PROLOGUE
Après un rapide crépuscule, la nuit venue de l'océan Atlantique envahit rapidement les terres. Quelques lumières apparurent dans la ville, mais la plus grande partie de celle-ci demeura dans les ténèbres. Les points lumineux furent plus nombreux dans le ciel qu'au sol lorsque les étoiles se mirent à briller.
Sa Grandeur, Intelligence Suprême, Seigneur du Système Solaire, ouvrit la fenêtre et s'y accouda pour contempler les constellations et respirer l'air chaud et moelleux venu des profondeurs illimitées du Brésil.
« Quel univers agréable et beau, pensa-t-il ; quelle grande et magnifique planète que cette. Terre ! Comme elle mérite que l'on combatte pour elle, afin de la conquérir et de la garder, ainsi qu'on le ferait pour une amante bien-aimée. »
Il n'entendait rien d'autre que le bruit léger et un peu triste du vent. Partout, au-dessous de lui, régnaient le silence et la solitude.
Il soupira, puis se retourna, tandis que dans la pièce, sous une impulsion automatique, la lumière se faisait plus intense. Il sentait sur ses épaules le poids d'une longue fatigue.
La lutte était terminée, certes. Le point final venait d'être mis au dernier épisode. Mais l'était-il vraiment ? Et ensuite, que se passerait-il ? Il y avait encore tant de choses à faire, et ils étaient si peu nombreux pour les accomplir ! Lui-même, qui avait été choisi comme chef suprême par son propre peuple, par ceux de sa race, n’était-il pas en quelque sorte l'esclave de leurs propres conquêtes ? Que leur apporteraient les jours à venir ? Devaient-ils s'attendre à recevoir encore des coups ? Quand surviendrait le prochain ? D'où viendrait-il ? Par qui serait-il frappé ? Ah ! quand donc connaîtraient-ils tous enfin une paix véritable, sous les étoiles amicales ?
Il alla s'asseoir à son bureau, faisant un effort pour chasser de son esprit le vague désespoir qui l'envahissait. Il se dit, non sans irritation, que ses noires pensées n'avaient d'autre cause que son surmenage, sa tension nerveuse. Mais en ces temps terribles, il n'avait pas le droit de s'abandonner à la dépression et au découragement. Il prit sur sa table quelques papiers — des rapports provenant de la planète Mars — et se mit à les examiner.
Une sonnerie retentit, troublant la quiétude qu'il commençait à retrouver. Il eut un geste d'agacement. Quand donc le laisserait-on travailler tranquillement au moins pendant une demi-heure ? Mais au lieu de répondre, il retourna vers la fenêtre et se remit à regarder le ciel. Quelques minutes s'écoulèrent, durant lesquelles il resta plongé dans ses méditations. Il n'y avait aucun risque pour lui à rester ainsi à sa fenêtre. Qui donc pourrait le remarquer et s'étonner ? Son bureau secret était situé à une telle hauteur au-dessus de Sao Paulo, tout au sommet d'une tour immense, que les bruits d'en bas ne parvenaient même pas jusqu'à lui. D'ailleurs, la ville était obscure et quasi déserte... Quant à ceux qui pénétraient dans son bureau, ils faisaient partie de son peuple.
La sonnerie retentit de nouveau. Il regretta de ne pas avoir répondu immédiatement, de s'être laissé aller à quelques instants de paresse. Peut-être s'agissait-il d'une communication urgente, importante ? Il alla se pencher sur le petit écran qui portait sa voix jusque dans l'antichambre et cria : « Entrez ! »Puis il s'installa de nouveau à sa table de travail.
La porte s'ouvrît et un officier entra.
— Que désirez-vous ? lui demanda Intelligence Suprême. Je suis très occupé.
L'officier s'immobilisa et salua d'un mouvement souple et rapide.
— Je prie Votre Grandeur de m'excuser. II s'agit de l'affaire Arnfeld. Un nouveau document à son sujet... On vient de me l'apporter à l'instant.
— Eh bien, donnez-le-moi, au lieu de rester planté là. Par le diable, ce cas Arnfeld est la plus sale histoire que nous ayons eue depuis l'Exode...
L'officier s'avança rapidement et déposa un cahier sur le bureau.
— Voici, dit-il, ce qu'on a trouvé là-bas, en fouillant la maison, lorsque tout fut terminé. Selon toute apparence, Arnfeld, lorsqu'il s'est vu perdu, a rédigé cette ultime relation pour transmettre à ceux de sa race le récit de ce qu'il avait découvert et de ce qu'il avait tenté. Il avait caché ce cahier sous une lame de parquet.
— C'est assez pathétique, en un certain sens, dit Intelligence Suprême. J'éprouve même quelque admiration pour celte créature et pour ses amis. Ils ont fait preuve de bravoure. Même la femme qui, finalement, les a trahis ne l'a pas fait pour de vils motifs.
Une lumière froide semblait se dégager de sa grosse tête — surmontée d'une crête charnue — tandis qu'il se penchait sur le document que l'officier venait de lui remettre. C'était un cahier d'écolier, froissé et sale. Les premières pages étaient remplies d'une écriture enfantine : problèmes d'arithmétique, accompagnés de dessins maladroits. Puis les pages suivantes, et jusqu'à la fin, étaient couvertes d'une petite écriture masculine, ferme, rapide, serrée. On sentait que les phrases avaient été tracées à la hâte.
— C'est un texte assez long, dit Sa Grandeur. Il a dû falloir plusieurs jours à Arnfeld pour accomplir ce travail.
— Ne sont-ils pas restés plusieurs jours dans cette maison isolée ? demanda l'officier.
— Si, je crois...
Intelligence Suprême lisait d'un œil morne les premières lignes du manuscrit :
Ces pages, écrites par David Mark Arnfeld, citoyen des États-Unis d'Amérique, planète Terre, ont été commencées le 21 août 2043. Je suis sain d'esprit et de corps. Un examen de mes fiches psychiatriques montrera combien il est peu probable que je sois devenu fou, comme on ne manquera sans doute pas de le prétendre. Je ne désire rien d'autre que dire ici toute la vérité sur une affaire qui intéresse à la fois l'espèce humaine et les Martiens.
— Hum ! s'exclama Intelligence Suprême, en regardant le plafond d'un air pensif. II nous faudra sans doute modifier un peu ces fiches, pour le cas où quelqu'un songerait à les examiner. (Il sourit.) Je sais gré à M. Arnfeld d'avoir lui-même attiré notre attention sur ce point.
— Il semble avoir voulu faire un compte rendu de...
— C'est ce que je verrai moi-même... Amenez-moi la femme. Je désire la questionner au sujet de ce cahier.
— Bien, Votre Grandeur... Je vais la chercher immédiatement.
Intelligence Suprême poursuivit sa lecture :
Afin de ne négliger aucun détail susceptible de servir la vérité, je rapporterai tout ce qui s'est passé de la façon la plus minutieuse, tant en ce qui concerne les faits et les conversations que j'ai eues, que mes impressions subjectives, et cela dans toute la mesure où ma mémoire me le permettra. Si celle méthode doit donner à mon travail l'apparence d'une fiction, je m'en excuse, mais j'implore quiconque lira ces pages de les transmettre secrètement — j'insiste vivement sur la nécessité du secret — à Rafaël Torreos, ancien colonel du Service de l'Inspection des Nations Unies, et de les lui remettre en mains propres.
Je crois, au surplus, pouvoir me permettre d'écrire à ma guise. J'ai eu, autrefois, le désir de devenir écrivain et j'ai même passé de longues heures à noircir des pages. Comme le présent texte est probablement la dernière de mes œuvres, je veux du moins me donner le plaisir de le rédiger dans le style qui me convient.
— Torreos ? murmura Intelligence Suprême. La femme n'a pas mentionné ce nom... Ce personnage mérite pourtant que nous nous occupions de lui. De toute évidence, il doit coopérer avec les Martiens, et probablement entretenir avec eux de bons rapports... Oui, il sera prudent que nous le mettions promptement hors d'état de nous nuire. C'est une précaution qui s'impose à foutes fins utiles. Je donnerai des ordres pour cela demain matin.
La sonnerie retentit de nouveau. La porte s'ouvrit, silencieusement. L'officier entra. II était accompagné de deux gardes entre lesquels se tenait une femme.
C'était une femme jeune et qui, sans doute, aurait eu très bonne apparence dans des circonstances plus normales et plus heureuses. Même dans sa détresse, elle gardait sa dignité et on pouvait deviner sa beauté. Sa magnifique chevelure, abondante et comme dorée, accrochait la lumière. Mais son visage était pâle et mince, ses yeux rougis par les larmes. Et elle tremblait comme une feuille au vent.
— Christine Hawthorne, lui demanda sans préliminaires Intelligence Suprême, avez-vous déjà vu ce cahier ?
Il s'exprimait d'une voix paisible et neutre, faisant un léger effort pour adapter ses cordes vocales à une prononciation correcte de l'anglais.
— Où est mon enfant ? demanda-t-elle d'une voix rauque. Qu'en avez-vous fait ?
— On prend soin de votre enfant, lui répondit-il. Il vous sera rendu en temps voulu, si toutefois vous coopérez avec nous.
— N'ai-je pas déjà assez fait pour vous ? dit-elle d'une voix triste et angoissée. N'est-il donc pas suffisant que je vous aie livré Dave et Reggy, et trahi tous ceux de ma race ?
Vous n'avez pas l'air de comprendre le caractère définitif de notre victoire, répliqua Intelligence Suprême avec un tremblement dans la voix. David Arnfeld et Regelin dzu Coruthan sont morts. Leurs cadavres sont en notre possession, du moins ce qu'il en reste. Voyons, ne les avez-vous pas tués vous-même ?
— Oui, fit-elle, les yeux rivés au sol. Oui, j'ai fait cela... A cause de mon enfant.
— Tout est donc fini maintenant. Ce qu'ils ont tenté d'accomplir, et le peu qu'on a pu en savoir en dehors de vous trois, tout est maintenant enterré, liquidé, réfuté, oublié. Vous, la seule survivante, vous êtes notre prisonnière. Vous êtes officiellement morte vous-même, et nous ne vous laisserons jamais partir. Il vous appartient donc de vous conduire en tenant le plus grand compte de tout cela. Répondez-moi : avez-vous déjà vu ce cahier ?
Elle s'approcha de la table et regarda le document.
— Oui, dit-elle finalement. Ce cahier était dans la maison lorsque nous y sommes arrivés. Dave l'a utilisé pour écrire. Chaque jour, il s'en est servi. Finalement, il l'a caché, juste avant la fin, mais il ne nous a pas dit où, afin que ni Reggy ni moi ne puissions indiquer l'endroit au cas où nous serions capturés vivants.
— Il aurait pu penser que nous ferions des recherches minutieuses. Il est vrai qu'il n'avait plus rien à perdre...
Intelligence Suprême leva la main — une main qui avait sept doigts.
— Emmenez-la.
Comme le petit groupe franchissait la porte, il ajouta avec une soudaine bienveillance :
— Après tout, vous pouvez lui rendre son enfant.
— Merci, murmura-t-elle.
La porte se referma.
Intelligence Suprême poussa un soupir et se renversa dans son fauteuil. De nouveau, il se sentait envahi par la fatigue. Cette lutte avait été si longue...
Puis il pensa qu'il ferait bien de lire lui-même en entier le document qu'il avait sous les yeux. Le récit de cet épisode, tel qu'il avait été vécu dans le camp ennemi, pouvait contenir quelques enseignements utiles.
Il passa rapidement sur les indications purement autobiographiques. Il connaissait déjà ces détails. David Arnfeld était né en 2017, au nord de l’État de New York. Il appartenait à une vieille famille aisée. Il n'avait que cinq ans lorsque la guerre entre la Terre et Mars éclata. À douze ans, il avait été admis à l'Académie Lunaire. A seize ans, nanti de ses diplômes, il était entré directement dans les Services de l'Espace et, depuis lors, il avait passé la plupart de son temps, comme officier, soit à bord de divers astronefs, soit dans des bases interplanétaires. A vingt-cinq ans, il occupait le poste d'agent exécutif à la base de Pallas. Puis la guerre avait pris fin et il était rentré chez lui.
Intelligence Suprême pestait contre l'écriture menue qui couvrait le cahier, mais à partir de ce moment-là, il se mit à lire avec un intérêt plus vif.