CHAPITRE VII

 

Duluth avait été autrefois un port très actif, mais avec la destruction de Chicago, ce port, et d'autres villes, devaient dépérir sans qu'il fût nécessaire de les bombarder.

Nous fîmes le tour de Duluth et nous nous mîmes en marche à travers la campagne. Nous ne circulions que la nuit, le long des chemins déserts, sous les cruelles étoiles. Le jour, nous nous cachions dans des taillis, dans des meules de foin, dans des granges. Les paysans, dans cette région, n'avait pas autant souffert des méfaits de la populace que ceux qui se trouvaient peu éloignés des grandes villes de l'est, et je n'eus pas trop de difficulté à obtenir la nourriture qui nous était nécessaire, car nous avions épuisé nos vivres sur le bateau.

Minneapolis-Saint-Paul était devenue une ville très importante après la troisième guerre mondiale. Elle était le point terminus d'une ligne aérienne qui se développait rapidement. .Mais la double cité avait souffert des nouvelles techniques qui rendaient de telles plaques tournantes inutiles, et en une dizaine d'années elle avait périclité, tout en demeurant un centre industriel un peu démodé. Elle n'avait plus qu'un petit port aérien. C'est pourquoi sans doute les Martiens n'avaient pas jugé bon de la détruire. Depuis leur victoire, ceux-ci avaient profité de ses immeubles intacts et de sa position centrale pour y établir leur quartier général du continent nord. Ni Kitty, ni moi-même n'étions jamais venus dans celle ville, mais Regelin la connaissait fort bien, et il y avait quelque ironie amère dans le fait que c'était lui qui nous guiderait.

Une semaine de marche depuis le Lac Supérieur nous avait amenés jusque dans son voisinage. Nous fîmes une halle dans un bois pour nous laver et laver nos vêtements dans la rivière. Après ce travail, Kitty et moi nous ressemblions de nouveau à des gens civilisés. Regelin avait tiré de sa besace son uniforme noir et l'avait lui aussi nettoyé. Le tissu synthétique avait repris toute sa netteté, et le col et les autres parements d'argent étincelaient sur le fond noir de ce vêtement militaire.

— Maintenant, dit-il, nous allons nous séparer provisoirement. Si l'un ou l'autre d'entre-nous ne peut venir au rendez-vous, les autres devront continuer la besogne du mieux qu'il pourront. À nous tous, bonne chance...

Sa voix était résolue, et la poignée de main qu'il nous donna fut ferme et amicale. Je l'admirais, j'admirais sa bravoure. Pour moi, je n'éprouvais rien d'autre qu'un sombre désespoir, et si j'avais encore du courage, c'était plutôt par habitude et parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire que d'affronter le destin.

Kitty et moi, couchés dans l'herbe longue, nous le vîmes s'éloigner de son pas rapide et assuré. Il s'arrêta sur la grande roule et attendit. Un camion martien venant du nord ne tarda pas à passer. Il fit signe au conducteur qui arrêta son véhicule, et il grimpa à côté de lui. A moins qu'il n'y eût aussi un officier dans le camion, ce qui était peu probable, il n'avait même pas besoin de donner d'explication.

— Il a de la chance ! dis-je.

— Jusqu'au moment où on le reconnaîtra, dit Killy.

Nous partîmes, Kitty, Alice et moi, après le coucher du soleil. Vers minuit, nous avions atteint un quartier résidentiel au nord de la ville. Bientôt nous arpentions dans l'ombre la longue Lyndale Avenue. À l'angle de Broadway régnait une certaine animation. Quelques bars étaient encore ouverts, on voyait des passants, des voitures. J'eus un coup au cœur lorsque j'aperçus, immobile sur le trottoir, un policier martien qui consultait un carnet de notes. Kitty, qui l'avait remarqué elle aussi, me tira dans l'ombre, et je sentis que sa main tremblait un peu.

— Faisons un détour, me dit-elle.

— Non, dis-je. Nous ne devons pas nous comporter comme des gens apeurés et furtifs. Il observe ce qui se passe à ce carrefour. Mais c'est sans doute un travail routinier, peut-être en rapport avec les problèmes de la circulation. Venez...

Nous passâmes devant le policier. Il nous examina sans curiosité, de ses yeux jaunes, pendant un très bref instant, et porta ses regards ailleurs. Pour les Martiens, quand ils ne sont pas très entraînés à observer les physionomies, les êtres humains appartenant à une même race paraissent assez semblables les uns aux autres. C'était là un fait qui pour nous présentait des avantages.

Plus tard, nous en rencontrâmes d'autres : une patrouille qui circulait dans les rues, un groupe de soldats ivres et qui chantaient des chants étranges, un militaire isolé, qui semblait perdu dans sa solitude. Leurs voitures et leurs camions bourdonnaient autour de nous, ainsi que leurs blindés, qui ressemblaient à d'énormes bêtes d'acier dont les canons eussent été les cornes. Parfois, un avion vrombissait dans l'air, faisant des signaux pour annoncer qu'il voulait atterrir. Je vis des Martiens sortir des maisons dans lesquelles ils étaient cantonnés. Leur nombre s'accrut à mesure que nous approchions du centre de la ville. C'était un spectacle étrange que celui de ces êtres grands et maigres, aux têtes casquées, allant et venant dans les rues d'une ville humaine: un spectacle qui, pour moi, rendit l'occupation plus réelle.

Nous tournâmes dans la Septième Rue et entrâmes dans un quartier d'apparence correcte et impersonnelle, puis nous arrivâmes dans une zone d'usines, d'entrepôts, d'hôtels à bon marché. C'était dans l'un de ces derniers, le Rocket Haven, à trois « blocs » seulement de l'artère principale, que Regelin nous avait donné rendez-vous. Nous entrâmes dans un hall défraîchi et nous nous dirigeâmes vers le comptoir.

— Une chambre pour deux, dis-je.

Les yeux ensommeillés de l'employé me regardèrent à peine.

— Je regrette, monsieur. Tout est complet... Les Martiens, n'est-ce pas...

Kitty murmura avec un pâle sourire :

— C'est embêtant... Voilà une complication inattendue.

— Voyons, dis-je, nous arrivons de Des Moines, et nous sommes exténues. Nous avons déjà essayé à plusieurs autres endroits dans la ville, sans rien trouver. J'ai une femme et un enfant qui n'en peuvent plus... Ayez un peu de cœur...

— Je vous ai dit que tout était complet, répondit l'employé. On ne pourrait même pas vous donner un placard...

Tandis qu'il parlait, je regardais le registre ouvert devant lui. J'y relevai un nom au hasard : Fred Geltert. de Duluth.

— Hé ! dis-je, vous avez parmi vos clients un vieil ami à moi... Mr. Gellert, vous voyez qui c'est... Je comptais d'ailleurs le rencontrer de toute façon, car je savais qu'il était ici. Il ne fera certainement pas de difficultés à partager sa chambre avec nous...

Ma voix était lasse, mais je m'efforçais de sourire, comme quelqu'un qui vient de faire une découverte agréable.

L'employé eut un haussement d'épaules. Il était visiblement indifférent à tout, comme tant d'hommes que la défaite et ses suites avaient brisés.

— Après tout, c'est son affaire, dit-il. S'il veut vous prendre avec lui, je n'y vois pas d'inconvénients. Sa clef n'est pas au tableau. Il est donc probablement ici en ce moment.

Je glissai sur le comptoir un de mes derniers billets de cent mille dollars.

— Nous allons voir ça... Je m'appelle Robinson. Nous vous appellerons de la chambre quand nous nous serons mis d'accord... J'aimerais que vous inscriviez mon nom à côté de celui de Gellert... Car j'attends quelqu'un. Quel est le numéro de sa chambre, au fait ?

— Le 44, au troisième.

Nous gravîmes trois étages, croisant des Martiens dans les couloirs. Je notai qu'il n'y avait que des soldais. Les officiers supérieurs devaient être installes dans les grands hôtels, et les autres logeaient chez l'habitant. Les Martiens que nous apercevions, des gaillards robustes et calmes, devaient être des paysans ou des chasseurs, habitués à vivre dans le lit desséché des océans ou sur les collines rocheuses de la planète rouge. On entendait à travers les portes leurs chansons mélancoliques.

Kitty, tout en me suivant, me murmura dans l’oreille :

— N'êtes-vous pas fou, Dave ? Cet individu ne voudra pas de nous... Et c'est un bon moyen pour attirer l'attention sur nous...

— Il faut que nous retrouvions Reggy, dis-je, et c'est ici que nous avons rendez-vous avec lui. Je n'avais pas d'autre solution pour que nous nous installions dans cet hôtel. Nous ne pouvons laisser Regelin errer dehors.

Nous étions arrivés devant la chambre occupée par Gellert. Je frappai.

Au bout d'un moment, la porte s'entrebâilla et une voix enrouée grommela :

— Que diable voulez-vous ? Où pensez-vous que vous êtes ?

Je poussai la porte et entrai, braquant mon pistolet sur l'estomac de Gellert. Kitty referma et alla s'asseoir sur le lit, nous observant de ses grands yeux.

— Pas un mot, dis-je. Sinon, je n'hésiterai pas une seconde à vous abattre. Mais j'aimerais mieux ne pas avoir a le faire.

Les veux de l'homme se durcirent, après les premiers instants de stupeur. C'était un homme à l'aspect indescriptible, au corps boudiné, avec des cheveux blonds en désordre; par la fente de son pyjama on apercevait son ventre énorme et rose. Mais il avait des réactions rapides, et il se ressaisit presque instantanément.

— Vous êtes Arnfeld, dit-il d'une voix calme.

Ainsi, il m'avait reconnu. Il avait dû voir mon portrait sur une affiche et il en avait gardé le souvenir. Ce fut à mon tour d'être surpris.

— Oui, dis-je. C'est moi. Et j'ai besoin de cette chambre pour la nuit, et peut-être pour demain. Je ne vous ferai pas de mal si vous vous montrez compréhensif. Mais, pour plus de prudence, je vais vous ficeler et vous bâillonner. Si vous avez quelques besoins naturels à satisfaire, dépêchez-vous...

Quelques minutes plus lard, il gisait dans un coin, parfaitement immobilisé et incapable de proférer un son. Du travail bien fait. Il ne risquait pas de se libérer.

Pendant que je me livrais à cette opération, Kitty avait téléphoné à l'employé pour lui dire que tout était réglé. Puis elle se mit au lit avec Alice. Elles furent bientôt toutes les deux endormies.

Je n'avais pas encore sommeil. Je m'assis par terre et je racontai à Gellert toute notre histoire. Je n'espérais pas qu'il me crût. Mais je me disais que plus nous répandrions la vérité, mieux cela vaudrait, car peut-être des gens finiraient pas être troublés et par agir à leur tour si nous venions à être tués. Je me demandais ce que Gellert faisait dans celte ville et dans cet hôtel. Peut-être avait-il accepte un de ces emplois bien payés que les Martiens offraient aux humains. Mais j'étais trop fatigué pour le questionner ou pour fouiller dans ses vêlements et ses bagages. Bientôt, je m'assoupis.

On frappa à la porte et je m'éveillai, sortant du sommeil comme d'une eau fade. Je pris mon revolver dans ma main et entrouvrit la porte. C'était Regelin. Sa silhouette se détachait, haute et noire, sur la pâle clarté du couloir. Je le fis entrer et je réveillai Kitty doucement, en caressant ses joues avec mes lèvres. Reggy laissa tomber son long corps dans le fauteuil, en soupirant de fatigue. Ses jeux tombèrent sur la masse informe de Gellert, et je. lui expliquai ce qui s'était passé.

— Bon travail, dit-il avec un rapide sourire. Quant à moi, tout a bien marché. Il y a ici tant de Martiens que je n'ai eu qu'à me mêler à la foule. Je me suis rendu directement à la Foshay Tower, au cœur même de notre quartier général, afin de voir un peu comment allaient les choses. J'ai eu une conversation très amicale avec une jeune femme qui est employée là comme standardiste. Elle parut très flattée de l'attention que lui portait un officier martien. Nous sommes allés prendre un café ensemble. Elle m'a donné quelques informations intéressantes sur le personnel administratif.

— Voilà qui me surprend, fit Kitty en fronçant les sourcils.

— Oh ! ne croyez pas que tous les gens de votre race nous haïssent... Ce n'est notamment pas le cas de ceux qui n'ont pas trop souffert personnellement de la guerre et de ses suites et qui, voyant que nous ne leur infligions pas de mauvais traitements, ont pensé qu'il valait mieux essayer de coopérer avec nous... Il est intéressant au surplus de noter que vos semblables ne sont guère capables de distinguer un Martien d'un autre...

Il réfléchit un instant, les mains jointes sur ses genoux.

— L"important pour nous, reprit-il, est de découvrir un Martien qui soit en réalité une de ces créatures monstrueuses, afin de tenter de le capturer et de nous en servir comme preuve. Je crois avoir repéré ce qu'il nous fallait en la personne de Yoakh Alandzu ay Chromtha. C'est un assistant de Ruanyi. Il a pour tâche d'étudier tous les rapports des équipes d'inspection ainsi que ceux des officiers qui ont des postes fixes dans les forces d'occupation. En bref, toutes les informations du continent passent entre ses mains, et il contribue à les coordonner avec celles de toute la planète. Il occupe donc un de ces postes-clefs dont il est tout naturel qu'une de ces créatures ait cherché à s'emparer. Lorsque j'appris par la suite que cet Alandzu était très taciturne, qu'il n'avait pas d'amis, qu'il ne se détendait jamais, sauf peut-être avec les membres de son propre état-major, et enfin que ses origines étaient assez incertaines, j'ai été renforcé dans mes suppositions. Mon informatrice put me procurer son adresse personnelle. Il loge au New Dyckman Hôtel, où il occupe l'appartement n° 1847. Il a un garde du corps, qui appartient, lui aussi sans aucun doute, à la même race. Ils ne s'attendent certainement pas à un coup de main contre eux. Enfin, bonne nouvelle, j'ai appris que mon ami Yueth était ici.

Ainsi donc, dis-je, il nous faut cueillir sans bruit cet Alandzu. Après quoi, nous pourrons aller chercher votre ami pour le lui montrer à titre de preuve. Tout cela est parfait. Mais comment pourrons-nous obliger cette créature à changer de forme ?

— Eh bien, dit Regelin avec un sourire à la fois moqueur et fatigué, vous pourrez toujours lui casser un lampadaire sur la tête !

Je me mis à rire. Mais je redevins vite sérieux. Et soudain j'éprouvai la démangeaison de passer le plus rapidement possible à l'action. Je me levai. Je pris Kitty dans mes bras et je la tins quelques instants sur ma poitrine. Puis je me tournai vers Regelin.

— Allons-y, dis-je.

Nous quittâmes l'hôtel. Je le laissai marcher assez loin devant moi. Il était environ deux heures du matin. L'obscurité et le silence s'étaient étendus comme un océan au-dessus de la ville. Quelques lampes restaient encore allumées le long de Hennepin Avenue. Une voiture solitaire passa. Nous aperçûmes au loin une patrouille martienne. J'avais la sensation quasi physique de l'énormité de celte ville endormie, pareille à un être vivant qui pourrait brusquement se réveiller en poussant des clameurs.

Bientôt, nous aperçûmes la vaste façade du New Dickman Hôtel. Elle était éclairée par une vague lueur bleue qui se reflétait sur les casques des deux sentinelles faisant les cent pas devant l'entrée. Je vis Reggy passer devant elles et répondre brièvement à leur salut. Bientôt, il disparut dans l'immeuble. Je fis le tour de celui-ci, et je débouchai dans une allée menant à une cour servant de parking derrière l'hôtel. Là aussi, il devait y avoir des gardes. Mais j'entrai.

— Halte !

Cet ordre me fut lancé avec un accent indescriptible. Je vis deux sentinelles s'approcher de moi. Elles tenaient leur fusil à la main. Elles n'avaient pas l'air très méfiantes. Qu'auraient-elles pu craindre d'un promeneur isolé ? Je m'élançais vers elles. Elles m'attendaient, immobiles, pareilles à deux grandes ombres casquées de métal. Je pris une voix d'homme ivre, fis semblant de vaciller et bégayai :

— Hé ! Qu'est-ce que vous me voulez ? Je viens... Je viens chercher la voiture du général... Il m'a dit de venir la chercher...

— Circulez ! me dit l'un des deux gardes, celui qui était le plus près de moi.

Ce devait être un des rares mots d'anglais qu'il connaissait. Il me prit par le bras et essaya de me repousser vers l'allée.

Je le frappai du revers de la main en plein larynx. C'est un coup brûlai quand on sait comment le porter. Il s'affaissa avec un grognement et son casque résonna sur le sol. L'instant d'après je donnais un croc en jambe au second et le faisais basculer. Après quoi, je leur martelai la tête à tous deux à coups de talon. J'espère que je ne les ai pas tués.

Ensuite, je me mis à courir. Si quelque Martien m'avait entendu, on viendrait aussitôt voir ce qui se passait. Mais les deux gardes seraient hors d'état de dire de quel côté j'avais fui. Et on croirait peut-être tout d'abord — du moins, je l'espérais — à quelque acte de vengeance commis par d'autres militaires.

Me glissant entre les voitures, j'atteignis l'échelle métallique de secours et me mis à y grimper. Je songeai, tout en me hâlant, que j'étais voué aux échelles de ce genre.

J'avais atteint le septième étage lorsqu'il y eut un tumulte au-dessous de moi. Je m'immobilisai, retenant mon souffle. Des soldats criaient, des torches électriques s'allumaient. Un faisceau de lumière balaya le mur. Je m'attendis à ce qu'on tirât sur moi. Mais je portais un vêlement sombre et je restais parfaitement immobile. On ne me vit pas.

Avec Regelin, nous n'avions pas pu adopter une tactique précise et minuter notre action. Mon compagnon serait certainement arrivé avant moi à l'appartement n° 1847. Je devais constituer en quelque sorte, et si c'était nécessaire, la seconde vague de l'attaque. Mais tandis que je me cramponnais à la barre d'acier qui était humide de rosée, je me disais que mon intervention ne serait même pas nécessaire. Si Regelin parvenait sans encombre jusqu'à la porte d'Alandzu, et si celle-ci s'ouvrait, il aurait réussi. Alandzu, d'ailleurs, ne se méfierait pas d'une voix martienne annonçant un message urgent. Il ouvrirait et se trouverait devant un revolver braqué sur lui. Ce n'est qu'ensuite qu'il aurait probablement besoin d'aide...

Un assez long moment s'écoula avant que le tumulte s'apaisât dans la cour. Je repris mon ascension. Huitième étage, neuvième, dixième. Mais était-ce bien le dixième ? Ne m'étais-je pas trompé ? Je poussai un juron étouffé, tout en continuant à grimper. Mes genoux, qui avaient raclé les dures barres métalliques, me faisaient mal.

Dix-septième, dix-huitième... J'y étais, si je ne m'étais pas trompé d'étage. J'ouvris une porte et sautai dans un couloir faiblement éclairé. La porte la plus proche portait le n° 1839. Ainsi donc je n'avais pas commis d'erreur. Ce fut pour moi un soulagement. Car même à cette heure-là je risquais de faire dans les couloirs de mauvaises rencontres.

Je m'avançai sans bruit, examinant les numéros des portes. Sous l'une d'elles je vis un trait de lumière.

« C'est certainement là, pensai-je, et Regelin doit y être déjà, tenant les deux monstres sous la menace de son arme, et se demandant pourquoi je n'arrive pas plus vite. »

La porte en question était bien celle que je cherchais. Je m'arrêtai. Mes nerfs étaient prêts à se rompre. J'avais la sensation de vivre un cauchemar. Mais ce n'était pas le moment de m'abandoner à des frayeurs mélodramatiques. Pourtant, il ne me fallait pas prendre de risques inutiles. Plutôt que de frapper à la porte ou d'essayer de l'ouvrir, je poursuivis mon chemin. Plus loin, sur la façade Est de l'hôtel, je découvris une autre échelle de secours. Elle aboutissait dans l'allée et, en face, il y avait un mur nu. Une corniche courait le long de l'immeuble, sous les fenêtres. Je mis mon pistolet à ma ceinture et m'engageai avec précaution sur cet étroit passage. Collé au mur, j'avançai lentement. Chose curieuse, cet exercice acrobatique calma mes nerfs. Je n'avais rien d'autre à craindre que ma propre maladresse. Mais un astronaute est entraîné à ne pas redouter le vertige.

Après avoir tourné à l'angle de l'immeuble, j'aperçus la fenêtre éclairée. Bientôt, je l'atteignis et, tendant le cou, je risquai un regard à l'intérieur.

Je jure que ma première pensée fut que Regelin n'était pas encore arrivé. Et cela m'embêta, car il était nécessaire qu'il entrât le premier : Alandzu se serait méfié d'une voix humaine. Je fus embête aussi de constater qu'il y avait plus de deux Martiens dans la pièce. Mais un second regard m'édifia.

Regelin était bien là. Mais il était désarmé, les mains en l'air ! Et quatre revolvers étaient braqués sur lui !

Quatre Martiens le surveillaient.

Quatre Martiens ? Non pas. Mais bien, j'en étais sûr, quatre de ces fantastiques créatures !

Comment cela avait-il pu se faire ? Alandzu avait-il été prévenu ? Ou quoi ? Je restais immobile, accroché aux aspérités du mur, sentant le vent souffler sur mon visage. Que faire ? Que pouvais-je faire ?

Si je bondissais dans la pièce en hurlant : « Haut les mains ! », ainsi que dans les vieux films où l'on voyait des « Marines » arriver à la rescousse, ils auraient tout le temps de m'abattre et d'abattre Regelin. Pendant un bref instant nauséeux, je songeai à retourner auprès de Kitty et de m'enfuir avec elle; de m'enfuir sans plus m'occuper de rien.

Mais je me raidis. La lutte ne prendrait fin que lorsque nous serions morts, et cela ne saurait tarder maintenant. Je serrai les dents et tirai mon revolver de ma ceinture. Je le réglai sur le feu automatique. Je me penchai, prenant appui de la main gauche sur le rebord de la fenêtre, et je tirai à travers les vitres.

Le bruit fut fantastique. Je les vis tomber comme des marionnettes fauchées sans avertissement. Ce fut rapide, et ils tombèrent tous, tous frappés à mort. Je n'aurais jamais cru que je pouvais être aussi prompt et aussi adroit. Sans perdre un instant, je sautai dans la pièce.

— Bravo, Dave ! me cria Regelin...

Et, d'une voix fiévreuse, il m'expliqua :

— Je n'ai pas eu de chance. Ils m'attendaient ! Ils avaient été prévenus... Prévenus par Gellert... Si extraordinaire que cela puisse paraître, ce Gellert était un des leurs...

Mais nous n'avions guère le temps d'échanger nos réflexions. Pas même le temps de nous dire que Kitty et Alice étaient dans la chambre avec ce monstre. Il nous fallait fuir. Regelin, qui ne perdait jamais son sang froid, y avait déjà songé tandis qu'il vivait sous la menace, avec le pâle espoir que je parviendrais à le délivrer. Il me fit signe et ouvrit la porte de la pièce voisine. Me montrant le lit, il m'invita à me cacher dessous, ce que je fis aussitôt. Quant à lui, il resta immobile derrière la porte.

Nous n'eûmes pas longtemps à attendre. Des pas retentirent dans le couloir, la porte de l'appartement vola en éclats. Je retenais mon souffle. Des bottes craquaient sur le plancher, d'âpres voix martiennes se faisaient entendre. Une foule excitée se tassait dans l'entrée, envahissait les lieux. C'est alors que Regelin tenta sa chance. Le jeu était dangereux, mais c'était le seul qu'il pût jouer. Au milieu de la confusion qui régnait, il parvint à se glisser dans la pièce principale et à se mêler à la foule sans que personne eût remarqué qu'il était déjà là avant qu'on enfonçât la porte. Il revint rapidement vers la chambre où j'étais et dans laquelle personne n'était encore entré. Je l'entendis crier :

— Le meurtrier n'est pas là... Il a dû s'enfuir par la fenêtre...

Puis il se mit à donner des ordres d'une voix ferme :

— Vous trois, allez surveiller les échelles de secours. Vous, téléphonez à l'état-major. Et sortez tous d'ici, car vous risquez de brouiller les indices. Je surveillerai les lieux moi-même...

J'admirais le sang-froid de Reggy, Mais je doutais que son coup d'audace pût réussir. Si incroyable que cela puisse paraître, il réussit pourtant. Les Martiens ne sont pas tellement différents de nous. Un meurtre avait été commis: ceux qui étaient accourus étaient trop émus pour réfléchir correctement. Il y avait là un officier qui semblait avoir une vue nette de la situation et qui parlait avec autorité. En un instant, nous fûmes seuls.

Je sortis de ma cachette. Regelin était en train de fouiller les poches de l'ordonnance d'Alandzu.

— Voilà tes clefs de sa voiture, dit-il. Elle doit être en bas dans la cour. Maintenant, filons.

Nous sortîmes par la fenêtre et nous nous glissâmes aussi rapidement que nous le pûmes, le long de la corniche, jusqu'à l'échelle de secours qui aboutissait dans le parking. Regelin se mit à descendre. Je le suivis, plus lentement. En bas, il tomba sur deux gardes :

— Pas vu le meurtrier, leur cria-t-il. Il n'a pas dû prendre cette échelle... Dites-moi vite où est la voiture de Yoakh Alandzu... Il m'a chargé d'une mission extrêmement urgente...

Les gardes, ne sachant pas qui avait été tué, obéirent. Mais chaque seconde comptait double. Regelin sauta dans la voiture et la mit en marche. Il ordonna aux gardes d'aller surveiller l'entrée de l'allée. Ceux-ci disparurent dans l'ombre. Regelin amena alors la voiture tout auprès de l'échelle sur laquelle je m'étais immobilisé au niveau du quatrième étage. Tandis qu'il effectuait celte manœuvre, je descendais rapidement. Je sautai sur mes talons et m'engouffrai dans l'auto, m'aplatissant sur le siège arrière. Il démarra immédiatement.

— Et maintenant, dit-il, allons rejoindre Kitty. Si elle est encore dans cette chambre...

« Et si elle est encore vivante », pensai-je.