Chapitre IV
Paris, automne 1347
La hotte vide attendait, appuyée contre le mur de l’étal. Un garçon dégingandé faisait les cent pas devant la boutique qui était sur le point de fermer. Les étagères, vides elles aussi, étaient déjà nettoyées et rangées pour la nuit. La porte de l’arrière-boutique s’ouvrit et se referma. Un jeune artisan portant tablier s’avançait dans la pénombre de la boutique. Inconsciemment, le garçon se mit presque à l’attention. C’était Hugues.
— Une bonne journée. J’ai tout liquidé, dit-il, ravi, à Louis qui s’en venait.
Ce dernier lui remit quelques pièces prises à même la jarre de terre cuite. Hugues les accepta avec reconnaissance, comme chaque jour depuis bientôt un an qu’il faisait les livraisons pour les Ruest.
— Attends, dit Louis.
L’adolescent alla chercher dans l’ombre de l’ouvroir quelques lourdes miches qu’il tendit à son copain et lui dit :
— C’est pour toi et la bande. Ne les vends pas. Je n’ai pas le droit de faire des pains comme ceux-là.
— D’accord.
Hugues fractionna l’une des miches de pain complet dont la dense mie tiède était constellée de graines de tournesol, d’oignons grillés et de lardons.
— Sacredieu, c’est drôlement bon. Merci, dit Hugues, la bouche pleine.
Ils se saluèrent et Louis verrouilla la boutique pour aller souper avec la famille dans la chaude pièce à vivre. Il retira son tablier et se lava les mains, les avant-bras et le visage au seau d’eau qui était posé près de la porte. Il prit place au bout de la table, à l’extrémité opposée à celle de son père.
Bien des choses avaient changé au cours de ces trois dernières années. À quatorze ans, Louis était devenu plus robuste. Il dépassait d’une tête la plupart des adultes. Sa musculature s’était développée grâce au travail et à une alimentation plus saine dont son père ne le privait plus. Il portait des vêtements usés mais convenables et propres. Ses cheveux n’étaient plus taillés au bol ; ils étaient ras, à peu près comme ceux de son père. Mais la chevelure du garçon était plus abondante que celle de Firmin, si bien qu’elle s’ébouriffait au moindre souffle d’air. Une petite mèche rebelle près du front s’obstinait à désigner le plafond comme s’il était la chose la plus intéressante à regarder.
La famille aussi était différente : elle s’était agrandie. Firmin s’était remarié l’année précédente. Odile, son épouse plantureuse, tenait maison et ne rechignait pas à partager avec lui les plaisirs de la couette. Ce goût insatiable pour les rapports charnels était d’ailleurs ce qui avait motivé sa démarche auprès de cette veuve plus âgée que lui, puisqu’elle ne connaissait rien en matière de boulangerie. Elle avait amené avec elle Bertrand, un fils de seize ans qui ne songeait qu’aux gloires de la chevalerie, Clémence, sa fille de douze ans, Amaury, un garçonnet de cinq ans et le petit Gérard qui n’avait qu’un an. Curieusement, Firmin avait trouvé de quoi les entretenir tous sans pour autant renoncer à une cuite hebdomadaire. Il fallait qu’Odile fût bonne au lit.
Les Ruest demeuraient prospères. Toutefois, quelque chose manquait. Un malaise, comme ces lents brouillards d’automne que les ardoises des toits déchiquetaient, planait au-dessus d’eux et indisposait quiconque était tenté de s’infiltrer parmi eux. Leur demeure pourtant belle s’était fanée tel un pétale sous le frimas. Elle était comme privée de sa ration de lumière, on eût dit que ses fenêtres ne cherchaient plus qu’à voiler leur regard derrière le tulle endommagé d’araignées qui n’y étaient pas, puisque le ménage était bien fait. Peut-être Firmin avait-il essayé de nier l’existence de cette impression persistante en peuplant sa maison avec les enfants d’un autre.
Louis travaillait fort et savait s’occuper de tout : du four, du levain, des variétés de pains, en plus de la boutique. Il savait être partout à la fois. De sa propre initiative, il avait confié les livraisons à Hugues et n’avait jamais eu à le regretter : si le voyou continuait à commettre çà et là de petits larcins, jamais son ami n’en fut la cible. Clémence et Odile apprenaient à tenir la boutique à tour de rôle tandis que l’autre restait à la maison pour s’occuper des petits. Assez fréquemment, Firmin et Louis boulangeaient ensemble.
Une espèce de trêve s’était instaurée entre eux. Il y avait de quoi se demander si Firmin avait jamais douté de l’intelligence de son fils. Il lui confiait les rênes de plus en plus souvent. Il n’y avait plus de Ratier. À quatorze ans, Louis était désormais majeur{38} et n’était plus un chrétien sous tutelle. On arrivait presque à oublier qu’il avait été maltraité depuis l’âge de trois ans, au début de cet âge turbulent et mal considéré, où il avait progressivement perdu les vertus divines du baptême.
Peu après le remariage de son père, il avait déménagé sa couche sous les combles, préférant affronter le froid et les mauvais souvenirs plutôt que d’avoir à endurer l’envahissante promiscuité de sa belle-famille ; car il passait la plupart de ses nuits dans la farinière*. S’il avait pris cette décision par défi, son père, bien que surpris, l’avait tout de même laissé faire sans protester.
Les deux petits n’incommodaient pas Louis : d’instinct, ils le laissaient tranquille. Il s’entendait plutôt bien avec Clémence, sa sœur par alliance, qui était la seule avec qui il communiquait un peu. Quant aux trois autres, Firmin, Odile et Bertrand, tout allait bien tant qu’ils s’en tenaient au minimum avec lui.
Dès que Louis se fut assis, ce soir-là, Clémence commença le service. C’était une petite brune timide qui devait tenir la majorité de ses traits de son défunt père. Elle servit d’abord Firmin, puis Louis. Ni Odile ni Bertrand n’y trouvèrent à redire. Ils attendirent leur écuelle en silence alors que le père et le fils commençaient à manger. C’était devenu naturel. Tacitement, c’était Louis et non pas Bertrand que l’on considérait comme l’aîné, parce qu’il travaillait.
— Le prix du grain a encore grimpé, dit Firmin. Si ça continue ainsi, nous allons devoir nous mettre au pain noir.
— J’espère que tu ne parles pas sérieusement, dit Odile dont la bouche lippue triturait de bon appétit un généreux fragment de pain au froment encore tiède.
— C’est à cause de la guerre. Que veux-tu que je te dise ?
— Tout cela ne serait jamais arrivé si les nôtres avaient su se battre au lieu de se laisser plumer à Crécy comme les volailles dodues qu’ils étaient, dit Bertrand{39}.
Fidèle à son habitude, Louis écoutait et mangeait en silence.
Le roi de France, Philippe VI de Valois, avait eu à faire un dur apprentissage. Il avait dû renoncer à appliquer tous les beaux principes de chevalerie qu’il avait glanés dans ses lectures pétries d’idéal romantique. La guerre était une chose sale, ingrate, ignoble. Les preux ne revenaient pas chez eux dans leur armure étincelante, bannière au vent : ils mouraient par milliers, inutilement, sur des champs de bataille gorgés de sang.
L’on ne pouvait soupçonner que ces horreurs n’étaient que le début d’un conflit dont nul d’entre eux n’allait connaître la fin. La guerre de Cent Ans était commencée{40}.
— On a spolié la chevalerie, voilà, dit Bertrand. Ces Anglais se battent comme les chiens d’archers gallois avec leurs lombeaux*, des barbares qu’ils sont allés ramasser dans leurs montagnes. Ils ont perdu tout sens de l’honneur.
— En tout cas, il n’est pas encore né, l’Anglais qui va me priver d’une chère pareille, dit Odile dont le menton était dégoulinant du bouillon brun de son ragoût.
— Moi, je leur fais la nique, aux Anglais, dit Amaury de sa voix flûtée.
— Que dis-tu là, petit ? C’est un très vilain mot, dit Clémence.
— N’empêche que le grain coûte de plus en plus cher, dit Firmin. Il va falloir que je révise mes sources d’approvisionnement. En plus, il y a le Bonnefoy qui commence à me faire des misères.
— Tout ça ne serait pas arrivé avec un Capet, dit soudain Louis de sa voix muante{41}.
— Ouais.
— Qu’est-ce que tu connais à la guerre, toi ? demanda Bertrand.
— J’en connais autant que toi qui t’assommes contre des branches d’arbre en jouant au preux avec tes amis et qui ensuite me mets ça sur le dos.
Bertrand, outré, se leva et s’appuya contre la table pour crier :
— Calomnies ! Je ne me suis assommé nulle part.
— Laisse tomber, Bertrand, dit Odile.
— C’est toi, espèce de vicieux, qui m’as pris par-derrière l’autre jour, et tu le sais.
— Peuh ! dit Louis.
Bertrand continua :
— Et puis, je ne « joue » pas à la guerre, comme tu dis. Ce sont de vrais exercices, comme à la joute. Et toi, tu viens nous les saboter.
— Ferme donc ta gueule, Bertrand. Tu m’embêtes, dit Firmin mollement.
Mais le jeune homme n’écoutait plus. Il poursuivit, le visage rouge d’indignation :
— On ne peut pas en dire autant de toi, le petit chéri à son papa, hein ? Tu joues au plus fort, mais je parierais que tu n’es même pas capable de tenir une lance correctement. Retourne donc à ton four et laisse la politique à ceux qui savent y faire.
Il n’en fallut pas plus pour amorcer dans le regard de l’adolescent une étincelle de colère dévastatrice. Tel un serpent qui n’attendait que cela, Louis se détendit et frappa comme l’éclair. Une partie de la vaisselle se renversa. Personne ne comprit comment Bertrand, le nez écrasé par un coup de poing, avait roulé sous la table. Louis, accroupi, s’efforçait de l’atteindre, frappant à l’aveugle et s’écorchant les jointures contre du bois rude sans s’en apercevoir. Tout le monde s’était levé et les petits pleuraient. Clémence s’occupa d’eux et les emmena, tandis qu’Odile hurlait :
— Bon Dieu, Firmin, fais donc quelque chose !
Le boulanger défit maladroitement la boucle de sa ceinture, l’enleva, et commença à en frapper le dos penché de l’adolescent dont la tête et les bras disparaissaient sous le plateau de la table. Tremblant de rage, la ceinture brandie, Firmin dit, sans cesser de frapper :
— Arrête ! Non mais arrête, merde ! Saleté, je t’aurai.
Presque immédiatement, Louis se redressa et fit front, lèvres retroussées et mâchoire saillante. Il attrapa la lanière au vol et donna une secousse. La main de son père, tenant toujours la ceinture, se retrouva au niveau de son visage. Le garçon y planta des dents de fauve. Firmin hurla et lâcha prise. Les incisives et les canines de Louis s’enfoncèrent davantage, alors que la ceinture qu’il avait saisie se mit à claquer contre son propriétaire. Firmin recula en geignant, cherchant à la fois à protéger son visage et à libérer sa main ensanglantée. Il assena à Louis plusieurs gifles retentissantes, sans résultat. Puis il pensa à lui forcer les mâchoires, et sa main fut dégagée.
Pendant ce temps, Odile cherchait à extraire Bertrand, délaissé, de sous la table. Clémence était de retour, elle aussi ; elle avait laissé les enfants anxieux dans la chambre commune.
— Oh, Louis… dit-elle tristement.
Ils regardaient tous, effarés. C’était la première fois que l’adolescent s’en prenait physiquement à son père.
Louis trouva que la ceinture ne causait pas assez de dommage ; il l’abandonna et la remplaça par ses poings. Il ne remarqua pas la ceinture qui s’éloignait en rampant discrètement. Odile la brandit un instant et la lanière bouclée atteignit l’adolescent au côté de la tête. Il s’affala contre Firmin, qui le retint avec difficulté pour le laisser glisser par terre.
À bout de souffle, Firmin regardait son fils inanimé, étendu à plat ventre, un bras légèrement tordu, car quelques doigts s’étaient pris dans la cordelette de sa tunique. Odile, Clémence et même Bertrand se rapprochèrent avec hésitation. Ce dernier s’épongeait le nez avec un mouchoir déjà passablement imbibé de sang. Odile chuchota :
— Doux Seigneur, c’est un chien enragé.
— Laissez-le tranquille, dit Firmin. Il faut juste lui foutre la paix.
Personne ne dit plus rien. Pour la seconde fois de sa vie, Firmin se prit à redouter son fils. En son for intérieur, il avait toujours su que les choses finiraient ainsi.
Dans son coin sous les combles, Louis analysait le goût violent du sang de son père dans sa bouche. Les joues enflammées par les gifles, il n’avait pas conquis le territoire espéré. Il n’avait pas non plus perdu la bataille. Amour et haine, jusque-là clairement divisés, s’entremêlaient et dansaient follement l’un avec l’autre. Louis se roula en boule sur sa couche de foin et attendit.
Comme de nombreuses victimes de mauvais traitements, Louis enfant avait surmonté sa rivalité à l’égard de son père en adoptant ses valeurs et son comportement. Cette dynamique avait fait de lui un tortionnaire qui exerçait à son tour sur les autres la violence qu’avait manifestée son père envers lui. Ce qui demeurait à la fois étrange et admirable, cependant, c’était qu’une forme d’amour persistait à croître dans ces conditions hostiles avec l’obstination d’un arbrisseau poussant sur le roc. Louis n’en continuait pas moins à aimer son tourmenteur, bien qu’il sût cet attachement sans issue. Peut-être était-ce dû au fait que la main qui l’avait frappé était également celle qui avait permis de le nourrir. C’était lui, son père, qui avait eu le contrôle absolu sur son bien-être comme sur sa souffrance. Louis percevait-il inconsciemment comme de la gentillesse le relatif adoucissement de ses conditions de vie ?
*
Le père et le fils s’étaient mis au travail avant l’aube le matin suivant. Firmin avait dû renoncer à sa part de pétrissage à cause de sa main bandée qui allait être inutilisable pendant quelque temps. Il prenait une pause et sirotait un breuvage qu’il avait pris soin de corriger à l’eau-de-vie.
— N’oublie pas qu’il est temps d’aller au moulin, dit-il à son fils.
Le vêtement de Louis adhérait à son dos, car il ne l’avait pas enlevé après avoir accompli son travail au pétrin.
— J’irai si je peux, dit-il.
— Tu le pourras. Et retire cette chemise atroce ! Je suffoque juste à te regarder.
— Vous n’êtes pas obligé de me regarder.
— J’ai fait cette boisson trop forte, je crois, dit Firmin en déposant son bol.
Lui-même était nu jusqu’à la ceinture ; il exposait son torse barbouillé de poils brunâtres et hérissé de fétus à la chaleur du four. Louis savait depuis longtemps ce qu’il avait à faire. Il se dépouilla de son vêtement et se lava avec soin au seau pour éviter de souiller la pâte par la sueur ou la mauvaise haleine. Il se remit au travail. Ils cessèrent de causer pendant un certain temps.
Un peu plus tard, l’adolescent entreprit de mettre à cuire la première fournée. Firmin ne pouvait s’empêcher d’examiner et d’admirer chez lui les gestes sûrs et rapides de l’artisan. Ce fut sans doute la raison qui lui donna envie de rétablir entre eux la rivalité sans laquelle il se sentait diminué :
— L’Odile ne t’aime pas, tu sais.
Ces derniers mois, la belle-mère de Louis avait entrepris agressivement de le dénigrer. Elle n’hésitait pas à mettre sur son compte plusieurs méfaits commis par d’autres voyous et dont elle avait entendu le récit : feux de granges, poulets volés et autres crimes du même genre. Firmin avait plus ou moins accordé d’attention à ces ragots ; il les avait mis sur le compte de la jalousie. L’adolescent demanda :
— Dois-je en être marri ?
— Eh bien, je suppose… Faut dire que tu ne l’aides guère.
— Je n’en vois pas l’intérêt. C’est votre femme, pas la mienne.
L’adolescent n’interrompait pas son travail pour bavarder, ni ne semblait se laisser distraire par les émotions qui, en d’autres circonstances, lui auraient peut-être fait brandir sa pelle à enfourner au-dessus de la tête de Firmin. Cette concentration était une autre grande qualité décelable chez le futur boulanger. Le maître décida d’en profiter pour s’amuser à ses dépens tout en évaluant ce trait de caractère :
— À propos, ne trouves-tu pas qu’il est temps de te trouver une jouvencelle ? Moi, à quatorze ans, j’en avais déjà défloré au moins une demi-douzaine, et pas des plus moches.
Louis s’abstint de répondre. Mais Firmin eut un rire paillard lorsqu’il vit sur les joues de son fils une rougeur qui n’y était pas auparavant et dont le four n’était pas responsable.
— Sacré nom de Dieu, le petit salaud. Tu en as une ? Est-ce que je la connais ?
— Non, je n’en ai pas.
— Allez, ne me fais pas le coup du puceau effarouché. Dis-moi qui c’est.
— Personne. Et vous ne devriez pas boire comme ça de si bon matin.
— Parce que ça te regarde, peut-être ?
— Peut-être pas. Mais laissez-moi tranquille avec vos histoires, vous aussi.
Firmin ricana doucement en voyant son fils un peu perturbé. Le four fut rempli. Louis déposa sa pelle et s’essuya les mains. Firmin dit encore :
— Bravo. Tu n’as pas baisé, mais peut-être que tu devrais.
Il ricana encore à cause du double sens de sa phrase. Louis demanda :
— Est-ce qu’Odile aimerait me voir ramener ma fiancée ici ? À moins que je ne parte m’établir à mon compte ?
Il s’approcha de son père. Firmin demeura un instant interdit.
— Que dis-tu là ?
— Pensez-y un peu.
— Comment ? Aurais-tu des projets, par hasard ? Tu as entrepris des démarches avec la corporation sans m’en parler ?
Louis fit un vague signe d’assentiment. Il trouvait étrange d’être capable de parler à son père d’une façon presque normale, alors qu’une relative sobriété ne lui avait pas encore interdit toute pensée structurée.
— Pas encore. Mais j’en ai l’intention.
— Ah ben, ça alors !
— Vous comprenez maintenant pourquoi Odile ne m’aime pas. Les femmes des autres boulangers parlent. Elles se doutent de quelque chose. Vous seul êtes assez sot pour ne rien voir. Il n’en tient qu’à vous que nous devenions associés… ou autre chose. Et méfiez-vous de ce qu’Odile vous raconte.
Firmin n’eût jamais cru qu’une simple taquinerie au sujet des filles allait mener à un tel aveu. Il dit, encore sous le choc :
— Faudrait quand même que tu les lâches un peu.
— Allez plutôt dire ça à ce benêt de Bertrand.
— Alors… tout ce que m’a rapporté Odile à ton sujet… elle a tout faux ?
— Oui, dit Louis.
— Complètement ?
— Je vous l’ai dit.
— Ne me dis pas que ta bande n’y est pour rien ?
— Ce que fait la bande ne concerne qu’elle.
— Tu n’as donc jamais frappé Odile ?
— Non, mais j’en ai très envie.
— Quoi ? Non mais, te rends-tu au moins compte de ce que tu racontes ? Il n’y a vraiment plus moyen de te dire un mot, à toi. T’es devenu un vrai petit gibier de potence.
— N’ayez pas de souci, je ne ferai rien. Comme je ne vous ai rien fait à vous pour ma mère.
Un goût de sel se répandait dans la bouche de Firmin. Il bredouilla, mal à l’aise :
— Ne dis pas ça.
— Pourquoi non ? Sûrement pas parce que vous la regrettez, hein ? Elle n’est plus là, mais moi, j’existe. Et ma présence ne cesse de vous rappeler à tous les deux que ma mère était là bien avant votre putain !
— Ta gueule ! Tu vas la fermer !
— J’ai assez enduré sans rien dire.
— Et je te défends de manquer de respect à ta belle-mère qui est aussi, au cas où tu l’oublierais, ma femme.
— Je n’oublie rien. C’est pour cette raison que je ne la respecterai jamais.
Firmin le gifla et cria :
— Au moins, respecte-moi ! Tu as peut-être atteint ta majorité, mais je suis et demeure ton père. Ne m’oblige pas encore à te flanquer une raclée.
Le face à face qui suivit déstabilisa le boulanger. Louis le fixait en silence. C’était comme si son corps, quoique délié, s’était ramassé sur lui-même, prêt à bondir. Tout en lui suggérait déjà la force physique d’un félin à l’affût. Le père tremblait, réduit à l’impuissance, et il se dit avec désolation : « Je ne pourrai plus l’assommer. Je ne pourrai plus. » Louis était devenu un adversaire. Firmin aboya :
— Va-t’en. Je ne suis plus capable de te supporter. Bon à rien. Fainéant. Non, mais vas-tu t’en aller.
Louis cilla imperceptiblement, et Firmin réalisa trop tard qu’il venait de commettre une grave erreur.
— Je n’ai pas voulu dire ça. Mais, bon Dieu, tu me mets hors de moi. Allez, au travail.
Louis se détourna et, chose étonnante, se remit à sa fournée. D’avoir repris un semblant de contrôle sur cette lave humaine déconcertait Firmin. Mais il n’était plus question de le lâcher. Il dit :
— Sache, pour ta gouverne, que je n’ai pas encore pris de décision à propos de la boulangerie. Il me tarde d’enseigner le métier aux petits.
Louis s’était déplacé vers le pétrin vide et écoutait, la tête baissée, les yeux sur les mesures{42} qui interdisaient toute fraude à son père. Firmin continua :
— Je veux avoir le choix, vois-tu. La boutique m’appartient. À moi et à moi seul. Je ne te fais pas confiance. Tu es trop belliqueux. C’est mauvais pour les affaires. Et tu passes trop de temps à fainéanter au bain.
Cette dernière accusation était injustifiée et Firmin le savait. Mais il ne pouvait s’empêcher de la porter. Il aima voir le dos voûté de son fils. Louis souleva le lourd pétrin comme s’il s’apprêtait à s’en servir comme massue, mais il se ravisa et laissa l’instrument retomber lourdement au fond de la cuve. Il se tourna vers son père et dit, d’une voix blanche :
— Très bien. Alors, bonne chance.
Il se dirigea posément vers la porte.
— Eh, attends une minute. Où est-ce que tu t’en vas ?
— Je ne sais pas trop encore. Au bain, peut-être. Ou me trouver quelqu’un à tabasser, faut voir, dit-il, sarcastique.
— Et le moulin ? Qui va y aller ? Je ne peux pas tout faire.
Louis haussa les épaules et dit, avant de sortir :
— Demandez à Amaury. Ou, au pire, à Bertrand.
*
Le matin suivant, Hugues fut reçu à la porte de l’étal par Firmin dont le visage luisait de sueur. Une fois ses pains bien couverts, il se chargea de sa hotte. Firmin lui demanda :
— Dis-moi, tu n’aurais pas vu le Louis hier, par hasard ?
— Non, maître, je ne l’ai pas vu.
— Ah. Eh bien, si tu le trouves, tu lui diras que, euh… que j’ai à lui parler, voilà. Tu lui diras ça.
— Je le lui dirai, maître. Bonne journée.
Hugues se hâta de tourner le coin de la rue avant de s’appuyer contre un mur et de pouffer de rire. À quelques pas de là, un haleur de fardier rouspétait contre une mégère qui bloquait le passage sous prétexte qu’elle avait échappé l’un des poussins de sa couvée.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda Louis qui s’était planté un brin de trèfle entre les dents.
— Il n’a pas l’air faraud, dis donc ! Veux-tu bien me dire ce que tu lui as fait ?
— Rien. Je suis parti, c’est tout.
— Ah ben, ça alors. Tu en as, du cran.
Ils se mirent en marche en direction de l’île de la Cité.
— Et que vas-tu faire, maintenant ? demanda le jeune livreur.
— Je n’en sais rien.
Mais Hugues se douta que Louis mentait, qu’il savait très bien ce qu’il avait l’intention de faire.
La bande s’était agrandie au fil du temps, la guerre ayant produit un plus grand nombre de pauvres. Même le doux Sans-Croc en faisait désormais partie depuis qu’on avait mis un terme à son hébergement pour une raison connue de ses seuls ex-bienfaiteurs. L’apparence de la Gargouille ne s’était pas améliorée : il s’était fait prendre la main dans le sac une fois de trop et on l’avait puni en lui coupant les lèvres. Aubert et Samson, quant à eux, se donnaient un air goguenard avec leurs vêtements disparates qui, s’ils avaient formé un ensemble, auraient peut-être été beaux.
Depuis trois ans, Louis n’avait pratiquement plus eu besoin de voler. Il lui arrivait pourtant de recourir encore à ses talents, surtout pour se procurer des fruits, qui lui manquaient trop dans une alimentation constituée pour l’essentiel de féculents et de viande.
— Hé, les gars, si on allait tourmenter un brin les filles ? demanda le petit Samson.
— Bonne idée. On y va, dit Hugues.
Les fillettes du quai aux Fleurs qui entaillaient tôt le matin les berges de la Seine constituaient toujours une cible de choix pour une bande de gamins tapageurs. Certaines, plus délurées que les autres, ne rechignaient pas à se laisser bouler jusqu’au secret des buissons pour s’adonner à des jeux délicieusement illicites. Quant aux autres, qui constituaient la grande majorité, les garçons se plaisaient tout autant à leur jouer des tours pendables.
Ce jour-là, le premier vrai jour de vacances qu’il prenait depuis le décès de sa mère, Louis eut la surprise d’apercevoir Églantine Bonnefoy, la fille du meunier, parmi les fillettes caquetantes qui s’attardaient un peu trop sur la berge. Il prit Hugues à part et lui dit :
— Tu vois celle qui ne tient aucun bouquet ? Pas touche. Elle est à moi.
— Ah bon… d’accord, si tu le dis.
Églantine ne le remarqua pas ; le bavardage de ses amies requérait toute son attention. Sa capeline pendait dans son dos et sa longue natte s’était défaite. Il en profita. Se coulant sans bruit parmi les tiges rébarbatives tandis que tous les autres commençaient à jouer bruyamment, il disparut comme par enchantement.
Un objet griffu bondit sur la tête d’Églantine et s’y accrocha comme une méchante petite bête. La jeune fille poussa un cri et porta la main à ses cheveux. Ses doigts rencontrèrent une grappe de petites sphères qui s’étaient inextricablement emmêlées dans ses longues mèches. C’étaient des glouterons brunis, ces fruits de la bardane dont les crochets trop entreprenants s’appropriaient tout ce qui avait le malheur de les frôler de trop près.
Les fillettes entourant Églantine s’égaillèrent en hurlant, et Louis se redressa, tout sourire, alors que l’adolescente se tournait vers lui. Sa main protégeait en vain la masse blonde de ses cheveux.
— Salut, pimbêche. Je m’en viens voir ton père, dit Louis.
— Ah non, pas toi !
— Hélas, si. Et tu ferais bien de te taire, sinon je t’en ferai manger, de ces trucs.
Il se mit à la poursuivre en la bombardant avec d’autres glouterons jusqu’à ce qu’elle eût atteint la rue, où elle fonça tête première dans une charretée de melons qui se renversa sur elle. Elle fut raccompagnée, en larmes, vers le moulin par les injures du marchand et les vivats de la bande à Hugues.
Louis attendit plusieurs heures avant de se manifester, un brin de trèfle défraîchi entre les dents, chez le père Bonnefoy.
— Ça, par exemple, si ce n’est pas le jeune Ruest. Ton père n’est pas avec toi ? demanda le meunier, un peu étonné.
— Pas cette fois, maître. Il a à faire.
— Très bien, très bien. Allez, entre, je vais te montrer où poser tes affaires.
— Je n’ai rien apporté.
— Ah bon, hum…
— Mon père m’a dit que notre chargement de grains a été livré directement ici.
— C’est ma foi vrai. Tu es bien informé. Viens un peu par là qu’on aille voir ça.
Bonnefoy entraîna Louis à l’intérieur du moulin où il haussa le ton.
— Tu m’excuseras si la maison est un peu sens dessus dessous, hein, c’est que ma femme n’est pas de très bonne humeur. Figure-toi que notre fille nous est arrivée tout à l’heure dans un état lamentable, avec des gafirots* plein les cheveux. Sales gamins. On n’est en sûreté nulle part, de nos jours.
Louis rit sous cape, même si quelque chose dans ce propos se mit à le déranger.
Plus tard, lorsqu’ils se rendirent dans la pièce à vivre de l’étage, Louis fit un clin d’œil à une Églantine au visage bouffi de larmes, dont les cheveux avaient été triturés pendant des heures par une servante bougonneuse. De mémoire d’homme, le meunier, tout comme le forgeron, avait toujours été considéré comme une espèce de magicien, car son savoir un peu mystique le rendait capable de transformer la matière. Il pouvait transformer le grain, souvent foncé, en farine immaculée. Sa maîtrise des forces de la nature en faisait parfois un être à craindre. Dans les villages, il faisait office de météorologue local. On s’en remettait à lui pour déterminer le meilleur moment de la fauchaison. C’était un homme puissant, influent, souvent assez riche et dès lors volontiers soupçonné de chercher à escroquer ses clients en ne leur rendant pas toujours en farine l’équivalent intégral de leur apport en grains. Il accusait les rats et les poules de le piller à toute heure du jour ou de la nuit, mais on n’en doutait pas moins de sa parole. Pourtant, les larcins qu’il pouvait commettre étaient de peu d’intérêt, sinon pour sa propre table, puisqu’il n’était généralement pas autorisé à vendre directement sa mouture. Le meunier savait aussi se montrer charitable. Souvent survenait quelque pauvre hère à qui il permettait, selon une tradition bien établie, de remplir ses mains et, à l’occasion, ses avant-bras de farine. Le misérable puisait alors avec reconnaissance dans le réceptacle de mouture fraîche. Ces ponctions, qui donnaient au meunier l’occasion de vérifier la qualité de son produit, assuraient parfois un repas pour une famille entière. Les besoins en farine étaient tels à Paris que les meuniers avaient l’autorisation spéciale de travailler la nuit.
Autour du meunier et de sa famille gravitaient des personnes de condition inférieure dont le nombre dépendait de sa réussite. On retrouvait dans les moulins des domestiques, servantes, valets de charrue, manouvriers et aides. Enfin, la meunerie était depuis toujours un lieu reconnu de sociabilité masculine. Les hommes s’y retrouvaient en attendant que leur blé soit moulu et ils y discutaient allègrement, tandis que les femmes se réservaient l’étage dévolu aux tâches ménagères.
Pour la première fois depuis qu’il accompagnait son père chez le meunier, Louis eut le loisir d’apprendre des choses passionnantes au sujet du fonctionnement du moulin. Avec Firmin, cela n’avait jamais été possible. Le père Bonnefoy se réjouit d’avoir chez lui un auditeur aussi attentif et il ne ménagea pas sa peine. Habituellement, les artisans boulangers ne se souciaient guère du travail de leurs fournisseurs, pour autant que leur rendement se révélât satisfaisant. Le meunier lui décrivit tout avec force détails, émaillant ses renseignements de « regarde bien, cela pourra t’être utile plus tard » et de « tout bon boulanger doit savoir que… »
— La première chose qu’il nous faut apprendre à reconnaître, c’est le comportement des divers types de grains, dit-il tout haut en en humidifiant un plein récipient afin que le son produit fût plus gros. Il le versa dans la trémie, une sorte de grand entonnoir en bois. Le grain glissa vers un trou où les meules, l’une dormante et l’autre courante, s’en emparèrent pour le broyer avec avidité. Un nuage de fine poussière dorée s’en éleva.
— Prends garde, petit, éloigne-toi un peu, sinon ça va te happer par les hardes et, quand on va te retrouver de l’autre côté, je puis te garantir que tu n’auras pas fière allure dans le pain. Tiens, regarde mes doigts. J’avais dix ans quand ça m’est arrivé. Et le fils d’un de mes collègues a mal calculé ses distances : il a été fauché par une verge. Pas aisé, ce métier, c’est moi qui te le dis. Mais je n’en ferais pas d’autre.
La mouture grossière était dirigée vers la bluterie. C’était un panneau mobile muni de soies conçues pour séparer la farine de la semoule et du son. Grâce au blutoir, le meunier pouvait obtenir différents niveaux de mouture. On récupérait également la semoule qui était issue d’un broyage grossier du blé dur, de même que le son, déchet de cette mouture. Le blutoir avait l’aspect d’un imposant coffre en bois. À cause de sa taille, il était logé dans un hangar accolé au moulin.
— On ne travaille pas de même façon les bleds* et une seule sorte de grains, dit Bonnefoy. Il faut aussi tenir compte du taux d’humidité qu’il y a dedans. Nous devons reconnaître quel bluteau fait quelle mouture et quels produits on peut tirer de chacune. Il y a aussi la manière de nettoyer les grains et de les étuver avant de les moudre. Un bon meunier doit savoir fabriquer des mélanges dont l’apport est avantageux pour le peuple et être capable de bien conserver ses farines. Et encore, ce n’est pas tout…
Tout en prêtant l’oreille aux propos du meunier, Louis l’aidait à manipuler les sacs. Il était fasciné par l’ingénieux mécanisme du moulin et le processus de transformation sophistiqué sans lequel le métier de boulanger n’aurait jamais pu prospérer.
Un mouvement derrière lui le fit se retourner. Églantine se tenait sur le seuil de la minoterie et le dévisageait. La brise agitait ses jupes et quelques boucles folâtres qui s’étaient libérées de sa longue natte.
— Ce n’est pas un métier facile, petit, quoi que puissent en dire les mauvaises langues, disait Bonnefoy. Je dois veiller à ne jamais laisser mes meules tourner à vide. Pas même à la fonte des neiges lorsque tous les moulins hydrauliques fonctionnent à plein régime jour et nuit et que je dois me faire une couche sous l’escalier, sur l’une des passerelles d’en bas, le plus près possible des meules.
Louis ne se rendit pas compte qu’il s’était mis à dévisager Églantine à son tour. Il tenait devant lui un sac qu’il s’apprêtait à soulever à deux mains par son ouverture tortillée. Sa tunique s’était graduellement parée, au niveau du dos et de la poitrine, de deux pennons sombres produits par la transpiration. Bonnefoy disait encore :
— Il faut avoir du grain à moudre, sinon c’est la catastrophe. Autrement, les meules se brisent et ensuite le système entier d’engrenage s’en trouve endommagé. Les grains sont la nourriture du moulin. Ils agissent comme lubrifiant. Ça ne t’intéresse pas du tout, ce que je raconte.
— Si, si… Excusez-moi, dit Louis, qui s’empressa de ranger son sac dans le coin qui lui était destiné.
Lorsqu’il se retourna de nouveau vers la porte, la blonde Églantine avait disparu.
Bonnefoy eut une quinte de toux. Il alla ouvrir une fenêtre et se pencha à l’extérieur pour cracher. Louis l’entendit crier :
— Eh, Edmonde, tu veux bien m’enlever cette grosse abrutie d’oie de ma ligne de tir ? Mais qu’est-ce qu’elle fout là, au beau milieu de la passerelle ? Un peu plus et mon crachat lui tombait sur le bec.
Il revint vers Louis en s’essuyant la moustache à l’aide d’un mouchoir.
— C’est de famille, cette toux, dit-il. On finit tous par l’attraper tôt ou tard et après, plus moyen de s’en débarrasser{43}.
Effectivement, l’atmosphère du moulin, saturée de bruits et de poussière de farine, chargée de l’odeur des grains moulus, était difficile à supporter à la longue. Les particules en suspension faisaient tousser et desséchaient la gorge. Mieux valait qu’on s’y habitue jeune. Bonnefoy poursuivait.
— Ce n’est pas pour rien que ta famille fait commerce avec la mienne depuis longtemps. Les moulins à rotation un peu forte comme le mien font de la meilleure farine. Les meules affleurent mieux le blé, le mouvement dilate mieux la farine et en nettoie mieux le son que les moulins faibles. En outre, je produis du son si doux et un gruau si sec que même un noble à l’estomac fragile pourrait les digérer sans malaise.
Il rit et se servit un peu de petite bière pour s’éclaircir la gorge.
— Tu en veux ? Sers-toi. Reposons-nous un brin.
— Merci.
Ils prirent place sur un coffre pour siroter leur breuvage.
— Tu sais que tu me plais bien, jeune Ruest. Mais, plus je te regarde, moins je trouve que tu ressembles à ton père.
— Tant mieux.
Louis se rembrunit et le meunier se tut. Il venait de commettre une bévue, sans savoir laquelle. Il se racla la gorge et dit, afin de détourner autant sa propre attention que celle de son client vers un sujet moins délicat :
— Tu vois les vannes, juste là ? C’est pour éviter que la salle des meules soit inondée quand il pleut à verse et que la Seine en devient impétueuse. On doit avoir l’œil à tout, depuis l’eau jusqu’au feu. Tu sais comme moi que notre marchandise, même si elle est entreposée dans un espace bien aéré, peut fermenter et prendre feu à la moindre étincelle, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Eh bien, regarde un peu ceci : c’est un frein que j’actionne pour ralentir la rotation des meules si par malheur ça se met à trop chauffer. Plus il fait chaud, plus il nous faut surveiller ce frottement des pièces. Tout peut se mettre à flamber comme de l’amadou en un clin d’œil… Ah, tiens donc, voici le rhabilleur de meules qui s’amène.
Bonnefoy sortit sur la passerelle reliant le moulin à la rive. Un chariot descendait cahin-caha sur la sente riveraine en remuant de la poussière. Louis se demanda comment le meunier avait fait pour l’entendre.
— Suis-moi, petit, on va avoir de l’ouvrage.
À sa propre surprise, l’adolescent aimait bien se faire appeler petit par cet homme râblé qui lui arrivait aux épaules.
— Comme ton père le sait, je fais venir mes meules de La Ferté-sous-Jouarre, en Seine-et-Marne. On y exploite un granit d’excellente renommée. Holà, bien le bonjour, l’ami. Vous viendrez bien vider un gobelet et bavarder avec nous avant de commencer ? Permettez-moi de vous présenter Ruest fils.
— Très heureux, dit le rhabilleur de meules en descendant de sa charrette.
Ses hôtes l’avaient rejoint. C’était un homme noueux comme le fût d’un saule. Il confia les rênes à un garçon d’étable et prit ses outils. Les trois hommes se dirigèrent vers le moulin, Louis fermant la marche. Il prêta une oreille distraite à leur échange :
— Deux mois et demi, c’est trop, mon vieux. Il était temps que vous arriviez pour le nettoyage. Je commençais à craindre que l’aspect et l’odeur de mon produit n’en pâtissent.
— C’est que je suis débordé par le temps qui court. Voyez-vous, on dirait que tous les meuniers de la ville se sont donné le mot pour me solliciter en même temps avant l’hiver.
— Ils veulent sans doute comme moi vous faire revenir en février ou mars en prévision des crues du printemps.
Les deux hommes entrèrent. L’arrivée de la charrette avait attiré un groupe d’invités désœuvrés remorqués par Églantine. Louis se retourna et les vit. L’une des jeunes filles, provocante et délurée, se déhancha et demanda, tout haut :
— Hum, c’est lui, le mauvais garçon dont tu m’as parlé, Églantine ?
— Pas si fort, dit l’interpellée qui rougit jusqu’à la racine des cheveux.
La poitrine de Louis se gonfla de fierté orgueilleuse. Il voulut leur en mettre plein la vue et souleva à lui seul un sac de cent kilos dont il se chargea. Il leur jeta un coup d’œil malicieux.
— C’est Coquelicot, son nom. Pas Églantine. Parce que rouge comme elle est…
— Mufle, dit Églantine.
Elle reporta à nouveau le regard sur son amie.
— Crois-tu vraiment que j’aie envie de demeurer en présence d’une créature aussi puérile ? Partons.
— Non, attends. Moi, il me plaît bien. Pas vraiment séduisant, mais j’aime bien son allure rebelle.
— Bon. Reste si tu veux. Tout ce qui porte des braies* t’attire, de toute façon. Mais moi, les portefaix ne m’intéressent pas.
Bonnefoy appela, du fond de la minoterie :
— Hé ! Ruest, viens un peu par ici. À moins bien sûr que tu ne préfères aller conter fleurette à ces jolies jouvencelles ?
— Tu aurais tort, elles ne te laisseraient pas en sortir indemne, dit le rhabilleur de meules.
— Dis donc, petit, est-ce ma bière qui t’a mis le feu aux joues ? Tu es tout rouge.
— Euh… ça doit être à cause de ce sac. J’ai un peu chaud.
Les deux hommes eurent un rire entendu. Bonnefoy poursuivit :
— Comme de raison… Va poser ça là. Bois un bon coup et amène-toi, on a quelque chose à te montrer.
Quand Bonnefoy recevait des meules neuves, dont le seul transport requérait des heures de travail acharné, sa première tâche consistait en une opération de correction appelée riblage. Il s’agissait de vérifier et de corriger la surface des meules ; car, malgré un soigneux polissage effectué sur le lieu même de production, elles comportaient encore d’inévitables petites aspérités qui risquaient de compromettre la qualité de la mouture. Après avoir mis le moulin en marche pour faire tourner les meules l’une sur l’autre, à sec ou en y versant de l’eau, on finissait par apercevoir des points de frottement anormaux. Ils étaient corrigés au marteau et on répétait le riblage plusieurs fois en rapprochant de plus en plus les meules. Une fois qu’elles étaient au point, le meunier passait au rodage en versant du sable fin entre elles. Ce souci de la perfection allait faire la renommée des meuniers français.
Ce jour-là, le rhabilleur de meules n’était venu que pour nettoyer ces pierres imposantes, la gisante et la tournante, d’acquisition récente. Chacune pesait une tonne. Le nettoyage s’avérait nécessaire avant le délai normal de deux mois lorsque Bonnefoy s’en était servi pour moudre de l’ail sauvage. Dans ce cas précis, les meules devaient être lavées à grande eau avec une brosse de chiendent. Ce travail exigeait force et dextérité. Bonnefoy et Louis observèrent l’homme qui avait entrepris d’évaluer les points d’usure, toujours inégaux. Il étala de l’ocre rouge sur toute la meule afin d’en repérer les irrégularités plus facilement une fois qu’elles auraient tourné un peu. Il y passa une règle de deux mètres de long et leur désigna les parties décolorées par le frottement qui lui indiquaient les surfaces à niveler. Cela avait l’air si simple. Il se mit au travail. Le moulin était devenu silencieux comme une bête énorme qui acceptait de se laisser docilement soigner.
Louis écoutait les deux hommes bavarder sans retenue en sa présence, le prenant parfois à partie. Il se sentait des leurs. C’était un sentiment grisant que d’être considéré comme un adulte, un égal. Pour la première fois de sa vie, il se sentait devenir un homme.
— Saleté de burin. Le manche m’a lâché. Encore heureux que j’aie prévu le coup, dit le rhabilleur.
Il achevait de creuser les nouvelles stries qui allaient permettre de mieux attaquer le grain. Il vérifia les filières*.
Bonnefoy fut occupé avec des clients tout le reste de la journée. Des collègues de la guilde étaient également attendus avec leur famille, sans compter que de la parenté allait sans doute arriver à l’improviste pour célébrer la Saint-Martin{44}. Installés à une petite table, si frêle qu’elle en semblait gênée, au pied du muret qui s’étirait depuis le moulin de la rive, quelques invités bavardaient. L’un d’eux suggéra soudain :
— Il n’y a pas de meilleur endroit pour une bonne partie de moulin. Qu’en dites-vous, Ruest ?
— Je ne connais pas ce jeu.
— Si c’est là ton seul empêchement, je puis te l’apprendre.
— Ah… je veux bien.
Églantine ricana :
— Bonne chance, va. S’il est aussi bon professeur que joueur, tes moulins ne vaudront pas mieux que celui du diable.
— Calomnies, dit le joueur en riant.
Une planche de jeu fut disposée. Sur le dessus avaient été gravés trois carrés concentriques reliés par une croix. Des cases rondes avaient été prévues pour que chaque joueur y déposât un à un ses neuf pions en alternance. Le but du jeu était de créer un alignement horizontal ou vertical de trois pions appelé moulin. Tout en jouant, il fallait empêcher les autres joueurs d’en faire. Une fois tous les pions posés, on regardait combien de moulins avaient été réussis. Pour chacun, le propriétaire enlevait un des pions de son adversaire. Le professeur expliqua :
— Mais tu n’as pas le droit d’en retirer d’un moulin déjà réussi. Après cela, on continue le jeu et, avec les segments restants, on essaie de faire d’autres moulins. Chaque nouveau moulin permet d’enlever un pion adverse.
Louis écoutait attentivement, faisant occasionnellement un signe de tête. C’était tout à fait passionnant et ingénieux de pouvoir s’amuser ainsi avec de simples petits bouts de bois.
— Il t’est possible de déplacer un moulin existant et de le refaire ailleurs, disait le joueur. Le jeu se terminera si l’un de nous réussit à capturer sept des neuf pions de l’autre. Les copains jouent une variante du jeu qui permet d’ouvrir ou de fermer des moulins, tant que les trois pions sont bien là.
Deux adolescents vinrent se poster derrière le jeune artisan.
— Autre variante pour te donner une chance si tu finis par n’avoir plus que trois pions : tu auras le droit de sauter des cases sans suivre les segments. Ça te permettra de faire des moulins en trois coups seulement et de bloquer les miens très rapidement.
La partie commença entre quatre garçons, incluant Louis. De plus en plus animée, elle commença à recevoir des greffons de spectateurs féminins, si bien qu’Églantine elle-même se résolut à rejoindre le groupe qui entourait la table.
Louis prit goût à ce jeu dès les premières minutes. Il gagna la partie et céda sa place pour que d’autres puissent aussi jouer.
— Si on jouait à autre chose ? proposa l’un des garçons après une heure.
— À la marelle, dit Églantine.
— C’est comme vous voulez, dit Louis.
— Mais c’est un jeu de filles, dit-elle en prenant un air coquin.
— Ah bon. Je l’ignorais.
— Quoi ? Ne me dis pas que tu ne connais pas la marelle ? dit l’une des filles.
— Si, enfin… un peu. J’ai vu des enfants y jouer, mais moi je ne sais pas.
— Ça alors !
L’un des garçons fit remarquer :
— Mais à quoi t’attendais-tu, triple buse ? Il n’a pas à connaître un jeu de filles. La soule*, ça, c’est un vrai jeu. Pas vrai, Louis ? Tu ne dis rien ?
— Ça me convient, dit-il en haussant les épaules.
— Tu ne connais pas ça non plus ? Dis donc ! N’avais-tu pas au moins un cerceau ou un esteuf* comme tout le monde ? À quoi joues-tu alors ?
Vaguement honteux, Louis posa les yeux sur le pion qu’il avait dans la main.
— Parfois je vais pêcher des grenouilles du côté d’Arcueil avec la bande. On trouve là-bas un fourré et un beau marais. Lorsque je passe par Vincennes, je vais me plonger dans la Marne. Et il y a ceci, maintenant, dit-il en montrant le jeu du moulin. J’aime bien y jouer.
— Mais quand tu étais plus petit ?
— Je… je ne jouais pas, mais c’est pas grave, puisqu’il y avait la boulangerie. Des fois, aussi, j’attrapais des bestioles et je m’amusais avec, pour voir.
— Tu leur faisais quoi ?
Il leur expliqua, avec beaucoup de conviction :
— Je prenais des rats dans le temps. Mais les chiens, c’est bien mieux. Il faut qu’ils me voient venir avec le couteau. Ils le sentent et ils ont très peur. C’est ça qu’il faut. Si on peut en trouver un, je vous montrerai. On aura aussi besoin de poix et d’huile noire.
— Ah ouais ! s’exclamèrent les adolescents, ravis.
— Pouah ! Non, je n’y tiens pas. Quelle horreur, dit Églantine.
Elle frissonna de dégoût.
L’un des coins du pion avait commencé à produire une écharde, et Louis tirait dessus machinalement avec l’ongle du pouce. Il lui échappa et il se pencha pour le ramasser. Lorsqu’il se redressa, il se cogna la tête contre le plateau de la table. Les pions sursautèrent sur la planche de jeu et Louis reparut en se frottant la tête. Des cheveux raides se hérissèrent entre ses doigts. Les garçons pouffèrent de rire, mais se gardèrent de s’esclaffer comme les filles. Les yeux sombres décochèrent de furieuses flammèches. Mais la joyeuse pagaille qui s’ensuivit empêcha tout incident fâcheux, et les moulins disloqués allèrent se perdre dans l’herbe haute.
*
Une fois que l’on s’était un peu éloigné des pales du moulin, la Seine ressemblait à une paisible grand-mère dont les gestes doux astiquaient patiemment sa parure de galets ronds. Le long de la berge que le crépuscule rendait somnolente, un grand adolescent se coulait silencieusement parmi les hautes herbes avec l’agilité d’un félin en chasse. On eût pu le croire impliqué dans un jeu de traque rendu de façon très convaincante. Il s’était fabriqué une fronde rudimentaire avec une retaille de cuir ; elle était déjà armée d’un caillou prêt à lancer. Suivi de loin par un groupe furtif, le garçon rejoignit un repli de terrain où croissaient en rangs serrés des tiges grossières coiffées de leur aigrette argentée comme un plumail* précieux. Sous les pieds nus de l’homme d’armes improvisé, le sol avait la dureté de la tuile. Lui arrivant aux épaules, les tiges murmuraient autour et consentirent à lui servir de cachette. Il y eut un éternuement d’animal. Le groupe s’arrêta. Louis s’abrita derrière l’épais rideau d’herbes. Auparavant, il s’était entièrement frotté avec des fougères afin de couvrir son odeur. En écartant légèrement et très lentement les foins comme des tentures, il l’aperçut de dos. Louis s’avança à peine, sans quitter le couvert où il s’était dissimulé.
C’était un grand chien brun qui était venu s’abreuver dans une flaque oubliée par la Seine.
Le chasseur se redressa et son bras tendu au-dessus de sa tête se mit à faire des moulinets. Le chien leva la tête et s’interrogea sur le léger bourdonnement qu’il entendait. L’instant d’après, il gisait, assommé par le caillou.
Le groupe s’élança à la suite de Louis. Les jeunes, admiratifs, acclamèrent le chasseur et encerclèrent son gibier terrassé.
— J’espère que ça ne l’a pas tué. Non, ça va, on l’emmène. Il respire encore, dit Louis, qui examina la petite blessure sur la tête de l’animal.
Le malheureux chien passa un sale moment. Un tonneau vide fut roulé au pied du muret par les garçons excités. Les filles, d’un commun accord, décidèrent de se tenir prudemment en retrait. Solennel, Louis attendait avec une torche et un petit seau de poix qu’il avait subtilisé près d’un quai où reposait ventre à l’air une barque en réparation. Il avait ajouté à ce mélange une huile sombre, épaisse et nauséabonde, elle aussi dérobée un peu plus tôt.
— Personne en vue. On peut y aller, dit l’une des filles aux allures de garçon manqué.
Le tout ne dura que quelques minutes, mais l’effet fut des plus spectaculaires. Louis se chargea du chien qui s’était réveillé. Personne d’autre ne voulait le faire, ce qui n’avait rien d’étonnant. Il força la bête à entrer dans le tonneau qu’il redressa. Terrorisé, le chien tournoyait à l’intérieur en geignant, tandis que Louis versait dessus le contenu de son seau. Les garçons, subjugués et vaguement effrayés, reculèrent à leur tour.
— Il bluffe. Il n’osera jamais, dit l’un d’eux sans conviction.
Louis jeta le seau de côté et, d’un geste indifférent, lança sa torche dans le tonneau. Un cri horrible se mêla au soudain rugissement des flammes qui éclairèrent un instant la cour et les visages avant de s’assagir quelque peu sous un panache de fumée âcre.
— Putain, dit l’un des garçons d’une voix tremblante.
À la fois horrifiés et fascinés, ils observèrent Louis à la dérobée.
— On va se faire gronder, dit Églantine, qui essayait de diminuer l’impact de cette scène macabre en y substituant un autre souci, certes louable.
Louis se tourna vers elle et dit :
— Tu n’as qu’à te taire et les parents n’en sauront rien. Les volets sont fermés et la fumée ne s’en va pas de ce côté.
— C’est vrai, ils n’ont rien remarqué. Personne n’est sorti voir, renchérit l’un des garçons.
— Il n’y a qu’à pelleter de la terre dedans pour l’éteindre.
— Ce pauvre chien sans défense, dit Églantine qui battait en retraite vers la passerelle.
Louis se mit à la suivre. Il s’arrêta à sa hauteur pour dire :
— Eh bien, il est un peu tard pour les regrets, hein, Coquelicot ? Il n’y en a plus, de pauvre chien. Églantine recula et dit :
— Je ne t’aime pas.
La jeune fille ne pouvait exprimer autrement le malaise qu’il suscitait. Elle ne pouvait expliquer ce qu’elle comprenait peut-être d’instinct. L’enfant Louis avait jadis été vaincu par la force supérieure de son père, mais sa défaite n’était pas restée sans conséquences ; elle avait éveillé chez l’adolescent une cruauté et une insensibilité qui le poussaient à accomplir ce qu’il avait été obligé de subir passivement.
Églantine savait, en son for intérieur, que les lueurs cruelles dans le regard de Louis étaient alimentées par une impuissance du cœur, par l’impossibilité d’émouvoir l’autre, de le faire réagir, de s’en faire aimer. C’était certes attristant, mais elle ne put s’empêcher de trouver cela méprisable.
— Éloigne-toi de moi, Louis Ruin*, dit-elle.
Un coup de poing en pleine figure fait moins pleurer qu’un mot, un seul, lancé à un moment précis et de telle manière. Louis encaissa en silence. Nul ne remarqua l’affaissement presque imperceptible de ses épaules. Cela ne dura qu’un instant. Les perles noires de ses yeux vacillèrent. Lui qui était persuadé de haïr Églantine se rendait compte qu’il l’aimait, car l’aversion qu’elle lui portait toujours était son triomphe à lui. C’était un signe qu’elle le voyait, qu’il existait pour elle. Comment eût-elle pu soupçonner qu’il se montrait odieux précisément à cause de son désir d’être remarqué d’elle, d’en être aimé comme Églantine, elle, était aimée ? Et il échouait lamentablement.
Soudain, il se redressa et dit, d’un ton détaché :
— Oh, va au diable, Coquelicot ! T’es qu’une pimbêche… Quelqu’un a faim ? Moi, oui.
*
Au fil des ans, la citadelle de Louis s’était perfectionnée. S’il n’avait pas ce qu’il est convenu d’appeler des amis, il s’était plus ou moins consciemment mis à exercer sur les autres un ascendant dont il s’était forgé une nouvelle arme, plus subtile que celles qu’il avait utilisées depuis son enfance. Il était devenu un être secret, mystérieux et fascinant. S’il permettait à certains de s’approcher, lui restait là où il était et prenait soin de garder ses distances. Il avait édifié autour de lui des remparts que nul encore n’avait osé franchir.
À l’instar des admirateurs qui reproduisent par-dessus leur identité celle de leur idole, plusieurs garçons se mirent à voir en Louis un modèle à imiter, du moins partiellement. Mais ils se contentèrent d’adopter certains traits physiques sans endosser des comportements extrêmes qui heurtaient un peu trop leur sensibilité. Ils se prirent à comploter des escapades nocturnes ou d’autres activités illicites, des actes que Louis ne commettait sans doute pas lui-même. Néanmoins, dès ce premier soir, certains d’entre eux se mirent inconsciemment à reproduire quelques-uns de ses gestes et même cette façon qu’il avait de fixer ses interlocuteurs. La jeune fille qui avait joint dès le début cette petite clique de durs s’était même mis de la gomme de pin dans les cheveux afin d’avoir comme lui une petite mèche qui retroussait. Mais l’effet ne fut pas le même.
— Cette maison ressemble à un nid de guêpes que l’on a dérangé, dit la mère Bonnefoy tandis que la salle du rez-de-chaussée était envahie par une bande d’adolescents qui sentaient la fumée. Elle façonnait avec dextérité de minuscules boules de pâte blonde qui allaient devenir l’une des nombreuses friandises offertes aux visiteurs.
— Moi, je file me changer pour ne pas recevoir notre monde en linge de corps. Ce serait de très mauvais goût, dit le père.
Trois tabourets reposaient les pattes en l’air sur la table comme de petites bêtes désirant qu’on s’arrête pour leur gratter le ventre.
— Où est donc passée cette gueuse de chemise ?
Un tabouret oublié l’attendait pour lui faire un croche-patte.
— Bon sang de merde !
La mère Bonnefoy alla se planter en haut de l’escalier, les mains sur les hanches, et ordonna :
— Edmonde, tu as oublié de me monter cette grosse caisse qui est sur la passerelle. On va l’avoir dans les jambes. Bouge-toi un peu, ma fille. Les gens ne tarderont plus à arriver, maintenant.
La servante obtempéra et dut s’aplatir contre le mur en planches chaulées pour descendre un escalier envahi par une rangée d’adolescents chantants.
— N’oublie pas de me rapporter mon pâté et le cruchon de lait qu’on a mis au frais dans la rivière. Miséricorde, et moi qui allais oublier mes beignets.
— Puis-je vous être utile ? demanda Louis qui s’était glissé près de l’âtre.
— Non, non, mon garçon. Merci. Bientôt, il va y avoir trop de monde ici. On va se marcher sur les pieds. Églantine ! Églantine !
— Je suis juste là, Mère.
— Bien. Écoute. Le souper est bientôt prêt. Thibaut, veux-tu bien me dire ce que tu fabriques ? Sors de cette chambre, enfin ! Lâche mon gâteau, Églantine. Mais dis donc, d’où nous arrives-tu, toi ? J’ai envoyé Edmonde te chercher tout à l’heure. Étiez-vous partis chanter la Marion* ? Il n’y avait pas un chat dans la cour.
— On est allés se balader, c’est tout.
— Il y avait un chien dans la cour, dit Louis.
— Ah bon, dit la mère Bonnefoy distraitement.
Églantine lança un regard horrifié à Louis, qui souriait innocemment. La mère Bonnefoy dit :
— Les planchers sont balayés et toutes les paillasses sont déjà bourrées de foin frais. Il n’y aura plus qu’à les installer en haut pour la nuit lorsqu’on aura fini de manger. Il faudra aussi en dérouler ici, sinon nous allons manquer de place. Edmonde, y a-t-il suffisamment de carreaux et de couvertures pour tout le monde ?
— Oui, m’dame.
— Il va falloir deux paillasses mises bout à bout pour Louis, dit l’amie à la mèche gominée en poussant Églantine du coude.
— Très drôle, dit la jeune fille qui s’appropria un beignet endommagé.
La pâte encore très chaude fondait dans la bouche.
— S’il n’y a plus de plats à gratter, je m’en vais, dit l’un des cousins d’Églantine. Dites donc, où est passé l’oncle Thibaut ?
— J’achève de me battre avec ces damnés lacets, voilà où j’en suis, grogna le meunier depuis la chambre.
Une charrette équipée d’une lanterne descendit sur l’aire de la berge. L’arrière débordait d’enfants et de jeunes gens qui se déversèrent dès que le véhicule se fut immobilisé. Les parents descendirent du siège comme deux ours penauds. Un minuscule garçonnet, coincé entre leurs gros manteaux, avait effectué le voyage avec eux. Les jeunes, hirsutes et le visage rougi par le grand air, saluèrent bruyamment la mère Bonnefoy qui était allée leur ouvrir la porte du rez-de-chaussée et les attendait à l’autre bout de la passerelle agitée. Elle avait eu tout juste le temps d’enlever son tablier maculé et de confier la friture de ses derniers beignets à Edmonde.
— C’est la famille d’un collègue de mon père qui habite à la campagne, expliqua Églantine à Louis, qui fit un signe d’assentiment.
— Vous avez dû vous faire secouer par la route et les quatre vents, là-dedans, dit la mère Bonnefoy.
— Bah, on a déjà commencé à boire. On n’a rien senti, dit un jeune homme dégingandé en brandissant un cruchon de vin.
Un tonnerre de rires s’éleva dans la maison qui s’emplit de manteaux, de heuses* et de voix.
— Les enfants, restez donc habillés et allez vous dégourdir dehors un peu, dit la matrone qui venait d’entrer.
Ils ne se firent pas prier. Ils s’en allèrent tous spontanément former un cercle investigateur autour du mystérieux tonneau noirci et rempli de terre boueuse. Louis eut un haussement d’épaules sous le regard plein de reproches qu’Églantine lui destina.
La chambre des maîtres servit à improviser un dortoir pour les bébés et les tout jeunes enfants que la fébrilité des lieux rendait maussades. On en installa là une demi-douzaine qui parvinrent à somnoler derrière la porte close. Les adultes s’empilèrent dans la grande salle, autour des tables qu’on avait dressées.
— Toute la tribu est arrivée, dit la mère Bonnefoy. Nous allons faire manger les jeunes en haut, sinon on ne s’entendra pas. Cher Philippe, vous prendriez bien un peu d’hypocras ?
— Je l’ai flairé en mettant les pieds dans cette maison et je commençais à me demander si vous n’aviez pas décidé de vous le garder.
— Ma fille, je te charge de servir tes amis, d’accord ? J’ai mis un tonnelet d’hypocras à chauffer pour vous aussi.
De mauvaise grâce, Églantine se dirigea vers l’âtre où le vin frémissait et produisait d’agréables rubans de fumée aromatique dans son chaudron en cuivre. Sans y penser, elle servit Louis en premier, à la façon désinvolte d’une reine.
— Merci, dit-il en acceptant le breuvage offert.
Leurs mains s’effleurèrent. Églantine baissa les yeux et s’empressa de disparaître parmi les jeunes hôtes avec d’autres gobelets.
Edmonde circulait parmi les convives avec un plateau décoré qui proposait fièrement une variété de petites bouchées. Louis mordit dans un délicieux roulé de fromage frais et d’abricots épicés. Il n’avait jamais rien goûté d’aussi délicat. Il ne chercha pas à se mêler aux jeunes qui refluaient peu à peu vers l’escalier menant à l’étage ; il n’alla pas non plus parmi les adultes. Il resta plutôt seul, debout près du feu. Cette maison chaleureuse, exubérante, pleine de monde, cette atmosphère de convivialité bon enfant, tout cela était trop nouveau pour lui.
— Il y en a deux autres qui arrivent à pied, lança une voix d’enfant haut perchée par-dessus le tumulte.
La mère de l’un des gamins qui traînait les pieds sur la passerelle s’en alla le rejoindre en protestant :
— Miséricorde, petiot, tu ressembles à un porcelet qui s’est roulé dans la fange. Les autres doivent être aussi sales. Va leur dire de rentrer.
— Oh, Mère…
— Tout de suite.
— Il y a des pâtés et des tartes qui vous attendent, annonça la mère Bonnefoy depuis la porte restée ouverte.
— Et des beignets ?
Le garçon disparut en un clin d’œil et ramena avec lui un troupeau échauffé qui se bousculait dans l’escalier. Edmonde protesta en s’élançant vers lui.
— En bas ! Restez en bas. Vous allez m’étendre de la boue partout avec vos semelles crottées. Mais où êtes-vous donc allés patauger, pour l’amour du ciel ?
Les enfants abandonnèrent partout des pelotes de terre et d’herbe avec leurs vêtements rendus humides par la bruine que produisait le moulin. Deux mamans se portèrent au secours d’Edmonde, afin d’éviter que ce désordre de champ de bataille ne se propage dans toute la maison.
— Dis donc, petiot, est-ce qu’ils arrivent, les deux, là, ceux dont tu parlais ?
— J’en sais rien, moi. Hé, redonne-moi mon écharpe, gredin.
Les enfants renoncèrent avec un peu de regret à la campagne qu’ils venaient d’entreprendre contre les Anglais. Ils se consolèrent vite dans la salle de l’étage chauffée par des braseros, où les rejoignirent les deux mères chargées de ballots de linge brossé à étendre. La nourriture et les boissons que l’on monta furent englouties dans un joyeux tintamarre faisant écho au bavardage des adultes au rez-de-chaussée.
— Louis, tu n’as rien mangé encore. Tiens, dit Églantine qui lui offrit un petit pâté au fromage.
Un bon vin avait remplacé l’hypocras. Il avait donné des couleurs à la jeune fille et ravivé le scintillement de ses yeux. Il semblait également avoir relâché sa réserve, car elle dit encore :
— Il y a d’autres hors-d’œuvre sur la table. Sers-toi. Il faut que j’aille voir les jeunes en haut, ça crie un peu fort tout à coup.
— Bien, dit-il, un peu surpris.
Il parvint à se faire vaguement oublier en prenant place sur un coffre dans un coin et entreprit d’écouter un débat enflammé mené par Bonnefoy qui mâchait des hors-d’œuvre avec enthousiasme.
— … Une croisade d’un genre nouveau commence en effet dans le monde. Elle est sans doute moins poétique que celles de nos pères, mais, pardieu, quelle aventure ! On n’a désormais plus besoin de se mettre en quête de la sainte lance, ni du Graal, ni de l’Empire de Trébizonde{45}. Les trésors qu’on s’en va chercher sont des épices, et les chevaliers sont des marchands.
Louis goûta cette façon cartésienne de voir les choses.
— Attention au pichet, Thibaut, dit la mère Bonnefoy que les gesticulations de son mari rendaient un peu nerveuse à cause de la proximité de sa plus belle vaisselle.
Elle tenait beaucoup à cet objet précieux en céramique sans bec verseur, d’une chaude teinte légèrement orangée décorée d’un délicat feuillage d’oliviers. À proximité, il y avait aussi une luxueuse carafe en verre. De plus, la table était garnie de tasses. Elles n’étaient pas émaillées à l’intérieur et ressemblaient à des fleurs, avec leur rebord en six lobes. L’hôtesse s’était mise en frais.
— Il y avait bien un début de querelle en haut, dit Églantine, qui revint s’asseoir aux côtés de Louis.
Il tourna la tête et la regarda sans dire un mot. Il se demanda comment il avait fait jusque-là pour ne pas remarquer à quel point Églantine était jolie. Les longs cheveux bouclés de la jeune fille étaient blonds comme le blé mûr qui ondulait au soleil et que son père savait si bien transformer en farine grâce à la force de l’eau. Son teint pâle était pareil à celui des princesses de légende. Ses joues semblaient aussi douces que des fruits mûrs, dont elles devaient aussi avoir le parfum. Ses iris, d’un bleu gris parsemé de particules ambrées, détaillaient l’adolescent avec un intérêt soupçonneux. Il remarqua que le rebord de son jupon de mollequin* dépassait légèrement de ses jupes. De seulement la regarder lui procurait d’étranges frissons de plaisir qui n’avaient rien à voir avec ceux qu’il connaissait ; ils ressemblaient plutôt à ceux qu’il éprouvait après certains rêves.
Églantine, quant à elle, était troublée par le contact presque charnel de ce visage farouche, de ce regard d’inconnu émaillé d’inquiétantes lueurs viriles. Il lui faisait peur et, inexplicablement, l’attirait tout à la fois. Elle qui n’avait jamais beaucoup apprécié ses visites s’était soudain mise, contre toute logique, à espérer sa présence. Le gamin mal fichu et détestable de ses souvenirs, qui avait toujours eu le don de l’exaspérer avec ses mauvais tours, n’existait plus. Pourtant, il semblait avoir été remplacé par quelque chose de bien pire encore. L’épisode du chien aurait dû suffire à la tenir éloignée pour le reste de son séjour. Or, il n’en était rien. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. C’était comme si elle n’avait jamais vraiment vu le garçon auparavant. Il n’était plus pareil.
— Tu… tu ne t’ennuies pas trop ? lui demanda-t-elle.
— Non.
Il but une gorgée de vin.
— Tu m’en veux, n’est-ce pas ? demanda la blonde Églantine avec hésitation.
— Mais non. Ça m’est égal.
— Ce que je t’ai dit tout à l’heure… ce n’est pas vrai.
— Qu’as-tu donc dit, déjà ?
Elle fronça les sourcils.
— Es-tu insouciant à ce point-là ? Je t’ai insulté.
— Ah, bon.
— Ce n’était pas vrai.
— Très aimable. Merci bien, dit-il.
— Mais toutes ces choses méchantes, pourquoi les fais-tu ? Louis ne s’était pas attendu à une telle question ; le mur de sa forteresse se fissura. Sans même en avoir conscience, Églantine se faufila par la brèche. Il baissa la tête et regarda son gobelet qu’il tenait à deux mains sur ses genoux.
— Je ne sais pas.
Il était soudain pris d’un remords des plus incongrus et se demandait pourquoi. Ce n’était après tout qu’un vieux chien errant, déjà à demi crevé de faim. Mais il se sentit soudain indigne de se trouver là, lui, le mauvais garçon, avec ses jeux méchants, dans cette maison où palpitaient avec exubérance une vraie famille unie et son bonheur. Qui était-elle, cette jeune fille pleine de joie de vivre ? Pourquoi se souciait-elle tout à coup de lui ? Ce qui était survenu lors des funérailles de sa mère lui revint en mémoire et il se hâta de regarder ailleurs. Églantine dit doucement :
— Moi, je crois que je sais. Ta mère te manque, n’est-ce pas ?
Elle posa la main sur son bras. Le cœur de Louis s’arrêta. Ce fut comme s’il était passé sans transition d’un tourbillon étourdissant à un autre allant en sens contraire.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Elle s’émut du trouble qu’elle causait.
— Je comprends qu’elle te manque, c’est tout. Mais je crois aussi que tu pensais à autre chose, là.
Pour se rassurer elle-même, elle rit gentiment. Le rire d’Églantine chantait comme un ruisseau de printemps. Le jeune artisan boulanger sourit à son tour et fut tout surpris de ne pouvoir s’en empêcher.
— Te joindrais-tu à nous, cher Louis ? demanda soudain la mère Bonnefoy en posant une main affectueuse sur l’épaule de l’adolescent qui sursauta.
— Oh… si. Si, bien sûr, dit-il.
— À la bonne heure, dit le meunier. Je ne t’oublie pas, Ruest. La commande de Mathieu sera vite faite et, celle de Godard, je la ferai demain. À propos, veux-tu bien me dire à quoi ton père a pensé, de me faire livrer autant d’avoine et d’épeautre ?
— L’idée est de moi, dit l’adolescent, étourdi par le vin et les émotions, et prenant place à table.
Églantine, la mine boudeuse, resta derrière et croisa les bras. Edmonde en était à servir le bouillon de porc salé et le boudin blanc.
— Mais l’avoine est la plus médiocre des céréales panifiables, tu sais cela, n’est-ce pas ? Elle donne une farine grossière, lourde et compacte. Il y a des gens qui n’en cultivent que pour l’élevage de leurs chevaux. Seuls les paysans savent s’en contenter quand ils n’ont plus rien d’autre.
— Je sais cela, maître, mais j’en ai tout de même acheté parce que son prix n’a pas encore trop monté, et j’ai idée que nous serons bientôt très contents d’en avoir, à cause de la guerre.
— Voilà qui n’est pas bête, dit Mathieu.
— J’ai aussi convaincu Père d’investir davantage dans le seigle, dit Louis. À poids égal, le seigle donne plus de farine que le froment.
Louis avait cru bon utiliser cette farine pauvre en gluten pour confectionner des pains denses qui allaient se conserver longtemps. Rien ne l’empêchait d’associer seigle et froment afin de blanchir la couleur bise de la pâte et d’ainsi l’enrichir de gluten, ce qui allait faciliter la fermentation, avec une quantité réduite de levain. Cette technique produisait de délicieux pains de méteil. Le froment avait beau être le blé-roi, c’était une céréale capricieuse et fragile, donc plus sujette à subir les fluctuations du marché, surtout en temps de guerre.
— J’admets que c’est là faire preuve de prévoyance. Maintenant, il ne te reste plus qu’à bouleverser les habitudes alimentaires de ta clientèle noble et raffinée.
— Je n’ai pas dit que j’allais faire ça, dit Louis, maussade.
Curieusement, il lui déplaisait d’avoir à évoquer des choses qui concernaient sa propre famille. C’était déplacé en ce lieu. Il expliqua néanmoins :
— Tout notre froment sera réservé à la boutique. Une bonne partie des autres grains est pour ma famille et moi-même. On s’y fait. Les pains de méteil sont aussi bons que les autres si l’on sait bien s’y prendre. Seules les habitudes alimentaires de ma belle-mère en seront bouleversées.
Les hommes s’esclaffèrent.
— Quelle impertinence, dit la mère Bonnefoy.
— Tes camarades te réclament, Louis, on dirait, dit le meunier. Tiens, va partager ce pichet de bon clairet avec eux. Il est aussi délicat qu’un pétale.
Une fois que Louis et les jeunes eurent décidé d’un commun accord de baser leur quartier général sous les combles, les autres se retrouvèrent à nouveau entre adultes. La mère Bonnefoy baissa la voix pour commenter :
— Il s’améliore, depuis un certain temps. J’admets qu’il est convenable, bien qu’assez mal élevé.
— Je suis formel, dit le meunier, ce garçon a du cran. Il est industrieux et devrait faire un époux fiable.
— C’est quand même un rustre.
— Peut-être, mais il n’en reste pas moins qu’il est issu d’une excellente famille, et notre fille a besoin d’une poigne solide pour museler son tempérament qui, comme tu le sais, est plutôt volage.
— Thibaut, n’oublions pas la promesse que nous lui avons faite. Elle a beau avoir seize ans…
— Presque dix-sept. À cet âge, la plupart des filles sont établies et sont déjà mères, rappela l’épouse de Mathieu.
— Je le sais bien. Nous l’avons un peu trop gâtée, celle-là, en lui promettant un mariage d’amour. Espérons que ce jeune Ruest sera assez dégourdi pour la séduire.
*
— Oyez-moi ça, annonça la voix de fausset d’un adolescent, Madeleine est allée au petit coin. Elle va revenir avec du tissu plein son corsage.
Des rires gras fusèrent sous le toit pentu. La personne concernée, sœur du garçon, était une fillette de douze ans. Le visage rouge d’indignation, elle ressortit de derrière le paravent qui abritait un seau d’aisance. Sa poitrine avait effectivement une allure suspecte. Elle protesta :
— La ferme, espèce d’idiot. C’est mon corsage qui est trop serré.
— À d’autres. Tu as les seins croches.
— Je me demande bien pourquoi ça existe, des frères.
Tout le monde riait aux éclats, même Louis qui ne rechignait plus autant à s’intégrer au groupe de jeunes fêtards. La meunerie avait depuis longtemps perdu son apparence civilisée, hormis l’espace réservé aux rouages du moulin dont chacun se tenait prudemment éloigné. Ce qui suivit n’améliora certes pas l’état du grenier : l’adolescent ricaneur prit tout le monde à témoin et attrapa sa sœur qui avait tenté de fuir en direction d’un tas de carreaux. Il immobilisa la fillette et fourragea dans son corsage.
— Allez, vas-y, Charles ! l’encouragea quelqu’un.
Un autre renchérit :
— Fais-lui montrer le reste, tant qu’on y est !
Les cris stridents de la fillette dominaient de plus en plus les rires, tandis que son frère triomphant déployait fièrement un long ruban d’étoffe chiffonnée. Tout ce tintamarre fit monter Bonnefoy. Un carreau avachi tournoya à l’horizontale juste devant lui. Il le regarda passer en souriant et dit, d’un ton légèrement sarcastique :
— Philippe Auguste n’a rien vu à Bouvines{46}. S’agit-il d’une bannière ? demanda-t-il à la ronde en avisant l’objet de la dispute fraternelle.
— Qu’est-ce que c’est, Bouvines ? demanda un garçonnet qui riait de voir sa grande sœur humiliée bouder dans son coin.
— C’est une bataille. Peu importe. C’est trop politique pour une veille de fête. Allons, les enfants, dépêchez-vous de vous installer pour la nuit. Saint Martin attend après nous.
Deux mères, Edmonde et Églantine aidèrent la marmaille à venir à bout de cette tâche. Elles peignèrent les cheveux emmêlés, nettoyèrent les minois tachés et rafraîchirent les vêtements froissés. Louis leur prêta main-forte pour étendre les paillasses. Églantine en était à panser l’orgueil féminin de Madeleine assise avec elle lorsqu’elle leva des yeux étonnés sur Louis qui était venu la rejoindre. Elle sourit de le voir cerné par des enfants excités qui enfilaient en grelottant leur accoutrement de nuit tout froid. Il s’avança vers elle. La fillette, soudain intimidée par ce grand garçon, bondit, baissa les yeux et croisa les bras sur sa poitrine plate. Ne sachant que dire à l’enfant pour excuser son intrusion, il l’ignora, ce que cette dernière interpréta comme un jugement. Elle retourna derrière le paravent du petit coin et utilisa le ruban d’étoffe froissée pour éponger ses larmes.
— Tu l’as mise mal à l’aise, je crois, dit Églantine.
Il jeta un coup d’œil au paravent et haussa les épaules. Tout le monde était trop occupé pour se soucier d’eux. Il en profita pour isoler Églantine qui se retrouva coincée entre le mur et lui. Elle ne parut pas le remarquer. Il dit :
— Tant pis. Pour une fois, je n’y suis pour rien.
— C’est ce que tu crois. Elle cherchait à se vieillir un peu pour attirer ton attention. Tu lui plais, lui dit-elle d’un air taquin.
— Moi ?
— Allons donc, nigaud. Ne me dis pas que tu n’as rien remarqué ?
— À vrai dire, non.
Il n’osa pas lui avouer que depuis un bon moment il n’avait d’yeux que pour elle.
— Elles ont bien repoussé, tes nattes, dit-il.
Il tendit la main vers l’un des pinceaux retroussés qui ornaient ses tresses blondes et brillantes comme de la soie.
— Comme c’est étrange. Il y a peu encore, tu étais très différent de ce que tu es devenu. Je t’ai toujours cru taré. Il me semble que rien n’est comme d’habitude.
Louis ne nia pas. Le coin de ses lèvres se retroussa.
— C’est le vin.
— Voyou !
En riant, elle le repoussa d’un coup de hanche et demanda :
— Dis-moi, est-ce que tu as une petite amie ?
— Non.
— Moi, j’ai des prétendants, tu sais, dit-elle fièrement. Tous des meuniers d’une réputation irréprochable. Mais je n’en aime aucun, tu comprends ? On ne peut épouser un homme dont on n’est pas amoureuse, n’est-ce pas ?
Fasciné, Louis opina avec empressement. Comme toutes les jeunes filles de son âge, Églantine nourrissait un idéal romantique très élevé. Elle s’empressait d’étayer son récit d’enjolivures afin d’en faire un mélodrame plus consistant pour son interlocuteur. Elle se pencha en avant et dit, sur un ton de confidence :
— Il y en a même un qui a essayé de m’embrasser. Sur la bouche.
— Non ! dit Louis, qui s’efforça d’avoir l’air indigné.
C’était ce qu’elle semblait attendre de sa part. Il se prit à s’imaginer en prétendant. Mais lui, il réussissait à embrasser ces lèvres veloutées et désirables que l’excitation rendait légèrement lustrées.
— Si, dit Églantine. Heureusement qu’Edmonde me chaperonnait. C’était un veuf de soixante-trois ans, tu te rends compte ?
— C’est que tu es bien jolie. Moi, j’ai grand plaisir à te regarder.
— Merci, dit Églantine, qui baissa les yeux en rougissant, un sourire pudique aux lèvres.
Il demanda timidement :
— Est-ce que… est-ce que moi, je te plais, maintenant ?
— Mais oui, répondit-elle tout bas sans le regarder.
— Puis-je te toucher ?
Étonné de sa propre audace, il attendit en tremblant un peu. Elle leva sur lui ses yeux pailletés d’or et acquiesça en silence.
Gauche, il la prit par les épaules. Avec une douceur que personne ne lui connaissait, il l’enlaça. Il se surprit lui-même lorsque sa main se leva et serra la nuque d’Églantine. Il sentit avec délices combien elle était délicate et fragile, tiède sous sa paume. Louis relégua sa méfiance aux oubliettes. Il se pencha vers le visage en forme de cœur et ferma les yeux une seconde pour déposer sur ses lèvres un baiser pudique. Une émotion nouvelle se propagea en ondes chatoyantes à travers tout son corps. Églantine, toute molle, se moula davantage contre lui. C’était merveilleusement étourdissant. Jamais il n’avait expérimenté quelque chose de semblable. Sa citadelle fut à nouveau secouée et des fragments de maçonnerie s’en effritèrent. Il n’en eut cure. Les prunelles de la jeune fille étincelaient, translucides comme une eau ensoleillée. On pouvait y lire tout ce que l’humanité cherche à exprimer depuis la nuit des temps sur l’amour, sans y être jamais tout à fait parvenue.
— Je ne comprends pas, dit Louis à voix haute.
— Quoi ?
— Non, rien. C’est juste que… j’ignorais qu’on pouvait être aussi content.
Un silence subit, émaillé de chuchotements, les ramena soudain à la réalité de leur entourage. Les adolescents, regroupés par trois ou quatre, contraignaient les plus jeunes à se tenir tranquilles afin de ne rien manquer. Ils jetèrent au couple des regards en biais, remplis de sous-entendus moqueurs, comme seuls savent faire les gens entre deux âges. Louis repoussa Églantine et marcha vers eux, les poings serrés.
— Non, mais, de quoi vous mêlez-vous ? Je m’en vais vous étriper, moi.
Mais son courroux fut stoppé net par un tonnerre d’applaudissements et de sifflements.
Couché sur le dos, les yeux ouverts, Louis n’arrivait pas à dormir. Cela ne lui était plus arrivé au moulin depuis sa toute première visite. Dans l’obscurité relative, il parvenait à distinguer les lentes palpitations des braises qui, elles aussi, somnolaient dans leur réceptacle en fer posé sur un trépied, cernées de toutes parts par les formes immobiles des dormeurs. Le vacarme n’était pour rien dans son insomnie, il le savait. Elle était davantage due à la promiscuité et au vin d’Argenteuil, du moins tenta-t-il de s’en persuader. Il fut ainsi tenu en éveil, attentif, pendant les premières heures de la nuit. Il tourna la tête vers la trappe d’où montait le ronronnement des deux meules qui tournaient au ralenti. Il savait que la symbiose entre le meunier et son moulin était telle que le moindre bruit anormal jetterait immédiatement le maître Bonnefoy hors de son lit, comme s’il était lui-même atteint d’un malaise. Louis ne pouvait détacher son attention de l’incessant tic-tac des engrenages du moulin. Ce bruit régulier battait comme le cœur d’un homme.
Une forme blanche se faufila sans bruit derrière le paravent qui abritait le seau d’aisance. Louis s’assit et attendit. Lorsque la forme ressortit, faiblement éclairée par un croissant de lune finement ciselé, il se recoucha et ferma les yeux, feignant le sommeil. La forme blanche passa près de lui en ondulant. C’était Églantine. L’ourlet de la robe de nuit dévoila un bref instant à ses yeux de nouveau ouverts le galbe crémeux et fuselé des jambes et, plus haut, le creux interdit que protégeait un blanchet* immaculé. Il fallut un certain temps à Louis pour se rendre compte que les battements de son propre cœur s’étaient substitués à ceux du moulin.
Pendant longtemps encore, son regard intense scintilla, alimenté par une lumière tout autre que celle des braises et du clair de lune.
— Aouf !
Quelque chose de lourd s’affala en travers de Louis, dont la poitrine se vida de tout souffle. La lumière en biais du petit matin lui envahit les yeux, et des rires encore enroués fusèrent. Il empoigna l’objet par réflexe. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’il s’agissait de la petite Madeleine.
— Excuse-moi, c’est mon frère qui m’a poussée, dit-elle, misérable, n’osant pas bouger.
Il s’assit brusquement en se pâmant, les yeux exorbités, et se hâta de tirer sa couverture jusqu’à sa taille avant même de songer à relâcher la fillette. Il espéra que personne n’avait remarqué sur son vêtement les traces trop révélatrices d’une émission nocturne.
Charles, le frère de Madeleine, riait à gorge déployée. Il ne vit pas le carreau arriver et le reçut en pleine figure. Une pagaille générale s’ensuivit. Louis se jeta avidement dans la mêlée et bientôt le duvet de quelques carreaux éventrés se mêla à la poussière de farine.
*
Au cours de la matinée, Louis apprit que sa mouture serait prête tôt après le souper. Il en éprouva une nostalgie si grande qu’il sentit le besoin de s’isoler. À la tombée du jour, la cour était déserte. Il prit pour refuge un grand noyer qui poussait en haut de la berge. Quelques branches accessibles de l’arbre centenaire étaient encore chargées de beaux fruits vernis dont personne ne semblait se soucier. Laissant une jambe se balancer dans le vide, l’adolescent cassait des noix à l’aide de deux galets plats et dégustait sans y prêter attention les fragments de chair pâle qu’il récoltait parmi les vestiges d’écales réunis dans la paume de sa main. Pour se changer un peu les idées, il entreprit de grimper plus haut dans l’arbre afin d’y récolter d’autres noix qu’il déposa soigneusement dans son mouchoir dont il allait pouvoir ensuite faire un petit baluchon à emporter.
— C’est mal, ce que tu fais là, dit une voix douce. Il se retourna. Églantine dévoila sa présence en quittant le buisson derrière lequel elle s’était cachée pour l’espionner.
— Pourquoi voles-tu ces noix ? demanda la jeune fille.
— Parce qu’elles me font envie.
— N’es-tu pas un artisan ? Avec ton salaire, tu pourrais en acheter.
Affronter l’implacable logique féminine n’était pas une mince affaire pour Louis, d’autant moins qu’il était réticent à lui avouer qu’il ne gagnait pas un sou. Cela ne fit qu’amplifier son désir de s’établir à son compte dès que possible. Églantine dit encore :
— Je t’ai cherché partout, tu sais. Où étais-tu passé ?
— C’est encore toi ! rugit Edmonde, la servante.
Elle les rejoignit en se dandinant comme une grosse poule scandalisée sous le regard moqueur de quelques autres domestiques qui s’étaient réunis dans l’aire menant à la passerelle. Elle désignait Louis qui les regardait du haut de son perchoir.
— Descends de cet arbre, et plus vite que ça. Que je t’y reprenne, à essayer de voler des noix, et je te mènerai au maître en te tirant par les oreilles !
— C’est Bonnefoy qui va avoir peur, dit le chasse-mulet en ricanant.
La grosse branche céda sous le pied de Louis. Il s’agrippa à une autre, qui se rompit à son tour. Le grand adolescent atterrit au pied de l’arbre les quatre fers en l’air, accompagné d’une grêle de noix qui avaient quitté l’abri de son mouchoir.
— Laissez-nous, leur ordonna Églantine, péremptoire. Ils obéirent avec un zèle inaccoutumé.
Louis fut empoigné par le col de sa tunique et appuyé contre le tronc de l’arbre. Saisi, il se laissa faire et demanda :
— C’est vrai ? Tu m’as cherché partout ?
— Oui. Tu casses tout, mais je me rends compte que je t’aime, Louis Ruest.
Elle l’embrassa avec fougue. Le reste des noix s’échappèrent du mouchoir qu’il tenait toujours.
Églantine se détourna et s’enfuit vers la maison sans remarquer le volet qui se refermait prestement à l’étage.
Un cri de joie ébréché répandit dans le ciel encore clair une volée de moineaux qui s’était installée pour la nuit dans les haies longeant le muret.
*
Personne ne vint à la rencontre de Louis et du chasse-mulet avec une lanterne. C’était couru d’avance. Firmin ne les attendait pas plus à la boulangerie. Il faisait noir dans l’arrière-boutique ; on n’y avait même pas laissé une chandelle. Le cœur de Louis s’emplit de plomb. Il s’empressa de se mettre au travail afin d’oublier sa belle-famille qui ne s’était même pas dérangée pour l’accueillir. « À quoi d’autre m’étais-je attendu ? » songea-t-il, se reprochant tristement sa faiblesse d’avoir un instant cru que les choses avaient pu changer comme par enchantement pendant son absence, et cela uniquement parce qu’il lui avait été donné de goûter quelques jours de bonheur. Il entreprit de décharger et d’entreposer seul les sacs de mouture qui pesaient chacun entre cinquante et cent kilogrammes. Il se souvint de l’époque, pour lui déjà lointaine, où l’enfant malingre et dénigré qu’il avait été traînait péniblement les sacs jusqu’au pied de l’escalier.
Tout le monde était déjà au lit lorsque Louis sortit, l’esconse à la main, pour escorter son père qui n’allait pas tarder à quitter la taverne.
*
La période morne qui suivit ces événements marquants disparut dans un abîme sans laisser de traces. Les jours de travail sans histoires se succédaient paisiblement, comme si le repos hivernal imposé à la nature devait l’être aussi à l’âme humaine.
Clémence fut la première à remarquer le changement. Elle ne décelait plus en Louis ce bouillonnement de révolte, cette rage depuis longtemps contenue qui éclatait de façon inattendue à la moindre provocation. Personne n’arriva à discerner la cause de ce changement, car il ne disait rien. Personne ne lui en parla non plus.
Ce fut cet hiver-là que Firmin cessa de se payer un remplaçant pour se décharger de la corvée du guet obligatoire. Il y envoya son fils{47}. Si Louis n’objecta rien à cette exigence, il en négocia tout de même les conditions avec son père qui dut lui céder à contrecœur : dès la fin décembre, le jeune artisan commença à être rémunéré pour tous les menus travaux qui ne concernaient pas directement son apprentissage à la boutique.
Les guetteurs montaient à leur poste aux remparts en gravissant une échelle qui était aussitôt retirée derrière eux. Toute tentative d’abandonner leur tâche à la faveur des ténèbres était ainsi évitée. Louis aimait suivre du regard les lumignons lents des sergents à cheval et des sergents à pied qui, commandés par un chevalier de guet, se répandaient dans les rues somnolentes. Il y avait un arrière-guet, ou reguet, qui sillonnait les rues sombres de la ville, torche à la main, s’arrêtant à chaque carrefour pour scruter les ombres et écouter le moindre son que la nuit amplifiait. Ces hommes montaient aussi aux remparts pour s’assurer que les guetteurs ne s’étaient pas endormis.
L’endroit que Louis préférait était un poste de garde en pierre ; il ressemblait, en miniature, aux deux tours de Notre-Dame que l’on eût réunies par un chemin de ronde. De cette hauteur, il dominait les toits dont les ardoises luisaient sous les nombreuses étoiles. Cela lui évoquait de précieux souvenirs d’enfance.
À la tombée de la nuit, alors que les citoyens fatigués s’enfouissaient sous leurs couvertures, la bande de Hugues allait se ravitailler en étudiants à la Sorbonne et se répandait dans les rues pour y semer la pagaille. Certains décrochaient des enseignes tandis que d’autres s’en allaient par les rues désertes en criant « Tuez ! Tuez ! », simulant une attaque pour le seul plaisir de voir apparaître aux fenêtres des visages blêmes de frayeur. Ils multipliaient les blagues de mauvais goût et déclenchaient de spectaculaires bagarres dans les tavernes.
Louis était trop heureux de pouvoir rester dans son coin tranquille à regarder poindre l’aube sur la ville. Il lui eût déplu d’avoir à appréhender les copains. Peu à peu, alors que la nuit filait en douce, surgissaient d’un brouillard qui rasait le sol les structures quasi dématérialisées et audacieuses des églises gothiques.
Ce fut après une nuit passée sur les remparts qu’il crut percevoir, apporté par la brise matinale, l’un de ces premiers chants d’oiseaux précurseurs du printemps.
*
Mars 1348
Le ciel était bas, sans horizon. Toute la matinée il avait annoncé une pluie dont on n’avait pas vu une seule goutte. « Peu importe le temps qu’il fait », se dit Louis en souriant aux nuages avec indulgence.
Des chats qui s’accouplaient dans une ruelle crièrent et feulèrent en se séparant.
— Merde, ça fait un grabuge de tous les diables, dit Samson à Louis, qui n’avait rien remarqué.
— Hé, ho, laisse-le un peu. Tu vois bien qu’il a la tête ailleurs. Il n’entend pas un traître mot de ce qu’on dit, signala Hugues en donnant au nain une tape amicale.
— Ouais, je vois ça, répliqua Samson, boudeur.
Louis avisa une grappe de fleurettes malingres, en forme de clochettes, que le vent agitait dans son vase de terre cuite minuscule. Le bocal était posé négligemment sur le rebord d’une fenêtre. Quittant précipitamment la bande, l’adolescent traversa la rue pour aller replacer le vase, car il menaçait de tomber. Du bout des doigts, il effleura tendrement quelques ténus pétales blancs, déjà un peu flétris. Il dit, comme pour lui-même :
— Mais, ma parole, j’avais bien vu. Les gars, venez voir ça.
— Merde, le Long, on dirait que t’as jamais vu de muguet. Et depuis quand t’intéresses-tu aux fleurs ?
Le petit bouquet précoce avait une allure assez pitoyable. Nul ne savait d’où il pouvait bien venir, si tôt en saison, ni pourquoi il avait été mis là. Peut-être par charité.
— M’est avis qu’il est amoureux, celui-là, dit Samson d’un air entendu.
Louis trouvait le bouquet splendide. Il jeta un coup d’œil alentour et en cueillit une tige pour la mettre dans les cheveux d’Églantine.
— Touché, Samson, dit Hugues.
— Attendez-moi, je reviens, dit Louis.
Et il disparut derrière le muret menant à la passerelle d’un certain moulin. C’était le troisième soir de suite qu’il s’y rendait, sans autre objectif que de manifester sa présence à la porte. Les deux premières fois, il s’était contenté de gratter à l’huis assez fort pour être entendu dans le vacarme de la minoterie. Ce soir-là, il allait cogner et c’était décisif : si, de l’autre côté de la porte, on frappait aussi en réponse à ses coups, Louis allait être officiellement autorisé à courtiser Églantine.
Il vérifia une dernière fois qu’il avait bien dans sa poche les dragées qu’il lui destinait. Ces friandises avaient été soigneusement emballées dans un délicat mouchoir brodé qu’il avait trouvé dans les affaires de sa mère et qu’il n’avait eu aucun scrupule à voler à Odile, en même temps qu’un joli petit ruban de soie dont il avait ficelé son minuscule présent.
Son cœur battait la chamade. Il eut l’impression que son poing serré cognait trop fort à la porte. Il retint son souffle et y colla l’oreille. Le bois qui résonna juste à sa hauteur le fit presque bondir en arrière ; on eût dit qu’Églantine avait attendu son arrivée, qu’elle s’était postée sur le seuil pour l’attendre. La porte s’ouvrit. Ils restèrent plantés là tous les deux et se dévisagèrent, soudain intimidés. Il n’y avait personne d’autre en vue dans la meunerie. Églantine ouvrit grand la porte et se déplaça, en disant :
— Entre.
— Merci.
Guindés comme ils ne l’avaient jamais été auparavant, ils se firent à nouveau face, ne sachant que faire pour briser cette réserve inopportune. Louis inspira profondément et prit son courage à deux mains pour rompre la glace :
— J’ai un cadeau pour toi. Tiens, dit-il.
Et il lui remit son petit paquet après avoir accroché la grappe de muguet fatiguée dans ses cheveux.
— Oh, c’est ravissant !
Églantine admira le présent un peu avant d’en dénouer le ruban.
— Des petites douceurs, dit-elle avant d’en goûter une.
— Elles sont parfumées à l’anis, précisa-t-il, au moment où elle avait déjà pu s’en rendre compte par elle-même.
— J’adore l’anis. Et la musique.
La jeune fille s’approcha et prit les mains de Louis. Elle dit, d’une voix émue :
— Tu es comme une musique pour moi. Tu sais, l’une de ces mélodies que l’on est incapable d’oublier, même après ne l’avoir entendue qu’une seule fois. C’est parce que ce sont des mélodies que l’on a en soi. Depuis toujours.
— Alors… alors cela veut vraiment dire que… tu acceptes ? demanda-t-il, incrédule.
— Ai-je l’air de quelqu’un qui refuse ? Louis, toute notre vie sera une mélodie.
Des larmes brouillèrent la vue du jeune prétendant. Les deux amoureux s’étreignirent.
— J’aime bien la musique, moi aussi, dit Louis d’une voix rauque en clignant des paupières.
Il ne s’était jamais vraiment soucié de musique auparavant, et chez lui personne ne chantait plus. Mais parce qu’Églantine l’acceptait, lui, parce qu’elle était si gentille et qu’elle aimait la musique, il se sentit lui aussi disposé à l’aimer.
— Églantine…
C’était la première fois qu’il prononçait son nom à voix haute, comme pour se gaver de sa présence. Ce nom lui était devenu si plaisant à l’oreille qu’il s’en voulut de l’avoir déjà appelée Coquelicot. Un tel sentiment de plénitude déferla en lui qu’il crut défaillir. Le monde semblait n’avoir pas tout à fait existé avant cette minute. Il demanda :
— C’est vrai que tu m’aimes ? Tu m’aimes vraiment ? Je suis mauvais.
Églantine lui prit le visage à deux mains et lui sourit :
— Non, tu ne l’es plus. Parce que je t’aime.
Jamais de sa vie il n’avait éprouvé une telle satisfaction. Une vie pleine, durable et bien réelle s’offrait à lui, comme un fruit mûr sur sa branche. Il n’avait qu’à tendre la main pour y goûter. Mais il se garda bien de le cueillir tout de suite ; il désirait d’abord admirer le fruit, il se délectait rêveusement de sa beauté, de sa perfection, savourant déjà sur sa langue son jus tiède. Il songea que s’il précipitait les choses et rompait cette bienheureuse attente, quelque chose allait voler en éclats, quelque chose qu’il ne souhaitait pas perdre.
Les Bonnefoy trépignaient de joie derrière la porte close de l’étage. Fripon, le meunier sourit à sa femme et chuchota :
— Notre princesse a enfin trouvé son roi.
Pour les convenances, ils durent se résoudre à envoyer Edmonde au rez-de-chaussée afin de séparer le jeune couple.
*
La température, cette vilaine farceuse, avait choisi ce lundi pour exhiber sa première véritable journée de printemps. Presque toute la neige avait déjà fondu et certains cours d’eau avaient semé les retailles de leurs sculptures grisâtres dans les champs avoisinants. Mais, ce jour-là, le soleil avait enfin daigné montrer sa figure bien nettoyée à l’aide de sa touaille* de nuages.
— Donne, je m’en occupe, dit Louis.
Un peu surpris d’être intercepté à la fin de ses livraisons, Hugues se dépêtra de sa hotte presque vide et la lui remit, en disant :
— Ça va à la taverne du Cerf royal.
— Je m’en charge. Tu peux partir. À demain.
Louis remit quelques pièces au jeune livreur et prit la hotte par ses courroies. Il disparut dans une ruelle. « Attends un peu qu’il voie de quel bois je me chauffe », se dit-il en marchant d’un bon pas.
Une heure auparavant, Firmin s’était fait livrer à sa table un pâté et des rissoles dont il ne restait plus à présent que des vestiges{48}. Un cruchon de vin presque vide trônait devant lui. Il était seul et ne remarqua pas Louis lorsqu’il entra dans le réduit enfumé par un âtre nourri au bois trop vert. L’arrivée sur sa table d’un gros pain qu’il n’avait pas commandé fit détaler les pensées distraites du boulanger parmi les fumées stagnantes. Il se redressa.
— Qu’est-ce que tu fous ici, toi ?
— Je viens prendre un gobelet avec vous, dit Louis.
— Tu n’as pas l’âge.
— Oui, je l’ai. Mais, même si je ne l’avais pas, est-ce que quelqu’un ici le saurait, à part vous ?
— Petit salaud. Qu’est-ce que tu veux, hein ?
— Je vous l’ai dit : vous payer un gobelet.
Le jeune artisan alla remettre le contenu de sa hotte au tavernier et revint avec un cruchon plein. Il prit place devant son père et le servit en premier. Firmin dit :
— Il y a anguille sous roche, ça, c’est sûr. Mais du diable si j’arrive à savoir ce que c’est.
Louis prit une bonne gorgée de vin et posa son gobelet. Il regarda son père droit dans les yeux et demanda :
— Qu’allez-vous faire, si j’accède bientôt à la maîtrise ?
— Comment ? Aurais-tu déjà l’intention de présenter ton chef-d’œuvre à la guilde ? Mais tu es trop jeune et tout juste bon à jouer les mitrons.
— Dites plutôt que je l’étais. Parce que pendant toutes ces années vous avez tout fait pour m’empêcher d’apprendre convenablement.
— Ho ! Là, tu déraisonnes…
— Mais votre petite combine ne vous a pas donné le résultat que vous attendiez, n’est-ce pas, cher Père ? Sans moi, c’est vous qui êtes tout juste bon à jouer les mitrons.
Firmin fut, pour une fois, dûment mouché. Il soupira et se frotta les tempes avec lassitude. Le chaume de sa tête se hérissa. Louis poursuivit :
— Cela dit, la question n’est pas là. Je vous demande quels sont vos projets pour l’avenir.
— Bon, bon, ça va, j’ai compris. Je te les dirai, mais seulement si tu me dis d’abord quels sont les tiens.
Louis sirota un peu de vin et s’essuya la bouche du revers de sa manche.
— Marché conclu. Je vais me marier.
— Ah, c’est donc ça. Mordieu, j’aurais dû y penser moi-même. Avec qui ?
L’adolescent fronça les sourcils. Il se prit soudain à redouter la bassesse et la vulgarité de son père comme une souillure qui risquait d’entacher la beauté de ses souvenirs encore récents. Firmin, cette ébauche d’humanité grossière, primitive, était incompatible avec tout ce qu’il avait vécu chez les Bonnefoy. Il réalisait à présent dans quelle mesure Firmin l’avait maintenu en arrière depuis l’enfance.
— Allons, ne sois pas si pudique avec ton vieux père qui en a vu d’autres. Nomme-moi l’heureuse jouvencelle que tu veux trousser.
Puisqu’il fallait bien en venir là, Louis s’efforça de prendre un air détaché en disant :
— C’est Églantine Bonnefoy, la fille du meunier.
— Par la boudiné de saint Cucufat{49}, c’est qu’il a l’air sérieux.
— Je suis sérieux.
— Ah, le petit salaud. Tu m’as bien eu. Alors là, j’avoue que tu n’as vraiment pas manqué ton coup. J’en suis pantois. Buvons un coup, que je me remette les idées en place.
— À la vôtre, dit Louis, ravi du tour que prenait la discussion.
— C’est Bonnefoy qui va en faire, une tête, affirma Firmin. Au fait, le sait-il ?
— Je crois que oui.
— Sacredieu, je n’en reviens pas. Voilà qui est bigrement habile. Bonnefoy !
Il se claqua une cuisse, alléché par la perspective de leur partenariat d’affaires que cette alliance profitable pouvait accroître. Son enthousiasme fut toutefois de courte durée, car certaines préoccupations bien légitimes se frayaient péniblement un chemin parmi les vapeurs abrutissantes du vin.
— Mais es-tu donc persuadé que les Bonnefoy vont vouloir de toi ? Une fille de meunier n’épouse guère qu’un meunier.
— Pas forcément, vous le savez aussi bien que moi. On en connaît qui ont épousé des laboureurs aisés, des artisans ou des commerçants comme nous.
— Ouais, peut-être. Mais des commerçants prospères.
— Nous sommes prospères. Enfin, nous pourrions l’être. Cela dépend essentiellement de vous.
— Ah ! non. Tu ne vas pas commencer à me rebattre les oreilles avec la très chrétienne tempérance. Je travaille dur et le vin est ma seule distraction.
— Qui a parlé de tempérance ?
Louis avisa le tavernier et leva la main.
— Eh ! un autre.
Firmin hoqueta et ricana bêtement.
— Veux-tu bien me dire où tu as eu toute cette monnaie de billon* ?
— C’est ma paie.
— Et tu m’en refiles une part au lieu de tout planquer comme ta folle de mère ! Bon Dieu, enfin j’ai la preuve que t’as quand même un peu de jugeote.
Firmin lui donna quelques tapes amicales sur le bras. Louis se laissa faire et dit méchamment :
— Vous êtes plein, aucun doute là-dessus. Vous débordez.
Firmin ne répondit pas. Le vin agissait insidieusement. C’était là ce que Louis voulait.
Le boulanger se pencha en avant et dit d’un air sentencieux, en pointant son fils du doigt :
— Bien. Tu peux la foutre tant que tu voudras, ta belle, ça m’est égal. Dans la mesure où je te vois devant le four à l’aube comme d’habitude.
— N’ayez pas de souci. J’y serai.
— Ouais. Mais j’ai idée que tu n’y vaudras pas cher. Comme le dit si bien le proverbe : on ne peut être à la fois au four et au moulin.
Tout ne se déroula pas comme Louis l’avait prévu. Ils rentrèrent aux petites heures de l’aube en titubant tous les deux, chacun de leur côté. Cependant, l’esprit de Firmin était clair. Plus clair même que lorsqu’il était en pleine possession de ses facultés.
Une fois que tout le monde fut levé et à pied d’œuvre au rez-de-chaussée, le boulanger monta s’isoler dans la chambre conjugale et dit à Louis de l’attendre à la porte. Tout en fouillant rageusement dans l’armoire, il se dit : « J’ai tenu parole. Je n’en ai jamais soufflé mot. "Il" ne voulait pas. Quel gâchis. Salaud ! Tiens, la voilà, ma revanche. »
Il posa un papier sur le lit et appela :
— Tu peux entrer. Et ferme la porte.
Firmin s’assit sur le lit et tira le parchemin à lui. Le sceau brisé qui s’y rattachait encore par un bout de ruban ressemblait à une crotte sèche.
— Ton passé, ton présent et ton avenir. Tout tient là.
Il roula le parchemin et le brandit comme un petit bâton.
— Tu comprends, à l’époque, j’ignorais ce qui allait advenir de toi. Et comme ta mère ne m’avait pas donné d’autre héritier, j’ai agi en conséquence.
Le sceau, au bout de son ruban, s’agita comme une chose vile.
— Il ne fallait pas que je te le dise tout de suite. J’avais promis. Mais toi, il faut que tu insistes pour connaître « mes projets », comme tu dis, avec tes grands airs. Tu veux savoir ce qu’est ce papier ? C’est une copie de mon testament. Et, oui, il est question de toi dedans.
L’adolescent fit un signe de tête affirmatif sans lâcher la poignée de la porte. Firmin offrit à Louis un méchant sourire, mais, comme ce dernier n’avait aucune réaction, il reprit :
— Il va sans dire que je m’attends à un peu plus de reconnaissance de la part de mon très cher fils.
Louis haussa les épaules et dit :
— Vous n’en avez pas besoin.
— Tu as bien raison. C’est vraiment pas de chance. Voici : à mon décès, inutile de chercher à mettre tes mains de rapace sur mon patrimoine. Je bénéficie d’une rente viagère qui s’éteindra avec moi. Au mieux, tu demeureras un sous-fifre toute ta vie. Au pire, on te flanquera à la porte. Ce n’est pas de mon ressort. Parce que la boulangerie est une censive. En d’autres termes, la maison, la boulangerie et le travail des employés – tout appartient aux moines de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés qui ont si charitablement su prendre soin de ta pauvre mère. Rappelle-toi comme elle les aimait, ces moines.
Louis accusa le coup en silence.
— L’Odile ne sait rien de tout ça et toi, tu vas fermer ta gueule. Facile ça, parce que tu es bien trop orgueilleux pour aller lui raconter ta défaite, hein ?
Firmin le regarda, ses yeux mi-clos voilés par la pénombre de l’aube.
— Te crois-tu donc si important ? À ta place, j’éviterais d’avoir une aussi haute opinion de moi-même, le Ratier. Écoute : tu n’es qu’une erreur. Enfonce-toi bien ça dans la tête.
*
1er mai 1348
Les marronniers en fleur semblaient défier l’avenir avec leur joli tulle rose qu’ils agitaient sous la moindre brise. Églantine s’était installée sur la surface polie du muret afin de peigner ses longs cheveux blonds et d’en accélérer le séchage au soleil. Le matin même, elle avait trouvé un peu de muguet sur le rebord de sa fenêtre. Les fleurettes reposaient à présent sur son giron. De temps à autre, elle caressait tendrement, du bout des doigts, les menues clochettes d’un blanc crémeux. Cinq mois s’étaient écoulés depuis ce soir où Églantine avait trouvé une poignée de châtaignes enveloppées dans un morceau d’étoffe, placée aux creux des racines d’un certain noyer. Depuis lors, pas une semaine n’avait passé sans que l’arbre lui eût dévoilé ce genre de petits cadeaux qui s’étaient ainsi multipliés : trois figues, un peu de ce précieux sucre de canne importé de Chypre, quelques bâtonnets de cannelle… Elle sourit avec attendrissement à l’évocation de ces présents. « Typiques d’un garçon ! Ils ne songent qu’à leur estomac, ceux-là », se dit-elle. Mais elle connaissait déjà suffisamment l’esprit pratique de Louis pour ne pas ignorer qu’il considérait ces cadeaux utiles comme étant beaucoup plus appréciables que des bijoux ou des fleurs. Ses petits bouquets n’en étaient devenus que plus précieux.
— Tu n’as rien de plus profitable à faire ? maugréa le meunier qui passait par là.
La jeune fille se contenta de lever vers lui un visage malicieux :
— Si, Père. J’attends Louis. Je m’en vais au mai avec lui.
— Ça non, ah, non ! Je te l’interdis.
— Mais je suis une fille à marier, que je sache. Il y avait une branchette de bourgeons et du muguet à ma fenêtre. Je veux y aller.
— Tu ne bougeras pas d’ici, petite insensée.
— Voyons, mon mari, intervint la mère Bonnefoy. Laissons-la donc y aller. L’hiver a été si long. C’est la fête des jouvencelles, après tout.
— Des jouvencelles ? Parlons-en ! Moi, j’y ai toujours vu davantage de ribaudes, de voleurs et de goliards* ivres ! Une meute déchaînée qui saccage tout !
— Je ne cours aucun risque, car Louis sera là.
— Et Louis, bien sûr, est au-dessus de tout soupçon, dit le meunier en bougonnant.
— Ils s’en vont danser, c’est tout, Thibaut. C’est là un plaisir inoffensif et bien de leur âge, puisque les enfants y trouvent peu de chose à faire et que les femmes mariées n’ont pas la possibilité de bien s’y amuser, à cause des convenances.
— Si j’y allais avec la servante ? Elle pourra nous chaperonner, proposa soudain Églantine.
— Excellente idée, dit la mère.
Le meunier réticent dut battre en retraite, car il ne se sentait pas de taille à affronter deux femmes déterminées. Quant à la grosse Edmonde, la servante, cette tâche imprévue lui plut tant que la jeune fille put bientôt partir en sa compagnie, un panier d’osier se balançant à son bras.
Un cruchon de bon cidre pour acheter le silence de la domestique et le tour fut joué : Églantine put se perdre « accidentellement » dans la foule des fêtards aussitôt qu’elle eut franchi le pont aux Meuniers tendu de vélum.
Des jeunes gens s’étaient chargés de planter un petit arbre au beau milieu de la place de Grève où l’avant-veille avait eu lieu une pendaison que Louis avait vaguement vue. La place de Grève servait aussi de lieu d’embauche, et d’aucuns cherchaient à profiter de l’aubaine, car il y avait foule. Les branches bourgeonnantes de l’arbre étaient chargées de fleurs de lys, de rubans et de décorations. Plusieurs danseurs l’encerclaient et chantaient sans même attendre les premiers accords des ménestrels qui s’étaient ménagé une place avec peine. Des porcs entiers rôtissaient sur leur broche. Un ivrogne s’était endormi, appuyé contre un fût de vin. En passant, Louis trébucha dans ses jambes. Le soiffard se retourna en grognant. Louis et Églantine pouffèrent de rire et échangèrent un sourire complice lorsqu’ils avisèrent sur la tête d’un badaud, presque sous le nez de l’adolescent, un chapeau dont la calotte ressemblait à une coquille de noix velue. Louis se mit à souffler dessus doucement. La personne qui le portait n’eut pas conscience des simagrées que faisait la petite plume qui y était accrochée.
Le jeune couple se lassa vite de la cohue et se mit bientôt en quête d’un lieu plus propice aux tendresses de mai. Ils quittèrent donc la place de Grève et longèrent la Seine. La rive, ce jour-là, était inhabituellement calme. C’était comme une faveur de la Providence, en dépit des bacs de toutes tailles qui étaient de plus en plus nombreux sur les eaux miraculeusement étoilées. Peu à peu, le chant des merles et des rossignols se broda au vacarme de la fête dont ils s’éloignaient. La ville entière paraissait rénovée sous les rayons du soleil. Les ardoises des toits brillaient comme si chacune d’elles avait été polie des heures durant. Sur la berge en friche du fleuve, les ajoncs, les églantiers et les ronces étaient parsemés de sous dorés que l’astre du jour, par distraction, avait laissé tomber de sa bourse. Tout près, un tout jeune lilas arborait fièrement une seule grappe de fleurs. C’était l’Éden au sixième jour.
Tel un gros bourdon charmeur, Louis tournait autour de son Églantine et se demandait avec délices sur quel pétale il allait pouvoir se poser. Ils bavardaient gaiement, main dans la main, de tous ces petits riens qui faisaient de certains moments des friandises dont on ne se repaissait jamais.
Églantine ne prêtait guère attention à la direction que prenait leur promenade. Ou, si elle la remarqua, elle ne le manifesta pas.
*
Le moindre bruit se trouvait accentué par le silence de la boulangerie désertée. La famille s’était éparpillée en ville pour la fête. Personne n’allait rentrer avant la nuit. Églantine fut intimidée par cette maison austère et se colla davantage contre Louis tandis qu’il lui faisait brièvement visiter les lieux. Ils s’engagèrent dans l’escalier de bois dont les degrés incurvés en leur milieu prouvaient leur usage ancien. Des milliers de passages avaient communiqué au bois une patine crayeuse.
— La chambre des maîtres, dit-il en montrant une porte close qu’il n’ouvrit pas. Églantine avisa les couches disparates qu’il y avait dans l’autre pièce. Elle demanda :
— Et toi, où dors-tu ?
— Là-haut.
Un délicieux frisson se répandit dans le corps de la fille du meunier tandis que le jeune artisan l’invitait à escalader l’échelle. Il la suivit de près et l’enlaça de dos afin d’ouvrir la trappe à sa place. Elle eut le temps de sentir un objet dur contre ses reins. Elle frissonna davantage.
— As-tu froid ? lui demanda-t-il doucement.
— Oui, un peu.
Ce n’était pas vrai. Il le savait. Mais peu importait. Une fois sous les combles, il contourna Églantine pour prendre son aumusse* dont il l’enveloppa.
— Merci, dit-elle.
Dans la vaste pièce au plafond pentu, il y avait une couche et une caisse. Quelques chevilles avaient été fixées au bout desquelles pendaient des vêtements. Un petit brasero, actuellement inutilisé, garantissait un peu de chaleur en hiver. Louis s’était en outre aménagé un coin pour faire sa toilette. Le foin frais qu’il avait étendu sous les combles avait produit une poussière dorée qui allait demeurer encore longtemps en suspension à la lumière blafarde de l’unique petite fenêtre. Églantine dit :
— C’est dépouillé.
— Avec la farinière* en plus, ça me suffit. Surtout qu’il y a toi, maintenant.
Églantine lui sourit et demanda, un peu inquiète :
— Tu… tu ne l’as jamais fait auparavant, n’est-ce pas ?
— Non.
— J’ignore ce qu’il faut faire.
— Moi, je saurai.
Elle le regarda longuement, comme pour lire sur son visage l’assurance qu’avait eue sa voix. Elle se douta qu’il devait y avoir beaucoup pensé. Tellement qu’il savait.
Il s’avança vers elle. Il lui enleva l’aumusse et lui prit doucement les épaules. Églantine baissa la tête. Il revit la lourde natte blonde qu’il lui avait jadis coupée. L’or en fusion de ce souvenir s’échappa entre ses doigts tandis qu’il entreprenait de dénouer ses tresses d’or brûlé. Il recula un peu pour la regarder avec une admiration étonnée. C’était une femme. Une femme que l’on devait cueillir comme une grappe de lilas sensible parmi ses feuilles en forme de cœur. Ils s’enlacèrent. Sans s’en rendre compte, Louis imprima à leur étreinte un mouvement de danse à peine ébauché.
— Il y a de la musique dans ma tête, dit-il.
Louis laissa ses doigts rugueux errer sur l’étoffe de la robe légère tandis qu’il baissait la tête pour permettre à leurs regards de parler encore à leur place. Églantine lui caressait les épaules. Elle eut envie de lui dire : « C’est notre amour qui chante », mais elle trouva ces mots trop banals. Elle n’avait pas envie de parler, sans doute parce que lui-même parlait peu. Sans y penser, elle se mettait à son diapason. Ses doigts s’immiscèrent dans l’abondante chevelure de Louis lorsqu’il se pencha pour l’embrasser. Elle sentit une main puissante, une main de boulanger, lui enserrer la nuque. Il la plaqua brutalement contre lui et libéra ses mains qui se mirent à explorer maladroitement sa silhouette que ce contact brusque semblait rendre encore plus frêle, plus désirable. Les doigts menus d’Églantine butinaient ses cheveux et papillonnaient sur sa peau. Ils le firent frissonner de plaisir.
— Tu vois, toi aussi tu sais quoi faire, dit-il tout bas.
Ses mouvements à lui devenaient de plus en plus désordonnés. C’était enivrant. Au fur et à mesure que le couple se goûtait avec plus de convoitise, les caresses devinrent plus audacieuses.
— S’il te plaît, attends, dit-elle soudain, hors d’haleine.
Elle tâcha de ne pas poser les yeux sur le renflement qu’il dévoilait à demi. Il dit :
— Attendre quoi ? J’ai assez attendu.
Elle était plus âgée que lui de deux ans et avait derrière elle l’expérience de quelques flirts sans suite, contrairement à lui qui n’avait jamais rien vécu de tel. Cependant, les gestes de l’adolescent recelaient le ferment d’une virilité dominatrice qui rassurait et angoissait tout à la fois. Il était déconcertant, d’une exquise maladresse que son ardeur rendait un peu brutale. Il manifestait une frénésie charnelle à la fois rustique et divine.
— Non, rien, dit Églantine.
Il l’entraîna vers sa couche en défaisant ses braies. Il entreprit de dénouer le cordon qui fermait l’amigaut* de la robe d’Églantine. Encore une fois, elle l’arrêta d’un geste.
— Louis, nous n’avons pas le droit. Et puis j’ai peur. J’ai entendu des histoires.
Vaguement menaçant, possessif, Louis lui empoigna les cheveux et demeura penché au-dessus d’elle. Son regard de jais s’envenima.
— Ne crains rien. Je suis là. Laisse-toi faire, dit-il.
Elle ne put avoir la certitude que cet aveu avait tisonné chez lui le désir d’une manière à peine supportable. Si elle lui avait demandé d’arrêter, il l’eût sans doute violée. Mais elle ne le lui demanda pas. Elle s’efforça d’oublier le feu dans le tonneau et répondit :
— D’a… d’accord.
Après l’avoir menée à sa couche sur laquelle il la fit s’étendre, il tira sur les cordons de son corsage. Il la dépouilla de ses vêtements par secousses frénétiques et avides tandis qu’elle s’efforçait de communiquer un peu de douceur à ses caresses en soulevant sa tunique à lui, dévoilant son dos courbé au-dessus d’elle. Elle ferma les yeux. Sa bouche entrouverte laissait voir deux dents blanches et brillantes. De longs cils, animés d’une vie propre, semblaient ne s’être posés au bord des paupières que pour qu’on les vît tressaillir sous les assauts de sensations troublantes. Louis se pencha davantage et, sans y réfléchir, y passa la phalange de son index afin de les apaiser. Une main molle se leva et fit un lent mouvement circulaire, comme pour chasser un insecte importun ou bien pour diriger un orchestre symphonique. En retombant, elle accrocha le bras de Louis qui sourit. Les dents légèrement irrégulières de l’adolescent accentuaient son allure de jeune loup.
Louis repoussa leurs penailles*, bisette*, batiste* et coutil* entremêlés. Il lui fallut plusieurs coups de pied pour se débarrasser de ses sabots ombrageux n’appréciant pas le traitement qui leur était imposé. Il s’étendit sur Églantine, l’écrasant de tout son poids au creux de sa paillasse. Sa langue se mit en quête de l’encoche du nombril pendant que sa main remontait le long d’un mollet duveté d’or fin, pour atteindre des boucles courtes qui avaient la blondeur du froment avant la fauchaison. Il la força à tourner la tête et se pencha pour goûter la peau de sa gorge. Églantine gémit de plaisir. Son corps chaud ondulait sous celui de Louis dont les reins s’enflammèrent. Il haletait, son visage niché dans le cou de cygne qu’elle lui offrait. L’ardeur d’Églantine brûlait sa sève. Faire l’amour. Maintenant, ils comprenaient tous deux ce que cela voulait dire. C’était une chose qui n’avait attendu qu’eux pour exister.
La paillasse de Louis s’effondra sous des coups de reins émerveillés ponctués de grognements et de cris, mi-souffrance, mi-extase. Les fantasmes jusque-là imprécis de leur adolescence se concrétisèrent et ils boulèrent dans le foin épars. Fou de désir, Louis la pénétra profondément en réalisant à demi l’offrande qu’elle lui faisait.
*
— Tu me donneras du pain et moi, je te donnerai des enfants, dit-elle avec une lueur moqueuse dans ses yeux de myosotis.
Le monde qui avait basculé reprit sa position d’origine. Ils se séparèrent, à regret. Un peu de sang s’écoula discrètement entre les brins serrés de leur couche parfumée. Il dit :
— Quelque chose est… sorti de moi. Crois-tu que je t’ai mise enceinte ?
— Qu’importe, puisque nous allons nous marier.
Il caressa du bout de l’index la petite rougeur qu’il lui avait faite à la base du cou.
— Tiens, j’ai baisé. Je suis un boulanger médiocre. Elle sourit affectueusement.
— C’est faux. Tu es le meilleur. Et moi je veux bien être la pâte que tu pétriras. Un jour, tu garniras même la table du garde des Sceaux ! Tu crois qu’on se verra à la Saint-Honoré{50} ?
— Sûrement, oui. Lorsque j’aurai présenté mon chef-d’œuvre et que je serai maître, je donnerai le plus beau banquet que Paris ait jamais vu. Avec du pain de froment pour chacun des convives et des mets épicés et tout. Tous les gloutons de la ville viendront s’empiffrer à mes dépens, et moi, j’aurai plaisir à les regarder. Avec toi à mes côtés.
— Oui, avec moi à tes côtés.
— Nous aurons une étagère remplie de toutes les épices d’Orient. Et du sucre. Et des limons*.
— Je te coudrai des habits de soie.
— Nous aurons le plus beau jardin du pays. Un vrai grand jardin avec tout ce qu’il faut pour manger et soigner, et des fleurs pour faire joli. Il y aura une fontaine, aussi.
— Tiens, des fleurs ? dit Églantine, étonnée par cette description poétique venant d’un Louis habituellement si cartésien.
— Oui. Des fleurs et des arbres…
L’adolescent cligna des yeux. Il découvrait soudain que ce jardin intérieur qu’il cultivait depuis sa plus tendre enfance était fait pour abriter une femme aimée. Adélie sourit à son fils et caressa les églantines qui poussaient désormais au pied de la fontaine.