Chapitre X

Rota Fortunae

(Roue du destin{135})

Le cavalier repoussa d’une chiquenaude une petite plume blanche qui venait de se poser sur la manche de sa chaude cotte au col paré d’écureuil. Hormis sa tenue raffinée et la fine épée de Tolède dont il était ceint, l’homme ne portait sur lui aucune marque distinctive. Il nota distraitement qu’aucun détritus ne traînait plus dans cette impasse autrefois invivable. Cependant, elle était toujours hantée par des misérables et des coupe-jarrets. Un vieux mendiant oublié le regarda passer, assis dans son coin à l’entrée d’une venelle. Une grosse femme entourée par sa couvée de jeunes enfants vêtus de haillons fit de même depuis le seuil de sa masure. Lorsqu’ils se rendirent compte que cet individu d’un autre monde prenait la direction de la maison rouge, ils retournèrent à leurs occupations. Le cavalier s’arrêta effectivement devant la grille fermée.

— Holà, Baillehache ! appela-t-il, certain de trouver l’exécuteur chez lui à cette heure où le jour déclinait.

Il ne se trompait pas : la porte de la maison s’ouvrit sur le géant vêtu d’un habit noir propre. Louis sortit pour déverrouiller la grille à ce visiteur à l’air important. Habituellement, les messages du bayle ou les arrêts de la cour de justice dont on ne faisait faute de lui donner lecture lui étaient délivrés par quelque garde du château.

— Je suis porteur d’un message confidentiel de la part du gouverneur, annonça le courrier.

L’homme tira de sa sacoche un pli scellé qu’il montra au bourreau avant de le jeter à terre aux pieds de ce dernier. L’ostracisme à l’encontre des exécuteurs était tel qu’on se refusait à leur remettre leur correspondance dans la main. Louis s’était habitué à ce mépris. Il se pencha sans dire un mot pour ramasser la lettre. Il la retourna et reconnut en effet le sceau de Fricamp. Il décacheta le pli, mais ne l’ouvrit pas.

— Que faites-vous donc ? demanda le messager. Louis lui tendit le pli et répondit :

— Je ne sais pas lire.

Il faisait toujours rédiger ses mémoires de frais par l’écrivain public. Il regrettait parfois de ne pas avoir profité de l’occasion qui lui avait été offerte à l’abbaye.

L’homme le regarda d’un air condescendant, mais ne reprit pas la lettre.

— Ah bon. Je me vois donc dans l’obligation d’entrer chez vous. Au risque de me répéter, il s’agit d’un message confidentiel.

Louis acquiesça et dégagea le passage. L’émissaire descendit de cheval et suivit son hôte dans la cour arrière. Il conduisit sa bête près de l’écurie où il l’attacha.

— Par Dieu, vous voilà plutôt bien pourvu, pour un bourrel. Baillehache ne dit rien. Le courrier le précéda dans la maison et en fit le tour avec un sans-gêne qui aurait insulté n’importe qui. Mais Louis le laissa faire.

— Eh bien, eh bien, pas mal du tout. Pour quelqu’un de votre espèce, je m’étais plutôt attendu à un bouge. On me dit que vous êtes célibataire et que vous n’avez engagé ni domestique ni valet comme c’est pourtant votre droit. Vous vous occupez donc de tout vous-même ? C’est admirable. Vraiment. Vous savez que le gouverneur ne tarit pas d’éloges à votre sujet ?

— Non, je ne le savais pas.

— Je parle, bien entendu, de votre rigoureuse politique d’assainissement de la ville, s’empressa de spécifier l’émissaire, afin que ses propos ne prêtent pas à confusion quant aux autres talents de Louis.

Il reprit :

— Enfin. C’est sans importance. Voici la raison de ma venue : le gouverneur a besoin de vos services pour mener à bien une tâche un peu différente de celles dont vous avez l’habitude.

— Je vous écoute.

Le courrier eut un sourire narquois.

— Il s’agit de rendre une petite visite de courtoisie à un certain La Cerda{136}.

— Charles d’Espagne ?

— Comment, vous le connaissez ? demanda le messager en faisant mine d’être surpris.

— Seulement de nom. C’est le connétable de France.

— Tout juste. Et le favori du Valois. Cet usurpateur infâme, qui se dit roi de France, a encore une fois lésé notre bon roi de Navarre, Charles d’Évreux, en offrant à son amant le comté d’Angoulême qui lui revenait de droit{137}, tout comme d’ailleurs la couronne de France.

« Des intrigues de gentilshommes », se dit Louis qui, comme la grande majorité des roturiers, ne se souciait guère de tous ces complots obscurs qui se tramaient dans les demeures royales. Seuls les commérages salés intéressaient certains, et le bourreau de Caen n’était pas de ceux-là. Le peu qu’il savait de la vérité lui avait cependant permis de se forger une opinion à laquelle il tenait fermement. Il trouvait les revendications du roi de Navarre justifiées. Celui qu’on surnommait El Malo{138} n’était-il pas après tout un descendant direct de l’ancienne lignée des Capet, ce à quoi aucun Valois ne pouvait prétendre autrement que par une soi-disant loi salique soigneusement dépoussiérée pour les besoins de la cause ? En écartant officiellement les femmes de tout pouvoir royal grâce à une adaptation très subjective et opportuniste de cette loi, les Valois avaient piétiné les prétentions tout à fait légitimes de Charles.

Ce jeune Charles allait-il se montrer digne de son illustre arrière-grand-père Philippe le Bel que Louis admirait beaucoup ? Quoi qu’il en fût, une sommation de ce genre n’était pas chose à prendre à la légère.

— Le roi Charles a besoin de vos services. Il faut purger le royaume des usurpateurs en commençant par celui-là, dit le courrier après un moment de silence, comme s’il venait de lire dans les pensées du bourreau.

— Je me soumets à sa volonté, dit Louis, enfin.

— Fort bien. La voici donc : Charles d’Espagne doit périr.

— Et c’est moi qu’on vient quérir pour cela ?

— Vous avez été recommandé au roi par le gouverneur qui, comme je vous l’ai dit plus tôt, vous tient en haute estime.

Au lieu de réagir favorablement à cette flatterie, l’exécuteur se mit à arpenter la pièce, tête basse et mains dans le dos, visiblement contrarié. Pourquoi fallait-il qu’on vienne le mêler à cette affaire sordide ? Il ne doutait aucunement qu’une fois ce meurtre politique commis, les gens de France finiraient par apprendre l’identité du meurtrier et ne tarderaient pas à mettre sa tête à prix, même s’il n’aurait fait que se soumettre aux ordres d’un autre dans toute l’affaire. Et, une tête de bourreau, cela pouvait tomber pour pas cher. S’il perdait la vie dans l’aventure, le but qu’il s’était fixé en acceptant l’opprobre lié à sa profession était lui aussi perdu.

Le colosse alla se planter un instant devant l’âtre et en ratissa pensivement les braises avec le tisonnier. Il dit, comme pour lui-même :

— Je conçois que l’on ait recours à moi pour ce genre de besogne. Il me faut torturer sur demande, souvent sans même savoir de quoi ceux qui me sont confiés sont soupçonnés. La plupart du temps, j’entreprends la procédure sans même connaître le nom des victimes. Cela fait partie du métier et j’en ai toujours accepté les obligations sans discuter. Sans même y penser. Cela vaut mieux. Il y aurait sinon quantité de commandements auxquels je serais incapable d’obéir.

Louis tourna le dos au feu au-dessus duquel une petite marmite était suspendue. Il se pinça l’arête du nez entre le pouce et l’index. Posant enfin les yeux sur son hôte, il dit encore :

— Mais vous ferez savoir au gouverneur que je ne suis pas un assassin.

— Baillehache, vous m’avez mal compris, je crois. Il ne s’agit pas de simplement occire La Cerda. Notre but est de déstabiliser le Valois et de venger notre roi si injustement spolié. Cela ne vaut-il pas un petit effort de votre part ? Et ce n’est pas tout…

Le courrier s’efforça de regarder Louis droit dans les yeux et reprit :

— Nous avons besoin de quelqu’un qui sait bien s’y prendre. Vous n’ignorez sûrement pas que La Cerda est sodomite ?

— Je l’ai ouï dire.

— Et cela euh… ne vous incommode point ?

Louis haussa les épaules.

— Devrais-je en être incommodé ? Non, cela m’indiffère.

Tout le monde affirmait pourtant au château que ce bourreau célibataire n’allait pas chez les ribaudes. Nul ne l’avait jamais vu fleureter avec quiconque. Ni femme ni homme, pour dire vrai. L’émissaire enchaîna :

— Ah… mais qu’importe. Comprenez-moi bien. Charles d’Espagne ne doit pas seulement être occis ; le désir de notre roi est qu’il succombe à d’atroces tourments. C’est à vous qu’il revient de trouver quelque chose… d’approprié.

— Le supplice d’Édouard d’Angleterre{139}, dit Louis comme s’il s’agissait d’une formalité quelconque.

Le regard fixe, polaire de ce maraud était décidément pénible à supporter. Le messager n’avait qu’une hâte, celle de partir avec sa réponse.

— Voilà qui est dégoûtant, bourrel. Non. Ces Anglesches sont des barbares. Restons dans les limites de la décence.

— Qu’importe. Je refuse.

Le courrier soupira. Arriver à fléchir ce fonctionnaire allait s’avérer plus difficile que le gouverneur ne l’avait estimé. Le gaillard s’obstinait comme un gros bœuf de labour dont il possédait sans doute aussi l’intelligence. Comment arriver à lui faire saisir la portée qu’allait avoir sa seule participation à de subtils jeux de pouvoir ? Peut-être fallait-il employer avec lui un langage plus direct :

— Vous désobéissez donc à un ordre du gouverneur ?

— Seulement à celui-ci.

— Il ne s’agit pourtant que de faire mourir un homme. C’est là votre office.

— La Cerda n’a commis aucun crime.

— Comment en avez-vous la certitude ?

Louis détourna le regard.

— Nul tribunal ne l’a condamné, dit-il.

— Sans doute que non. Mais dites-vous bien que son règne ne durera guère davantage que celui du Valois. Il est rare que les favoris survivent longtemps à leurs bienfaiteurs.

Le courrier reprit quelque assurance et ajouta, d’une voix basse qui n’augurait rien de bon :

— Faites bien attention, Baillehache : il en va d’un roi comme d’un gouverneur. Fricamp serait fort peiné d’avoir à se défaire de l’un des siens…

— Qu’est-ce à dire ? Je ne vous entends pas.

— Il est fort déplorable que tant d’exécuteurs soient conspués, voire occis dans des rixes, n’est-ce pas ? Ce genre d’accident arrive si promptement lorsqu’on exerce un métier tel que le vôtre.

— Cessez vos menaces.

— Je vois que vous m’avez compris. Vous en savez trop, désormais, Baillehache. Je suis désolé. Si vous persistez dans votre refus, j’ai ordre de vous faire disparaître.

Avant qu’il ait pu comprendre ce qui lui arrivait, le messager se retrouva épinglé au mur en bois chaulé par son col de fourrure. Le manche d’une dague vibrait près de son oreille. Louis dégaina son épée et en tint la pointe entre les côtes de l’homme.

— Jetez votre arme, messire.

— Mais qu’est cela ? Vous avez perdu l’esprit !

— Obéissez.

La fine lame de Tolède tomba sur le plancher entre eux. Louis éloigna l’arme d’un coup de pied.

— Maintenant, nous pouvons discuter convenablement.

— Quel présomptueux vous faites, bourrel ! Vous croyez-vous donc indispensable au point que le gouverneur daigne vous épargner sa justice si vous me supprimez, moi, un membre de sa garde personnelle ?

Louis s’approcha, l’épée de biais devant sa poitrine, prête à trancher si nécessaire, et frappa l’homme au visage du revers de sa main calleuse. Il récupéra sa dague et en tint la lame sous le menton du messager.

— Silence. Les représailles que me vaudrait votre mort sont le moindre de mes soucis. Sachez qu’en cet instant votre vie ne vaut guère plus que la mienne et vous n’êtes plus en position pour revendiquer quoi que ce soit. Moi, si.

Les yeux de Louis le transpercèrent comme s’il n’était plus là, comme s’il parvenait déjà à voir sous la peau une masse d’organes déshumanisés.

— Que voulez-vous ? demanda l’émissaire à demi assommé dont la superbe s’était considérablement tempérée.

Il avait entendu dire que rien n’arrêtait cet exécuteur dans son travail de destruction une fois qu’il était lancé : ni appât du gain, ni ambition personnelle, ni plaisirs d’alcôve.

— Écoutez-moi bien. J’accepte d’y aller. Mais à une condition.

— Laquelle ?

— Ma fonction m’interdit de quitter la ville sans permission écrite du gouverneur ou du bayle.

— Je sais.

— Eh bien, voici : je veux qu’on me délivre les sauf-conduits nécessaires pour que je puisse me rendre à Paris et y demeurer quelque temps.

— Bien, je ferai part de vos exigences au gouverneur. Paris, dites-vous ? Qu’avez-vous donc à y faire ?

— J’ai encore de la parentèle là-bas.

S’il n’avait pas été aussi humilié par cette altercation avec un manant, l’émissaire aurait éclaté de rire. Voilà que l’issue de la mission se trouvait brusquement assurée en échange d’une simple visite de famille ! C’était une véritable aubaine.

Une fois relâché, l’élégant courrier à cheval quitta la maison du bourreau le sourire aux lèvres, en dépit de sa joue meurtrie.

*

Laigle, 6 janvier 1354

Un vent chargé d’humidité hivernale rabattit la fumée vers le toit de l’auberge d’où elle sortait comme une étoffe appesantie par la lessive. Il en traînait des fragments déchiquetés jusque dans la cour tachée de neige sale, où ils se mêlaient à des restes de brouillard oubliés là par le matin. Aucune volaille n’y picorait.

Philippe d’Évreux ne se laissait pas influencer par cette température maussade. Au contraire, le frère du roi de Navarre avait affiché une mine radieuse tandis qu’il menait, à cheval, une petite troupe prêtée par son frère à travers bois et champs jusqu’à une route transie. À présent ces hommes sortaient d’un bosquet d’où ils avaient pu observer le gîte qui somnolait encore. Le prince dit à son voisin, un chevalier de noble lignée :

— Il faut vraiment être d’une insondable inconscience pour s’isoler en un tel lieu. Voilà presque de quoi me donner l’envie de m’enamourer, moi aussi, du connétable !

— Si tel est le cas, monseigneur, vous n’avez qu’à songer qu’il vous a si ignominieusement accusé d’être un faux-monnayeur, il y a peu.

— N’ayez crainte, messire. De toute façon, je préfère les voluptueuses rondeurs des femmes.

Le chevalier retint une branche basse qui allait frapper le prince en plein visage. D’Évreux continua :

— L’Épagneul va bientôt apprendre ce qu’il en coûte d’offenser un membre de la véritable maison royale de France. Dire que le gros Valois était arrivé à me persuader de ne pas faire jeter ce malebouche* au cachot. J’en éprouve grande vergogne.

— Sans doute ignore-t-il tout de votre présence ici, en vos terres normandes.

— Eh bien, il ne l’ignorera plus longtemps. Voyez dans la cour cette commère ceinte d’un tablier gris. C’est sûrement la femme de l’aubergiste. Allons-y.

La matrone qu’il avait désignée disparut en hâte dans la maison.

*

Le regard las du connétable de France s’attardait autour de sa table de travail sur laquelle trois parchemins délaissés s’étaient enroulés sur eux-mêmes en attendant que l’on daigne s’occuper d’eux. Il n’avait goût à rien ce jour-là. Il préférait de loin se prélasser, nu, sous l’édredon douillet de son grand lit. Sans cesse, ses pensées erraient en direction du jeune page qui avait récemment été affecté à son service au Louvre. « Douze ans et le visage d’un angelot. Sans parler du reste qui doit être angélique d’égale manière », pensa-t-il avec mélancolie en se choisissant une dragée dans un bol de cristal en forme de cygne que l’on avait soigneusement emballé pour l’amener jusqu’en ce lieu morose.

Une cavalcade déboula dans la cour comme un grondement de tonnerre importun qui venait déranger l’immobilité brumeuse du logis. Cela ne suffit pas à extraire Charles de son chaud refuge. Il ne fit que tourner la tête vers sa fenêtre. Ainsi, il ne put apercevoir les quelques cavaliers accompagnés d’hommes à pied dont certains encerclèrent l’auberge et les dépendances. Il devait s’agir d’une quelconque visite officielle. Il soupira et tira à lui, sans conviction, une luxueuse chemise. Des pas lourds résonnèrent dans l’escalier. Deux hommes, peut-être trois. Il se tourna vers la porte fermée. Sans savoir pourquoi, le connétable conçut de l’anxiété. Il entendit son garde discuter brièvement avec l’un des hommes, puis plus rien. Il enfonça nerveusement le dos dans ses carreaux en voyant le pêne de la porte se soulever à plusieurs reprises sans quitter la gâche, car il était bloqué par la barre.

— Qui va là ? demanda-t-il, inquiet.

Une voix donna un ordre bref, et une autre y répondit. Soudain l’épaisse lame d’une hache apparut à travers le bois de l’huis, projetant des éclisses qui allèrent se perdre sur le plancher parmi les herbes et les pétales séchés de la jonchée. De nouveaux coups se succédèrent en rafale, chacun faisant sursauter le connétable dont le visage devenait livide. Il jeta un regard de bête traquée en direction de la fenêtre et se mit en quête de sa dague sertie de pierreries. Il la retrouva au ceinturon ouvragé qu’il avait délaissé la veille près de sa table de nuit. Des corps massifs et des bottes achevèrent de défoncer la porte, et Philippe d’Évreux fit son entrée. Il était vêtu d’un somptueux pourpoint de velours dont les ourlets avaient été brodés d’un discret motif fleurdelisé.

— Salutations, messire ! dit-il joyeusement en s’avançant pour tirer La Cerda du lit. Si j’avais su avant que vous logiez ici, croyez bien que je vous aurais invité chez moi.

L’homme se hâta de revêtir sa chemise.

— Je vous remercie, monseigneur… Mais je ne puis demeurer bien longtemps…

— Je vous crois, dit le prince dont les prunelles scintillèrent d’un éclat mauvais devant le maniérisme exaspérant de son interlocuteur.

La dentelle qui garnissait les manches de La Cerda donnait à penser qu’il avait envie de porter une robe. Ses cheveux ondulaient comme ceux d’une femme, et la peau de son visage avait dû être traitée le matin même à l’aide d’une pommade parfumée. Tout ce qui chez lui dénonçait une sexualité équivoque réveillait l’ire du prince ennemi. Le connétable se chaussa en hâte et demanda, avec une politesse craintive :

— Comment se porte Sa Majesté votre frère ?

— À merveille, grâces en soient rendues à Dieu. Il se trouve justement que je suis porteur d’un présent pour vous de sa part.

— Un présent ? Mais ces hommes d’armes dans la cour…

— Oh, n’ayez crainte, ils ne sont pas pour vous.

Un rire gras s’éleva dans l’escalier. Le sourire de Philippe s’élargit et il remarqua l’inquiétude suscitée par cette présence invisible qui se tapissait hors de la chambre.

— Qui est-ce ?

— N’y prenez point garde, messire. Comme vous me paraissez soucieux ! C’est l’un de mes hommes. Leur sens de l’humour est navrant. Permettez donc que je vous fasse prêt d’un mien serviteur afin d’agrémenter votre séjour, puisque vous ne pouvez pas m’offrir le plaisir de votre visite.

— Un serviteur ?

Philippe fit un signe d’assentiment ravi. L’esprit de La Cerda s’embrouillait entre l’angoisse et la possibilité que quelque entente dont il ignorait encore la teneur soit survenue entre le Navarrais et son roi après son départ. L’éventualité d’avoir un serviteur arrivait tout de même à point nommé. Il avait grand besoin de se donner un peu de bon temps. Cela allait peut-être compenser pour le page absent. D’Évreux s’écarta afin, peut-être, de dégager l’entrée au serviteur mentionné. Il fit en effet signe à quelqu’un d’approcher et dit :

— Le seul ennui, c’est qu’il est un peu encombrant.

Charles d’Espagne cligna des yeux. Un géant vêtu de noir entra dans la chambre en baissant la tête pour éviter de heurter le chambranle. C’était une espèce de brute qui se mit à le scruter de haut en bas d’une manière extrêmement offensante.

— C’est lui ? demanda La Cerda avec l’impression de plus en plus désagréable qu’il faisait les frais de quelque mauvaise plaisanterie d’un goût douteux.

Il demanda à l’homme, d’une voix sévère :

— Qui es-tu pour oser te présenter à moi d’une manière aussi inconvenante ?

Philippe ricana et dit au colosse :

— Il est à toi.

Et il referma les restes de la porte sur les deux hommes.

Au lieu de répondre, Louis tira son damas du fourreau de cuir rouge dont il était ceint. C’était une lame épaisse et lourde qu’on devait tenir à deux mains. Elle était conçue pour n’assener que des coups de taille puissants et rapprochés. Mais son propriétaire, ce monstre à face humaine, l’empoignait d’une seule main. Elle semblait avoir été faite pour lui. Il la tenait lame basse et ne quittait pas le connétable des yeux.

Louis éprouvait une honte soudaine d’avoir à agresser cet individu pitoyable et presque aussi inoffensif que s’il lui avait été livré pieds et poings liés.

— Tu désires te battre avec moi ? lui demanda La Cerda d’une voix éteinte.

Son visage veule pâlissait encore sous sa pommade. Il alla se placer derrière sa table de travail dans une tentative vaine et sans doute inconsciente de placer un obstacle entre eux.

— Oui.

— Mais sais-tu qui je suis, maraud ?

— Oui, répéta Louis qui s’approchait prudemment.

Seule la dague décorative était bien visible dans la main du noble, mais mieux valait ne pas prendre de risques. Que ce connétable se trouvât seul et qu’il ait été si facilement neutralisé tenait de l’absurde. Louis porta un petit coup au bras droit de Charles, comme s’il avait cherché à provoquer une riposte. La coupure était superficielle et teinta de rouge la manche de dentelle déchirée. Cela suffit presque à lui faire échapper sa dague.

— Aïe ! Il t’en cuira de t’en être pris à moi, misérable !

Le géant balaya du plat de son épée tout ce qui se trouvait sur la table. Un encrier se vida de son contenu noir sur le plancher, y noyant quelques brins de lavande. Mais La Cerda ne chercha même pas à lui lancer sa lame qui aurait très bien pu l’atteindre alors qu’il se tenait si près. Il se contenta de s’éloigner vers la fenêtre. Louis le suivit lentement tout en effectuant une série de gestes offensifs qui visaient, toujours en vain, à susciter une réplique chez cet adversaire qui n’en était pas un. Charles d’Espagne roulait des yeux effarés, le souffle court, et s’empêtrait dans ses grotesques poulaines à bout retroussé comme celles qui étaient en vogue à la cour de Paris.

— Défendez-vous, au moins ! rugit l’homme en noir lorsque sa large épée s’enfonça à un quart de pouce du cou de Charles, qui s’était adossé en tremblant à la porte maltraitée. Des éclats de rire s’égrenèrent de l’autre côté, car les gens de Philippe avaient vu le bout de la lame sortir à travers le bois. Quelqu’un rota et dit :

— Il en met, du temps, votre homme de main. L’a peut-être pas plus de prunes entre les cuisses que l’Épagneul.

La Cerda dit, d’une voix qui se voulait aimable :

— Ami, je t’en prie… Accorde-moi la faveur de te parler.

— Il n’y a rien à dire. Je dois vous tuer.

— Non ! Attends… Attends !

La Cerda battit en retraite au fond de la chambre. Il grimpa sur son lit et roula dessus pour atteindre l’autre côté, où il se cogna contre la table de nuit. Louis l’y rejoignit en faisant calmement le tour. Charles se retrouva coincé. Alors seulement il consentit à lancer à son tourmenteur tout ce qui lui tombait sous la main : après la dague qui siffla dans les cheveux du géant vinrent un petit bougeoir de bronze sur lequel adhérait encore un bout de chandelle éteinte, un coffret d’émail champlevé, un gobelet d’étain vide et un gros médaillon en or avec sa chaîne, que le connétable avait oublié de remettre. Louis ralentit légèrement sous cette pluie de projectiles qui ne dura guère. Deux des objets l’atteignirent à la poitrine, et il reçut le gobelet en plein front. Il chancela. Charles en profita pour tenter de plonger entre les jambes de son assaillant, mais ce dernier l’y coinça. Son arme s’abattit et sectionna le tendon du pied gauche, entamant partiellement celui de droite. Un hurlement fusa, suivi d’applaudissements et de sifflements qui n’étaient pas sans évoquer une exécution publique. Louis libéra Charles et le repoussa d’un coup de pied à l’estomac. Son dos heurta la table de nuit. Le connétable cessa de bouger. Impuissant, il se mit à sangloter en se berçant. Ses doigts erraient sur sa cheville gauche qui saignait abondamment. Il demanda :

— Que t’ai-je donc fait pour mériter ta rancœur ?

— Rien. J’obéis aux ordres.

— Ceux du Navarrais… El Malo ne peut qu’avoir des gens à sa semblance… Tu es un démon !

Louis glissa son épée sous l’une des aisselles de l’homme et le souleva brutalement. Avant même que son cri de douleur ne soit apaisé, il relâcha le malheureux et lui épingla une main au plancher en laissant simplement tomber dessus le picot de sa lourde lame.

— Grâce ! grâce ! cria le supplicié.

L’homme en noir abaissa sur lui le regard intense et hypnotique d’un prédateur. Charles dit, en gémissant :

— Quoi que j’aie pu faire, ne m’en veuille pas de t’avoir outré…

— Je ne suis pas outré, dit Louis, qui songea : « Mais c’est mon père qui devrait être à ta place. »

Il lui était insupportable de songer qu’en ce moment même, ce pauvre bougre devait mourir tandis que Firmin se prélassait peut-être à la taverne, qu’il était libre, après lui avoir causé tant de souffrance et entièrement altéré le cours de sa vie.

— Alors, au nom du Christ, épargne-moi ! supplia Charles.

Le petit homme levait vers lui ce regard désespéré de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Cet effrayant roturier avait-il seulement conscience qu’en cet instant où il tenait à sa merci le connétable du royaume, il tentait de se faire presque l’égal du roi ? Il allait bientôt payer de sa vie une pareille présomption. Mais, en attendant ce moment béni, La Cerda devait ménager sa susceptibilité.

— Si tu m’épargnes, je saurai faire de toi un homme riche et puissant.

— À d’autres. Le Trésor est vide.

— Non, il ne l’est pas. Toutes ces nouvelles tailles et gabelles nous prouvent que le peuple peut encore le remplir.

C’était chose à ne pas dire, même à quelqu’un qui ne pâtissait guère de ces exactions. Louis, en tant que bourreau, était exempt de taxes et pouvait prendre le bac gratuitement. Il n’était pas non plus tenu d’héberger des gens de guerre. Les obligations de guet lui étaient aussi épargnées. Mais les gens du commun, eux, devaient défrayer les coûts des extravagances royales qui faisaient déjà figure de légendes : fontaines de vin, bijoux et somptueux habits d’apparat, châteaux opulents et autres caprices ruineux dont les manants subissaient les contrecoups.

Le tortionnaire vêtu de coutil noir réagit à cette remarque en imprimant au pommeau de son épée un mouvement de va-et-vient circulaire qui déchiqueta davantage les tissus fragiles de la main clouée au sol. Charles d’Espagne cria et tourna de l’œil. Louis libéra sa main et se mit à tapoter sa victime sous le menton avec le plat sanglant de son épée afin de la réanimer. Charles ouvrit des yeux hagards et leva la tête.

— Je t’en conjure, écoute mes paroles… arrête-toi maintenant et tu ne seras pas châtié. Je t’en fais serment. Je te prendrai à mon service. Jamais plus tu n’auras à gagner ta vie et tu auras toutes les nobles dames que tu voudras, toutes aussi belles les unes que les autres…

— Inutile d’effaroucher ces bonnes dames : personne ne partage la couche d’un exécuteur.

— Quoi ?

— C’est ce que je suis. Un bourrel. Nul n’est mieux placé que moi pour connaître la valeur de ces promesses données sous la torture. Maintenant, assez parlé. N’essayez plus de me convaincre et recommandez votre âme à Dieu.

— Ainsi, on me prive même du soutien d’un prêtre.

Louis fit un vague signe de tête.

— J’en suis navré.

— Alors, Baillehache, serais-tu en train de le foutre ? appela en ricanant l’un des hommes d’armes qui vint cogner à la porte.

— Si sa boudiné est à la taille du reste, pour sûr que l’Épagneul va en redemander !

Ces farces grivoises donnèrent à La Cerda un ultime espoir. La perspective était terrifiante, mais elle en valait néanmoins la peine. Il demanda à Louis, qui attendait :

— Est-ce que tu… préfères les hommes ?

— Non.

— N’y a-t-il donc aucune tentation pour te fléchir, monstre !

— Vous la faites, cette prière, oui ou merde ?

La lourde épée frappa Charles au niveau des cuisses. Le sang gicla à travers la tunique déchirée tandis que le malheureux tentait en vain de se lever, retombant chaque fois à cause de sa cheville qui ne le soutenait plus. Il tenta de s’éloigner à quatre pattes vers la porte qui venait de s’ouvrir sur un Philippe à demi ivre. Toujours à genoux, le connétable rampa jusqu’à lui et joignit les mains pour le supplier :

— Grâce, monseigneur, grâce. Je ferai tout ce que vous voudrez. Tout. Je demanderai une rançon en or à mon sire. Je renoncerai aux terres que j’avais l’intention de réclamer. Je me ferai le plus humble de vos serfs. Ou bien je… je prendrai la mer et partirai au loin pour ne plus jamais revenir.

À ces mots, le comte d’Harcourt, qui avait le teint un peu blême, s’avança et intervint :

— Monseigneur, si je puis me permettre… ce pauvre bougre, quand même… Ne pourrions-nous pas…

Louis se prit à silencieusement espérer qu’il allait pouvoir ranger son épée et la remplacer par sa besace de médecines. Il en était encore temps, même si le connétable allait malheureusement demeurer estropié pour toujours. Mais Philippe tourna un regard réprobateur vers le comte.

— Ne pourrions-nous pas quoi ?

— Non, rien, se rétracta le comte.

— Dites-moi seulement ce que vous attendez de moi et je jure devant Dieu que je le ferai, dit La Cerda avec un léger regain d’espoir.

Philippe répondit :

— J’attends que tu trépasses, mon bon ami. Alors vas-y, fais ! Puis, à Louis, qui était venu se poster derrière La Cerda :

— Finis-en. Mais n’oublie pas que nous devions être plusieurs à le mettre en pièces.

— NON ! glapit Charles.

Louis ne désira qu’une chose : en finir au plus vite, car il sentait sa volonté faillir. Le prince vit la pointe du damas pénétrer dans l’anus du connétable. Il éclata de rire et referma la porte. Louis frappa plusieurs fois encore, surtout aux bras et aux jambes, à petits coups de taille contrôlés. Hormis la blessure infligée devant le prince, il évita pour le moment d’atteindre des organes vitaux. Charles d’Espagne, résigné, se mit à hurler presque sans relâche, ne reprenant son souffle que pour lancer à son bourreau des supplications désormais incompréhensibles.

Le connétable s’affaiblissait ; il cessa bientôt de tourner en rond dans la chambre qu’il avait maculée de traînées sanglantes et se coucha sur un côté, en position fœtale. Méthodique et peut-être insensible, Louis le retourna sur le dos en lui plantant son épée sous la clavicule. Il entama le cuir chevelu de Charles, coupa à moitié une oreille, puis l’autre, et lui fendit une joue. Mais il se refusa à le défigurer davantage. Celui qui s’était tenu à la droite du roi Jean avait maintenant tout juste la force de se tortiller pour tenter d’échapper aux coups de lame.

« Ça suffit », se dit Louis. Écœuré, il abattit le plat de son épée contre la cage thoracique du blessé. Plusieurs côtes se rompirent. Il s’accroupit près de sa victime. L’une des côtes fracturées avait dû lui perforer un poumon, car des bulles écarlates lui affleurèrent aux lèvres. Charles fixait le plafond aux poutres duquel grelottaient des toiles d’araignées effilochées qu’il n’avait pas remarquées avant. Il dit, d’une voix rauque :

— La fortune t’attendait. Maintenant, tu n’as plus rien. C’est… la fatalité.

Un rire douloureux le fit tressauter. Il dit encore :

— Comme c’est étrange… le Destin… le Destin… Il s’interrompit pour tousser, se tournant sur le côté afin de faire face à Louis. Un flot de sang lui sortit de la bouche. Il étouffa et mit plusieurs secondes à reprendre son souffle. Son teint virait au gris. Sans même y penser, Louis se disposait à recueillir ses dernières paroles comme il était de son devoir.

— Bourrel… la Roue du… Destin… tourne. Celui qui était… en haut… finit… en bas… J’aurai passé… moins d’une heure… en bas.

Il déglutit péniblement.

Tu… iras en… enfer, bourrel.

— J’y suis déjà.

Les yeux vitreux de Charles se fixèrent sur le visage impassible de son meurtrier.

— C’est bien vrai. Quel malheur.

Il murmura, à travers un souffle ténu :

— Mi muerte os perdono yo{140}.

Charles expira. Louis baissa la tête pour faire la prière que sa victime n’avait jamais dite. Il se signa, se remit debout et trancha la gorge de Charles. Il continua ensuite à taillader le corps désormais immobile pour complaire à ses supérieurs, avant de se relever, d’ouvrir la porte et d’appeler le prince.

Tout le monde était passablement ivre dans la salle de l’auberge. Les gens de Philippe voulurent suivre leur maître et envahirent en désordre l’escalier et la chambre.

Son épée sanglante à la main, l’exécuteur se tenait près du cadavre de La Cerda qui avait reçu pas moins de quatre-vingts blessures. Un homme fit remarquer :

— On dirait qu’il sourit, le porc.

— Je vous l’avais bien dit, que le bourrel l’avait foutu !

Louis s’avança en bousculant ceux qui avaient égaré dans la bonne chère leur réflexe d’éviter tout contact physique avec lui. Il apostropha le fêtard qui avait parlé et lui plaça sa lame entre les jambes.

— Ça te plairait de savoir comment j’ai fait ?

Le visage du mauvais plaisantin devint blanc comme la chemise d’un merle.

— Du calme, l’ami, intervint Philippe de Navarre. Allons, viens-t’en boire un bon coup de goudèle* en notre compagnie. Tu as bien travaillé.

Louis toisa l’homme un moment avant de consentir à reculer. Philippe de Navarre remarqua que le géant austère n’avait pas cédé à la tentation trop facile de piller la chambre de sa victime{141}.

Il remit à Louis une bourse. Ce dernier la prit et s’inclina poliment avant de se détourner.

— Quelle brute, dit le comte d’Harcourt. Philippe répondit :

— Je n’en disconviens pas. Mais ce genre d’homme nous est indispensable pour mener à bien notre tâche.

— Sans aucun doute. Toutefois, était-il vraiment nécessaire de lui donner cette escarcelle ? Il aurait pu se contenter de ce que recelait la dépouille. C’eût été amplement suffisant. Un manant n’a pas besoin d’autant d’argent.

— Je le paie pour son travail, il m’importe donc peu de savoir s’il a ou non besoin de cet argent. Et puis, vous savez, le silence des aubergistes m’a coûté infiniment plus cher. Venez, retournons faire ripaille.

*

Saint-Germain-des-Prés, le dimanche 30 mars 1356

La grand-messe venait de se terminer à l’église abbatiale. Une femme plantureuse attendait le père Antoine sur le parvis en compagnie de sa maîtresse, qui était de constitution plus frêle, mais dont la grossesse arrivait à son terme. La dame portait au bras un panier couvert d’un linge propre. Une alléchante odeur de pain de froment et de galettes encore chaudes s’en échappait. Les deux femmes avaient exceptionnellement délaissé leur paroisse de Saint-André-des-Arcs pour rendre visite au monastère.

— Dieu vous bénisse, mes filles, Dieu vous bénisse pour ces bonnes provisions que vous apportez à nos malades, dit l’abbé qui tint à les saluer en personne.

— Bonjour, mon père, dit la femme enceinte en tendant le panier.

— Accompagnez-moi dans le jardin, voulez-vous ? Les jeunes plants y sont si agréables à regarder. Comment se porte votre famille ?

— Bien, merci…

— Sauf notre vieux, comme d’habitude, intervint familièrement la domestique.

— Desdémone !

— Quoi, c’est la vérité, maîtresse. À quoi bon s’en cacher ? Tout le monde le sait.

— Firmin se rend-il donc encore coupable d’abus ? demanda Antoine.

La jeune femme soupira avec résignation. Les premières pousses du potager la réconfortèrent quelque peu et elle consentit à parler.

— Hélas. Mon beau-père a encore trop bu hier soir. Il a vomi dans l’escalier et aurait boulé tout en bas si Desdémone n’était pas arrivée à point pour le retenir. Mais, au moins, il ne bat plus personne.

L’abbé secoua tristement la tête. Même dans sa jeunesse, ce pochard n’avait jamais été très fiable. Et maintenant qu’il vieillissait tout en réussissant à conserver une santé presque indécente, il était devenu une bouche inutile et insatiable, un souci de plus pour cette famille pieuse au sein de laquelle trois beaux enfants grandissaient. L’abbé était au courant qu’à la fin de cet hiver-là le petit dernier, qui n’était pas âgé de deux ans, avait été mis en terre ; mais la jeune mère avait porté son deuil avec la même sérénité vaillante qu’aujourd’hui elle mettait à nourrir en son sein une autre jeune vie prête à éclore. Firmin aurait dû être fier de tout cela. Au lieu de quoi, il sombrait dans un éthylisme d’autant plus exaspérant qu’il semblait à tous inexcusable. Antoine reprit :

— Il est heureux que ton mari soit devenu un excellent boulanger, ma fille. Grâce à vous trois la boutique est de nouveau florissante. Hum ! Flairez-moi ces délices ! C’est à m’en donner l’envie de pécher par gourmandise. Ah, voyez donc qui arrive là-bas : ma bonne conscience. Le frère Lionel va s’empresser de veiller au salut de mon âme en emportant promptement ce panier à l’infirmerie.

— Frère Lionel !

Le moine muet fut intercepté par un tout petit enfant vêtu de bure et dont les cheveux étaient taillés à l’écuelle. Souriant et rougissant de plaisir comme un tout jeune homme, le frère Lionel s’avança vers eux accompagné par le charmant babillage du marmot. Jehan était en train de dire, avec le plus grand sérieux :

— Vous savez, frère Lionel, je me suis rendu compte aujourd’hui que j’aime bien être un enfant. Mais si je me dis cela, est-ce parce que j’ai déjà été autre chose ?

Lionel sourit et prit le petit par la main. C’était la seule caresse tolérée par l’abbé, les marques d’affection physiques étant habituellement interdites au monastère.

— Oh, des pâtisseries, dit Jehan d’un air ravi en apercevant le panier que l’on tendait à Lionel.

— Non, mon enfant, dit Antoine d’un ton sentencieux. Point de friandises pour nous avant Pâques. Ces victuailles sont destinées à alléger les souffrances de nos pauvres malades.

— Oh…

Désappointé, le petit nicha sa tête au creux de la coule de Lionel, qui s’éloigna discrètement. La courte chevelure de l’enfant, que ne cachait aucun couvre-chef, avait la teinte chaude et légèrement dorée du chêne ancien dont était faite la grande table du réfectoire. Son visage frais, tout en rondeurs, s’accordait de belle façon avec des prunelles enjouées, sachant s’émerveiller d’un rien, et dont les iris couleur de pluie se tavelaient parfois des couleurs de l’arc-en-ciel.

— Mais pourquoi le père Augustin, lui, peut-il boire du vin de cerise tous les jours ? Il n’est pas malade.

— Oh, Jehan !

— Et en plus, le vin, ça goûte mauvais.

L’enfant plissa son nez adorable. Tout le monde éclata de rire, et Lionel lâcha la main de l’enfant qui s’en alla explorer soigneusement un coin du potager.

Depuis un certain temps, des cahiers fanés comme d’énormes fleurs jaunes s’étaient mis à surgir du coin le plus secret de la bibliothèque. L’enfant avait commencé à étudier la lecture, l’écriture, le calcul, le chant, la botanique et la règle de saint Benoît. Le frère Lionel lui avait également montré, par pur plaisir, comment extraire ce qu’on appelait le liber, ce tissu ligneux situé entre l’aubier et l’écorce d’un arbre, afin qu’il pût servir à la fabrication de livres rudimentaires{142}.

— Quel ange, dit Antoine avec une tendresse qu’il ne cherchait plus à dissimuler.

Et, chaque jour, l’abbé Antoine en rendait grâce au Seigneur. Car le frère Lionel avait recommencé à sourire. « Le bonheur avec rien, les joies avec tout », songea-t-il affectueusement alors qu’il les regardait tous les deux partir en direction de l’hôtellerie où l’enfant habitait.

*

Rouen, samedi des Pâques fleuries 1356{143}

L’énergique Charles II n’accordait guère de répit à ses gens. Ses manigances avaient de quoi étourdir le plus talentueux chroniqueur. Depuis le meurtre du connétable, il manifestait le désir de récolter le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la beurrière. Par conséquent ses querelles avec le roi Jean n’en finissaient plus et, même s’il s’était attiré la sympathie du peuple en encourageant des émeutes contre les trop nombreuses tailles et gabelles du roi de France, le peuple en avait assez de ces altercations interminables. Charles de Navarre signait traité sur traité avec le roi de France, ce qui ne l’empêchait pas d’ourdir d’autres tractations hypocrites avec le roi d’Angleterre qui lui promettait sa part de butin s’il acceptait de l’aider à conquérir la France. Ces mésententes continuelles avaient fini par rendre la vie des gens ordinaires intenable : ils s’étaient mis à menacer, exigeant une paix durable entre les deux monarques, si bien que Jean en avait pris peur. Un sentiment qui avait conduit les deux royaumes à la signature du traité de Valognes{144}.

Dans la cour du châtelet, les restes de plusieurs quartiers de porc presque entièrement dévorés achevaient de se calciner sur leurs broches que l’on ne tournait plus. Certains perdaient encore des gouttes de graisse qui faisaient grésiller les braises mourantes. On avait fait rouler un peu plus loin des barriques de bière vides. Des gens d’armes repus commençaient à s’installer confortablement dans des coins de la cour pour faire la sieste, tandis qu’à l’intérieur du châtelet le festin plus raffiné qui s’y déroulait allait probablement durer encore plusieurs heures.

Dans l’immense cheminée aussi profonde qu’une grotte, plusieurs porcelets grésillaient dans leurs lèchefrites. Au centre de la table avaient été posés de fort beaux arrangements faits avec des gâteaux à l’anis et des tartelettes au fromage de brebis parfumé à la fleur d’oranger. À intervalles réguliers, on avait placé à la disposition des convives de luxueuses petites douceurs servies dans des récipients dignes d’elles : outre une petite jatte de lait de vache et une coupe sur pied en forme de fleur, accompagnée de sa délicate cuiller en argent et remplie de pépites de sucre fin d’une belle couleur crème, une saucière proposait la sauce cameline, délicieusement acidulée. Avec le porc, d’aucuns préféraient la sauce poitevine. C’était un luxe exquis. On la préparait avec des foies de volaille pilés et rissolés dans du saindoux ; au jus qui avait été mis de côté, on incorporait du pain grillé et broyé, un peu de vin, de vinaigre et d’eau, ainsi que du gingembre, du clou de girofle et du sel ; le tout était ensuite dissous dans le jus de cuisson du rôti dont la sauce était destinée à devenir l’accompagnement.

Friquet de Fricamp, gouverneur de Caen et chancelier du roi de Navarre, faisait partie des gentilshommes qui avaient accompagné leur souverain à ce banquet. D’autres y avaient suivi le duc de Normandie{145}.

En les voyant face à face, on pouvait aisément reconnaître lequel du Navarrais ou du dauphin pouvait avoir le dessus sur l’autre.

Mince et nerveux, celui que l’on surnommait le Mauvais était d’une beauté déconcertante : son visage fin d’aristocrate avait une transparence d’albâtre où contrastaient d’étrange façon des prunelles noires et envoûtantes, qui passaient sans détour de la langueur de l’homme au courroux justicier du roi ; sa chevelure châtain clair, taillée en balai, ondulait légèrement. Il savait d’instinct utiliser son charme et sa voix très expressive pour arriver à ses fins. Le duc de Normandie, quant à lui, était certes un peu plus grand, mais il semblait atteint d’une maladresse congénitale qui ralentissait ses moindres gestes. On aurait dit qu’il était constamment préoccupé par quelque pensée obsédante. Certains le disaient atteint d’apathie. Une mauvaise enflure modifiait la forme de son visage qui, autrement, aurait été assez plaisant et régulier ; sa coiffure ressemblait en tous points à celle de son parent près duquel il avait pris place à la table d’honneur.

Le roi de Navarre sourit au jeune homme dont le regard terne était pour le moment dénué d’expression. Il n’était nul besoin d’exprimer quoi que ce fût. Aucun des invités n’ignorait que le dauphin détestait son père. Il tardait à ce jeune prince mélancolique de remplacer Jean sur le trône de France, et c’était précisément la raison de la présence du Navarrais à ce festin où l’on mangeait et potaillait* à qui mieux mieux en ne faisant semblant d’aucune connivence.

Pendant ce temps, à l’extérieur, certains hommes des deux escortes décidèrent de sortir faire un tour. Louis, qui était de ceux-là, laissa à l’un des serviteurs le soin de ramasser le poêlon* dans lequel avaient été présentées des côtelettes de porc. Il achevait de ronger celle qu’il y avait discrètement prise. D’instinct, il rechercha la solitude d’une rue moins fréquentée sans y parvenir, car il se trouvait encore trop à proximité du châtelet.

Une femme lui jeta un regard apeuré. Elle frôlait le mur d’une maison, un panier de provisions au bras. Il était possible que les insignes de la profession de Louis soient connus ici, mais il n’en était pas sûr. Quoi qu’il en soit, être connu ou pas lui était égal. Sa maison rouge et son jardinet foisonnant lui manquaient. Adélie et Églantine lui paraissaient plus lointaines que jamais. Firmin aussi. Car il attendait toujours les sauf-conduits qui devaient lui permettre de se rendre à Paris. « J’ai à vous confier un dernier petit travail, cher maître, après quoi je me ferai un plaisir de vous procurer sans autre délai tous les documents dont vous aurez besoin », lui avait dit Fricamp. Louis n’avait donc eu d’autre choix que d’accepter de faire partie de l’escorte qui avait conduit le gouverneur à Rouen.

Les pavés inégaux se mirent à trembler. Des galopins dévalèrent la rue en criant :

— Place ! Place !

Les gens qui circulaient se rangèrent contre les murs des maisons à colombages. Louis jeta l’os nettoyé et fit de même. Un groupe de chevaucheurs* déboucha de l’autre côté d’une courbe. L’un d’eux portait une houppelande fourrée de renard. « Des nobles », pensa Louis. Mais la bannière d’azur semée de lis dorés brandie par le chevalier de tête annonçait que ces gens n’étaient pas de noblesse ordinaire.

— Le roi Jean, dit quelqu’un avec déférence.

Il arrivait en catastrophe d’Orléans après avoir chevauché trente heures.

Plusieurs se jetèrent à genoux dans les flaques laissées par une pluie récente. Louis put entrevoir le large visage du roi de France avant qu’il ne soit à nouveau caché par son porte-étendard. Le menton et la lèvre lippue étaient parsemés de chaume ; sa chevelure clairsemée n’abritait qu’à peine un front bas et ridé par les soucis constants ; son regard trahissait un vide qui, c’était à espérer, était dû à la fatigue du voyage ; ses joues creuses frémissaient de nervosité.

Les citadins demeuraient là où ils s’étaient agenouillés, pétrifiés par le saint personnage qu’ils n’allaient sans doute apercevoir qu’une fois dans leur vie. Seul Louis tenta en vain de trouver une venelle perpendiculaire où se glisser pour disparaître.

— Faites place ! Place ! cria le cavalier de tête en dégainant son épée.

Il s’agissait d’Amoul d’Audrehem, un homme puissant à la cour de France. Les badauds commençaient à être trop nombreux à son goût, même s’ils livraient aisément le passage.

— Que nul ne se meuve pour ce qu’il va voir s’il ne veut mourir de cette épée ! rugit Amoul.

Ce disant, il remarqua un gaillard peu avenant qui s’arrêtait sur son ordre et il lui assena un coup du plat de son arme sur l’épaule en guise d’avertissement. Le géant en perdit l’équilibre, mais parvint à s’adosser contre le mur qu’il avait longé pour éviter de tomber et d’être piétiné par les chevaux. Le roi Jean passa sans tourner la tête. Louis se redressa. La suite royale s’engouffra dans l’enceinte du châtelet. Les gens de Friquet les y suivirent silencieusement et par petits groupes inquiets.

Escorté de ses sergents et hommes d’armes, un Jean dangereusement courroucé entra en trombe dans la salle où se déroulait le festin.

— Toi ! cria-t-il en apercevant Charles de Navarre.

Plusieurs convives se levèrent, mais n’osèrent pas bouger davantage. D’autres parvinrent à fuir en sautant par-dessus les murs sans être interceptés par les hommes désœuvrés et curieux qui peuplaient la cour.

Jean empoigna le jeune roi de Navarre et le tira à lui.

— Sale traître ! Tu n’es pas digne de seoir à la table de mon fils…

Les invectives de Jean n’allèrent pas plus loin : l’écuyer tranchant*, auquel personne n’avait prêté attention, pointait soudain la poitrine du roi de France avec un grand couteau à découper les viandes.

— Bas les pattes, monseigneur ! dit-il.

— Non, pas de ça, Bléville, marmonna Charles de Navarre. Jean, d’abord saisi, dévisagea l’homme et ordonna, entre ses dents serrées :

— Prenez-moi ce garçon et son maître aussi.

Les gens d’armes obéirent et circulèrent parmi les dîneurs statufiés. Nul ne chercha plus à s’interposer. Jean poussa le Navarrais entre deux de ses hommes.

— Emmenez-le dans une chambre et tenez-le sous bonne garde. Je m’en occuperai plus tard, car, pour le moment, j’ai mieux à faire.

— À vos ordres, monseigneur.

Le duc de Normandie s’interposa :

— Grâce, Père, ne faites pas ça ! Ayez donc la bonté de ne pas me déshonorer en faisant violence à mes hôtes.

— Visiblement, vous ne savez pas ce que je sais, répliqua Jean.

— Oh, Père… daignez pardonner cet affront au fils indigne que je suis, sanglota Charles de Normandie, qui se jeta à genoux devant son père et joignit les mains en un geste théâtral de supplication.

La scène aurait paru ridicule si le dauphin n’avait réellement appréhendé une terrible vengeance paternelle. Plusieurs crurent discerner dans ce geste du jeune prince quelque ruse cruelle. Lui qui avait ourdi avec ses compagnons dîneurs un complot pour se débarrasser de son père paraissait avoir soudainement abandonné ce but comme un masque et affichait tous les signes qu’il s’apprêtait à les trahir : on ne pouvait rêver d’un meilleur moyen pour faire d’une pierre deux coups et éliminer les futurs témoins d’un parricide qu’une ultime alliance avec son père. Mais, fort heureusement pour Jean, son fils était plutôt enclin à la couardise. Il s’en remettait réellement à sa volonté.

Magnanime, le roi de France toisa le dauphin de haut et répondit :

— Soit, notre pardon t’est accordé pour ta malencontreuse défaillance en tant qu’héritier. Mais seulement pour cette fois. Que ce soit la dernière. Cela dit, nous allons tout de même te donner à apprendre une leçon que tu n’es pas près d’oublier.

*

Le lendemain matin

Les tombereaux ignominieux s’étaient subitement arrêtés, sur l’ordre du roi impatient, en un lieu que l’on baptisa Champ du Pardon afin de rendre plus concret le pardon du père accordé au fils. Hélas, ceux que l’on conduisait ainsi ne bénéficiaient pas de la grâce royale. Les deux charrettes contenaient quatre complices qui étaient condamnés à être décapités sur le billot que l’on avait apporté : le comte Jean V d’Harcourt, Colinet de Bléville, le seigneur de Guerardville et Maubue de Mainemares. Les deux derniers étaient des seigneurs normands. Seul Bléville eut droit à un confesseur, les autres étant considérés comme traîtres.

Le dauphin vint prendre place aux côtés de son père, au risque de passer pour un félon auprès de ces malheureux dîneurs. « Que leurs têtes tombent dans la sciure et que je les voie tomber, se dit-il, afin que je sois assuré qu’elles emportent avec elles toutes ces ébauches de complots insensés que j’ai pu tramer pour détrôner mon père. » Oui, il avait dix-huit ans et sa hâte de régner était grande ; mais il avait pris la décision d’attendre que la Providence se charge elle-même de laisser le trône vacant. C’était courir un trop grand danger que d’essayer de forcer la main de Dieu. Jean ne devait plus jamais avoir l’opportunité de voir que son fils aîné manquait de courage : car un bon roi se devait d’être brave.

Vêtu de son manteau royal d’azur bordé d’hermine* qu’il avait mis par-dessus son armure comme s’il craignait une attaque, Jean était entouré de courtisans dont les habits rivalisaient d’extravagance et qui donnaient à la scène un air festif des plus inappropriés. On voyait d’étranges chausses ajustées, le tijuel* droit d’une même paire de chausses pouvant être jaune, tandis que l’autre était rouge ou vert ; il y avait des manches larges garnies de barbes d’écrevisse, des aumusses* dont la pointe du capuchon était prolongée d’une façon si démesurée qu’on pouvait la nouer en plusieurs endroits{146} et enfin des poulaines à bout recourbé. Les gens ressemblaient à de gros insectes venimeux.

Tout cela contrastait crûment avec la sobriété de l’homme en noir qui se tenait debout au milieu du Champ du Pardon.

Six coups furent nécessaires à Louis pour parvenir à décapiter Harcourt, qui passa en dernier sous le fer de sa hache. La terre se teinta de rouge à ses pieds. Amoul d’Audrehem, qui était chargé de l’exécution des traîtres, avait eu l’idée d’« emprunter » cet exécuteur, dont l’allure seule suffisait à faire frémir et que Fricamp avait eu la bonne idée d’emmener avec lui. Le colosse s’inclinait à présent devant Jean et le duc comme on lui avait recommandé de le faire. Jean se tourna vers le chancelier de Navarre et lui dit, avec bonhomie :

— Parfait. Justice est faite. Il ne reste plus qu’à les conduire au gibet où nous avions l’intention de nous rendre dès le départ. Hum… À votre tour, maintenant, cher Freluquet.

Louis se redressa lentement et, interloqué, fixa le roi. Sa main serra le manche ensanglanté de sa hache. Le visage du petit clerc vira au gris. Il dit faiblement :

— Monseigneur ?

— Vous nous avez bien compris. Votre allégeance au roi de Navarre n’est un secret pour personne. Il va donc de soi que vous fassiez partie des personnes suspectes. Puisque vous semblez ne pas pouvoir vous passer de la compagnie de ce sinistre individu, autant favoriser votre amitié à bon escient. Nous confions donc votre interrogatoire à ce garçon. Vous serez mené par lui au Châtelet.

En s’adressant au bourreau immobile qui le regardait toujours, un peu gêné, il ajouta :

— Toi qui as si bien su faire mourir ceux de ton propre camp parce que tel était notre commandement, tu mettras ton maître à la question jusqu’à ce qu’il fasse aveu de ses méfaits. La question ordinaire d’abord, et sec per gradus ad ima tenditur{147}, comme il se doit.

Louis jeta un bref coup d’œil à Fricamp qui semblait sur le point de se trouver mal. Le roi dit, d’une voix suave :

— Quoi, bourrel, cela t’étonne-t-il ? Pourtant, de par l’essence des lois, celui qui ordonne un crime est plus coupable que celui qui le commet{148}.

Louis n’osa plus bouger. « Est-ce possible qu’il sache, au sujet du connétable ? » se demanda-t-il. Le sourire du roi devint perfide :

— Le Navarrais est incarcéré au Louvre. Son sort est scellé. Quant à toi, bourrel, tu as bien obéi à ton roi. Va, continue donc à le servir fidèlement.

Le bourreau s’inclina hâtivement et, sous les yeux de tous, dut prendre Friquet par le bras pour l’escorter jusqu’aux geôles.

Un souvenir de son séjour à l’abbaye, en apparence sans rapport avec les événements qui venaient de se produire, affleura à sa mémoire : des moines s’apprêtant à couper un grand arbre moribond. Ils avaient dû se garder de le faire tomber dans le potager, mais le fût, en cédant, risquait de donner contre la muraille et, en roulant, de choir contre la toiture d’un bâtiment. Les moines s’étaient donc aidés d’une grosse corde qu’ils avaient solidement attachée à un tronc voisin, semblable, qui, lui, allait être préservé. La traction exercée par cette corde avait facilité et orienté la chute de l’arbre une fois le tronc presque entièrement scié. Louis songea : « Je dois être l’un de ces arbres bourreaux, juste parce que je me trouve là. »

*

Châtelet de Paris

— Buvez. Vite ! marmonna Louis alors qu’il se penchait au-dessus de Friquet dont il détachait les chaînes.

— Tout est arrangé ? demanda le gouverneur tout bas.

Louis se contenta de le regarder sans rien dire. « Taisez-vous », avait-il envie de lui ordonner. Il lui fallait à tout prix trouver un moyen de lui dire de jouer le jeu. Une minuscule fiole changea de mains sans que rien n’y parût, la haute silhouette du bourreau soustrayant le gouverneur à la vue du garde et du clerc qui attendaient à la porte du cachot exigu. Le prisonnier n’eut d’autre choix que de s’en remettre entièrement à Louis, qui avait très bien pu décider de changer de camp et de l’empoisonner parce qu’il n’avait pas eu ce qu’il avait demandé, soit les sauf-conduits dont il n’allait plus avoir besoin, dorénavant, puisqu’il se trouvait déjà à Paris.

Les pupilles du petit homme commencèrent à se dilater en dépit de la forte lueur des torches. Louis laissa tomber les chaînes. Il fit lever le gouverneur et lui dit tout bas, tandis qu’il l’entraînait sans ménagements à travers un étroit couloir, les deux autres suivant derrière lui :

— Malgré le secours de la miséricorde divine, vous souffrirez. Vous crierez, c’est compris ? Il en va de votre sauvegarde.

Fricamp ne comprit que vaguement la signification de ces paroles à double sens : la drogue que lui avait administrée le tortionnaire lui brouillait trop l’esprit.

Ils pénétrèrent dans une salle au plafond voûté, suivis du clerc et du garde ; ce dernier fut laissé à la porte, alors que le clerc allait prendre place derrière la petite table qui avait été installée dans un coin. Sans laisser à Fricamp le temps de se poser des questions, Louis le bouscula jusqu’à une échelle appuyée au mur, contre laquelle il le ligota, le dos tourné vers lui. L’échelle était solidement amarrée au plancher et au plafond. Friquet tourna la tête et put voir le brasero posé juste à côté.

— Mais qu’est-ce que…

Louis empoigna le petit homme par sa couronne de cheveux ras et lui tira la tête en arrière avant de lui infliger plusieurs va-te-laver* humiliants.

— Laissez-moi faire, dit-il tout bas.

Il se tourna vers le clerc et fit un signe de tête.

L’interrogatoire débuta. Louis montra à Fricamp, en guise d’avertissement, une paire de pinces portées au rouge et il s’approcha pour découper sa chemise à l’aide de sa dague, le tout sans cesser de le regarder à travers les trous de sa cagoule. La première question fut posée une première et une deuxième fois. La troisième fois, elle se confondit avec le hurlement de Friquet : Louis avait pincé son bras à l’aide de son instrument. La chair grésilla et un peu de fumée monta au visage du bourreau. Si la drogue à base de datura atténuait quelque peu la souffrance, elle ne pouvait pas faire de miracles lorsqu’elle était administrée en quantité insuffisante pour endormir le patient. Louis tentait bien de le ménager, mais il devait s’efforcer de donner un peu de crédibilité à la scène. Le saignement du visage était spectaculaire, mais inoffensif. Imperturbable, du moins en apparence, le clerc continua à poser ses questions au gouverneur qui ne fit que des réponses vagues. Louis lui infligea plusieurs autres brûlures dans le dos, et l’homme ne remarqua pas qu’il épargnait les jambes.

Quand Louis se mit à frapper les plaies à l’aide d’une verge et qu’il y répandit un peu de résine bouillante, Friquet de Fricamp se crut perdu et avoua tout, d’une voix qui n’était à présent plus pâteuse :

— Le dauphin aime le Vaudreuil, dans la vallée de l’Eure. Le roi Charles l’y vint visiter un jour de l’hiver dernier…

Louis recula et lui fit un signe d’assentiment presque imperceptible, l’invitant à poursuivre. Il n’y avait pas d’autre issue.

— Le roi de Navarre était résolu à dresser le fils contre le père. Vous savez comme moi à quel point il peut être persuasif. De plus, ils s’entendaient tous les deux comme larrons en foire, partageant festins et ribaudes… Dieu leur pardonne !

Friquet fit une pause, le temps de reprendre son souffle en même temps que ses esprits. Tous ces aveux signaient peut-être son arrêt de mort et il ne pouvait rien y faire.

— Quoi d’autre ? demanda Louis en se rapprochant.

— Non, je vous en prie. Accordez-moi un moment pour souffler un brin. Je dirai tout. Voici : le dauphin a naguère manifesté l’intention de faire défection. La date de son départ était fixée au 7 décembre. Mais les Navarrais l’attendirent vainement à Saint-Cloud. Il s’est dégonflé. Le roi Charles en fut fort mécontent, au banquet. Certains disent l’avoir vu verser… quelque chose dans son vin. Mais rien n’est moins sûr. Ce ne sont peut-être que des commérages sans valeur. Tenez. Vous savez tout. Même les rumeurs pouvant nuire à la réputation de mon roi. Je jure devant le Seigneur tout-puissant que je ne sais rien d’autre.

La plume du clerc crissa frénétiquement sur le parchemin pendant plusieurs minutes une fois que tout cela eut été dit. Après quoi, le clerc se leva et sortit en refermant la porte derrière lui.

Louis se hâta de délier le gouverneur et le tourna vers lui en le tenant par les bras.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

Tremblant de la tête aux pieds et les yeux exorbités, Friquet ne put qu’acquiescer vaguement.

— J’ai peine à imaginer ce que vous leur faites quand vous ne les ménagez pas.

— Il faut qu’on s’en aille. Je vous soignerai en route. Tenez.

L’exécuteur lui tendait ses propres vêtements de rechange qu’il avait pris dans son bissac.

— Pas question que je mette ça !

— Si, ordonna Louis d’un ton autoritaire. Il n’y a rien d’autre et ce n’est pas le moment d’être dédaigneux. Faites vite !

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est que… vous comprenez, c’est beaucoup trop grand pour moi.

Il avait raison. Une fois revêtu de ces habits, le petit Friquet avait l’air d’une espèce de moinillon rétréci. L’effet aurait été plus cocasse s’il n’avait pas fait nuit.

Leur évasion fut étonnamment facile. Personne n’intercepta les fugitifs entre le Châtelet et les portes de la ville.

Après qu’ils eurent parcouru plus d’une lieue, Fricamp dut s’asseoir sur une pierre. Il redemanda :

— Tout était bel et bien arrangé, alors, fit-il hors d’haleine.

— Il semble bien que oui. La torture n’était qu’un prétexte. Le roi souhaitait se débarrasser de vous sans chercher à vous nuire.

— Je vois. J’ai idée que l’importance de la cité que je gouverne y prend la plus grande part. Maintenant que je lui suis redevable, le roi compte sur un changement d’allégeance du côté de Caen.

— On dirait bien.

— Et vous saviez tout cela. Qui m’a aidé ? Le dauphin ?

— Entre autres. Lui aussi veut se ranger du côté du roi de France.

Friquet soupira :

— Dire qu’un instant j’ai cru que vous étiez résolu à me trahir. Bien joué. Ils n’y ont vu que du feu. C’est le cas de le dire. Aïe. Je vous dois la vie, Baillehache{149}.

Louis se tourna en direction de la ville dont seules quelques lointaines torches palpitaient comme de grosses étoiles tombées sur terre. Devoir faire demi-tour alors qu’il avait été si près du but ! « Je ne suis pas près d’y remettre les pieds », se dit-il avec regret.