme en semblait conscient. Peut-être portait-il du noir pour cette raison précise.

Les badauds s’écartèrent et lui ouvrirent involontairement un passage afin de mieux l’examiner. Lui aussi jetait un coup d’œil circulaire aux kiosques qui l’entouraient. Soudain, il pointa quelqu’un du doigt.

— Là. C’est celui qu’il me faut, dit-il aux gardes de son escorte.

— Mais c’est un boulanger, dit l’un d’eux.

— Je sais, et alors ? Moi aussi j’en étais un, dans le temps.

— Ça va faire des histoires.

Deux des gardes s’avancèrent en direction du boulanger qui, interloqué, commençait déjà à protester en reculant vers la porte de son échoppe.

— Hé là, bas les pattes ! Qu’est-ce que vous me voulez ? Je n’ai rien fait. Je suis un marchand honnête, moi. D’abord, qui est-ce ? L’un des gardes répondit :

— Ordre du gouverneur. Vos services sont réquisitionnés pour un moment. Vous allez suivre l’exécuteur que voici et demeurer à sa disposition le temps qu’il faudra. Aucun refus n’est recevable.

— Quoi ? L’exécuteur ? Ah non. Ah non, il est hors de question d’aller me mettre sous les ordres de cette crapule endimanchée. Je tiens à ma réputation, tout de même.

Tous les habitants avaient entendu parler de la création de ce nouvel office et des dépenses considérables qui en avaient résulté pour la guilde des commerçants, mais nul n’avait encore vu le bourreau en personne. Seule une charte le concernant, lui, ainsi que les droits attachés à son état, avait été placardée et criée en ville un mois plus tôt.

L’homme en noir croisa les bras et attendit. Le garde répliqua :

— Ce garçon n’est pas une crapule, mais notre nouvel exécuteur, et il est aussi honnête que vous et moi{122}.

— Seuls les gens de condition portent l’épée et vous me certifiez qu’il est honnête{123} ?

— Les gens de condition et l’exécuteur, selon l’ordonnance de Fricamp, dit Louis qui sortit de sa poche un papier plié qu’il remit au garde.

Ce dernier le déplia et le présenta d’abord à la ronde, puis au boulanger, en disant :

— Apprenez qu’en signant la commission que voici ce jeune homme est devenu fonctionnaire de la justice municipale. Autrement dit, sa préséance est au moins égale à la vôtre, maître boulanger. Tout manquement à son égard sera considéré comme très grave et sera châtié en conséquence. Me suis-je bien fait comprendre ?

Le commerçant jeta un coup d’œil à la signature de l’homme en noir sans oser toucher à la lettre de commission.

— Une hache ! Très approprié, dit-il avec mépris.

Louis avait d’abord été tenté d’utiliser en guise de signature les trois traits sinueux qui avaient composé sa marque en tant que boulanger, mais sa plume était demeurée suspendue au-dessus du parchemin. Non, cette signature n’avait plus lieu d’être. La boulangerie de son enfance n’existait plus. Ni cette vie-là, d’ailleurs. Louis Ruest lui-même avait perdu son identité et son visage derrière une cagoule. Cela lui était indifférent. Il n’avait rien contre le fait de profiter de l’occasion pour enterrer en même temps que son ancienne marque le nom qu’il tenait de son père. « Le nom est enseveli avant l’homme, mais le tour de l’homme saura bien venir en son temps », s’était-il dit. Il avait alors songé au tatouage sur son bras.

Le boulanger remit la feuille au garde et protesta à nouveau :

— Admettons. Mais, bon Dieu, pourquoi est-ce moi qu’il veut, ce baille-hache*{124} ? Il y en a d’autres.

— Parce que j’ai besoin d’un assistant au château pour le chevalet{125} et puisque vous êtes boulanger, vous avez de bons bras, répondit le bourreau, qui aurait bien aimé que son père soit à la place d’Henri. Ou mieux, de sa future victime.

Une certaine hésitation fut perceptible chez les témoins de la discussion. Malgré les halètements provoqués par l’évocation de l’effrayant instrument, le boulanger ne put s’empêcher d’être flatté par cette remarque. Il croisa fièrement ses avant-bras enfarinés et bomba le torse :

— Ça, tu peux le dire, l’ami. Je suis le meilleur boulanger en ville. C’est pour ça que je te dis : va donc plutôt voir du côté des quais. Là-bas, tu trouveras moult traîne-potence* de ton espèce qui, eux, ne verront aucune objection à servir un bourrel.

Le garde intervint :

— Refuser de collaborer avec l’exécuteur équivaut à refuser un ordre du gouverneur. Je n’ose imaginer cela de votre part, maître Henri.

— Et c’est seulement pour cette fois, spécifia Louis, qui se dit : « Il doit y avoir un moyen de se passer d’assistants. »

Le boulanger, en désespoir de cause, regarda autour de lui et répondit :

— Bon, bon, ça va ! J’obéis, mais vous me faites violence. Ces bonnes gens me sont témoins que je ne vous suis que sous la contrainte.

*

L’assistant gratta nerveusement son avant-bras velu. Il avait bien écouté les instructions et il était prêt. Le condamné aussi. L’homme était étendu à même le sol au centre du chevalet. Il s’agissait d’un cadre de bois rectangulaire vide d’une longueur de six pieds, muni de quatre pattes qui, solidement arrimées, en assuraient la stabilité et l’élevaient à trois pieds du sol. Les poignets de la victime étaient liés par des cordes à un axe, tandis que ses chevilles étaient attachées par des anneaux à l’autre bout du cadre. Le bourreau et son assistant se placèrent de chaque côté et entreprirent d’actionner le treuil en plantant leur longue perche dans les trous prévus à cet effet. Cette manœuvre accentuait la tension de la corde qui s’enroulait d’un demi-pouce à la fois. La victime fut lentement soulevée du sol par ses seuls membres. Son dos se retrouva sans soutien. Le tortionnaire, presque invisible à cause de l’obscurité du coin où il se tenait à dessein, dit :

— C’est déjà pénible, n’est-ce pas ? Le mieux serait que nous en restions là. En fait, cela ne dépend que de toi.

Louis se sentait mal : les murs l’enserraient de trop près. Mais il fallait à tout prix éviter que la victime se rende compte de ce malaise. Le mieux à faire était de prendre de longues respirations, comme il avait appris à le faire jadis en grimpant dans les tours de Notre-Dame. Il ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais cette technique donna à sa voix une intonation douce qui en imposait.

L’assistant demeurait immobile et en attente, les perches ne faisant que maintenir la tension des cordes. Le tortionnaire invisible dévoila son visage en se baissant pour regarder la victime dans les yeux. Il demanda :

— Pourquoi es-tu venu au château aujourd’hui ?

L’homme dévisagea le fonctionnaire avec un regard d’innocence outrée et répondit :

— Pour présenter mes respects au gouverneur, quelle question !

— Pourquoi es-tu allé présenter tes respects ?

— Mais parce qu’il vient de rentrer en Normandie.

— On t’a convoqué spécialement ?

— Non.

« C’est peut-être vrai », se dit Louis. Interroger un prisonnier n’était pas aussi facile qu’il y paraissait. Il prit le temps de réfléchir et demanda :

— Que t’a dit le gouverneur, lorsque tu l’as rencontré ?

— Il m’a salué et remercié d’être venu.

Cela aussi pouvait être vrai. Pourtant, Fricamp avait fait arrêter cet individu. Un manant. Il y avait forcément une raison.

Il y en avait une : une lueur d’inquiétude s’était brièvement manifestée dans le regard du supplicié. Louis insista donc :

— Mais encore ?

— Il m’a aussi demandé des nouvelles de ma famille et du village.

— Rien d’autre ?

— Rien. Pourquoi vous intéressez-vous à notre conversation ? Et d’abord, qui êtes-vous ?

— Que t’a-t-il dit au sujet du roi de Navarre ?

— Rien, je vous le répète !

Louis fit signe à son assistant. Les cordes se tendirent et commencèrent à tirer sur les membres de l’homme, qui gémit. Les crampes dans son dos et ses articulations étaient en train de devenir insupportables.

— Encore, dit le tortionnaire, qui ne pouvait s’empêcher de se demander si tout cela n’était pas la vérité.

Comment savoir ? À coup sûr, l’homme allait finir par avouer n’importe quoi pour se soustraire à la torture. Il fallait que Louis évite de lui souffler trop aisément ce qu’il voulait l’entendre dire, car l’homme admettrait tout.

Il reprit, d’un ton calme et détaché :

— Ce n’est pourtant pas ce qu’on m’a donné comme renseignement. Le gouverneur Fricamp soupçonne que tu lui as été envoyé par les sbires du Valois afin d’espionner ses faits et gestes. Tout le monde sait que le Valois se méfie du roi de Navarre. Où allais-tu ?

— Chez moi !

Premier signe favorable. L’homme était en train de perdre son sang-froid. Louis répliqua :

— C’est faux. Je sais que tu habites près de Vincennes, et l’on t’a vu te diriger vers Mantes. Où allais-tu ?

— Que voulez-vous de moi ?

— Dis-moi la vérité et je cesserai aussitôt.

Un peu d’humidité dégoutta du plafond avec un bruit mou qui fut un instant seul à meubler le silence, hormis le souffle spasmodique de la victime. Le risque de suffocation devenait sérieux : les mouvements du diaphragme commençaient à être gênés par la torsion des nerfs et des muscles. Il fallait accélérer les choses, et vite. Louis se pencha donc et se mit à donner des coups de poing sur l’épaule de l’homme tout en retenant sa perche de l’autre main, ce qui menaçait de rompre la clavicule. Cela exigeait de sa part une force inouïe, et une mèche de cheveux sombres barrait son front trempé. L’assistant le regarda faire, les yeux écarquillés. L’homme hurla :

— Laissez-moi, pour l’amour du Christ, et je vous dirai tout.

Louis fit une pause et dit :

— Alors ?

— Mais j’ai tout de même le droit d’aller à Mantes.

— Sans doute. Pourquoi y es-tu allé, cette fois ?

— Je n’en sais rien. Ou plutôt si… J’ai… j’ai de la parentèle là-bas.

Louis se redressa et se mit à faire violemment pivoter le treuil. L’assistant, tout en sueur, l’imita.

— Non, non ! Ah ! Arrêtez. Par pitié, monseigneur. Je vais parler ! hurla l’homme.

Louis ne s’arrêta que lorsque la respiration de sa victime fut sur le point de s’interrompre. Il posa son poing fermé sur l’épaule à demi disloquée du manant.

— Je t’écoute. Fais vite. Au prochain tour, ça lâche.

L’homme parvint à reprendre son souffle et dit, par à-coups :

— J’ai été mandaté par l’évêque de Coutances… pour me mettre au service du gouverneur… de façon à ce que je tienne l’évêque informé de ses faits et gestes. Il paraît que… le roi de France se méfie du roi de Navarre. Et le gouverneur Fricamp en sait beaucoup sur le roi de Navarre… On m’a soupçonné à cause d’une cuiller d’argent que j’ai volée aux cuisines. Une cuiller, vous vous rendez compte ? C’était pas ma faute, c’est l’habitude, vous comprenez ? Je voulais la vendre. Faut bien que je gagne ma croûte.

— Quand le gouverneur te posera la question, répondras-tu la même chose ?

— Ça, oui, messire, je le jure sur mon honneur.

— Voilà qui est très rassurant de la part d’un voleur. Prends bien garde de te souvenir de tout, hein. Je serai là.

En s’adressant à son assistant, il ajouta :

— Relâchons-le. Vous pouvez partir, je me charge de le soigner.

— Enfin. C’est pas trop tôt. J’espère ne plus jamais te revoir à moins de six toises, Baillehache, dit le boulanger d’une voix tremblante.

Le soir même, un messager vint s’adresser à Louis qui soupait seul dans la cour du château :

— Messire le bayle vous réclame, dit-il au jeune homme qui nota le voussoiement.

Une fois chez le bayle, Louis apprit que son voleur venait d’être condamné à la potence. Le fonctionnaire lui dit :

— L’ennui, c’est que nous ne possédons pas d’échafaud. Tout ce qu’on a fait jusqu’à maintenant était démontable. À vous revient donc la charge d’en faire construire un permanent avant trois jours. Vous me présenterez votre mémoire de frais.

— Quand aurai-je un endroit où habiter ? Je ne pourrai pas passer l’hiver sous la tente.

— Cela vient, cela vient. Un peu de patience. Il nous faut d’abord trouver un site convenable. Soyez prévenu que fort peu de gens souhaiteront votre voisinage. Allez, maintenant. Mettez-vous au travail. Et prenez soin de ne pas choisir du chanvre vert pour la pendaison : c’est trop élastique.

*

— Pas de ça chez moi ! protesta un charpentier en voyant le déjà célèbre géant en noir s’introduire dans son atelier.

Cette fois, Louis était seul. Il allait devoir se débrouiller lui-même pour obtenir la collaboration des marchands à qui il allait rendre visite. Et commander un échafaud n’était pas une peccadille. Il fut étonné de l’efficacité des paroles qu’avait dites le garde lorsqu’elles sortirent de sa bouche à lui, en même temps qu’il montrait l’ordonnance :

— Je regrette, mais nul ne doit se mettre en travers de l’exécuteur. C’est écrit là. J’ai le mandat de vous réquisitionner si vous persistez dans votre refus de me servir.

— Ah ben ça, c’est un monde ! Moi, me faire commander par un compagnon de la mort !

— J’ai besoin d’un échafaud. Et attention, hein, je ne veux pas des retailles de n’importe quoi. Et surtout pas de bois cani*. Faites-moi quelque chose de durable en bon chêne du Midi{126}.

— Et quoi encore ?

— Une croix de Saint-André*. Trouvez-moi aussi un billot. À peu près de cette taille.

Il lui montra les dimensions. L’artisan ne put réprimer un frisson. Louis se dirigea vers la sortie et dit :

— Ne vous occupez pas du reste. Je me charge de tailler ce billot. Vous ferez parvenir votre mémoire de frais chez le bayle. Et n’oubliez pas l’échelle.

Deux jours plus tard, tout était prêt, et l’armurerie du château abritait un assortiment d’objets d’apparence peu avenante, parmi lesquels trônaient la fameuse croix, de la corde, un billot, une hache et une barre à rompre. Un huissier d’armes avait pris soin de cacher tout ce matériel derrière une toile.

— Il a vite su faire son marché, le gueux, et c’est qu’il n’a pas choisi le moins cher, fit remarquer le bayle à Fricamp.

Mine de rien, Louis s’amusait beaucoup. « Avec tout ce fourniment que j’empile chez lui, le gouverneur n’aura d’autre choix que de me trouver une maison au plus vite », se disait-il avec satisfaction. Depuis deux mois, il dormait sous la tente à une demi-lieue de la ville. Il en avait assez : les nuits étaient de plus en plus froides et les commodités élémentaires lui faisaient défaut depuis trop longtemps.

*

Depuis sa nomination, Louis était tenu d’assister quotidiennement à l’office, afin de montrer à tous qu’il était un bon chrétien en dépit de ses pénibles devoirs. En fait, cette exigence lui était d’un grand réconfort. La sérénité du monastère lui manquait toujours autant.

La veille de l’exécution, Louis se rendit à l’église Saint-Sauveur. Il enleva son chaperon et, baissant humblement la tête, demeura à l’arrière de l’assemblée. Il fit une prière pour le condamné.

En dépit de sa discrétion, de nombreux fidèles remarquèrent sa présence et en furent perturbés. Certains se mirent à chuchoter entre eux en lui jetant des coups d’œil furtifs. Il s’en alla avant la fin de la célébration.

Il lui fallait encore une charrette et un mulet. Il eut beaucoup de mal à les trouver. Attelée à un vieux tombereau d’éboueur, la bête que lui fournit le marchand était vicieuse et refusait avec obstination de se laisser prendre par la bride. L’homme qui observait Louis, un sourire narquois aux lèvres, dit :

— Y a pas à dire, même les bêtes savent qui tu es. C’est d’un cocasse !

Louis se tourna brièvement vers lui. Le mulet en profita aussitôt pour tenter de le mordre avec ses grandes dents jaunes. Il l’éloigna d’un bon coup de poing et le tira brutalement par la bride.

— Hé, vas-y doucement, imbécile, dit le marchand.

Furieux, l’animal brayant tenta sans succès de se libérer et de décocher une ruade. Louis ne lâchait pas et fixait le mulet dans les yeux. Après plusieurs minutes de lutte vaine, la bête écumait : elle dut s’arrêter et subir le joug de son nouveau maître. Louis lui donna une petite tape amicale sur l’encolure et laissa tomber la bride.

— Ah ben, ça alors, faut le voir pour le croire ! dit le marchand.

Louis s’avança vers lui en massant sa main rendue douloureuse par le serrement de la bride.

— Vous l’avez fait exprès de me procurer cette bête rétive ?

— Ben oui. Parce que tu ne crois tout de même pas que je vais fournir mes meilleurs attelages à un rustaud sanguinaire ? Au prix que l’on me paie pour toi…

— À propos, tenez, dit Louis.

Il jeta aux pieds de l’homme une petite bourse qui lui avait été confiée par le bayle. Elle s’ouvrit et répandit son contenu dans la paille souillée qui avait été traînée hors de l’écurie par un incessant va-et-vient. L’homme se pencha pour ramasser les pièces et, lorsqu’il se redressa, ce fut pour se retrouver face à face avec Louis, qui s’était discrètement rapproché. Son poing l’atteignit en pleine figure avec la même vigueur qu’il avait frappé le mulet. Le marchand, étourdi, se cogna contre le mur de son écurie. Louis laissa simplement tomber :

— Personnel. À âne bâté, traitement d’âne bâté.

*

Il avait passé une partie de la nuit à récurer la vieille charrette, à en renforcer les montants et à évaluer la solidité des essieux ; si bien qu’à l’aube elle était devenue méconnaissable. « Pas question que je conduise un homme à sa fin dans un véhicule malpropre, fût-il la dernière des fripouilles », s’était-il dit.

— Place ! Laissez passer la justice du roi ! Allons, dégagez, bonnes gens !

Le condamné avait été assis dos vers l’avant de la charrette, en un dernier geste de miséricorde visant à retarder le plus possible ce moment appréhendé où le malheureux allait apercevoir l’échafaud. Avec lui se tenaient un moine, le bourreau portant cagoule, ainsi que l’un des gardes du gouverneur qui s’occupait du vieux mulet. L’animal, curieusement, était demeuré docile depuis sa première rencontre avec son nouveau propriétaire. La foule serrait la charrette de près et bombardait ses passagers avec des ordures{127}. Le voleur pleurait et gémissait. Les mains liées sur le devant et retenues par des entraves aux chevilles, il protégeait comme il le pouvait son visage en rentrant la tête dans les épaules. Tout ce tumulte le servait bien. À cause du désordre et des secousses de la charrette, nul ne remarquait ce qu’il était en train de faire.

À sa descente du véhicule, le condamné se tourna vers Louis qui le guidait. Ses mains étaient soudain libres. Avec le lien de cuir qu’il avait conservé, il frappa son bourreau à la tempe en un ultime geste de désespoir. À demi assommé, Louis perdit l’équilibre et s’écroula en entraînant sa victime dans sa chute. Un vigoureux corps à corps s’ensuivit, sous les acclamations ravies de la foule.

— Vas-y, Baillehache !

— Fais-lui son affaire, à ce gredin !

Louis parvint à neutraliser le voleur en s’asseyant dessus et en lui assenant sous le menton un coup de poing qui le calma le temps de récupérer le lien de cuir parmi les pieds des spectateurs et de lui rattacher les mains sur le devant. « Faudra que je trouve autre chose, comme lien », se dit-il, le cœur au bord des lèvres.

Tout aurait été plus facile s’il n’y avait pas eu d’échafaud, s’il avait pu, par exemple, pendre le voleur directement à une branche d’arbre simplement en retirant sa charrette de sous ses pieds.

Les gardes n’eurent pas besoin d’intervenir autrement qu’en maintenant en respect la foule excitée. Louis se remit debout et aida sa victime, soudain résignée et en larmes, à se relever à son tour. Ils grimpèrent tous deux l’escalier abrupt de l’échafaud avec le moine et le bayle.

Pendant que le bayle faisait lecture du crime et de la sentence, Louis aperçut des enfants qui, juchés sur les épaules de leurs parents, entaillaient la foule. « Oh, misère ! » pensa-t-il. Un gamin de sept ou huit ans était parvenu à se faufiler au premier rang des spectateurs afin d’avoir une meilleure vue. Le bourreau lui fit signe avec impatience de s’éloigner. Il ne comprit pas pourquoi.

Louis passa rapidement la tortouse* autour du cou du condamné, sous la mâchoire et l’os occipital. Il tira avant d’en ajuster une seconde, le jet*. Le visage du malheureux demeura à découvert.

Le moine murmura une ultime prière que personne n’entendit, pas plus que les dernières supplications du condamné.

Une grande échelle était appuyée contre le mât de la potence. Le bourreau entreprit d’en gravir maladroitement les degrés à reculons, en tirant sa victime après lui jusqu’à ce qu’il soit capable d’attacher la tortouse à la chaîne de la potence. Il grimpa à califourchon sur la traverse.

Soudain, Louis tira le jet brutalement, arrachant le voleur à l’échelle. Le nœud coulant se resserra sous le poids de la victime qui se mit à se débattre.

Si personne n’intervenait, vingt minutes ou davantage pouvaient s’écouler avant que cesse la respiration. Louis avait entendu dire qu’en Angleterre les bourreaux faisaient une concession en permettant aux amis ou aux serviteurs de la victime de se pendre à ses jambes ou de la frapper à la poitrine pour accélérer sa fin. Mais, en général, la foule accueillait plutôt mal ce geste miséricordieux ; les bourreaux en faisaient trop souvent les frais, car on se mettait à douter de leur sobriété ou à soupçonner quelque lien de parenté inavoué avec la victime. Quoi qu’il en fût, une telle éventualité était exclue sur le Continent, vu la hauteur des traverses par rapport au sol. L’exécuteur devait tout faire lui-même.

Avec une agilité professionnelle qu’il avait acquise en s’exerçant dans les arbres à la cueillette des noix, Louis se suspendit à la traverse afin d’atteindre les poignets ligotés de sa victime, dont il se fit une sorte d’étrier. Il se mit à donner de violentes secousses de haut en bas, tout en alternant avec de prompts mouvements demi-circulaires, jusqu’à ce qu’il entende un craquement lugubre : c’était la luxation de la première vertèbre. Le voleur cessa de se tortiller et expira.

Le bourreau entreprit de couper la corde pendant que le bayle grimpait sur une escabelle pour recueillir le corps. Il alla le déposer dans la charrette. Louis se raccrocha à l’échelle et redescendit avec l’intention d’aller porter sans tarder le condamné au gibet, puisqu’il ne possédait sur lui aucun objet de valeur digne d’être conservé. Pour cette fois, ses gages allaient devoir suffire à l’exécuteur.

Mais il fut assailli par quantité de gens qui se bousculaient et lui tendaient des pièces, réclamant des bouts de chemise ou de corde pour s’en faire des amulettes. Le condamné ayant expié par la souffrance, sa rédemption était désormais assurée et tout ce qui lui avait appartenu revêtait le caractère sacré de reliques. Ce fut ainsi que Louis fit la découverte d’une source de revenus non négligeable.

— Bon, d’accord. Venez un peu par ici, dit-il en retirant sa cagoule et en grimpant dans la charrette.

Il fut très rapidement entouré de clients avides, malgré la crainte relative qu’il suscitait. Il s’accroupit aux côtés du mort et commença à tailler des bouts de chemise d’environ deux pouces carrés.

— Plus gros, les morceaux, protesta un homme joufflu.

Louis n’avait aucune idée de ce qu’il faisait ni du prix que l’on pouvait bien exiger pour ce genre d’articles. Il improvisa :

— Ils sont bien assez gros comme ça.

— C’est combien ?

— Eh bien, euh… disons, six sous pour un bout de chemise, dix pour un bout de corde.

— Quoi ? Mais tu te prends pour qui, espèce de baillehache ?

— Justement, pour un baillehache et rien d’autre. Puisque je dois être un bourrel*, aussi bien que j’en sois un bon. Seulement, voilà, il faut y mettre un prix. Ce mort m’appartient. C’est dix sous ou vous passez votre chemin.

— Bon, bon, brisons là ! Tenez, voilà votre argent. Je veux de la corde. Et un bon bout, hein, à ce prix.

L’effet de cette exigence fut inattendu : non seulement la plupart des clients potentiels déboursèrent la somme demandée sans rechigner davantage, mais graduellement ils s’adressèrent à Louis avec un minimum d’égards.

Une fois le cadavre du voleur complètement déshabillé, Louis alla l’accrocher aux fourches du gibet qui se trouvait à moins d’une lieue de la ville, près d’un grand chemin. C’était un endroit envahi par les ronces où ne subsistaient que des ossements anciens empilés dans la fosse. De l’herbe poussait à travers les côtes brisées d’une cage thoracique.

Une fois sa charrette et son mulet ramenés aux écuries du château, Louis revint en ville avec en tête une idée insensée : il s’en alla aux étuves. Après quoi, il eut envie d’un bon dîner à l’auberge.

L’aubergiste ne fut pas content, et sa femme alla s’en plaindre au bayle.

— Nous avons ce bourrel qui ripaille chez nous depuis vêpres ! Non seulement il mange et boit davantage que trois hommes à lui tout seul, mais en plus, il faut que ce soit gratuit ! Imaginez un peu : notre meilleur vin. Et il fait fuir la clientèle.

— À la vôtre, dit Louis qui vit le groupe de gens d’armes entrer dans l’auberge à la suite du bayle pour se diriger vers la table du fond où il avait pris place.

Il but à la régalade et reposa brutalement son gobelet sur la table sans plus les regarder.

— Eh bien, maître, que se passe-t-il ? demanda le bayle à Louis.

— Rien du tout. J’ai faim, alors je mange.

— On me rapporte que vous dérangez les clients.

— Si c’est pas malheureux, donner du maître à cette créature méprisable, s’indigna l’aubergiste.

— Permettez. Les clients dont vous parlez me sont témoins que je n’ai pas fait de grabuge. Ils sont partis d’eux-mêmes. J’ai tout autant le droit d’être ici qu’un autre. Je suis l’exécuteur des hautes œuvres* de la cité de Caen. Je suis aussi le tortionnaire en chef, le fouettard de service, le gardien des putaineries*, l’éboueur, et toutes ces autres saletés dont personne ne veut. Mais je ne suis pas plus méprisable que vous autres, gargotiers, qui vendez votre eau sale en guise de soupe.

— Comment osez-vous !

— Maître Baillehache, du calme, dit le bayle.

— Je suis très calme. Bon, d’accord, j’admets avoir un peu trop bu. Je vais d’ailleurs m’en tenir là. Mais la soupe était vraiment immangeable.

Il se leva et fouilla dans l’une de ses poches qui était anormalement boursouflée. Quelques piécettes tombèrent en tintant.

— Tenez. Voici un peu de cet argent que j’ai honnêtement gagné en vous débarrassant d’un malfaiteur.

Il lança une poignée de sous en direction du comptoir derrière lequel l’aubergiste et son épouse se tenaient.

— Une dernière rasade pour la route.

Il vida sa coupe en terre cuite et la projeta elle aussi contre le comptoir, où elle se fracassa. Les deux tenanciers sursautèrent. Louis grimaça une espèce de sourire et dit :

— Mais quoi ! Je ne fais que vous exempter de la casser vous-mêmes, puisque personne d’autre n’aurait voulu y boire. Sur ce, adieu.

Il se coiffa de son chaperon noir et sortit. Tout le monde soupira d’aise.

— Quel fichu caractère ! Mais au moins il paie bien, dit l’aubergiste.

Le bayle répondit :

— Et il a la langue bien pendue, aussi bien que l’a été son client.

*

Caen, décembre 1350

L’hiver planait sur la ville. Le vent charriait des nuages pelucheux dont la panse trop blanche ne pouvait être gorgée de pluie. Il s’amusait aux dépens des feuilles tenaces d’un chêne dont il parvenait peu à peu à trouer la belle ramure cuivrée. Certaines de ces feuilles allaient se noyer dans l’eau sale d’une rigole.

Tous les mercredis et samedis, le marché de Caen offrait un spectacle digne des foires. La rue était continuellement encombrée par des charrettes de marchandises qui arrivaient du port ou de l’intérieur des terres, se frayant avec obstination un chemin parmi les étalages et les badauds qui pullulaient en hordes, pêle-mêle, depuis les forestiers mal dégrossis jusqu’aux nobles dames qui ne quittaient presque jamais le secret de leur litière.

La devanture d’une boutique de pâtisseries fourmillait de jeunes enfants sautillants. Neuf fillettes d’environ sept ans piaillaient autour d’un comptoir de friandises, tandis que cinq garçons un peu plus âgés se bousculaient virilement juste derrière. Le marchand, les yeux au ciel, implorait une intervention divine.

Si celle-ci ne tarda pas à se manifester, le pâtissier en conçut tout de même de l’amertume. Ce n’était pas cela qu’il avait espéré de la part du Très-Haut.

Une ombre s’était arrêtée devant sa boutique. Quelques enfants cessèrent instantanément de s’agiter et firent silence avant de s’écarter au plus vite en direction du commerce voisin, celui d’un gastelier*, afin de permettre à l’effrayant personnage de passer. Louis les remercia d’un signe de tête et s’avança.

— Qu’est-ce que ce sera ? lui demanda le marchand.

— Cette tarte-là, dit le bourreau qui pointa de sa canne une pâtisserie encore tiède.

Le pâtissier lui remit la tarte demandée. L’exécuteur la prit et partit sans payer. L’homme se rassit comme s’il ne s’était rien passé. Les enfants restèrent cois, fixant des yeux le bourreau qui, lui, n’avait aucune difficulté à se frayer un chemin à travers la cohue. Des gens se signaient sur son passage. Les pans de son aumusse noire se déployaient au vent comme les ailes d’un gros corbeau en traçant derrière eux un sillage craintif. Il s’arrêta à la boutique voisine. Le marchand renfrogné lui remit sans discuter une de ses bouteilles de cidre. Louis la fit disparaître dans sa besace et passa son chemin. Il fit semblant de ne pas remarquer la marmaille furtive qui avait entrepris de le suivre à une distance respectueuse.

Un peu plus loin, le boulanger Henri qui lui avait servi d’assistant quelques mois plus tôt avait déjà posé à l’envers sur son étalage le gros pain réservé au bourreau. Cet homme ne savait pas qu’il servait un ancien collègue. Louis prit son pain et s’en alla sans dire un mot.

Le marchand de haricots secs l’avait vu venir. Il fit cependant mine de rien et continua à s’occuper de ses autres clients. Louis attendit poliment son tour. De nouveaux clients se présentèrent, et le marchand fit exprès de les faire passer en premier ; ils ne se firent pas prier, malgré le fait que l’exécuteur silencieux se tenait juste devant l’un des tonneaux ouverts. Le personnage indésirable ne se découragea pas et continua d’attendre patiemment.

— Bon, bon, allez-y, enfin, et hâtez-vous de dégager. N’en prenez qu’une fois… Attention, hein, je vous ai à l’œil, finit-il par dire, ayant remarqué que la présence de Louis commençait à éloigner les clients.

Louis sépara en deux demi-sphères le pommeau en étain de sa canne, ce qui transformait cette dernière en une espèce de louche à long manche. La demi-sphère disparut dans la masse laiteuse des haricots qui produisit un bruit velouté, coulant comme l’eau d’un ruisseau. Louis la souleva et la tint au-dessus du tonneau afin que le marchand puisse en égaliser le contenu lui-même, ce qu’il fit avec un soin exagéré. Après quoi, le bourreau déversa les haricots dans un bout d’étoffe dont il fit un sachet.

Lorsque Louis fut parti, traînant toujours en remorque un groupe d’enfants dont il ne se souciait pas, le marchand de haricots dit en bougonnant au boulanger, son voisin :

— Droit de havage* ! Mon fondement ! C’est payer trop cher l’entretien de ce maraud.

Même si la louche, approuvée par la guilde des marchands{128}, avait été conçue de façon à ce que ses prélèvements soient équitables, de nombreux marchands avaient protesté que les mains de ce géant, souillées par le sang, étaient vraiment trop grandes pour la havée*. Ce nouvel impôt aggravait l’hostilité des gens envers le bourreau dont on disait qu’il était payé à ne rien faire. C’était pourtant loin d’être le cas. Depuis deux mois, lorsqu’on n’avait pas recours à lui en tant que fonctionnaire de la justice, il circulait à travers la ville avec sa charrette qu’il remplissait des immondices et du fumier qui pourrissaient dans tous les coins pour les transporter hors de la ville, près du gibet{129}. Des caniveaux avaient été nettoyés et des chiens errants, tués. Il prenait cependant soin de ne pas tuer les charognards, qui contribuaient à l’assainissement de la ville. Au même homme revenait en outre le nettoyage des douves du château, de même que le ratissage des latrines. Louis était aussi l’équarrisseur de la voirie ; c’était à lui qu’on avait recours pour disposer des cadavres d’animaux morts dont il pouvait conserver les peaux. Grâce à la nouvelle taxe, il était en mesure de s’acquitter de ces travaux souvent très exigeants physiquement. Il lui aurait été impossible de les mener à bien s’il avait souffert, comme c’était le cas de nombreux autres citadins modestes, d’une quelconque carence alimentaire.

Non, Louis n’était pas payé à rien faire entre deux assignations. Chaque jour ouvrable, il se consacrait à ses tâches ingrates de l’aube au couchant. Et, peu à peu, même si on prenait soin de n’en rien dire, on commençait à remarquer les menues améliorations apportées à la ville par le labeur discret du bourreau.

Ce fut cet hiver-là que lui fut attribuée une place, toujours la même, à l’établissement de bains qu’il fréquentait quotidiennement. Bien que toute pudeur fût totalement absente dans les étuves – on se baignait souvent à deux ou à plusieurs – personne n’aurait voulu partager le bain du bourreau. Louis ne s’en plaignait pas, au contraire{130}.

Et il eut enfin son propre toit sur la tête. C’était la toute dernière maison d’une impasse qui sinuait dans un quartier mal famé des faubourgs. Bâtie un peu à l’écart, elle était enclose par un muret. La ville n’allait pas au-delà : derrière cette modeste habitation que l’on avait peinte en rouge se déroulait une lande de cailloux, de ronces et de chardons. Les taudis voisins paraissaient se terrer craintivement autour d’une placette, parmi les fumées grasses de leurs feux de cuisine et des cordées de hardes misérables qui s’agitaient entre leurs murs décrépits.

Les nuages menteurs avaient fini par se décider à crever et, en cette fin de journée, s’étaient mis à semer leurs plumes partout comme des oreillers éventrés. Louis s’en revenait du bain. En vue de sa maison, il s’arrêta et se cacha dans une venelle : deux personnes se tenaient près du pilori désœuvré, qui se trouvait à droite d’une grille fermée, sur lequel un moineau se percha brièvement. C’était un garçonnet d’environ cinq ans et sa mère. L’enfant pleurait et criait, visiblement pris de panique, tandis que la femme le grondait en lui tirant l’oreille. Des voisins étaient sortis sur le pas de leur porte et observaient la scène. Depuis sa cachette, Louis ne put s’empêcher d’écouter ce que la femme disait :

— Je te le garantis que je vais le faire, si tu continues, sale petit garnement : je vais t’abandonner ici, juste devant la maison du bourrel. Baillehache viendra te chercher en te tirant par les oreilles. Et il est si fort, le bougre, qu’elles lui resteront dans les mains. Il va les dévorer et tout le reste avec.

L’enfant hurla de plus belle. Le dos tourné vers l’entrée du cul-de-sac, la femme ne put voir que Louis était sorti de sa cachette et s’en venait vers eux d’un pas rapide. Il avait l’air furieux. Les voisins reculèrent imperceptiblement. Louis rugit :

— C’est toi que je devrais essoriller*, espèce de marâtre !

Une pluie de coups de canne s’abattit sur le dos de la mégère, qui lâcha l’oreille de son fils pour tenter de se protéger. L’enfant trébucha et alla se recroqueviller au pied de la grille, d’où il n’osa bouger, en dépit du chaperon de Louis qui tomba près de lui.

— Que je t’y reprenne, à te servir de moi pour effrayer un gamin. Va-t’en. Disparais et plus vite que ça, ordonna le bourreau.

Il ne cessa de frapper que pour lui mettre son pied botté de feutre au derrière. La femme s’éloigna sans demander son reste et ce ne fut qu’à ce moment-là, en se retournant vers sa grille, que Louis se rendit compte qu’il était seul avec l’enfant. Le garçonnet le fixait de ses grands yeux apeurés. Gêné, l’homme ne sut que faire. Il demeura planté là avec sa canne dans les mains et essuya avec sa manche une grosse larme de neige fondue qui lui chatouillait la joue. Il recula un peu afin de permettre à l’enfant de se relever et de partir. Les voisins se hâtèrent de refermer leur porte avant qu’il ne les remarque. Louis se tourna vers l’une d’elles qu’il avait entendue claquer, puis de nouveau vers la grille. L’enfant n’était plus là.

« Mais qu’est-ce qui m’a pris, à moi ? » se demanda-t-il. Sa colère avait été le fruit de la peur. Une peur qu’il ne comprit pas. « J’ai horreur de voir maltraiter des enfants, c’est tout. J’ai horreur d’en voir autour de l’échafaud. Cela devrait être interdit. » Il se sentit soudain accablé par un profond sentiment d’impuissance. « Cette carne, c’était sa mère, à ce petit. Moi, la mienne m’aimait. Bon, j’ai la fièvre, ou quoi, pour penser à des trucs pareils ? Et, en plus, on gèle ici. »

Louis se hâta de rentrer et de refermer au plus tôt derrière lui la grille de son jardinet couvert de neige où, dès les premiers beaux jours, allait s’éveiller le souvenir d’Adélie. Il en avait assez des autres pour ce jour-là. Assez de leurs cris, de leurs peines et de leur mépris. Sans parler de leur crasse. Chez lui, c’était son cocon. Il y avait presque la paix.

*

Caen, hiver 1353

Il s’était endormi devant l’âtre, presque immédiatement après avoir fini de souper. Il ouvrit les yeux alors que le jour n’allait pas tarder à poindre. Il chassa vite l’impression que Firmin venait d’essayer de l’attraper pour lui brûler une oreille. Cette vision l’avait laissé angoissé, vaguement nauséeux, et il n’avait aucune envie de se réveiller par terre avec de l’écume au menton, comme cela lui arrivait parfois.

Courbaturé à cause de la mauvaise posture dans laquelle il avait passé la nuit, assis tout de guingois sur un coffre muni d’un dossier, Louis se leva et s’étira avec précaution. La diminution graduelle des maux de dos de sa jeunesse et leur disparition complète avaient été mises sur le compte de l’activité physique qu’il pratiquait de façon intense depuis quelques années et qui l’avait endurci. Son feu s’était éteint. Il se hâta d’attiser les quelques pauvres braises qui restaient et rajouta du bois. Une odeur d’oignons cuits et de chandelle persistait dans l’air.

La pièce centrale de sa maison était modeste, mais propre et accueillante. Contrairement à celui de bien des maisons plus anciennes, l’âtre de la sienne était ménagé dans un mur et possédait une vraie cheminée en pierre au lieu du séculaire trou à fumée percé dans le toit. Le mur opposé à la cheminée montrait une porte fermée ouvrant sur une pièce plus petite qui servait de resserre pour sa pharmacie et de chambre d’appoint. Une échelle permettait à Louis d’accéder à une aire ouverte sous les combles dont le plancher couvrait la moitié de la surface totale de l’habitation. Il n’y allait pas souvent. Une table dont l’un des côtés était fixé au mur, un banc, sa couche dans un coin, le gros coffre et des étagères composaient l’essentiel d’un mobilier rustique mais soigneusement astiqué à la cire d’abeille.

Louis avait le don de vivre dans un endroit sans y apporter aucune touche personnelle. On y eût même cherché en vain ces indispensables chaussons troués attendant patiemment au pied des lits de toute demeure qui se respecte. Il n’avait ajouté aucune décoration à son logis qui avait été conçu pour être fonctionnel et rien d’autre. Tout superflu était impitoyablement absent.

À cause de ses rares visiteurs, le bourreau de Caen avait en outre pris soin de ne laisser traîner dans la maison aucun instrument de supplice. Ils étaient entreposés à l’écart dans la petite écurie de sa cour arrière où étaient également logés le mulet et la charrette. Une petite basse-cour s’y abritait. L’entretien des instruments lui incombait ; ainsi, billot, croix de Saint-André, hache, chanvre et barre à rompre étaient-ils rangés là, hors de la portée de ses quelques volailles. Il y avait même quelques fagots.

Ceux qui venaient le voir, pour des raisons d’ordre médical{131}, le faisaient toujours furtivement, à la tombée de la nuit. C’était en général de pauvres gens qui ne pouvaient se payer un vrai médecin. Bon nombre d’entre eux portaient la rouelle*. Les Juifs aimaient bien Louis, qui ne faisait aucune distinction entre eux et n’importe quel autre bourgeois. Il soignait tout le monde avec la même efficacité empreinte d’une certaine rudesse. Au fil de ces deux dernières années, sa réputation avait fini par s’établir. Paradoxalement, il avait acquis d’indéniables compétences par l’exercice de son métier, aussi bien en matière de médecine que dans l’art de donner la mort ou d’infliger de la souffrance. Depuis toujours les bourreaux étaient reconnus pour leurs talents de rebouteux et pour tous ces remèdes aux ingrédients mystérieux qu’ils concoctaient dans le secret de leur cuisine comme des sorciers. On les disait capables de lancer des malédictions, et Louis n’hésitait pas à avoir recours à ces superstitions pour éloigner les indésirables.

L’apprentissage du métier en l’exerçant avait fait en sorte de réprimer chez lui tout souci, tout sentiment d’empathie qu’il aurait pu éprouver envers ses victimes. C’était son travail et il avait appris à l’accomplir avec la même neutralité professionnelle qu’il aurait manifestée s’il avait dû se faire maçon ou pêcheur. Peu à peu, il avait cessé d’éprouver à infliger la douleur cette pulsion délicieuse, familière, fulgurante. Non, il comprenait à présent que toute sa rancœur et sa colère s’étaient peu à peu concentrées en un distillât de cruauté qui était tout entier dévolu à une seule personne. Il n’était plus poussé par l’envie de détruire, mais plutôt par la nécessité d’administrer la justice. C’était son devoir et il lui fallait obéir aux ordres. La seule chose qui n’avait pas changé, c’était son désir toujours ardent de retrouver Firmin. Même si les circonstances faisaient en sorte qu’une telle rencontre devienne de plus en plus improbable, Louis était incapable de renoncer à ce désir, qui était tout compte fait son unique motivation dans la vie. C’était pour Firmin qu’il torturait, pendait et décapitait ses concitoyens et ce, même s’il s’interdisait par professionnalisme de songer à son père lorsqu’il s’acquittait de son devoir. Non, ses malheureuses victimes n’avaient aucune raison de subir une haine vouée à un autre.

Dès l’instant du premier contact avec un condamné, il se voilait lui-même en même temps que disparaissait son visage derrière l’étoffe de sa cagoule, et l’autre n’était plus ressenti comme un être humain : il devenait une tâche à accomplir. Il était loin désormais, le jour où il lui avait fallu fournir un effort d’imagination considérable pour transformer le cou de son vieil ami Garin en bois de foyer afin d’être capable de le charcuter laborieusement. Même certains jours où il n’avait pas à pratiquer son office et que son projet accordait un certain répit à ses pensées, cette indifférence persistait. Alors, il se sentait éteint. Il se demandait s’il était toujours un homme.

*

La Bertine avait longuement réfléchi. Maintenant, sa décision était prise. Elle se dirigeait d’un pas ferme vers la maison rouge en trébuchant sur les pavés inégaux à cause de la nuit tombante. Elle ne tarda pas à attirer une nuée d’enfants criards qui se mirent à trotter autour d’elle.

— Ouh, Torsemanche la putain ! Torsemanche qui s’en va voir son amoureux Burgibus* !

Elle ne se soucia pas d’eux : depuis le temps, elle avait l’habitude. C’était une femme dans la trentaine. Ses cheveux teints en jaune pour qu’ils paraissent blonds dépassaient par mèches d’un foulard aux coloris trop voyants et entremêlé de fausses perles. Mais c’était sur son visage qu’était concentré l’essentiel de son artifice : il était recouvert d’un emplâtre blanc à base de safran pour donner l’illusion d’un teint pâle qui avait été rehaussé de carmin sur les joues et les lèvres{132}. Ses sourcils étaient noirs et avaient été soigneusement épilés afin que l’entre-œil, primordial dans les critères de beauté qui avaient cours, soit large et lisse. Son front haut et dégagé suggérait lui aussi une épilation des premiers cheveux de son pourtour. Mais tout cela n’arrivait pas à faire oublier son bras droit qui accusait un angle incongru au-dessus du coude et de ce fait était inutilisable.

Surprise, Bertine vit la grille s’ouvrir immédiatement devant elle. Les enfants se turent net et détalèrent en hurlant. La prostituée eut l’impression que son bras la faisait soudain souffrir davantage à la seule vue du bourreau qui la laissa entrer avant de refermer. Elle s’approcha et demanda, l’air séducteur :

— Me reconduirez-vous à l’autre bout de la ville sur votre mulet avec la face tournée vers son cul, si je vous demande de me soigner, ou bien allez-vous encore me donner les verges ?

— Qu’est-ce qui ne va pas, cette fois ?

— Oh, toujours la même chose. J’ai mal à mon bras. Vous reste-t-il de votre axonge ?

— Oui. Par ici.

Il la fit entrer dans la maison et referma la porte.

— Assieds-toi là et attends, dit-il avant de disparaître dans la pharmacie.

Un ustensile métallique tomba sur le plancher, juste derrière la porte fermée, faisant frissonner la femme. Dieu seul savait ce qu’il pouvait concocter là-dedans. La recette de l’onguent même qu’elle réclamait était connue des seuls bourreaux. On le disait fabriqué à partir de graisse humaine. Selon la rumeur, il y en avait pour traiter toutes sortes de malaises, depuis les rhumatismes dont elle souffrait jusqu’aux hémorroïdes ou aux brûlures, selon le supplice que le bourreau avait fait subir à la personne dont il utilisait la graisse. En fait, son ingrédient principal était tout simplement de la graisse de porc.

Elle se souvint de la première fois où elle lui avait rendu visite, motivée par la seule nécessité d’inaugurer avec le nouveau patron des relations d’affaires satisfaisantes. Elle n’avait pu s’empêcher de ressentir un certain soulagement à cause de l’apparence physique du bourreau qu’elle n’avait alors jamais vu de près et sans sa cagoule. Elle s’était attendue à trouver quelque brute épaisse, velue et édentée dont elle aurait eu à subir la compagnie malodorante. Or, cet homme-là était propre et bien fait, ce qui l’avait quelque peu rassurée.

Louis revint avec un pot de terre cuite. Il commença par examiner le fond des yeux de Bertine et huma son haleine. Il s’accroupit devant la femme qui lui sourit. Elle le laissa retrousser la manche lâche de sa robe et il entreprit sans un mot d’appliquer l’onguent sur l’articulation difforme. Le membre demeurait enflé, même si une blessure s’y était déjà cicatrisée. On aurait dit qu’il existait entre Louis et Bertine une sorte de connivence tacite, une complicité naturelle qui ne pouvait se développer qu’entre les représentants de deux castes honnies.

— Je préfère lorsque c’est vous qui me le faites. C’est encore plus efficace. Vos grandes poignes, j’y ai bien promptement pris goût ! Vous avez le don de faire des massages qui nous ramollissent comme hardes à la lessive.

Louis ne leva que brièvement les yeux vers elle sans cesser de lui masser l’épaule et le bras avec un certain ménagement. Ses doigts rudes et ses paumes pétrirent des muscles endoloris sans chercher à s’attarder sur des rondeurs que la femme cherchait constamment à frotter contre lui en geignant d’un plaisir sensuel. Comme toujours, il s’acquitta de sa tâche avec un professionnalisme qui frôlait la froideur.

— Vous ne venez jamais nous voir, sauf pour collecter la taxe. Faut bien qu’on se trouve une raison, n’est-ce pas ? Moi, au moins, j’en ai une bonne. Mais ça ne m’empêche pas de travailler, vous savez ? La plupart des types, ça ne les dérange pas que j’aie un bras de travers pour autant que je sois encore capable d’écarter les jambes.

— Je sais.

— Mais j’ai pensé que…

Elle se tut et se passa la langue sur les lèvres, dérangeant son rouge. Louis se releva et referma le pot d’axonge qu’il posa sur la table. Il se retourna vers Bertine. Elle s’était levée à son tour pour venir tout près de lui. Il demanda :

— Que quoi ?

— Personne sauf nous, les femmes de la nuit, ne veut jamais coucher avec ces hommes-là. Je parle de vous autres, bourreaux. Remarquez que moi, je n’ai rien contre vous, hein ? C’est comme ça. Pourtant, vous, on ne vous voit guère. Pourquoi ne montez-vous jamais aux chambres ?

— En quoi est-ce que ça te regarde ?

— Eh bien, je me disais que…

Elle leva la main et se mit à taquiner la petite fibule d’étain qui fermait le col raide de Louis. Il ne fit rien. Elle demanda, tout en se moulant contre lui d’une manière provocante :

— On dit que vous préférez les hommes. Est-ce vrai ?

— Les gens racontent n’importe quoi.

— Ce serait bien dommage. Pour nous autres, les femmes, en tout cas. Mon beau patron. Beau à damner une sainte.

Louis ne bougea toujours pas. Il n’éprouvait aucune attirance envers Bertine, ni envers aucune autre putain, d’ailleurs, mais il ne savait comment lui avouer la chose sans paraître indélicat. Bertine mit quelques secondes avant de réaliser qu’il avait ouvert la main juste à côté d’elle.

La mine boudeuse, elle lui remit les quatre deniers de sa taxe hebdomadaire et recula. Louis les empocha sans un mot.

Bertine ne s’en allait pas. Il se demanda pourquoi. Il lui dit, d’une voix neutre :

— C’est bon, tu peux t’en aller.

— Écoutez…

Elle prit une profonde inspiration.

— Voilà… J’y ai mûrement réfléchi et madame est d’accord. J’aurai l’air de quoi dans cinq ou dix ans, infirme comme ça, lorsque je serai devenue trop vieille pour le métier ? J’ai besoin de mon bras. Si vous m’arrangiez cela, peut-être que… Et puis j’ai pensé… que ça me rendrait plus séduisante.

Louis ne réagit toujours pas. Elle se fâcha :

— Merde, avez-vous les couilles comme des abricots secs, ou quoi ? N’allez surtout pas croire que je fais ça pour vous, hein ?

— J’avais compris. Et change de ton si tu ne veux pas que je t’esquinte l’autre bras.

Elle blêmit et se rassit, soudain docile. Louis se versa un gobelet de cidre et s’assit à son tour sur le coffre.

— Ce n’est pas facile, ce que tu me demandes là.

— Sans doute que non. Mais je vous fais confiance. À vous plus qu’aux mires.

Si elle s’attendait à ce qu’il ait l’air flatté par cette remarque, elle fut déçue.

— Tu n’as pas de quoi payer un mire.

— Je sais cela. Mais si j’avais ce qu’il faut, c’est tout de même vous que je choisirais.

— De quand date cette fracture ?

— Je ne sais plus. De quelques lunes. Un client ivrogne qui s’est défoulé sur moi. On a fait ce qu’on a pu à la maison pour me soigner.

— Ouais. Du travail bâclé.

Louis posa son gobelet, se leva, revint vers elle et retroussa de nouveau sa manche. Son pouce appuya sur la bosse anormale qui s’était formée entre l’épaule et le coude. Bertine se laissa faire, tout en réprimant une grimace.

— L’os s’est peut-être complètement ressoudé à l’heure qu’il est. Je vais devoir le recasser pour le replacer. Tu sais cela, n’est-ce pas ?

Bertine fit un signe de tête en serrant bravement les mâchoires. Louis continua :

— Je peux essayer de le réparer. Mais il faut que tu saches que ce n’est pas sans risques. Un os sain est toujours moins robuste qu’une soudure. Si cela casse mal, ton bras sera définitivement foutu. Avec deux fractures au lieu d’une.

— Il l’est déjà à l’heure qu’il est et j’ai ouï dire que vous rompez les os proprement.

— Mauvaise blague. Je ne me soucie guère de faire des fractures nettes lorsque je dois rompre un homme avec une barre de fer. De plus, toi, tu vas dormir. Là se trouve l’autre risque.

— Que voulez-vous dire ?

— Autant que tu sois prévenue : il faudra que je te donne à boire une potion très puissante. Cela va détendre tous les muscles. Et je dis bien tous : il va te falloir porter des langes, car tu vas peut-être te souiller. Une forte dose de ce médicament peut faire cesser la respiration. Si cela se produit, tu mourras. Je ne pourrai pas l’empêcher.

Bertine se recroquevilla frileusement, son bras valide serré contre sa poitrine. Elle demanda, d’une petite voix :

— Si je meurs, vais-je souffrir ?

— Non. Tu t’endormiras et tu ne te réveilleras pas.

Elle regarda le feu en silence. Il demanda, avec une certaine gentillesse :

— Veux-tu toujours de mon intervention ? Il est encore temps de te rétracter.

— N’y a-t-il pas moyen de se passer de ce remède ?

— Non. Ce serait trop douloureux pour toi et tes muscles seraient trop raides. Je serais incapable de travailler correctement.

— Si vous réussissez, est-ce que je serai guérie ?

— Oui. Ton bras ne fonctionnera plus comme avant, mais il sera valide.

— Alors, on y va.

— Soit.

Il alla prendre des attelles qu’il avait lui-même dépouillées de leurs échardes et qu’il avait polies jusqu’à ce qu’elles aient atteint au toucher la douceur d’un pain de savon. Il les mesura au bras de Bertine afin de les tailler, puis il dit :

— Va-t’en racoler et ramène-moi un client vigoureux pendant que je prépare ce dont j’aurai besoin. Ne le fatigue pas en allant coucher avec et empêche-le de boire. Allez, ouste.

Dès qu’elle fut sortie, Louis se mit au travail. Il mit de l’eau à chauffer et y ajouta des tiges de datura séchées, accompagnées de leurs feuilles, des racines, des fleurs et de quelques graines. Tel était l’anesthésique potentiellement dangereux qui avait aussi la propriété de soulager la douleur. Dans la petite marmite où il mijotait doucement, le breuvage fleuri avait l’air inoffensif. Les propriétés hallucinogènes de cette plante répandue sur tous les continents étaient connues depuis des temps immémoriaux, et les chamans, jadis, s’en servaient pour leurs rituels. Il existait plusieurs façons différentes de préparer la mixture, selon l’effet que l’on voulait produire.

Pendant que mijotait la potion, le bourreau prépara un second remède : dans son mortier, il réduisit en poudre des racines de nard séchées. C’était une plante importée et coûteuse de la même famille que la valériane. Ses feuilles ressemblaient à celles de la digitale, mais ses fleurs jaunes lui donnaient davantage l’aspect du pissenlit. Il ajouta un peu d’eau de datura à cette poudre en se disant que ses vertus analgésiques seraient bénéfiques. Cela donna un cataplasme qui allait aider l’os à se ressouder. Il prévit un peu de guimauve et de consoude. Il mit aussi de côté de l’achillée millefeuille pulvérisée, pour favoriser la guérison externe. Enfin, il termina en préparant l’incontournable tisane d’écorce de saule, dont les propriétés analgésiques étaient reconnues depuis l’Antiquité. Il alla flairer sa décoction de datura afin d’en vérifier la force et la retira du feu.

*

— C’est mon frère, dit Bertine qui était de retour avec un paysan aux dispositions visiblement hostiles qu’elle présenta à Louis.

Le bourreau fit un signe de tête et continua de s’affairer en silence comme s’il était seul. Les deux hôtes chuchotaient frénétiquement entre eux. Louis n’entendit que des bribes de conversation :

— Je ne l’imaginais pas du tout comme ça. Il n’a pas l’air d’un bourrel, et pourtant oui.

— Il est plutôt bel homme, hein ? Mais je te parie qu’il est incapable de nous avouer qu’il est sodomite.

Louis disparut dans la resserre avec un bol fumant. Inconsciemment, ils haussèrent le ton.

— Pas question, petite sœur. Je refuse d’aider ce démon à te mutiler. Nous sommes déjà suffisamment accablés par le malheur comme ça. Qu’est-ce qui t’a pris, de venir ici ? Chez le bourrel !

— Arrête ça tout de suite. Je le connais, c’est un brave homme malgré son allure rébarbative.

— Un brave homme ? Il t’a déjà fustigée comme une malpropre et tu trouves que c’est un brave homme ? Marquée que tu es, comme une bête !

— C’est mon patron. Et il n’a fait que son devoir.

— Son devoir. Et peux-tu me dire ce qu’il va exiger ce soir en échange de ses… services ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Quand tu voudras, la Bertine. Je suis prêt, dit Louis qui se tenait sur le pas de sa pharmacie, les bras croisés et l’air peu engageant.

Bertine opina nerveusement et se tourna à nouveau vers son frère.

— Alors, tu veux m’aider ou pas ? Maître Baillehache est mon seul espoir. Je ne veux pas rester infirme toute ma vie.

Le paysan soupira et jeta un coup d’œil furtif à Louis qui attendait.

— Bon, bon, d’accord. Mais c’est toi qui t’arranges avec après. En entendant cela, Louis s’avança et remit un lange plié à sa patiente.

— Tiens, enfile ceci. Nous t’attendons dans l’autre pièce.

Il fit signe au paysan de l’y suivre et ferma la porte.

Lorsqu’elle les rejoignit, elle fut étonnée de constater que la pharmacie était une pièce somme toute spacieuse et bien éclairée par de multiples chandelles et aménagée en chambre à coucher. Au lieu du fouillis de choses repoussantes auquel elle s’était attendue, elle y trouva des récipients remplis de préparations curatives et des ustensiles soigneusement alignés sur leurs étagères dénuées de la moindre poussière. Des tresses d’aulx pendaient du plafond en compagnie de bouquets d’herbes qui dégageaient un arôme flétri où se reconnaissaient la sauge, la menthe et l’écorce d’orange. Aucune monstruosité ne traînait sur le plan de travail, et les murs de la pièce étaient blanchis à la chaux. La couche était étroite, mais semblait confortable. Elle avait été déplacée au centre de la pièce. Louis y avait étendu des draps frais ainsi qu’une couverture de laine.

— Prends place, lui ordonna-t-il en montrant le lit. Ce qu’elle fit nerveusement.

— Dois-je enlever ma robe ?

Au lieu de lui répondre, Louis entreprit d’aider Bertine à extraire son bras handicapé de son corsage délacé. Il était d’une délicatesse surprenante. Cela fait, il prit le bol en bois et le maintint pour elle, même si elle le tenait d’une main. La boisson amère et fétide fut entièrement avalée ; Louis ne lui en laissa guère le choix, même lorsqu’elle lâcha le bol en s’étouffant presque. Il l’aida à s’étendre doucement. Bertine offrit un sourire rassurant à son frère qui observait tout depuis le coin le plus reculé de la pièce. Lui-même paraissait étonné par la douceur du bourreau.

— Récite avec moi le Pater Noster, dit Louis.

Elle cligna des yeux un instant inquiets, mais obéit.

— Notre Père, qui êtes aux deux, que Votre nom soit sanctifié…

Tout en récitant avec elle, Louis mit le bol de côté et s’assit au bord du lit. Penché au-dessus de sa patiente, il guetta les premiers signes de l’action anesthésique qui se manifestaient déjà : la respiration de Bertine s’alourdissait. Ses pupilles se dilatèrent à l’extrême.

— Que Votre règne arrive… Que Votre volonté… soit faite… sur terre… comme… au c…

— …Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, continua seule la voix de Louis. Silence. Il attendit.

Le bourreau n’avait qu’une vague connaissance du geste médical qu’il venait d’accomplir, soit l’administration d’une drogue qui inhibait partiellement le système nerveux et provoquait une paralysie des terminaisons nerveuses. Il tâta la poitrine et l’abdomen de sa patiente afin de vérifier l’état de relaxation des muscles et surveilla sa respiration. Une fois qu’il se fut assuré que Bertine dormait paisiblement et que sa vie n’était plus en danger, il se leva.

— Que fait-on, maintenant ? demanda le paysan qui, peut-être par l’effet d’une soudaine révérence, avait enlevé son couvre-chef et le triturait nerveusement. Louis se tourna vers lui et répondit :

— Je vais commencer par l’examiner.

— Ah, bien…

Il se détourna et entreprit de palper la chair flasque afin de trouver la position exacte de l’os. Le paysan remarqua l’application avec laquelle le bourreau travaillait, ainsi que la façon qu’il avait de pincer les lèvres, et il se demanda s’il arborait la même expression lorsqu’il était penché au-dessus d’une victime torturée.

— Approche, dit soudain Louis, interrompant le cours lugubre de ses pensées. Maintiens-lui le bras au niveau de l’épaule. Tiens-la bien. Il faut que je le casse au même endroit. Soutiens son coude. Tends son bras. Comme ça.

L’homme s’arc-bouta et suivit les recommandations de Louis au fur et à mesure qu’il les lui servait. Le paysan abaissa les yeux sur la fleur de lys dont Louis avait marqué sa sœur à l’aide d’un fer rouge un an plus tôt{133}. Une main de chaque côté de la fracture, là où se trouvait l’angle anormal, l’exécuteur empoigna solidement le bras de Bertine. Il tâta une fois encore l’os brisé et leva les yeux sur le paysan :

— C’est presque tout ressoudé. Attention, j’y vais.

Après s’être assuré une bonne prise, il exerça une brusque pression sur la courbure anormale du bras. L’os céda avec un craquement sinistre.

— Bon Dieu de bon Dieu, dit le paysan d’une voix tremblante.

Bertine remua et gémit, mais ne se réveilla pas. Sans plus attendre, Louis se mit à pétrir le bras cassé à la recherche de la nouvelle fracture : il appréhendait la présence d’éclats d’os. Il n’en trouva heureusement pas. La cassure était nette et au bon endroit. Le paysan le dévisageait, bouche bée. Il fallait qu’un homme soit doté d’une force physique exceptionnelle pour être en mesure de rompre ainsi un os à mains nues. Satisfait de sa prestation sans que rien n’y parût, Louis dit :

— La cicatrisation n’a pas pu se faire proprement : c’était trop mal placé. Tu es prêt ?

— Euh… je crois.

— Tiens-la bien encore. Ne l’échappe surtout pas. Ça va être difficile : la chair autour s’était cicatrisée. En replaçant l’os, je vais être obligé de déchirer certains muscles et d’étirer des tendons.

Le frère réprima un frisson.

— Est-ce qu’elle aura mal ?

— Oui, à son réveil. Mais je n’ai pas le choix. Maintiens-la solidement sous l’épaule.

Louis entreprit de tirer progressivement mais fermement, jusqu’à ce que le bras de Bertine soit affreusement distendu. Du moins, ce fut ainsi que les choses parurent au paysan inquiet. Le bourreau vérifia que les os ne se frottaient pas l’un contre l’autre et qu’aucun ligament ne s’était rompu. Il aligna les aspérités de façon à ce qu’elles puissent s’emboîter parfaitement, ce qu’elles firent soudain presque d’elles-mêmes. Louis palpa avec soin un bras qui avait tout à coup repris son allure normale.

— Voilà. Avec un peu de chance, elle pourra s’en resservir. Si je n’ai pas trop meurtri les chairs. Mais cela va enfler. Les attelles, maintenant.

— Par tous les saints du ciel, j’ai cru un moment que vous étiez en train de l’achever.

Louis posa les attelles et enveloppa le bras d’un pansement propre. Enfin, il tâta le pouls de Bertine en posant les doigts contre sa gorge et il lui ouvrit un œil, en même temps qu’il écoutait son souffle. Il fit un signe de tête affirmatif.

— Tout va bien. Laisse-la-moi pendant quelques jours. Je devrai remplacer son pansement lorsque son bras se mettra à enfler. Et encore après.

Il raccompagna le paysan à la porte. L’homme se retourna et dit :

— Merci, maître. J’ai eu grand tort de douter de vous.

Le frère de Bertine n’ignorait pas l’usage que Louis pouvait faire des morceaux de cuir brut qu’il avait vus dans sa pharmacie. Récupérés lors de l’équarrissage d’animaux morts, ils devenaient sa propriété et lui procuraient une matière première appréciable. Si ces retailles étaient utilisées pour la fabrication de bandages qui, en séchant, rétrécissaient et durcissaient de manière à former une gangue protectrice, elles pouvaient aussi servir à infliger un tourment dont les conséquences étaient irrémédiables : il s’agissait d’une variante des brodequins. On enveloppait les pieds de la personne que l’on mettait à la question{134} bien serrés dans ces peaux non traitées et on versait dessus de l’eau bouillante. Ce qui était déjà un supplice en soi allait en empirant dans les heures subséquentes tandis que le cuir se resserrait : ce n’était qu’une question d’heures avant que les pieds de la victime, privés de flot sanguin, soient rongés par la gangrène.

Le paysan, comme tout le monde, savait de quoi cet homme était capable. Sa reconnaissance en était d’autant plus grande pour l’efficacité qu’il avait démontrée et le respect délicat qu’il avait témoigné à sa sœur.

— Mais, vous savez… nous n’avons pas d’argent…

— Je sais. Personne n’en a. Ne t’inquiète pas. Nous verrons cela plus tard.

L’individu prit congé avec une certaine appréhension quant à la dette qui planait désormais sur le destin de sa sœur.