EPILOGUE
Intelligence Suprême ferma le pauvre cahier tout froissé et tout taché. Il le poussa sur son bureau. Le silence régnait autour de lui. Il était tard.
Il se leva et se glissa jusqu'à la fenêtre. Du haut de l'énorme tour qui dominait le quartier général martien, la vue plongeait vertigineusement dans les rues enténébrées de Sao-Paulo. Çà et là brillait une pâle lueur. Au loin, l'horizon terrestre s'incurvait légèrement sur le ciel plus clair. Le bureau secret de l'étrange créature n'était qu'un tout petit point haut perché dans l'espace, au-dessus de l'immensité.
Le chef suprême des Tahowwas méditait.
« Je ferais peut-être bien, se dit-il, de ne pas attendre demain matin pour faire arrêter ce Torreos, et pour faire interroger la femme au moyen de la drogue. Je vais donner des ordres dans un instant. »
Il soupira. La guerre était une besogne cruelle et déraisonnable. Une besogne qui ne lui plaisait pas. Parfois, il se prenait à regretter que ses ancêtres n'aient pas choisi une autre solution. Mais maintenant que la race des Tahowwas était entrée dans cette voie, il n'y avait plus à reculer. Et c'était dans cette voie-là qu'il devait guider son peuple du mieux qu'il pouvait.
Il soupira encore et se dit :
« J'aurais aimé connaître cet Arnfeld et ce Regelin. Dans d'autres circonstances, j'aurais même aimé les avoir comme amis. Je me demande à quoi ils ont pu penser dans les tout derniers moments. Ils ont dû nous maudire, sans doute. Et que s'est-il passé dans la tète de Christine Hawthorne ? Elle aimait Arnfeld. Elle avait de l'affection pour Regelin. Elle nous haïssait certainement. Mais l'amour maternel a été en elle le plus fort. Elle a pris un désintégrateur, elle s'est glissée hors de la cuisine et elle les a abattus tous les deux avant qu'ils aient pu tenter de fuir et de la laisser seule dans la maison. Peut-être les a-t-elle tués par ressentiment, parce qu'elle redoutait qu'on ne fît périr sa fille. Peut-être aussi les a-t-elle tués par pitié, pour qu'ils n'aient pas à souffrir plus longtemps. Mais peut-être ne sait-elle pas elle-même à quel mobile elle a obéi. Quand elle s'est rendue auprès des Tahowwas, elle sanglotait avec une telle véhémence, elle était dans un tel état, que ceux qui l'ont vue ont été pétrifiés d'horreur. Mais l'horreur qui régnait dans le cœur de cette femme — et qui y règne sans doute encore — devait être pire. Le faisceau destructeur qui abattit son mari et l'officier martien avait fait d'épouvantables ravages. C'est tout juste si leurs visages étaient reconnaissables... Quant à leurs corps... Mais en agissant ainsi, elle avait sauvé la vie de son enfant. Je ne me permettrai pas de la juger. Il semble qu'elle se soit battue courageusement jusqu'au moment où nous avons lancé notre ultimatum, cet ultimatum que j'ai tant hésité à formuler... Mais la partie était trop grosse pour que je m'abandonne au sentimentalisme. Et nous avons réussi...
« Maintenant, je me demande s'il ne serait pas plus charitable de mettre la fillette dans un orphelinat et de tuer la mère sans douleur pendant son sommeil. Je ne sais pas. Peut-être vaut-il mieux le lui demander... Elle choisira... »
Il retourna s'asseoir à son bureau et poursuivit sa méditation.
« Le plus clair, c'est que cette affaire, qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses, est liquidée. Tout compte fait, ce cahier ne nous apprend pas grand-chose. Il ne fait que confirmer ce que nous a déclaré la femme. Et je suis de plus en plus convaincu que la page arrachée du cahier relatait le meurtre de Radeef et de Naseer, ce meurtre qui a dû survenir, comme la femme nous l'a dit, quand Arnfeld et Ragelin ont compris que même s'ils pouvaient encore fuir, ils ne pourraient pas emmener leurs prisonniers. Il est triste que nous n'ayons pas pu identifier aussi les cadavres de nos deux malheureux camarades. Mais il y avait tant de morts réduits en bouillie dans cette maison... »
Intelligence Suprême chassa de son esprit ces visions affreuses pour ne penser qu'à l'avenir.
« Maintenant que nous n'avons plus à craindre d'être démasqués, il ne nous reste qu'à reprendre notre tâche où nous l'avions laissée. La première phase, actuellement en cours, consiste à pousser les Martiens à réduire la Terre à l'impuissance. Ensuite, nous réaliserons notre plan de sabotage de l'industrie martienne. Quand ce sera fait, nous pourrons nous montrer ouvertement, et nous proclamer les maîtres de ces deux planètes... »
Une bouffée de satisfaction et d'orgueil traversa l'esprit du chef des Tahowwas. Il quitta de nouveau sa table de travail pour retourner à la fenêtre et respirer l'air de la nuit.
« J'ai éprouvé, songeait-il, au cours de ma carrière déjà longue, bien des doutes, bien des craintes, et même parfois des remords. Mais l'avenir fera de moi un héros, le sauveteur de notre race, le fondateur de notre empire... »
La sonnerie, bien que discrète, le fit sursauter. Il poussa un juron : « Mu-afen chelbakeesh ! > Il avait horreur d'être dérangé en cours de ses méditations. Mais il se ressaisit vite.
— Houn ! lança-t-il. Entrez...
La porte s'ouvrit lentement. Et la première chose qu'il vit fut le canon d'un revolver.
Puis il aperçut, derrière ce revolver, un visage humain — un visage maigre, que trouaient deux yeux ardents, une chevelure brune en désordre, une bouche tordue par un rictus de colère.
Le cœur du.Tahowwa bondit dans sa poitrine. Il recula jusqu'au mur le plus éloigné de la porte, les mains levées de chaque côté de son mufle surmonté d'une crête charnue.
— Où est ma femme ? hurla David Arnfeld. Où est-elle ?
D'autres personnages envahirent la pièce, des hommes aux costumes disparates, des Martiens en uniformes, tous armés. Et il y en avait d'autres encore derrière eux, dans les couloirs.
Arnfeld s'avança, braquant toujours son revolver sur le chef des Tohawwas.
— Où est Kitty Hawthorne ? Où est sa fille ? Où sont-elles ?
— Vous feriez mieux de le lui indiquer tout de suite, dit Regelin dzu Coruthan. Car David Arnfeld n'est pas en humeur de plaisanter.
— Cellule... cellule 27, balbutia Intelligence Suprême. Elle... et l'enfant... on ne leur a pas fait de mal.
Arnfeld se tourna vers un officier d'état-major martien.
— Vous connaissez le chemin, lui dit-il d'une voix rauque. Guidez-moi...
Ils disparurent dans le couloir.
D’autres entrèrent, notamment Torreos et Yoakh Dzugeth ay Valkazan, le commandant en second des forces d'occupation martiennes. Ce dernier s'empara du téléphone, appela un à un les divers services groupés dans l'immense building et se mit à donner des ordres.
Intelligence Suprême s'était réfugié dans un coin et regardait Regelin avec des yeux brouillés par l'émotion.
— Comment avez-vous pu faire ? Murmura-t-il. Je vous croyais morts... On a reconnu vos cadavres...
Le Martien ne répondit pas immédiatement. D'une main, il continuait à braquer son revolver sur le Tahowwa. De l'autre, qui portait encore un pansement, il feuilleta le cahier posé sur la table.
— Je vois que vous avez fini par découvrir ce document, dit-il. Un intéressant souvenir. Toute notre histoire y est racontée presque jusqu'à la fin. Et, soit dit en passant, elle est racontée d'une façon véridique. Quand David écrivit les dernières lignes, il était réellement désespéré. Il ne voyait pas d'issue... Mais nous songions encore à fuir...
Dzugeth l'interrompit pour lui dire avec une satisfaction visible :
— Je crois que nous tenons maintenant tout le bâtiment. Les Tahowwas qui s'y trouvaient ont pu être démasqués et réduits à l'impuissance... En outre, le commandant en chef des forces d'occupation est en route... Je lui ai dit qu'il y avait eu ici de graves incidents et que sa présence était indispensable...
Intelligence Suprême eut beaucoup de mal à ne pas pousser un cri de détresse. Il ne comprenait que trop bien ce que signifiaient les paroles que venait de prononcer Dzugeth... Le commandant en chef était un Tahowwa. Ces gens-là s'en doutaient et l'avaient attiré dans une embuscade où il tomberait infailliblement ! Regelin lui dit :
— Vous, naturellement, vous allez envoyer des messages pour nous au quartier général continental. Des messages que nous vous dicterons. Et soyez tranquille... Il ne nous faudra pas longtemps maintenant pour renverser votre emprise sur la Terre et sur la Lune — et cela sans que ceux des vôtres qui opèrent sur Mars puissent s'en douter. Ensuite, ce sera pour nous un jeu d'enfant de vous déloger de Mars.
Intelligence Suprême baissait la tète. Il demanda d'une voix morne :
— Mais comment avez-vous pu faire ? Comment avons-nous pu croire un seul instant que vous étiez morts ?
Regelin eut un petit rire narquois.
— Comment nous avons fait ? Je peux bien vous le dire, maintenant que vous êtes perdus. Tout simplement, nous avons eu plus d'imagination que vous. En l'occurrence, c'est Arnfeld qui a conçu le plan qui nous a sauvés. Après un moment de désespoir, il s'est refusé à admettre que tout était perdu. Et il eut une idée ingénieuse, une idée géniale. En réfléchissant sur les moyens dont nous pourrions user pour nous tirer d'affaire, il s'est souvenu — grâce à nos expériences précédentes —que les Tahowwas conservaient dans la mort l'aspect même qu'ils avaient au moment de mourir. Tout son plan fut basé sur celle particularité. Et ce plan, il nous le communiqua à voix basse, à Kitty et à moi, comme s'il avait eu peur qu'on pût l'entendre...
Intelligence Suprême demeurait immobile, les mains toujours levées, et écoutait avec avidité.
— Je vais donc vous dire maintenant, reprit Regelin, la suite et la fin du récit interrompu que vous avez lu dans le cahier d'Arnfeld. Lorsque nous fûmes tous les trois bien d'accord, chacun de nous regagna son poste. Kitty s'enferma dans la cuisine. Puis elle déverrouilla la porte du hangar à bois où étaient Radeef et... comment s'appelait-il donc ?
— Naseer, dit le chef des Tahowwas d'une voix morne.
— Oui, Naseer. Car ils étaient encore vivants. Elle leur apprit que les vôtres avaient lancé un ultimatum et menaçaient de tuer sa fille si une capitulation n'intervenait pas avant l'aube. Elle leur dit qu'Arnfeld et Regelin refusaient de se rendre, mais qu'elle ne voulait pas sacrifier son enfant et qu'elle était folle d'angoisse et de colère. Elle leur dit que poussée à bout, et désespérée, elle avait failli tuer ses deux compagnons, mais qu'elle n'en avait pas eu le courage. « Je vous apporte une chance de vous sauver vous-même, leur dit-elle enfin. Car ils ont décidé de vous abattre avant l'aube... Faites ce que je n'ai pas osé faire moi-même... Tuez-les... » Elle leur donna à chacun un pistolet. Comme ils étaient malgré tout un peu méfiants, ils vérifièrent si les armes étaient bien chargées. Elles l'étaient. Mais Kitty ajouta : « Il ne suffit pas que vous soyez armés, car ils sont sur leurs gardes. Et ils savent tirer avec une terrible promptitude... Mais vous avez un moyen de les tromper. Comme il vous est possible de changer d'aspect à votre guise, que l'un de vous prenne l'aspect d'Arnfeld et l'autre celui de Regelin. Le premier pourra ainsi approcher Regelin sans crainte, et l'abattre par surprise. Le second fera de même pour Arnfeld... »
— Un plan diabolique, murmura Intelligence Suprême.
— Un plan intelligent, rectifia Regelin, et le seul qui pût nous sauver. Car il nous a sauvés. Inutile de vous dire que nous attendions de pied ferme, avec nos désintégrateurs, vos deux semblables. J'étais dans l'entrée principale. Quand j'ai vu s'approcher de moi le pseudo-Arnfeld, j'ai tiré avant même qu'il ait eu le temps de lever son arme. Et Arnfeld fit de même avec le pseudo-Regelin. Pour éviter toute méprise — au cas où les deux Tahowwas n'auraient pas accepté la proposition de Kitty — nous avions convenu d'un mot de passe pour nous reconnaître...
— Je vois que vous n'avez rien négligé.
— Non, pas même d'arracher une page dans le cahier, en pensant bien que si vous le trouviez, vous supposeriez, comme vous avez dû le faire, que cette page contenait le récit du meurtre de Radeef et de Naseer — et ceci pour achever de vous convaincre que nos deux prisonniers avaient bien été tués. En fait, la page en question ne contenait rien de capital. Elle rapportait une discussion que nous avions eue sur le sort éventuel de nos deux captifs, mais à ce moment-là nous n'avions encore pris aucune décision à leur sujet.. Vous savez le reste. Lorsque Naseer et Radeef furent morts — et nous avions pris soin, en tirant, de mettre leurs corps en bouillie sans trop abîmer leurs visages — ces visages qui étaient les nôtres — Kitty s'est rendue auprès des Tahowwas en courant comme une folle. Vous avez tous cru à ce moment-là — en entendant son récit — et vous pouviez le croire encore il y a quelques instants qu'elle nous avait trahis et qu'elle nous avait effectivement abattus. Elle n'avait fait que jouer magnifiquement son rôle, pour sauver non seulement sa fille, mais pour nous sauver nous aussi. Les vôtres, après avoir pénétré dans la maison, furent pleinement convaincus en découvrant « nos »cadavres... Quant à nous, nous nous étions cachés derrière une pile de bois, dans le hangar obscur. Les assaillants étaient si bien persuadés que tout était terminé qu'ils ne fouillèrent même pas cet endroit. La plupart d'entre eux quittèrent d'ailleurs rapidement les lieux. C'est pourquoi, avant que l'aube ne parût, nous pûmes nous glisser dehors et fuir.
Intelligence Suprême poussa un profond soupir.
— Voilà, dit Regelin. Vous connaissez maintenant le véritable dénouement du drame qui s'est déroulé dans le pavillon. Quant à ce que nous avons fait ensuite, Arnfeld et moi, je ne vois pas la nécessité de vous le raconter. Vous vous doutez bien, d'ailleurs, que nous ne sommes pas restés inactifs...
En fait, les deux amis avaient encore couru beaucoup de dangers avant la minute triomphale où ils firent irruption dans le bureau du chef des Tahowwas.
Après avoir quitté le pavillon, ils se cachèrent dans les bois durant toute la journée. Quand la nuit fut venue, ils décidèrent de se séparer, afin de ne pas courir le risque d'être pris ensemble, et ils se donnèrent rendez-vous à Sao-Paulo, chez Torreos, qu'ils allaient essayer de joindre l'un et l'autre.
Regelin arriva de loin le premier dans la grande ville d'Amérique du Sud. Ayant la certitude que les Tahowwas ne le recherchaient plus, puisqu'ils le croyaient mort, il eut l'audace, après avoir gagné une grande route, d'arrêter un camion militaire qui se rendait à Minneapolis. Là, bien entendu, il usa de quelques précautions, car il risquait de rencontrer des Martiens qui l'avaient personnellement connu. Aussi évita-t-il de circuler dans les quartiers où ses semblables étaient nombreux. Sa deuxième audace fut de pénétrer la nuit suivante, par effraction, dans un bureau militaire qu'il connaissait bien et qui était désert à cette heure tardive. Là, il s'empara d'un ordre de mission en blanc, le remplit lui-même, en se donnant un faux nom, y apposa les cachets et imita tant bien que mal la signature du commandant des forces martiennes à Minneapolis, ainsi que celle d'un officier supérieur de l'état-major.
En possession de ce document, il ne perdit pas son temps. Il se rendit aussitôt — à pied, car il n'avait pas d'autre moyen de locomotion — au terrain d'aviation de la ville. Il se présenta à l'officier de service. En entrant dans le bureau de celui-ci, il ne se sentait pas du tout rassuré, et il se demandait s'il ne lui faudrait pas user des grands moyens. L'officier en question pouvait le reconnaître. Si même il ne le reconnaissait pas, il pouvait éplucher l'ordre de mission, s'apercevoir que c'était un faux, ou même tout simplement téléphoner à l'état-major pour demander confirmation.
Mais tout se passa fort bien. L'officier se contenta de jeter un coup d'œil sur le papier et dit :
— Pour Sao-Paulo ? Parfait... Êtes-vous en mesure de piloter l'appareil vous-même, ou voulez-vous qu'un pilote vous accompagne ?
Je piloterai moi-même, dit Regelin avec un sourire.
Il préférait de beaucoup cette solution.
— Très bien... Voulez-vous gagner la piste 4... Je vais téléphoner aux mécaniciens. L'appareil sera prêt dans cinq minutes.
Lorsqu'il décolla, Regelin poussa un soupir de soulagement. Jamais il ne s'était senti aussi détendu que pendant ce voyage.
À Sao-Paulo, il prit immédiatement contact avec Torreos. L'ancien colonel — un homme aux manières franches et énergiques — relut deux ou trois fois la lettre d'Arnfeld que l'autre lui apportait, et dans laquelle toute l'affaire était expliquée. Malgré la confiance qu'il avait en Arnfeld, il aurait douté de l'équilibre mental de celui-ci si le message ne lui avait pas été remis par un Martien, et si Regelin ne lui avait pas confirmé de vive voix l'exactitude de son contenu.
— Je suis avec vous, dit Torreos. Je suis même d'avis qu'il faut agir vite et vigoureusement. Si vous le voulez bien — car il ne serait pas prudent que vous vous montriez trop — je vais prendre moi-même l'affaire en main, et je suivrai toutes les indications que vous me donnerez. Bien entendu, je vous offre l'hospitalité chez moi... Vous y serez en parfaite sécurité.
Le premier soin de Torreos avait été de constituer un petit réseau d'hommes sûrs. Les conjurés se préoccupèrent ensuite de capturer un « monstre »— car le problème de la preuve à fournir se posait de nouveau.
Torreos, qui était en rapport avec le haut commandement martien, eut vite fait de repérer un officier du service du contrôle industriel qui devait être un Tahowwa. L'enlever fut assez facile. On le soumit au test du manche à balai électrique, en présence de Regelin. Le test fut probant. Pour que la disparition de cette créature ne provoquât pas de soupçons, elle fut maquillée en accident : chute de voiture dans une rivière en crue, le cadavre emporté par les flots... En possession d'une preuve, Regelin et Torreos se préoccupèrent alors de trouver une haute autorité qui fût authentiquement martienne.
Torreos proposa immédiatement Yoak Dzugeth ay Valkazan, le commandant en second des forces terrestres.
— Il est actuellement à Sao-Paulo, dit-il. Je le connais fort bien. Je puis même ajouter que jusqu'ici il s'est montré des plus compréhensifs envers l'espèce humaine. J'ai eu avec lui de nombreux rapports de service qui se sont presque transformés en rapports d'amitié. Je jurerais que ce n'est pas un Tahowwa. Ce qui me fait dire cela, c'est qu'au cours de nos conversations en tête à tête, je l'ai souvent entendu déplorer la façon dont la guerre avait été menée de part et d'autre, et fulminer contre les erreurs incroyables commises par les grands chefs martiens... J'imagine que vous avez dû avoir des conversations du même genre avec Arnfeld...
— Certes oui, dit Regelin. Et ce que vous me dîtes me paraît convaincant.
Ils virent donc Dzugeth. Et Dzugeth vit le « monstre ». Il ne fut pas long à tout comprendre.
II entra même dans une colère indescriptible contre « ces créatures qui avaient mis à mal deux magnifiques planètes faites pour s'entendre ». Il ajouta : « Je suis sûr que le commandant en chef des forces d'occupation est un de ces horribles Tahowwas. Ah ! je comprends bien des choses, maintenant... »
Dès lors, ce fut Dzugeth qui prit l'affaire en main. Hommes et Martiens coopérèrent dans un même réseau, Arnfeld arriva la veille du jour où ils allaient passer à l'action.
— J'aurais regretté toute ma vie, dit-il, de rater une occasion pareille.
Son voyage à Sao-Paulo avait été plus long et plus mouvementé que celui de Regelin. Il avait d'abord gagné Duluth à pied, ne circulant que la nuit. Puis, avec la certitude qu'on ne le recherchait pas, lui non plus, il s'était enhardi. Après avoir quelque peu transformé sa physionomie, il avait acheté une voiture avec l'argent trouvé sur les Tahowwas. Elle ne l'avait pas mené loin. Il en avait acheté une autre, puis il avait usé des quelques rares moyens de transports en commun qui existaient encore. Bref, après maintes péripéties, il avait fini par arriver lui aussi, assez tôt pour assister à l'événement dont il rêvait depuis des semaines.
Le chef des Tahowwas, celui que les siens nommaient « Intelligence Suprême », regardait Regelin d'un œil un peu égaré et se taisait.
— Nous n'avons eu qu'une crainte, reprit le Martien, c'est que vous ne soumettiez Kitty à un interrogatoire au moyen de la drogue, et que vous ne l'abattiez après lui avoir fait dire la vérité.
— La drogue ? balbutia le Tahowwa. Je songeais précisément à la lui faire administrer dans un instant, car des doutes m'étaient venus sur certains points...
A ce moment-là, Arnfeld reparut dans la pièce. Maintenant, il était radieux. Regelin lui lança un regard interrogateur.
— Tout va bien, fit-il. Kitty, Alice, tout...
Regelin lui prit la main et se tourna vers Dzugeth.
— J'espère, commandant, dit-il, que la chaude amitié qui m'unit à David Arnfeld et qui s'est forgée dans une lutte menée en commun, sera bientôt celle de nos deux planètes.
— Pour ma part, dit Dzugeth, j'y travaillerai de mon mieux...
Et il tendit la main à Torreos. Il y eut une minute d'émotion.
Arnfeld montra de l'index le Tahowwa et demanda sur un ton presque joyeux :
— Qu'allons-nous faire de celui-là et de ses semblables ?
Sa voix était sans colère. Sa haine était tombée depuis qu'il avait retrouvé Kitty. Pour sa part, il se sentait même assez enclin à la générosité. Il savait que la haine n'est pas payante...
Intelligence Suprême dut le comprendre.
II leva la tête. Ses regards plaidaient pour la vie de son peuple.