Une paroi du cratère était envahie de millions d’araignées argentées qui comblaient entièrement l’espace, côte à côte, comme des spectateurs en train de s’entasser sur les gradins d’un cirque à Rome.
— Elles s’imaginent qu’on va danser pour elles ou quoi ? grogna Fichtner.
Les humains s’agitèrent, désemparés. La masse formée par les deadies se mouvait autour d’eux comme une marée de peau et d’os animée par la terreur. Des crabes firent irruption et se déployèrent sur la grande esplanade au fond du cratère, leurs armes à énergie pointées sur les captifs affolés, au cas où l’un de ceux qu’ils avaient regroupés dans ce trou aurait voulu filer.
Des clameurs infernales rompirent le silence. Quelques-unes au départ et ensuite des milliers, des cris perçants dont l’écho rageur fit trembler les murs de l’amphithéâtre. Effrayés et déconcertés, humains et deadies scrutaient les environs comme s’ils guettaient le bras spectral qui jaillirait des nuées de la poussière pour les saisir.
Et alors tout s’accéléra.
Le mur vivant d’araignées se mit à onduler par vagues successives qui soulevaient les petits corps collés les uns aux autres. Puis il y eut un éclat aveuglant et un craquement épouvantable quand l’air se déchira et s’embrasa sous l’effet d’un rayon mortel.
Les deadies hurlèrent, en proie à une agonie atroce. Une grosse colonne de fumée noire et huileuse s’éleva parmi eux, mais elle fut dispersée aussitôt par un vent ardent qui charria vers les hommes une puanteur infecte de chair carbonisée.
— Que s’est-il passé, bon sang ? s’écria Rodriguez, stupéfait.
— Je suis aveugle ! rugit Fichtner à côté.
Hawk Castro courut vers lui et lui prit la figure dans ses mains.
— Alors, Paul ? Bon Dieu, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je suis aveugle, mon capitaine, je ne vois plus rien ! gémit-il, désespéré.
Neko se retourna pour examiner les yeux du soldat. Ils étaient brûlés et secrétaient un pus aqueux qui coulait sur ses joues comme des larmes.
— C’était quoi au juste ? demanda Ronny Boykin.
— Les araignées qui ont investi ce côté-ci du cratère… dit Kaplan en l’indiquant du bras mais en gardant les yeux rivés au sol. Ne les regardez pas directement, c’est dangereux… Eh bien, elles utilisent leur carapace chromée pour concentrer sur nous les rayons du soleil. On dirait une espèce de sacrifice rituel.
— Quoi ? s’écria Boykin.
— Il faut sortir d’ici !
Castro jeta des regards en tous sens, en quête d’une éventuelle issue. Soudain, il indiqua une direction :
— Là, regardez !
C’était l’un des crabes. Comme ses congénères, il menaçait les captifs de ses pinces équipées d’ustensiles divers.
— C’est un de nos HK 416 ! grogna Boykin. Ce monstre l’a fixé sur sa carapace comme une décoration.
— Attention, couchez-vous tous ! hurla Kaplan.
Il y eut une seconde vague lumineuse, un éclair, et un jet brûlant d’énergie condensée fendit à nouveau l’atmosphère, pulvérisant un groupe de deadies à quelques pas. Un cri fut étouffé aussitôt, et les pauvres diables explosèrent dans un nuage de cendres qui flottait maintenant dans l’air desséché alors qu’un halo rougeâtre, comme du sang vaporisé, enveloppait leurs restes.
La mort vibrait alentour comme une plaie de sauterelles.
Neko recula en vacillant, choqué par une telle sauvagerie, assailli de tous bords par les bras et les coudes qui lui martyrisaient les côtes et le piquaient comme des lames émoussées alors qu’il cherchait à s’enfuir. Un son visqueux et répugnant montait du sol comme s’ils foulaient un tapis de cafards. Il fut poussé brutalement dans cette horrible confusion. Il trébucha sur le fémur carbonisé d’un deady et tomba à plat ventre.
— Putain, merde ! murmura-t-il.
Il essaya de s’éloigner en rampant sur les coudes dans la couche de cendre poussiéreuse au fond du cratère. La preuve que d’autres sacrifices avaient déjà eu lieu à cet endroit ?
Et quelque chose lui arracha un cri de répulsion et de terreur.
Cela remuait dans les cendres. Des formes pâles et sinueuses d’une extrême minceur. Elles se tortillaient tels de longs spaghettis, mous et vivants. Des vers ! Le fond du cratère grouillait de longs vers blancs et répugnants qui s’élançaient vers eux méchamment, cherchant à s’introduire sous leurs vêtements et dans chacun de leurs orifices corporels. Il en cracha un qui s’était perché sur ses lèvres et en arracha une poignée qui s’emmêlaient dans ses cheveux.
— Nooonnn ! cria-t-il, secoué de nausées.
Le rayon de la mort continuait de s’abattre sur les deadies pris de panique qui se cognaient les uns aux autres et se piétinaient, ne disposant d’aucune issue, encerclés par les crabes.
Ces vers étaient-ils les rejetons des araignées argentées ? Se nourrissaient-ils de cendre organique pour assurer leur cycle vital ? Dans ce cas, songea Neko, les araignées s’octroyaient ainsi un bref répit dans ce monde à l’agonie. Peut-être se servaient-elles de la géode pour voyager dans le passé, enlever des proies ayant vécu des millions d’années avant que leur espèce ne se développe et les ramener dans leur enfer calciné afin que leur progéniture reçoive leurs cendres en pâture. De la sorte, elles avaient pu déjouer provisoirement l’irrépressible poids de l’entropie. Mais la rémission serait de courte durée. Leur espèce et leur monde étaient voués à disparaître prochainement.
— Neko ! s’écria Kaplan en s’agenouillant près de lui et en l’aidant à se débarrasser des vers qui lui couvraient le flanc. Du calme, je pense qu’ils sont inoffensifs tant qu’on n’a pas été réduit en cendres.
— Je m’en fous, grogna le jeune physicien. C’est dégueulasse !
— Oublie ces bestioles, dit Kaplan en le prenant par les épaules. Nous avons une chance de nous en tirer… si nous joignons nos efforts.
— Vas-y, explique.
— Regarde les crabes. Nous savons désormais qu’il s’agit là de véhicules créés par les araignées à partir du tissu plastique de la géode. D’une façon ou d’une autre, elles ont appris à contrôler ce matériau et ainsi elles ont pu façonner leur carapace. Mais nous pouvons interagir toi et moi grâce à notre interface. Et les arrêter.
— De quelle façon ? demanda Neko en arrachant les derniers filaments gluants collés sur ses vêtements.
Kaplan s’avança et tira Castro par le bras pour attirer son attention.
— Capitaine, vous et vos hommes allez récupérer les armes accrochées sur les crabes ! C’est notre dernière chance.
— D’accord, mais comment ?
— Débrouillez-vous, capitaine.
Soupirant, comme s’il était soudain accablé par le poids des ans, Hawk Castro se tourna vers Neko.
— Je sentais bien que tôt ou tard on ferait appel à nos talents de brutes épaisses, mais j’aurais préféré me gourer, fais-moi confiance.
Neko le regarda, troublé, et bredouilla :
— Bonne chance, capitaine.
Castro avança, courbé, à la tête de ses hommes, esquivant les deadies qui couraient désespérément sans pouvoir se mettre à l’abri. Ronny Boykin lui emboîtait le pas avec Jesús Rodriguez légèrement en retrait, qui tenait un Paul Fichtner aveugle par le bras.
— Là-bas, ce crabe aussi a un HK 416 fixé à un membre, et il nous tourne le dos, fit Castro. Ronny, Jesús, on va l’attaquer tous les trois en même temps. Si on récupère le fusil, on fonce sur le suivant.
Neko et Kaplan s’accroupirent derrière eux. Castro les regarda et dit :
— Vous deux, vous resterez auprès de Paul, et…
Mais Kaplan passa outre et marcha vers le monstre d’un pas décidé, talonné par Neko. Il se tourna vers Hawk Castro et leurs regards se croisèrent alors que le second haussait les épaules. Des flammes crépitèrent à nouveau derrière eux et il y eut un hurlement de douleur mêlée d’épouvante. Plusieurs dizaines de leurs compagnons d’infortune avaient encore péri calcinés.
Kaplan essaya discrètement de s’approcher au plus près du crabe, mais, quand il en fut à deux mètres, le monstre détecta sa présence et se retourna en un clin d’œil. Neko fut étonné par la vitesse de réaction de cette masse énorme. Ils se virent en face d’une espèce de crustacé gigantesque vernissé de noir, si brillant qu’ils discernaient leur propre reflet sur son torse en forme de barrique. Les palpes qui remuaient sur sa face émirent leur claquement sinistre :
Tac ! Tac ! Tac !
Un vent violent se leva, formant des vagues de cendre et de poussière tout près d’eux. Quelques secondes interminables s’écoulèrent : le temps semblait comme arrêté alors que la créature pointait son arsenal sur eux.
Arrière ! pensa Neko avec véhémence alors que la terreur l’envahissait pour de bon. Et le résultat fut inouï. Le bras articulé du crabe fut saisi d’une soudaine convulsion, et la foudre censée frapper Kaplan s’abattit par terre, sans danger, à quelques pas devant eux.
Dans l’intervalle, Castro fondit sur la masse noire et bloqua son bras droit, mais elle le projeta dans les airs d’une espèce de pichenette comme si elle chassait un insecte. Le capitaine retomba sur le dos dans la poussière et resta étendu, le souffle coupé, tandis qu’un autre crabe s’avançait vers lui pour le carboniser.
Kaplan s’interposa entre Castro et cette seconde créature.
Neko s’efforçait toujours de contenir le premier crabe, la main pointée vers lui, concentré à l’extrême. Il se sentait dans la peau de Luke Skywalker quand le héros cherche à dominer Darth Vader par sa force mentale. À présent, il savait que Kaplan ne s’était pas trompé : les crabes n’étaient que des machines pilotées par les araignées argentées, uniques survivants dans cet univers moribond. À l’image de ces tripodes que manœuvraient les Martiens dans La Guerre des mondes de Wells. Sortes de marionnettes actionnées de l’intérieur. La petite plaque à sa nuque était du même métal, et, à travers ce matériau étonnant, il pouvait interférer avec les ordres des araignées.
Du coin de l’œil, il vit Ronny qui s’approchait pour lancer une attaque surprise. Neko replia les doigts de sa main tendue comme s’il serrait une chose invisible. Il savait qu’un tel geste était stupide et inutile, mais il l’aidait à se concentrer pour contenir le crabe et ainsi apporter son appui à Boykin.
D’ailleurs, il y parvint. Le colosse empoigna le bras droit du monstre, posa un pied sur l’une de ses articulations et tira un coup sec. Il y eut un craquement : le membre se rompit et atterrit dans la poussière. Sur ces entrefaites, Rodriguez, jusque-là demeuré en retrait pour veiller sur Fichtner, fondit sur le flanc vulnérable du crabe.
Kaplan avait réussi à paralyser la seconde créature. Castro se releva aussitôt et s’engouffra dans la faille. Il escalada le dos du monstre, agrippa le couvercle circulaire sur la partie supérieure de son corps et le tira vers lui. Il grogna et jura en plein effort, mais le couvercle céda. L’intérieur répugnant de la chose regorgeait d’une écume jaunâtre où se tortillaient quelques araignées. Il y plongea la main, les extirpa une à une et les écrasa dans ses doigts.
Neko s’efforçait toujours de bloquer le crabe d’un seul bras. Et tandis que Boykin essayait de décrocher le HK 416 inséré sur le membre amputé, Jesús Rodriguez se jeta frontalement sur la bête pour la mettre à bas. Une erreur. Elle lança subitement l’autre bras et frappa le soldat au milieu du torse. Rodriguez tomba à la renverse et la masse noire sauta sur lui, le piétina et le mit en charpie en le transperçant des ergots pointus dont ses dix pattes étaient munies.
Boykin était parvenu à s’emparer du HK 416. Il hurla en voyant son camarade cloué au sol et tira sur le crabe à bout portant. Les balles creusèrent de larges orifices dans la carapace noire et la bête recula en vacillant sous la puissance des impacts, s’éloignant du corps mutilé de Rodriguez au milieu d’une flaque de sang que la cendre épongea peu à peu.
Puis une explosion retentit derrière Neko. Le souffle brûlant de l’onde de choc le jeta face contre terre. Il se retourna et vit le jet dévastateur qui avançait vers eux inexorablement.
La plupart des deadies avaient été carbonisés. Leurs corps calcinés et fumants formaient une colline noire abrupte au cœur de l’amphithéâtre. Une masse grouillante de vers blancs l’envahissait lentement. Le rayon de la mort était maintenant braqué sur eux et il ouvrait une large brèche de désolation en progressant telle une locomotive. Paul Fichtner se trouvait sur sa route.
Neko hurla pour le mettre en garde, mais le soldat aveugle n’avait nulle chance d’en réchapper. Le rayon l’atteignit et il s’embrasa, s’éclipsant aussitôt comme une mite sous un chalumeau. Le faisceau se dirigeait maintenant vers Neko et Boykin.
Le jeune homme roula désespérément pour esquiver la trajectoire mortelle. Nimbé d’un nuage de cendre et de poussière, il s’arrêta au bout de quelques mètres et se retourna vers Boykin. Le soldat courait en serrant son HK 416 mais, d’évidence, il ne pourrait pas s’échapper. Il poussa une clameur au dernier instant et lança son fusil devant lui en puisant dans ses dernières ressources.
Le rayon l’enveloppa d’un tourbillon de feu.