CHAPITRE III
Que pouvions-nous faire ? Rien...
L'ennemi avait installé un de ses officiers dans ma demeure. J'étais dans l'impossibilité absolue de modifier ce cruel état de choses.
Nous fumes conduits jusqu'à la maison sous bonne escorte et l'officier lui-même parut sur le large porche à colonnes. Les rayons du soleil brillaient entre les beaux, arbres de notre planète, et éclairaient ce visage étranger et insolite. Le Martien resta un moment silencieux, nous examinant. Il se tenait très droit et semblait pensif.
Il y a des gens qui prétendent que les Martiens sont laids. Ce n'est pas vrai, même si l'on se réfère aux critères esthétiques de l'espèce humaine. Car on peut considérer que leurs jambes longues et minces, leur taille étroite, leur poitrine et leurs épaules extrêmement larges ne constituent pas une caricature, mais un affinement de l'homme. La tête, avec sa peau brune, son crâne sans cheveux, ses pommettes assez saillantes, son haut front bombé, son menton étroit, ses oreilles plutôt pointues, aurait pu être sculptée par Brancusi, un des grands artistes du siècle dernier. Le nez petit et plat ne rompt pas la symétrie du visage. La bouche, très mobile, pourrait être humaine. Quant aux grands yeux obliques et dorés, surmontés d'une gracieuse petite antenne tenant lieu de sourcils, ils sont certainement d'une beauté lumineuse et indéniable.
N'empêche que j'éprouvais de la haine pour le Martien qui se tenait devant nous, dans son impeccable uniforme noir au col d'argent, orné, sur la poitrine, de l'insigne du double croissant.
Il attendait, impassible, que nous parlions. Il examinait mes vêtements poussiéreux. Sa troisième paupière, une paupière transparente, était abaissée pour protéger ses yeux contre l'éclat, trop vif pour lui, de notre soleil. Cela lui donnait un regard lointain, un regard d'aveugle.
Je rassemblai toute ma dignité de soldat et je lui dis sur un ton neutre et calme :
— Je suis David Mark Arnfeld, ancien commandant dans les Forces Interplanétaires des Nations Unies. Je suis le. propriétaire de ce domaine. Puis-je vous demander, Sevni, la raison de votre présence chez moi ?
II me regarda encore un moment sans rien dire.
Il me dominait de toute sa haute stature. Je suis un homme de taille moyenne, trapu, solidement bâti. Mon aspect ne devait évidemment pas correspondre à l'idée qu'il se faisait d'un aristocrate. Mais finalement il s'inclina.
— Très honoré, monsieur, me dit-il. II y a un portrait de vous dans votre salon, et je me demandais si vous reviendriez un jour.
Il parlait l'anglais couramment, mais d'une façon un peu trop tendue, un peu trop étudiée. Le « vannzaru », la langue des Martiens, est une langue rauque et dure, dont la moitié des sons se situent dans une gamme supersonique que l'organisme humain ne peut ni saisir ni reproduire.
— Permettez-moi de me présenter moi-même, reprit-il. Je suis le Sevni Regelin dzu Coruthan, et je représente l'Archonte de Mars dans ce district.
Son visage demeurait aussi impassible que s'il eût été en bois, mais il jeta un vif regard interrogateur à Kitty, qui le considérait avec un air de défi.
— Cette jeune femme est mon hôtesse, dis-je froidement.
J'aurais aimé ajouter : « Et vous, vous n'êtes pas mon hôte ». Mais, visiblement il comprit fort bien ce que je pensais.
— Je vous prie d'entrer, me dit-il avec un de ces sourires martiens qui sont curieusement doux et tendres. Mais peut-être est-ce moi qui devrais attendre que vous m'invitiez à pénétrer chez vous...
Il donna un ordre bref aux gardes qui disparurent.
Nous entrâmes dans la maison où régnait une fraîche et agréable pénombre. Elle était telle que je l'avais connue autrefois, avec ses parquets de bois dur bien cirés, ses lambris de chêne clair, ses vieux tableaux, ses vieux livres. Tout était bien en place. J'avais envie de pleurer. Mais je me tournai vers Regelin pour lui demander une explication sur sa présence en ces lieux. Je le fis sur un ton qui frisait l'insolence.
Il me répondit fort courtoisement. La plupart des troupes d'occupation sur la planète étaient installées dans des casernements. Mais des officiers isolés étaient répartis dans toutes les régions de la Terre, en tant qu'observateurs et administrateurs locaux. Pour sa part, il avait la responsabilité de toute la zone de la Nouvelle-Angleterre. Ses supérieurs avaient décidé de l'installer — avec sa garde et ses assistants — dans cette maison inoccupée, étant donné que cela ne gênerait personne.
— Je crains bien, dit-il, qu'il ne soit maintenant trop tard pour changer ces dispositions. Mais nous ferons de notre mieux pour ne vous gêner que le moins possible, et nous vous paierons un loyer convenable.
Kitty ne put se retenir. Elle pivota sur ses talons, balayant l'air de sa belle chevelure, et fit face à l'officier qui la dominait de toute sa haute taille. Puis elle éclata :
— Ah ! c'est bien aimable à vous, s'écria-t-elle, d'agir ainsi après avoir détruit nos villes, massacré nos semblables et ruiné notre planète. Il ne vous en coûte pas beaucoup d'être polis, n'est-ce pas ? Et j'imagine que vous pensez, en outre, être généreux]
— Kit ! dis-je, Kit, tenez-vous tranquille, je vous prie.
— Je crains que cette dame ne soit un peu énervée, déclara Regelin. Et je me permets de vous avertir, monsieur Arnfeld : bien qu'il soit dans les intentions de l'Archonte de ne pas se mêler des affaires privées des habitants de la Terre, toute tentative de sabotage ou d'obstruction à ses desseins sera sévèrement punie.
— Très bien, dis-je. Puisque vous nous tenez sous votre botte...
Je lus de la tristesse et comme un vague regret sur son visage sombre.
— J'aimerais que nous soyons amis, me dit-il. Nous sommes tous les deux astronautes. J'étais, entre autres batailles, à celles de Junon et de la Seconde Orbite. J'y ai perdu des camarades, comme vous en avez perdu vous-même. Ne pouvons-nous pas oublier nos vieilles querelles, maintenant que la guerre est finie ?
— Non, dis-je.
— Comme vous voudrez, monsieur Arnfeld.
Il s'inclina poliment et s'éloigna, très droit, très digne.
Les Martiens se conduisirent chez moi comme des hôtes prévenants. Ils abandonnèrent les parties de la maison qu'ils avaient occupées et se retirèrent dans l'aile nord, où ils convertirent plusieurs pièces en bureaux et en dortoirs. Ils ne remirent plus les pieds dans celles qu'ils avaient quittées, sauf aux heures des repas. Une sentinelle était toujours devant l'entrée principale, et une autre devant la porte du côté nord, faisant lentement les cent pas. On voyait des membres du petit état-major arriver en moto, gagner le bureau où travaillait Regelin, repartir, mais ils s'efforçaient tous de faire le moins de bruit possible. Souvent, ils se tenaient dans le jardin, ou se promenaient dans les bois. Quand nous en rencontrions un, il rectifiait aussitôt la position et nous saluait. Mais nous faisions semblant de ne pas le voir, afin de ne pas rendre ce salut.
A maints égards, leur présence dans ma maison comportait pour nous des avantages. Ils avaient conclu un arrangement avec nos voisins en ce qui concernait mes terres, en sorte que celles-ci étaient cultivées à leurs frais. Ils avaient installé une petite génératrice d'électricité, et nous avions de la lumière à volonté. Ils avaient engagé des domestiques — un vieux couple, les Hoose — qui vivaient dans le pavillon des serviteurs, derrière la maison, et nous profitions nous aussi de leur travail. Le loyer qu'ils me payaient était très généreusement calculé, ce qui m'aida à restaurer mes finances. En somme, nous n'avions rien à leur reprocher, si ce n'est qu'ils étaient des Martiens : les conquérants.
Au début, nous eûmes quelques ennuis en ce qui concernait les repas. L'étiquette militaire voulait que Regelin prît les siens dans la salle à manger, tandis que ses hommes restaient dans la grande cuisine. Il partagea notre table pendant quelques jours. Mais comme nous restions silencieux de part et d'autre, cela devint vite intolérable. Un accord tacite ne tarda pas à s'établir : Regelin mangea une heure avant nous, et nous ne nous rencontrions plus dans la salle à manger. A partir de ce moment-là, nous ne le vîmes plus que très rarement Malgré ma haine envers eux, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver quelque pitié pour les Martiens qui occupaient notre planète. Ils étaient loin de chez eux, et les conditions physiques régnant sur Terre se situaient à la limite de ce qu'ils pouvaient supporter. La pesanteur, la pression atmosphérique, la chaleur, l'humidité, l'éclat du soleil, et même la verdure généreuse et abondante des végétaux leur étaient pénibles à endurer.
Pourtant — et j'en fis un jour la remarque à Kitty — ils étaient plus heureux que nous ne l'aurions été si nous avions occupé Mars.
— Pourquoi ? me demanda-t-elle, en fronçant ses jolis sourcils, ce qui lui mettait de charmantes petites rides à la naissance du nez.
— Eh bien, parce qu'ils peuvent vivre sur Terre, malgré quelques incommodités, sans un équipement spécial. Tandis que sur Mars, un homme qui se promènerait sans une combinaison appropriée ne tarderait pas à périr asphyxié. En outre, le froid le tuerait presque aussi vite, tout au moins après la tombée de la nuit.
— Ils ne respirent pas du tout, n'est-ce pas ? me demanda-t-elle.
— Oh ! si, ils respirent, dis-je, mais pas de la même façon que nous. Les poumons des Martiens sont très différents des nôtres : de gros sacs spongieux qui non seulement tirent l'oxygène de l'air, mais le tirent aussi des aliments, grâce à une symbiose avec les microbes anaérobies. Leur métabolisme nous paraît très étrange. Mais la réciproque doit être vraie.
Nous étions assis dans le salon. J'avais grande envie de fumer une cigarette. La lumière entrait à flot par la fenêtre et jouait dans la chevelure de Kitty.
— Ils sont beaucoup plus vigoureux que nous, repris-je, et sont capables d'endurer beaucoup plus de choses pénibles. Pourtant, même sur le plan physique, nous avons un gros avantage sur eux, un avantage que nous aurions du utiliser beaucoup mieux pendant la guerre : nous pouvons supporter une accélération deux fois plus forte que celle que leur organisme tolère.
J'eus un petit rire sarcastique.
— Si l'Amiral Swayne, dis-je, avait eu assez d'intelligence pour tirer parti de ce fait au cours de la bataille des Trojans, nous n'aurions pas perdu cette bataille-là. Or, elle survenait en un moment critique d'une importance extrême; elle marqua eu quelque sorte le tournant de la guerre.
Kitty soupira :
— Il est trop tard maintenant, Dave, pour penser à cela...
Nous menions une vie tranquille. Christine s'occupait énormément de sa fille. Elle s'occupait aussi du ménage, du jardin. Elle lisait beaucoup. Elle écoutait les disques, dont notre maison était abondamment pourvue. La mère et la fille reprenaient les couleurs de la santé.
Quant à moi, je trouvais plutôt le temps long. Je ne pouvais guère aider nos voisins, car je n'avais aucune expérience de l'agriculture. Ils faisaient de leur mieux pour m'enseigner au moins les rudiments, mais ils n'avaient guère de temps a me consacrer. Je faisais de longues promenades à pied ou à cheval, je flânais autour de la maison, j'allais voir de vieux amis, je me rendais au village voisin et, à l'occasion, jusqu'à Albany. J'essayai d'écrire. Mais l'inspiration ne venait guère. Sur quoi écrire, en des temps pareils ?
Ce fut l'ennui qui, finalement, me poussa à bavarder avec Regelin.
Ce jour-là, je me promenais dans les bois, le long d'un vieux sentier. Tout était calme. Les feuilles bruissaient doucement, les oiseaux gazouillaient. De temps à autre, pareil à une petite flamme rousse, un écureuil bondissait d'un tronc moussu. J'étais plongé dans mes pensées.
« Voyons, me disais-je, où en es-tu avec Kitty ? Elle a pris pour toi beaucoup d'importance. C'est peut-être simplement parce que tu la vois tous les jours... Il n'en reste pas moins qu'elle est une fille courageuse, intelligente, loyale. II est temps de clarifier la situation en ce qui la concerne. Mais — et c'est là le chiendent — elle me doit déjà beaucoup, et il s'agit de ne pas confondre la gratitude et l'amour. Jusqu'ici, elle ne m'a témoigné rien d'autre que de l'amitié. Il est probable qu'elle pense encore à James Hawthorne. Mais y pense-t-elle autant que je l'imagine ? Comment le savoir ? Je connais trop peu les femmes, j'ai trop longtemps vécu comme une sorte de moine pour deviner leurs sentiments. Si je lui demande de m'épouser, il est probable qu'elle dira oui, par gratitude, et pour donner un foyer à sa fille. Mais ce n'est pas tout à fait ce que je désire... Est-ce encore par instinct chevaleresque ? Certes encore, mais bien par pur égoïsme. »
J'errais sans but à travers les bois. Ce fut pour moi presque un soulagement lorsque, arrivant près d'un fourré, j'aperçus Regelin.
Il était seul. Son long corps vêtu de l'uniforme noir avait son habituelle contenance un peu rigide. Son visage était enfoui dans un buisson d'églantiers en fleurs.
Je tentai de battre doucement en retraite pour ne pas le déranger. Mais il se retourna. Les Martiens, dans notre atmosphère si dense pour eux, ont une ouïe extraordinairement fine. Je ne pus pas lire ses sentiments sur son visage, mais il se mit à rire, d'un rire un peu rauque. J'eus l'impression qu'il était plutôt confus.
— Comment allez-vous, monsieur Arnfeld ? Me dît-il. Vous venez de me surprendre dans une position stratégique nettement défavorable.
Je souris, amusé par son embarras.
— Est-il donc interdit aux officiers martiens de respirer les fleurs ? lui demandai-je.
— Oh ! nos usages militaires, sur Mars, sont différents des vôtres, se hâta-t-il de dire. Notre corps d’officiers, comme vous le savez peut-être, est recruté dans la vieille aristocratie, et ses membres sont censés posséder quelque sens esthétique.
Il toucha de ses doigts les frêles pétales et ajouta :
— Ces fleurs ne sont-elles pas exquises ? Mais vous, sur Terre, vous m'avez l'air de penser que la virilité implique qu'on ne s'intéresse pas trop à de telles choses...
Je m'appuyai à un tronc d'arbre et mis mes mains dans mes poches.
— Votre civilisation, dis-je non sans quelque méchanceté, est plus vieille que la nôtre, et d'aucuns prétendent même qu'elle est décadente...
Ses regards se durcirent. Il s'inclina courtoisement, puis me tourna le dos et s'éloigna.
— Attendez un instant ! lui criai-je.
J'avais obéi à un mouvement impulsif. Je le rattrapai et le pris même par le bras on lui disant :
— Excusez-moi... Il n'y avait rien de décadent dans la façon dont vous nous avez balayés de Junon...
— J'accueille vos grâces, dit-il.
II se servait d'une vieille formule martienne qui signifie que les excuses sont acceptées.
— Asseyez-vous, si vous n'êtes pas trop pressé, lui dis-je.
Je m'installai sur un vieux tronc abattu, et il vint s'asseoir auprès de moi. Tout était calme dans le sous-bois où des flaques de lumière jouaient entre les masses ombragées. Il se mit à parler, lentement, sans me regarder.
— Eh oui, me dit-il, nous avons quarante mille ans d'histoire enregistrée, et c'est une bien longue période. Mais toute cette histoire s'est déroulée uniquement sur notre planète. Nous n'avions pas l'esprit orienté vers les techniques, et nous étions encore en pleine féodalité lorsque vous êtes venus. Vous nous avez enseigné à construire des machines, à utiliser l'énergie de l'atome. Ce furent les plus jeunes dans la civilisation qui enseignèrent les plus âgés. Mars doit beaucoup à la Terre. Votre exemple nous a transformés. Soudain, nous connûmes un nouvel espoir, et des forces nouvelles. Nos yeux se tournèrent vers les étoiles...
— Et vous nous avez détruits, dis-je.
Je n'éprouvais pas d'amertume en cette minute qui me semblait étrangement hors du temps. J'avais l'impression que nous étions deux vieux camarades parlant de choses qui se seraient produites il y avait des siècles.
— Nous étions en état de légitime défense, dit-il d'une voix paisible. C'est vous qui nous avez déclaré la guerre.
— Oui, mais votre flotte de l'espace s'était emparée de Hera.
— Nous avions été obligés de le faire. Vous revendiquiez le groupe d'astéroïdes d'où nous tirions la majeure partie de notre thorium, et vous étiez sur le point de vous en emparer. Nous avions besoin d'une base défensive.
— Oublions ces vieilles histoires, dis-je. Tout cela n'a été qu'un affreux mélange de rivalités militaires et commerciales, de tensions croissantes, d'impérialismes dévorants; un mélange détonant qui finalement nous a éclaté à la ligure.
Regelin hochait la tête. Dans ses yeux, la lumière prenait la couleur de l'or fondu.
— Il y a des choses que je ne parviens pas à comprendre, dit-il. Je suis un soldat, et non un politicien d'assemblée ou un noble fréquentant les milieux gouvernementaux. C'est pourquoi, peut-être, certains faits essentiels m'échappent. Par exemple, pourquoi cette rivalité entre nos deux planètes a-t-elle pris naissance ? Pourquoi des incidents répétés ont-ils aigri les relations entre Mars et la Terre ? N'y avait-il pas assez de place dans l'espace pour nos deux mondes ?
— Je ne sais pas, dis-je. Tout cela m'a souvent étonné, moi aussi. Naturellement, on nous a dit que les Martiens faisaient montre d'un esprit agressif, et on vous a sans doute dit la même chose de nous. La propagande a toujours répandu des deux côté un brouillard si épais qu'il ne sera jamais possible de connaître le fond des choses.
— Mais, même malgré cela, la guerre aurait dû être plus courte—une guerre avec des buts limités, du genre de celles que vous vous livriez entre hommes, sur la Terre, au cours de votre XVII ou de votre XVIII siècle...
J'éprouvais quelque surprise à constater qu'il avait étudié noire histoire, et je compris combien j'étais ignorant, pour ma part, de celle de son peuple. Mais il poursuivait :
— Oui, la guerre entre nos deux planètes n'aurait pas dû être ce long et hideux crépuscule des dieux qu'elle fut...
— Oh ! dis-je, il faut sans doute attribuer cela au fait que le champ de bataille était immense.
— Au début, pour autant que je. me souvienne, il n'y a guère eu qu'un engagement par an — et il ne s'agissait pas toujours de bien gros combats.
— D'accord... Mais un seul engagement aurait dû suffire pour tout régler, s'il y avait eu à la tête de nos peuples des gouvernants compétents, lucides et sages. Loin de moi la pensée de critiquer mes supérieurs, monsieur Arnfeld, mais vous n'ignorez certainement pas que bien des chances de victoire décisive ont été perdues, des deux côtés. Par exemple, si nous avions poursuivi notre effort après la bataille de Junon, au lieu de rentrer chez nous...
Je vis qu'il serrait les poings, tandis qu'il poursuivait d'une voix plus âpre :
— N'y avait-il pas de quoi devenir enragé ? J'étais alors dans les services secrets... Nous savions que nous pouvions atteindre votre Troisième Flotte de l'Espace derrière Vénus, et l'anéantir. Après quoi, la guerre eût été virtuellement terminée. Mais on nous renvoya sur Mars. Pourquoi ? Je l'ignore. Et ce n'est évidemment pas vous qui me donnerez la réponse.
— Certes non. Mais votre haut commandement n'avait pas le monopole de telles bévues. Nous avons failli nous mutiner quand on laissa s'échapper vos astronefs après l'affaire de la Seconde Orbite. Et si noire amiral en chef n'avait pas été pris de panique tandis que nous opérions devant Mars, si nous avions pu continuer de vous bombarder...
— La destruction de Zuneth, notre plus grande et plus belle ville, dit-il gravement, fut de votre part une terrible faute. Jusque-là, nous aurions accepté de traiter dans les fermes les plus modérés, même après une victoire totale. Mais lorsque vous eûtes dévasté la plus ancienne et la plus vénérable de nos cités, la fierté de notre planète, cette atrocité nous fit crier vengeance. L'Archonte et l'Assemblée furent unanimes à décider que la Terre devait être détruite en tant que puissance capable d'opérer dans l'espace.
Je me demandais s'il savait que j'avais pris part à cette opération. Je murmurai :
— Oui, nous n'aurions pas dû faire cela. Et si nous avions dû en arriver aux bombardements directs sur votre planète, nous n'aurions pas dû commencer par là.
— Pourtant, dit Regelin, même après cela, nous ne nous serions pas montrés vindicatifs et n'aurions pas usé de représailles contre vos propres villes si la paix nous avait semblé possible. Nous nous serions contentés, je pense, d'exiger votre désarmement et une indemnité. Lorsque nous nous sommes emparés de la Lune, vos politiciens et vos chefs militaires auraient dû comprendre que la partie était jouée, et qu'ils n'avaient plus qu'à capituler honorablement. Pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? Pourquoi ont-ils caché cet événement aux populations, qui autrement se seraient révoltées ? Quel vent de folie les avait donc frappés ? Contrairement à toute sagesse, ils rappelèrent sur Terre ce qui restait de vos flottes, afin d'y livrer bataille. Dans ces conditions, nous n'avions plus le choix. Il ne nous restait plus qu'à nous servir des bases que nous avions installées sur la Lune pour dévaster vos villes. Et notre tempérament est ainsi fait que nous ne vous donnerons pas une autre chance de vous redresser.
— Je comprends, dis-je tristement.
Il semblait triste, lui aussi. Il reprit d'une voix rauque :
— Un quart de notre faible population a péri. Notre économie est ébranlée. Le peuple, appauvri, fléchit sous les impôts. Toute l'histoire de notre race a été bouleversée. Pour nous redresser, il nous faudra plus d'un siècle. Oh ! c'est une amère victoire ! Et que de choses incompréhensibles, dans cette guerre, des choses étranges, dans les deux camps, des choses inexplicables, mystérieuses, et qui m'ont souvent inquiété sans que j'aie osé en parler à qui que ce fût.
Il se tut. Je restai silencieux, moi aussi. Mais mes pensées rejoignaient les siennes, et à la haine qu'il m'avait jusque-là inspirée se mêlait je ne sais quelle bizarre sympathie.
Nous restâmes un long moment sans rien dire, mais je suis sûr que nos méditations suivaient la même pente.
« Tout ne s'est-il pas passé, me disais-je, comme si la Terre et Mars avaient été animées par un mauvais génie ? Comme si je ne sais quoi avait poussé nos deux malheureuses races — contre toute raison, toute nécessité et toute décence — dans cette guerre inutile et qui ne devait engendrer que des ruines ? Mais pourquoi chercher une explication ailleurs que dans notre propre stupidité ? Vouloir le faire, c'est délirer... Il n'en reste pas moins que celte guerre fut de la démence... »
Finalement, je rompis le silence.
— Combien de temps pensez-vous rester ici ? lui demandai-je.
— Sur la Terre ? Je ne sais pas. Plusieurs années, je le crains. Réorganiser votre planète sera un long et difficile travail.
Il eut un pâle sourire.
— Vous, le vaincu, vous êtes au moins chez vous, dans votre maison. Vous pouvez envisager de refaire votre vie. Nous, les vainqueurs, nous sommes enchaînés ici, sur un monde qui pour vous est aimable et beau, mais que nous ne pouvons pas aimer. Quelle étrange guerre et quelle étrange victoire'
— Ne pourrait-on pas envoyer vos familles ici ?
— Oh ! non... Et je ne le souhaiterais pas pour la mienne. Qu'elle reste dans notre vieux château, au bord du golfe Pourpre, qu'elle respire l'air limpide et froid de notre planète, qu'elle cueille les fleurs des buissons épineux et qu'elle écoute le soir, au coucher du soleil, la chanson des cloches de cristal au-dessus des plaines de sable rouge.
Pour ma part, je ne trouvais rien d'attrayant à sa planète morne et quasi déserte, mais je le comprenais.
Il fouilla dans sa tunique, d'une main un peu fiévreuse
— Permettez-moi de vous montrer cette photo... Mon épouse et mes trois enfants.
Je regardai. Les Martiennes ont un aspect moins humain que les Martiens. Mais je feignis poliment de l'admiration.
— Votre jeune femme m'a l'air tout à fait charmante, me dit-il pour me rendre la politesse.
— Ce n'est pas ma femme, dis-je en me levant. Il faut que je rentre à la maison.
Nous suivîmes le sentier tout en bavardant. Regelin adorait notre musique classique. Mais il n'avait pas osé se rendre aux concerts donnés à Albany et, depuis que j'étais revenu, il ne se servait plus de mes disques.
— Empruntez-les-moi aussi souvent qu'il vous plaira, lui dis-je.
— Vous êtes trop aimable, commandant, fit-il.
J'étais assez au courant des curieux usages martiens pour comprendre qu'en utilisant — illégalement — mon ancien titre militaire pour s'adresser à moi, il me faisait un très grand honneur. Il ajouta :
— Il est bien dommage que votre oreille ne puisse pas percevoir tout le registre de la musique martienne. Je me suis toutefois amusé pendant mes moments perdus à transposer dans votre registre quelques-uns de nos morceaux les plus beaux, et si cela peut vous intéresser...
— Certainement, dis-je. Nous avons un bon piano et, en outre, je joue convenablement du violon. Nous pourrons essayer quand nous aurons un moment de libre...
Puis la conversation passa de la musique à la littérature. Je fus étonné de l'étendue de ses lectures dans les langues terrestres. Un grand nombre de nos ouvrages l'avaient à vrai dire laissé assez perplexe, mais il faisait un gros effort pour s'identifier à la personnalité humaine. Je lui conseillai quelques auteurs et il m'indiqua les meilleures traductions en anglais et en portugais des classiques martiens.
Nous débouchâmes sur la pelouse, côte à côte. Kitty jouait avec Alice sur le gazon. Les lumières et les ombres accentuaient gracieusement les courbes de son corps.
Kitty leva les yeux et nous vit. Regelin s'inclina. Mais elle se tourna vers moi, et je n'avais jamais vu ses yeux aussi flamboyants de colère.
— Que faisiez-vous ? me demanda-t-elle d'une voix étranglée.
— Eh bien ! dis-je, nous parlions... Je parlais au Sevni Regelin. II...
— Je comprends, fit-elle, lâchant ses mots un à un, avec un tremblement dans la voix. Je comprends. Mais sachez, monsieur Arnfeld, que je partirai d'ici demain matin. Je vous remercie de votre hospitalité.
Je la pris par le bras.
— Voyons, Kitty, voyons ! Vous ne pouvez pas...
Elle se dégagea d'un geste coléreux. Ses lèvres tremblaient et je vis des larmes perler dans ses yeux.
— Laissez-moi tranquille, dit-elle.
Regelin était resté immobile, pareil à un pilier noir, et sa grande ombre s'allongeait entre nous deux. Je le regardai. Je vis que son visage était figé et vide de toute expression. Sa voix claqua comme un pistolet qu'on arme :
— Monsieur Arnfeld, je m'excuse de vous avoir importuné, mais des raisons de service m'y ont obligé. Quant aux disques dont nous avons parlé, ne vous mettez pas en peine pour cela. Après tout, je n'avais pas le droit de vous les demander, et je m'en passerai fort bien. J'espère ne pas avoir à vous déranger de nouveau.
Il s'inclina et s'éloigna à grands pas pour regagner son bureau. La sentinelle de faction devant l'entrée le salua au passage. Je ne devais pas le revoir pendant plusieurs jours.
Kitty, au bout d'un moment, essuya ses larmes, puis s'excusa. Elle me suivit dans la maison.
Ce soir-là, je me suis rendu au village et je me suis saoulé.