Chapitre II

Petit pain

Paris, automne 1340

La bande à Hugues n’avait pas tardé à trouver un substitut à Louis en tant que bouc émissaire. Chaque jour vers la même heure, le groupe traînait dans les environs de la rue des Cordèles{20}, où l’infortunée victime pensionnait aux frais du roi. Et, chaque jour, celui que l’on surnommait Sans-Croc se faisait tomber dessus. Âgé de plus de trente ans, Sans-Croc n’avait pas été choyé par la vie. Très jeune il avait été atteint d’une maladie osseuse qui l’avait tout tordu et lui avait fait perdre ses dents, si bien qu’il avait l’air d’un vieillard prématuré. Malgré sa grave déficience mentale, il supportait toujours avec une amertume résignée les moqueries des gens du quartier les rares fois où, pour une raison ou une autre, il était obligé de pointer le bout du nez dehors.

En cette fin de journée frisquette, Sans-Croc se fit coincer près du tristement célèbre hôtel de Nesle{21}.

— Hé, regardez-moi ça, dit Aubert la Gargouille en tirant de la besace volée à Sans-Croc une bouteille de vin gris.

— Pas mal, comme butin, dit Hugues.

Assis sur des marches, oublié du groupe, Sans-Croc les regardait d’un air malheureux. Les voyous débouchèrent la bouteille et burent chacun une rasade. Hugues claqua la langue.

— En voilà, du bon vin, pour une mauvaise tête comme la tienne, Sans-Croc. Il ne nous reste plus qu’à trouver de quoi souper et on sera heureux.

— Y a pas un croûton là-dedans, bougonna Samson, la toute dernière recrue de la bande qui était presque un nain. Ho ! voyez un peu qui vient par là.

Hugues se tourna dans la direction indiquée et secoua la tête.

— Ah non… Pas lui. Restez ici.

— Mais son panier doit être plein de pain frais !

— Et de galettes, dit Aubert.

— Je le sais et j’ai aussi grand-faim que vous. Mais on touche pas au Ratier.

— Ce brèche-dent n’a même pas dix ans et tu en as peur ? En plus, j’ai ouï dire qu’il est pareil à ce benêt de Sans-Croc.

— J’en ai pas peur, dit Hugues. On voit bien que t’es nouveau dans le coin, toi, Samson. Benêt ou non, vas-y un peu te frotter à lui. Tu verras comme il cogne fort.

À regret, ils laissèrent donc Louis approcher puis dépasser leur groupe sans intervenir. La nuit tombait et les patrouilles de guet nocturne avaient commencé à arpenter les rues, lanterne à la main. À partir du couvre-feu, elles veillaient à la sécurité de la ville endormie et interceptaient tout traînard d’allure suspecte, tandis que d’autres guetteurs étaient affectés aux remparts afin de prévenir toute attaque.

Louis ne regarda pas Hugues. Il se contenta de passer en laissant tomber quelque chose à ses pieds d’une façon si discrète que cela faillit passer inaperçu. Le fils du boulanger posa un regard franc sur Sans-Croc. Les commissures de ses lèvres se retroussèrent. C’était peut-être un sourire de connivence ; mais Sans-Croc prit peur et s’enfuit de sa démarche claudicante. Il sema ses gémissements inarticulés dans la rue où un sergent de guet entreprenait sa patrouille de nuit. Tous les gamins de la bande éclatèrent de rire. Tous sauf Hugues qui avait baissé les yeux.

Sur le pavement gras, entre ses pieds chaussés de sabots trop grands pour lui, un rat achevait d’agoniser en se tortillant.

Le guetteur qui jurait avoir entendu des rires quelques minutes plus tôt déboucha sur une rue presque déserte. Seul un gamin chargé d’une grosse hotte vide tournait au carrefour. Il crut le reconnaître.

— Eh, petit ! Il se fait tard. Hâte-toi de rentrer, d’accord ?

Louis s’arrêta et leva joyeusement la main. Car, en ce vendredi soir, il était l’enfant le plus heureux en ville. Il avait trois belles grandes journées devant lui.

*

— C’est l’heure, mon petit roi, dit la voix douce d’Adélie. Louis sentit les doigts de sa mère lui peigner les cheveux vers l’arrière comme elle le faisait si souvent. Invariablement, les mèches courtes et raides du garçon lui retombaient sur le front. Cela chatouillait. Il ouvrit les yeux et lui sourit. Le bougeoir qu’Adélie tenait diffusait une lumière miellée dont la qualité, des années plus tard lorsqu’il évoquerait ces réveils nocturnes de son enfance, lui paraîtrait toujours unique au monde.

Il faisait encore nuit noire. Louis se hâta de se lever et s’habilla après avoir mis de l’ordre dans son lit sous l’échelle. Il descendit rejoindre sa mère à l’ouvroir. C’était comme un jour de fête. Il aimait bien prendre ainsi la maison par surprise alors qu’elle était profondément endormie.

Firmin était parti chez le meunier Bonnefoy vendredi et il n’allait rentrer que tard lundi soir, car il était allé y faire moudre une abondante quantité de grains. Même si le moulin se trouvait en ville et assez près de chez lui, Firmin passait quelques jours là-bas à chacune de ses visites. Il fallait du temps pour moudre à frais réduits autant de grains, et il valait mieux que le boulanger demeure sur place pour veiller à ses affaires. Firmin devait s’absenter ainsi plusieurs fins de semaine par année pour satisfaire à la demande. Les deux hommes prenaient prétexte de ces visites émaillées de bruyants marchandages pour s’adonner à force jeux et libations. Au fil des ans, ils étaient devenus de très bons amis.

La boulangère profitait de ces absences prolongées pour transmettre clandestinement son savoir à son fils.

Adélie avait ouvert la porte tout grand sur la rue silencieuse. Ils se tinrent tous les deux sur le seuil et ne parlèrent plus qu’en chuchotant. La nuit qui régnait sur la ville était plus calme que d’habitude. Elle avait cette agréable propriété sédative que seuls les dimanches savaient distiller. Celui qui s’achevait avait été l’un de leurs rares jours de repos et ils avaient pu le passer ensemble, seuls tous les deux dans la maison qui en avait paru agrandie.

Louis leva la tête. Là-haut, les étoiles étaient si nombreuses qu’il en fut pris de vertige. La nuit aussi avait le cœur à la fête.

— Asseyons-nous, dit Adélie.

Ce qu’ils firent. Elle posa son bougeoir en fer forgé sur un pavé devant eux. Il fit une étoile de plus à cette belle nuit, et un petit papillon gris la trouva de son goût. L’insecte se mit à tracer autour d’elle une série de cercles maladroits pour lui rendre hommage. Parfois, lorsque son propre élan le galvanisait un peu trop, il disparaissait à la vue de ses spectateurs pour reparaître là où l’on ne l’attendait pas.

— Mère, dit soudain Louis, quand je suis sorti de votre ventre, étiez-vous déjà vieille ?

— Hou là ! Laisse-moi d’abord me remettre de cette question. Je vais ensuite tâcher d’y réfléchir.

Adélie rit affectueusement. Bien sûr, pour un enfant de sept printemps, en avoir vingt-trois paraissait très âgé. Surtout lorsqu’on avait déjà des cheveux blancs. Louis reprit :

— Parce que moi je pense qu’on est venus au monde ensemble. Je suis vous et vous êtes moi.

— Oh, mon petit roi ! dit-elle, émue, en étreignant son fils.

Des moments comme celui-ci la rendaient pleinement consciente du fait qu’elle était aussi assoiffée d’affection que lui. Elle dit :

— Tu es bien davantage que moi, Louis. Tu iras beaucoup plus loin. Ça, je le sais. Tu deviendras un grand homme.

— Mais je ne veux pas devenir un grand homme. Je veux juste être un très bon boulanger. Et puis, où que j’aille, je veux que vous veniez avec moi. Je vous protégerai toujours. C’est promis.

— Advienne que pourra. Tu sais, un jour sera peut-être où tu n’auras plus envie de m’avoir tout le temps auprès de toi. C’est normal quand on grandit. Tu vas vouloir vivre ta vie à toi. Tu vas avoir des amis, tu épouseras une jolie fille.

— Vous croyez ?

— Mon plus cher désir est que tu sois heureux, mon garçon. Même si dans la vie il faut espérer le meilleur, se préparer au pire et prendre ce que Dieu nous envoie.

Ils regardèrent le ciel étoilé en silence. Le papillon de nuit passa trop près de la chandelle et en fit palpiter la flamme. Il ne reparut pas.

Soudain, l’obscurité se mit à vibrer : le premier coup de cloche annonçant matines* à Notre-Dame venait de mettre fin au repos dominical. C’était le signal qu’attendaient tous les boulangers de la ville pour rallumer leur four{22}.

Adélie ramassa la chandelle et laissa Louis refermer la porte de l’ouvroir derrière eux. Ils traversèrent la maison et la petite cour pour s’enfermer, tout heureux, dans le bâtiment de la cuisine.

Louis savait déjà comment fabriquer tout seul des pâtisseries assez simples. Cependant, Adélie lui avait interdit de s’occuper du four sans l’assistance d’un adulte. Ce beau four en maçonnerie irréprochable avait été la fierté du père de Firmin, qui en avait fait l’acquisition. La boulangère s’occupa du feu. Louis allait se charger de cuire de délicieux matefaims avec la préparation qu’il avait faite et mise au repos avant d’aller au lit quelques heures plus tôt : les œufs et le lait qu’Adélie avait achetés au marché la veille à l’insu de Firmin, mélangés à un peu de leur précieux levain, à de la farine et à du miel. Cette mixture d’un appétissant jaune doré allait donner des crêpes épaisses, à la fois légères et très nourrissantes, qui allaient les sustenter toute la journée. C’était un véritable festin.

Adélie tira une pierre chaude hors du four et la remplaça par une autre. Elle s’assit devant un pichet de cidre. Louis versa un peu de la préparation sur la pierre. La pâte y grésilla, et de petites bulles se formèrent sur le dessus en sifflant. Il ne fallut que quelques minutes pour que la gourmandise affiche, suite à l’intervention d’un habile coup de spatule, son ventre d’un beau brun doré.

— J’en ai l’eau à la bouche juste à voir cela, dit Adélie. Je mangerais bien une douzaine de tes crêpes à moi toute seule. Tu les fais si bien.

Louis rougit de plaisir et se jura d’avoir suffisamment de préparation pour faire douze crêpes à sa mère, dût-il pour cela s’en faire discrètement de plus petites.

Assis du bout des fesses sur des tabourets mis côte à côte, ils déjeunèrent, leur tranchoir de bois posé sur le large rebord de la fenêtre. Leur bonheur ressemblait au miel doré et à la lumière de la chandelle à nulle autre pareille. La bouche pleine, ils chantèrent et se racontèrent des histoires sans queue ni tête, émaillées de fous rires.

La pile de matefaims avait disparu, et ils chantaient encore.

L’amour de moi s’y est enclose

Dedans un joli jardinet

Où croît la rose et le muguet

Y aussi fait la passerose.

Ce jardin est bel et plaisant

Il est garni de toutes flours

On y prend son ébattement

Autant la nuit comme le jour.

Hélas il n’est si douce chose

Que de ce doux rossignolet

Qui chante au soir au matinet

Quand il est las il se repose{23}.

— Il commence à faire assez chaud dans le fournil. Nous pouvons bluter, dit Adélie.

En effet, la température devait maintenant avoisiner les trente degrés Celsius, ce qui était idéal pour que la pâte lève bien. Adélie avait pris soin, la veille au soir, de faire le compte des commandes afin d’estimer la quantité de pain à confectionner et de savoir à quelles variétés donner la priorité. Il fallait éviter le plus possible d’avoir des restes. Le lundi était l’une des plus grosses journées de la semaine, la plupart des gens n’ayant pu acheter de pain, sauf s’ils en avaient acquis de la veille sur le parvis de Notre-Dame. Adélie devait également tenir compte du temps qu’il faisait, car la température du dehors avait aussi un impact sur leur travail, tant au niveau de la consommation qu’à celui de la qualité du pain. L’alchimie entre les ingrédients pourtant simples était fragile.

Louis apporta les bluteaux, ces tamis conçus pour séparer la farine des divers éléments considérés comme des déchets. Les Ruest possédaient plusieurs types de bluteaux, depuis ceux qui laissaient passer de petites particules jusqu’à celui dont le treillis très fin transformait la farine en neige poudreuse. Le jeune mitron se mit au travail et tamisa la farine dans de petits tonneaux différents.

— Peu importe qu’il soit blanc ou noir, on doit faire du bon pain ou alors il vaut mieux ne pas en faire du tout, dit Adélie qui s’occupait du feu grondant. Mon père m’a dit qu’il y a trente-sept ans, pendant la disette, seize boulangers ont été mis au pilori avec un de leurs pains dans chaque main parce qu’ils avaient mélangé des ordures à leur pâte. Des ordures, tu te rends compte ?

Louis grimaça.

— Ils ont été ensuite bannis du royaume, dit Adélie. C’est que, vois-tu, le pain est l’aliment le plus important du monde. Et nous seuls savons comment le fabriquer{24}.

Louis écoutait sans arrêter de travailler. C’était le seul moment où sa mère s’autorisait à parler autant et avec une telle passion. Il ne s’en lassait jamais. C’était un plaisir trop rare qu’il aurait savouré des heures durant.

— Le pain est l’aliment de base. Non seulement il sert de tranchoir, les restes sont également utilisés comme agent pour lier des sauces. Et des sauces, tu ne peux imaginer comme il y en a qui sont exquises.

— On fait aussi de la fromentée*.

— Oui, et de la bouillie d’avoine, du gruau et de bons potages d’épeautre.

Adélie jeta un coup d’œil affectueux à son fils qui travaillait avec beaucoup d’application. Elle reprit :

— Notre métier est le plus beau du monde. Le forgeron travaille le fer qu’il a et le pêcheur doit prendre ce que la mer lui donne. Mais nous, nous pouvons contrôler chaque étape de la fabrication de notre pain, depuis le champ où pousse le blé jusqu’à la première bouchée que prendra un client. Nous achetons le meilleur blé qui soit. Il provient de Gonesse* et de Chailly*. Rappelle-toi bien ces noms. Nous le faisons moudre à notre manière chez le meunier. Nous avons nos recettes secrètes. Et, finalement, toi tu vas livrer de ce bon pain.

Louis leva la tête et sourit. C’était si merveilleux de se sentir utile.

— Un jour, tu en sauras autant que moi. Tu apprendras à chauffer le four. Tu sauras tout ce qu’un bon boulanger doit savoir, et c’est là bien davantage que ce qu’on ne serait porté à croire. Nous faisons intervenir les forces essentielles, celles-là mêmes qui donnent la vie : la terre, l’eau, l’air et le feu. Il y a tout cela dans le pain. Car le laboureur récolte le grain de la terre, le boulanger le mêle à de l’eau, le levain lui donne de l’air et, pour finir, le feu du four transforme la pâte en pain.

Un peu de farine en tombant du bluteau chatouilla le dos de la main de Louis. C’était comme une caresse.

— Les outils dont on se sert existaient déjà bien avant qu’il y ait des églises et des villes : les bluteaux, les moules, les panetons et le pétrin. Ces ustensiles sont nos insignes et nous devons en être fiers.

Les joues d’Adélie étaient rosées. Si le cidre et la chaleur y étaient pour quelque chose, la joie en avait cependant la plus grande responsabilité.

— Ici, à Paris, notre travail est plus soutenu qu’ailleurs, car nous devons répondre à la demande.

— Et il y a beaucoup de demande à notre boulangerie.

— Tout à fait. Et c’est cela, notre plus grande fierté.

— J’ai fini.

— Très bien. Maintenant, vérifions le levain.

Elle apporta le vieux pot de grès aux parois internes glacées. Il était enveloppé de linges humides et avait passé la nuit près de l’âtre, afin que son contenu ne prenne pas froid. Il s’agissait d’un morceau de pâte à pain aigrie destiné à propager la fermentation dans les autres pâtes qui allaient être préparées. Ce levain chef était nerveux, car sa souche était très ancienne. Une petite quantité de cette vieille pâte, riche en spores de levure prêts à proliférer, mêlée à de la farine ordinaire, de l’eau et parfois d’autres ingrédients, suffisait pour engendrer après un temps une pâte à pain d’une grande finesse. Elle produisait d’autre levain pour la fournée du lendemain.

— L’âme d’une boulangerie, c’est son levain, dit Adélie. Plus sa souche est ancienne, meilleur il est. La lignée du nôtre a été commencée par ton arrière-grand-père.

— Celui qui cuisait du pain pour le roi ?

— C’est ce qu’on dit. Tu te souviens comment entretenir le levain, n’est-ce pas ?

— Il faut lui donner de l’ouvrage et le garder au chaud. C’est comme pour nous. Il faut une mesure de levain pour dix de farine. On le dissout dans l’eau avec un peu de sel pour qu’il agisse mieux.

— Très bien.

Ils travaillèrent ensemble la même pâte sur le plan de travail en bois lisse blanchi par l’usage. Les mains du jeune mitron, sous celles de sa mère, s’étaient réchauffées. Tout en supervisant le travail de son fils, Adélie dit :

— D’après la légende, ce serait un Juif qui aurait jadis inventé le pain tel que nous le connaissons. Avant, il ressemblait plutôt à de grosses galettes. Or, ce Juif aurait laissé traîner sa pâte avant de la cuire. Elle a fermenté, mais il la fit tout de même cuire pour ne pas la gaspiller. Imagine sa surprise lorsqu’il a sorti son pain du four, tout léger et moelleux. C’était nouveau et le goût était très différent, mais agréable.

— Pourquoi Père n’aime-t-il pas les Juifs, alors ?

— Je l’ignore. Mais mieux vaut que tu ne lui parles pas de cette histoire.

— D’accord.

Firmin n’appréciait pas cette suspecte absence de préjugés chez sa femme. Comme la plupart de ses compatriotes, il disait que les Juifs étaient sales, hypocrites, trop nombreux et qu’ils étaient tout juste bons à servir de réserve monétaire au peuple chrétien.

Adélie s’occupa de mesurer les quantités des farines variées dont elle allait avoir besoin pour confectionner divers types de pains.

— C’est une grande responsabilité de conduire la fermentation de ce levain, Louis, dit-elle en reprenant le fil de la conversation. Ce pot est le seul héritage que tu recevras de l’aïeul qui t’a donné ton nom. Notre famille n’avait pas de statut et nous ignorons à quoi l’ancêtre ressemblait. Mais il t’a laissé un héritage bien plus précieux qu’une fortune en argent, que cette belle maison ou de beaux habits : ce levain assure ton avenir, car il te permettra de bien gagner ta vie avec le travail le plus noble qui soit. Tout est là, dans ce petit pot.

— Traiter le levain de bonne souche avec amour et respect, là se trouve la tâche la plus élevée du boulanger, récita Louis par cœur, tout fier.

La boulangère sourit en repoussant une mèche de cheveux pâles qui s’était échappée de sa coiffe. La mèche vieillit de quinze ans, à cause de ses doigts enfarinés. Louis récita encore en chantonnant, comme une comptine :

— Un bon boulanger doit savoir estimer la température de son four, reconnaître les sortes de farine et savoir si elles sont bonnes à servir. Il doit se souvenir comment faire toutes sortes de pain. Pour cela, il faut qu’il sache les dosages et la durée de pétrissage de chacun…

— Mais… ?

— Mais ce n’est pas tous les jours pareil. On ne peut pas seulement « apprendre ». Ce qu’il faut surtout, c’est du savoir-faire et de… de l’in-tui-tion.

— Fit fabricando faber.

Louis rit.

— Vous parlez comme à l’église.

— C’est du latin. Quelqu’un m’a un jour appris cette maxime. Elle signifie à peu près : C’est en forgeant que l’on devient forgeron.

Louis retira sa tunique et alla la déposer sur un tabouret. Adélie avait commencé à incorporer lentement du levain dissous dans une quantité convenable d’eau tiède à l’une des sortes de farine que le garçon avait tamisées. Le pétrissage allait commencer. C’était pour eux la partie la plus exigeante de la journée. Le travail de la pâte était une besogne d’homme et, sans Firmin, il était très long et pénible de la mener à bien. Sobre, Firmin devait normalement pétrir à bras et dans le pétrin environ soixante-cinq kilogrammes de farine pour trente-cinq litres d’eau. Adélie était étonnamment forte pour une femme de sa stature. Elle se chargea de cette tâche trop difficile pour des bras de petit garçon. La boulangère et son fils se turent pendant un long moment. À l’aide d’une raclette, Louis rejetait dans la cuve du pétrin des parcelles de pâte qui adhéraient aux parois. Il ne s’étonna pas d’entendre sa mère gémir sous l’effort : même son père, dont les bras noueux et puissants brassaient la pâte comme une chose vivante, se lamentait sans retenue à l’étape du pétrissage. Son dos nu se couvrait de sueur que Louis était chargé d’éponger pendant qu’il travaillait afin que la sueur ne vînt pas souiller la pâte{25}. Des taches s’agrandirent dans le dos et sous les aisselles d’Adélie, mais elle ne s’arrêta que lorsque toute la pâte fut pétrie et évaluée au toucher. Elle dut ensuite s’asseoir. Ses bras et ses épaules étaient pris de tremblements musculaires. Louis s’occupa de mettre la pâte au repos sous des linges afin de la laisser fermenter. Cela s’appelait le couchage.

— Pose une bûchette sur la pâte, mon petit roi. Cela va t’aider à vérifier le niveau de fermentation. Elle sera prête à servir lorsqu’elle l’aura soulevée de ceci.

Elle montrait à son fils une hauteur d’un peu plus d’un centimètre.

Louis obtempéra et servit à sa mère un reste de cidre.

— Reposez-vous, Mère.

— Pas trop longtemps. Il faut que je me lave un peu et que je m’occupe du four. Vérifie donc pour moi s’il a atteint sa chaleur.

Louis ne savait pas encore intuitivement reconnaître la température idéale requise pour la cuisson du pain. En revanche, Adélie lui avait enseigné une petite astuce : il frotta un bâton contre la chapelle du four et se tourna vers sa mère.

— Il n’est pas encore prêt, ça n’a pas fait d’étincelles. Mais on n’a plus besoin d’y mettre de bois.

— Alors viens t’asseoir, toi aussi. Ne me laisse pas paresser toute seule.

— Il y aura une fontaine, dans notre jardin, dit soudain Louis en rejoignant sa mère. Au milieu, comme celle que j’ai vue chez l’abbé. Et toute blanche avec des oiseaux qui se baignent dedans.

— Mais où sera donc le grand chêne ? demanda Adélie.

— C’est vrai… Nous mettrons la fontaine au pied de l’arbre. Ça fera joli, non ?

— Très joli. Excellente idée. Nous ferons pousser des rosiers tout autour.

— Nous aurons des châtaigniers.

— Et des ruches pour le miel.

— N’oublions pas le vivier. Et vous aurez une mandore pour faire de la musique toute la journée, puisque ça vous plaît.

— De la musique…

Comme c’était étrange. Hormis cette nuit-là, Louis ne l’avait pour ainsi dire jamais entendue chanter ; elle n’en avait plus eu le temps depuis des années. Ni le goût, d’ailleurs. Néanmoins, la musique était venue s’insérer d’elle-même tout naturellement dans leurs rêveries innocentes. Louis savait-il en son for intérieur, plus ou moins consciemment, que jadis sa mère avait été très différente ? Elle en eut soudain la certitude en raison de ce qu’il lui avait dit un peu plus tôt.

Parfois, elle s’en voulait d’alimenter comme du bon levain cette chimère de jardin qu’ils ne verraient sûrement jamais se concrétiser. Ne valait-il pas mieux apprendre à son fils à accepter la résignation réaliste qui était son lot à elle ? Elle ne pouvait s’y résoudre. Quelque part en elle, une voix lointaine, depuis longtemps disparue, lui intimait l’ordre de ne pas renoncer aux rêves et à la beauté, aux belles mélodies et au parfum enjôleur des fleurs de pommier. Non, il fallait à Louis un rêve à chérir, fût-il inaccessible, sinon l’enfant allait se voir réellement condamné à sombrer dans la folie. Ces créations compensatoires lui étaient indispensables pour le distraire de sa condition infecte, même si Adélie se doutait bien un peu que les rêves qu’elle entretenait étaient largement responsables du fait que les gens croyaient son fils atteint de déficience mentale. Elle savait que cet enfant assujetti à des tâches viles par son père ne pouvait pas, dans cette situation, avoir un développement social normal. Elle préférait laisser Louis à ses rêves. Un jour qu’elle espérait très proche, ils allaient lui donner la force de larguer les amarres.

Elle s’attristait que nul ne connût vraiment son fils hormis elle-même. Personne ne l’avait jamais vu tel qu’il était maintenant, souriant, le visage animé et les yeux avides de joie de vivre, étincelants du plaisir d’apprendre.

Mais la tendre Adélie se refusait à admettre l’existence de quelque chose de singulier qui avait depuis peu commencé à se superposer, sur le visage de son fils, à l’innocence de son émerveillement d’enfant. Elle n’aimait pas cette ombre qui s’y dessinait parfois lorsqu’il était laissé à certaines pensées. Elle ne la comprenait pas. Cela donnait à Louis un visage d’adulte et il avait presque l’air d’un étranger. Elle sentait que cette nouvelle chose lui échappait, qu’elle ne savait pas tout de son fils. Il y avait en lui quelque chose de latent, de malsain, et cela lui faisait peur. Dans ces moments-là, elle appelait doucement :

— Louis ?

Il posait les yeux sur elle et redevenait lui-même. L’ombre cessait d’exister. Après tout, ce n’était peut-être qu’un mirage, un effet de la lumière déficiente.

Adélie se disait que son imagination débridée lui nuisait souvent davantage qu’elle ne lui était utile. Il lui fallait éviter de se rappeler qu’elle avait failli avoir le privilège d’apprendre à lire. Ce genre d’extravagances était réservé aux châtelaines, pas à une simple boulangère. Une femme qui avait de l’esprit était souvent perçue comme dangereuse par son mari. La situation en devenait infernale si le mari se savait dépourvu d’intelligence. Firmin correspondait à ce modèle. Louis avait su d’instinct quoi faire : mieux valait laisser son intelligence en berne derrière un personnage sans relief si l’on voulait survivre.

Mais pourquoi avait-il fallu que ce bel enfant intelligent paie pour la faute qu’elle seule avait commise ?

— Allons vérifier la pâte, dit-elle après en avoir terminé avec sa toilette.

Louis sauta en bas de son tabouret et jeta un coup d’œil sur la bûchette.

— C’est prêt !

— Bien. Nous allons la débiter en gros pâtons. Je crois que je vais faire quelques pains bis aussi. Mettons donc un pâton de côté. Lui n’aura plus besoin d’être pétri à nouveau. Tiens, fais-en des pains pendant que je m’occupe d’étirer et de plier les autres pour les aérer et les laisser lever encore un peu. N’oublie pas de les peser ensuite. Car en plus des exigences du client, nous devons respecter celles de la loi.

Leur balance certifiée avait été délivrée par le Grand Panetier du roi. Tous les boulangers devaient se conformer aux normes établies par la corporation. Lorsque Louis en eut terminé, il vint prêter main-forte à sa mère qui pétrissait toujours de grosses masses de pâte sur le plan de travail avant de les déposer dans des bannetons, de petits paniers en osier à fond toilé, afin qu’ils continuent à y gonfler.

— Ça va comme ça ? demanda l’enfant en lâchant sa grosse boule de pâte blonde. Son visage et son dos ruisselaient de sueur.

— Pétris-la encore un peu, sinon cela va donner un pain trop dense. Il faut que l’air puisse bien y pénétrer, pour que le levain agisse et rende la pâte légère. Et va te relaver le visage, les bras et les mains. N’oublie jamais de le faire régulièrement.

L’enfant se hâta de retourner dans la maison, où un nouveau seau d’eau propre était posé près de la pierre d’évier. Adélie vérifia discrètement sa boule de pâte. Elle était presque à point. Décidément, l’opiniâtreté silencieuse de ce garçon en faisait un apprenti admirable. Elle ne se doutait pas que Louis n’avait de cesse que d’avoir acquis suffisamment de force physique pour devenir un bon pétrisseur et que sa mère puisse ainsi se reposer. Il se remit à l’ouvrage après avoir songé à apporter le seau d’eau de rechange.

Le ciel se teintait d’un bleu blafard lorsque Adélie recouvrit les hannetons d’un linge propre.

— Il faut les protéger des courants d’air, maintenant, sinon une pellicule sèche se formera dessus. Tiens, aide-moi à déplacer la pâtière* par là, mais pas trop près du four. Voilà. Tu sens comme la température est juste comme il faut, ici ? En hiver, je dois la poser plus près.

— On en est au soufflage.

— C’est ça. L’air emprisonné dans les pâtons va continuer à les gonfler. Pendant ce temps, je vais moi aussi faire ma toilette et me changer.

Louis sortit dans la cour afin d’aller se soulager. Sa mère avait prévu d’emporter des vêtements propres pour eux deux. Elle avait pris pour son fils le petit ensemble gris. Après tout, n’était-ce pas un jour de fête ?

— On y est, dit la voix d’Adélie au retour de Louis. Elle avait déjà commencé à ratisser les tisons pour les retirer du four. Seules quelques braises y furent conservées afin de maintenir la chaleur appropriée.

— C’est moi qui ai nettoyé les cendres avant-hier. Et j’ai aussi bien frotté le fourgon* et le rouable*, dit Louis.

— Je sais. Tu as fait cela en plus de ton travail régulier, sans qu’on te le demande. C’est très bien, mon fils. Voilà. Tout est prêt. Nous pouvons maintenant façonner les pains.

Ils soulevèrent l’un des pâtons et y touchèrent.

— Sens comme le contact de la pâte levée est souple, maintenant, n’est-ce pas ? On croirait presque toucher la peau d’un petit animal.

Louis y planta l’index.

— C’est vrai.

L’œil exercé d’Adélie la renseignait immédiatement sur la façon de s’y prendre avec chacun des pâtons. Elle savait comment tirer parti de leur état. Elle taillait les pains à l’aide d’un coupe-pâte et les façonnait d’une main experte, sans aucune hésitation. Elle pratiqua une entaille sur le dessus de chaque pain ; cette incision permettait d’éviter que la miche n’explose en cuisant. Louis fit sa part presque aussi rapidement que sa mère. Il avait acquis davantage de dextérité dans l’exécution de ce travail au cours des derniers mois. Étant tout de même moins rapide que sa mère, il s’occupait de peser les pains.

— La signature, maintenant, dit Adélie.

Chaque boulanger possédait son propre symbole qu’il apposait sur ses pains. Cela permettait de reconnaître sa provenance si besoin était, que ce fût pour démasquer facilement les auteurs de fraudes ou tout simplement pour pouvoir retrouver l’endroit d’où provenait un produit qui avait été particulièrement apprécié. La marque des Ruest apparaissait également sur l’enseigne de leur boulangerie où un pain était dessiné ; sur ce pain s’alignaient trois traits sinueux et parallèles à l’horizontale. Celui du centre était plus long que les deux autres. Le dessin représentait un ruisseau. C’était d’ailleurs ce que leur nom signifiait.

Adélie saupoudra les boules d’une fine pellicule de farine et les retourna à plusieurs reprises, afin d’en retirer un surplus d’humidité. Elle renversa les hannetons sur une pelle enfarinée et les enfourna tout au fond, à égale distance les uns des autres, en commençant par les grosses miches qui nécessitaient davantage de cuisson. Elle laissa Louis mettre au four les miches plus petites ainsi qu’une douzaine de brioches. La dépose des pains encore en pâte dans le four était une tâche délicate. Cela exigeait un certain petit coup de pelle qui paraissait anodin mais dont il fallait acquérir la maîtrise. L’objectif était de remplir le four le plus possible.

— Je n’ai pas baisé, Mère, dit Louis fièrement.

Adélie éclata de rire et il se demanda pourquoi.

— Décidément, tu es destiné à devenir un vrai boulanger.

Il était si familier avec l’argot du métier qu’il ignorait ce qu’une telle remarque pouvait susciter comme réflexion si elle parvenait à des oreilles profanes. Car le baiser, pour les boulangers, désignait simplement l’endroit où un peu de pâte manquait sur des pains cuits qui s’étaient touchés lors de leur mise au four.

— Ouf. Le soleil est sur le point de se lever. Tout sera prêt à temps. Nous avons bien travaillé, petit roi.

Le moment de défourner s’appréciait à l’expérience ; le temps de cuisson était estimé à cinquante minutes environ.

Pendant que Louis sortait pour aller préparer la boutique pour l’ouverture, Adélie surveilla le four en se tenant prête à le patrouiller, c’est-à-dire à y passer soit l’écouvillon, soit le râble, soit encore des linges mouillés pour tempérer son ardeur. Il ne fallait pas que la croûte des pains noircisse.

L’ouvroir était prêt lorsque la boulangère entreprit de défourner soigneusement les premiers pains chauds, très fragiles. Elle en étendit sur le plan de travail, sur la table et même sur le rebord propre de la fenêtre afin de les laisser un peu refroidir avant de les manipuler.

— Si on se hâte trop de les ranger, ils moisiront, expliqua-t-elle. Nous pourrons commencer à empiler les premiers sortis dans quelques minutes. Face dessus dessous, Louis. Et laisse-leur de l’espace pour qu’ils respirent. Nous en emporterons dans la boutique lorsque cette fournée-ci sera terminée.

Les premiers clients se présentèrent alors que Louis commençait tout juste à remplir les beaux présentoirs en bois couleur de miel que le soleil levant rendait plus attrayants. Les miches encore tièdes embaumaient l’air frais de la rue qui s’animait peu à peu. Il y en avait de toutes sortes, du grossier pain ballé* jusqu’au pain de Gonesse très raffiné que l’on appelait pain de bouche, car il se mangeait pour lui-même. Les pains de froment valaient douze sous. Ils étaient faits de fine fleur de farine, et Adélie en préparait en plus grand nombre que de pains noirs ou de seigle, pour combler le désir de leur clientèle particulièrement sophistiquée. On y trouvait aussi des pains de cour, des pains de salle pour les hôtes, des pains de chevalier, d’écuyer et de valet, des pains de chanoine ; autant de variétés subtiles qui caractérisaient non pas la forme des miches, mais la composition de leur pâte. Louis savait déjà comment les différencier toutes, y compris certaines spécialités régionales comme les fouaces d’Amiens, les mollets* de Rouen et de Mézières et les pains de provende troyens. Il y avait aussi les cimereaux* et les cornuyaux*, tous des pains blancs, eux aussi. Le garçon aurait bien aimé pouvoir les goûter tous.

Il était de mise que l’ouvrier travaille dans son atelier, à la vue des passants, afin de prouver son honnêteté. Mais les clients des Ruest pouvaient difficilement voir ces derniers à l’œuvre au four, sauf si les boulangers laissaient la porte de l’arrière-boutique ouverte. Louis s’empressait d’apporter des chargements de miches en prenant soin de ne pas refermer la porte. La maison plus fraîche contrastait fortement lorsqu’on avait passé la nuit près du four. Déjà les premiers badauds se haussaient sur la pointe des pieds afin de jeter un coup d’œil sur leur cour arrière où tenaient à peine le bâtiment du four, une remise et un puits. Pourtant, n’eût été de leur enseigne et de l’odeur appétissante qui régnait constamment aux alentours, leur maison à colombages ne se serait pas vraiment distinguée des autres dans ce quartier cossu.

Adélie vint rejoindre son fils et commença tout de suite à servir les clients tandis que Louis préparait sa hotte de livraison. La journée s’annonçait belle.

— Nous ne salons que le pain de luxe, expliquait Adélie à un homme rondouillard accompagné de son épouse.

— Bien entendu. La gabelle est beaucoup trop élevée.

— Il ne s’agit pas de cela, messire. C’est que, voyez-vous, le sel n’est pas nécessaire lorsque la farine est parfaite : il ne ferait que masquer le goût du fruit du pain. Nous n’en utilisons chez nous que pour récupérer des farines avariées ou germées destinées à notre usage personnel. Cela dit, je fais d’excellents pains au lait.

Avant de partir, Louis rapporta de l’arrière-boutique de la tisane à la menthe tiède pour sa mère qui ainsi allait pouvoir se rafraîchir sans avoir à quitter l’ouvroir. Il l’avait fait infuser et l’avait versée dans leur beau pichet élancé muni d’une base et d’un col haut cintré. Ce récipient pouvait contenir deux pintes de breuvage ; c’était l’élément central de leur table à Noël. L’enfant avait également apporté à Adélie l’un des petits bols de céramique dont l’intérieur, tout comme l’extérieur, était enduit d’une glaçure décorée de motifs. Le goût des boissons servies dans ces bols ainsi imperméabilisés n’était pas altéré. Cette vaisselle précieuse leur venait du père d’Adélie, qui l’avait obtenue d’un Sarrasin d’Andalousie, selon ce qu’il disait. Elle avait, pour Louis, une origine mystérieuse, presque magique.

Lorsque Adélie se retourna et aperçut le pichet, Louis s’approcha et l’embrassa sur la bouche, comme un homme. Puis il s’enfuit en courant.

— Dieu du ciel ! dit une vieille femme indignée qui arrivait mal à propos.

C’était la voisine, une cliente de longue date et, si l’on voulait, une amie de la famille. Adélie rougit jusqu’à la racine des cheveux sous sa coiffe.

— Oh, bonjour, Artémise.

Il n’y avait pas à douter qu’avant ce soir, tout le quartier allait être au courant de ce dont cette commère venait d’être témoin.

— Eh bien, j’ose espérer que vous corrigerez une telle indécence, dit-elle.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, voyons. Ne vous en faites donc pas.

— Vous choyez beaucoup trop ce fils unique, ma chère. Il est plus que temps pour vous d’en avoir d’autres.

Adélie connaissait ce discours par cœur. Artémise allait lui assurer que le fait d’être fils unique retarderait le développement déjà précaire du garçon. Que Firmin avait d’instinct adopté envers lui l’attitude compensatoire du père fort et autoritaire, Louis étant déjà débilité par sa forte dépendance à sa mère.

— Et vous aimez trop ce petit. Vous le couvez et le consolez sans rien exiger de lui. Il deviendra efféminé. Ce sera un faire-valoir sans aucune volonté ni initiative, voilà. Il ne sera jamais qu’un grand imbécile qui s’accrochera aux basques d’un puissant et qui lui baisera les pieds en se persuadant qu’il est aussi intelligent que lui.

La même voisine avait dit, un jour, à un collègue de la guilde : – La malheureuse n’a que cette pauvre créature sur qui épancher son amour. Vous connaissez son mari aussi bien que moi. Mais ce Ratier demeurera toujours un enfant. Ne se rend-elle pas compte qu’elle ne lui a pas vraiment permis de naître ? C’est tout comme si elle le portait encore. Tous ces compliments dont elle le couvre pour la moindre peccadille ! Vous devriez entendre cela. Il se croira le nombril du monde et, une fois adulte, il n’aura sa place nulle part. Jamais il n’arrivera à se trouver une femme.

Voilà tous les potins qu’allait déclencher ce baiser sur la bouche. Bien sûr, Adélie avait conscience de l’attachement excessif de Louis envers elle. Leur affection mutuelle s’était depuis un an transformée en une sorte de lien chaleureux, mêlé d’érotisme. Cela la troublait profondément, car Louis lui avait dit un jour :

— Lorsque Père mourra, je me marierai avec vous. Elle se souvenait de sa réponse comme si elle datait de la veille :

— Ne dis plus jamais une chose pareille ! Et je t’interdis même d’y penser.

Il l’avait regardée à la fois surpris et contrit. Jamais Adélie ne haussait ainsi le ton. Elle avait pris conscience que, pour un garçon si jeune, mourir pouvait simplement signifier s’absenter longtemps. Il n’avait jamais expérimenté la mort en tant que réalité. Du moins le croyait-elle. Quoi qu’il en fût, elle lui avait demandé pardon et Louis n’avait plus jamais abordé la question.

Néanmoins, elle craignait que Louis ne vînt à faire de Firmin son rival. Une telle attitude risquait de mener à la catastrophe, et dès lors elle s’efforça discrètement de mettre un frein aux premiers désirs de possession que son fils manifestait à son égard. Et ce n’était pas chose aisée que d’avoir à contrôler ses rares caresses. Louis n’était pas d’une nature très démonstrative.

La voisine était repartie, un pain sous le bras, laissant Adélie à ses réflexions.

« C’est l’autorité oppressive de Firmin qui est responsable de leur antagonisme », se dit-elle. Si au moins le boulanger pouvait s’en rendre compte. Mais non. Il ne réalisait même pas à quel point la révolte de son fils était justifiée et raisonnable, puisque jamais Louis ne tentait de porter la main sur son père ; à son idée, c’eût été pire que commettre un sacrilège. Malgré le fait que son fils le redoutait déjà suffisamment, c’était Firmin qui le traitait comme un rival à vaincre.

Ce qu’Adélie était seule à savoir, c’était que Louis avait endossé trop vite une défroque d’adulte pour souffrir d’avoir été trop couvé.

Il ne cherchait pas la protection maternelle, au contraire. C’était lui qui voulait devenir le gardien de sa mère. Et ce désir était mal compris, interprété faussement.

Adélie elle-même ne pouvait soupçonner l’effet émollient qu’avait sa sollicitude sur le tempérament de son fils. Elle ne pouvait se douter que, sans ses attentions, il se serait transformé en monstre.

*

Les sacs de farine fraîchement moulue l’attendaient depuis trop longtemps dans la charrette du chasse-mulet*. Ce dernier avait soupé et bu quelques gobelets en sa compagnie, puis la soirée avait débuté avec une prometteuse partie de dés. Mais il se faisait tard ; il était plus que temps de rentrer. Firmin se leva de table à regret et enjamba le banc sur lequel il avait par mégarde répandu quelques gouttes d’un vin bon marché si âpre qu’il n’arrivait à en ingurgiter qu’une fois gris.

La taverne qu’il fréquentait habituellement était mieux tenue que la plupart des établissements de ce genre. Comme elle était fréquentée par des marchands et quelques notables auprès de qui il valait mieux faire bonne impression, le propriétaire en prenait soin. Elle comptait une dizaine de tables et recevait une clientèle peu changeante.

— Reviendrez-vous finir la partie, les gars ? demanda un compagnon buveur qui secouait deux dés d’ivoire dans sa main. Firmin n’en avait pas l’intention, mais il trouva l’offre tentante. Sans parler des ribaudes qui attendaient dans les chambres de l’étage. « Ce serait quand même moins déprimant que de chevaucher l’Adélie », se dit-il, même s’il trouvait assez excitant d’écraser le corps frêle de la boulangère sous son poids, de le sentir se tortiller et d’entendre ses gémissements de douleur.

— Je te dirai ça si je suis capable de revenir, l’ami, répondit-il en ricanant.

— Quoi, Ruest, ta femme t’en empêcherait ?

— Hé ! hé ! J’aimerais bien voir ça. Bon, allez, on y va. À plus tard, peut-être.

Il donna une claque sur l’épaule du gringalet qui était avec lui, et ils sortirent ensemble.

Le trajet pourtant court entre la taverne et la maison risquait d’être plus long que tout le reste du voyage dans des rues bondées : il faisait nuit noire, et les deux hommes étaient passablement ivres. Le pauvre mulet ne savait où donner de la tête, guidé comme il l’était par des mains hésitantes. À plusieurs reprises, Firmin trébucha dans des timons de charrettes invisibles que l’on avait appuyées contre les murs pour la nuit. Il faillit se crever un œil.

— Saleté de pavement mal foutu, grommela-t-il.

— Encore heureux que le guet soit aussi saoul qu’on l’est… supposa le jeune homme. Je connais quelques fonds de ruelles qui nous tiendraient bien au chaud si nous nous trouvions quelque belle à trousser. Eh, voyez un peu là-bas.

Une petite lumière venait dans leur direction en sautillant. Firmin s’arrêta et s’appuya contre la charrette en plissant les paupières.

— Une esconse*. Croyez-vous que ce soit un maraudeur ?

Ils pouvaient maintenant discerner le lumignon de la lanterne à travers sa feuille de corne givrée par la poussière. Une silhouette maigrichonne se dessinait derrière.

— Ah non, t’en fais pas. C’est personne. C’est juste le Ratier.

Louis les rejoignit en silence et prit les devants en marchant lentement devant le mulet, sa lanterne tenue bien haut. Les vacances étaient terminées. Le petit mitron* s’en voulut de ne pas apprécier le retour de son père. De son côté, Firmin refusait d’admettre qu’il était soulagé de voir Louis arriver, sa hotte vide ballottant sur son dos.

Une fois que la charrette fut parvenue à la grille donnant sur la cour, Firmin dit :

— Viens un peu par ici, le Ratier. Tu vas nous aider.

— Oui, Père.

L’enfant exténué obéit docilement et se débarrassa de sa hotte. Le boulanger frotta ensemble ses mains noueuses afin d’y rétablir une circulation déficiente. Il regarda Louis s’essouffler à bousculer un gros sac que l’adulte aurait pu transporter lui-même aisément sur son épaule. L’enfant, appuyant le dos contre un sac de grains, en poussa un autre en bas de la charrette de ses pieds nus et sales. Il sauta et traîna son fardeau à reculons jusqu’à l’arrière-boutique.

Firmin l’observait attentivement avec ce sourire en coin qui chez lui était si menteur. Cette expression qui aurait dû parler de joie signifiait plutôt qu’il était sur le point de changer d’humeur. Cela arrivait immanquablement lorsqu’il restait parti des heures durant et revenait avec cette haleine.

— Par saint Lazare{26}, on en a pour la nuit, dit-il à son compagnon qui observait la scène lui aussi.

— Ça oui. Il n’y a pas à dire, vous l’avez bien dompté.

— Tu dis vrai. Mais, crois-moi, ça n’a pas été chose facile. Cet enfant-là, c’était un vrai petit sauvage. Avant, il refusait de manger et pissait au lit pour me défier. Laisse-moi te dire que ces bêtises-là n’ont pas duré ; j’ai eu vite fait de le calmer. Seulement, c’est un abruti. On lui parle et il ne comprend rien. Faut que je le dresse à coups de bâton, comme un chien.

Les deux hommes se passèrent un cruchon de vin qu’ils avaient emporté. Ils regardaient Louis s’éreinter sans aucunement se soucier du fait qu’il pouvait tout entendre. C’était comme s’il n’existait pas.

Ses révoltes d’enfant dont ils parlaient étaient bien loin derrière, désormais. Louis avait tôt appris que le refus de manger, alors que chaque bouchée de nourriture était précieuse, ne jouait pas en sa faveur. De même pour l’apprentissage de la propreté. Il avait donc opté pour une méthode plus subtile : il se retirait en lui-même, sous les apparences de la débilité. Le seul inconvénient, c’était que cela ne le protégeait que des étrangers, et non pas de Firmin et de sa répression par la force physique. Louis s’était pourtant entièrement soumis à la volonté de son père.

Il estima qu’il avait encore le temps de communiquer avec Firmin : la bête malfaisante était encore assoupie derrière les prunelles trop brillantes de l’ivrogne.

— Père ?

Louis avait rentré trois sacs. Ses bronches sifflaient et il était trempé d’une sueur froide. Des tremblements musculaires commençaient à lui traverser le corps par spasmes.

— Il en reste encore. Ça vient ? dit l’homme qui nettoyait ses dents gâtées avec l’ongle de son pouce.

— Oui, Père.

— Fais vite.

— Oui, Père.

Mais Louis ne put faire vite. Des quintes de toux l’interrompaient de plus en plus fréquemment, et ses forces l’abandonnaient.

— Allez, pousse-toi de là, incapable !

Les hommes se chargèrent des derniers sacs et les montèrent à l’étage. Ils s’occupèrent aussi des autres que Louis avait traînés jusqu’au pied de l’escalier. L’enfant s’en sentit honteux, indigne, même s’il s’agissait là d’une corvée de grande personne. Il se tassa contre le mur et attendit, fourbu, les oreilles bourdonnantes.

Lorsqu’ils redescendirent pour la dernière fois, Firmin donna une pièce au chasse-mulet, mais il garda le cruchon de vin.

— Prends les devants, je te rejoins.

Puis, à Louis qui n’avait pas bougé :

— La prochaine fois, tu viendras au moulin avec moi. Je saurai t’y mettre à l’ouvrage, espèce de paresseux. Tant vaut le mitron, tant vaut la miche.

Louis se laissa glisser le long du mur et s’assit par terre. C’en était fait de son bonheur.

*

— C’est vide ! hurla Firmin à sa femme en cognant le pot de terre cuite contre le couvercle du coffre qui était installé près de leur lit. C’est vide et ça ne doit pas l’être !

Adélie s’essuya nerveusement les mains sur le tablier de chanvre qui la ceignait.

— Puisque tu le dis, Firmin. Toi seul peux le savoir, je n’y touche jamais.

Une lanterne transformait la fenêtre de la chambre conjugale en une feuille d’or d’apparence beaucoup trop noble pour enluminer pareille scène. Firmin reprit son souffle et se laissa tomber sur le coffre au pied du lit. Il empestait le mauvais alcool. Et voilà qu’il réclamait d’autres deniers pour retourner à la taverne.

La boulangère ne trouva rien à ajouter et retourna au fournil. À quoi bon avouer le lait et les œufs achetés en secret, à quoi bon même tenter de discuter avec lui lorsqu’il était dans cet état ? Et comme elle le voyait rarement sobre, elle avait depuis longtemps cessé d’essayer de le raisonner. « Si au moins je pouvais reprendre un peu de vigueur », se dit-elle avec regret en préparant pour lui une portion de soupe*.

Perdue dans ses pensées, la boulangère ne sentit pas son mari s’approcher furtivement par-derrière. Elle prit une écuelle en bois qui attendait sur une étagère devant elle et y disposa une tranche de pain. De petits cheveux fous s’étaient échappés de sa coiffe blanche et bouclaient sur sa nuque. Ils frémirent sous l’haleine avinée de Firmin.

— J’ai trouvé ça dans ton bliaut*, dit-il en lui montrant une piécette de bronze dans le creux de sa paume. Les doigts d’Adélie s’enfoncèrent dans la mie qui commençait à durcir. Comment avait-elle pu être assez sotte pour oublier jusqu’à l’existence même de cette pièce ? Un page la lui avait remise l’avant-veille en échange de l’un de ces tout petits pains au lait, presque des gâteaux, si appréciés qu’on venait leur en acheter d’aussi loin que des faubourgs. Comme le jeune client n’avait pas d’autre pièce en sa possession, Adélie l’avait acceptée de bonne grâce et, débordée, avait négligé par la suite de la déposer avec les autres dans la tirelire. Se confondre en excuses et en justifications était inutile avec Firmin. Elle y renonça d’avance.

Il s’assit sur l’arche où l’on pétrissait le pain, profanant son propre atelier, mais Adélie n’osa pas le rappeler à l’ordre.

— Va me quérir ce que tu caches autre part, dit-il.

— Je ne garde pas d’autre argent, Firmin. Il n’y avait que cette pièce.

— Tu mens, femme. Fais vite ou je vais me fâcher !

Le poing charnu de l’homme se ferma sur la piécette.

Adélie ne put s’empêcher d’évoquer les pensées qu’elle avait eues plus tôt au sujet de son fils : « Après tout, tant mieux s’il devient un adversaire. Je suis bien contente. J’ai hâte du jour où il deviendra un vrai apprenti. Loin de notre misère et de toi… »

— Tu as entendu ce que je viens de dire ? dit Firmin brutalement, interrompant cette rêverie à peine ébauchée.

— N… non, je suis désolée.

— Dis donc, tu ne comprends rien, toi ?

Il se rapprocha avec sa grimace des mauvais jours. Adélie dit :

— C’est que… j’ai un peu mal au cœur, et…

— Encore ? Tu as toujours mal au cœur !

Il la gifla.

— Je t’ai demandé où est l’argent. Tu en planques, pardieu ! Ça, je le sais, et j’en ai besoin.

— Tout est là, dans le pot.

Il n’y avait rien à faire : nulle cachette d’urgence, si minuscule fût-elle, à lui dévoiler afin d’échapper à ce nouvel accès de rage. Il ne restait pas même un demi-gobelet de clairet pour faire diversion. Résignée, elle attendit donc, le dos tourné vers lui.

— Menteries ! Toujours des menteries !

Il se mit à frapper sa femme pour ne s’arrêter que lorsqu’elle tomba à ses pieds en vomissant un peu de bile transparente.

— Et tu renvoies partout, en plus. Tu me dégoûtes.

Furieux, il s’en alla fouiller la chambre. Il revint bredouille et à bout de souffle. Adélie s’était relevée. Dans l’écuelle, la tranche de pain ressemblait à une tête d’elfe qui, à cause des stigmates creusés par ses doigts, la dévisageait malicieusement. Elle s’écrasa davantage sous la poitrine de la pauvre femme, et l’écuelle roula par terre : un coup de poing porté entre les omoplates lui avait vidé les poumons. Ni elle ni Firmin n’entendirent la porte s’ouvrir. Une grêle de coups s’abattait au hasard sur la malheureuse, partout où son mari pouvait l’atteindre. La coiffe blanche glissa et tomba discrètement entre eux comme une petite bête morte. Adélie s’effondra encore aux pieds de la brute en faisant de son mieux pour retenir ses gémissements. Cette fois, elle ne se releva pas.

— Non ! cria Louis, qui s’interposa et reçut les coups à sa place, triste paquet d’humanité offert à la vindicte du pater familias.

— Parle, sale ribaude ! Où l’as-tu mis ? cria Firmin en se penchant sur sa proie.

Un filet de salive lui coula du menton pour aller se perdre dans la chevelure mate de la femme à demi consciente. Haletant, comprenant enfin ce que son père demandait, Louis s’empara de la bourse qu’il rapportait et voulut la lancer à ses pieds. Mais l’homme ne se souciait que d’Adélie, à qui il empoignait les cheveux pour la secouer. Louis défit les cordons de la bourse et projeta une pleine poignée de monnaie en direction de son père.

— Tenez ! Tenez !

Cela produisit l’effet escompté, du moins pour un moment. Sans lâcher sa prise immobile, Firmin se tourna vers son fils. Louis, sans lever les yeux ni oser parler, lui montra la bourse ouverte qui contenait encore des pièces. Il put voir que le visage de sa mère avait été hypocritement épargné. De cela, l’ivrogne prenait toujours bien garde avec eux.

— Ce que tu ramènes n’empêche pas ta folle de mère d’être une menteuse, dit-il. Apporte-moi ça ici. Ici, je te dis !

Louis allongea le bras vers lui et lui mit la bourse dans la main gauche.

— Et ramasse-moi ce que tu as semé partout. Allez. Je vais t’apprendre à vivre, moi.

Pendant qu’il regardait Louis s’exécuter, il lâcha Adélie, mais l’empêcha de se relever en posant un pied sur sa poitrine. Une fois la bourse regarnie, il l’agita et dit encore :

— Quoi, c’est tout ? Avec le temps que ça te prend, tu pourrais au moins la remplir.

— Pardon, Père.

— Pardon, pardon, facile à dire, ça… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire d’un bon à rien comme toi, hein ? Louis baissa honteusement la tête.

— De quoi avez-vous parlé, tous les deux, pendant mon absence ? Du moine ?

— Non, Père, dit Louis, qui regarda sa mère sans comprendre. D’un discret signe de tête, Adélie tenta de le rassurer à son sujet.

— Comment ? Serais-tu toi aussi un menteur ?

La lourde semelle souillée délivra Adélie, qui ne fit que s’asseoir à même le plancher. Firmin s’avança lentement vers son fils. Louis se refusa à bouger et se mordit la lèvre inférieure.

— Non, Père. Nous n’en avons pas parlé…

— Ah, cette fripouille, c’est bien de lui, ricana Firmin en suivant sa propre pensée.

Il n’écoutait plus. À quoi bon répondre oui ou non ? De laquelle de ces deux réponses, vérité ou mensonge, Firmin allait-il faire sa vérité ?

— De quoi avez-vous parlé, alors ? Ne me dis pas que vous n’en avez pas profité pour me calomnier.

— Je ne me souviens plus, Père, dit Louis dont l’esprit commençait à s’embrouiller.

— Ce damné tonsuré aurait dû te faire tâter de sa férule. De ça, tu te souviendrais. Parle, dis-moi tout.

— Je ne sais plus…

Firmin pointa Adélie, toujours assise par terre et adossée à un tréteau.

— Vous manigancez je ne sais quoi dès que j’ai le dos tourné, c’est clair. Qu’est-ce que vous essayez de me cacher, hein ? Tu vas parler, ça, je te le garantis.

Louis ne comprenait plus rien. Il n’eut cependant pas le temps d’en avertir son père, dont le poing l’atteignit au bras. L’enfant lui tomba presque entre les jambes. L’ivrogne se mit en quête d’un gourdin.

— Saleté, je t’aurai, dit-il en grognant.

— Firmin, je t’en prie… dit faiblement Adélie.

— Toi, la ferme !

Firmin s’était mis à cracher, car il salivait abondamment.

Louis s’était faufilé entre ses jambes et relevé. L’homme aux réflexes amoindris dut le poursuivre autour du pétrin avec son bâton. L’enfant avait tenté de profiter de sa distraction. Un croc-en-jambe mit fin à sa course. Ils se firent face.

— Place-toi, lui ordonna-t-il.

Louis regarda Firmin. Firmin regarda Louis. Personne ne regarda Adélie, pauvre bannière blanche qui s’effilochait au vent.

— Oserais-tu me désobéir ? demanda Firmin.

Il infligea à son fils une gourmade* qui l’assomma presque. Le garçon se mordit la lèvre et dut se résoudre à prendre la position qu’il lui fallait adopter chaque fois qu’il devait être puni : agenouillé, le postérieur relevé d’une façon humiliante. Les premiers coups frappaient de manière précise, douloureuse, mais inoffensive. La tête dans ses bras croisés sur le plancher, Louis parvint à étouffer ses pleurs. Mais il savait déjà que les choses n’allaient pas en rester là.

Encore une fois, Louis s’était montré un fils indigne. Il n’avait que ce qu’il méritait. Ses parents allaient tous deux être malades par sa faute.

Les coups de Firmin, sans perdre de leur force, étaient déjà en train de devenir aveugles et désordonnés : ils se mirent à atteindre l’enfant docile aux flancs et dans le dos. Lorsque le gourdin le frappa à la nuque, Louis haleta. Il s’étala de tout son long et ouvrit grand la bouche.

— Merde, c’est cassé, dit Firmin d’une voix inquiète.

Il s’accroupit près de son fils et posa le bâton près de son visage. Louis sentit de gros doigts lui tâter les vertèbres cervicales.

— Non, il n’a rien. Ouf, dit-il en se relevant avec maladresse.

Depuis son coin, une Adélie impuissante sanglotait, visiblement soulagée. Cet incident avait brusquement fait tomber la rage de l’ivrogne.

Louis se traîna avec hésitation et se retourna à demi sur le dos, exposant son abdomen. Il rejeta la tête en arrière et parut fixer le plafond. Envahi de points étourdissants, lumineux ou noirs, son champ de vision se rétrécit. La brute grogna de dégoût :

— C’est ça, tourne de l’œil maintenant.

Se tournant vers Adélie, il poursuivit :

— Il est laid à faire peur. C’est un idiot. Il n’y a pas d’autre moyen de lui donner un peu de jugeote. Ça va aussi pour toi, femme. Sers-moi à souper.

— Oui, Firmin.

Adélie se releva péniblement. Il lui était interdit de soigner Louis sans l’accord de son mari. Comme il n’avait rien dit à ce sujet, elle dut se rassurer avec ce qu’elle pouvait constater d’un simple coup d’œil. Louis s’était assis, isolé par ses oreilles bourdonnantes. Il luttait contre l’inconscience.

Firmin quitta le fournil pour aller se soulager. Adélie en profita pour s’approcher de son fils. Son bras droit était bleu là où il avait été serré, comme si sa peau avait été touchée par des doigts sales. Louis dit :

— Non, Mère, ne vous en faites pas. Je n’ai rien senti. Je vous jure que je n’ai pas senti les coups. Je suis juste très fatigué.

— C’est ma faute. Je n’aurais pas dû le provoquer.

— Non. C’est moi. J’ai mal travaillé. Mais, quand je serai grand, je ne le laisserai plus vous faire du mal. C’est promis.

— Toi, je t’ai assez vu, lui dit Firmin qui était de retour et rajustait ses chausses. Tu vas aller t’occuper des bestioles. Les cafards et les souris se cherchent un coin où passer l’hiver. Et je crois avoir entendu un rat, là-haut.

Cela augurait un séjour plus ou moins prolongé sous les combles. Épuisé comme il l’était et le corps raidi par les coups, il allait être difficile pour l’enfant d’y pourchasser un rat dans la pénombre. Firmin eut un rictus mauvais en lui remettant le bâton qu’il venait d’utiliser contre lui.

— Tu vas me débarrasser de toute cette vermine. Que je ne voie plus une seule de ces bêtes. Tu pourras sortir pour manger quand tu auras fini.

— Oui, Père.

L’enfant se laissa enfermer dans ce vaste espace où régnaient un froid humide et une obscurité presque complète. Le rat, contrarié par cette intrusion, s’éloigna avec un couinement de protestation. Une écoute attentive renseigna Louis sur la présence d’au moins deux souris.

Firmin donna presque la moitié de son souper à Adélie.

— Je t’ai laissé du blanc de volaille. Tu es contente ?

— Oui, Firmin. Merci. J’apprécie grandement ton geste.

Elle posa une main timide sur l’avant-bras de son mari et s’étonna d’en être capable ce soir. Elle s’endurcissait donc, enfin ! Cela avait quelque chose de rassurant. Sans doute un jour viendrait où son corps ne sentirait plus rien, comme le tronc d’un arbre dont le cœur sensible s’enfouit bien profondément sous les couches successives d’aubier.

— Viens. Allons nous coucher, dit-elle doucement.

Comme un arbre, elle n’avait nulle part où aller. Ses racines plongeaient de plus en plus loin dans les entrailles de la terre. Elles y creusaient leur propre fosse. Si Firmin s’accouplait avec elle, peut-être allait-il se montrer plus conciliant envers Louis au matin.

— Firmin, je… Il faut que je porte à nouveau les linges. Je dois cesser de travailler pendant quelques jours.

— Oh, ça va, ça va. Je vais rester. Je ferai ta part et le reste{27}. Faut que je vous aie un peu plus à l’œil, tous les deux. Il est plus que temps de t’engrosser, toi.

La partie de dés de ce soir-là ne fut jamais terminée, et les ribaudes fermèrent leurs volets.

*

Louis fut confiné dans les combles pendant trois jours.

Ce n’était pas la première fois. Assez souvent, Firmin le séquestrait arbitrairement ou, du moins, pour des raisons que l’enfant n’arrivait pas à définir. Après s’être débarrassé des rongeurs lorsqu’il y en avait, il pouvait dormir un peu pour passer le temps. Mais il savait d’avance que ce n’était qu’un court répit. Bien vite, les exigences de son corps se rappelaient à lui. La première à se manifester était invariablement la soif. Venaient ensuite la faim et le besoin de se soulager. Il n’y avait aucun seau d’aisance sous les combles, et le plancher de bois rêche n’était pas couvert de paille. Mais le pire, à cette époque de l’année, c’était le froid. Cet enchevêtrement de malaises grandissants, ajouté aux courbatures consécutives aux coups reçus et au fait de savoir Firmin seul avec sa mère, engendrait la peur. Louis était incapable de se rendormir.

Récemment, il avait imaginé une issue. C’était un trou de souris découvert antérieurement dans l’un des murs. Il se mit à sa recherche en palpant les planches au ras du sol. Lorsqu’il trouva le trou, il s’assit devant et se mit à se bercer. « Tout ce que j’aurais à faire, ce serait de trouver la formule magique pour me faire tout petit, petit… et je filerais par là. De l’autre côté, c’est le jardin, j’en suis sûr. Il y fait grand soleil. Ça sent bon. Il y a des fruits plein les arbres. » En pensée il mordait dans une pêche si mûre que le jus sucré lui coulait le long du menton. Il n’avait pas conscience qu’il se passait la langue sur les lèvres et en avivait les gerçures. Si quelque chose, un bruit ou l’apparition d’un nouveau cancrelat, interrompait soudain son fantasme, il se mettait à chercher fébrilement un endroit où cacher son fruit à demi mangé, pour ne pas que Firmin apprenne l’existence de son passage secret. Ces rêves éveillés finissaient par le laisser exténué, la tête vide.

La colique l’empêchait graduellement de repartir. Il lui fallait absolument se retenir, ne rien salir, sinon il allait être obligé de tout nettoyer et il savait que l’odeur des déjections risquait de persister malgré tout. Et il n’avait pas envie de dégrader davantage ses conditions de détention déjà suffisamment précaires. Il prenait son mal en patience et se couchait sur le flanc des heures durant, en position fœtale. Parfois, lorsque les murs commençaient à se resserrer autour de lui, Louis étouffait. Il se rasseyait et se berçait d’une façon agressive en se frappant le dos contre la paroi rugueuse, sans se rendre compte dans sa panique que les ecchymoses qu’il avait là se remettaient à saigner.

Firmin n’était pas un homme intelligent. Dans le cas contraire, sa cruauté eût été plus subtile. Les conséquences de ses actes lui indifféraient complètement. Tout ce qui importait pour lui, c’était de savourer le pouvoir qu’il détenait sur les siens. Il ignorait donc que par ses agissements il inoculait en Louis des ferments de sa propre férocité. Adélie n’en savait rien non plus, car, lorsqu’ils étaient ensemble, la brutalité embryonnaire de Louis se mettait automatiquement en veilleuse.

L’enfant vivait dans la frayeur constante d’un châtiment. Lui-même ne se rendait pas vraiment compte de la dynamique qui dominait entièrement sa vie et qui consistait à être châtié et à éviter d’être châtié. Même ses rêves d’avenir n’évoquaient en définitive que la délivrance de cet asservissement. Il sentait qu’il perdait pied dans un monde de plus en plus confus. Lentement, à chaque nouvelle punition, son sens de l’intégrité s’émiettait. Son respect de lui-même s’étiolait. Il se disait que, s’il se contentait de faire ce qui lui était ordonné, s’il ne prononçait plus jamais une seule parole, s’il s’amoindrissait au point de ne plus causer aucun remous, on allait oublier qu’il était là. Et tout irait pour le mieux. Il allait pouvoir se débarrasser de son identité comme d’un vieux manteau dont personne ne voulait plus. Ce ne pouvait être bien difficile de cesser d’être soi, de n’être plus rien.

Dehors, il devait faire jour : le parchemin huilé de la petite fenêtre dévoilait à présent le trou de souris devant lequel il s’était installé. Il était noir et invitant. Louis se mit à psalmodier, comme une incantation :

— J’essaie de partir… Loin, très loin d’ici… Je ferme les yeux… Mais ça ne veut pas, je ne peux pas disparaître.

*

La nuit tombait tandis que Louis se trouvait encore à une lieue de chez lui. Il avait bravé les caprices de novembre et ses nuages pleurnichards qui toute la journée avaient déversé une pluie morne. Les affaires en avaient été considérablement ralenties à l’ouvroir, si bien que le boulanger avait dû recourir aux livraisons seules pour écouler son stock bien protégé à l’intérieur du panier par une toile cirée. Heureusement, à l’une des tavernes, Louis était tombé sur un groupe d’étudiants affamés qui l’avait arrêté pour s’arracher de petites miches fraîches et moelleuses et les bonnes galettes bises. Il avait même dû revenir à la boulangerie pour remplir son panier avant le milieu de l’après-midi.

Sa hotte maintenant allégée lui épargnait le dos. Cela lui redonna du courage. Il avait grande hâte de retirer sa vieille cotardie* grise et trempée qui adhérait à sa peau et de se pelotonner sur sa couche, sous sa couverture de laine, pour se réchauffer au moins un peu.

Une rue en pente qu’il entreprenait de remonter lui caressait les pieds de l’eau boueuse de ses rigoles. Le pincement que cela lui causa eut au moins l’heur de lui assurer qu’ils n’étaient pas gelés. Mais le moment n’allait pas tarder où il allait devoir demander à son père la permission de porter ses sabots bourrés de paille. Il songea avec fierté à son petit ensemble gris, presque neuf, qu’il n’avait porté que deux fois au début de l’automne. L’enfant avait conscience que ce vêtement devait être réservé aux grandes occasions. Il n’y voyait d’ailleurs aucune objection. Cependant, il aurait bien apprécié de pouvoir retourner aux bains.

Le son d’une toute petite voix parvint à ses oreilles, à peine plus forte que le bruit ténu de l’eau qui s’écoulait. Louis s’arrêta et tourna la tête. La voix se fit entendre de nouveau. C’était un miaulement de chaton qui semblait provenir du mur de l’une des maisons à sa droite. Il s’avança dans cette direction. Les miaulements devinrent plus nombreux et plaintifs. Lorsqu’il s’accroupit, il aperçut par une large brèche de maçonnerie un peu de fourrure dorée. Presque tout de suite, une tête minuscule émergea du trou. Un chaton mouillé âgé de deux mois à peine vint s’agripper à sa cheville et entreprit de grimper le long de sa jambe. Il leva vers Louis ses petits yeux gris implorants, tout remplis de confiance. Il miaulait sans interruption, avec insistance, en ouvrant chaque fois une menue gueule rose.

— Tu es bien joli, toi, dit tendrement Louis en glissant sa main sous le ventre creux du chaton pour le prendre dans ses bras. Il se remit debout et enfouit la petite bête tremblante de froid sous sa tunique, à même sa peau nue. Louis rit au contact des coussinets et des petites griffes sur sa poitrine, à cause surtout du museau rose qui s’était mis à explorer fébrilement l’un de ses tétons. C’était froid et étrange. Il se remit en marche alors que le chaton, tout heureux, tétait en ronronnant et en le pétrissant.

— Pauvre minet, tu as perdu ta maman. Je vais prendre soin de toi. Tu n’auras plus jamais froid. C’est promis. Moi, tu sais, j’ai un papa et une maman. Je vais te donner de mon manger comme ma maman fait pour moi.

Une fois à la maison, Louis s’empressa d’aller vider sa bourse, dans le pot de terre cuite et revint dans la salle. Son père n’était pas encore arrivé, mais Adélie achevait de préparer le souper.

— Mère, regardez ce que j’ai trouvé.

Il retroussa sa cotardie pour en extraire le chaton jaune, confus et vaguement inquiet. Adélie ne put s’empêcher de se laisser attendrir par l’affection un peu gauche de Louis. Il posa l’animal sur la table et lui caressa le dos. Le chaton se laissa aplatir et se redressa, intrigué par cet environnement nouveau, pour mieux se faire aplatir encore.

— Il a très faim, Mère. Si on lui donnait un peu de bouillon ?

Adélie vint s’asseoir à table et laissa la petite créature s’approcher d’elle, curieuse, sa courte queue dressée comme un bâtonnet. Le chaton lui prit maladroitement la main de ses deux pattes antérieures et entreprit de lui mordiller le bout des doigts.

— Tu as bon cœur, mon petit roi.

— Il est si petit. Je vais partager mon manger avec lui. Quel nom devrais-je lui donner ? Je suis sûr qu’il n’en a pas.

— Louis…

— Ce sera pas trop dur pour moi, Mère, l’interrompit-il d’une voix un peu inquiète, car le ton de sa mère semblait être un prélude à des objections, objections dont il devinait malheureusement la teneur.

— Je pourrai le cacher sous les combles. On y est à l’étroit, mais, à lui, ça ne lui fera rien. Et puis, il y sera bien au chaud. Je lui mettrai un linge. Et puis, Père ne grimpe jamais là-haut. Il ne le trouvera pas.

— S’il te plaît, Louis, écoute-moi…

— Quand il sera plus grand, il nous aidera, Mère. Les chats, ils attrapent les rongeurs. Père verra bien que c’est une bonne idée de le garder.

— Mais comment va-on le nourrir, mon amour ? Nous avons à peine de quoi pour nous deux. Et si Père le trouvait ?

Elle caressa la joue de Louis. Le chaton tournait en rond, cherchant à descendre de la table vide.

Louis baissa tristement la tête. Le cœur d’Adélie se serra.

— Je suis désolée, mon petit roi. Si je pouvais…

— Moi, je pourrai ! J’ai une idée, dit soudain Louis en se redressant.

Une nouvelle détermination se dessina sur ses traits. Il s’était soudain souvenu d’une anecdote que sa mère lui avait racontée au sujet de l’admirable dévotion de son saint patron. Alors qu’il était encore enfant, le roi Louis IX, le futur Saint Louis, avait dérobé une volaille dans la cuisine du château de son père pour l’offrir à un pauvre. En lui racontant cela, Adélie ne pouvait prévoir que son récit servirait un jour de prétexte à son fils. Louis ajouta seulement :

— Et je lui ai aussi trouvé un nom : il s’appelle Petit Pain. Parce qu’il est rond et tout doré.

*

Ses premières tentatives exigèrent un certain temps. Il lui fallait être prudent, car même un enfant pris en flagrant délit de vol était soumis à de graves châtiments corporels. Louis avait souvent vu en ville des hommes à qui il manquait le nez ou une main. Il avait également vu des enfants à peine plus âgés que lui mis au pilori après avoir été fouettés jusqu’au sang en public. Il connaissait bien la morsure d’une lanière de cuir plate dans son dos et il arrivait que la boucle de la ceinture de Firmin le fît saigner, mais il ne s’imaginait pas subir cette punition dégradante au vu et au su de tous, d’une main étrangère. Il était déjà suffisamment l’objet de moqueries sans cela.

Plus que jamais, sa connaissance de la ville, acquise au cours des longues heures passées à en arpenter les rues, s’avéra utile. Même si ses investigations retardaient son retour à la maison d’une bonne heure chaque soir, personne ne s’en formalisa. Louis se rendit vite compte que l’endroit idéal pour commettre ses larcins se trouvait du côté de la paroisse Saint-Jacques, dans le quartier des bouchers et des tanneurs. On ne s’attardait généralement pas dans ce coin-là à cause de l’odeur épouvantable qui y régnait » sang, tripaille, chair animale faisandée ou en décomposition, urine et toutes sortes d’autres remugles qui donnaient la nausée. Les rats qui traînaient dans les rues de ce quartier étaient énormes. Louis ne quittait plus la maison sans son gourdin. Ces bêtes répugnantes se laissaient occire sans difficulté, tellement elles infestaient ce lieu. Le parcours de Louis y fut donc semé de rats morts. Mais personne ne les remarqua.

Du côté du Châtelet, une rue couverte donnait rue Saint-Leuffroy. L’endroit était digne d’intérêt. Les marchands étaient nombreux en ces lieux, puisqu’il semblait s’y produire toutes sortes de perceptions. Il y avait aussi un coin près du Pont aux Meuniers où se concentraient les Lombards. Non loin de là se trouvait l’ancien quartier juif.

Louis s’était fabriqué un carnier rudimentaire et facile à cacher sous sa tunique, avec une retaille de cuir endommagée qui avait été oubliée dans un coin d’atelier par son propriétaire. Il y enfouissait pêle-mêle bouts de saucisse, abats de volaille, de poisson ou de porc et même, parfois, un bon morceau de viande et quelques harengs fumés. Par prudence, il prenait toujours garde de ne voler que de petits aliments qui n’allaient manquer à personne. Ensuite, il changeait de secteur. L’enfant veillait également à ne pas emporter de viande avariée, même s’il fallait pour cela mettre davantage de temps à sélectionner ce qu’il devait prendre. Il avait appris que la faim n’empêchait pas les vers contenus dans la chair pourrie d’envahir le ventre et de donner des maladies.

Louis aimait le Paris d’avant l’aurore. Quand la ville somnolait encore un peu, il s’y glissait sans bruit tel un petit spectre, parmi les dernières canailles furtives, vestiges de la nuit, les chiens errants et les hommes de guet dont la vigilance s’était relâchée. Il fallait prendre garde aux contrevents qui s’ouvraient parfois pour cracher sur le pavement le contenu d’un pot de chambre. La ville et la Seine étaient sales. Le fleuve gargouillait, chargé de barques et de bacs sur lesquels s’entassaient des assortiments de vivres. La plupart du temps, des nuages d’insectes nés de l’humidité les survolaient. On ne pouvait rien y faire : la vie était faite ainsi.

La mauvaise odeur de la ville était largement compensée par ses couleurs. Louis se faufilait, agile, parmi les monceaux de primeurs d’où dépassait souvent le plumail* rigide d’une botte de poireaux. Il y avait de tout : raves, oignons, courges, panais et des cageots remplis de gros choux. Les marchands préparaient parfois d’avance leurs beaux paniers de fruits où trônaient pommes, poires et cerises vernies semblables à des bijoux. De cela il ne s’approchait pas, malgré l’attirance que ces présentations exerçaient : un fruit manquant risquait d’être trop apparent. De plus, il ne tenait pas à prendre le risque de faire s’ébouler une structure fragile. En revanche, il aimait bien à s’attarder du côté des pyramides de navets laborieusement montées. En bon Parisien, Louis raffolait des navets, quelle que fût la manière dont ils étaient apprêtés ; il lui arrivait même d’en croquer des tranches crues ; avec leur pelure aux touches de violet, ils constituaient l’une de ses friandises favorites.

Le même tombereau de brêlée* traînait depuis au moins un mois devant une maison. Louis eut la surprise d’y découvrir ce matin-là une petite chèvre toute blanche qui s’en désintéressa pour venir lui quémander des caresses.

En saison, des fillettes s’égaillaient le long des rives de la Seine pour y cueillir de bon matin marguerites et centaurées qu’elles s’en allaient ensuite vendre par les rues. Elles évitaient toujours Louis d’instinct alors qu’elles se plaisaient à badiner avec les autres garçons. La venue des premières gelées les avait reléguées chez elles et Louis en profitait pour s’approprier ce royaume abandonné aux herbages rêches.

Petit Pain grossissait. Son poil lustré était doux sous la paume de Louis, qui allait le visiter quotidiennement sous les combles. Chaque soir, le chaton lui faisait la fête et dévorait sa nourriture. Louis veillait à lui laisser en tout temps une écuellée d’eau fraîche et un peu de paille propre sur laquelle dormir. Plusieurs fois par jour, Adélie faisait sortir le chat pour ses besoins. Il ne fallait pas que l’odeur forte de son urine trahisse sa présence. On eût dit que Petit Pain avait compris l’importance de cette précaution, car il ne faisait jamais de saletés.

Dès le premier soir où son fils revint avec un morceau de bon lard, Adélie vit ses soupçons confirmés. Voilà que Louis venait d’apprendre, de la pire manière qui fût, qu’il n’avait pas à dépendre uniquement de son père pour assurer leur subsistance à tous deux. Elle lui avait bien sûr fait part de ses réticences, mais force lui avait été d’admettre que peu à peu, grâce à ces suppléments presque quotidiens de bonne viande, elle avait commencé à reprendre des forces.

*

Au fur et à mesure que les semaines s’écoulaient, Louis gagnait en habileté. Ses manœuvres devinrent de plus en plus discrètes. Bientôt, il se mit à voler quelques aliments à l’un ou l’autre marché de la ville, tous des lieux qu’il n’avait jusque-là jamais fréquentés. C’était plus facile qu’il ne l’avait cru, puisque les gens ne portaient attention à ce pauvre Ratier à Firmin que pour lui acheter de sa marchandise. Son personnage s’enrichit ainsi d’une nouvelle fonction défensive et, grâce à cela, la nature de son butin se mit à changer. En plus de la viande indispensable, Louis pouvait parfois rapporter deux pommes, une poignée de châtaignes ou une petite pointe de fromage importé. Un soir, il revint même avec des tranches d’orange séchées. Il y goûta pour la première fois avec délices.

Pourtant, il aurait été faux d’affirmer que personne n’avait remarqué le manège de Louis. Pendant les quelques semaines qui avaient suivi Noël, quelqu’un s’était mis à l’espionner. Et ce qui n’avait d’abord été qu’une simple curiosité s’était vite mué en un intérêt plus sérieux.

Une fin d’après-midi du mois de janvier, au marché des Halles{28}, l’espion observa de loin Louis en train de se faufiler entre les jambes de badauds attirés par un cracheur de feu. L’enfant se trouvait parmi les curieux dont l’attention était détournée par le spectacle, mais il se déplaçait lentement vers l’arrière, à reculons, comme quelqu’un qui cherche une meilleure vue. Sa hotte heurta l’étal d’un marchand de laitages. Le propriétaire s’était hissé sur la pointe des pieds afin de ne rien manquer. De longues flammes sortaient miraculeusement de la bouche de l’individu comme de celle d’un dragon. Le Ratier finit par se détourner de la scène, apparemment découragé par la foule trop dense. Mais l’espion avait eu le temps de remarquer le fromage à croûte blanche qui était apparu dans sa main.

— On y va, dit Hugues en faisant signe à ses acolytes.

En un rien de temps, Louis fut encerclé. Des applaudissements crépitèrent derrière son dos : le cracheur de feu devait s’être surpassé.

À sept ans, le garçon à l’air égaré atteignait la taille des plus jeunes d’entre eux, les adolescents de douze ans, mais il ressemblait à un grand roseau cassant. Ses traits encore enfantins demeuraient incongrus pour quelqu’un de sa taille. Son regard fuyant ne se posa sur personne. Il laissa tomber le fromage dans la neige souillée. L’angoisse le saisit à la gorge : il ne voulait pas devenir méchant comme l’autre fois.

Hugues ramassa le fromage et mordit dedans, avant de le faire passer à ses complices. Tout en mâchant, il étudia Louis, qui avait serré les poings. Sa mâchoire saillait. D’un instant à l’autre, il allait foncer.

— Pisse pas dans ton froc, le Long, dit un Aubert ricanant. Louis jeta un coup d’œil rapide en direction de celui qui avait parlé pour évaluer ses distances. Hugues eut presque envie de le laisser lui flanquer une raclée dont il allait se souvenir longtemps. Les coups de ce jeunot étaient d’une efficacité vicieuse. Il le savait, lui : on eût dit que Louis ne voyait plus rien une fois lancé. Mais ses petits poings rapides visaient sans relâche l’estomac – ce qui était très douloureux mais ne laissait pas de marques – et la tête. Il était loin d’être aisé de protéger ces deux endroits vulnérables de façon simultanée.

Hugues vit le jeune voleur s’avancer vers Aubert en clignant ses yeux inexpressifs et en arborant son espèce de grimace bestiale.

— Nom d’un chien, Aubert, éloigne-toi vite ! dit Hugues. Puis, à Louis :

— Attends, le Ratier, attends. J’ai à te parler.

Louis fit une pause. Hugues lui tendit le fromage. C’était inattendu. Il l’accepta, mais n’en prit pas. « Pas si taré que ça, le petit, se dit-il. Il ne tombe pas dans le piège facile de se laisser distraire par la mangeaille. C’est rusé, ça. Un vrai goupil. » Il reprit :

— Depuis un bout de temps que je te regarde faire, tu te débrouilles bien. Tu as appris ça tout seul ?

— Oui, répondit Louis.

— Mais tu es bien jeune. Quel âge as-tu ?

— Sept ans.

— Bigre ! Tu as changé, il me semble. Que t’est-il arrivé ? Tu t’es cogné la tête ?

Louis ne répondit pas. Il n’avait pas remarqué qu’il se tenait bien droit et qu’il fixait Hugues dans les yeux sans ciller. Il étudiait froidement son adversaire. Il aurait pu paraître insensé de la part du garçon de défier un colosse tel que Louis, mais l’enfant avait depuis longtemps appris à ne pas considérer sa stature comme un facteur de domination. Hugues semblait avoir du nerf, même si Louis l’avait déjà dépassé de plusieurs pouces. Ses yeux noisette étincelaient comme ceux d’un chat. Son intelligence évidente en faisait un adversaire à craindre. De plus, il ne pouvait cette fois-ci être question de le prendre par surprise, car lui aussi se tenait sur le qui-vive. Louis devinait que sa victoire était loin d’être assurée. Mais il n’en montra rien. Il se contenta de soutenir le regard rusé du chef.

Depuis son dernier affrontement avec Hugues, Louis avait découvert que l’une des façons les plus efficaces pour neutraliser son anxiété était de passer à l’action et de devenir lui-même agressif. Il avait constaté que rien de ce qui risquait de survenir ne pouvait être pire que la douleur et la peur qu’il avait eu souvent à supporter passivement. Il était capable de faire n’importe quoi, désormais, pour s’en débarrasser. L’effet paralysant de sa crainte avait disparu. Le maintien altier qu’il adoptait maintenant en témoignait, il était là tout entier et prêt à riposter. Cela suffit à émietter le courage de Hugues. Le gamin baissa la tête pour signifier qu’un combat n’allait pas être nécessaire pour élire le nouveau chef.

Bien qu’à contrecœur, il chercha quand même un moyen de gagner la confiance de Louis. Il se tourna vers son groupe.

— Ho ! Vous autres ! Faisons les présentations.

Cela fut fait. À partir de là, ils n’appelèrent plus Louis le Ratier. Ils partagèrent avec lui le fruit de leurs larcins et lui proposèrent de faire partie de leur cour des Miracles* malgré son jeune âge.

En leur compagnie, l’enfant perfectionna son apprentissage. Il ne fit cependant jamais tout à fait partie intégrante du groupe en dépit de son nouveau statut de leader, apparemment à cause de son travail qui occupait le plus clair de ses journées, tandis que la bande de Hugues consacrait les siennes à ses jeux et à ses mauvais coups. En fait, la vraie raison de son isolement relatif était que Louis ne ressentait pas le besoin d’avoir des amis. Qui n’a pas soif ne peut regarder la fontaine avec convoitise. L’eau est fraîche et claire, elle est là, à portée de la main, mais à quoi bon se pencher pour en boire si le besoin ou même la simple envie d’y goûter n’y est pas ? Louis était l’ami de Hugues, mais on eût en vain cherché la réciproque. Nul n’était dupe de cette relation ambiguë, mais on l’acceptait comme telle.

À partir de là, Louis put même rapporter des épices et du sucre de canne chypriote à sa mère. Il prit soin de laisser les pièces de monnaie, le tissu et les bijoux aux copains, car la présence de ces objets dans la maison n’aurait pas manqué d’attirer l’attention de Firmin.

Ce fut vers cette époque que Louis entreprit d’étudier la portée de son nouvel ascendant sur les autres. Il tâcha d’abord de terroriser des passants. Il choisissait quelqu’un au hasard et se plantait devant lui sans un mot. Il ne le quittait pas des yeux et laissait l’inconfort monter. Dès l’instant où l’individu commençait à manifester des signes de lassitude et tentait de passer son chemin, Louis le piquait discrètement avec un poinçon rudimentaire qu’il s’était taillé dans une pierre. Il éprouvait un plaisir nouveau à observer l’étonnement et la douleur qui se peignaient sur le visage de ses victimes.

Les gamins de la bande apprirent tôt à reconnaître les signes précurseurs de colère sur le visage de Louis. Une fois, Aubert lui prit son poinçon juste à temps : Louis avait l’envie irrésistible de le planter dans la cuisse d’une fillette prétentieuse qui l’avait dévisagé.

Parfois, Petit Pain ne voulait pas voir son jeune maître. Le chat sentait d’instinct les moments où Louis venait à lui avec des dispositions malsaines depuis le jour où il avait tenté de lui brûler un flanc avec sa chandelle. La bête grimpait alors hors de portée et le regardait depuis le sommet des baliveaux. Il s’y installait et attendait.

— Va au diable, saleté, disait alors Louis, et le garçon s’en allait.

Mais, d’autres fois, il se couchait par terre et se mettait à pleurer en silence. Dans ces moments l’enfant se sentait indigne, entièrement démuni et seul. Petit Pain descendait alors le rejoindre et se pelotonnait contre lui. Il léchait ses larmes en ronronnant.

Cet hiver-là, Adélie fut brutalement amenée à découvrir, grâce à Firmin, en quelque sorte, cet aspect caché de la personnalité de son fils.

*

Vers la mi-février, le boulanger dut retourner au moulin. Il valait mieux moudre les céréales au fur et à mesure, selon les besoins, car les grains se conservaient mieux que la farine. Et, pour la première fois, Firmin emmena Louis avec lui. Le garçon avait endossé son habit propre qui commençait déjà à être trop petit.

De nombreux moulins à eau avaient été édifiés sur le Grand Pont{29}, le long du fleuve et même au beau milieu de son lit, perchés sur des pilotis. La réputation de celui de Bonnefoy était presque séculaire, puisque la meunerie de son aïeul était l’une des plus anciennes à s’être installée en ville. Son moulin avait commencé par moudre les abondantes récoltes de la Beauce, parmi les premières à alimenter la ville. Le marché le plus ancien de Paris, situé sur l’île de la Cité{30}, s’appelait d’ailleurs marché de Beauce.

Client privilégié, le boulanger bénéficiait partout d’une réduction de la taxe qui était payée en nature au meunier. Il était en outre autorisé à faire écraser en une seule fois des quantités importantes de grains, Firmin étant un client fiable et de longue date. Le meunier Bonnefoy lui demandait moitié prix depuis plusieurs années. Les Ruest leur apportaient de nombreuses affaires et leur bonne réputation déteignait sur lui. Les deux hôtes furent donc traités avec égards pendant leur séjour. On s’efforça de considérer avec la même déférence l’étrange fils Ruest qu’ils n’avaient jamais rencontré auparavant.

Le garçon n’eut pas le temps de s’ennuyer des vacances. Non seulement il aida son père en travaillant d’arrache-pied – ce qu’il appréciait bien plus que son père ne l’eût cru –, il trouva de plus le moulin à eau tout à fait fascinant.

C’était une espèce de maison-navire amarrée en permanence au beau milieu du fleuve grondant. Elle reposait sur une armature de pieux enfoncés profondément dans le lit de la Seine, directement dans son cours, et était reliée à la berge par une passerelle. Le moulin était composé de trois sections : la roue hydraulique, soutenue par un châssis que le meunier pouvait faire monter ou descendre selon que les eaux étaient hautes ou basses, les organes de transmission et les meules qui réduisaient les céréales en belle farine homogène.

Tout comme chez les Ruest, la maison ne se distinguait guère de l’atelier. Le rez-de-chaussée donnait directement sur l’eau et on accédait à la salle des meules par des passerelles. L’étage, quant à lui, était utilisé comme cuisine et salle de séjour par la famille, alors qu’une seconde petite pièce constituait la chambre des maîtres. Les combles comportaient une chambre unique où les visiteurs des Bonnefoy dormaient. Chacun partageait la vie du meunier, ses joies et ses angoisses, y compris les hôtes d’une ou deux nuits. Cette promiscuité entre maison et travail avait de nombreux avantages. Elle facilitait les tâches de la meunière qui devait accueillir les clients, les restaurer et entretenir le moulin. De son côté, le père Bonnefoy, un bon vivant au verbe haut, pouvait intervenir rapidement en cas de bris.

Le bruit était omniprésent, assourdissant. La première nuit, la rumeur de l’eau et les rouages qui s’entrechoquaient empêchèrent Louis de dormir. Le tic-tac incessant des engrenages, la rotation sourde des meules, le bruit saccadé du nettoyeur et celui plus doux de la bluterie, le roulement des poulies et des courroies, tous ces sons faisaient partie de l’activité quotidienne du moulin. Personne dans la salle de l’étage n’en paraissait plus incommodé, pas même Firmin qui ronflait bruyamment : il avait accepté un sédatif que lui avait offert l’épouse du meunier. Pourtant, si l’une des dents en bois d’un rouage se brisait et se mettait à produire un tac-tac inhabituel, le meunier se réveillait à l’instant, prêt à agir avant que toutes les autres dents du rouage n’y passent.

*

Bonnefoy avait quatre fils adultes. Tous s’étaient établis autre part, à l’exception de l’aîné qui aidait son père. Il lui restait aussi sa fille unique, Églantine, qui avait dix ans. La rive à laquelle on accédait par une passerelle branlante était toujours pleine de gamines chamailleuses, amies de la populaire et jolie Églantine. Louis ne l’aimait pas.

Le matin suivant l’arrivée des Ruest au moulin, Louis ne voulut pas rejoindre les autres enfants ; ce en quoi son père l’approuva. Mais Bonnefoy intervint :

— Laissons un peu les petits s’amuser pendant que nous discutons affaires, mon vieux.

Louis fut donc laissé à lui-même et il s’en alla errer le long de la berge. Les fillettes piailleuses ne tardèrent pas à y encercler le grand garçon qui reculait, mal à l’aise.

— Tu es vilain, lui dit Églantine, catégorique et avec condescendance, avec l’air de lui accorder une faveur en se donnant la peine de le dénigrer de cette façon.

— Tu n’as qu’à me laisser, répliqua Louis.

Églantine lui offrit un sourire fielleux :

— Voyons, je ne peux pas faire cela, puisque tu es mon invité. Mes parents veulent que j’essaie au moins d’être aimable avec toi. Ils disent que tu travailles trop.

— J’aime travailler.

— Quel âge as-tu ? s’interposa une autre fillette.

— Sept ans, dit-il, distrait de son envie de répliquer qu’il n’avait pas besoin que l’on s’occupe de lui.

— Sept ? Mais tu es beaucoup trop grand. Moi, j’en ai dix, dit Églantine. C’est vrai que tu es taré ?

En quête de secours, Louis leva les yeux vers le moulin en espérant voir son père lui faire signe depuis la passerelle. Pour une fois, il aurait bien aimé qu’il lui ordonne de le rejoindre. Mais Firmin n’était en vue nulle part.

— Je ne sais pas, dit-il.

— Ha ! ha ! Ça veut dire que tu l’es.

— Non. Je voulais dire que…

Il serra machinalement le poinçon froid dans sa poche.

— Si. Tu ne sais pas si tu es intelligent ou non. Cela veut donc dire que tu ne l’es pas.

Les fillettes firent une ronde autour de lui et se mirent à le ridiculiser en chantant une comptine spontanée et cruelle comme seuls savent en inventer les enfants :

— Si taré qu’il ne sait même pas qu’il l’est

— Lon-la, lon-la, la faridondaine

— Trop grand il prend sa tête pour ses pieds,

— Lon-la, lon-la dondaine laridé !

Inconsciente du danger, Églantine rompit le cercle et vint se planter juste en face de lui. Elle souriait.

— Ne les écoute pas. Elles sont bêtes. Allons, calme-toi. Cessez cela, les filles.

Les enfants obéirent et regardèrent. Elle dit :

— Peut-être est-ce seulement parce que nous ne te connaissons pas. Je m’appelle Églantine Bonnefoy. Et toi ?

Il ne répondit pas. Tremblant de rage contenue, se balançant d’une jambe sur l’autre, la mâchoire saillante, il fixait les chaussons brodés de la fillette. Églantine dit, d’une voix enjôleuse :

— Dis-moi ton nom, petit boulanger.

— Louis Ruest.

— Tu veux jouer avec nous ?

Il en resta coi et cligna des yeux.

— C’est que… des jeux, je n’en sais pas.

— Tu voulais me frapper, n’est-ce pas ? dit-elle en s’avançant toujours, provocante.

— Oui.

— Le veux-tu toujours ?

Feignant une candeur craintive, elle leva vers lui de grands yeux de myosotis. Il se passa la langue sur les lèvres.

— Je sais plus.

Les fillettes pouffèrent. Victorieuse, Églantine se retourna vers ses amies.

— Vous voyez ? Ce n’est pas si bête, après tout, et ça peut parler !

Louis détala, semant derrière lui un essaim de rires flûtés. Décidément, les filles étaient pires que les garçons. Il n’allait pas s’y faire reprendre de sitôt.

*

Peu avant le coucher du soleil, la mère Bonnefoy força Louis à aller se reposer un peu sur la berge, car il avait passé l’après-midi à vider des sacs de grains et à en remplir d’autres de farine. Or, il n’avait aucune envie de se reposer, pas après le délicieux dîner qu’il avait mangé. De plus, il appréhendait une autre mauvaise rencontre. Accroupi parmi les herbes rêches, il creusait de plus en plus rageusement un trou dans la terre à travers un lacis de racines à l’aide de son poinçon.

Au cours des derniers mois, grâce à ses contacts sociaux plus nombreux avec la bande de Hugues, sa technique d’approche des entités hostiles s’était beaucoup affinée. D’abord, il examinait l’ennemi à vaincre et déterminait s’il fallait être prêt à l’attaque ou à la retraite. C’était la première étape. Or il avait découvert ce jour-là que les filles n’agissaient pas autrement ; elles le voyaient venir de loin avec cette méthode.

Il se demanda pourquoi il avait éprouvé de la réticence à cogner Églantine qui pourtant le méritait. Églantine la jolie, Églantine la poupée. Tout le monde l’aimait, elle. Mais lui n’était pas intéressé à savoir pourquoi. Tout ce qui lui importait, c’était de ne pas souffrir de l’acuité de son propre manque d’amour. Églantine venait d’un univers différent du sien ; sans doute valait-il mieux ne pas chercher à comprendre. Encore un jour et demi et il allait s’en retourner à la maison vers ceux qu’il connaissait. Eux au moins étaient faciles à comprendre.

Pourtant il avait quand même envie de châtier Églantine qui préférait les autres enfants. Cette réaction lui était beaucoup plus familière que sa retenue qu’il n’arrivait pas à s’expliquer. Il n’avait plus jamais manqué de se venger depuis le jour où il avait appris que c’était possible. Le châtiment infligé plutôt que reçu devenait pour lui une fonction créatrice.

De son côté, Églantine était seule et s’ennuyait, car ses amies étaient parties. Une fois sur la berge, elle rejoignit inévitablement Louis qui était aussi désœuvré qu’elle.

— Eh, Louis, viens ici.

— Non. Va-t’en.

Il assena à la terre meuble plusieurs coups de poinçon violents et trouva un grand ver qu’il lança aux pieds de la fillette. Elle grimaça, mais cela ne suffit pas à la faire partir. Elle le regarda faire un moment en inclinant la tête d’un air coquin et dit doucement :

— Dois-je te rappeler que je suis ici chez moi ?

— Pas ici. La Seine est à tout le monde et, si tu ne t’en vas pas, je vais te faire très mal.

— Écoute.

La fille du meunier s’accroupit devant lui.

— J’ai été stupide tout à l’heure. Pardonne-moi, dit-elle en prenant le poing armé du garçon dans sa petite main douce.

Saisi, Louis se laissa faire. Il songea : « Qu’est-ce qui lui prend tout d’un coup ? Regrette-t-elle de m’avoir fait du mal ? » Un enfant qui a cette certitude est prêt à tout pardonner. Il leva vers elle son regard un peu intimidé. À tout hasard, il décida d’user envers elle de son autre arme, celle qu’il avait nouvellement acquise. Il braqua son regard dans le sien. La fillette, résolue, ne se laissa pas démonter. Elle rassembla toutes ses forces dans ses yeux et soutint le regard noir. Elle sut tout de suite qu’elle n’allait plus jamais être capable de le refaire, par la suite. Mais elle savait aussi qu’elle n’aurait plus besoin de recommencer. Les yeux de Louis, surpris par cette résistance, vacillèrent. Elle en profita :

— Pauvre petit garçon malheureux, tout sale et mal habillé. Viens là. Moi, je saurai prendre soin de toi.

— Je ne suis pas malheureux. Qu’est-ce que tu fais ? Tu joues ?

Subjugué, il se laissa entraîner en direction d’un muret qui était le prolongement des assises de l’un des moulins. Elle y prit place, à côté d’un cruchon et d’un bol qu’elle y avait déjà disposés. Une poupée de son l’attendait aussi, mais elle avait décidé que jouer avec Louis allait s’avérer beaucoup plus intéressant. Elle ordonna, d’une voix autoritaire :

— Viens t’asseoir près de moi, mon chéri. Juste là, au pied du mur. C’est l’heure de ton lolo.

Soudain docile, il s’appuya contre les genoux anguleux de la fillette. Églantine musela son dédain et caressa doucement la chevelure raide du garçon. Louis se trémoussa sous cette main fine qui butinait ses cheveux. Fraîche, elle lui descendit le long de la nuque. Louis frissonna. Il tenta de se tourner pour faire face à Églantine, mais la main se plaqua contre sa poitrine. Il l’observa donc à la dérobée. La fille se glissa avec lenteur entre le muret et lui et le contraignit à s’appuyer de nouveau contre elle. Troublé, Louis sentit dans son dos le ventre chaud et les seins naissants d’Églantine. Elle susurrait des mots chantants qu’il ne comprit pas. La main d’Églantine passa sur son front et sur sa joue. Louis ne résista pas : fasciné, il étudiait les émois nouveaux que lui procurait ce contact très différent de celui de Mère. Ces cajoleries étaient déroutantes et pourtant agréables. La main sensuelle descendit sous son menton. Doucement mais fermement, elle lui souleva la tête. Il vit au-dessus du sien le visage penché de la fille et ses cheveux d’or qui pendaient librement et effleuraient son épaule. Un bol de cidre, serré dans l’autre main d’Églantine, s’approcha des lèvres de Louis. La voix ensorcelante dit encore :

— Bois.

Et il but. Églantine sourit d’un air satisfait en sentant sous sa paume la déglutition du garçon. Il avala les trois quarts du cidre à grandes gorgées. Lorsqu’il voulut repousser le gobelet, Églantine l’obligea à le finir, ce qu’il fit mollement. Cela terminé, elle lui donna une taloche dans le dos.

— Allez, ouste.

Louis, surpris par ce soudain retour à l’hostilité première, sauta et courut jusqu’à la berge. Il se hâta de franchir la passerelle aux planches disjointes pour s’éloigner au plus vite. Lorsqu’il se retourna, il aperçut Églantine qui, debout, secouait sa robe comme si elle venait d’en chasser un chien mal lavé. Il se hâta de disparaître en claquant la porte du moulin. Il ne savait plus s’il l’aimait ou s’il la détestait.

Quelques minutes plus tard, elle rentra à son tour et vit Louis qui gisait, inerte, tout seul dans un coin de la minoterie. Elle abandonna près de lui une cruche de vin vide qu’elle avait chapardée à ses parents. Mais, auparavant, elle prit soin d’en vider les dernières gouttes sur la poitrine du garçon.

— C’est ton père qui va être fier de toi. Comme ça, vous serez pareils tous les deux.

Elle quitta la pièce, sans oublier de ranger les herbes sédatives que sa mère conservait dans un coffret de pharmacie pour les invités insomniaques.

*

Les Ruest partirent le dimanche après-midi, beaucoup plus tôt que d’habitude, après que Louis eut été puni, non pas une mais deux fois.

Depuis la berge où elle s’était tenue la veille, non loin du trou creusé par Louis, Églantine avait écouté en se mordant les lèvres le bruit des coups de ceinture et les cris du garçon que le vacarme environnant n’était pas parvenu à assourdir. Elle s’était prise à regretter son mauvais tour. Le gamin, tout affreux qu’il fût, avait encaissé la punition sans la dénoncer, elle. Églantine se mit à admirer secrètement le courage de Louis.

Peu après avoir été relâché par son père, Louis avait remarqué chez la fillette ce changement de disposition. À peine remis des coups, il avait dérobé le rasoir du père Bonnefoy et s’était faufilé jusqu’à l’aire de jeux riveraine. Les mains dans le dos, il s’était approché au vu et au su des amies d’Églantine. La fillette, qui était sans méfiance, s’était avancée pour lui parler.

— Je te demande pardon.

— Quoi, encore ?

— Tout est de ma faute. J’ignorais que ton père était sévère comme ça avec toi.

— C’est parce que toi, t’es trop jolie, avait-il dit en se dandinant autour d’elle d’une manière affectée. Le rasoir avait soudain brillé dans sa main. Toutes les fillettes criardes s’étaient égaillées, sauf Églantine qu’il avait vite fait d’attraper par l’une de ses longues nattes qu’il avait tendue et sectionnée d’un coup sec. Il la lui avait passée autour du cou et avait dit :

— Tiens. Maintenant, toi aussi tu es vilaine.

Impuissante et en larmes, Églantine avait vu le spectacle affligeant de sa natte dorée emportée par les flots de la Seine où Louis l’avait jetée. Elle ne comprenait pas comment ni pourquoi il avait choisi de frapper au moment où elle avait pris le risque d’abaisser ses armes.

Louis s’était senti si heureux qu’il était venu bien près d’embrasser Églantine sur la bouche, car il avait tiré de son geste une sensation nouvelle de puissance qui lui avait engendré de la joie. C’était l’émotion la plus pure et la plus forte qu’il eût jamais connue.

Les Bonnefoy furent scandalisés et Firmin était furieux. Églantine, toujours en pleurs et coiffée d’une capeline, dut assister au départ des hôtes de ses parents, qui restaient en assez bons termes avec les visiteurs, compte tenu des circonstances. Elle put voir que le dos de l’horrible garçon était ensanglanté : cela ne lui fut d’aucun réconfort. Car Louis lui souriait.

*

Paris, printemps 1341

La bande de Hugues avait pris l’habitude d’accompagner Louis dans ses livraisons lorsque celui-ci ne traînait pas trop dans le narthex* de Notre-Dame. Le jeune mitron ne voyait aucun inconvénient à cela, au contraire, car ainsi personne ne lui cherchait noise.

Alors que le mois de mars chuchotait la promesse d’un printemps précoce dans les gouttières, une fin d’après-midi, Louis s’en revenait à la maison, seul pour une fois, mais tout content d’en avoir fini avec sa tournée alors qu’il faisait encore clair. Cela allait lui permettre de passer une heure ou deux en compagnie d’Adélie. Il avait hâte de lui offrir ses trois figues.

Adélie n’était pas à l’ouvroir. Dans la maison, elle profitait des dernières heures de clarté pour faire son raccommodage.

— Bonsoir, Mère.

Trop excité, il ne remarqua pas les doigts tremblants de la femme, ni ses joues striées de larmes.

D’abord, nourrir Petit Pain. Ensuite, il allait pouvoir offrir les figues à sa mère. Il vida son carnier sur la table pour y retrouver les abats de saumon qu’il avait récupérés ce jour-là. Il les déposa dans la vieille écuelle qui servait au chat.

— Je reviens, Mère, dit-il.

Il se précipita à l’étage et gravit l’échelle pour atteindre la trappe menant aux combles. Adélie entendit la voix de son fils s’assourdir derrière une épaisseur de bois et de chaume.

— Minet ! Minet ! Minet !… Allez, viens, viens-t’en, Petit Pain. Il y a du bon manger.

Louis redescendit avec l’écuelle d’abats.

— Il n’est pas là-haut, dit-il. Est-il resté dehors ?

C’était bien possible, puisque Adélie le faisait toujours sortir un moment avant le retour de Firmin. Elle répondit :

— Je… je crois l’avoir vu dans la boutique tout à l’heure. Louis, attends.

Mais il y était déjà. Pas de trace du chat. Cependant, de retour à l’étage, il remarqua que sa paillasse avait été dérangée. Peut-être le chaton s’était-il faufilé quelque part entre les sacs de grains. Il se dirigea vers eux. Louis n’eut pas besoin de fouiller. Petit Pain était là.

Les degrés de l’échelle gémirent sous le poids de Firmin qui redescendait des combles. Il tenait un bâton et affichait un air faussement contrit. Louis eut un mouvement de recul.

Étendu sur le flanc de tout son long, le dos tourné à lui, Petit Pain ne se leva pas pour saluer son jeune maître d’une caresse. Sa tête s’inclinait beaucoup trop vers l’arrière et ses oreilles semblaient attentives au moindre son. L’enfant s’accroupit et posa sa main libre sur le pelage velouté. Son chaton ne bougea pas.

— Eh ! appela Firmin. Mais Louis ne se soucia pas de lui. Le garçon reniflait bruyamment, et de grosses larmes allaient se perdre dans le pelage doré de l’animal.

— Tu m’excuseras, hein, je l’ai pris pour une vermine, dit Firmin.

Louis ne réagit toujours pas. Avec une cruelle insistance dictée par son besoin puéril d’être remarqué et craint, Firmin se mit à taquiner Louis, cette autre vermine, avec le bout de son bâton. D’abord, Louis ne fit rien : les coups pouvaient bien venir, maintenant, cela n’avait plus aucune importance. La trahison de son père était pire.

Car à travers ses yeux mouillés de nuit, Louis pouvait voir que Petit Pain avait le cou tordu.

Firmin demanda, sans cesser de donner à son fils d’agaçantes poussées dans le dos :

— Dis donc, qu’est-ce que t’as à pleurnicher comme ça ? Ça n’est jamais qu’une bête morte. Tu as l’habitude, pourtant.

C’était la stricte vérité. Louis tuait toutes sortes de petits animaux sans remords. Pourquoi la perte de ce chat lui causait-elle tant de chagrin ? Petit Pain avait-il été différent parce qu’il l’avait aimé ?

L’amour… Peut-être qu’il lui était défendu d’aimer. Mais pas de haïr.

Louis se retourna brusquement et, la mâchoire saillante, empoigna le bâton des deux mains. Il se releva lentement devant son père paralysé d’étonnement. Après avoir fait quelques pas sans lâcher prise, ce qui contraignit Firmin à reculer, il repoussa le gourdin. Des larmes plein les yeux, il dit :

— Je n’en aimerai plus, de bête. Ça ne me sert à rien d’essayer d’être bon, vous n’êtes jamais content. Je serai mauvais.

Toujours sans bouger de l’endroit où Louis l’avait repoussé, Firmin regarda son fils ramasser tendrement le chat mort et l’emporter dans un coin de la cour pour l’ensevelir.