CHAPITRE PREMIER

 

Comme nous étions privés de radio depuis quelque temps, la nouvelle ne nous parvint — par un astronef amenant le courrier — que plusieurs semaines après l'événement. Nous nous attendions à apprendre d'un moment à l'autre la défaite de la Terre. La fin était à prévoir depuis que les Martiens s'étaient emparés de la Lune. Mais néanmoins l'annonce officielle de notre écrasement nous causa un choc. Je vis beaucoup d'hommes pleurer. Pour ma part, je ne versai pas de larmes, mais ce fut peut-être pire. Je continuai à accomplir ma besogne courante à la façon d'un automate. J'avais l'impression d'être vidé, de n'être plus qu'un corps sans âme. C'était plus terrible encore durant les heures de repos. Je restais allongé sur ma couche, dans les ténèbres et la solitude, sans goût pour quoi que ce fût.

Par bonheur, nous avions beaucoup à faire, et le travail m'empêchait de penser.

J'avais en fait le commandement sur l'astéroïde. Notre chef était plongé dans une sorte d'hébétude, et nous ne l'apercevions que rarement. Il me fallait m'occuper de toutes les besognes bureaucratiques, et elles étaient nombreuses. Je devais en outre superviser le travail des ingénieurs et m'assurer qu'ils ne sabotaient pas les installations. Un jour, je surpris un homme qui, délibérément, était en train de saccager les appareils de contrôle et de sécurité de notre principale pile d'énergie, et celle-ci, tôt ou tard, aurait sauté.

Quand j'interrogeai le saboteur, il me répondit brutalement :

— Allons-nous remettre tout cela aux Martiens ? Allons-nous leur faire cadeau de tout cela, et leur embrasser le derrière par-dessus le marché ?

— Appelez-moi « Monsieur », lui dis-je sèchement. C'est la façon correcte de s'adresser à un officier supérieur. Nous avons des ordres du Grand Quartier Général nous enjoignant, en vertu des conditions de l'armistice, de livrer cette base en bon état de marche, et je veillerai à ce que ces ordres soient respectés.

J'ajoutai sur un ton moins sévère :

— Les Martiens nous tiennent à la gorge. Si nous ne faisons pas ce qu'ils demandent, ce sera au détriment de la Terre. Vous avez une famille là-bas, n'est-ce pas ?

— Oui, dit-il. Mais peut-être a-t-elle été tuée dans un bombardement...

— Nous nous sommes bien battus, fis-je, et nous leur avons fait du mal, nous aussi. Pendant vingt ans... Et peut-être aurons-nous un jour notre revanche. Mais en attendant, eh bien, il nous faudra embrasser le derrière des Martiens si c'est nécessaire pour que la race humaine puisse continuer de vivre.

Je me contentai d'infliger au saboteur une peine légère, mais j'affichai un avertissement prévenant tout le monde que la prochaine infraction serait sanctionnée par un jugement sommaire en cour martiale. Au fond, mes hommes savaient que j'avais raison. Mais eux aussi étaient comme vidés. Ils se sentaient vaincus, et les perspectives d'avenir n'étaient pas précisément agréables. Je m'ingéniais à trouver pour eux des travaux, des jeux, des exercices, tout ce qui pouvait leur redonner du goût à la vie, mais ce traitement n'agissait qu'avec lenteur.

Quatre mois s'écoulèrent sans que le Grand Quartier Général nous donnât signe de vie. Cela commençait à me causer du souci, car nous étions rationnés depuis assez longtemps déjà, et nos stocks de vivres étaient terriblement réduits. Je me demandais si je n'allais pas être moi-même obligé de violer les ordres reçus et d'utiliser une fusée pour aller chercher de l'aide. Le planétoïde Hilton n'était pas très éloigné de nous — si l'on calculait la distance en langage d'astronautes — et là-bas ils avaient des installations de production artificielle de vivres.

Notre astéroïde se déplaçait rapidement à travers la grande nuit glaciale, dans un ciel peuplé de millions d'étoiles qui semblaient gelées. La ceinture de la Voie Lactée luisait doucement. Notre soleil était loin, très loin, un minuscule disque sans chaleur qui ne dispensait qu'une pâle lumière sur les rochers cruellement déchiquetés. Hors de la base proprement dite régnait un silence perpétuel, et nous avions la respiration courte à l'intérieur des casques de nos combinaisons spatiales.

Finalement nous fûmes secourus, sans avertissement : quatre grands astronefs martiens servant au transport des troupes apparurent brusquement, crachant des flammes violentes par tous leurs réacteurs. Ils étaient accompagnés d'un croiseur long et noir.

Nous nous assemblâmes dans le meilleur ordre possible, nous efforçant de faire bonne contenance, et nous reçûmes les officiers ennemis en bonne et due forme. Car nous avions une réputation à soutenir. Nous étions les hommes de la base de Pallas; nous avions combattu pour les Nations Unies de la Terre; nous avions repoussé trois violentes attaques en un an, et dans l'intervalle, au cours des longues journées d'attente, nous avions su garder un bon moral.

Je pense que le commandant martien fut favorablement impressionné par notre aspect. Il ne fit pas le geste de nous serrer la main, en quoi il montra du tact, mais il inclina courtoisement devant nous son grand corps de sept pieds de haut, selon la meilleure tradition de l'aristocratie militaire.

— Êtes-vous en fonction, commandant ? Me demanda-t-il.

Il parlait portugais, et le parlait même mieux que moi. La langue du Brésil est aujourd'hui celle qui domine sur la Terre, mais à la base de Pallas nous étions pour la plupart des Anglo-Saxons, et nous parlions anglais.

— Oui, pour le moment, Sevni, répondis-je. Notre chef, Roberts, est... indisposé.

En fait, je savais que le « vieux » était au lit, avec une bouteille d'alcool, et que probablement il pleurait, comme il le faisait souvent depuis notre défaite. Mais il me semblait inutile d'en faire état.

— Excusez-nous d'avoir tardé à vous relever, reprit le Martien. Mais nous avons eu beaucoup de travail, comme vous pouvez vous en douter. Les astronefs que voici vont débarquer nos hommes et ils ramèneront les vôtres sur la Terre. Ils les déposeront à Quito. Chacun d'eux sera muni d'un billet pour regagner la grande ville la plus proche de son domicile.

— Vous êtes trop aimable, dis-je.

— Je vous en prie, fît-il.

Il agitait sa longue main maigre.

Je fus frappé une fois de plus par ce fait curieux : ce qui différencie le plus la main d'un Martien d'une main humaine, ce ne sont pas ses six doigts, ni la peau d'un brun de cuir, mais les ongles particulièrement carrés.

Mon interlocuteur sourit :

— Nous ne nous sommes que trop battus, dit-il. Le temps est maintenant venu de l'amitié entre nos peuples.

« Amitié ? pensai-je. Après ce qu'ils ont fait à la Terre ? C'est beaucoup nous demander. Beaucoup trop pour moi, en tout cas. »

* * *

Nous nous embarquâmes pour le long voyage de retour. Il fut sans histoire, monotone, et passablement déprimant. C'est pourquoi j'obligeai les hommes à se livrer quotidiennement à des exercices. Après avoir vécu si longtemps sur un astéroïde où la pesanteur était faible, et après des semaines dans un astronef où nous l'ignorions pratiquement, il nous faudrait nous réadapter à la pesanteur terrestre. Mes hommes, naturellement, étaient sous-alimentés, mais je pense avoir réussi à les maintenir tous en bonne forme : musclés, souples, et bronzés par la dure lumière solaire de l'espace.

À bord, les officiers et les équipages étaient martiens, mais ils restaient confinés dans leurs quartiers. C'est à peine si nous les vîmes, et il n'y eut pas d'incidents. Vers la fin, je notai chez mes hommes et chez moi-même que la sorte d'apathie qui nous avait envahis commençait à s'atténuer. Vaincus ou non, nous rentrions chez nous. De vieilles photographies aux bords éraillés furent tirées des portefeuilles et contemplées. On relut de vieilles lettres, on évoqua des souvenirs. On entendit même quelques chansons. Nous faisions des projets pour nous réunir tous une fois par an. Malgré mon amertume, je commençais à comprendre qu'il y avait eu quelques bons moments, çà et là, au cours de ces années perdues.

Nous nous plaçâmes sur une orbite autour de la Terre, et je passai un long moment devant un hublot à contempler ma planète natale, tandis qu'elle tournait, bleue et magnifique, sur une toile de fond remplie d'étoiles.

À sa surface, on ne discernait aucune trace de la guerre. Les hommes et les Martiens, après tout, n'étaient que de minuscules insectes, comparés à l'espace et au temps.

Des fusées se relayèrent pour nous transporter à Quito. Cette ville avait été terriblement bombardée et n'était plus qu'une immense ruine jonchée de blocs de pierre brisés et d'ossements humains. Mais la radioactivité avait maintenant disparu, et les montagnes, aux alentours, étaient aussi aimables que jadis.

Un nouvel astroport avait été construit. Il était bordé d'une foule de cabanes et de baraquements qui peut-être seraient l'embryon d'une ville nouvelle.

Je ne me suis pas agenouillé pour embrasser la terre, comme beaucoup le firent, mais je tendis mes muscles pour éprouver la puissance de sa glorieuse pesanteur, et j'aspirai à pleins poumons l'air pur et vif. Des larmes me brouillaient la vue.

Je pris contact avec des officiers de liaison terrestres, et je passai deux jours à démobiliser mon unité. Les hommes recevaient un billet de voyage et l'arriéré de leur solde, ainsi qu'un petit supplément destiné à compenser les effets d'une inflation qui achevait de ruiner une économie agonisante.

On leur donna des cartes d'alimentation appropriées aux régions dans lesquelles ils allaient vivre et un opuscule imprimé leur expliquant les lois nouvelles et leur enjoignant l'obéissance envers les autorités d'occupation. En raison de la pénurie de vêtements, ils furent autorisés à garder leurs uniformes, à condition de les porter sans insignes. Je contemplai pendant un long moment l'étoile ailée que j'avais décousue de ma tunique avant de l'envelopper dans un morceau de papier et de la glisser dans ma poche.

L'homme qui commandait le district, Gonzales, me demanda :

— Ne voulez-vous pas rester ici quelque temps ? Je ne vous conseille pas de gagner New York. C'est une ville qui a été effroyablement frappée. Les conditions de vie y sont très dures.

— Elles sont dures partout, señor, lui répondis-je.

— Hélas ! Nous sommes revenus à une économie primitive, qui est incapable de pourvoir aux besoins de ce qui reste de la population. Vous avez de la chance d'arriver presque un an après la fin. Si vous aviez vu les choses cet hiver... Et même ce printemps...

— La famine ?

— La famine, oui. Et les pires épidémies. Les Martiens ne pouvaient nous aider que fort peu. Je dois pourtant reconnaître qu'ils essayèrent. Mais des millions d'êtres humains sont morts... Et cela continue.

Il jeta un regard morose sur l'astroport. On y voyait encore flotter notre bannière portant un globe et un rameau d'olivier, mais la bannière martienne ornée d'un double croissant flottait encore plus haut.

— C'est la fin de l'indépendance humaine, dit-il. Nous ne sommes plus désormais que du bétail.

— Cela peut changer, dis-je. Mettons qu'il nous faille vingt ans pour nous restaurer. Ensuite nous pourrons réarmer, et...

Il fit une grimace.

— Je crois bien- que je préférerais encore vivre sous l'autorité martienne que sous la variété de fascisme qui dans ce cas ne manquerait pas de surgir, commandant. Mais les Martiens ne nous laisseront pas nous relever. Leur intention est de nous désindustrialiser et de faire de nous une civilisation rurale. Et il en sera ainsi à tout jamais — car vous connaissez le caractère des Martiens. Ils ne sont pas vindicatifs, mais ils sont prévoyants, prudents et très patients.

Une telle mesure me parut terriblement draconienne. II faudrait que notre population fût encore réduite de moitié avant que nous puissions mener une vie convenable avec une économie purement agricole. Et nous serions tous contraints à n'être que des paysans, des manœuvres, des artisans, des bûcherons. En mettant les choses au mieux, c'est tout juste si nous pourrions aspirer à devenir des bureaucrates dans l'Empire martien. Et nous resterions ainsi, confinés dans notre ignorance, tandis que Mars monopoliserait les sciences, l'industrie, le progrès, et pourrait se lancer à la conquête des étoiles...

Mais à la place des Martiens, j'aurais fait comme eux. La Terre possédait tant d'avantages naturels, elle avait été si près d'annihiler ses adversaires, que ceux-ci avaient quelques motifs de se méfier d'elle. Dire que s'il y avait eu quelques cerveaux mieux organisés au Grand État Major, nous aurions pu battre Mars en cinq ans ! Mais nos chefs suprêmes n'ont fait que bévues sur bévues — et des bévues parfois inexplicables. Il est vrai que les chefs des Martiens en ont fait eux aussi leur bonne part, sans quoi la guerre n'aurait été ni aussi longue ni aussi dévastatrice. Il est évident qu'il s'agissait de la première guerre interplanétaire dans l'histoire humaine et martienne et qu'il y avait des choses qu'on ne pouvait pas prévoir. Il n'en est pas moins étrange que des deux côtés on ait commis tant d'erreurs impardonnables et transformé un conflit qui aurait pu être réglé vite et proprement, par quelques coups bien portés, en une interminable guerre de vingt années ruineuses et terribles.

Mais il ne servirait à rien d'épiloguer maintenant sur ces choses. Il est trop tard. Et notre sort est réglé à tout jamais...

— Adieu, commandant, me dit Gonzales. Et bonne chance !

* * *

Mon voyage en fusée jusqu'à New York fut sans histoire. Mes compagnons de route étaient tous des êtres humains. Ils étaient tous assez misérablement vêtus et tous avaient un pli d'amertume au coin de la bouche. Ils me harcelèrent de questions sur la façon dont s'était déroulée la guerre dans l'espace. De mon côté, j'étais avide de savoir comment les choses s'étaient passées sur Terre. Il y avait cinq ans que j'avais quitté notre planète. J'appris que les derniers mois avant la fin avaient été affreux : bombardements atomiques par les astronefs ennemis, puis la capitulation, la famine, les maladies. Tous les grands centres industriels, tous les ports aériens avaient été méthodiquement détruits. Il avait été impossible d'assurer le ravitaillement des immenses populations urbaines tapies dans les abris ou en fuite sur les routes, impossible de soigner les malades. L'anarchie, le crime, avaient fleuri sur les ruines comme des plantes vénéneuses et s'étaient répandus partout dans le monde, malgré la coopération apportée par les troupes martiennes aux forces de police des Nations Unies et aux autorités locales pour faire cesser le déchaînement de la violence.

— Et l'on verra peut-être pire, dit un Américain d'une voix lugubre. Il faut s'attendre à avoir faim pendant des années et des années, jusqu'au moment où le chiffre de la population sera tombé assez bas pour que tout le monde puisse être nourri normalement. Nous ne pouvons rien entreprendre pour nous relever. Les Marshies démantèlent systématiquement toutes les installations industrielles de quelque importance qui subsistent encore. Dans quatre ou cinq ans, il n'y en aura plus du tout. Nous voyagerons à cheval, nous naviguerons sur mer dans des bateaux à voile. Il est prévu que la ligne de fusées sur laquelle nous circulons en ce moment sera supprimée dans quelques mois, quand les nécessités les plus urgentes auront disparu.

— Nous ferions mieux de nous battre encore, dit un autre. Ils ne sont pas tellement nombreux, les Marshies. Peut-être quatre ou cinq millions de soldats, éparpillés dans une infinité de garnisons tout autour de notre planète. Et la pesanteur terrestre leur est pénible à supporter. Nous devrions tous nous rassembler et les jeter dehors !

— Avec quoi ? demandai-je d'une voix lasse. Avec des fusils de chasse et des couteaux de cuisine ? Contre leur artillerie atomique, leurs mitrailleuses, leurs lance-flammes, leurs astronefs ? Et n'oubliez pas leurs bases sur la Lune. Au moindre geste de révolte, ils pourraient nous bombarder de là-haut et faire de nouvelles ruines.

— Vous êtes-vous rendu, astronaute ?

Cette question me fut posée par une femme jeune, mais aux traits prématurément durcis, qui me jeta un regard méprisant.

— Je crois que oui, fis-je, si vous entendez par là que j'aurais mieux fait d'y laisser ma peau.