Tac ! Tac ! Tac !
Le groupe évolue sans difficulté non loin de la surface, rasant la cime des arbres, là où les courants d’air latéraux sont plus véloces. À l’écoute du vent qui chante, se laissant entraîner, à la merci de ses caprices. Il vit là de nouvelles sensations qui, en même temps, lui semblent familières. Il n’y a pas d’effleurement, il se trouve immergé dans la masse d’air qui se déplace à la même vitesse que lui. Il règne un grand calme. Il flotte ! L’océan d’arbres. Le groupe est parsemé de touches colorées. Les nuages tout là-haut. Il sent l’air pur et frais.
Et ce bruit à nouveau :
Tac ! Tac ! Tac ! (Danger… Peur !… Fais attention…)
(Oh, non ! se dit Neko dans un recoin de son esprit. Je rêve encore, mais c’est un cauchemar à présent…)
Il est entouré d’un tumulte frénétique de couleurs changeantes qui lui crient : (Allez. Monte. Monte. Monte.) Il négocie au mieux les courants d’air produits par convection dans l’atmosphère. Le groupe s’élève, multicolore, dans une spirale parfaite, et gagne aisément de l’altitude. Les thermiques sont des colonnes d’air chaud ascendantes. Leur taille varie énormément. C’est difficile, il faut une habileté particulière pour détecter ces courants, s’y infiltrer et monter avec eux en tournoyant. Le groupe s’élève ainsi jusqu’à une altitude où les courants d’air sont plus forts, et avec moins de turbulences, à environ trois cents mètres du sol.
Au loin, ils voient la plaine où s’élève la coupole noire. Une violente convulsion secoue le cercle déboisé qui l’entoure. Les roches et le gravier sont projetés en l’air puis retombent dans un fracas assourdissant. Comme si l’on avait tapé du poing sur la table, en faisant décoller les couverts et les salières, se dit Neko.
Le groupe s’approche paisiblement. La Lune dans le ciel. Des silhouettes bipèdes commencent à émerger de la coupole noire. Neko se reconnaît parmi elles. Il se voit lui-même d’une position en surplomb, comme à travers les yeux d’un oiseau.
Tac ! Tac ! Tac !
Toujours ce bruit. Mais, cette fois, il avait retenti de manière différente. Là, il était réel, ce n’était plus un rêve.
Il ouvrit les yeux et demanda :
— Vous avez entendu ?
Le Delta en faction à trois pas se tourna vers lui. Grand, noir, large d’épaules. Neko reconnut Boykin à la faveur du clair de lune.
— Oui, répondit le soldat. Ce maudit bruit nous a cassé les oreilles toute la nuit. Sans doute un volatile, d’après le capitaine.
Danger ! Danger ! cria-t-on dans sa tête au milieu d’une explosion de couleurs. Il se frotta les yeux et cligna des paupières. Peut-être était-il encore à moitié endormi. Mu par une impulsion, il se retourna et se leva. Il vacilla légèrement et un fourmillement déplaisant lui parcourut les extrémités. Mais il resta debout.
— Hé ! s’écria Boykin. Je croyais que tu ne tenais plus sur tes jambes !
— La preuve que si, dit Neko, encore plus étonné que le militaire.
Il porta la main à son front et toucha le bandage que lui avait posé Kreczsinsky. Le sentant inutile désormais, il l’arracha et le jeta par terre. Il fit quelques pas hors du refuge improvisé. Il leva les yeux vers la Lune qui brillait dans le ciel. Plus petite et lointaine.
— Neko, murmura Laura.
Il se retourna et la vit s’approcher. Pour veiller sur son sommeil, elle s’était allongée près de la civière où il gisait peu avant. Un doux sourire se dessinait sur son visage.
— Qu’est-ce que t’en dis, docteur ?
Il écarta les bras et pivota sur ses appuis.
— Fantastique, dit-elle en arrivant à sa hauteur. Tu es guéri. Tu peux marcher !
Neko riait entre ses dents. Un épisode d’Heidi, la série de dessins animés, lui était revenu en mémoire tout à coup.
— Oui ! Mon Dieu, je marche ! Miracle !
Il aurait aimé se montrer plus cynique. Sa plaisanterie lui parut stupide alors même que les mots s’échappaient de ses lèvres. Il demeurait inquiet après ce qui lui était arrivé.
— Et tu te sens bien ?
Il s’éclaircit la voix.
— J’ai encore des fourmis dans les jambes, c’est gênant, mais pas trop douloureux.
Il s’assit par terre, baissa le front et ajouta :
— Regarde si cette bestiole est encore incrustée.
Elle s’agenouilla derrière lui et palpa les vertèbres à la base de son cou.
— Oui, elle est toujours là.
— Et merde ! s’écria Neko qui aurait aimé que cette créature lâche prise pour évacuer son angoisse. Si mon comportement devient bizarre… tirez-moi une balle dans la tête !
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je plaisante. Tu as lu Marionnettes humaines de Robert Heinlein ?
— Je ne suis pas amatrice de science-fiction, tu sais bien, répondit Laura.
— Rassure-toi, je blaguais.
Elle retira sa bague en diamant et l’approcha de son dos.
— Attends un peu, ne bouge pas… lui dit-elle.
— Qu’est-ce que tu fais, docteur ?
— Simple vérification, ne bouge pas.
Il sentit une légère pression sur sa nuque et entendit un bruit désagréable tel un ongle crissant sur un tableau.
— Alors ? s’enquit-il.
Pour toute réponse, elle lui montra sa bague, encore plus abîmée qu’avant. Il en tombait une fine poussière brillante. Elle s’assit à côté de lui.
— Même matériau que la géode.
Neko hocha lentement la tête.
— Je m’en doutais. Maintenant j’en ai la preuve. Merci, docteur.
Laura se retourna pour observer la grande coupole noire d’un kilomètre de haut au milieu de l’espace déboisé, qui n’avait pas l’air circulaire d’où ils se trouvaient. L’autre extrémité était si lointaine qu’ils ne distinguaient que les cimes des arbres dessinant un trait fin éclairé par la Lune.
— Que s’est-il passé réellement, d’après toi ? lui demanda-t-elle.
— Nous avons traversé un tunnel de Kerr et voyagé dans un futur lointain.
— J’avais fait une multitude de calculs, et nos chances de survie étaient nulles à chaque fois. Et si par chance nous parvenions à traverser la singularité, nous ne pouvions jamais nous en extraire.
— Nous sommes pourtant arrivés là, docteur.
— Oui, mais comment ?
— Tu veux que j’échafaude des hypothèses sur la base des rares éléments dont on dispose ?
— Non, laisse tomber. Je peux élaborer des théories invraisemblables, moi aussi.
Ils gardèrent le silence un moment, contemplant le reflet de la Lune sur l’immense coupole noire. Et, l’espace d’un instant, Neko sentit un tourbillon d’effroi ; dans son ventre d’abord, puis tout au long de son échine ; pour finir, il se ficha dans sa nuque comme une aiguille, là où la créature s’était incrustée.
Il eut un sursaut et se pencha comme s’il allait vomir.
Mais c’était de simples nausées. Puis, d’une voix plus douce, comme si ses propres mots l’effrayaient, il murmura :
— J’ai fait des rêves… et des cauchemars. Très réalistes. Trop réalistes…
Elle s’approcha et lui toucha le front. À la faveur du clair de lune, Neko avait le teint cadavérique. Il s’efforçait de sourire, sans vraiment y parvenir.
— J’avais remarqué, dit-elle. J’étais allongée à côté, tu n’as pas arrêté de gémir et de remuer la tête.
— Je nous ai vus du ciel lors de notre arrivée. Toute la plaine, là, devant, a tremblé comme ça… (Il agita la main sous les yeux de Laura.) Comme un mini séisme, très bref. C’est peut-être ce qui a coupé l’herbe. Après, j’ai vu… Eh bien, oui, j’ai aperçu nos silhouettes alors que nous sortions de la géode. Hawking tout-puissant, je me suis vu moi-même ! Du ciel.
— C’était un rêve.
— C’était beaucoup trop réaliste. Ce truc m’a injecté un succédané de LSD dans les veines (du pouce, il désigna son dos), ou alors ses souvenirs se mêlent aux miens d’une façon ou d’une autre.
— N’en fais pas une obsession. Ne va pas non plus le crier sur les toits, tout le monde est à cran. On réussira bien à t’en débarrasser sans danger. On pourra alors l’examiner et savoir de quoi il s’agit exactement.
— Mais les images qui me sont apparues… Elles sont dans mon cerveau !
— Du calme, Neko. Ce n’était peut-être qu’un rêve.
— J’en doute, s’obstina-t-il. Mais peu importe.
L’air mécontent, il croisa les bras et décida de changer de conversation. Il ne voulait pas laisser transparaître sa peur. Il leva les yeux vers le ciel et montra une des étoiles parmi les plus brillantes.
— Regarde, là, docteur, n’est-ce pas Jupiter ?
— Oui, en effet. Nous avons pu le vérifier à l’aide des instruments optiques des militaires, et ses quatre satellites galiléens sont toujours là. À la tombée du jour, nous avons nettement distingué Vénus également. Et là-bas, c’est Mars, dit-elle en la montrant du doigt. Nous sommes bien sur Terre, aucun doute.
Neko hocha la tête, l’air de dire « pour moi, il n’y a jamais eu l’ombre d’un doute », et contempla la Lune.
— Docteur, on a souvent évoqué ces drôles de coïncidences cosmiques, tous les deux, comme le juste paramétrage des constantes fondamentales de l’Univers pour que la vie puisse y éclore.
— Oh, je t’en prie, pas maintenant !
— Eh bien, poursuivit-il, l’un de ces formidables hasards cosmiques ne peut plus se produire. Durant toute l’existence de notre civilisation, nous les humains avons été les heureux témoins d’un phénomène extraordinaire : l’éclipse totale du soleil. Bien que la Lune ait un diamètre quatre cents fois inférieur à celui du Soleil, en même temps elle était quatre cents fois plus proche de nous que le soleil. Et leurs diamètres apparents concordaient à la perfection. C’est fini, désormais : la Lune s’est éloignée et nous semble plus petite. Il n’y aura plus jamais d’éclipse totale du Soleil.
Laura lui jeta un regard amusé.
— Oui, les hommes pouvaient admirer cette éclipse, mais cela avait-il une portée cosmique et une si haute importance ?
— Tu as beau l’ignorer, ne dis pas qu’il n’y en a aucune.
— Non, mais…
Tac ! Tac ! Tac !
Neko tressauta et faillit se retrouver debout. Il serrait le bras de Laura. Et il cria d’une voix aiguë, réveillant la plupart des dormeurs, qui bougonnèrent.
— C’est un oiseau, petit, lui redit le soldat qui montait la garde.
— Santiago… tu trembles, lui murmura Laura.
— Ce n’est rien. J’ai été surpris… Et, pitié, ne m’appelle plus Santiago.
Le claquement résonna de nouveau, et Neko se boucha les oreilles.