Chapitre VIII

La bure et la hache

Pampelune, juin 1350

Il reposa la coupe vide sur la table et claqua la langue afin d’en chasser l’effet granuleux laissé par une lie abondante.

— Du vin de manant, fit-il remarquer à ses compagnons buveurs, une demi-douzaine d’hommes hirsutes et braillards dont la présence, même dans une taverne mal famée comme celle où ils se trouvaient, n’augurait rien de bon.

Arnaud d’Augignac{84} rota et entreprit de se gratter le côté droit en s’étirant paresseusement. C’était un jeune homme aux boucles patriciennes, au teint presque aussi délicat que celui d’une femme. Il était le second et dernier fils survivant du baron veuf Raymond III. Raymond IV, son frère aîné, était l’héritier présomptif du beau domaine familial qui était le vestige d’une prospérité datant de l’époque des grands féodaux. Arnaud n’allait pour sa part recevoir qu’un lointain petit domaine de rocailles et de ronces niché au fin fond de quelque lande normande{85}, où il pleuvait le plus clair de l’année. C’était sans doute aussi bien. Ainsi, Arnaud allait-il un jour se voir enfin obligé de s’en aller là-bas avec son épouse maladive, dont l’héritier ne tolérait la présence que pour le baron. Et, même si Arnaud n’était qu’un fainéant et un jouisseur, il avait été le fils préféré du vieux veuf. Le baron avait pris Arnaud en affection comme on adopte, par compassion plutôt que par bon sens, le chiot le plus taré d’une portée. Depuis toujours, les cadets avaient été destinés soit aux métiers des armes, soit à la bure. Or, Arnaud n’avait voulu entendre parler ni de l’un ni de l’autre. Il n’avait pas non plus cherché de substitut et avait été marié de force à la fille d’un noble sans fortune. Sous la protection paternelle, il avait pu mener, en toute impunité, une vie d’enfant gâté qui avait peu à peu tourné à la débauche pour compenser une frustration grandissante : car, tout choyé qu’il était, le jeune d’Augignac n’était pas heureux. Il voulait plus.

— Il nous faut partir demain à la première heure, dit Arnaud à ses acolytes.

Le jeune noble caressa pensivement un parchemin plié qu’il avait glissé sous sa chemise comme s’il s’était agi d’une lettre d’amour. Les hommes s’entre-regardèrent. L’un d’eux se permit de discuter familièrement avec lui, ce qui donnait à penser qu’il était bien davantage pour Arnaud qu’un simple serviteur :

— Si vite ? Mais les festivités entourant le couronnement{86} ne sont pas encore terminées. Et votre père…

— Mon père va demeurer ici avec Raymond, répondit-il un peu brutalement et avec impatience. Ses affaires risquent de le retenir pendant un certain temps.

Arnaud se pencha vers eux en adoptant le ton de la confidence. Son regard en biais prit des lueurs hypocrites.

— Il n’en tient qu’à moi de profiter de leur absence. C’est le moment ou jamais d’agir, comprenez-vous ?

Les hommes s’agitèrent, émoustillés par la perspective d’une aventure, une vraie cette fois, qui allait prendre la saveur d’une quête audacieuse digne de preux. L’un d’eux, dont la barbe qui commençait tout juste à pousser le démangeait à cause des boutons qui se nichaient dessous, commença à se gratter. À l’exception de Thierry qui, en tant que valet, connaissait Arnaud depuis l’enfance, ils étaient tous plus ou moins des bandits de grand chemin qui avaient été recrutés çà et là au fil des ans. Ils s’ennuyaient et profitaient de l’immunité de leur jeune maître pour faire les quatre cents coups sur les terres du domaine et aux alentours. Thierry était quant à lui d’une autre nature. Il avait été le maître d’armes d’Arnaud et lui avait appris à monter, à chasser, à manier l’épée et à lutter. Il était aussi dévoué et fidèle au jeune Arnaud qu’aurait pu l’être un véritable ami, ce qu’il était sans doute aussi.

Arnaud dit, en tapotant sa poitrine bombée et en prenant un air pompeux :

— Cette lettre est de Friquet de Fricamp.

— Le gouverneur de Caen{87} ! s’exclama Toinot, un braconnier qui ne bénéficiait de l’immunité que parce qu’il s’était mis au service d’Arnaud.

— Lui-même. Il est allé assister au couronnement et m’a fait savoir qu’il allait passer et faire halte par chez nous sur le chemin du retour.

Il fit pensivement tourner le vin qui restait au fond de sa coupe. Les six hommes rirent sous cape. Ils avaient compris. Arnaud voyait dans cette visite l’occasion parfaite de se démarquer et de se faire connaître du jeune monarque fraîchement couronné et sûrement inexpérimenté.

— Demain, nous devrons couvrir au moins dix bonnes lieues. À ce rythme-là, nous aurons amplement le temps.

— Le temps de quoi faire ?

— D’aller chercher le Templier{88}, mordieu ! C’est le cadeau idéal à offrir à mon roi.

— Le Templier ? Vous voulez dire Beaumont ? Mais il doit avoir plus de quatre-vingt-dix ans. Messire, vous ne songez tout de même pas à…

— Oh que si, j’y songe, Thierry, dit-il en adoptant un maintien évoquant la conspiration rusée. J’y songe même fortement.

— Mais ce n’est qu’une fable. Il y a des années que ce Templier vit en ermite dans la montagne. S’il avait eu un trésor à cacher{89}, vous ne croyez pas que quelqu’un l’aurait trouvé depuis, gardé qu’il est par ce seul vieillard sénile ?

— Aïe, sacrédié de bouton ! dit l’homme qui se grattait.

— En voilà une blessure honorable ! N’est-ce pas, Colin ? À moins que ce ne soit la morille… Je blaguais, se hâta de dire Arnaud en voyant le jeune voyou blêmir. Mets-y un peu de vin. Ça l’empêchera de grossir à nouveau. Imaginez un peu ce qui se passerait si on réussissait à s’emparer de ce trésor, hein ? S’il existe. Je suis sûr qu’il existe. On pourra faire cracher le vieux. Mais ce n’est pas tout. C’est ici que ça devient vraiment intéressant. Écoutez ça.

— Diable, ça arde, dit Colin dont la barbe clairsemée luisait maintenant d’une sombre humidité qui plus tard allait lui laisser une odeur de taverne.

— Vous savez quoi ? Le mieux dans tout cela, c’est que même s’il n’y a pas de trésor, le vieux bouc me rapportera quand même une fortune.

— Ah ouais ? Comment cela ?

— Oublieriez-vous que notre nouveau roi est l’arrière-petit-fils de Philippe le Bel{90} ?

*

Cet été-là, un second roi fut couronné, au pays d’Oïl{91}, car Philippe VI s’éteignit au mois d’août et légua le royaume de France à son fils Jean.

*

Paris, quelques mois plus tôt

D’abord, Hugues n’en crut pas ses yeux. L’ombre sans visage qui se tenait sous la lueur misérable d’un falot venait de l’appeler. Elle s’avança lentement. Saisi d’une crainte bien légitime, il recula. L’ombre s’arrêta. Il mit un certain temps à reconnaître son identité. C’eût pourtant dû être chose aisée, à cause de sa taille.

— Louis ! Tu es vivant, avait-il dit.

— Il n’y a qu’un sacré va-nu-pieds comme toi pour rôder ainsi la nuit.

— Tu peux bien parler ! Ce que je suis content de te voir. Tu vas bien ?

— Oui. Quoi de neuf ?

Ils déambulèrent avec précaution à travers quelques rues de la ville, et Hugues en profita pour donner des nouvelles à son compagnon. Il apprit ainsi que le jeune voyou était l’un de ces mystérieux amis dont les moines avaient parlé. C’était Clémence, une femme inconnue et lui qui l’avaient ramené en compagnie du frère Pierre.

— J’ai suivi les Pénitents tout le temps que tu étais avec eux et je n’ai rien pu faire pour te sortir de là, dit-il, navré.

Leurs pas, ou plutôt ceux de Louis les menèrent automatiquement à la boulangerie. La demeure était toujours déserte. Le fugitif demeura un instant silencieux et regarda la maison empoussiérée dont les fenêtres noires avaient été dépouillées de leurs volets. Tout ce qui était en bois avait dû être dérobé pour servir de combustible aux miséreux de plus en plus nombreux en ville. Hugues respecta le silence du jeune homme.

Louis se tourna enfin vers lui et demanda, en apparence imperturbable :

— Sais-tu où ils sont allés ?

— Qui ça, les Pénitents ? Eh bien, j’ai cessé de les suivre lorsque nous t’avons récupéré. Clémence m’a dit qu’ils voulaient rallier Avignon.

— Avignon. C’est vrai. Je les ai aussi entendus dire ça.

— As-tu l’intention de…

— Oui. Te joins-tu à moi ?

— Je ne sais pas trop. Avignon, c’est loin…

— Fais comme tu voudras. Moi, je pars. Là, tout de suite. Plus rien ne me retient ici.

Il se détourna et descendit la rue Gilles-le-Queux qui l’avait vu grandir.

— Louis, attends.

Le jeune homme s’arrêta et regarda Hugues se dépêcher de le rejoindre.

— C’est d’accord. Je viens avec toi. Moi non plus, j’ai plus rien.

Ils se mirent en route. Ce fut lui, Hugues, qui tourna la tête pour jeter en arrière un dernier regard nostalgique à la boulangerie. On aurait dit que la vieille demeure les regardait partir avec un air de reproche.

*

D’après les informations qu’ils purent recueillir, le groupe de Pénitents qu’ils cherchaient n’avait séjourné qu’un court moment à Avignon. Certains avaient cru les entendre parler d’un vague pèlerinage à Compostelle. Cela n’était pas étonnant. Des milliers de pèlerins étaient bien partis pour Rome, cette année-là{92}. La peste avait rendu les gens plus dévots. Comme c’était la seule information dont les deux jeunes disposaient, ils reprirent leur errance par les chemins du Midi que le soleil estival rendait poudreux{93}.

Mais, quelque part entre Avignon et le pied des premières montagnettes pyrénéennes, ils perdirent définitivement leur trace. Il semblait bien que le groupe s’était démantelé, soit sous l’effet d’une attaque extérieure, soit en raison d’une discorde parmi les membres.

Louis et Hugues délaissèrent donc les grands chemins et s’engagèrent sans but dans des sentiers à chèvres bordés de ronces et de chardons qui montaient en lacet vers des sommets chevelus. Les grands chênes et les lances bruissantes des pins leur prodiguaient leur ombre bienfaisante. Parfois, ils tombaient inopinément sur des ruines sévères qui abritaient dans leurs sombres donjons figuiers ou térébinthes. Des ruisselets chantonnaient, jalousement cachés par les pentes desséchées des montagnes. À l’horizon, rendu presque irréel par la forte luminosité, un sommet à la chape de neige éternelle se profilait.

Les deux jeunes gens ne savaient plus où aller et n’éprouvaient aucune envie de remonter vers le nord, même s’ils avaient ouï dire que la peste commençait à manifester des signes d’épuisement Elle s’était faite plus rare dans les montagnes de ce pays, dont l’isolement avait sans doute protégé les rares habitants{94}. Ici, on pouvait mener une vie paisible.

— On pourrait descendre passer l’hiver dans la vallée et on remonterait ici pour l’été, suggérait parfois Hugues qui aimait bien rêvasser au pied d’un chêne.

Ce fut à cette époque que le jeune voyou fit la rencontre de bergers qui leur offrirent l’hospitalité, à lui et à son ami. La perspective inquiétante d’une saison froide à passer seuls dans les montagnes ne les rassurait pas. Ils n’avaient aucune idée de ce à quoi pouvait bien ressembler l’hiver en ces lieux.

Lorsque Louis manifesta l’envie de partir, Hugues s’y refusa : il avait fait la rencontre d’une petite bergère qu’il aimait bien. Ce que voyant, Louis accepta de rester encore un peu, mais il annonça que, indice ou pas, il allait pour sa part se remettre en route dès septembre.

*

Un pin courtaud tourmenté par les vents arides se penchait légèrement au-dessus d’un mince filet d’eau dans son écorchure du sol, le protégeant de ses branches tordues comme un sien trésor. À chaque été, juillet mettait le ruisseau presque à sec. Quiconque désirant alors s’en abreuver devait songer à poser, tôt le matin, un seau entre les rochers où il ne s’écoulait plus que goutte à goutte, et voir à remplacer le seau par un autre le soir venu.

Une ombre vint s’immobiliser au-dessus de ce ruban étincelant qui, au zénith, semblait marquer les pages d’un livre précieux fait de rocs et de buissons à fleur de terre. Un jeune homme s’était arrêté là pour admirer en contrebas une vallée verte et or qui exhalait ses entêtants parfums de romarin et de lavande. Pays de musique et d’épices, figé pour l’heure comme une enluminure par les crissements de plumes d’innombrables cigales. Par l’effet de la pénurie d’eau, un peu de barbe avait commencé à barbouiller la figure du jeune homme. Le vent qui s’était alangui sous la lumière crue du soleil taquinait sa chevelure et ramenait des mèches sombres sur des épaules couvertes d’étoffe d’un noir passé. Ce qui avait d’abord été un froc bénédictin avait été taillé à mi-cuisse pour former une tunique nouée à la taille par une bande de la même étoffe torsadée formant ceinture. Le costume du jeune homme était complété par des chausses de coutil couleur de terre et des heuses en peau de daim dont la facture, quoique grossière, laissait croire que l’artisan possédait au moins quelques rudiments en matière de cordonnerie. Une dague, un arc et un carquois bien garni de flèches à pointes d’acier complétaient son attirail.

Louis était intrigué par la présence d’un seau sur cette pente aride alors que, un peu en contrebas, l’eau rude et vivace coulait avec plus d’abondance. Quelques chanceux, parfois, y péchaient même des brins d’or. Cependant lui-même n’en avait pas trouvé.

Il prit place sur un rocher chauffé par le soleil et sortit de sa besace une tranche de venaison séchée au soleil. Elle était coriace comme du cuir. Il se coupa une part de fromage de chèvre et la mangea, après quoi il se pencha et prit le seau afin de s’abreuver de l’eau volée, patiemment recueillie depuis le matin.

Le chant cuivré des cigales était toujours si omniprésent que son absence soudaine donna trop de place au silence. Louis leva la tête et regarda alentour. Il ne vit rien. Une à une, les cigales reprirent leur chant là où elles l’avaient laissé et Louis continua de manger sa collation en admirant les grands mouchoirs d’or qui avaient été étendus sur le sol de la vallée. Les sols les plus fertiles étaient dévolus à l’orge et à un peu de mil, tandis que le méteil et le seigle régnaient sur les pentes douces.

Une buse réveilla quelques échos, et trois chèvres passèrent près de Louis en bêlant. Les tintements de leurs clochettes parurent se multiplier, annonçant l’arrivée d’un troupeau. Le jeune homme se releva. Un grand chien dévala la pente à toute allure. Son propriétaire, un pastoureau, descendait de sa démarche nonchalante. Il dit, avec un fort accent espagnol :

— Hugo et Jacinta, ils t’attendent au camp, Luis.

*

Les lueurs changeantes du feu projetaient des ombres démesurées sur les parois des tentes qui avaient été montées un peu plus tôt au crépuscule. Lorsque les flammes auraient baissé, on allait mettre à rôtir sur des broches les quelques perdrix qui avaient été attrapées au cours de la journée. Pour le moment, les adultes s’étaient réunis en cercle autour du foyer et échangeaient commérages, jeux ou plaisanteries.

Cette ambiance conviviale plaisait beaucoup à Hugues, à qui la seule compagnie d’un Louis taciturne ne suffisait pas. Car, depuis sa sortie du monastère, le jeune homme brillait par une économie de gestes et de paroles encore plus accentuée qu’auparavant.

— À l’heure qu’il est, on doit l’avoir, notre nouveau roi, dit un vieux en très mauvais occitan. Les deux Français arrivaient tant bien que mal à suivre la conversation.

— Tu tiens ça de Lopez ? demanda Jacinta, la pastourelle, que l’on disait un peu sorcière.

Des mèches folâtres s’étaient échappées de son chignon et luisaient, telles des flammèches autour de sa tête.

— Tout juste. Il est revenu hier de Pampelune. Paraît qu’il a vu le roi en personne passer à cheval. Imaginez : un roi qui n’a jamais mis les pieds sur ses terres de Navarre, dit-il avec dédain.

Un homme plus jeune avait entrepris d’embrocher les perdrix.

— J’ai ouï dire que l’Ermite s’est tordu la jambe avant-hier en allant quérir de l’eau, annonça-t-il.

— C’est vrai ? Le pauvre diable. Ça ne doit pas être facile pour lui là-haut. Je pourrais aller lui rendre une petite visite, proposa Hugues.

— Je t’y accompagnerai, dit Jacinta en se coulant amoureusement contre lui sous le regard scrutateur de Louis que le feu rendait cuivré.

L’une de ses longues mèches sombres lui barrait l’œil droit. Cela ne semblait pas l’incommoder. Jacinta dit doucement, à son intention :

— Je ne lis jamais dans les lignes de la main. Même quand les gens me le demandent. Parce que leur visage me parle bien davantage. Trop, parfois. Le tien est de ceux-là. Tu me mets mal à l’aise. Quelque chose manque. Ça doit être ça. Mais je n’arrive pas à savoir quoi.

— Jacinta, dit Hugues doucement.

— Ça va, j’ai compris, dit Louis, qui se leva et s’apprêta à partir. Jacinta le rappela en se levant à son tour :

— Non, attends. Tu n’as pas compris. Suis-moi dans ma tente et je t’expliquerai.

L’expression de cette femme au teint olivâtre ne laissait place à aucun doute sur ses intentions. Elle disparut derrière le pan de sa tente où l’adolescent alla la rejoindre une fois qu’il eut reçu l’approbation de son compagnon. Sans un mot, elle l’invita à prendre place sur une natte et s’assit devant lui. Des instruments et une lampe de pierre étaient posés entre eux. La petite flamme bleutée pétillait joyeusement en s’abreuvant d’huile. Dehors, les voix formaient une tapisserie sonore qui alla s’atténuant aux oreilles du jeune homme tandis que la pastourelle prenait la parole d’une voix douce, légèrement monocorde :

— Il faut que tu saches ce que me dit ton visage. Voici : parce que tu as eu très mal, tu feras toi aussi beaucoup de mal. Une grande révolte couve en toi, n’est-ce pas ?

Elle vit ciller le regard dur de Louis dont la lampe attisait un feu qui, lui, venait de l’intérieur.

— Oui, admit-il enfin.

— Contre quelqu’un. Quelqu’un qui t’est proche.

C’était une affirmation. Il opina encore et dit :

— Le père.

Elle fit un vague signe d’assentiment comme si cette précision était sans conséquence.

— Bientôt, tu passeras par une mauvaise porte. Ce qui se trouve de l’autre côté de cette porte, tu ne le souhaites pas. Mais tu vas quand même le choisir. Par ce choix que tu feras, celui que tu cherches sera perdu. Relève ta manche. La dextre*.

— Pourquoi ? demanda Louis tout en obtempérant.

— Je ne sais pas. Je vois… comme un guerrier.

Il haussa les épaules avec indifférence. Ce n’étaient que fariboles sans intérêt. Il laissa Jacinta lui prendre la main. Elle répéta :

— Je ne lis jamais dans les lignes de la main.

Pourtant, elle abaissa les yeux sur la paume ouverte de Louis et dit, en la caressant du pouce :

— Je vois beaucoup de peines. Trop de lignes brisées.

Elle secoua la tête et regarda à nouveau le visage de Louis.

— Mais une ne se brise pas. Je vais te faire une marque. Comme la mienne. Regarde.

Elle dénuda son épaule afin de lui montrer une petite fleur d’un rouge brunâtre dessinée à même la peau. Elle était représentée tête basse, un peu triste, et l’un des pétales était tombé. Elle précisa :

— Ma destinée. Je sais que je vais perdre Hugo. Je lui en ai déjà fait une, une marque, à lui. C’est lui qui l’a choisie. Il voulait trois lignes sur le bras. Je ne sais pas ce que c’est. Tu vois, c’est jamais pareil. Toi, ce sera autre chose. Ça restera toujours sur toi. D’accord ?

— Si tu veux. J’ai déjà des cicatrices partout.

— Tu n’as pas peur ?

— Le devrais-je ?

Elle lui sourit et fit un signe de dénégation.

— Non. Pas si tu es un vrai guerrier.

À l’aide d’une grosse aiguille de sellier dont les côtés étaient taillés en dents de scie, Jacinta procéda à un laborieux perçage de la peau. Le poignet qu’elle maintenait sur son giron ne se rétracta pas. La jeune femme, penchée sur l’avant-bras marqué qu’il lui avait offert, se concentrait. Elle y laissait une multitude de petites entailles à travers lesquelles le sang coulait. Louis fut incapable de distinguer un quelconque motif. À plusieurs reprises, Jacinta dut lui éponger le bras. Elle dit :

— Tu ne gigotes pas tout le temps comme les autres. On dirait que tu ne sens rien.

— Montre-moi.

— Non, attends. Je n’ai pas fini.

Jacinta s’étira et prit un pot dans lequel elle plongea les doigts de sa main libre. Elle frotta sur la plaie une sorte de pâte granuleuse à base d’ocre rouge et posa un pansement par-dessus le tout.

— Ne l’enlève pas avant quelques jours, sinon, ça risque de s’effacer. Tu auras tout le temps voulu pour voir ce que c’est{95}.

Ce disant, elle lui fit un clin d’œil.

— Me voici fustigé d’avance pour ce que je ferai dans l’avenir, dit-il.

Jacinta leva vers lui des yeux infiniment tristes. Elle ne dit rien.

Lorsqu’il quitta plus tard l’abri de la voyante, la lampe avait bu ses dernières gouttes d’huile et s’endormait paisiblement en même temps que sa jeune propriétaire.

Il jeta un coup d’œil circulaire sur le camp silencieux. Le feu de braises réchauffait des formes endormies autour du foyer. Les perdrix avaient été dévorées depuis longtemps. Il marcha sur l’un de leurs petits os que quelqu’un avait jetés là. Louis leva les yeux pour admirer la voûte céleste piquetée d’étoiles si nombreuses que cela en était étourdissant. Elle ressemblait à un immense manteau de velours brodé de diamants. « Peut-être parce qu’en montagne on est plus près des cieux », songea-t-il distraitement, ce qui ramena ses pensées vers Saint-Germain-des-Prés. L’abbaye lui manquait. Terriblement. Mais il refusa de trop y penser. « Ça va passer. Et si ça passe, tout passera. Père aussi{96}. Un jour. Là-bas. Et, lorsque ce sera fait, je retournerai à l’abbaye. »

Il souleva le pansement sur son bras endolori et regarda la tache sombre sur sa peau éclairée par les rayons bleutés de la lune.

C’était l’image d’une hache.

*

La retraite de l’Ermite était assez difficile à trouver. En y dépêchant Hugues et Louis avec toutes les indications nécessaires, Jacinta leur remit une besace dans laquelle avaient été déposés un pain plat, du fromage de chèvre et des remèdes. Une outre pleine d’eau fraîche les attendait aussi. La voyante avait changé d’idée et décidé de ne pas les accompagner.

La montée fut rude, et les jeunes gens durent passer le secteur au peigne fin à plusieurs reprises avant de dénicher enfin une fente étroite au pied d’une colline sur laquelle des rochers affleuraient à la surface de la terre. L’ouverture se trouvait au fond d’une cuvette bien abritée par des pentes roides sur lesquelles croissait une végétation désordonnée et résolue.

Le vieil homme fiévreux était étendu sur sa couche, dans la pénombre trop fraîche de son repaire. Il n’y avait pas fait de feu la veille et aucune lampe n’était allumée. Il gisait sur le dos, immobile, ses yeux trop brillants fixant le plafond irrégulier. Il ne parut pas remarquer l’arrivée des visiteurs. Hugues suspendit sa besace et l’outre à une aspérité naturelle qui semblait destinée à cet usage.

— Eh bien, eh bien, Papy, ça ne va pas ? Il vous faut sortir un peu au soleil, allez.

Hugues aida le vieil homme à se lever tandis que Louis restait planté là à observer la scène. L’ermite se laissa docilement conduire à l’extérieur de la grotte. Non loin de là, un rocher plat pouvait servir de banc. Le soleil l’avait réchauffé, et le vieillard put s’y asseoir dès que Hugues eut ménagé un passage à travers quelques buissons bas.

Garin de Beaumont{97} avait été un guerrier redoutable. On pouvait encore le deviner en observant sa musculature, bien que le grand âge l’ait fort affaissée. Il avait perdu la plupart de ses dents, mais, grâce à celles qui lui restaient, son visage n’avait pas été déformé. Quelque chose de puissant, une sorte de grandeur inaltérable, émanait de lui. On ne pouvait savoir exactement de quoi il s’agissait tant qu’on n’avait pas pris le temps d’admirer sa longue chevelure peignée vers l’arrière et sa barbe de patriarche, uniformément blanches comme neige neuve du Nord et soyeuses comme duvet de cygne. Il prenait grand soin de sa personne et de ses simples habits de paysan ; c’était là quelque chose d’admirable pour un montagnard dont les ressources en eau étaient plutôt chiches. Garin posait autour de lui un regard qui devait être du même gris que l’acier de son épée, mais sans le tranchant de l’arme. Il prit la parole dans un français impeccable :

— J’ai posé mes pièges… dans le bosquet là-bas.

— J’y vais, dit Louis.

Le jeune homme se faufila parmi les taillis bas, tandis que Hugues prenait place auprès du vieillard.

— Ça va mieux, Papy ? Tenez, prenez ceci.

— Qui est-ce ?

Garin suivait des yeux le visiteur inconnu dont, parfois, le dos disparaissait parmi les buissons pour s’occuper de l’un ou l’autre collet.

— Mon ami.

— Comment se fait-il que je ne l’aie jamais vu auparavant ?

L’ermite prit la poudre amère que lui avait remise Hugues et la fit passer avec de l’eau en buvant à même l’outre.

— Il n’a jamais voulu venir avec moi avant.

— Ah bon. Est-ce un moine ?

Hugues regarda en direction de Louis et cligna des yeux à la vue du capuce qui pendait, coincé entre le dos de Louis et son carquois.

— À vrai dire, je n’en sais rien. C’est bête, je n’ai pas pensé à le lui demander.

— Alors, c’est que vous ne causez guère, tous les deux.

Hugues se baissa pour cueillir un brin de romarin qu’il caressa un peu avant d’en grignoter la tige.

— Non, guère. Enfin… pas lui, en tout cas.

— Hum, je vois.

La chaleur bienfaisante déliait graduellement les muscles du vieillard, mais il frissonnait encore par moments. Louis revint vers eux avec une proie.

— Hum, un beau lièvre, dit Garin admirativement.

Il caressa la fourrure bariolée de la petite bête raidie que Louis posa près de lui.

— Cela nous fera un bon souper. Prépare-le, l’ami, si tu le veux bien, dit Garin.

Sans un mot, Louis prit à sa ceinture une dague rudimentaire et entreprit de dépiauter le lièvre. Le vieillard ajouta :

— Restez manger si le cœur vous en dit. Il y en aura trop pour moi. Dis donc, ton couteau me rappelle ceux que les Anciens fabriquaient. On en déterre parfois des vestiges par ici. Beaucoup plus vieux, en pierre. Le tien me paraît en bon acier.

— Il va bien, dit Louis.

— D’où le tiens-tu ?

— Je l’ai pris à un mort.

Hugues toussota. La peau du lièvre tomba en froissant les herbes rares qui bouclaient autour du jeune homme agenouillé. Déjà une grosse mouche bleutée volait autour de leur tête avec obstination, attirée par l’odeur de chair crue. Garin avait été conscient du malaise provoqué par sa question. Il fit pourtant semblant de n’avoir rien remarqué :

— Tu peux garder la peau, j’en possède en suffisance. Ainsi, tu viens, toi aussi, du Nord.

— Paris.

— Moi de Reims. J’y ai passé ma jeunesse avant de partir pour la Terre sainte. J’ai quatre-vingt-douze ans, et je n’y ai plus jamais remis les pieds. La mémoire du bon pape Urbain ne me l’aurait pas permis{98}.

Il rit doucement et laissa ses prunelles pâles errer sur les mains souillées de Louis.

— Le bon air et le médicament de la belle Jacinta me font du bien.

— Vous devriez descendre avec les bergers, Papy, dit Hugues.

— Voyons, tu sais bien que c’est impossible. Je me fais trop vieux pour arriver à les suivre dans leurs déplacements. Je ne veux être un embarras pour personne. Et j’aime ma colline. Nous allons bien ensemble. Elle est aussi sèche et revêche que moi.

Hugues rit. Louis leva les yeux sur l’homme et se mit en quête d’une branche inexistante à écorcer pour embrocher le lièvre.

— Ne te donne pas cette peine, mon garçon. J’ai un trou tapissé de pierres, par là-bas. Nous y ferons un feu plus tard.

Le vieillard pointait un endroit que cachait un piton rocheux à l’est de la grotte. Garin préférait la tendreté d’une viande cuite lentement sous les braises. Il reprit :

— Je me sens déjà un peu mieux, vous savez. Je jacasse comme une pie. J’aime bien reparler la langue d’oïl{99}. Cela faisait bien longtemps.

Louis fit un signe d’assentiment et chassa la mouche bleue du revers de la main avant de se rasseoir, sachant que les chiens de berger allaient s’occuper des entrailles du lièvre avant la tombée de la nuit. Garin lui demanda :

— Que faisais-tu, à Paris ? Étais-tu moine ?

— Postulant. Mais je suis parti et j’ai volé ce froc. Il n’y avait pas d’autres vêtements.

— C’est vrai ? Tu voulais devenir moine ? demanda Hugues, incrédule.

— Qu’y a-t-il de mal à ça ? Je suis moi aussi un moine, dit Garin.

— Oh ! Je n’y vois pas de mal, au contraire. Me voici donc en très pieuse compagnie. Ça me vaudra sûrement le paradis !

Garin rit et se leva péniblement. Hugues s’approcha pour lui venir en aide.

— Je puis vous trouver une canne, lui proposa Louis.

— Pour quoi faire ? Non, non ! Je n’en ai nul besoin. Prenez le lièvre et suivez-moi, tous les deux. J’ai quelque chose à vous montrer.

Ils retournèrent tranquillement à la grotte et dépassèrent ce qui à première vue avait semblé l’unique salle. Elle était munie d’une petite fosse à feu au-dessus de laquelle un trou d’échappement naturel permettait l’évacuation de la fumée.

— Je tâche de n’allumer mon feu qu’à la brune, dit Garin en entraînant ses hôtes derrière une grande couverture de cuir qui dérobait au regard une seconde salle plus petite.

Comme il y régnait une obscurité quasi totale, le vieillard se mit à la recherche de ce qu’il voulait à tâtons.

— Ça y est, j’y suis. Toi, le grand, approche. Prends garde au plafond bas.

C’était un réduit. Louis y éprouva immédiatement un sentiment d’oppression qu’il réprima de son mieux.

— Grimpe là, sur cette pierre plate. Attention, elle penche un peu. Voilà. Maintenant, touche la paroi juste devant. Bien.

Louis obéissait docilement à ces mystérieuses instructions, sans savoir qu’il portait la main sur d’admirables peintures rupestres.

— Sens-tu une sorte de brèche qui s’en va vers la droite ? Tu l’as ? Bon, suis-la. Lorsque tu sentiras que cette brèche en croise une autre presque verticale, arrête-toi.

— Je la sens, là.

— Parfait. Maintenant assure-toi une bonne prise et tire.

Louis comprit : ce geste lui fit déloger une pierre bosselée derrière laquelle se dissimulait une cache dans la paroi irrégulière.

— Sors-en ce qui s’y trouve.

— Il y a un trésor là-dedans, chuchota Hugues d’une voix émue.

— Un quoi ? demanda Garin.

Louis en sortit avec difficulté un coffre ainsi qu’une épée ancienne. Le vieil homme prit l’arme avec déférence et laissa le coffre aux soins de ses hôtes. L’épée qu’il tenait était munie d’une lame lourde telle qu’on n’en faisait plus depuis près d’un siècle. Peu maniable, elle n’en restait pas moins redoutable lorsque convenablement utilisée.

— Retournons au soleil, dit Garin.

Une fois dehors, il tendit l’arme à Louis et ouvrit le coffre.

— C’est là tout ce qui reste de ma vie. Je désire être mis en terre avec tout ceci. Je n’ai plus de parentèle, et mes compagnons, s’il y en a qui sont encore de ce monde, sont depuis longtemps partis autre part. Le trésor qu’il y a ici en est un de gloire passée. Il ne s’agit que des souvenirs d’un vieil homme. Ce trésor n’est pas d’or, mais de fer.

Le regard clair et sagace rencontra celui de Hugues puis de Louis, qui tenait toujours l’épée.

— Les gens ont bien tort de convoiter l’or plus que le fer. Sans le fer, l’homme ne peut plus se défendre ni faire régner l’ordre. Et sans lui il n’y a plus de bons socs de charrue ni de maisons solides. Qu’achètera l’or s’il n’y a rien sur la table ni rien pour abriter cette table ? Mon seul trésor, c’est cette épée.

— Pourquoi nous montrez-vous tout cela ? demanda Louis.

L’ermite sourit malicieusement.

— Eh bien, les vieux comme moi ont beaucoup de temps pour réfléchir. Ils n’ont que ça à faire. Je me sens, disons… Comment dire ? Un peu inspiré. Ou alors c’est la fièvre.

— C’est sûrement cela, dit Hugues en éclatant de rire.

Le vieillard montra l’épée avec son menton.

— C’est ma gente Dame. Bientôt, il faudra bien qu’elle continue sa vie sans moi. Quel est ton nom ?

— Louis.

— Tu sais te battre, Louis. Ça se voit tout de suite. Tu l’as bien en main. Prends-la, je t’en fais cadeau.

— Quoi ? Mais…

— Ne discute pas. Prends-la, te dis-je. Elle se languit depuis des années dans sa cachette et je n’en aurai nul besoin dans mon tombeau. L’habit me suffira amplement.

Sa main ridée caressa le tabard blanc frappé d’une croix rouge qui était précieusement plié dans le coffre, par-dessus une cotte de mailles. Hugues siffla d’admiration.

— C’est trop d’honneur, dit-il à la place de son ami.

Vaguement intimidé, Louis dit :

— C’est vrai. Et je n’ai pas le droit{100}.

— Que m’importent ces vaines lois d’en bas ! Elles n’ont pas cours dans nos montagnes.

— Je suis touché, dit Louis.

— Tiens la garde des deux mains, que je voie si elle t’accepte.

Cette perspective changeait tout.

Garin regarda attentivement sa gente Dame et l’homme qui allait la servir. Satisfait, il opina en constatant que la noble épée acceptait Louis.

*

Quelques jours plus tard

Garin ne souffrait plus de la fièvre, mais il avait dû se résoudre à utiliser la canne que Louis lui avait fabriquée le matin même avant sa promenade. Il tardait au vieillard de retrouver les dernières cigales somnolentes, invisibles dans leur cache d’herbes folles poussant le long du sentier qui le ramenait chez lui.

Sans que personne ne le lui eût demandé, Louis resta toute la nuit chez l’ermite. Hugues n’était pas monté, ce jour-là ; il devait passer la journée avec la belle Jacinta, sa petite amie. Le vieillard sourit avec attendrissement à cette idée en s’avançant vers une corniche du haut de laquelle il put admirer le paysage en contrebas. Le dessous plat et charbonneux d’un nuage était suspendu au-dessus de la vallée. Des lueurs désordonnées y palpitèrent. Longtemps après, un grondement cotonneux se fit entendre. « Il tonne encore loin », songea Garin.

Un peu plus bas sur la pente, Louis pratiquait de gracieux mouvements d’escrime.

« Je ne m’étais pas trompé », se dit l’ermite en le regardant faire. Il appela :

— Rentre avec moi, Louis.

L’adolescent interrompit ses exercices et regarda dans sa direction. Il escalada la pente et vint rejoindre Garin sans discuter. Le vieillard crut, probablement avec raison, que c’était sa façon à lui de démontrer le respect qu’il éprouvait pour le vieil homme.

« Je me demande ce que Bertrand penserait s’il voyait tout ça », se demanda Louis. Ses pensées furent interrompues par Garin qui lui entoura les épaules et lui donna une tape amicale.

— Il faut vivre en montagne pour voir comment les orages peuvent nous atteindre rapidement. Ici, il va venter et tonner. Mais nous ne recevrons que de la bruine. Les nuages se scindent lorsqu’ils atteignent cette crête, là-bas. Louis, je suis désolé que tu ne te plaises pas ici.

L’adolescent ne broncha pas. Il s’assit sur un rocher plat où l’ermite avait déjà pris place. L’omniprésente brise s’était essoufflée. On aurait dit que tout l’oxygène avait été refoulé vers la vallée pour alimenter l’énorme masse bleutée du nuage. L’atmosphère se teintait d’une luminosité inquiétante due aux sables de la lointaine Afrique qui étaient charriés et laissés en suspension dans l’air. À certains endroits, le dessous du nuage avait commencé à s’effilocher en bouts de laine grise. L’air, toujours immobile, devint crépusculaire. Louis ne quitta pas des yeux un seul instant ce phénomène laborieux et fascinant.

— Qui vous a dit que je ne m’y plais pas ? demanda Louis.

— Personne. Je le sens, c’est tout.

Était-ce donc si flagrant pour que tout le monde arrive à lire en lui de cette façon ? Il fronça les sourcils. Garin reprit :

— Loin de moi l’idée de me mêler de tes affaires. Cela ne me regarde pas. Il y en a qui te diront que je suis perspicace, mais tu sais, au fond, je ne suis qu’un vieux furet et, parfois, il m’arrive de m’ennuyer. Pas toi ?

— Non.

— J’en connais qui t’envieraient beaucoup pour cela. Mais, d’un autre côté, c’est notre besoin des autres qui fait de nous des hommes. La vie nous est moins pénible lorsqu’on a au moins un ami. Ou une amie.

— Je n’ai pas besoin d’amis.

— Voyons, tu ne peux pas dire ça. Pas à ton âge. Tiens, Hugues, par exemple… holà !

Un éclair déchira l’opacité de la pénombre. Il fut presque immédiatement suivi d’un bruit fracassant. Le vent se leva brusquement, furieux d’avoir été dérangé dans son sommeil.

— Rentrons vite, dit Garin.

Des rafales de vent bruineux prirent d’assaut leurs vêtements et leurs longs cheveux alors qu’ils se levaient. Ils eurent froid instantanément. Heureusement, ils parvinrent au refuge assez rapidement. Les épaisses parois de la grotte atténuèrent le vacarme de l’orage en le transformant en un grondement monotone qui induisait à la somnolence. Garin s’adossa contre la peau de bête qui couvrait le mur de pierre et soupira. Louis prit place en face de lui, la pierre nue lui servant de dossier.

— Nous avons tous besoin d’amis, ou à tout le moins d’un but, d’un idéal qui nous motive. En as-tu un, Louis ?

Le regard sombre du jeune homme, qui jusque-là avait été braqué sur Garin, devint diffus et se mit à errer parmi les nuages de poussière mêlée de bruine qui passaient devant l’entrée de la grotte. Apparemment sans s’en rendre compte, il se mit à se cogner doucement l’arrière de la tête contre la paroi.

— Oui, j’en ai un, dit-il.

— Mais tu éprouves de la réticence à me dire lequel.

Louis ne répondit pas. Ses yeux revinrent se poser sur le visage parcheminé du vieil homme, qui dit :

— N’aie aucune crainte, je conçois cela et n’ai pas du tout l’intention de te contraindre à m’en parler si tu n’en as pas envie. Tout ce qui m’importe, c’est la certitude qu’il s’agit de quelque chose d’unique, de quelque chose qui requiert ton être tout entier. Ce doit être un grand idéal.

Pendant un court instant, Louis était venu bien près d’interrompre Garin pour tout lui dire. Son but était certes unique. Existait-il ailleurs un autre garçon qui n’avait été mis au monde que pour être bafoué, maltraité et renié par celui-là même qui lui avait donné la vie ? Et la vie que cet homme s’était ensuite efforcé de lui arracher morceau par morceau, n’était-il pas normal que le garçon trahi la voue au recouvrement de ce qui avait été perdu ? Oui, Louis avait son idéal et cet idéal s’était mis à compter plus que tout, plus que ses précieux et trop rares souvenirs d’Adélie et d’Églantine ; plus que la boulangerie abandonnée ; plus que l’abbaye et l’existence sereine qu’il aurait pu y mener ; plus que Pierre, Lambert et même Hugues. Il se rendait compte de la vraie raison pour laquelle il n’avait pas besoin d’amis, ni d’avenir ni de repos : son but était unique en ce sens qu’il avait pris toute la place. Il n’y en avait plus pour autre chose.

Et c’était loin du grand idéal qu’imaginait Garin. Alors, Louis dit, après un long moment d’hésitation, comme en réponse à l’écho des derniers mots du vieillard qui flottait toujours dans l’air poisseux :

— Pas vraiment, non.

Garin sourit.

— Tu es trop modeste. Mais c’est bien, c’est bien, la modestie. Tu sais, pendant que je te regardais t’exercer tout à l’heure, je me suis dit que tu aurais fait un Templier exemplaire.

— C’est vrai ?

— Oh oui, je puis te le garantir. Toute cette obstination, cette fougue admirable… tu insuffles un peu de ta jeunesse à mes vieux jours, Louis, et je t’en remercie.

Surpris, Louis cligna des yeux et finit par abaisser le regard vers ses mains croisées sur ses cuisses. Que dire, comment réagir à ces paroles limpides, si aimables ? Il ne savait plus. Il n’arrivait plus à comprendre l’émoi que les mots de Garin suscitaient en lui. C’était un peu comme si on manifestait de la gentillesse à son égard pour la première fois et qu’il n’ait jamais su auparavant que cela pouvait exister.

Enfin il releva la tête et dit :

— Écoutez, je crois qu’il vaut mieux ne pas trop vous attacher à moi.

— Ah. Tu vas t’en aller, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Parce que tu ne te sens pas bien ici.

— Je ne me sens bien nulle part. Ne vous attachez pas, c’est tout.

— Mais pourquoi donc ?

— Parce qu’alors moi aussi je vais m’attacher à vous, et ce serait mal.

— Qu’y a-t-il de mal à ça ? Oh, je crois que je comprends. Tu crains les rumeurs ? Ou bien cela te détournerait de ton but ?

— Rien à voir. C’est juste parce que, chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de bien dans la vie, ça ne dure jamais. Non, laissez-moi finir. Vous ne comprenez pas. J’ai perdu tous ceux que j’aimais. Tous. Pensez-y bien avant de vous attacher à moi. Je porte malheur.

Garin respecta son silence, même s’il se prolongea pendant plusieurs minutes. Il finit tout de même par dire :

— Tu sais, à mon âge, ce genre de superstitions, ça n’a plus guère de sens. Quel genre de malheur pourrait-il m’arriver, à ton avis ? Que je me retrouve tout à coup sourd et aveugle ? Que je me casse une jambe ? Même si l’une de ces choses finissait par m’arriver, je n’aurais pas à la supporter longtemps. Je me fais vieux, Louis, je n’aurais qu’à me laisser aller et c’est tout, on n’en parle plus. Tu vois bien. Il m’en coûte si peu de prendre le risque.

— Et à moi ?

— Si tu te poses cette question, c’est que mon affection pour toi est déjà réciproque.

— Vieux goupil.

Garin éclata de rire et demanda :

— C’est ta petite amie que tu as perdue ?

— Entre autres.

— Quand j’étais au monastère, ce que j’ai trouvé le plus difficile dans ma vocation, ce n’était pas l’obéissance ni la pauvreté. C’était la chasteté. À maintes reprises, j’ai bien failli tromper ma gente Dame.

— Des envies comme ça, moi, je n’en ai plus.

Garin se tut un long moment et ferma les yeux. Le crépitement de la rare pluie et les roulements de tonnerre s’immiscèrent entre eux.

— Je te crois. Mais je crois aussi qu’il y a une raison à cela.

— Ah ouais.

— Oui. J’ignore laquelle, mais il y en a une. C’est vraiment très curieux. Rien n’arrive sans raison. Moi, j’y vois une bénédiction. Cela te protégera. Comme un bouclier pour aller avec ma gente Dame.

— Les voyants pullulent sur cette montagne à ce que je vois.

— Hein ? Ah ! Mais bien sûr. Tiens, regarde, tu en es un aussi, dit le vieillard en riant.

Un coup de tonnerre fit trembler le sol près d’eux et déclencha une rafale. Garin reprit :

— Ma chasteté m’ayant privé de la paternité selon la chair, elle m’a jadis accordé en échange une paternité choisie selon l’esprit. Je n’ai jamais usé de ce privilège avant aujourd’hui. Mais, à présent, voici que j’ai soudain l’envie de m’en prévaloir. Sois donc mon fils, Louis.

Saisi, le jeune homme fixa Garin. Il ne sut que répondre. Il fallait que ce soit pour le vieillard un aveu émouvant, car il avait les larmes aux yeux. Il ne pouvait se douter que, pour Louis, le père ne représentait rien de positif, au contraire.

*

Quelques jours plus tard

Le camp était désert, sinistre. Dès qu’il y mit les pieds, Louis sut que personne n’y reviendrait plus. Il connaissait trop ce silence figé et tout ce qu’il avait d’irrémédiable. Le sol piétiné par des sabots ferrés avait bu des traces de sang qui s’étaient amalgamées aux cendres des feux éparpillés. Les pans lacérés d’une tente qui tenait encore debout claquaient au vent comme une bannière morbide. Plus loin, un petit paquet de chiffons maculés frémissait pitoyablement comme une chose vivante sous le vent qui rasait le sol. Louis se pencha pour le ramasser. C’était une poupée de son. Sa face souriante à peine ébauchée avec un peu de fil rouge se brouilla sous les yeux du jeune homme.

Des coups de vent gémissaient d’une voix monotone depuis les plus hautes cimes. Louis, qu’une rage glacée avait transformé en ombre, hurla en son âme :

« Je le savais, que ça n’allait pas durer. Je le savais. Et lui, je ne l’ai même pas prévenu. »

Regrettant amèrement de ne pas avoir repris la route seul plus vite, à temps pour laisser Hugues à sa nouvelle vie, il entreprit de déchiffrer les traces laissées par les pillards : ils étaient une demi-douzaine. Leur groupe s’était scindé en deux aux abords d’une montée. Un seul cavalier et trois hommes à pied s’étaient engagés vers la colline abrupte. Deux autres piétons étaient partis de leur côté en traînant quelqu’un de force. Tous paraissaient ensuite s’égarer dans une recherche vaine, car les traces tournaient en rond et finissaient par s’entrecroiser parmi un fouillis de végétation basse et dense qui poussait le long d’une paroi. L’un des individus avait abandonné un bout de tissu aux griffes trop possessives d’un roncier. Louis reconnut l’étoffe : elle appartenait à la tunique de Hugues. Il y avait du sang dessus.

*

Arnaud fit craquer les jointures de ses poings bagués avec une satisfaction manifeste en souriant au petit pâtre terrorisé couché à plat ventre devant lui en travers de sa selle, les chevilles et poignets attachés avec des liens de cuir. Un petit prisonnier dont la collaboration s’était avérée fort utile puisque les quatre hommes avaient à peine tâtonné pour trouver l’endroit qu’ils avaient cherché en vain des heures auparavant.

— Indulto, indulto{101}, répétait sans cesse le garçonnet sanglotant.

— Garin de Beaumont. Je te tiens enfin, vieux traître, dit Arnaud qui ne descendit pas de son genêt.

— Vieux sans doute, mais non pas traître. Que me voulez-vous ? demanda l’ermite d’une voix sereine.

Le Templier, encadré par deux des gardes qui étaient loin de manifester l’arrogance de leur maître, se tenait bien droit devant le jeune noble. Les deux hommes restants surveillaient Hugues qui avait lui aussi été neutralisé. Arnaud épousseta avec nonchalance la manche de son hoqueton de camocas* vert ceint de cuir sombre au fermoir d’or. Une tenue d’un luxe exagéré pour une randonnée en montagne. Le jeune homme se délectait de sa victoire tout en songeant qu’il avait pu mener son projet à terme avant le retour de son père. Il ne lui restait plus qu’à espérer que le baron ne soit pas de retour au châtelet avant quelques jours encore.

— Beaucent à la rescousse{102} ! railla d’Augignac en s’agitant sur sa selle.

Cela rendit sa monture nerveuse et son pied pris dans l’étrier heurta le dos d’un troisième garde qui s’était rapproché de lui pour se mettre à sa disposition. Garin protesta :

— Ne profanez pas l’ordre auquel j’appartiens. Qui que vous soyez, votre voix méprisante est indigne de cet appel puisque vous vous en prenez à des enfants.

— Que de nobles sentiments pour un troupeau de boucs châtrés qui avaient amassé davantage d’or que les juifs et les banquiers lombards réunis ! Les Templiers ont été exécutés par le roi de France. Ils n’existent plus. Ta vieille carcasse à elle seule me vaudra donc bien un écu ou deux de la part de mon roi !

Il se rengorgea et flatta le dos du petit berger.

— Quant à ce loyal sujet, je me ferai un honneur de le relâcher tantôt afin que tu prennes sa place sur le devant de ma selle.

Son rire gras se perdit soudain dans un hurlement de douleur : l’un des gardes qui retenaient Hugues se courba, empoignant la hampe d’une flèche qui venait de se ficher dans sa cuisse droite. L’empenne en tremblait encore lorsqu’un second projectile se planta bruyamment dans le bouclier du garde qui se tenait près d’Arnaud. Le temps de trois battements de cœur, une autre flèche, provenant d’un angle différent, atteignit ce dernier au bras.

— Là-haut ! Là-haut ! s’écria le garde indemne qui se hâta de se protéger derrière Hugues qui se débattait.

Mais son appel à ses compagnons se perdit dans les cris porcins d’Arnaud. Il regarda avec insistance en direction du bord de la cuvette où l’on ne pouvait voir que des feuillages à peine mouvants sous la brise de midi. Deux autres flèches sifflèrent sans causer de dommage, car les hommes valides avaient suffisamment repris leurs sens pour se déplacer vivement et en zigzaguant, afin d’adopter des positions défensives. Ceux qui retenaient Garin l’entraînèrent dans sa grotte. Le garde d’Arnaud, indemne, fit bouclier de sa personne au jeune noble qui avait sauté de sa monture et qui, sans cesser de geindre, errait imprudemment au hasard d’une démarche trébuchante. Le petit berger, toujours en travers de la selle, n’osa rien tenter. Le garde d’Arnaud dut empêcher son protégé d’arracher la flèche de son bras. Celui qui était blessé à la cuisse avait claudiqué derrière le rocher qui avait servi de siège à Garin. L’homme qui tenait Hugues en otage l’entraîna jusqu’à la grotte, où il le confia aux gardiens du Templier. À lui seul revenait de mettre un terme à ce qui paraissait être une fausse manœuvre d’encerclement. Il courut de travers en direction de la pente qu’il entreprit de gravir. Des cailloux en dévalèrent joyeusement pour aller se perdre dans quelques buissons atteints de pelade. Inexplicablement, il n’y eut pas d’autres tirs à ce moment, même si le poursuivant était à découvert. Arnaud cria d’une voix faussée par la douleur à laquelle il ne devait pas être accoutumé :

— Il n’y en a qu’un, là ! Je le vois ! Saisis-moi cet archer du diable ! Je le veux vivant !

Plusieurs flèches volèrent soudain près de la tête du garde, telles des guêpes défendant leur nid. Mais bientôt les tirs cessèrent. L’archer devait se trouver trop près de lui désormais pour le prendre comme cible, même s’il ne voyait rien dans l’enchevêtrement de végétation qui, à cet endroit bien choisi, avait deux toises de hauteur. Il avait l’impression que l’ennemi fuyait en silence juste sous son nez, faisant taire les insectes chanteurs, mais sachant utiliser la brise comme complice de ses dérobades. Il put cependant apercevoir le tireur de dos une fois, comme l’une de ces visions furtives propices à faire naître les légendes : un moine noir{103} ceint d’une bonne lame. Une chevelure sauvage dansant au vent. Il dégaina son épée. La brise reprit son souffle pendant suffisamment de temps pour permettre au poursuivant d’entendre les jurons d’Arnaud qui lui parvenaient de façon atténuée. Le mystérieux archer demeura introuvable. Complices, les feuillages denses murmuraient autour de lui et consentaient à lui servir de cachette.

— Te joues-tu de moi, hé, aumônier des biques ? Montre-toi, sale couard !

Ce défi braillard ne dérangea qu’une grive un peu plus loin devant lui, vers l’est. Il grogna de satisfaction en s’élançant et faillit tomber dans le piège : une lame épaisse surgie de nulle part frappa la sienne avec une telle force que des étincelles jaillirent. Il manqua perdre son emprise. L’adversaire, un géant, se dévoila enfin et l’affronta. Il se mit à frapper de taille et d’estoc, sans relâche, sans dire un mot. « Manœuvre dangereuse puisque épuisante, surtout en armure », lui aurait dit Garin s’il l’avait vu faire. Toutefois, l’idée de Louis avait produit son effet : l’homme d’armes isolé, désemparé devant la haute stature de sa proie, qui n’avait cessé de se dérober jusqu’à cette violente attaque, se mit à parer les coups en reculant imprudemment jusqu’au bord de la cuvette. Louis l’y fit trébucher. Le garde boula au bas de la pente en produisant un nuage de poussière dans lequel le mystérieux archer disparut pour se matérialiser à nouveau juste à ses côtés. L’homme d’armes eut tout juste le temps de rouler sur lui-même pour esquiver un coup qui lui entailla tout de même l’épaule. Il n’y en eut pas d’autres : Louis s’était précipité avec une vitesse démoniaque vers l’individu bien habillé qui semblait être le chef. Arnaud leva les mains en signe de reddition lorsque la pointe de l’épée lui effleura doucement le menton. Il gémit.

— Pitié !

— Pitié de quoi ? demanda Louis avec dédain.

— Mucho ánimo, Luis{104} ! cria le petit berger depuis son perchoir.

Les autres, gardes et captifs, s’étaient regroupés à l’entrée de la grotte pour observer la scène.

— Louis, non, dit Hugues.

Mais le jeune homme n’entendait plus. Il semblait avoir oublié jusqu’au pourquoi de son intervention, car il ne parut même pas remarquer la présence de Hugues. La mauvaise lueur dans son regard fit voleter une fine poussière argentée qui ressemblait à de la cendre à leurs pieds, comme si quelque chose d’invisible venait de se consumer. Il dit doucement :

— Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser partir comme ça, peinard ? Non, il faut du sang.

— Hé, du calme. Dis-moi ce que tu veux. Tiens, j’ai des écus. Ils sont à toi si tu me lâches.

— De l’argent ? Non, merci. Ça ne m’est pas vraiment utile dans la montagne.

— Écoute. Je suis le fils du baron d’Augignac. Obéis-moi et je promets de t’emmener avec moi à la cour du roi.

— Et puis quoi encore ? dit Louis.

— Mais alors, tudieu, que veux-tu ?

Les yeux du géant scintillèrent.

— Je te veux du mal.

— Louis, ça suffit, arrête ! cria Hugues.

Le vieux Templier fut poussé hors de la grotte par son gardien qui s’avança. Louis l’aperçut et ordonna :

— Pas un geste !

D’un coup d’épée, il fit voler l’empenne de la flèche qui était toujours fichée dans le bras d’Arnaud, protégé dérisoirement par sa main valide. Le noble hurla de douleur, et du sang lui couvrit les doigts. Arnaud appela :

— Maman !

Louis, un instant interdit, cligna des yeux.

— Ta gueule, dit-il.

Un rictus tremblant se dessina sur ses traits. Il repoussa Arnaud d’un coup de pied au ventre. Le jeune noble trébucha et tomba à la renverse. Louis se jeta dessus avant de planter rageusement sa lame dans la terre, tout près du visage de sa victime. Ce fut là son erreur.

Le temps que le forcené mit à récupérer son arme et à se lever, les gardes valides l’avaient déjà encerclé. À partir de là, le combat fut bref. Louis les tint à distance en faisant tournoyer une lame redoutable, sans qu’il parût s’en rendre compte.

— Il a perdu la raison, murmura Hugues à Beaumont.

L’issue était pourtant inévitable contre trois combattants plus expérimentés que lui. Louis finit par flancher et ce fut le signal de la curée.

— Vivant ! cria encore une fois Arnaud qui se relevait en hâte et secouait du plat d’une main tremblante son habit empoussiéré.

Les hommes rengainèrent leurs armes et entreprirent de battre le vaincu à coups de poing et de pied jusqu’à ce qu’il ait cessé de remuer. Ils lui attachèrent les mains derrière le dos. Hugues et le petit berger furent relâchés. Si le second s’enfuit maladroitement en direction de la pente sans demander son reste, on dut bousculer et menacer le premier pour l’éloigner. L’un des hommes entreprit de soigner sommairement la blessure du jeune noble avec, en guise de pansement, une longue bande d’étoffe prise à même le vêtement de Louis.

— Le misérable. Il va me payer ça très, très cher, dit-il en se lamentant.

Aussitôt que Garin, résigné et silencieux, fut ligoté et jeté en travers de sa selle, Arnaud permit à ses hommes valides de piller la grotte. Ils n’y trouvèrent aucun objet de valeur et se contentèrent d’en ramener le coffre dont le contenu les déçut. D’Augignac dit :

— N’en soyez point marris, compagnons. Nous n’avons peut-être pas de trésor, mais que voilà une personne précieuse qui certes nous vaudra de la considération !

Puis, à Beaumont :

— Tu porteras tes hardes, Templier. Quant à ce démon d’archer, qu’on l’attache par les poignets à ma selle avec quelques toises de bonne corde.

Louis avait repris conscience et s’était mis debout avec difficulté. Maintenant qu’il était neutralisé, Arnaud osa s’en approcher. Il dut lever la tête pour lui parler, ce qui ne fit que l’irriter davantage, et il lui dit, d’une voix hargneuse d’enfant gâté :

— Il va t’en coûter de t’en être pris à moi, maraud. Apprête-toi à courir, mais surtout à choir et à te faire chier dessus. Tu ne vaux guère mieux que le crottin de mon genêt.

Le captif tenu en respect par l’un des gardiens lui cracha en plein visage. Arnaud répliqua par un coup de poing d’autant plus facile à assener que le géant ne pouvait plus se défendre. Un filet de sang lui dégoutta le long du menton.

Défiant, Louis imita les plaintes aiguës d’Arnaud avant de répéter son geste. Un crachat sanguinolent s’étoila sur la poitrine du noble et imbiba le tissu brodé.

— Ah, sale vermine !

Il ne tarda pas à ployer sous une grêle de coups de cravache que d’Augignac, furieux et à bout de souffle, dut interrompre trop vite à son gré : Louis n’était pas tombé et plongeait un regard méprisant dans celui de son tourmenteur.

— En route ! rugit-il enfin pour se donner une contenance.

Louis eut le temps de se tourner brièvement vers Garin.

— Je vous avais prévenu, dit-il.

Le Templier leva un peu la tête pour jeter au jeune homme un coup d’œil affligé. Louis eut la nette impression que cette affliction lui était destinée à lui, que Garin n’éprouvait aucune compassion pour lui-même.

Ils furent de retour au châtelet familial le lendemain après-midi, après une nuit passée à la belle étoile. Les serviteurs n’avaient encore reçu aucune nouvelle de Raymond d’Augignac, ni de son fils aîné.

Ce qu’Arnaud rapportait de son escapade sema l’émoi parmi les domestiques. Les prisonniers furent jetés ensemble dans un méchant cul-de-basse-fosse sans autre commodité qu’un peu de paille moisie. On avait ménagé Beaumont. Mais son défenseur était couvert de plaies et de crasse. Il fut enchaîné par les poignets et le cou comme une bête dangereuse. Louis n’eut aucune réaction : il avait perdu connaissance bien avant son arrivée dans la cour pavée. À présent, il semblait fixer Garin de ses yeux vaguement révulsés. Le vieillard, encore nauséeux à cause des secousses du genêt, ne put réprimer un frisson.

La porte de leur geôle se referma et fit disparaître dans une obscurité totale ce visage qui n’était pas celui d’un homme.

*

Friquet de Fricamp ressemblait à un renardeau à l’affût. Il était châtain et plutôt malingre. Il avait le visage fin et blême ainsi qu’il sied à un clerc menant une existence confinée. Il portait souvent la main à sa tonsure, comme pour s’assurer qu’elle était toujours là et que son statut d’homme politique ne l’avait pas effrayée. Si le climat du Midi et les voyages à travers deux royaumes lui avaient donné quelques couleurs, il conservait toutefois par habitude les manières affectées des gens de cour. Leur servilité calculatrice faisait bien rire le jeune roi Charles de Navarre. C’était donc par l’humour mordant de son souverain que le gouverneur de Caen, une ville de Normandie plus ou moins alliée de la Navarre{105}, avait découvert qu’il avait trouvé plus fort que lui en matière de ruse. Et celui qu’on appelait le Freluquet ne s’en offusquait pas. Puisqu’il existait un homme plus sournois que lui-même, cet homme-là, qui venait d’être couronné, méritait son dévouement ambitieux.

Il arriva au châtelet d’Augignac par un après-midi venteux. Son escorte d’une dizaine d’hommes en tout envahit la cour. C’était un convoi modeste pour un personnage aussi illustre qui revenait d’assister au couronnement de son roi. Il se composait essentiellement d’ecclésiastiques. Le gouverneur avait tenu à s’assurer que sa petite troupe se déplace avec rapidité.

Le baron, encore retenu à Pampelune, avait fait recommander à son fils de recevoir la délégation avec tous les honneurs dus au gouverneur. Pour une fois, Arnaud s’abstint de rechigner, se rendant de bonne grâce aux exhortations de son père. Terrines aux épices, pâtisseries safranées, délices confites et vins raffinés se succédèrent sur la table, de banquet en banquet. On organisa des joutes et des festivités où furent conviés une douzaine de troubadours. On dédaigna les chandelles de suif, jugées indignes des hôtes qui festoyaient jusque tard dans la nuit, pour puiser sans vergogne dans la réserve de vraies bougies importées à prix d’or{106}. Arnaud n’en avait cure et rabrouait fréquemment l’intendant soucieux : qu’importait la perte d’une poignée de chandelles quand la faveur royale était en jeu ! Une fois cette faveur gagnée, il n’allait avoir nul besoin d’héritage pour mener la belle vie. Pas une fois il ne porta attention au regard de son hôte, qui avait tout de suite jaugé le personnage : un tel manque de subtilité de la part du jeune noble lui était presque une injure.

*

— Garde cela pour toi, compris ? dit à Garin l’un des acolytes qui avait espéré passer un peu le temps avec celui qu’ils appelaient le défroqué. Pas un mot. À personne.

Avec l’arrivée de la nuit venaient aussi des nuées de moustiques qui, attirées par l’humidité souterraine, ne donnaient aux prisonniers aucun répit. Les gardes semblèrent en traîner davantage avec eux lorsqu’ils ramenèrent Louis inconscient au cachot en le traînant par les aisselles. Garin fit un signe d’assentiment au garde qui lui avait parlé. Ils se contentèrent de laisser le prisonnier étendu à même la paille souillée sans lui remettre les chaînes. Le Templier se hasarda à leur demander :

— Que s’est-il passé ?

— Rien. Il ne s’est rien passé du tout. S’il crève, c’est un accident. On n’a rien fait.

— Bon sang, tu la fermes, Colin, dit l’autre garde. Ils venaient visiblement d’avoir la frousse de leur vie. Les deux hommes sortirent hâtivement.

Garin vint s’accroupir aux côtés de Louis et contempla le visage qui gardait encore les traces d’une obstination farouche, même dans l’inconscience. Ses paupières étaient à demi ouvertes sur des yeux blancs, et de l’écume s’accrochait à sa barbe clairsemée. Garin le regarda tristement et lui posa une main sur le front.

« Quod per sortent

Sternit fortem

Mecum omnes plangite{107}… »

*

Le banquet était commencé depuis une heure. À lui seul, il avait coûté une petite fortune. On avait placé à intervalles réguliers des arrangements de pastèques et de concombres catalans. Au centre de chacun avaient été disposés avec grand art de petits quartiers de ces précieux melons de Valence, dont l’importation était récente. Froids et humides selon la théorie des humeurs, ces fruits étaient consommés en tout premier lieu afin qu’ils soient mieux digérés par le vin et les autres aliments qui allaient leur succéder.

La main potelée d’Arnaud leva bien haut une coupe de cristal dont le contenu, un vin couleur rubis, fut illuminé d’attrayante façon par la lueur des bougies avant de disparaître dans le gosier avide du jeune homme. Il était déjà ivre et tituba légèrement lorsqu’il se mit debout. Il tendit sa coupe à un serviteur qui apporta un grand pichet à bec tubulaire d’où coula en abondance de ce même vin à nul autre pareil. Le jeune hôte prit bien haut la parole afin de se faire entendre en dépit du brouhaha des conversations et de la musique :

— Excellence, il me plaît fort en ce jour d’être votre hôte, à vous de même qu’à votre éminente compagnie. Votre présence honore ma modeste demeure. J’ose espérer que ces réjouissances auront su vous plaire d’égale façon.

Arnaud se gargarisa d’applaudissements. Friquet lui fit un signe de tête poli et leva à son tour son hanap. Ravi, d’Augignac fit signe à deux serviteurs qui s’effacèrent.

Presque immédiatement après, ils revinrent en transportant sur une sorte de brancard le plus gros pâté que les convives aient jamais vu : sa croûte bombée et dorée à l’œuf était anormalement élevée. Les convives applaudirent à la vue de cette généreuse pâtisserie qui avait l’air des plus appétissantes. Solennellement, les serviteurs entreprirent de découper tout le pourtour de la croûte bombée et la soulevèrent. Une nuée de petits oiseaux au ventre blanc s’en envola sous les exclamations ravies des convives. À l’intérieur de cette grosse demi-sphère de pâte se nichait un véritable petit pâté à la viande épicée dont chacun allait pouvoir déguster un infime morceau. Arnaud vit qu’il avait valu la peine de mettre le pâtissier à l’ouvrage plus tôt. L’homme avait préparé le vrai pâté et avait aussi fait cuire la fausse croûte en l’emplissant de farine par un trou de la taille de son poing qui avait été pratiqué au bord du plat. Une fois cuite, la pâtisserie avait été vidée de sa farine et on y avait placé le vrai pâté. Avant de boucher le trou, on y avait introduit chacun des petits passereaux qui, à présent, voletaient en pépiant au-dessus des madriers du plafond.

Arnaud prit une longue inspiration : il avait passé des heures à concocter un petit discours que la nervosité lui fit égarer parmi les oiseaux du pâté. La crainte d’échouer et de passer à côté de la fortune qui l’attendait l’empêcha donc de servir au clerc les éloges fleuris qu’il avait prévus.

— En guise de remerciement envers vous qui êtes un noble représentant de notre justice royale… qui daigne souper à la table de son humble et loyal sujet, j’ai l’immense honneur de vous remettre… ainsi qu’à notre bien-aimé roi nouveau Charles le Deuxième, le présent que voici.

Il claqua des mains en affichant un air d’autorité inébranlable. Aussitôt, un tabard blanc frappé d’une croix rouge se dessina dans l’entrée du vaste tinel*. Cela produisit son effet : une vielle en fut passablement dérangée et prit du retard par rapport au tambourin accompagnateur qui pourtant s’était mis à bégayer. Plusieurs voix se turent simultanément, et le silence graduel finit par interrompre quelques conversations qui, obstinées, s’étaient poursuivies. Arnaud sourit à son voisin dont le statut le contraignit à demeurer imperturbable. Le gouverneur n’en songea pas moins : « La petite canaille. Il est plus sournois que je ne l’avais cru. » Arnaud clama :

— Garin de Beaumont, Templier, traître à son roi le défunt Philippe le Quatrième, dont notre bien-aimé monarque est le parent.

Les deux gardes qui encadraient le vieillard s’avancèrent jusqu’à la table d’honneur afin de présenter le prisonnier au gouverneur. Friquet se racla la gorge. Sa réaction mit le feu aux joues d’Arnaud qui fixa des yeux sa coupe de cristal en tâchant de se persuader que le vin était seul responsable de son malaise subit. Il se hâta de poursuivre :

— L’ordre des Chevaliers du Temple de Jérusalem fut aboli par l’arrière-grand-père de notre bon roi. S’il plaît encore aux autres royaumes comme l’Espagne et l’Angleterre d’en accueillir les derniers représentants qui vivent reclus tels des malfaiteurs, il me tarde, Excellence, de remettre entre vos mains le sort de celui-ci. Je me suis dévoué à le saisir alors que depuis des années la légende de son existence défiait la Couronne.

Le jeune homme avait prononcé ces mots d’un seul souffle et il ne se tut que parce qu’il en manqua enfin. Un silence embarrassé s’installa que nul n’osa rompre, sauf Friquet lui-même. Il se leva en portant la main à sa tonsure et jeta un regard circulaire aux autres tables, qui avaient été disposées en fer à cheval. Il se racla de nouveau la gorge et dit :

— Recevez toute ma gratitude, jeune d’Augignac, pour avoir si promptement mis au service du royaume votre admirable dévouement. Quoique plutôt zélé, votre geste démontre fort bien votre vassalité et j’en prends bonne note.

— Zélé, Excellence ? demanda Arnaud, soudain inquiet.

— Le terme est assez direct, j’en conviens. Mais vous me connaissez suffisamment pour savoir que je déteste me perdre en circonlocutions et en courbettes lorsque l’enjeu est d’importance. Ne m’en veuillez donc point si je vous ai froissé.

Arnaud émit un petit couic qu’il s’empressa de noyer dans une gorgée de vin. Il en voulait presque aux invités de maintenir dans la grande salle un silence de plomb que seuls interrompaient leurs deux voix accompagnées des pépiements des petits oiseaux voletant entre les poutres. Garin ne bougeait pas. Il ne chercha pas à profiter de la situation. Friquet reprit :

— Ne niez pas qu’il vous a fallu du zèle pour aller quérir au sommet des montagnes un Templier âgé qui s’était retiré du monde et, dans une certaine mesure, de son ordre, pour finir ses vieux jours en paix. Je connais moi-même la légende dont vous parlez. Il s’agit sans aucun doute de la variante locale d’une fable bien répandue. Non, ne m’interrompez point, je vous prie, jeune d’Augignac. Vous parlerez lorsque je serai disposé à vous entendre. De toute évidence, vous me demandez là de rendre la justice au nom de mon roi, et c’est bien là ce que j’ai l’intention de faire.

Garin sourit : la méthode de ce clerc lui plaisait. D’avoir été mis à sa merci ne l’humiliait donc pas. Friquet de Fricamp choisit la langue d’oïl pour s’adresser à l’accusé. Il savait qu’Arnaud et la plupart des invités étaient suffisamment instruits pour être en mesure de suivre la conversation.

— Messire de Beaumont, vous avez revêtu la tenue de votre ordre. Y appartenez-vous toujours ?

Garin ne montra aucun signe de défaillance malgré une certaine faiblesse due à sa longue détention. Il répondit, d’une voix ferme :

— Oui, Excellence. Je n’ai pas quitté l’ordre.

— Pourquoi n’avez-vous donc pas rejoint vos compagnons dans leur exil ?

— J’ai cru un temps pouvoir aider à restaurer l’ordre en France, Excellence. Je ne me suis donc pas trop éloigné. J’ai attendu et attendu, me cachant pendant toutes ces années dans ma caverne. Pour rien.

— Personne n’y est jamais venu ?

— Oh ! si. Certains de mes anciens compagnons connaissaient mon abri et sont venus m’y trouver. C’est par eux que j’ai su à quel point l’ordre avait changé.

Il secoua tristement la tête et dit :

— Rien n’était plus pareil. Je suis donc resté. Et après, je suis devenu trop vieux pour voyager.

— Je vois. Qu’en est-il du trésor ? La fable mentionne des montagnes creuses remplies d’or. Êtes-vous le détenteur de ce trésor ?

Garin rit doucement.

— Il n’y a plus de trésor depuis belle lurette, Excellence. Ce qui n’a pas été pillé par les hommes d’armes du roi lors de l’abolition a été emporté au loin et éparpillé. Tout ce que j’ai jamais possédé, les gens du jeune d’Augignac l’ont trouvé dans ma grotte.

— Qu’en est-il des hérésies, des blasphèmes dont vos frères et vous-même avez été accusés ? Pour être accepté dans l’ordre, avez-vous dû, oui ou non, cracher sur un crucifix{108} ?

Garin, toujours digne et bien droit, dit, d’un air résolu :

— Souffrez, Excellence, que je ne parle point de toutes ces choses. Ce qu’en ont dit mes compagnons soumis à la torture ne saurait être tenu pour valable. Cela n’a fait que servir de prétexte pour abolir l’ordre. Moi, je n’étais qu’un membre mineur, et le peu que j’en sais ne vous servirait à rien. Sachez seulement que je vénère Jésus-Christ et Sa Virginale Mère et c’est avant tout à eux que je me suis dévoué toute ma vie.

— Je vous crois, dit simplement Friquet.

Ce vieillard devait être l’un des derniers représentants d’une race devenue presque mythique qui avait contribué à faire du petit royaume de France une véritable puissance centralisatrice. « Nous ne produirons sans doute plus de tels hommes, désormais », songeait tristement le gouverneur. La source s’en était tarie. La France allait s’étiolant sous les semelles des hommes de guerre et des bandits.

— Ce vieux fou ment, Excellence ! s’empressa de dire Arnaud en occitan, avec un manque flagrant de manières qui coupa le souffle aux invités.

L’ivresse lui donnait une bravoure teintée d’angoisse :

— Il ne vivait pas seul. Il y avait quelqu’un avec lui. Un disciple ! Toinot, Thierry. Allez-y. Mais allez-y donc !

Les deux hommes d’armes disparurent en hâte dans l’escalier menant aux caves. Peu après, un raclement de chaînes causa un remous dans la salle.

— Ma foi, c’est un géant que vous nous amenez là, dit Friquet lorsqu’ils revinrent en escortant un individu qui devait bien mesurer plus d’une toise.

Ses chevilles et ses poignets luisaient de sang frais sous les bracelets de fer. Sa tunique, quoique tachée et lacérée, demeurait encore aisément identifiable. Il semblait avoir du mal à se tenir debout et regardait à terre.

— Ce goliard* vient aussi du Nord, je crois, Excellence, tint à préciser Arnaud afin que Friquet sache en quelle langue s’adresser à lui.

Le gouverneur demanda donc en langue d’oïl :

— Qui es-tu ?

Le prisonnier ne répondit pas. Son regard demeura caché derrière quelques mèches crasseuses qui lui étaient tombées sur le front. Il ne prêta aucune attention à la question de son juge, car le seul fait de se trouver soudain exposé à un air non vicié l’étourdissait, un peu comme s’il avait bu.

— Je te recommande de ne pas abuser de ma patience, l’homme. Dis-moi quel est ton nom.

Le prisonnier leva enfin la tête. Un œil presque noir et d’une fixité désagréable se posa sur le gouverneur.

— Mon nom est Louis Ruest, dit une voix neutre qui ne semblait pas appartenir à ce captif malmené.

— D’où viens-tu ?

— La hotte. Je ne sais plus où elle est. Faut que j’aille travailler.

Des rires retenus lui firent jeter un regard exorbité, très expressif, autour de lui. Il semblait jouer le rôle d’un prisonnier et tenir à le faire de manière plus vraie que nature. Friquet se pencha vers Arnaud et lui murmura à l’oreille :

— Aurait-il perdu l’esprit ?

— Mais je suis d’ici, voyons. De Paris, dit Louis sans avoir laissé à Arnaud le temps de répondre.

— C’est un avertin, Excellence, dit Arnaud sans l’ombre d’une incertitude.

— Es-tu ou as-tu jamais été un clerc ou un moine ? demanda Friquet à Louis.

Louis pencha la tête de côté et parut réfléchir avec beaucoup d’application. Cette attitude ôta toute crédibilité à ce qu’il allait dire. Personne n’aurait pu savoir que tout n’était plus que chaos dans son esprit stimulé à l’extrême par l’anxiété et l’épilepsie qui le laissaient épuisé et confus. Il lui aurait été facile d’expliquer qu’il avait été postulant bénédictin. Mais il n’en parla pas.

— J’ai une femme et un enfant. J’allais me marier. Me marier, oui.

Des bribes de souvenirs lui traversaient l’esprit comme des bouts de vitrail fracassés. Il les regardait se former pour aussitôt disparaître, les yeux intensément posés sur ce que tous les autres prenaient pour du vide.

— L’ennui, c’est que je ne sais pas où ils sont passés.

Les convives s’entre-regardèrent, un peu gênés. Fricamp demanda, d’une voix plutôt aimable :

— Es-tu un disciple de Garin de Beaumont ?

— De qui ? Non.

L’un des gardes donna un coup de poing dans l’estomac de Louis qui se plia en deux sans tomber, retenu qu’il était de chaque côté par ses tourmenteurs.

— Adresse-toi correctement au gouverneur, insolent ! dit l’un d’eux.

Pendant un instant, on n’entendit plus que cliquetis de chaînes et halètements douloureux. Friquet accorda à Louis le temps de reprendre son souffle.

— Es-tu un Templier ou désires-tu le devenir ?

Louis déglutit.

— Non plus. Saint Benoît…

— Laissez-le ! se hâta d’ordonner le clerc, avant que le prisonnier ne soit à nouveau frappé. Il reprit :

— On m’a dit que tu t’es porté à la défense de Beaumont. Est-ce vrai ?

— Est-ce vrai, oui ou non ?

— Je ne sais pas.

— Tu as été vu par plusieurs témoins dignes de foi alors que tu attaquais sciemment l’escorte du jeune d’Augignac que tu as également blessé d’un trait. Qu’as-tu à dire pour justifier cet acte ?

— Ah, j’ai fait ça, moi ? C’est possible.

Louis fronça les sourcils et essaya en toute honnêteté de se souvenir, mais il n’y parvint toujours pas. L’un de ses gardes, Toinot, éclata d’un rire victorieux et salua son maître d’un signe de tête approbateur. Friquet demanda :

— Tu admets donc l’avoir fait ?

— Avoir fait quoi ? Oh, oui. Oui, j’aime à tuer les rats.

Le souvenir que voyait Louis fut perturbé par une grêle de protestations de la part des convives qui crurent à une insulte. Louis regardait au plafond, fasciné par l’un des petits oiseaux qui s’était perché au-dessus de sa tête, comme s’il n’était concerné en rien par ce qui se passait. Toinot ricana et dit :

— Tu es beaucoup trop grand, Ruest, pour quelqu’un qui va mourir.

Il lui assena un coup de gourdin dans les mollets pour le forcer à s’agenouiller et se mit à le frapper sous les acclamations rauques des hommes et les cris retenus des femmes. La voix de Garin s’éleva, exceptionnellement forte au-dessus du tumulte :

— Cessez ! Cessez cela ! Pauvres insensés, ne voyez-vous pas que cet homme est souffrant ? Il ne comprend rien à ce qui lui arrive !

Cette intervention courageuse de la part de l’un des accusés leur fit reprendre à tous leurs esprits, et les huées retombèrent comme un orage qui s’éloigne. Le Templier se tourna vers Friquet. Dans le silence subit, Louis, couché en position fœtale, marmonna, d’une voix sans timbre :

— Pardon, Père.

Arnaud rugit :

— Oyez ces impertinents qui défient votre jugement éclairé, Excellence !

— Ça ne fait pas mal, dit encore Louis.

— Mais moi, j’ai encore mal, et grandement ! dit Arnaud, qui retroussa la manche de son pourpoint brodé ainsi que celle, en soie, de la chemise qu’il portait en dessous.

Le clerc n’aperçut qu’un bandage parfaitement propre.

— Ce fou furieux dont vous tolérez la présence m’a fait au bras cette blessure, à moi, un homme de haut rang. Il a eu en outre l’outrecuidance d’affronter mes hommes à l’épée !

— C’est vrai, Excellence, je puis en témoigner, dit Toinot, qui fit taire Louis en posant le bout de son gourdin contre son cou.

— Je vois, je vois, dit Friquet qui, malgré ses talents de diplomate accompli, ne trouva pas utile de remettre à l’ordre cette assemblée d’abrutis indignes de s’imbiber avec des vins trop raffinés pour sa rusticité.

Arnaud cracha encore :

— Le Templier l’a lâché contre nous comme un chien immonde.

— Je crois surtout, jeune d’Augignac, que le moment est mal choisi pour rendre la justice. Votre bon vin échauffe trop le sang. Surtout le vôtre.

— Excellence…

— Vous m’avez confié le sort de ces deux hommes dans le but évident que j’en dispose pour vous au nom de notre roi, n’est-ce pas ?

Arnaud rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Eh bien…

— Sortons, vous et moi, un moment, je vous prie, dit encore le clerc.

Une fois qu’ils se furent isolés tous les deux dans une petite pièce inoccupée dont ils fermèrent la porte, Friquet poursuivit de sa voix posée :

— Votre désir est que le Templier soit mené à notre roi de votre part. Quant à l’autre, vous exigez réparation, c’est-à-dire que j’appelle sur lui la peine de mort. Est-ce que je fais erreur ?

— Non, Excellence. C’est exact.

— Je m’en doutais. Vous n’avez aucun sens de l’honneur, d’Augignac. Et puisque je vous dois la vérité, il me faut admettre qu’il me déplaît de voir ce brave vieux Beaumont entre vos pattes trop âpres au gain.

— Vous aurais-je donc déplu ? demanda Arnaud, soudain alarmé. Ce n’est jamais qu’un vieillard sénile. Je puis…

— Un vieillard sénile dont vous m’obligez à faire un martyr par la faute de vos manigances !

Friquet de Fricamp soupira en portant la main à sa tonsure qu’il caressa pensivement. Il dit enfin :

— Si vous voulez un conseil, d’Augignac, ne faites jamais de politique. Vous n’auriez pu choisir de pire moment. Vous rendez-vous seulement compte que la priorité de notre nouveau roi, son premier geste politique d’importance, sera d’aller rendre hommage au Valois ? Or, ce dernier n’a nul besoin de se faire rappeler que notre sire est un Capet{109}. Je vais donc devoir entièrement assumer la décision que je vais prendre. Je dois protéger mon roi. Il ne saura donc rien de tout ceci.

— Mais pourquoi…

— Vous n’avez pas besoin de connaître les motifs de ma décision. Cela n’est pas de votre ressort. Tout ce que vous devez savoir, c’est que le roi n’apprécierait pas du tout votre cadeau. Croyez-moi sur parole. Il n’y a pas de trésor ni de Templier. Garin de Beaumont sera autre chose. Il disparaîtra parmi les criminels de droit commun que l’on doit mettre à mort chaque année sans que le roi ait à entendre parler d’eux. Laissez-moi faire. Veillez à jeter au feu toute trace de son appartenance à l’ordre. Avec un peu de chance, nous éviterons un incident dont les conséquences seraient des plus funestes pour votre famille.

— Bien, Excellence. Puisque vous me le commandez.

Ils revinrent dans le tinel surchargé par une odeur entêtante de viandes rôties, de sauces et de vins chauds. Friquet se rassit à sa place, et Arnaud se tint à ses côtés. Le silence retomba, total. Le gouverneur annonça, d’une voix forte :

— Au nom du roi Charles le Deuxième, il est de mon devoir de rendre ici même justice. Il a été établi ce jour par moi que Garin de Beaumont, officier de la garde royale, a été trouvé coupable de désertion et d’usurpation d’une fausse identité. Je condamne donc ledit Garin de Beaumont à être décapité dans trois jours à none* sur la place du village.

Il prit quelques notes avec un stylet sur une tablette de cire qu’on lui avait remise. Cette vérité tronquée allait être dûment consignée sur parchemin officiel plus tard. Enfin, il s’adressa aux gardes :

— Faites avancer l’autre.

— Quant au dénommé Louis Ruest, j’ordonne que ce même jour soit sectionné son poing droit, car il a osé s’attaquer à un noble. Pour lui, ce sera la hart*. Que Dieu vous ait en sa sainte garde.

*

— Comment, malade ! rugit Arnaud qui, malgré les nombreuses contrariétés, aimait bien adopter ce ton péremptoire pour simuler l’autorité qu’il aurait rêvé de posséder en lieu et place de son frère aîné.

— C’est comme on vous le dit, messire, dit Thierry. Il est malade et il n’y en a pas d’autre à moins de trente lieues. Tous les équarrisseurs que j’ai mandés m’ont fermé leur porte au nez.

— Il m’en faut un pour après-demain. Arrange-toi comme tu voudras, mais qu’il soit ici avant sexte !

La chambre du jeune homme sentait le linge mouillé, le vin suri et la nourriture rance. Il s’était réveillé par terre à peine une heure plus tôt, l’esprit encore brouillé par une digestion laborieuse. Lorsqu’on avait cogné à la porte, il s’était revêtu hâtivement d’une tunique qu’il aurait dû endosser pour dormir.

— Messire, votre père est de retour. Il vous mande, intervint Toinot qui arrivait derrière Thierry.

— Déjà ! Mais c’est beaucoup trop tôt. Est-il au courant ?

— Je le crains, messire. Lui et messire votre frère semblent d’ailleurs fort courroucés.

Les épaules d’Arnaud s’affaissèrent.

— Bon Dieu de bon Dieu. Ils vont tout gâcher. J’y vais. Quant à toi, Thierry, trouve-moi un bourrel* au plus vite. S’il le faut, mène Sanchez le boucher au bailli. Lui saura contraindre ce marchand de tripaille à obéir{110}.

*

Le baron était effectivement très en colère. Il avait entraîné son puîné dans les caves où croupissaient les deux hommes qu’il y avait si stupidement enfermés. Une torche accrochée au mur grésillait, mécontente d’être dérangée dans sa somnolence.

— Tu nous as mis dans de beaux draps, petit outrecuidant !

— Je n’ai fait que servir mon roi et nous allons être riches, Père.

— Riches, peuh ! Parce que tu crois que le roi a le temps de se soucier de cette vieille légende qu’il ne connaît sans doute même pas ?

— Ah ouais ! Il la connaît. Le gouverneur me l’a dit lui-même. Admettez donc ouvertement votre déception de ne pas avoir eu cette idée à ma place ! Fricamp les a condamnés. Voilà bien la preuve qu’ils étaient coupables.

— Fadaises ! Coupables de quoi ? Et fallait-il que tu les héberges aussi vilainement ? Toi, garnement, il est plus que temps que tu t’en ailles vivre sur mes terres de Normandie. Ce ne sont que landes désertées où tu ne pourras plus faire de dégâts.

La pénombre du cachot près duquel ils se tenaient exhalait une odeur suffocante de déjections, car on avait confiné les deux prisonniers sans même leur accorder l’usage d’un seau d’aisance. Ils avaient dû se soulager dans un coin, à même la paille de leur geôle qui n’avait pas été changée depuis. Raymond reprit :

— Cet ermite ne constituait plus une menace jusqu’à ce que tu aies l’idée saugrenue d’aller le quérir. Avec cette ambition insensée qui un jour causera ta perte, tu as forcé la main du gouverneur qui n’avait rien demandé. Les Templiers n’existent plus en France et Charles ne tient pas à entreprendre son règne en se mettant à dos le roi de France, de qui il est vassal. Ai-je besoin de rappeler à ta mémoire que ce massacre des Templiers par Philippe le Bel a été extrêmement mal perçu par toute la chrétienté ? Cela a ébranlé le trône de France. C’est la dernière chose dont a besoin un monarque nouvellement couronné. Le gouverneur n’a désormais d’autre choix que d’étouffer l’affaire.

La déconfiture d’Arnaud était d’autant plus cuisante que ces reproches lui étaient adressés en présence des condamnés silencieux et à peine visibles de l’autre côté des barreaux. Il répliqua :

— Il m’a déjà dit ce qu’il voulait faire. N’empêche qu’il m’a quand même félicité. Et il a apprécié les festivités que je voulais clore avec le spectacle de cette double exécution.

— Beaumont sera exécuté, rassure-toi. Mais à la hache, comme un vulgaire renégat, et non pas comme le héros ou le martyr que ton insondable inconscience s’apprêtait à créer. Oublie ces grands honneurs dont tu te délectais d’avance.

— Qu’en est-il de l’autre ?

Raymond haussa les épaules avec impatience.

— Parlons-en, de l’autre. Ce manant n’a fait que t’infliger une correction que tu méritais. N’empêche que le gouverneur ne m’a rien dit à son sujet. Je ne lui ai rien demandé non plus, car j’ai trop à faire. Tes grandes idées m’ont coûté une somme rondelette et, de plus, il me faut tout organiser. Oh, et puis n’aie pas l’audace d’aller te montrer à ton frère pendant quelques jours. Il veut ta peau.

Arnaud fit la moue et éluda :

— Sanchez le boucher fait le malade. Il faudrait que vous ordonniez au bailli de le faire fouetter au carrefour des rues du village jusqu’à ce qu’il cède.

— Je soupçonne la faim d’être responsable des soudains malaises du pauvre boucher. Personne ne va plus chez lui. Et il n’a pendu qu’un seul voleur il y a six mois. Ton cerbère ne trouvera pas d’autre exécuteur à temps. Qui, crois-tu, voudra s’acquitter de cette sale besogne, hein ? Nos gens veulent du sang, mais méprisent la main qui le verse pour eux. Seul un insensé ou…

Leurs têtes se tournèrent en même temps en direction du cachot, d’où sortit la toux faible du vieillard. Raymond demanda à son fils :

— Ne m’a-on pas dit que ce jeune goliard avait perdu l’esprit ?

*

Garin ne revit son compagnon d’infortune que tard le lendemain. Debout de l’autre côté des barreaux, Louis était devenu méconnaissable : baigné et rasé de près, il avait les cheveux taillés qui lui effleuraient tout juste les épaules. Il portait des chausses de coutil noir délavé, un floternel* de lin bis et une paire de sabots. Cet habit terne remplaçait celui que Raymond lui avait d’abord destiné, un costume raffiné mais démodé ayant appartenu à son fils et qui, évidemment, s’était avéré trop petit pour lui. Louis avait donc dû se contenter de vêtements quelconques qui avaient été glanés en hâte au village. Malgré tout, ses poignets dépassaient des manches trop courtes et ses chevilles étaient à l’air. Bien qu’il eût considérablement maigri, une servante avait dû relâcher les coutures de cette tenue disparate. On avait ensuite servi au jeune homme un repas somptueux auquel il avait à peine touché.

— C’est l’émotion, avait affirmé le bailli qu’on était allé quérir afin qu’il aide le débutant dans ses préparatifs.

Le jeune homme avait posé sur lui ses yeux sombres comme une nuit dépourvue d’étoiles.

— On a toujours moins faim que soif, en geôle, avait-il répliqué.

— Ah ! ah ! Quel cran ! Mais c’est vrai, quoi : un bourrel, faut que ça picole.

Et on s’était empressé de servir à Louis une généreuse rasade de vin.

À présent, il se tenait avec un garde de l’autre côté de la porte ! derrière laquelle il avait lui-même croupi. Il attendait que Garin se réveille. Il se tourna brièvement vers le geôlier et lui dit :

— Laissez-nous seuls.

 L’homme, c’était Toinot, qui avait fait partie de ses tourmenteurs et qui lui obéit sans discuter. Garin remua sur sa couche et s’assit. Louis refusa de voir son visage et laissa son regard errer dans la pénombre malodorante de la cellule.

— T’aurait-on gracié ? demanda le vieux moine guerrier.

— Presque. Ils me laisseront partir demain.

Le Templier se leva et s’approcha du jeune homme qui semblait en pleine possession de ses moyens et muni d’une autorité nouvelle auprès des subalternes de cette maisonnée. Une froide détermination se lisait sur ses traits, ce qui en accentuait la dureté. Il poursuivit :

— Je suis venu pour vous prévenir.

Louis appréhendait l’instant où Beaumont apprendrait qu’il allait être son bourreau. Il en ressentait d’avance de la gêne. Le vieillard fit remarquer :

— Je sens de la fumée. Ils ont brûlé mon habit, n’est-ce pas ?

— Oui. Dans la cour.

Garin fit un signe de tête las.

— Je m’en doutais.

Ainsi, on avait même méprisé l’ultime désir du vénérable chevalier d’être enseveli avec ses vêtements de Templier. Cela écœura Louis, qui s’abstint pourtant de le montrer. Le vieillard soupira :

— Qu’importe. Cela n’était après tout que vain orgueil. De quoi voulais-tu me prévenir ?

— C’est moi qui vous mettrai à mort.

Le bref silence qui s’immisça entre eux fut meublé de leurs deux, souffles qui aussitôt se dissocièrent.

— C’était donc cela, dit Garin{111}.

Louis fit un signe de tête. Le vieil homme retourna s’asseoir.

— Je vous l’avais dit, que je portais malheur, dit Louis un peu durement.

Garin secoua la tête. Il dit, d’une voix lasse :

— Non. Tu as bien fait d’accepter. Tu as toute la vie devant toi et sûrement bien des raisons de tenir à ce monde. Moi pas : je suis malade. Pour de bon, désormais. Cette courante* m’affaiblit d’heure en heure. Il me tarde de trouver enfin le repos éternel. Ce sera la hache ?

— Oui.

— Mieux vaut cela que la hart{112}. Mais prends garde, mon garçon : personne n’aime les bourreaux.

— Je sais. Peu importe.

— Tu en acceptes l’opprobre ? Tu porteras une cagoule, mais les gens te reconnaîtront tout de même à ta taille.

Le jeune homme haussa les épaules, affectant l’indifférence devant ce preux, cet homme qui se souciait non pas de son propre sort mais du sien comme seul aurait pu le faire un véritable ami. Et, encore une fois, Louis allait devoir s’en séparer, et de la pire manière qui pût exister. Il répondit :

— Une seule fois. Ensuite, je m’en retourne chez moi. J’appartiendrai à la guilde des boulangers. Je suis venu en pays d’Oc pour rien.

— Qu’espérais-tu donc y trouver ?

Louis ne répondit pas tout de suite, et son expression se durcit.

— Rien. Un jardin, peut-être, dit-il enfin.

Il se détourna et commença à s’éloigner. Garin n’insista pas. Son regard clair et lucide se posa sur le dos de celui qui allait devenir son exécuteur.

— Louis.

Le jeune homme s’arrêta sans faire face au chevalier, qui dit :

— Que saint Adrien{113} te guide et fasse que tu aies la main sûre.

— Il me guidera peut-être, mais c’est quand même moi qui tiendrai la hache, pas lui.

La grande silhouette grise disparut dans l’escalier menant au rez-de-chaussée. Garin le regarda partir et comprit la sagesse inhérente à ses propos laconiques. Mieux valait en rester là et ne pas se répandre en adieux touchants, afin de ne pas rendre l’épreuve à venir plus pénible encore.

Cette nuit-là, à défaut de dormir, Louis put se reposer dans un lit de plumes. Dès qu’il fermait les yeux, l’obscurité se peuplait d’images furtives. La plupart évoquaient de ces petites choses anodines, inoubliables, qui rendaient plus belle encore une amitié déjà précieuse : la grotte de Garin, bien tenue, avec sa tenture en peau que le vieillard avait délicatement ornée, la cruche en grès posée sur sa tablette à côté d’une meulette de fromage sec, de quelques grives et d’un bouquet de romarin frais. Le visage souriant de Garin lui apparut. Avec sa bouche édentée et ses rides, il était beau. Ses prunelles bleues étincelaient d’un émerveillement juvénile. Il émanait de la prestance sereine du vieil homme une sorte de lumière qui le rendait inaltérable. Louis avait l’impression que Garin avait vu tout ce qu’il y avait à voir en ce monde, du clair à l’obscur, qu’il en avait beaucoup souffert, mais que, inexplicablement, il avait acquis la faculté de n’être atteint que par ce qui l’illuminait davantage. Dans la modestie même de son existence recluse, Garin demeurait un grand homme. Et c’était lui, Louis, qu’on chargeait d’arrêter tout cela. Cette vie pleine, bonne, riche d’un trésor que nul n’avait pu trouver faute d’avoir mieux regardé. Lui, le moins que rien issu d’une pénombre indigne, il allait devoir éteindre cette admirable lumière qu’il aimait. Qu’il aimait. C’était trop tard.

« Je ne pourrai jamais faire ça. Pas moi. Pas lui. Je ne veux pas. Qu’ils me pendent », se dit-il en se tournant sur le flanc. Il enfouit son visage dans les oreillers bombés pour y assourdir son tourment.

Devoir couper la tête de celui qui, pendant quelques jours, lui avait demandé d’être son fils. Comme si cela avait été une faveur.

« J’aurais dû m’en douter que le sort allait se jouer de moi. J’aurais dû refuser. Ce n’est pas le bon. C’est l’autre que je veux ! C’est pour l’avoir, lui, que j’ai demandé à vivre. »

Mais était-il juste d’exiger la vie d’un père aimant, ne fût-ce que pour lui refuser un sursis d’un jour, contre celle d’un père dénaturé ? Sa haine envers Firmin valait-elle pareil sacrifice ?

« Si ce n’était pas moi le bourrel, c’en serait un autre, tempérait la voix de sa raison. Il est foutu de toute façon, je n’y peux rien. En plus, j’y passerais, moi aussi, alors que lui demeurerait en vie. C’est trop bête, à la fin. Où serait-elle, la justice, là-dedans ? Je n’ai pas le choix. Il faut que je le fasse. Il le faut. Il est malade. Il me l’a dit. Mais… moi, un bourrel ? Je ne pourrai jamais. Pas pour ce pauvre vieux. »

Louis ne savait plus que penser. Il ne savait plus que faire. Il regrettait de ne pas avoir tout raconté à Garin. Lui aurait tout compris, il aurait su le conseiller. Mais il était trop tard, désormais. Louis n’allait le revoir que pour le conduire à la mort.

*

— Songez aux épidémies la prochaine fois que vous incarcérerez quelqu’un, jeune d’Augignac, fit remarquer le bailli à Arnaud en présence de son père. Vous auriez dû leur laisser au moins un seau d’aisance. Encore heureux que notre bourrel, lui, n’ait pas souffert de ses conditions de détention.

— Ni l’un ni l’autre n’avaient de quoi me payer le gîte, alors, peuh {114}

— Vous vous êtes largement dédommagé avec le butin que vous leur avez pris. Maintenant, suffit. J’ai bien d’autres soucis en ce moment. L’exécuteur, entre autres.

— Eh bien, qu’y a-t-il à son propos ?

— Il y a que c’est un débutant, voilà. Décapiter un homme, même vieux et malade, n’est pas affaire à prendre à la légère. Même les bourreaux les plus expérimentés peuvent faire des ratages. Ils ont pour la plupart davantage l’habitude des pendaisons. Ils manquent de pratique avec la hache. Votre larron sera-t-il seulement capable de faire le travail ?

Thierry se permit d’intervenir :

— En tout cas, messire, je puis vous garantir qu’il a du nerf et qu’il s’est sacrement bien défendu à l’épée.

— Hum. Nous verrons bien. Qu’on aille me le quérir. J’ai des recommandations à lui faire.

Louis s’était levé avant l’aube, mais n’avait pas bougé de sa chambre. Trop de regards dédaigneux allaient bien assez tôt se poser sur lui. Plus que jamais il avait soif de solitude. Il s’était efforcé de passer le reste de la nuit à se changer les idées en se rappelant l’abbaye. Elle lui manquait. Il regrettait amèrement d’en être parti, bien qu’il se répétât sans cesse qu’il n’avait fait qu’accomplir un devoir ingrat. Cette arrestation, tout ce qui avait suivi, tout cela n’avait été qu’une erreur, un incident de parcours. Sa décision était prise et il n’avait pas le choix. Dès le lendemain il allait reprendre la route. Il lui fallait vivre. Vivre, quel qu’en soit le prix.

Mais pour que lui puisse vivre, il fallait accepter qu’un ami innocent meure.

Depuis son réveil, Louis avait mis son « éteignoir » à l’œuvre ; il s’était efforcé de couper tout lien affectif qui le rattachait à Garin. Pour être en mesure de mettre à mort ce vieillard qu’il estimait, il lui fallait en faire un non-homme. Beaumont devait perdre jusqu’à son identité pour n’être plus qu’une espèce d’objet articulé. Après tout, ce ne pouvait être pire de tuer un homme que de tuer un chien ou un mouton. Ou encore un rat. Tous les individus du règne animal avaient le sang rouge. Tous, ils se débattaient et criaient. Tous étaient des choses. Firmin aussi était une chose et, un jour, il allait l’avoir à sa merci. Mais pour cela il lui fallait vivre. Voilà, c’était tout simple. Il n’y avait plus désormais de place pour les exhortations de la conscience. L’amour, la musique et les belles images devaient être repoussés au loin, car ils dérangeaient trop.

On vint chercher Louis pour le mener au tinel* où les notables achevaient leur déjeuner. Une grosse femme vint lui porter un gobelet de tisane brûlante dont l’arôme acidulé le fit cligner des yeux.

— Alors, Ruest, bien dormi ? lui demanda le bailli. Sais-tu qu’il est passé sexte ?

— J’attendais.

— Ah ! bien sûr. Tu attendais. Toujours déterminé à servir ton roi, même si cela signifie que tu dois tuer un ami de ta propre main ?

— Quel ami ? demanda Louis d’une voix un peu tremblante.

— Hum ! Trêve de propos oiseux. Tiens, prends et écoute-moi bien, Ruest.

Le bailli jeta un regard en coin à Arnaud, comme s’il était agacé par sa présence. Le noble souriait à Louis d’un air vicieux, rempli d’un dégoût hautain. L’homme taciturne ne bougea pas, sauf pour accepter l’objet ébréché qu’on lui tendit. C’était un rasoir qui ne devait pas avoir été entretenu depuis des années. Louis songea aux beaux cheveux blancs de Garin, soyeux comme la neige neuve du Nord, qui à eux seuls pouvaient faire dévier l’épaisse lame d’une hache.

— Enlève-lui tout, sauf sa chemise pour la décence. Prends soin de bien le fouiller. Tout ce qui est sur lui t’appartiendra. C’est la coutume.

— Sauf l’épée, comme de raison, se hâta de rectifier Arnaud avec inquiétude.

— Il m’a donné son épée, dit Louis.

— Peu m’en chaut, dit le bailli. Les manants n’ont pas le droit d’en posséder.

Le géant jeta sur Arnaud un regard noir.

— C’est regrettable. J’avais besoin de m’exercer à l’épée également.

Le noble se tortilla sur son banc.

— Ne compte pas sur des gages non plus, dit le bailli. De sauver ta misérable vie te paie amplement.

Arnaud ricana, savourant sa vengeance qui s’avérait encore plus délicieuse qu’il n’aurait osé l’espérer.

— Ah, reprit le fonctionnaire, j’allais oublier. Prends ceci.

Il poussa vers Louis une étoffe noire et informe. Une cagoule. Le jeune homme refusa d’un signe de dénégation et dit :

— Tout le monde sait déjà qui je suis.

— C’est effectivement possible. A-t-on idée d’être aussi grand ! Mais ce n’est pas là l’unique utilité d’une cagoule : elle sert également à cacher le plus possible l’expression de ton visage. Pense à l’acte que tu vas commettre, Ruest. Nous te remettons un homme bien portant et, avec lui, la charge de le transformer en cadavre. Et tu ne ressens aucune haine à son égard. Il ne t’a rien fait. C’est là une tâche ardue à accomplir.

— J’y arriverai, puisqu’il le faut.

— Nolens volens{115}, dit Arnaud.

Le jeune noble émit un sifflement qui se prit dans sa gorge. Il toussa.

— Ce garçon fait preuve d’une détermination dont je me sentirais moi-même incapable, dit le bailli.

— Comment peut-on tenir autant à sa vilaine existence et accepter de perdre le peu d’honneur qu’on avait peut-être ? demanda le nobliau. Qu’y a-t-il d’admirable là-dedans ?

À nouveau les yeux de Louis se posèrent sur lui, et ce que le jeune prétentieux y vit le fit frissonner : il n’avait jamais remarqué auparavant à quel point il pouvait être désagréable d’avoir ce personnage devant soi.

— Par la mordieu, bourrel, regarde ailleurs. Tu me files la nausée, dit Arnaud.

— Une dernière chose, Ruest, dit encore le bailli. Après le sacrement des mourants, Beaumont sera à toi. Tu le conduiras jusqu’à la charrette qui sera prévue et tu guideras le mulet, mais tu monteras en premier sur l’échafaud. Les gardes s’occuperont d’y mener le condamné.

Arnaud entreprit de se curer les dents et cracha posément quelques particules en direction du géant impassible.

— Ah, au fait : les gens sont ce qu’ils sont. Ils vont lancer des objets au condamné. Attends-toi d’en recevoir ta part. Laisse-toi faire. Ne riposte pas. C’est compris ?

— Fort bien, messire. Il n’y a là rien que je n’aie déjà appris.

Louis s’inclina sans quitter Arnaud des yeux et posa son gobelet vide sur le bord de la table avant de partir, laissant les deux hommes pensifs. Le bailli demanda enfin :

— Ce pied poudreux m’a l’air plutôt dégourdi, jeune d’Augignac. M’aurait-on menti à son sujet ?

Le noble haussa les épaules.

— Comment savoir ? Je me demande ce que Margot compte faire de ce gobelet, maintenant qu’il a bu dedans.

*

Il restait deux heures. Louis sortit dans la cour. Désœuvré, en proie à un malaise grandissant, il chercha quelque coin ombragé où s’asseoir et en trouva un à l’orée d’un taillis.

Assister à une exécution était une chose ; devoir y prendre cette part active, la plus redoutablement irrémédiable qui soit, en était une autre. « Moi, je vais donner la mort à un homme. Moi ! » ne cessait-il de se répéter en dépit de ses efforts sans cesse renouvelés visant à faire de Garin une sorte de mouton bipède. « En aurai-je le courage ? » Non, il ne saurait être ici question de courage. Il allait frapper un homme à genoux et entravé. Il n’y avait rien de courageux là-dedans. Il n’y avait qu’une tâche ignoble dont personne ne voulait s’acquitter. Il avait encore l’impression de serrer dans ses mains le manche de la hache grossière que le bailli lui avait prêtée la veille pour qu’il s’entraîne avec dans la cour. L’homme lui avait dit :

— Tu n’as qu’à penser à quelqu’un que tu détestes.

Immédiatement, Louis avait pensé à Firmin. Mais il avait aussi avisé Arnaud qui, ceint de l’épée du Templier, était venu parader pour le narguer. Le bailli s’était hâté de corriger :

— Non, ce n’est pas vraiment une bonne idée. Je ne sais pas, moi, pense à celui qui t’a jadis tourmenté.

Le sang du mouton avait giclé sur les beaux vêtements d’Arnaud et avait fait détaler ce spectateur indésirable.

— Bien, bien. Tu apprends vite, lui avait dit le bailli.

Louis se frotta vigoureusement le visage à deux mains. Un peu plus loin, près d’une grange, les carcasses évidées de ses moutons reposaient, pendues aux branches d’un arbre. i

« Penser à quelqu’un que je déteste. Mais je ne déteste pas Beaumont. Je n’ai rien contre lui, moi. Que doit-il penser, en ce moment même ? Dire que très bientôt, s’il y a un Dieu, il Le verra. Très bientôt il n’aura plus de tête. Il ne vivra plus. Et moi, je continuerai. »

— Louis.

Il leva la tête. Celui qui l’avait appelé s’approchait à grands pas. C’était Hugues. Il se leva. Son compagnon le rejoignit et dit :

— Je viens tout juste d’apprendre la nouvelle. Ils m’ont dit que tu avais la permission de recevoir des amis, que tu étais libre. Enfin, presque libre. C’est vrai ?

— Oui, c’est vrai.

— Alors filons.

— Tu n’es pas un peu fou ? C’est plein de gardes par ici.

— On en a vu d’autres. Ça vaut la peine de tenter le coup.

— Où est Jacinta ?

— Partie. Ils sont tous partis. Je ne sais pas où. On verra ça plus tard. Allez, viens, on s’en va.

— Pas question. On va se faire abattre.

Incrédule, Hugues recula en dévisageant son ami.

— Tu vas vraiment faire le bourrel ?

— Je n’ai guère le choix.

— Si, tu l’as. Tu l’as ! C’est juste que tu refuses de le faire, ce choix.

Peu avant son départ de l’abbaye, Antoine lui avait parlé de la liberté de choix qu’avait accordée Dieu à l’homme. Pour l’humain, la joie était grande d’être, plutôt que l’esclave, le maître du monde et de lui-même, et de pouvoir donner un nom aux choses. Mais cette joie avait été tempérée par un sentiment de responsabilité. Dès l’instant où ce choix lui avait été offert, l’homme s’était su le comptable de ses actes : il avait acquis la connaissance du bien et du mal. « Aucun savoir n’est plus lourd à porter que celui-là, lui avait dit l’abbé. De toute la Création, l’humain seul ploie sous le faix de ce libre-arbitre. Cette discordance est une tragédie de tous les instants pour l’âme humaine ! »

— Tu crains la mort bien davantage que la honte, dit Hugues avec mépris.

Louis ne broncha pas. Il ne se défendit pas ni ne tenta de se justifier. Il laissa l’ire de son compagnon, comme une terrible épreuve d’initiation, se déverser sur lui.

— Pars, Hugues. Toi, tu es libre. Retourne à Paris, ça vaut mieux. Les bourreaux portaient malheur, c’était bien connu, tout comme les chats noirs et les échelles{116}. Hugues grinça des dents et dit encore :

— Tu n’es qu’un couard ! Ce pauvre vieux. Pourquoi ? Pourquoi fais-tu ça ?

— Va-t’en. Fiche-moi la paix !

— Dis-moi pourquoi tu fais ça.

Louis ne répondit pas tout de suite. Il se détourna et prit la direction du bois.

— Parce que je suis maudit, murmura-t-il d’une voix à peine audible. Allez, fiche le camp avant qu’ils ne m’obligent à te raccourcir, toi aussi.

Les yeux pleins de larmes, Hugues le regarda s’en aller. Il avait l’impression de perdre définitivement son ami.

*

Un petit prêtre distrait se cogna le nez contre la poitrine du bourreau alors qu’il sortait de la cellule où il venait d’administrer les derniers sacrements au condamné toujours agenouillé sur la paille souillée. Il jeta au géant un regard effaré et s’effaça pour lui céder le passage. Un instant, Louis abaissa les yeux sur lui.

Son visage de pierre disparut sous la cagoule et il entra dans le cachot, suivi du bailli et du garde nommé Toinot. Il rassembla avec douceur les longues mèches blanches de Garin qu’il entreprit de scier par touffes, tout près du crâne, avec le rasoir émoussé. Docile, vêtu de sa cotte d’armes que l’on avait couverte d’un vieux tabard à fleurs de lys, le Templier gardait la tête baissée. Louis lui attacha ensuite autour du cou un écriteau préparé par le bailli. Le vieillard y jeta un coup d’œil attristé et le lut à Louis :

— « Renégat infâme & déserteur. » On m’arrache même mon passé. La seule chose qui me restait. J’ai vécu trop longtemps.

La main de l’exécuteur glissa avec ménagements sous son aisselle et l’aida à se lever. Garin se remit sur pied avec difficulté, car son habit de fer était devenu trop grand et trop lourd pour lui. Même s’il savait que c’était là une précaution inutile, Louis se concentra sur le ligotage des mains derrière le dos. « Gauche pardessus le droit, droit par-dessus le gauche », se dit-il.

Quand les bras de Garin furent fermement immobilisés, l’exécuteur se redressa et frotta la cagoule contre son front en sueur.

— Allons-y, dit-il.

Il prit les devants. Le petit groupe quitta le châtelet désert au pas hésitant d’un mulet qui n’osait pas se montrer trop têtu sous la poigne de fer de Louis.

Sur la place du village, on avait érigé une plate-forme temporaire qui allait servir d’échafaud. Elle vibrait sous les pas d’un ours placide qui dansait gauchement sous les ordres de son propriétaire. Plusieurs piécettes roulaient joyeusement à leurs pieds, certaines allant se perdre entre les interstices de planches disjointes. Des enfants turbulents tentaient constamment de s’en approcher pour caresser la fourrure sombre de l’animal, mais les mamans vigilantes les tiraient en arrière en piaillant d’inquiétude. Quelque part dans la foule hirsute qui grossissait d’heure en heure depuis prime, un troubadour ivre avait imprudemment échangé ses récits d’amour courtois pour une paillardise qui avait ébouriffé le plumage de ses voisines. Leurs protestations furent ponctuées par les claquements des cordes de son luth qu’on lui fracassa sur la tête et il trébucha contre une brouette pleine de foin que, pour une raison ou une autre, on avait omis d’éloigner. La charrette elle-même fut renversée par une marmaille ravie qui y sauta avec force cris d’excitation. Tous les vide-goussets du voisinage s’étaient donné rendez-vous au village où les distractions se faisaient généralement rares. Leur récolte serait d’autant meilleure que les habitants étaient distraits par de passionnants commérages concernant l’exécution.

— Pourquoi diable a-t-on monté une hart pour un homme à qui on va couper le cou ? fit remarquer une matrone à sa voisine qui vendait du cidre.

L’autre répliqua :

— J’en sais trop rien. Mais, à ce qu’y paraît, on va en avoir deux. Elles se turent et, comme bien d’autres, regardèrent le poteau au bout duquel pendait un nœud coulant.

— Mais ils y ont point mis d’échelle.

— Les voilà ! cria quelqu’un. L’ours et son maître disparurent dans la cohue.

— Ouvrez le passage ! ordonnèrent des gardes portant les couleurs des d’Augignac.

Les six cerbères mal vêtus d’Arnaud se trouvaient parmi eux. Les gardes formèrent une haie afin d’éviter tout débordement de cette foule compacte dans laquelle s’étaient égarés ici et là quelques chiens trop curieux.

Louis dut serrer davantage les guides du mulet qui se mit à braire d’angoisse. Deux adolescents ivres suffirent à déclencher les huées des spectateurs. Aliments pourris, crachats et injures se mirent à pleuvoir indifféremment sur l’exécuteur et sa victime. Tous deux encaissèrent avec une dignité qui en imposa à un observateur attentif dont l’esprit n’avait pas été trop embrouillé par le mauvais vin en vente chez les gargotiers du voisinage. Installé avec quelques dignitaires, dont les d’Augignac, sous un dais au centre de la place, Friquet de Fricamp porta pensivement la main à sa tonsure que le soleil de l’après-midi avait un peu rougie.

Le grand bourreau abandonna les guides à un homme d’armes. Il regarda l’échafaud. Il lui rappelait les scènes de crucifixion vues à l’abbaye qui, après tout, dépeignaient une exécution capitale. Cet échafaud devait aussi être une sorte de Calvaire. Sauf qu’il allait n’y avoir qu’un seul larron aux côtés de l’innocent condamné.

Il grimpa seul l’escalier abrupt menant à la plate-forme. La foule retint son souffle à sa vue. Le silence soudain le fit reculer d’instinct vers la partie arrière de l’échafaud, où il attendit. Deux valets firent trembler la construction en venant poser juste à ses pieds un lourd billot dont ils assurèrent la stabilité à l’aide d’un support vertical installé au-dessous, de manière à diminuer l’effet du recul de la hache. Louis les regarda faire sans bouger de sa place. Le bailli monta à son tour et le rejoignit. Il tenait un rouleau de parchemin et allait faire office de héraut. Il ordonna à Louis tout bas :

— Prends la hache. Tiens-la devant toi.

Sentant peser des centaines de regards sur chacun de ses gestes, Louis obéit et alla chercher l’arme qui avait été appuyée au pied de la potence vers laquelle il leva brièvement les yeux. La corde rêche se balançait doucement au vent, au-dessus de sa tête, contre le ciel enfumé.

Depuis sa place à l’ombre du dais, Arnaud ricana méchamment. Personne ne lui prêta attention.

La hache du bourreau était conçue non pas pour donner une mort rapide, mais pour châtier. C’était une espèce de hachoir primitif, peu maniable, mal calibré et aiguisé de façon très sommaire. La lame non polie était lourde et large. Louis avait remarqué que, son poids se situant principalement vers l’arrière, elle avait tendance à dévier un peu de sa cible lorsqu’il l’abattait. Elle avait près d’une quarantaine de pouces de long et devait peser environ huit livres. La lame convexe mesurait seize pouces, mais seule une aire de dix pouces et demi composait le fil{117}.

Un garde avait fait descendre Garin de la charrette. Il lui fit gravir les marches une par une en le bousculant légèrement. Le vieil homme était exténué, mais l’expression sur son visage blême était sereine. Il tituba jusqu’au milieu de la plate-forme et avisa l’exécuteur à qui il offrit un ultime salut. Après quoi on le contraignit à affronter la foule pendant que le héraut lisait son annonce se terminant par « … et que justice suive son cours ».

— Vous avez bien fait les choses, Excellence, fît remarquer le baron lorsque lecture fut faite.

— En effet, en effet, dit le clerc qui semblait penser à autre chose. Raymond n’insista pas. Garin fut conduit devant Louis qui lui enleva l’écriteau et le remit à un valet. Il aida le vieil homme à s’agenouiller devant le billot. Malgré les sévères crampes qui presque sans cesse le tenaillaient, le digne Templier était parvenu à ne pas se souiller. Louis reprit son souffle et tenta de nouveau de s’éponger le front avec sa cagoule. Garin leva les yeux vers lui et dit :

— Libère-moi de ce monde menteur, Louis.

Certains spectateurs qui se tenaient devant l’échafaud se mirent à protester.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda une mégère édentée.

— Nous n’avons rien compris ! se plaignirent plusieurs autres. Louis eut l’irrésistible envie de taper du pied et de leur crier : « Vos gueules ! » mais Garin ajouta :

— Dieu te garde. Je te pardonne.

Les spectateurs du premier rang entendirent et se turent. Certains d’entre eux purent même ouïr la réponse du bourreau :

— Vous êtes meilleur que moi.

Son haleine brûlante se diffusa dans les fibres rustiques de sa cagoule. Il alla se planter derrière le condamné et se pencha pour lui faire poser la tête correctement sur le billot rectangulaire. D’une hauteur de deux pieds, l’instrument était creusé à ses deux extrémités les plus longues. La première dépression, plus large, était conçue pour y faire reposer les épaules. Le second creux, situé à l’opposé du premier, était prévu pour le menton. La victime était contrainte de poser la gorge contre une indispensable surface dure, la nuque étirée le plus possible, car il s’agissait là d’une cible très petite pour l’homme nerveux qui avait à la viser sous les milliers de regards braqués sur lui.

Un pas de côté et sa hache s’éleva. Garin ferma les yeux. Louis frappa de toutes ses forces. L’arme s’abattit en produisant un bruit sourd qui fit sursauter le billot. Beaumont s’affaissa sur le côté, aux pieds de l’exécuteur, en laissant sur le billot une traînée écarlate. Bouche ouverte, yeux exorbités, il crachait le sang. Pendant une interminable seconde, Louis fut pétrifié.

— Vite, vite, entendit-il dire par quelqu’un qu’il ne vit pas.

Et il se reprit. Les hurlements de la foule ne parvenaient plus à ses oreilles. Plus rien n’avait d’importance hormis cet homme qui était mortellement atteint et qu’il fallait achever au plus vite. Il posa la hache et prit sa victime par les épaules pour la redresser. Il lui fit de nouveau poser la tête sur le billot. Garin haletait et ses bras noués étaient agités de violentes secousses. À cause des mouvements convulsifs du condamné et des projectiles dont les gens s’étaient mis à le bombarder, Louis reprit la hache. Il fut à peine capable de viser l’encoche où palpitaient muscles et ligaments sectionnés.

— Han !

L’arme cliva de nouveau la nuque du malheureux, lui écrasant les vertèbres. Garin roula à nouveau sur le côté, mais il cessa de se débattre. Les chausses de Louis furent arrosées de sang et d’un liquide incolore. Beaumont paraissait avoir perdu conscience. L’épaisse lame s’était frayé un chemin plus avant : elle avait partiellement broyé les vertèbres, et la tête était à demi arrachée. L’exécuteur se sentait étouffer. Il dut remettre sa victime inerte en position une troisième fois. La tête de Garin finit enfin par tomber et son corps bascula contre les jambes du bourreau qui ne s’était pas reculé à temps.

— Qu’est-ce que tu attends, espèce d’idiot ? lui dit le bailli. Montre-leur sa tête{118} !

Louis dut marcher dans des flaques qui s’agrandissaient sur les planches rendues collantes par les traces de miel que l’ours avait laissées. Il s’avança sur l’échafaud pour brandir, en le tenant par les courts cheveux, l’horrible trophée. Les orifices de sa cagoule étaient de guingois et c’est d’un seul œil qu’il put voir que les spectateurs les plus rapprochés s’éloignaient craintivement de ses sabots ensanglantés. En revanche, d’autres s’avancèrent et se mirent à lui demander des bouts de la chemise du mort en lui tendant des pièces de monnaie.

Mais Louis n’entendit ni ne remarqua rien de tout cela. Il se détourna et reposa la tête de Garin dans un panier rempli de sciure. Le bailli le regarda tituber jusqu’au bord de la plate-forme sans réclamer son dû, laissant les gardiens et les valets se disputer les effets du supplicié pour tout vendre à la foule qui se pressait alentour. « Encore heureux que l’on n’ait pas à le débiter en quartiers pour l’exposer aux quatre coins du village », se dit-il. Et il se chargea de planter lui-même la tête de Garin sur une pique.

Oublié, Louis sauta en bas de l’échafaud et disparut en dessous, à genoux dans une pénombre épargnée par l’affreux délire de l’extérieur. C’était un réduit strié de rayures lumineuses produites par le soleil qui passait par les interstices de la plate-forme. Il haleta et arracha sa cagoule, exposant à l’air son visage ruisselant. Par certaines fentes des planches au-dessus de sa tête, du sang visqueux dégouttait encore. Certaines de ces gouttes rouges se faufilèrent dans ses cheveux trempés. Louis se courba en deux pour vomir.

*

Le lendemain

Ses pieds nus ne faisaient presque pas de bruit sur la sente fraîche d’un bois. Au loin, le clocher d’une petite église sonnait vêpres. Un écureuil détala devant lui, emportant dans sa gueule une grosse noix qu’il allait se hâter d’enfouir pour l’oublier ensuite. « Ainsi, avait fait remarquer une voix aimée qui n’existait plus, des forêts entières poussent grâce à la distraction d’une petite bête. »

Louis décida de faire une pause. Il s’assit sur un tronc moussu pour fouiller dans sa besace, à laquelle étaient attachées une gourde calebasse* remplie d’eau fraîche, de même que sa paire de sabots qu’il ne portait plus, car ils lui donnaient mal aux pieds. Ses vêtements étriqués étaient éclaboussés de taches brunes. Mais, au moins, on avait consenti à lui redonner son vieux couteau. Il entreprit de grignoter un bout du saucisson auquel la grosse cuisinière du domaine avait renoncé de mauvaise grâce.

Il ne désirait plus qu’une chose, retourner le plus vite possible au pays, laissant loin derrière le cauchemar qu’il venait de traverser. Maintenant que la peste avait reflué à Paris et qu’il s’était prouvé à lui-même jusqu’à quel point il avait consenti à s’abaisser, il était plus que temps qu’il remonte vers le Nord et vers le but de sa quête.

Le jeune homme déboucha un cruchon de vin domestique auquel il but goulûment. Sa manche droite lui descendit le long du bras. Il reposa le cruchon sur ses genoux en se passant la langue sur les lèvres. Il regarda pensivement la hache rouge dont avait été marqué son avant-bras. « Était-ce tout cela, la mauvaise porte dont Jacinta m’a parlé ? » se demanda-t-il. Tout en grattant vigoureusement le tatouage qui le démangeait soudain, il se promit d’allumer un cierge pour le vieux Templier dès son retour à Paris.

Les oiseaux se turent dans leurs branches. Louis bondit, mais trop tard : le sol fut ébranlé par une galopade qui semblait venir dans sa direction. Il entreprit de fuir en s’éloignant du sentier. Il n’y avait aucun risque à prendre. Un seul cavalier coiffé d’un heaume apparut au détour du sentier. Il appela :

— Halte-là, au nom du roi.

Louis ralentit et tourna la tête en direction de l’homme. C’était un chevalier, armé, du roi de Navarre. L’épée au clair, il s’apprêtait lui aussi à faire quitter le sentier à sa monture. Louis leva les mains, mais refusa de bouger. Le chevalier dut s’engager parmi le feuillage dense des arbustes pour parvenir à sa hauteur. Louis perçut la luisance de deux perles grises qui le détaillaient avec un certain mépris à travers la ventaille close du heaume.

— Es-tu le dénommé Ruest que l’on vient de gracier au châtelet d’Augignac ? lui demanda l’homme d’armes d’une voix peu engageante.

— Oui.

— J’ai ordre de te ramener auprès du gouverneur de Caen. Il a manifesté le désir de t’avoir en tant qu’exécuteur pour sa cité.