Chapitre VII

Fide et obsequio

(Fidélité et soumission)

Parfois le brouillard était blanc et soudain, sans raison apparente, il était noir. Sa couleur importait peu puisque sa présence avait tout annihilé. Plus rien n’existait ni n’avait d’importance, depuis l’identité de celui qui l’avait généré jusqu’aux membres rigides du corps inconnu qui y dérivait doucement depuis l’éternité. Le brouillard noir ou blanc entourait ce corps d’un bienheureux engourdissement. Objet lourd et insensible, il ne souffrait pas, il ne ressentait rien. Les paupières ne s’abaissaient plus pour abriter les yeux fixes et l’intérieur vacant qu’ils révélaient.

Lorsque les premières images se mirent à resurgir, ce fut le choc. Elles firent l’effet d’un coup de tonnerre dans sa tête. Et il eut à nouveau peur, et il eut à nouveau mal.

Cela commença avec l’image de la pluie. Une pluie froide, morne, incessante, une pluie telle que l’on n’en voyait que certains jours trop doux pour appartenir à l’hiver, mais qui contenait pourtant toute la froidure de cette saison. Il y avait aussi du brouillard. Mais il était fait d’une étoffe sale, d’un gris vaguement bleuté. Dans l’image qui s’imposait graduellement à lui, il était étendu sur une sorte de brancard, sous le poids humide d’une couverture de laine. Ses cheveux adhéraient à son crâne comme une plante morte. Trois personnes l’accompagnaient, une à chaque extrémité de la civière et une troisième qui marchait à côté de lui. Une quatrième était sortie de nulle part, à ce qu’il lui semblait. Impossible de savoir qui elles étaient : les silhouettes étaient trop imprécises dans l’air crépusculaire. Ou c’était à cause du brouillard qui allait s’épaississant. Il tourna la tête en direction d’une grille derrière laquelle d’autres silhouettes, toutes pareilles, se regroupaient. Il percevait des voix, mais n’arrivait pas à saisir ce qu’elles disaient. Le brouillard l’enveloppait, l’éloignait : Louis était moribond.

La seconde image vint elle aussi comme un éclair : il se revit étendu, complètement nu, sur une table autour de laquelle d’autres silhouettes imprécises s’activaient en conversant à voix basse. On lui souleva la tête afin de lui faire boire quelque chose. Peu après, il eut mal, très mal. Un cri, la vague impression qu’un autre que lui se débattait avant d’être avalé par le néant ponctué de brouillard noir ou blanc.

La dernière image était déconcertante, parce que d’une tout autre nature. Elle était stable, apaisante. Elle revenait régulièrement pour écarter sans rudesse les pans floconneux de son inconscience. C’était un visage. Ce visage, il le reconnut : c’était le sien. Nimbé par les brumes de la fièvre, cette sorte d’alter ego vieilli de vingt ans l’avait veillé sans relâche. Il n’y avait aucun échange de paroles. Ce visage se trouvait seulement là, parfois, surtout lorsque le brouillard était blanc, jusqu’à ce que le néant revienne l’engouffrer.

Un beau matin, les rayons du soleil caressèrent son visage. Le brouillard se dissipa tout doucement. Louis reprit conscience de lui-même, de son corps, de l’endroit où il se trouvait. C’était trop à la fois : cela lui donna un peu de vertige. Il tourna la tête. Une fenêtre aux volets ouverts béait sur un jardinet en fleurs. Au bord de la croisée, une jolie petite plante jaune, tout imprégnée de soleil, poussait courageusement dans une fente de la pierre, palpitant sous la brise tiède. Il tourna de nouveau la tête. Il était seul dans une chambrette aux murs chaulés de frais. Une porte fermée, un banc, un coffre faisant office de table de chevet. Sur ce coffre, des fioles et une chandelle dans son bougeoir. Tout était propre et clair. La première impression qu’il ressentit fut de profond bien-être.

Une autre impression, plutôt discrète, commença par susciter de l’inquiétude en lui : il constata qu’il était incapable de bouger. Ses bras et ses jambes étaient lourds ; ils refusaient de lui obéir. Il lui fallut un certain temps avant de réaliser qu’il était solidement attaché à son lit, mais qu’on avait fait en sorte d’utiliser des liens en tissu dont le contact sur la peau ne causait pas le moindre malaise. Ce qui le ramena à cette couche dans laquelle il reposait : il s’agissait d’un moelleux matelas de plumes. On l’avait en outre couvert d’un drap frais ainsi que d’un édredon rembourré. Le carreau sous sa tête était bombé et confortable. Il se sentait vêtu d’une tunique légère. Tout cela sentait bon et le propre. Une odeur maternelle de tilleul au miel flottait dans l’air, de même que celle, plus ancienne peut-être, des plantes aromatiques dont on avait dû faire des fumigations contre les épidémies. Il crut effectivement reconnaître le parfum caractéristique des fleurs d’encens, de l’hysope et de la marjolaine.

*

Les deux femmes et le garçon se trouvaient à Melun, à mi-chemin entre Fontainebleau et Saint-Germain-des-Prés, lorsque frère Pierre était enfin parvenu à les rejoindre. Les Pénitents n’avaient pu trop s’éloigner de Paris, à cause de la lenteur imposée par leurs processions, de la faiblesse grandissante de leurs prisonniers et de leurs arrêts fréquents. Pierre avait prodigué à Louis quelques soins de stricte nécessité. Ils avaient ensuite poursuivi leur route jusqu’au monastère sous la pluie battante, où le trio avait confié la civière aux moines qui avaient été prévenus par le frère tourier.

Il était très touché. On se hâta de l’étendre sur une table et de le dévêtir afin que l’infirmier pût l’examiner. Tout de suite, Louis se raidit et poussa un hurlement désespéré. Son corps, arqué d’une façon surnaturelle, terrifiante, retomba et fut secoué d’affreux spasmes rythmiques, si violents que l’infirmier dut le retenir pour l’empêcher de tomber de la table. L’agonisant était pourvu d’une force physique surhumaine. Ses paupières mi-closes laissaient entrevoir des yeux blancs, et ses mâchoires serrées à outrance lui scellaient la bouche. De l’écume blanche se mit à couler à la commissure de ses lèvres, alors que de sourds grognements s’échappaient de sa gorge.

Louis était atteint de haut mal*.

La première nuit, il n’eut pas moins de soixante-dix accès de convulsions. Il n’avait pas le temps de reprendre conscience entre deux crises.

— Il est au plus mal, annonça l’infirmier à l’abbé durant la première nuit. Je ne peux rien faire. Si cela continue, son cœur ne tiendra pas le coup.

Il ne put que lui prodiguer les soins les plus urgents. Les crises étaient si sévères que Louis se souilla à plusieurs reprises.

L’un des moines s’offrit pour le veiller une partie de la nuit.

Au moment où toutes ces calamités s’étaient abattues sur les populations, les gens avaient oublié la peste. On n’avait plus vu sévir d’épidémie depuis très longtemps. Or voilà que la maladie était revenue en force, cette année-là, et qu’elle entraînait avec elle une suite de malheurs que nul n’avait pu prévoir. Peut-être était-ce là le châtiment mérité par l’arrogance des hommes. Lionel ignorait tout de l’ampleur des dommages subis par cet extérieur désormais inconnu de lui et duquel ce pauvre garçon avait été arraché. Il savait seulement que la présence du démon s’y manifestait d’une façon jusque-là inégalée.

Satan était rusé : il savait profiter des circonstances. L’époque s’était montrée propice à la rupture d’un équilibre devenu précaire. La surpopulation, qui avait entraîné de graves carences alimentaires, avait engendré la déficience physique. L’indigence du peuple avait été aggravée par les misères de la guerre, par les exodes et par l’entassement derrière les murailles des villes assiégées. La Faucheuse n’avait eu qu’à envelopper les nations dans les pans de son noir manteau. L’abattement moral, Lionel en était persuadé, avait contribué à cette grande mortalité. « Nous sommes faits à l’image du Créateur, se disait-il. Or, lorsque notre vie vient à perdre cette parcelle divine, celle-là même qui nous permet d’être cocréateurs, nous renonçons, et la vie s’en va. »

Au matin, l’infirmier épuisé conclut qu’il n’y avait plus rien à perdre et qu’il fallait de suite risquer le tout pour le tout. Il informa l’abbé de sa décision qui fut immédiatement approuvée. On donna à Louis de puissants sédatifs. Les crises s’estompèrent suffisamment longtemps pour permettre aux moines de l’opérer.

Plusieurs heures plus tard, Antoine reçut des nouvelles fraîches :

— Ses génitoires* n’ont pas subi de dommage irréparable, mon père. Cependant, le ductus deferens{63} m’a donné beaucoup de souci. La brûlure était grave. Nous avons fait pour le mieux. De ce côté-là, il s’en tirera aussi bien que le sire de Joinville{64}.

— Très bien. Il ne nous reste plus qu’à prier pour lui.

— Les convulsions l’ont repris au réveil, sans qu’on puisse les attribuer à l’état de mal, cependant. Je soupçonne la présence de lésions internes. Je ne saurais en être certain, mais j’ai tout lieu de croire que son état est dû à un traumatisme subi à la tête plutôt qu’aux organes.

— Toujours aucun symptôme de morille ?

— Pas pour le moment, mon père. J’ai nettoyé et examiné ses plaies. J’ai dû en recoudre plusieurs. Les autres ont été cautérisées. Nous avons isolé le patient dans une chambrette, certes pour limiter le risque de contagion, mais surtout parce que son état inspire trop de crainte.

Ses brefs instants d’éveil demeuraient crépusculaires. Il avait vaguement conscience qu’une silhouette se tenait assise à sa droite, patiente et silencieuse. À chaque fois que sa conscience émergeait, cette forme était là et n’avait pas bougé.

Brusquement, un matin, il s’avéra que la période d’existence lunaire avait pris fin. C’est alors qu’il sut. Qu’il se souvint, plutôt ! Il devait tenir bon. Vivre. Vivre pour se venger ! Ses paupières semblèrent émietter les lueurs. Le moine qui le veillait les vit ciller sur ses yeux mi-clos. La première parole que le malade prononça fut :

— J’ai soif.

« Comme Notre-Seigneur en croix. On ne refuse rien à un martyr qui se meurt », se dit le moine in petto.

Il s’approcha avec un bol de verre dans lequel baignait une petite éponge. Une main se glissa derrière les épaules de Louis et le souleva tendrement. Un peu d’eau citronnée fut exprimée de l’éponge qu’il tenait au-dessus de la bouche assoiffée. Louis recueillit avec reconnaissance un mince filet d’eau claire et fraîche, qui ne se tarit que lorsque sa soif fut étanchée.

— Merci, dit-il.

Le moine reçut le remerciement d’un sourire et le recoucha. C’était lui. Son alter ego. Son retour à la réalité avait fait reprendre à ce moine son apparence propre, même s’il subsistait dans ses traits quelque chose de vaguement familier.

Il regarda de nouveau par la fenêtre. Quelque part, hors de vue, un oiseau chantait gaiement sans trêve. Un nuage rondelet se prélassait dans son pan de ciel bleu, et Louis le regarda passer impunément au-dessus d’un clocher qui ne fit aucune tentative pour l’épingler. Il y avait un autre bâtiment aux fenêtres ouvertes au-delà d’une jeune pelouse dont le vert émeraude commençait à parsemer le chaume doré de l’automne précédent. Il tourna la tête vers le moine et demanda :

— Où suis-je ?

Mais le grand moine ne répondit pas. Il se contenta de lui sourire. Peut-être était-il muet. Louis n’insista pas.

Un second moine entra. Sa bure noire était protégée par un tablier blanc.

— Ça va mieux, mon garçon, on dirait. Sais-tu où tu te trouves ?

— Chez Églantine.

— Tu es à Saint-Germain-des-Prés, petit. Tes amis et le frère Pierre t’ont amené ici.

— Mes amis ?

— Deux jeunes femmes et un autre garçon. Sais-tu quel jour nous sommes ?

— Non.

— Essaie de me le dire.

Louis fronça les sourcils. Il avait pourtant bien vu dehors, mais il ne savait plus. Tout n’était que chaos dans sa tête. Il répondit :

— Quelque part en janvier. Il faut que j’aille au four aider mes parents.

— Non, Louis. Écoute. Nous sommes mardi, le septième jour d’avril de l’an 1348 qui se termine{65}. En pleine semaine sainte. Tes parents ne sont pas ici. Tu as compris ? Non ? Ça ne fait rien. Repose-toi.

— Toute cette eau par terre. C’est drôle, on dirait qu’elle frémit. Elle ne montera pas jusqu’ici ?

— Il n’y a pas d’eau par terre. Tout va bien, ne t’inquiète pas. Tu reviens de loin, mon garçon. Mais tu ne pouvais choisir meilleur moment pour revenir à la vie, puisque le Christ ressuscite dimanche. En attendant, pas question de ce sempiternel hareng du carême pour toi. Tu as besoin de reprendre des forces.

Laissé à lui-même, l’adolescent entreprit de mettre de l’ordre dans sa mémoire disloquée, ce qui exigeait de lui beaucoup d’efforts. Il était souvent interrompu par de brèves siestes ou de courtes absences, ainsi que par d’autres épisodes d’amnésie plus ou moins prolongés au cours desquels le brouillard se manifestait de nouveau. Mais, à force d’insistance, il finit par se faire une idée assez précise de son passé récent. Et sa conclusion fut que quelque chose n’allait pas. Ses souvenirs les plus récents étaient pleins de neige et de pluie glacée. Or, l’hiver s’en était allé sans laisser de traces. Quelque chose manquait. Plusieurs mois de son existence avaient disparu dans un abîme. Que s’était-il donc produit ? D’où lui venait cette soif insatiable de vengeance ?

Perplexe, il évoqua longuement ses derniers souvenirs. Il y avait cet homme blond qui portait la barbe. Louis se battait avec lui. Un autre, gros et sale, les regardait faire avec un sourire narquois. Non, ce n’était pas ça. Ou peut-être que si… Le pan d’une tente qui battait au vent. Un pot de terre cuite enveloppé de linges humides qui roulait par terre jusqu’à ses pieds. C’était peut-être ça aussi. Mais qu’est-ce que c’était ? Une grande femme blonde qui riait, penchée au-dessus de lui, et qui l’embrassait goulûment avant de s’empaler sur son membre érigé en l’étouffant sous son poids. Il frissonna de dégoût. Mais non, ce n’était pas cela non plus.

Un feu. Tout lui revint. Le craquement du feu. Les jambes des hommes qui se tenaient autour. Et, derrière son dos à lui, le fût du chêne contre lequel il était plaqué par ses liens. Le feu. Les brandons et l’odeur du fer porté au rouge. Une main charnue, protégée par un morceau de cuir, serrant un tisonnier qui s’approchait dans la nuit. Il reconnaissait cette main. Et le visage velu de celui à qui elle appartenait. Trahison. La douleur. Atroce. Fulgurante. Et son cri méconnaissable qui sombrait, avalé par le non-être.

Louis retomba, en proie aux convulsions.

— Le démon s’agite encore en lui, dit l’infirmier à l’un des frères qui entrait.

*

Assis dans son lit, le dos appuyé contre ses oreillers, Louis eut amplement le temps de faire le point. Il commença par une soigneuse auscultation de ses quinze années de vie dont le souvenir était enfin restauré dans son intégrité par son début de rémission. C’était quinze ans d’abus dont il voulait ardemment se dépêtrer, et ce, même s’il n’avait guère connu autre chose. Sans savoir pourquoi, il songea au jour où il avait annoncé à Firmin son intention de se marier. Ce jour-là, l’une des première fois de sa vie, il s’était senti un homme devant son père. Firmin en avait été amoindri, il s’était mis à perdre son ascendant sur lui à un point tel qu’il avait été obligé d’avoir recours à son ultime défense, un testament qu’il ne savait pas lire lui-même et qui allait un jour faire de l’abbaye, celle-ci, justement, celle de qui dépendrait son avenir à lui.

Le chien frappé par une main hostile se méfiera ensuite de toutes les mains, y compris de celles qui ne désirent que le caresser. Toute main qui se lève, peu importe son dessein, est immédiatement jugée agressive, et la bête mord. En contrepartie, la douleur et le chagrin qui en résultent chez la personne bien intentionnée n’émeuvent pas le chien : pour lui seul le mal existe, les caresses ne sont qu’une façon hypocrite d’endormir la méfiance pour mieux dominer par les coups plus tard. Ainsi et peu à peu, le chien s’isole de la personne devenue elle aussi méfiante. Il a de moins en moins l’occasion de voir sa théorie faussée par une quelconque expérience bénéfique. Les occasions se font de plus en plus rares d’abattre les préjugés et de rétablir sur des bases objectives des rapports de cordialité.

Louis commença par observer les moines. Il les laissa faire. Mais il était comme une bête sauvage. Il ne réalisait pas pleinement que c’étaient eux qui l’avaient sauvé et soigné.

L’abbé procéda à une étrange cérémonie au cours de laquelle il l’aspergea avec un goupillon. Il lui demanda de réciter un Pater Noster. Comme Louis ne connaissait pas cette prière, l’abbé la lui dicta phrase par phrase. Louis l’apprit par cœur avec une grande aisance. Enfin, il lui fit faire le signe de croix et ce ne fut qu’après en avoir terminé avec tout cela qu’Antoine l’informa qu’il venait de procéder à un exorcisme. Louis manifesta de l’étonnement du fait qu’il n’avait pas eu à subir de châtiments. L’abbé expliqua :

— Ce Magister est un imposteur. Tu aurais tort de retenir quoi que ce soit de ce qu’il t’a dit ou de ce qu’il t’a fait. Le nom même qu’il s’est donné est un blasphème.

Louis se demanda si le faux prêtre était parvenu jusqu’à Avignon avec ses acolytes. Il était persuadé que son père était encore avec lui. Firmin n’allait pas renoncer au statut qu’il s’était nouvellement acquis, tout incertain qu’il pût être.

L’adolescent concentrait toute son attention sur le périple des Pénitents afin d’empêcher une autre pensée, lancinante, de resurgir. En vain. Elle ne cessait de tempêter pour remonter à la surface. Parfois, exténué d’avance, Louis s’y abandonnait en éprouvant une souffrance que nul remède ne pouvait apaiser. Cette pensée se répandait dans ses veines comme un poison : « S’il a été capable de me faire tout ça, se disait-il, c’est peut-être vraiment parce que je ne vaux rien. Je suis une erreur, qu’il a dit. Peut-être que c’est pour ça que je les ai tous perdus… mon chat, Mère, Églantine, notre enfant. Je ne les méritais pas. »

Comme pour se protéger de l’averse glaciale que subissait son âme, il se recroquevillait pour attendre la rafale suivante.

« Ce qui m’arrive, peut-être que je le mérite. Sont-ils morts par ma faute, parce que je n’avais pas le droit de les aimer ? Qu’ai-je donc fait ? Je ne comprends pas. »

Pour toute réponse, le silence.

Ces réflexions obsessives étaient si pénibles que Louis se trouva dans l’obligation de tourner contre lui-même le système défensif qu’il avait jusque-là utilisé contre le monde extérieur. C’était ce qu’il appelait son éteignoir. Il en éprouva un tel soulagement qu’il se persuada que ce système fonctionnait à volonté, même si ce n’était pas vraiment le cas.

Un mois entier s’écoula avant que Louis pût être tiré de sa recluserie*. Au cours des dernières semaines, ses crises d’épilepsie s’étaient graduellement espacées jusqu’à cesser tout à fait. Cependant, certains malaises persistèrent plus longtemps : fatigue, absences, difficulté à se concentrer, maux de tête et anxiété. Parfois, sans aucune raison apparente, son cœur battait la chamade et le plongeait dans une angoisse à peine supportable. Il arrivait que ses jambes se dérobent sous lui sans prévenir. Il se réveillait plusieurs fois la nuit en criant. Il suffisait d’un rien, une voix ou une odeur, pour que la souffrance de sa captivité encore récente se rappelle à lui avec toute son acuité. Quelque chose sur ses traits était en train de changer, de durcir. Il ne s’en aperçut pas, car il n’avait aucune occasion de voir son reflet. Il ne put donc constater que ses yeux, très brillants, demeuraient presque toujours largement ouverts et que cela lui donnait un air un peu égaré. Un air furieux, surtout, même quand il ne l’était pas.

— Il est tiré d’affaire. Un peu plus et il devait réapprendre à marcher, dit l’infirmier à Antoine, tout fier de voir son patient arpenter seul sa chambre en prenant appui contre le mur. Sa guérison se déroulait mieux que les circonstances ne l’avaient laissé prévoir.

Ainsi Louis reçut-il la permission d’aller prendre l’air quotidiennement dans le jardin, à condition qu’il fût accompagné d’un frère. C’étaient toujours les trois mêmes qui se portaient volontaires pour cette tâche, de même qu’ils s’étaient relayés à son chevet lorsque l’abbé avait interdit à l’un d’eux d’y passer tout son temps. Il s’agissait de Pierre le robuste, Lionel le muet et Lambert le ricaneur. Tous trois semblaient avoir pris Louis en affection en dépit de la réserve qu’il manifestait à leur égard.

L’abbé lui rendait visite régulièrement pour prendre de ses nouvelles.

— Il a un appétit d’ogre, mon père, lui dit l’infirmier. Il mange tout ce que je lui donne. Absolument tout. Même la salade de pissenlits, la soupe d’orties tendres, la mongette* ou le chervis que j’ai habituellement bien du mal à faire ingurgiter aux jeunes. C’est d’autant plus étonnant que le malaise dont il est atteint occasionne très fréquemment des problèmes de digestion. Toujours est-il que je me suis amusé d’une petite farce à ses dépens. Mais, je vous en prie, ne lui en dites rien. Hier, je lui ai fait servir un énorme monticule de purée de navet et une triple portion de porc. Que Dieu me pardonne, mon père, ce n’était qu’un vilain tour. Il y en avait suffisamment pour quatre, là-dedans. Eh bien, il a tout dévoré jusqu’à la dernière bouchée. Il n’a même pas bronché en voyant arriver ce monstrueux repas.

Antoine avait le feu aux joues. L’infirmier, penaud, se méprit sur la signification de cette rougeur. L’abbé déployait toute sa volonté pour ne pas éclater de rire. C’était vraiment trop inopportun. Il finit par réussir à prendre la parole.

— Bien, bien, en voilà, une bonne nouvelle. C’est là un signe indéniable que notre miraculé prend du mieux. Je ne vois aucun mal à ce qu’il ait un bon appétit. Seulement…

Ses yeux pétillèrent de malice.

— Veillez à ce que cela ne se reproduise plus. Sinon, je me verrai dans l’obligation de divulguer ce que je viens d’apprendre à Louis, et j’ai comme vous la forte impression qu’il ne sera pas content de passer pour un goinfre.

— Il se met effectivement en colère pour des riens. Il faudra que je veille à ne pas lui donner trop de nourriture épicée. Son foie produit trop de bile jaune{66}.

*

Même si le clergé avait la réputation de négliger l’hygiène, hormis le lavage des mains qui, lui, était courant, et même si la règle bénédictine ne prévoyait que deux bains par an et un rasage par trimestre, la pratique des bains était inégalement partagée. Louis se baigna chaque jour et nul n’y trouva à redire. C’était un besoin instinctif d’effacer sur lui toute trace de violence. Et il aimait la propreté.

L’adolescent entreprit sa convalescence dans l’adorable fouillis que constituait l’un des coins ombragés du jardin qui donnait sur l’hôtellerie. Il ressentit bien vite le besoin de s’occuper les mains et on commença à lui confier quelques menus travaux, tels que la fabrication de patenôtriers* à partir de dés en os retaillés qui avaient été abandonnés par leurs propriétaires repentis. Au fur et à mesure qu’il se rétablissait, ses tâches devenaient multiples et variées.

Lambert l’initia au jardinage et commença à lui inculquer quelques connaissances de base sur les propriétés de certaines plantes médicinales. Cela l’intéressa beaucoup. Le frère Pierre, quant à lui, mit l’adolescent à l’ouvrage du côté de l’entretien et de la réfection de certains bâtiments utilitaires qui avaient été négligés du fait que la communauté s’était considérablement réduite au cours de cette dernière année. Même si rien n’y paraissait, Louis semblait apprécier la compagnie sobre et cartésienne de Pierre. Le convalescent fut même affecté aux cuisines à quelques reprises, ce dont il raffola. L’abbé en conçut d’ailleurs une certaine inquiétude, car Louis semblait une proie décidément trop facile pour le péché de gourmandise. Lionel n’eut pas autant de succès avec les livres : à chaque fois qu’il avait invité un jeune novice à lui faire un brin de lecture, Louis s’était endormi. Même les épopées antiques et tumultueuses n’arrivaient pas à capter son attention. Louis préférait de loin le longbow* du frère Pierre aux plumes d’oie bien taillées. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture ne l’intéressait pas. Dépité, Lionel l’envoya donc faire du ménage dans la bibliothèque.

— Je suis allé sur la Grande île* dans mes jeunes années, dit le frère Pierre à Louis, tandis qu’ils installaient tous les deux une sorte d’établi sur une pelouse ensoleillée.

La veille, l’adolescent avait aperçu le longbow dans une remise. Après qu’il eut mené sa petite enquête à son sujet, Pierre avait été consulté par le jeune convalescent. Il avait été enchanté de l’intérêt que Louis portait à cet objet dont il ne pouvait s’empêcher d’être fier.

— C’est là que j’ai appris le maniement du grand arc gallois et comment on le fabrique, dit-il. Tu vois, celui-ci appartient à l’abbaye. C’est moi qui l’ai fait et je l’ai donné. Mais je sais aussi comment fabriquer des arcs plus petits. Pour la chasse.

Le moine fit une pause, le temps de jeter à Louis un regard significatif. Comme plusieurs de ses confrères, Pierre n’était pas sûr d’aimer ce qu’il voyait naître dans le regard de Louis. On eût dit qu’il reprenait des forces au détriment d’autre chose, de quelque chose d’essentiel qui allait en s’étiolant.

Un jour, le couvercle d’un coffre s’était accidentellement refermé sur les doigts de Louis. Pierre s’était précipité pour l’ouvrir, mais Louis n’avait pas bougé. Il l’avait regardé, l’air étonné, comme s’il ne s’était aperçu de rien, comme si, par quelque sortilège, l’adolescent avait pu apprendre à éteindre la douleur, et l’image même de ce qui l’avait causée.

Louis ne riait ni ne pleurait jamais. On ne pouvait savoir avec certitude s’il aimait faire quelque chose ou non. Il ne disait rien. Aussi quand il voulut apprendre le tir à l’arc, le frère Pierre accepta d’emblée. Après tout, vouloir était ce qui se rapprochait le plus d’aimer, dans son cas. Pourtant, il demanda, en soupirant :

— Es-tu certain de vouloir apprendre ceci ?

— Oui.

— La vocation des archers de France n’est pas des plus enviables.

— Qui vous a dit que je désirais être archer ? Vous l’avez dit vous-même, c’est pour la chasse.

— Je crains que cela ne te soit plus nuisible qu’utile. Le braconnage est interdit.

— Je saurai être prudent

— Très bien. Je n’ai aucune envie de te refuser ce que tu demandes, va savoir pourquoi. Peut-être parce que tu es opiniâtre. J’admire cela, moi, l’opiniâtreté. Peut-être ai-je tort. Mais se battre comme je t’ai vu le faire pour survivre, bon, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut être aimé de Dieu.

Gêné, Louis se racla la gorge. Le frère Pierre se reprit :

— Qu’est-ce qui me prend de te faire un sermon ? Je n’en fais jamais. Le soleil doit taper trop fort. Viens un peu par là.

Pierre se frotta l’arrière de la tête. Ses cheveux couleur de fer étaient si ras tout autour de sa tonsure qu’ils n’en furent aucunement dérangés. Il dit :

— Eh oui, nous aurons besoin de tout ça pour fabriquer un bon arc à main. Tout ce bazar que tu vois là. C’est devenu un art presque aussi complexe que celui de fabriquer un instrument de musique. Tu comprends, on ne les fait plus comme il y a deux ou trois cents ans, avec de l’if, de l’ormeau ou de l’érable massif. Les techniques ont beaucoup évolué. L’arc est devenu une arme puissante dont, à mon avis, le longbow est la forme la plus achevée. Tiens, prends ceci. C’est de l’if, le bois des druides. Ne va pas répéter ça, surtout, je risque de passer pour un païen. Comme je le disais, les ancêtres ont très bien su utiliser l’aubier pour fabriquer leurs arcs. Sais-tu pourquoi ?

Louis fit un signe de dénégation et, les bras chargés de matériaux hétéroclites, il suivit Pierre dehors jusqu’à l’établi temporaire où s’était posée l’une de ces jolies petites mouches en livrée métallisée, véritable bijou ailé. Ils posèrent leurs affaires et Pierre reprit :

— L’aubier étant la partie jeune de l’arbre, il possède la propriété d’être plus souple et extensible que les couches plus profondes. Pour nos arcs composites, on en taille une couche épaisse qui va être posée sur la face externe de l’arc, celle qui doit être la plus flexible. Retournons.

Ils revinrent quelques minutes plus tard avec d’autres objets, parmi lesquels des bocaux remplis de matières gluantes. La petite mouche s’envola pour continuer ailleurs ses méditations sur l’été.

— L’avant aussi est en aubier, poursuivit Pierre. Mais pour la partie centrale on emploie le bois dense du cœur de l’if. Seigneur, on ne pourra pas tout faire aujourd’hui. Je compte sur toi pour ranger tout à l’heure… À moins que tu ne m’accompagnes aux vêpres ?

— D’accord.

— Le dos d’un arc composite est renforcé par une couche de matériau résistant à la tension. Le mieux, c’est un tendon. Mais attention, il ne faut pas prendre un petit bout de n’importe quoi, sinon, tôt ou tard, l’engin finira par te péter en pleine figure. C’est un tendon comme celui-ci qu’il faut. Il n’y a rien de tel. C’est ce grand ligament qu’on prend là, chez les mammifères.

Il désigna sa nuque, faisant référence à la colonne cervicale.

— Sur la face concave, il te faut une matière qui se comprime mieux que le bois. Essaie d’étirer une bonne branche : rien à faire, ça ne cède pas. Mais pèse dessus, comprime-la juste un peu et tu vas l’entendre claquer en un rien de temps. D’où la présence de la corne sur notre établi. Tu ne dors pas encore ?

— Non.

— Je devrais te lire un des livres du frère Lionel. Le choix des colles, ça, c’est malaisé. Veille à n’utiliser que de la colle de sabot d’excellente qualité. Au moindre doute, fais-la boire au marchand. Je plaisante. Bon. Une fois tout cela assemblé, on n’a pas encore fini. Il y a la corde, comme de raison, mais il faut aussi tailler et chauffer les extrémités pour les incurver légèrement dans le sens contraire des fibres. Ensuite, on badigeonne l’arc avec un mélange de suie et d’huile de lin que l’on devra mettre à bouillir. Cet enduit empêchera le bois de sécher. C’est aussi ce qui va donner sa couleur à ton arc. Habituellement, cela donne un beau doré.

— J’en ai déjà vu un noir.

— Si c’est ce que tu veux, on le fera comme ça. C’est très facile, on ajoute davantage de suie au mélange d’huile, et le tour est joué. Bien. Après, on ajuste aux extrémités deux pièces de corne où fixer la corde tressée avec du bon chanvre et trempée dans la colle… C’est presque l’heure des vêpres.

Pierre leva les yeux afin d’évaluer la course du soleil.

— Au fait, j’y songe : savais-tu que le frère Lionel a une horloge{67} dans la bibliothèque ?

— Une quoi ?

— On y reviendra. Je veux te dire ce qu’il nous reste à faire. Ainsi nous serons prêts demain : nous pourrons recouvrir ton arc de cuir, de parchemin ou d’écorce de bouleau en bandes placées obliquement. Ces finitions servent à deux choses : d’une part elles protègent l’arc, la corne et les tendons. D’autre part, elles y maintiennent un certain taux d’humidité pour éviter qu’il ne devienne trop sec.

La cloche de l’église abbatiale commença à sonner.

— Nous y voilà. Oh, j’oubliais. Même le meilleur arc a besoin d’un minimum d’entretien : il faut le frotter à la cire d’abeille tous les quinze jours. C’est, grosso modo, le savoir théorique dont nous avons besoin. Mais le plus difficile reste à venir : l’entraînement. Tu viens à l’office ?

— Et les flèches ?

— Je te montrerai. Mais il nous faudra d’abord ramasser des rameaux de frêne bien droits. Penses-tu pouvoir dérober quelques plumes d’oie à notre bon frère Lionel ?

Il éclata de rire et donna une petite tape amicale sur l’épaule de son élève. Louis ne rit pas. Peut-être n’avait-il pas compris. Ils prirent la direction de la chapelle.

*

Le bibliothécaire muet étonna le frère Pierre en se révélant un élève très doué. Il promettait de devenir un archer hors pair. Mais quoi, le Poverello d’Assise n’avait-il pas été chevalier avant que d’aller servir son vrai Seigneur ? Le moine athlétique ne trouvait donc rien d’anormal au fait de voir le doux frère Lionel délaisser un moment sa plume et ses grimoires pour venir s’exercer avec eux dans le petit Pré-aux-Clercs. « De prendre un peu l’air ne peut que lui faire du bien », disait-il. Pierre éprouvait beaucoup de fierté pour la progression de ses deux élèves. Ce qu’il ignorait, cependant, c’était que Lionel n’aimait pas tirer à l’arc. Ses livres lui manquaient dès l’instant où il les mettait de côté. Il n’assistait aux leçons d’archerie et n’y participait que pour Louis, parce que l’adolescent ne venait presque jamais le voir à la bibliothèque.

Louis consacrait quotidiennement plusieurs heures à l’exercice. Bornoyer* pour viser le bersail* à vingt toises* n’était pas tout : il existait toute une science du maintien de l’archer, de sa façon d’armer et de la rapidité avec laquelle il le faisait. Il fallait tenir compte du vent, de la tension de la corde, de l’humidité ou de la sécheresse ambiante, bref, d’une quantité de facteurs auxquels on n’accordait guère d’attention au vu des gestes gracieux et souples d’un bon archer, qui avait néanmoins appris à évaluer tout cela en un clin d’œil et à agir en conséquence sans que rien n’y parût.

En moins d’un mois, Louis acquit suffisamment d’habileté pour atteindre du premier coup des cibles mouvantes. Il y mettait un acharnement qui frôlait la frénésie, à un point tel que Pierre vit à cet apprentissage un stimulant, un puissant vecteur de guérison. En effet, il n’y avait pas à douter que Louis se portait de mieux en mieux. Lionel, que l’on avait affecté au lancer des projectiles, arrivait chaque jour aux vêpres avec des courbatures aux épaules et aux bras.

Lorsqu’il apprit que Pierre et Louis s’étaient par-dessus le marché mis au behourd*, l’abbé Antoine décida que le moment était venu d’intervenir.

*

Louis s’adonnait à l’exercice avec une diversité et une fluidité de mouvements, avec une aisance également qui n’étaient pas sans évoquer les arts martiaux.

— Il a ça dans le sang, dit un Pierre essoufflé et admiratif à l’abbé qui était venu les voir.

Antoine décida de les regarder faire un moment. Louis était totalement concentré. Il ne parut même pas remarquer sa présence ni même l’interruption que son arrivée avait occasionnée. Il reprit là où Pierre avait laissé. Leste, il lia par la gauche, puis par la droite, et fit une parade. Il utilisait sans hésiter le plat de sa lame en bois pour éloigner son adversaire ravi et, le prenant par surprise, enchaînait avec un corps à corps. D’un geste en apparence incongru, il empoigna par sa lame en bois l’épée de son professeur.

— Très bien. Très, très bien. Tu l’as prise juste où il fallait, dit ce dernier.

Pour arriver à cette précision, il fallait que Louis ait déjà pris le temps de connaître avec précision les techniques d’affûtage des différentes parties de la lame.

Pierre prit son adversaire de vitesse et porta un coup de taille qui eût été dangereux avec une véritable épée. Mais Louis bloqua correctement à l’aide de son bouclier, qu’il permutait aisément avec son épée, car le moine avait insisté sur l’importance de cette technique. Savoir manier l’épée de la main gauche allait donner l’avantage à son élève, car si une blessure survenait au bras droit, il n’allait pas se retrouver désarmé. De plus, non seulement cela avait un effet de surprise qui déstabilisait l’adversaire, mais certains mouvements, tout à fait exclusifs aux gauchers, donnaient du mal aux droitiers lorsque venait le temps de répliquer.

Très souvent, l’adolescent se faisait stopper net dans ses élans par son professeur. Il écoutait avec une grande patience ses explications au sujet de tel travail du poignet ou de tel jeu de jambes. L’escrime était une science qui relevait presque de la danse, où la finesse et le raffinement jouaient un rôle essentiel{68}.

— Pour lui, cela devient une forme de contemplation, dit Antoine, tout bas.

Pierre s’arrêta. Louis fit de même et tint son épée de bois devant lui, plantée en terre. On l’eût dit dans une attitude de recueillement. Pierre marcha vers l’abbé.

— C’en est une, et à l’état pur, dit-il en jetant un coup d’œil vers son élève.

Antoine murmura :

— Pardonne-moi d’interrompre ta leçon, mon fils. J’aurais besoin de m’entretenir un moment avec lui.

— Mais bien sûr, allez-y. Vous n’avez pas de permission à me demander, mon père.

— Merci bien… Puis-je prendre un peu de ton temps, mon fils ? dit-il en s’adressant à Louis.

Le convalescent lâcha le manche de son outil et rejoignit l’abbé rondelet. En silence, ils marchèrent de concert jusqu’au potager.

« Comment aborder le sujet avec lui tout en n’ayant l’air de rien ? » se demandait le petit homme rougeaud. Remettre en question les motivations de quelqu’un, c’était violer l’un des tabous sacrés de la politesse, à ses yeux, et le moine, dans ce cas précis, jugeait la politesse primordiale, puisqu’elle avait pour rôle de minimiser l’éveil de l’agressivité. Le tempérament fougueux du jeune homme n’avait certes pas à être provoqué. Il regarda Louis, dont le maintien racé et altier semblait ignorer tout malaise. Prétexter ses récentes blessures pour restreindre chez lui la pratique d’un sport exigeant allait donc être inutile, sinon quelque peu malhonnête.

— Il me faut admettre en toute franchise que, le jour de ton arrivée ici, je ne croyais pas que tu en réchapperais. Ta guérison tient du miracle. Le Seigneur a intercédé pour toi. Tu sais cela, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Éprouves-tu de la reconnaissance d’être en vie et de te trouver sur la voie de la guérison ?

Louis ne répondit pas tout de suite. Antoine regarda le frère Lambert qui s’était accroupi dans le potager, entre deux rangs de jeunes plants qu’il entretenait avec grand soin. Un soleil printanier réchauffait agréablement le dos couvert de bure noire, alors qu’une brise douce folâtrait dans les cheveux du jardinier. L’abbé cessa de marcher et fit face à Louis.

— J’ai beaucoup prié pour toi.

— Merci. Je vous en suis reconnaissant.

— Que tu sois en mesure de pratiquer toute cette activité physique, c’est là une grâce bien spéciale.

— C’est vrai.

— Dis-moi, que comptes-tu faire lorsque tu seras complètement rétabli ? As-tu des projets ?

L’adolescent cligna des yeux et regarda ailleurs.

— Non, je n’en ai pas.

— Louis, te plais-tu parmi nous ?

— Oui.

Si Antoine fut persuadé que son interlocuteur avait menti à sa première question, il fut également persuadé qu’il avait dit la vérité à la seconde. Et il avait deux fois raison. Louis se plaisait à l’abbaye. C’était propre et apaisant. Personne ne lui cherchait noise. Il aimait apprendre le jardinage avec Lambert. La compagnie de ce plaisantin était stimulante, même si Louis ne se montrait jamais amusé de ses facéties. Personne ne s’en doutait, mais c’était là ce qu’il préférait, hormis les moments passés à la cuisine. Le maniement des armes ne l’intéressait que pour une raison bien précise que lui-même ne pouvait pas évoquer clairement et qui constituait précisément l’essentiel de ses projets. Mais oui, Louis aimait vivre à l’abbaye. Il aimait même la chambrette qu’il occupait dans l’aile de l’hôpital. Pour la première fois, il découvrait ce que pouvait être réellement la vie, il se plaisait à laisser les jours filer dans le calme, sans avoir rien à appréhender. Il travaillait et se reposait dans une atmosphère qui favorisait le développement de talents et d’habiletés que son vécu avait jusque-là occultés. Ce mode de vie était très attrayant, même s’il se savait incapable d’en retirer tous les bienfaits.

La voix d’Antoine l’arracha à ses réflexions :

— Permets-moi de te demander quelque chose, mon fils. Mais, d’abord, je tiens à ce que tu saches que tu n’es contraint en rien. Tu es tout à fait libre des choix que tu feras et personne ici ne te jugera pour ça.

Il fit un signe d’assentiment.

— Louis, entends-tu l’appel de Dieu ?

— L’appel ?

Il regarda en direction de l’église. Antoine reposa sa question autrement, se souvenant que Louis était de ceux qu’il fallait aborder d’une façon directe, sans figures de style :

— Désirerais-tu être des nôtres et te faire moine ? L’adolescent écarquilla les yeux et ne sut que dire. Antoine lui tapota le bras et se hâta d’ajouter :

— Je ne te demande pas une réponse immédiate, mon fils. Prends tout le temps qu’il te faut pour y réfléchir. Rien ne presse.

— D’accord, dit-il en reculant hors de portée.

— Le Seigneur saura te guider si tu Lui demandes de t’éclairer sur ce qu’il convient de faire.

— Non, je veux dire… d’accord. C’est d’accord. Je veux me faire moine.

Ce fut au tour d’Antoine d’être surpris.

— Tu en es sûr ?

— Oui.

— N’est-ce pas là une décision un peu rapide ?

— Non. J’aime le monastère.

— Ce n’est pas tant le monastère qu’il faut aimer, mon fils, mais Dieu.

— J’assisterai aux offices et je travaillerai fort pour Dieu.

Antoine ne put s’empêcher de sourire à ces mots d’enfant issus de la bouche d’un homme. C’était d’une adorable simplicité. Une simplicité sainte.

— Très bien, alors… répondit-il

— Est-ce que ça veut dire que je pourrai passer tout le reste de mes jours ici ?

— Mais bien entendu !

C’était une perspective étourdissante à laquelle Louis n’avait jamais songé. Il avait toujours cru que seuls les gens riches, savants et importants pouvaient devenir moines. Passer sa vie entière à l’abri derrière ces murs, dans ce lieu propre et empli d’une quiétude qui lui était encore inconnue deux mois auparavant… ne plus avoir à lutter pour survivre… tout un avenir constitué de belles journées tranquilles, ponctuées de travail et de prière, avec la certitude de pouvoir manger à sa faim et de dormir la nuit, à l’abri dans sa cellule. Et, pour avoir tout cela, il n’avait qu’à accepter de se donner à Dieu. Un peu nerveusement, il dit :

— Merci.

— Merci, mon père, corrigea Antoine en souriant.

— Oui. Mon père.

Louis se demanda s’il allait un jour être capable de dire cela sans penser à Firmin. Antoine ajouta :

— Lorsque tu seras prêt, tu iras voir le père Bernard. C’est le maître des postulants. À partir du moment où ta candidature sera acceptée, tu commenceras à vivre comme un bénédictin et ce, pour une durée d’un an. Pendant cette période probatoire, tu seras tout à fait libre de partir si tu venais à sentir que cette vie n’est pas faite pour toi. Après quoi, si tu le décides, tu deviendras novice et prendras l’habit pour une nouvelle année. À ce stade, tu seras encore libre. Tu pourras prononcer tes vœux temporaires, ce qui fera de toi un profès. À ce moment-là, il te restera trois ans avant de prononcer tes vœux définitifs. Tu ne deviendras donc réellement moine qu’au bout de cinq ans{69}. Telle est l’importance de l’engagement contracté. Il faut que tu sois absolument certain de ta vocation religieuse. Va, maintenant. Va voir Bernard.

L’abbé regarda Louis se diriger vers l’un des bâtiments annexes. Il se réjouissait beaucoup plus qu’il n’en avait l’air de la décision prise par l’adolescent. S’il avait été décontenancé sur le coup tant elle avait été subite, il ne doutait aucunement de sa valeur. Louis n’était pas de ceux qui prenaient les choses à la légère. Il aima sa foi toute simple qui, il le savait, était pour lui inextricablement liée à un minimum de besoins matériels. Il avait traversé tant d’épreuves. Pourtant, si Antoine ressentait de la joie, c’était surtout parce qu’en prononçant le vœu d’obéissance, Louis allait se voir contraint de museler des tendances qui avaient fort besoin d’être réprimées. C’était le but premier qui l’avait incité dans sa démarche. Car l’abbé n’était pas sans savoir que le miracle guérisseur de Louis avait pour nom esprit de vengeance. Le maître des postulants allait faire en sorte de restreindre la trop grande place prise par l’escrime et le tir à l’arc dans sa vie, y compris l’objectif que cet apprentissage impliquait. Louis devrait se montrer sociable en plus d’effectuer les travaux qui lui seraient assignés. Son intégration à la communauté lui ferait le plus grand bien, de cela Antoine était persuadé.

*

Louis ne tarda guère à suivre les directives de l’abbé. Il lui tardait de concrétiser sa décision et il fut bientôt admis parmi les postulants.

Le père Bernard était un moine très âgé. Il représentait la figure paternelle et bienveillante dont avaient besoin les candidats, souvent très jeunes, dont la vocation religieuse était encore incertaine ou fragile. Les coups de sa férule se faisaient aussi rares qu’ils étaient fréquents chez le père Thomas, le maître des novices. Mais si Bernard était reconnu pour son indulgence, le père Guillaume, prévôt{70} de la communauté, était tout de même informé immédiatement par lui de toute inconduite des candidats.

Or, peu de temps après, le père Bernard fut précisément mandé chez le prévôt, qui venait tout juste d’apprendre, de la bouche du cellérier{71}, que quelqu’un était entré par effraction dans son office. Le moine avait précisé :

— Hier soir, j’ai aperçu le frère Lambert et Louis qui rôdaient alentour.

Le joyeux frère Lambert fut appelé sur-le-champ. Il s’était de sa propre initiative substitué à Pierre pour meubler les temps libres de Louis. Il l’emmenait partout, depuis le jardin jusqu’aux clochers de l’église. Le prévôt n’ignorait pas que le cellérier était reconnu pour son fichu caractère. Il avait poursuivi, de son ton accusateur :

— Je voulais vous en parler sans plus attendre. J’en ai assez de voir ce grand escogriffe traîner chez moi pour épier mes moindres mouvements. De grâce, mon père, affectez-le aux cuisines. Après tout, n’est-il pas le fils d’un boulanger ?

Lambert rit et répondit :

— Il sera cent fois pire aux cuisines, mon père : les plats n’auront pas le temps d’atteindre le réfectoire.

— Parlons-en, de sa gourmandise. Il est insatiable. Pourtant la règle de saint Benoît ne dicte-t-elle pas que tous, sauf les malades, doivent s’abstenir de viande ?

— C’est effectivement un garçon très curieux et énergique, dit Bernard. Et il a effectivement bon appétit. Cependant, je me dois de vous rappeler qu’il est en convalescence.

— Mais il n’est plus malade. Le moment est venu pour lui de se conformer à la règle s’il souhaite se faire moine.

— Vous avez tout à fait raison et il le fera. Comme nous, il est d’ores et déjà tout à fait libre de manger moins. Or, il n’en manifeste pas encore l’envie. Mais cela viendra. Chaque chose en son temps. Sachons nous montrer patients. Une application trop rigoureuse de la règle peut nuire à la démarche pleine de fraîcheur d’un jeune homme qui se dispose à faire don de sa vie à Dieu.

— Mais…

— Mais, en attendant, il est de mon devoir de vous corriger à propos de la règle, car vous faites fausse route. Tout d’abord, Benoît n’a pas parlé de viande mais de « chair des quadrupèdes », et même alors, ses exceptions comprenaient les malades ET les faibles. Par faible, le saint devait entendre « affaibli par l’effort physique ». Louis est d’une nature vigoureuse faite pour l’action. J’estime donc qu’il a besoin de manger davantage de viande que vous et moi qui nous vouons plutôt à la contemplation. Nous ne devons pas le contraindre à servir le Tout-Puissant d’une manière qui ne convient pas à son tempérament sous le seul prétexte que c’est pour nous deux la bonne manière.

Le cellérier leva les yeux au ciel. Le frère Lambert suivait cet échange d’extraits doctrinaux avec un vif intérêt, un sourire amusé aux lèvres. Bernard reprit :

— Avant que vous n’abordiez aussi le sujet du vin, je veux vous rappeler que le saint dit : « Nous lisons que le vin n’est absolument pas le breuvage des moines. » Ce « nous lisons » implique qu’il ne souscrit pas entièrement à cette proscription. De plus, il dit qu’une pinte de vin par jour doit suffire à n’importe qui. Mais il nous prévient de ne pas boire jusqu’à satiété. Il est clair qu’il ne s’attend pas à voir les moines s’abstenir de boire totalement et, malheureusement trop souvent, l’eau est impropre à la consommation.

— Mais il est également écrit : « Que ceux à qui Dieu accorde le don d’abstinence sachent qu’ils recevront leur récompense », cita le cellérier, en désespoir de cause.

— C’est vrai. Nous avons en nos murs même l’admirable frère Lionel pour nous prouver ce fait. Il incarne le moine dans sa plus totale perfection. Dites-moi, mon père, est-ce que vous sauriez mortifier la chair comme le fait notre mystique pour le bien de votre âme ?

— Ah ! ah ! ah !.. Oh, pardon.

Lambert se mit une main sur la bouche. Bernard sourit avec indulgence et reprit :

— La première épître de Paul aux Corinthiens affirme : « Chacun a son propre don de Dieu, l’un de cette façon, l’autre d’une autre. » C’est pourquoi saint Benoît dit : « Pour cette raison, on ne saurait déterminer la quantité de nourriture d’autrui. »

Incapable de se composer un visage qui ne fût pas hilare, Lambert conclut :

— En guise de consolation, j’essaierai de vous mettre de côté l’une de ces tartelettes au fromage que j’ai aperçues aux cuisines. S’il en reste, bien sûr.

*

Les moines étaient déjà attablés et mangeaient en silence lorsque Louis entra dans le réfectoire et se lava les mains, les avant-bras et le visage. Il abaissa les manches de sa tunique en futaine brun sombre{72} avant de prendre place sans faire de bruit. L’eau lui vint à la bouche lorsqu’il vit le contenu de sa gamelle. Comme le calendrier n’avait aucune raison valable ce jour-là d’imposer maigre et jeûne, un beau morceau de volaille rôtie accommodé de sauce épicée avec, en guise d’accompagnement, une purée de navet semée d’herbes fraîches attendait déjà le postulant affamé. La chère modeste des moines faisait toujours figure de véritable festin pour lui. Il en oublia presque de faire le bénédicité.

— Louis ! appela le prévôt, rompant la règle du silence ainsi que c’était son droit.

Les autres moines s’arrêtèrent de manger et pendant un instant il n’y eut plus le moindre bruit dans le réfectoire. Le prévôt annonça, d’une voix qui trahissait une grande satisfaction :

— La règle interdit aux retardataires de prendre leur souper. Tout le monde attendait. Louis, qui portait déjà un peu de purée couleur or à sa bouche, dut consentir à remettre la nourriture dans son plat et à s’essuyer les doigts sur la touaille qu’il partageait avec trois autres postulants avant de croiser les mains sur ses genoux et de baisser la tête. Ce qu’il fit avec beaucoup de réticence. Le père Bernard l’encouragea d’un sourire. L’air contrit du fautif était plus vrai que nature, et Bernard n’était pas sans se douter que l’excellent menu en était la cause.

Ce soir-là, le prévôt se délecta très longuement d’une tartelette au fromage au vu et au su de tous.

*

Louis ne s’aimait pas ; pas plus qu’il n’aimait les autres. Il se jugeait avec la même sévérité qu’il manifestait à l’égard de son entourage. Il avait conclu qu’il pouvait être sujet aux mêmes faiblesses que quiconque. Seulement, il avait trouvé sa force en travaillant sur la vulnérabilité des autres d’une façon presque imperceptible.

Pierre raffolait de tout ce qui concernait le combat, qu’il n’abordait jamais qu’en tant que compétition amicale. De son côté, Louis faisait en sorte de mettre ce penchant à profit sans qu’il y paraisse.

Lorsque l’abbé avait pris conscience de l’importance que l’entraînement avait prise dans leur quotidien, il avait fait venir le moine dans son étude et lui avait dit :

— Notre communauté est désormais sa famille et il est de notre devoir d’encourager sa soif d’apprentissage. Mais, mon fils, je t’en conjure, détourne son attention des armes. Trouve-lui quelque autre occupation qui invite à la paix de l’âme. Dieu sait qu’il en a le plus grand besoin. Il y a en lui une chose qui m’effraie. Je ne voudrais pas être responsable de sa perte.

En dépit de cette recommandation qui avait mis un terme aux leçons du frère Pierre, Louis avait eu le temps d’acquérir les éléments de base de l’archerie et de l’escrime. Il était arrivé à un niveau surprenant de maîtrise, en une période si courte que cela avait quelque chose de surnaturel.

*

— C’est là, chuchota Lambert en prenant sa meilleure mine de conspirateur. Nous autres, moines, sommes des inventeurs-nés. Ou, à tout le moins, nous savons reconnaître le génie des inventeurs. C’est un moine, qui a ramené d’Extrême-Orient la recette de la poudre noire, tu sais, celle qu’on met dans les bombardes. En as-tu entendu parler ?

— Bel exemple, dit Louis.

— Mais ils sont aussi les inventeurs de moult liqueurs somptueuses, mon ami, dont tu n’as même pas idée.

— Comme le vin pétillant de ce Bernard de Clairvaux{73} ?

— Tout juste. N’est-ce pas curieux ? Douceurs de vivre et armes de guerre émanant toutes deux d’un même creuset, celui des serviteurs de Dieu.

Les deux jeunes hommes s’étaient furtivement glissés dans l’aile occidentale du cloître, puis dans la bibliothèque, à l’insu du frère Lionel, qui était en train de cogner des clous devant un livre ouvert. Lambert pouffa de rire et souffla :

— Regarde-le ! Si ça continue, il va s’aplatir le nez contre son lutrin.

L’attention des deux complices revint à l’objet qu’ils étaient venus voir. C’était un mécanisme tout à fait fascinant, composé de roues à engrenage qui ressemblaient, selon la perception que Louis en avait, à un moulin miniature dont il imitait d’ailleurs le cliquetis. Le mouvement de l’objet était assuré par la chute d’un poids attaché autour d’un cylindre. Louis demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une horloge, répondit Lambert.

— Une quoi ?

— C’est pour donner l’heure de façon très précise.

— Mais il y a déjà nous, pour cela.

Le postulant fit lentement le tour de l’objet et y glissa un doigt inquisiteur. Il s’accroupit et exerça une pression sur le poids. Le pouls du mécanisme s’accéléra. Il sourit d’un air mauvais.

— Tiens, je vais faire tomber la nuit plus vite et, demain, tu auras les cheveux blancs.

— Attention, quand même, dit Lambert, soucieux.

Le moine, qui ne riait plus du tout, sursauta : un livre ouvert venait d’être planté juste sous son nez. Louis se releva hâtivement. Après quelques secondes d’incertitude, l’horloge ralentit et reprit son rythme normal.

Le frère Lionel était ravi de cette visite impromptue. Tout à fait réveillé et les yeux pétillants de malice, il pointa le livre en regardant Lambert.

— Ah, bien… hum, dit ce dernier en se grattant la gorge d’un air coupable.

— Je n’ai pas envie de dormir, moi, dit Louis.

Lambert prit le livre précieusement et résuma le texte et les plans en perspective éclatée montrés par le bibliothécaire enthousiaste :

— Tu vois, ceci explique que rien n’a jamais calculé l’heure de façon aussi fiable. Tout ce qu’on avait date de l’Antiquité. D’abord, le cadran solaire qui ne fonctionne que durant les jours ensoleillés, et ensuite la clepsydre…

— Hein ? demanda Louis en fixant Lionel des yeux.

— La clepsydre. C’est une espèce d’horloge à eau. Cela gèle en hiver et devient donc inutilisable. Tandis que ceci…

Ils regardèrent l’horloge mécanique qui, imperturbable, égrenait ses petites miettes de temps. C’était un objet magique, presque sacré.

Lionel applaudit timidement et reprit le livre, faisant cliqueter une croix de bois noirci au bout de sa cordelette de noyaux d’olives. Louis demanda à Lionel :

— Si elle s’arrête, il se passe quoi ?

*

Lui qui était du genre à préférer servir Dieu d’une manière plus concrète et qui avait toujours manqué la plupart des offices, il s’était mis à y assister fidèlement, de matines à complies. Habillé de sa tunique élimée, qui en ville aurait suscité des rires, il suivait avec les autres postulants plus jeunes et parfois indisciplinés la procession des moines vêtus de leur froc, coule* et capuce noirs et chaussés de sandales. Le père Bernard avait remarqué que sa seule présence intimidait les jeunes gens trop dissipés, et il s’en trouvait fort satisfait. Mais Louis ne faisait rien de répréhensible. Il ne leur adressait même jamais la parole.

Des chandelles veillaient sans trêve sur une nappe de l’autel. Le sacristain{74} au visage congestionné faisait face aux moines et lisait dans un livre ouvert. Les moines entaillaient de leurs répons le texte ainsi déclamé. Louis portait une attention studieuse à ces exercices. Dès la première semaine, il avait mémorisé plusieurs répons.

Il aimait les offices. D’avoir à se lever en pleine nuit pour les matines et les laudes* ne le dérangeait pas. C’était doux, apaisant, et il n’éprouvait jamais de difficulté à se rendormir lorsqu’il regagnait le cocon douillet de sa cellule. Cela lui rappelait ses précieuses nuits d’apprentissage clandestin sous la douce tutelle d’Adélie.

La grand-messe dominicale était très différente. Lui qui n’avait connu qu’elle auparavant s’en trouva un peu égaré lorsqu’il y assista le premier dimanche, après toute une semaine d’offices. Le prieur conduisit les moines jusqu’aux stalles du chœur. Louis ressentit une étrange impression, de se trouver là avec les moines plutôt que parmi la foule des fidèles. Les Bénédictins et les prêtres formaient autour de lui une sorte de gangue protectrice, qui seule participait aux rites, si ce n’était quelques prières familières que les fidèles récitaient d’une voix morne. Certains d’entre eux suivaient la messe silencieusement, avec respect, tandis que d’autres circulaient, se saluaient de la main et bavardaient.

Ce fut alors que, pour la première fois, Louis se sentit coupé du reste du monde. Tout son passé se trouvait là, dans cette foule crasseuse dont les toux et les voix chenues parasitaient les beaux cantiques. Une vague de profond bien-être déferla en lui et il se mit à chanter lui aussi, tout bas. Il leva les yeux vers les voûtes inaccessibles aux vapeurs d’encens. Tel un archange Michel invisible, le soleil y dispersait des épieux rouges, or ou bleus, dépourvus de toute impureté. L’audace technique de l’architecture franchissait les limites du possible ; l’art gothique s’affirmait dans ce qu’il avait de plus léger, de plus lumineux, pour s’élever et rejoindre le firmament, la raison même de son existence. Il ne pouvait y avoir en un tel lieu de diable à terrasser. Le regard de Louis s’empêtra dans la plombure des vitraux. Il retrouva dans la nef l’emplacement du vitrail ancien qui l’avait fasciné lors de sa toute première visite à l’abbaye ; ce vitrail l’avait beaucoup impressionné, et il savait à présent qu’il illustrait le sacrifice interrompu d’Isaac. Il se souvint d’avoir eu peur lors de cette visite. Maintenant, il n’avait plus peur. Il découvrait que, quoi qu’il advînt de lui désormais, rien ne pouvait être pire que ce qu’il venait de traverser. Il en éprouvait un exaltant sentiment d’immunité. Mais, le plus important, c’était qu’il y avait ici tout ce à quoi il pouvait aspirer. Ici, il n’y aurait jamais plus ni souffrance, ni faim, ni haine. Il y avait du travail en suffisance et de quoi apprendre pour meubler une vie tout entière. Enfin, comme but ultime de tout cela, il y avait un idéal, cette entité abstraite nommée Dieu dont il savait si peu de chose et à laquelle il avait choisi de se vouer. Les seules questions qu’il eût pu poser, celles qui lui revenaient sans cesse, se semaient comme des graines dans une terre aride : aucune humidité n’allait leur permettre de vivre. Par conséquent, il les gardait pour lui et concentrait son attention sur les notions de catéchèse élémentaires que le père Bernard avait commencé à lui inculquer en partant de zéro.

Louis aurait dû être en paix. Mais il ne l’était pas. Et de ne pas être en paix le tracassait.

Le célébrant s’essuya les mains avec son manuterge. Louis relégua ses pensées au tréfonds de son être. Il voulait les éteindre. Elles prenaient trop de place. Ce qu’il voulait, c’était entendre la messe et recevoir ce Jésus qui depuis toujours promettait la paix à ceux qui le suivaient. Ainsi, comme à chaque jour, il refusa de reconnaître le sourd grondement de son âme.

Un silence relatif se fit dans l’église abbatiale, car le prône commençait. Tirant profit des images matérielles que procurait l’abondante iconographie religieuse de l’église, le prédicateur savait toucher le cœur des fidèles et rendre l’histoire sainte plus accessible aux esprits simples. Louis aimait les sermons, car chacun d’eux l’aidait un peu plus à cerner le personnage de Jésus et de tous ceux qui l’avaient précédé. Mais, ce qu’il n’arrivait pas à comprendre, c’était comment un homme pouvait réussir à être si bon. Pardonner. C’était là son message. Et lui, le futur moine, il se sentait incapable de pardonner.

Tout ce qu’il laissait derrière était à revoir. « Afin de mieux pouvoir y renoncer », se disait-il sans trop y croire. Car, à vrai dire, il n’y avait rien à quoi il eût pu renoncer : tout était déjà perdu. Ceux qui lui étaient chers étaient morts et il ne se voyait pas d’amis. Il n’avait plus d’enfant. Plus de boulangerie. Plus d’avenir ni de famille.

Plus de famille. Plus de parents. Il n’avait plus rien. Non, c’était faux : il y avait encore quelque chose. Quelqu’un.

Voilà, il y avait encore pensé. Il était mauvais, nul. Tout était de sa faute.

C’était le moment de la consécration et il s’agenouilla avec les autres.

Mais non, tout n’était pas de sa faute. Il avait encore son père. Firmin. C’était lui. Sa faute à lui. Lui qui l’empêchait de trouver à l’abbaye cette paix tant convoitée. Firmin vivait toujours et il n’en avait pas le droit. C’était une aberration. Il fallait que Firmin expie. « Dieu fasse qu’un jour je l’aie à nouveau devant moi. Cette fois, je ne flancherai pas. » Les arêtes pointues de la vengeance refusaient de s’émousser sous les effets émollients des rituels. En lui, le tumulte et le feu subsistaient. Rien n’allait plus faire trembler sa main le jour où il allait enfin pouvoir prendre la vie de Firmin, dût-il pour cela renoncer à la sienne.

Quelqu’un lui prit l’épaule. Louis sursauta et tourna la tête. Il vit la main délicate du frère Lionel. Tout le monde s’était déjà relevé et il fit de même avec un peu de retard. Le moine muet lui sourit avec indulgence. Il avait senti sous sa paume la tension, le tremblement à peine perceptible qui semblait agiter le corps du postulant de façon permanente.

*

Le père Guillaume poussa avec une impatience modérée le petit panneau l’isolant du pénitent qui venait de se glisser dans le confessionnal. Il aperçut la main qui se levait pour faire un rapide signe de croix, et une voix en mue prononça, avec le soin un peu guindé d’un texte appris par cœur :

— Mon Dieu, j’ai un très grand regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon, infiniment aimable et que le péché vous déplaît.

Une fois l’acte de contrition récité, le pénitent dit :

— Mon père, bénissez-moi parce que j’ai péché…

Puis plus rien. Guillaume soupira. C’était chaque fois la même chose. Il détestait confesser Louis.

— Je t’écoute, mon fils. Quelles sont tes fautes ?

Après un long silence, Louis trouva :

— J’ai trop mangé.

Il savait qu’avec cela il ne pouvait que viser juste, car le père Bernard disait toujours : « Celui qui mange une fois par jour est un saint ; celui qui mange deux fois par jour est humain ; mais celui qui mange davantage mène une vie égale à celle d’une bête. »

— Encore cela ? Ne peux-tu trouver une autre faute ? J’en ai plus qu’assez de confesser un estomac sur pattes. Ton ventre n’est pas contrit. Il semble bien qu’il ne le sera jamais, peu importe la pénitence que je t’inflige.

— C’est à toi que je parle, mon fils, pas à ton ventre. Confie-moi les tourments de ton cœur et moi, je les confierai à mon tour à Dieu.

Son appétit n’allait apparemment pas suffire, cette fois. Agenouillé, Louis gardait la tête humblement baissée et les mains jointes, remuant fébrilement les préceptes qu’il avait étudiés en catéchèse. Le moine attendait.

— Je ne sais pas, mon père.

— Tu ne sais pas. Peux-tu me nommer les sept péchés capitaux ?

— L’envie, la luxure, la gourmandise, l’orgueil, l’avarice, la colère et la paresse.

— Bien, bien. Le moine qui s’engage dans l’itinéraire ardu de l’ascèse doit extirper ces vices progressivement, en commençant par les plus fondamentaux et les plus évidents pour finir par les plus subtils. Cela fait, les vertus correspondantes s’établissent par elles-mêmes dans l’âme. Bon. Le Seigneur sait déjà que tu as une prédilection pour la gourmandise. Examine chacun des six autres péchés et dis-moi si tu n’as pas cédé à au moins l’un d’entre eux.

Louis réfléchit, mais il ne trouva pas, pour son plus grand malheur, lui sembla-t-il.

— L’orgueil, Louis. L’orgueil. Te crois-tu donc sans faute ?

— Pardon, mon père. J’ai péché parce que je suis orgueilleux, dit Louis d’une voix atone.

— Tu ne comprends même pas ce que tu dis. Comment veux-tu que ton repentir soit sincère ? Le cheminement du moine qui désire se rendre agréable aux yeux de Dieu culmine avec la victoire sur l’orgueil et l’acquisition de l’humilité. Or, tu n’es pas humble. Tu fais seulement semblant de l’être. Le père Bernard m’a confié certaines choses. Il y a des péchés contre lesquels tu n’as nul besoin de te battre et, pour cela, je te félicite. Ce sont : l’envie, l’avarice, la paresse et la luxure.

C’était vrai. Louis ne pouvait contester cela. Il ne possédait rien et ne jalousait personne. Aucune tâche ne le rebutait. Et, depuis son arrivée à l’abbaye, il avait senti quelque chose de changé en lui. Ses rêveries érotiques perdaient de leur acuité. Peut-être était-ce dû à l’impact qu’avait sur lui son nouveau milieu de vie. L’infirmier l’avait prévenu de ne pas s’inquiéter de cette langueur, que c’était relié à la grande fatigue entraînée par le haut mal. L’infirmier avait aussi dit :

— Le sperme est un sang très pur, de sorte que le spasme sexuel est un effort coûteux{75} ; le Seigneur, dans Son infinie sagesse, a fait en sorte de modérer ton activité génésique afin que tes forces soient ménagées pour ta sauvegarde.

— Mais ça sort quand j’urine. Ça ne m’était jamais arrivé avant.

— Ne t’inquiète donc pas, avait répondu l’infirmier évasivement.

Même dans sa tête, les choses changeaient. La précieuse mémoire d’Églantine s’altérait, pâlissait contre son gré pour laisser place à un implacable désir de vengeance qui, lui, avait un visage bien précis.

Louis fut brutalement ramené au présent par la voix du confesseur :

— Donc, gourmandise et orgueil. Tu dois tendre vers la perfection des vertus qui leur sont contraires.

— J’essaierai, mon père.

Jeûner. Ne pas manger et ce, tout à fait volontairement. Cela allait être difficile, mais il tenta de s’encourager en se disant que cela n’allait sans doute pas être aussi pénible que lorsqu’il était jadis confiné des jours durant sous les combles, après avoir reçu quantité de coups de bâton. Pour l’orgueil… eh bien, ça, c’était un peu plus compliqué. Il n’arrivait pas à cerner au juste en quoi l’orgueil et l’humilité consistaient. Le prévôt interrompit le cours de ses pensées :

— Qu’en est-il de la colère, mon fils ? Louis cilla.

— La colère ?

— Oui.

Le père Guillaume vit les mains jointes se serrer. Elles devinrent des poings.

— Non, mon père.

Guillaume demanda, cette fois avec une grande bonté :

— En es-tu bien sûr ?

L’un des poings se mit à trembler d’une façon saccadée.

— Calme-toi, mon fils…

— Non. Je ne veux pas être en colère, dit Louis en l’interrompant. Ça vient tout seul et je ne veux pas.

Il ne pouvait y avoir de pénitence de ce côté-là. Guillaume n’insista pas. Il imposa à Louis un jeûne d’une journée ainsi que dix Pater Noster récités avec ferveur pour l’aider dans son cheminement contre l’orgueil.

*

Louis était comme l’un de ces livres qui n’aimaient pas être ouverts. Sa reliure trop rigide en gardait jalousement les pages. Lionel n’arrivait pas à l’atteindre. Il aurait aimé pouvoir lui parler. De n’importe quoi. D’Héloïse et d’Abélard, par exemple. Louis ne semblait pas apprécier les histoires, mais le bibliothécaire était persuadé que, cette histoire-là, il l’aurait comprise. Ces personnages légendaires avaient été amants, mais en s’astreignant toute leur vie à une admirable chasteté. Car l’oncle d’Héloïse, un chanoine, avait fait castrer Abélard afin de s’assurer que la vertu de sa nièce serait protégée. L’amant avait déjà suffisamment scandalisé la gent universitaire avec ses discours trop audacieux. Abélard avait trente-six ans, alors qu’Héloïse en avait quatorze. C’était à l’époque bénie de l’amour courtois.

Lionel aurait aimé l’aider à recommencer sur un parchemin vierge la lettre qu’une plume cassée avait gâchée. Il l’avait bien perçue, lui, la colère de Louis. C’était une révolte à genoux.

« J’aimerais que tu puisses entendre ce que je ne dis pas{76} », avait-il un jour pensé lorsqu’il avait vu le jeune postulant penché sur une enluminure qui représentait le roi du Graal, Anfortas, grièvement blessé au sexe par une lance empoisonnée au cours d’un combat singulier. Dans un roman où il était question d’Anfortas{77}, le meilleur chevalier du monde savait réconcilier le roi avec lui-même. À son contact, le roi blessé guérissait, et le royaume retrouvait la prospérité. C’était là une autre histoire que le frère Lionel aurait aimé pouvoir lui lire. En outre, il avait envie de proclamer à la Vierge, comme dans la chanson de Roland : « Sœur, chère amie, tu réclames un homme mort, mais je t’en donnerai un autre bien meilleur, et je ne saurais mieux compenser ta perte, car il est mon fils et héritera de mon royaume ! »

Louis avait remarqué que depuis peu le saint moine portait pour se mortifier une chemise de crin sous sa coule. Cela non plus, il ne le comprenait pas. Comment pouvait-on s’infliger volontairement de la douleur ? Et pour quel motif ? N’y avait-il pas déjà suffisamment de souffrance dans le monde ? Ce moine n’avait pourtant rien d’un fanatique ni d’un fou. Au contraire, on le disait très érudit. Mais il ne connaissait plus rien du monde. Il s’en était retiré depuis trop longtemps. Son teint blafard était caractéristique de ceux qui se montrent rarement au soleil. Chaque fois qu’il le voyait, Louis avait envie de lui arracher son cilice et de le réveiller avec une bonne paire de baffes.

« Vain orgueil ! » lui aurait dit le père Guillaume s’il l’avait entendu. En tout cas, toute pensée offensante qu’il ne pouvait clairement définir semblait devoir être rangée sous cette catégorie : cela avait tout l’air de satisfaire le prévôt.

Le père Bernard, quant à lui, se plaisait bien à suivre Lambert et Louis dans leurs explorations du domaine de la pharmaceutique. Un jour, il prit même leur défense contre ceux qui affirmaient que Louis aurait dû consacrer du temps à l’apprentissage de la lecture :

— Mon vénéré confrère et homonyme de Clairvaux affirme ceci : « Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront des choses qu’aucun maître ne te dira. »

La pharmacie du monastère, encombrée et pleine de mystère, sentait l’Orient. Louis était fasciné par l’abondance des remèdes contre la peste. Certains étaient d’un luxe extrême. Il y avait d’abord tout un assortiment de concoctions où se retrouvaient feuilles de romarin, spode*, santal citrin, bois d’aloès, cardamome, amidon, camphre, sucre blanc, mucilage de psyllium dans de l’eau de rose. Un autre contenait cannelle, girofle, épi de nard, bois d’aloès, mastic*, noix de muscade, écorce de citron, grains de musc. Quantité de petits flacons soigneusement identifiés, qui avaient l’air d’autant de bijoux, avoisinaient des sachets d’épices précieuses, des bouquets séchés suspendus aux madriers par leurs tiges et de vraies gemmes à l’état brut. Il fit la découverte d’un gros cristal d’ambre dans lequel était emprisonné un insecte qui avait l’air d’attendre qu’un enchantement le libère.

— La pierre d’ambre, expliqua Lambert, réjouit les sens et tonifie le corps à cause de son arôme puissant, de l’éclat de sa couleur et de la dureté de sa substance. Réduite en poudre, elle sert à fabriquer un excellent médicament.

— Seulement si on a de quoi la payer, dit Louis.

Le moine rit. Par dérision, il prit l’air savant de l’infirmier en feuilletant un gros volume et lut en suivant le texte du doigt :

— Nous disons… contre la peste, on y ajoute : storax calamité, gomme arabique, myrrhe, encens, aloès, rose rouge, santal, musc, girofle, muscade, macis. Oh ! et là : noix de Gen, coquilles d’huîtres byzantines, karabé*, calame aromatique, semence de basilic, marjolaine, sarriette, menthe sèche, racine de giroflier. Bigre, il n’y a pas à se demander pourquoi notre cellérier est si grincheux, n’est-ce pas ?

— Comment pouvez-vous obtenir toutes ces choses ?

— Ma foi, je n’en sais rien. Des dons, peut-être. Mais tu sais, tout cela nous sert à aider l’Hôtel-Dieu dans sa tâche. Nous n’en conservons que le minimum pour les besoins du monastère. Tiens, sens-moi ça : pas mal, hein ! C’est du musc. Et nous avons du safran, aussi.

Louis n’accorda pas davantage son attention à l’énumération que lui faisait Lambert. Le moine examinait chacune des fioles et des pots pour les lui désigner consciencieusement. Les pensées du jeune postulant se mirent à errer parmi les bottes d’herbes inconnues, l’agaric, les pilules d’aloès ou de myrrhe. Tant de richesse, tant de médicaments, et la peste sévissait toujours. Des moines en étaient morts à l’intérieur même de cette enceinte. Peut-être le véritable remède se trouvait-il autre part. Peut-être que quelque chose dans le monde s’était brisé.

— Il faut respirer des aromates chauds et du camphre. Y conserver les vêtements est fortement conseillé aussi, disait Lambert.

— Je sais.

— Vraiment ? Tu savais cela ? Ah oui, bien sûr, que tu le savais. Tu as dû t’en douter un peu, puisque tu sentais le camphre lorsque tu étais en quarantaine. Dans quel état tu nous es arrivé ! Incroyable !

— N’en parlons plus.

— Tu sais, je suis bien content que tu sois rétabli et que tu aies décidé d’être des nôtres. Ouais, je suis bien content.

Lambert n’avait prononcé ses vœux définitifs que tout récemment. Quoique dans la trentaine, il avait conservé l’esprit d’un adolescent. Il donna une claque amicale sur le bras de Louis et se mit à lui lancer de petits objets un par un en les nommant d’une voix chantante :

— Cire blanche, huile de nard, huile de muscatelline*…

— Holà ! Que se passe-t-il là-dedans ? demanda une voix contrariée de l’autre côté de la porte.

C’était l’infirmier. Lambert s’assagit subitement, et Louis rattrapa le dernier flacon de justesse. Le moine répondit :

— Rien, mon père.

Il pouffa de rire. Louis se tenait en face de lui, silencieux et sans réaction. La voix reprit :

— Sortez de là tout de suite. Non, mais, imaginez : chanter comme des ménestrels dans une pharmacie. Ça ne se fait pas. Vous pouvez être certains que j’en informerai le père Bernard.

Lambert sortit le premier en protestant :

— Louis n’a pas chanté, mon père. C’était moi. C’est entièrement ma faute.

— Je ne veux pas le savoir. Allez. Filez tous les deux. Il va encore falloir que je remette de l’ordre dans toute cette pagaille que vous avez semée là-dedans.

— Nous n’avons rien dérangé, dit Louis.

— À d’autres. Et cesse de me répondre sur ce ton, jeune impertinent.

Ils sortirent. Les joues rouges, Lambert ricana.

— Gna-gna-gna… Il ronchonne plus que ton estomac creux, Louis. Dis-moi, es-tu encore obligé déjeuner ?

— Non. J’ai dîné.

— Vêpres n’ont pas sonné et tu gargouilles déjà ? Tu devrais te planquer un peu de mangeaille sous ta couche. Sans blague, ce ne doit pas être chose aisée que de nourrir ce corps de géant.

— Ce n’est pas aussi difficile que de songer à me pencher lorsque je passe les portes.

— Eh ! eh ! C’est bien vrai, ça. Je te parie que, le jour de ta prise d’habit, les manches de ton froc vont t’arriver à la mi-bras et tes chevilles vont dépasser. Tu auras l’air d’un épouvantail et on ira te planter dans le potager. Oh là là ! Frère Louis, que d’indécence !

*

Le jeune postulant devait avoir deux ou trois ans de moins que Louis. C’était encore presque un gamin. Il s’appelait Gérard.

Le tout avait commencé par des riens : des boulettes de cire lancées d’une chiquenaude dans le dos de Louis ou dans ses cheveux, quelques grimaces moqueuses et, à plusieurs reprises, des remarques désobligeantes sur sa taille ou sur son « ignorance de roturier indécrottable ». Quoi qu’il en fût, un beau jour, Gérard avait dépassé les bornes et s’était retrouvé à quatre pattes dans la fontaine.

Le prévôt avait tout vu. Le groupe des postulants qui assistaient à la scène le virent arriver derrière le dos de Louis. Ils n’osèrent pas bouger. Même Gérard, tout dégoulinant d’eau froide, demeura figé dans sa posture humiliante. Le père Guillaume appela, d’une voix péremptoire :

— Louis !

L’interpellé fit volte-face. Le moine se tapota la paume avec sa férule et ordonna :

— Ce genre de comportement est indigne d’un serviteur de Dieu. Tends la main.

Louis devait obéir et humblement accepter la punition. Mais il regarda le prévôt dans les yeux et répondit calmement :

— Non.

À raison courroucé, Guillaume le saisit par l’oreille, ce qui força le fautif à se pencher légèrement.

— Vain orgueil, Louis. Tu vas tendre la main tout de suite.

Louis tendit la main. Mais ce fut pour s’emparer de la palette en bois. Le prévôt en demeura pétrifié. L’adolescent brandit l’instrument, prêt à frapper le prévôt au visage. Le malheureux moine grisonnant geignit et se protégea en levant le bras. Personne n’avait jamais porté la main sur lui. Les postulants retinrent leur souffle.

— Louis, non…

C’était la voix du père Bernard que l’on venait discrètement d’alerter.

Louis faisait peur à voir. Sa colère insensée détonnait dans ce sanctuaire d’où toute violence était exclue. Conscient soudain de la gravité de son geste, il eut honte. Tout ce qu’il avait ramené avec lui menaçait de détruire le climat de ce lieu. Il se sentit sale, réellement indigne de s’y trouver, et son bras levé s’en trouva paralysé. Le père Bernard s’avança courageusement.

— Louis…

L’adolescent laissa la férule tomber aux pieds du père Guillaume et se détourna, le regard vague. Il frôla le bon vieillard et s’en fut se cacher dans le jardin avec le tumulte qui s’agitait dans sa tête.

*

Une semaine de silence absolu. Telle fut l’une des pénitences imposées aux deux coupables, Louis et Gérard. Ils ne devaient pas parler et personne n’avait le droit de s’adresser à eux. L’idée venait du prévôt, et ce châtiment était typique. Il était normalement très difficile à supporter pour un adolescent sociable. Si la contrainte mit Gérard au supplice, Louis ne s’en plaignit pas, au contraire. Il voyait cela comme une récompense plutôt qu’une punition, puisque ses interactions avec les autres s’en trouvaient encore réduites. Mais il eut bien soin de ne pas se montrer satisfait.

Le père Bernard, lui, avait compris et il en était contrarié.

— C’est alimenter chez lui le désir néfaste d’être abandonné à lui-même. Cette lutte acharnée qu’il mène contre toute exigence de contact humain est justement une tendance qu’il nous faut dompter.

Cette seule pénitence n’étant pas suffisante, on imposa aux deux jeunes gens trois heures quotidiennes d’étude en bibliothèque, sous la supervision du frère Lionel. C’était le seul moment où Gérard était autorisé à rompre son silence, et ce n’était que pour faire lecture à Louis de certains textes sélectionnés par le bibliothécaire. Inutile de spécifier que le moine sauta sur l’occasion avec délices. Il mit la doctrine de côté et fit lire à un Gérard rougissant les extraits les plus délicieusement illicites de Tristan et Yseult et du Roman de la Rose{78}. Heureusement pour le moine, personne ne fut mis au courant de ces lectures, sinon il aurait à son tour tâté de la férule.

Mais l’initiative n’eut pas le résultat escompté par le bibliothécaire. Louis ne se montra pas sensible à la beauté sublime de ces écrits. Seul le malheureux Gérard eut, après une nuit agitée, à confesser un péché supplémentaire.

*

La salle capitulaire était meublée avec des bancs disposés en cercles concentriques. Les moines s’y regroupaient chaque matin pour y entendre une lecture sainte et la nécrologie, de même que pour réciter des prières. Venait ensuite la partie la plus animée du chapitre : la discussion des affaires courantes, la confession des fautes et les accusations d’inconduite. Tout manquement survenant au cours de la journée devait être soumis à la réunion suivante du chapitre. Il s’agissait là d’une mesure fort sage puisque, le plus souvent, les colères se calmaient avec la nuit et l’on pouvait discuter des incidents le lendemain matin dans une atmosphère de modération. La communauté tout entière pouvait alors employer sa sagesse collective à étudier les problèmes soumis.

Les postulants prenaient humblement place sur les bancs qui composaient le cercle externe et intervenaient rarement, le plus souvent lorsqu’ils y étaient expressément invités par un aîné. Ce jour-là, cependant, deux d’entre eux allaient devoir se contenter d’écouter. Situation d’autant plus pénible que l’un d’eux était directement concerné par la réunion.

Le prévôt se leva et prit la parole d’une voix de stentor :

— Comme tout un chacun, nous autres moines pouvons souventes fois ressentir les tentations des sept péchés capitaux. Il est dans la nature de l’homme d’avoir à combattre ces péchés pour tendre vers la perfection que le Seigneur attend de lui. Cependant, on imagine mal un moine cruel. Loin de moi l’idée de critiquer les sages et saintes paroles de nos pères, mais je crois que nous devrions inclure la méchanceté dans la liste des fautes majeures.

— Excellente entrée en matière, père Guillaume. Nous ne saurions que vous inviter à poursuivre, dit l’abbé Antoine.

— Merci, mon père. Il en est un parmi nous qui a la certitude que la seule façon de résoudre un problème ou un conflit est d’avoir recours à la violence.

Toutes les têtes se tournèrent immédiatement vers Louis. C’était sans équivoque. Ce dernier regarda autour de lui avec un certain étonnement, puis il fixa le père Guillaume sans manifester le moindre signe de culpabilité. Le prévôt reprit :

— Louis refuse tout effort, tout geste et tout exemple de compassion. Il veut détruire, c’est tout.

Guillaume se rassit. Le silence se fit dans la salle. Comme pour confirmer ces dires, le scintillement des yeux de Louis avait quelque chose d’inquiétant. Cependant, il ne répliqua pas.

— Bien… Quelqu’un désire-t-il prendre la parole à ce sujet ? demanda l’abbé Antoine.

Louis se mit à fixer d’une manière intimidante quiconque semblait tenté de le faire.

— Personne ? demanda encore l’abbé.

Aucune main ne se leva et il y eut quelques toussotements gênés. Le frère Lionel se tordit le cou pour offrir au jeune postulant un regard empli de sympathie. Il eut droit au même traitement que s’il avait manifesté le désir de parler. Cet échange silencieux n’échappa pas à la vigilance de l’abbé, qui dit :

— Eh bien, il semble que nous devions en rester là pour l’instant. Le frère Lionel, qui est l’un des tuteurs de Louis, m’a demandé une audience pour en discuter. Par écrit, bien entendu. J’ai décidé d’accéder à sa demande. Le sujet est donc clos pour le moment. Père Guillaume, père Bernard et Louis, vous êtes également conviés à mon étude après la réunion.

Lambert se retourna vers Louis, à qui il fit un clin d’œil.

— Deux muets. Voilà qui donnera une petite causerie intéressante, chuchota-t-il.

*

L’abbé posa un feuillet abîmé sur sa table et en approcha une chandelle avant de s’asseoir. Il invita ses trois hôtes à faire de même sur les bancs qui avaient été disposés devant lui. Il joignit les mains et s’adressa directement à l’adolescent.

— Louis, je suis tout à fait conscient que tu n’apprécies guère d’être devenu ainsi le point de mire de toute la communauté. Mais il faut que tu saches une chose : en tant que communauté, justement, nous sommes tous concernés par ton bien-être. Si tu souffres, nous aussi souffrons avec toi. Une maxime juridique dit ceci : Quod omnes tangit ab omnibus approbari debet, ce qui signifie : « Ce qui concerne l’ensemble doit être approuvé par tous. » Telle est la puissance du lien qui nous unit. Tout ce que nous faisons ou que nous omettons de faire vise ton épanouissement et, par extension, celui de la communauté à laquelle tu appartiens. Tu me suis ?

Le postulant concerné, plus calme, fit un signe d’assentiment. Les autres écoutaient avec la plus grande déférence.

— Bien. J’ai personnellement pu établir le constat que tes réactions spontanées et vindicatives sont dues à une souffrance intense, d’où notre très grande indulgence à ton endroit. J’y ai beaucoup réfléchi. Ton agressivité à toi diffère de celle à laquelle on s’attendrait de la part d’un individu qui est sur la défensive. Premièrement, elle intervient après que le dommage a été causé ; tu reçois des coups et tu ripostes. Quelqu’un te fait une remarque désobligeante et tu le projettes à l’eau. Bref, il ne s’agit pas de te défendre contre un danger menaçant. Il n’y a plus de danger, ici, tu le sais.

Antoine suivit des yeux le contour de l’arc-boutant qui soutenait le plafond de son office et reprit, comme s’il y avait trouvé la suite de ses réflexions :

— Deuxièmement, ton agressivité est beaucoup plus intense que celle qui procède normalement de la seule attitude défensive. Ce qui nous amène à ceci.

Antoine ramassa le feuillet qu’il agita légèrement avant de le déplier. Il approcha la chandelle et se pencha vers elle, le feuillet déplié à la main.

— C’est un message du frère Lionel qui, tout comme toi, ne peut parler. Cela se lit comme suit : « Pierre Abélard soutient qu’il n’y a de péché que selon l’intention. Cela signifie qu’un acte n’est pas moralement répréhensible lorsque la faute est commise sans l’intervention de la connaissance du bien et du mal. On peut donc faire erreur de bonne foi sans forcément vouloir se dresser contre Dieu. » L’abbé leva les yeux et demanda :

— Le frère Lionel a beau ne pas pouvoir parler, il sait trouver les mots justes.

L’abbé se tut un instant. Il songea à une autre lettre écrite par le frère Lionel, il y avait quatre ans déjà, et qui était destinée au curé de la paroisse Saint-André-des-Arcs à laquelle appartenait alors Louis. Ni Firmin ni Louis ne le savaient, mais c’était grâce à cette silencieuse intervention épistolaire que Firmin n’était pas tombé dans la déchéance en chassant son fils de la boulangerie. Le curé l’en avait empêché.

Reprenant le cours de ses pensées, Antoine dit à Louis :

— Réfléchis. Réfléchis et réponds-toi à toi-même. La question à te poser est la suivante : en ton âme et conscience, es-tu réellement mauvais, Louis ?

« Ça y est. Ils vont me flanquer à la porte », se dit Louis qui avait adopté une posture rigide. L’abbé reprit sa lecture :

« La chute nous a fait perdre la précieuse harmonie présente dans le règne animal. Tel est le prix que nous avons dû payer pour obtenir notre terrible liberté de choix. Ainsi sommes-nous devenus une anomalie en cette terre de Nod{79} où, depuis, nous errons sans cesse à la recherche de notre place comme si nous n’étions finalement qu’un caprice de l’univers. Pourtant, en dépit des vastes connaissances accumulées au cours des siècles, nous continuons à faire partie de la nature. Tout comme l’animal, nous demeurons soumis aux mêmes lois. Comment expliquer alors que nous soyons capables de transcender la nature ? Par quelle ressource y parvenons-nous ? Je crois que cette ressource réside en notre âme. »

Il regarda encore une fois le postulant.

— Telle est notre destinée. C’est à la fois grandiose et impitoyable. Mais voici enfin le cœur du sujet : « Nous devons avoir recours à la même ressource pour celui dont l’être est tout entier investi par la loi du talion. Il faut substituer à cette loi une autre, qui soit plus humaine. » Sais-tu ce qu’est la loi du talion, Louis ?

L’adolescent fit un signe de dénégation. Antoine lui expliqua :

— C’est le commandement de l’Ancien Testament qui disait : « Œil pour œil, dent pour dent. » Ce commandement a été depuis remplacé. Sais-tu par lequel ?

Louis fit signe que oui. Son regard s’éteignit.

— Très bien. C’est cela que je désirais te dire, mon fils. Va et réfléchis.

Pendant un temps qui parut très long aux moines, Louis ne bougea pas de sa place. Il ne regarda personne.

— Louis ? appela l’abbé Antoine.

L’adolescent ne réagit toujours pas. Ils eurent la nette impression qu’il n’était déjà plus avec eux et qu’il avait par mégarde abandonné son corps derrière lui. Enfin son regard se ranima. Il se leva et, en passant près de Lionel, il jeta quelque chose sur ses genoux. La porte se referma sur la silhouette filiale, plus tout à fait celle d’un adolescent, mais pas encore celle d’un homme. Le moine baissa les yeux. Sur son giron roula un bouton de rose qui avait bruni avant d’éclore. Lionel émit un petit bruit qui fit sursauter tout le monde. Cela ressemblait à un sanglot.

*

— Répète après moi : Confiteor Deo omnipotenti et vobis, fratres{80}

Avec cette confession publique donnée en salle du chapitre, la pénitence de Louis prenait officiellement fin. Il répéta docilement les mots latins qu’on lui avait préalablement traduits afin qu’il pût en prononcer les paroles sacrées en toute connaissance de cause :

–… qui apeccavi nimis cogitatione, verbo, opere et omissione{81}.

À en croire la légende, à l’origine, les moines étaient égaux en tout. C’était en considération de cette croyance que tous acceptaient d’emblée les paroles de Louis. Une grande dignité émanait de sa façon de les dire, et Lionel se demanda si c’était là chose convenable. Mais quoi, le doux Jésus n’eût-il pas apprécié ce maintien altier chez l’un de ses disciples ? Eût-il davantage trouvé l’accomplissement de sa gloire en se voyant entouré d’une cour assidue de mollassons plutôt que de cette fierté si belle à voir ?

— Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa{82}.

— Merci, Louis. Tu peux aller t’asseoir, dit l’abbé Antoine.

À la fin de la réunion, alors que les moines sortaient de la salle capitulaire, le frère Lambert apostropha son ami en ces termes :

— Eh, Louis, aurais-tu oublié ? Ta pénitence est terminée. Tu n’as donc rien à me dire, après tout ce temps ?

— Non.

L’adolescent haussa les épaules et sortit. Lambert, un peu saisi, fît rire gentiment les autres autour de lui en prenant un air faussement outré :

— C’est fou ce qu’il peut ramasser comme disciples, ce Lionel. Je suis jaloux.

*

Entre le grand et le petit Pré-aux-Clercs, un canal dirigeait l’eau de la Seine jusqu’à la retenue du moulin adossé au mur{83}. Au-delà de la roue, l’eau s’écoulait par un canal souterrain jusqu’à la brasserie, la cuisine et la fontaine où les moines allaient se laver les mains avant les repas, et enfin vers les latrines près du dortoir de l’hôtellerie. Elle s’en retournait enfin au fleuve.

Depuis son arrivée, Louis avait évité le moulin. C’était trop triste. Mais, ce soir-là, après vêpres, il s’assit sur un banc près de la porte et prêta l’oreille au cliquetis familier des engrenages. Peut-être par intuition, nul n’y vint l’importuner. Le pissenlit avec lequel il jouait sema sur ses genoux son cortège de petits parachutes dont le tulle était encore trop humide pour leur permettre de prendre leur envol. La longue tige blême du pissenlit tomba à ses pieds. Il demeura assis là fort longtemps, tout seul, dans la cour.

Lorsqu’il se leva enfin et qu’il secoua son vêtement du revers de la main, sa décision était prise.

*

Tout était prêt. Sans se presser, il avait mis deux semaines à se préparer à l’insu des moines. Il avait fait preuve d’une extrême prudence, indubitablement exagérée, prétexte à retarder ce moment le plus possible. Cette nuit-là, entre matines et laudes, il se leva et se vêtit en hâte d’un froc et d’une chape qu’il était allé chercher au lavoir. Il s’accroupit et souleva la planche disjointe qui était camouflée par sa couche. Il en tira une fardelle* qui contenait des provisions, des remèdes et quelques autres objets de première nécessité. Il sortit de sa cellule paisible et ferma doucement la porte derrière lui.

C’était une belle nuit de fin d’été. Il aperçut les dernières roses du jardin qui achevaient de répandre leurs pétales à travers les rangées de plants fatigués. Il eut l’impression furtive que ces roses provenaient de sa mère et qu’Adélie n’aimait pas ce qu’elle voyait.

Il se coula furtivement vers la cuisine où il puisa à pleines mains dans un seau de suie pour s’en barbouiller le visage et les mains.

La brèche dans le mur fut aisément repérée malgré la nuit presque sans lune qu’il avait minutieusement choisie. Il alla en extraire l’arc noir qu’il avait confectionné avec l’aide du frère Pierre, ainsi qu’un carquois et les flèches qu’il avait fabriqués lui-même en secret. Il caressa un instant la courbure de l’arme. Son cœur se serra. Pierre et Lambert surtout, les deux moines amicaux, allaient lui manquer. En cet instant où il s’apprêtait à les quitter, il prenait pleinement conscience de son attachement envers eux. Leurs sympathiques petites manies et leur désinvolture étaient des choses récemment découvertes pour lui. Cela lui rappelait un peu l’accueil bon enfant des Bonnefoy. C’était précieux, apaisant, inoubliable. Mais le désir de vengeance inassouvie qui couvait en Louis comme des braises sous les cendres l’avait empêché de trouver là et dans la vie contemplative le refuge bienfaisant dont il aurait pourtant eu le plus grand besoin. Mieux valait s’en aller.

Louis leva la tête et regarda le mur chevronné de lierre. C’était du haut de ce même mur qu’était un jour tombée la tiare qui l’avait sauvé d’une mort certaine. S’interdisant tout regard en arrière, il entreprit d’y grimper et se laissa choir de l’autre côté, dans des buissons d’où jaillit un chat mécontent.

Il se releva et regarda le mur qui, de ce côté, lui opposait une paroi infranchissable. « Ce n’est pas un adieu. Je reviendrai bientôt », pensa Louis. « Non, tu ne reviendras pas », répondit le mur.

Partir, vite ! Sans un regard en arrière pour ne pas donner prise aux regrets. Il avait fait son choix et ce choix lui faisait mal.

« Mon ciel sur terre existe dans des lieux inconnus, et nous marchons sur terre à pied, nus, dans l’humanité qui pleure dans les vents. »