Les humains progressaient dans la jungle, escortés des gliks tapageurs qui bavardaient sans trêve.
Jim évoluait devant la civière improvisée où Laura était allongée, écartant des mains l’épaisse végétation et les lianes qui pendaient des arbres géants. Les gliks empruntaient ce chemin en de rares occasions, semblait-il. Il était envahi de broussailles et, sans cette bande de terre tassée sous leurs pieds et des racines coupées de loin en loin, on ne l’aurait pas distingué d’un quelconque itinéraire à travers la forêt. Par moments, ils s’engouffraient sous des racines formant une arche entre des roches moussues, ou ils escaladaient de gros troncs morts pour franchir des fossés peuplés de grandes fougères.
Tout à coup il y eut des éclairs et de violents coups de tonnerre et, aussitôt, la pluie inonda la forêt tel un raz-de-marée. Ce déluge occultait les arbres à seulement quelques pas et même les indigènes aux avant-postes. Ils barbotèrent dans un marais tapissé de plantes aux larges feuilles, sortes de nénuphars géants.
Jim ordonna aux porteurs de hisser le brancard au-dessus de leur tête, mais il avait du mal à se faire comprendre. Les gliks avaient l’air excités. Leur chef s’approcha et l’invita à regarder devant lui. D’où ils se trouvaient, ils apercevaient les toits d’un village en surplomb des fougères, derrière l’épais rideau de pluie. Le secteur étant limoneux, Jim supposa que le fleuve était proche.
Susan Goodman était à bout de forces. En avançant dans cette vase gluante qui semblait l’aspirer, elle avait l’impression de ne plus rien avoir dans les jambes. La géologue glissa et un des gliks se précipita pour lui venir en aide. Il la saisit par le bras et la maintint en équilibre. Elle sourit à l’homme-oiseau et le remercia. C’était sans doute le premier sourire qu’il eût jamais vu car, sans lèvres, ses pareils n’étaient pas capables d’une telle expression. Il considéra les dents blanches de la femme d’un air apparemment déconcerté, si bien qu’elle referma la bouche.
Ils entrèrent dans l’enceinte du village. Il n’était pas délimité par une palissade, mais sous les porches des premières cabanes de nombreuses silhouettes sombres, armées de sarbacanes et de couteaux, montaient la garde à l’abri du rideau pluvieux. Jim essayait de tout déchiffrer, guettant le sens ou la menace tapis dans chaque détail. Il n’y avait pas de barrière mais des guerriers en faction : comment l’interpréter ? Il devait s’agir d’un peuple pacifique ayant récemment essuyé une agression. Menée par les hommes du capitaine Castro ? Non, c’était peu probable car les gliks étaient venus vers eux sans nulle hostilité.
Ou peut-être étaient-ils conduits dans un traquenard.
Le chef glik leur fit signe de les suivre et les mena jusqu’à une grande case montée sur pilotis, comme un palafitte, à laquelle on accédait par une rampe constituée d’un morceau de bois où l’on avait grossièrement taillé des rainures horizontales. Les humains y pénétrèrent et les silhouettes sombres des autochtones se massèrent devant l’entrée. Ils les contemplaient avec curiosité, assis sous la pluie, leurs gros yeux clignant à peine malgré l’eau qui leur aspergeait la figure.
Le chef leur fit signe de patienter à l’intérieur, et, à plusieurs reprises, il leur montra le fleuve masqué par la pluie mais dont la rumeur était parfaitement distincte. Quelque chose les attendait là-bas, semblait-il indiquer.
Perplexes, les humains s’assirent dans la paille étalée. Un autre glik entra sans bruit, posa un panier devant eux et en ôta le couvercle. Il était rempli de poissons séchés, nettoyés et maintenus ouverts avec de fines baguettes. Il les offrit calmement aux humains, tout comme en un rituel. Malgré l’intense puanteur, Jim se vit obligé, diplomatie oblige, d’en arracher une lanière et de la porter à sa bouche.
— Pas mauvais, admit-il sans mentir en mâchant le poisson. Il ne faut pas se fier à l’odeur. Comme avec le fromage.
— Non, merci, sans façon, fit Dick Buckmanster.
Mais la plupart en prirent au moins une bouchée.
— J’ai bien regardé mais je n’ai vu ni petits ni femelles en traversant le village, dit Snoopy Stern en mastiquant. Ils sont peut-être cachés dans les cabanes.
— Qui te dit que ce n’est pas une femelle qui nous a apporté le poisson ? lui demanda Soña avec une grimace amusée.
— Eh bien, il n’avait pas de…
Le pilote fit un geste à hauteur de son torse à l’aide de ses deux mains en coulant un regard vers l’imposant décolleté de la biologiste.
— De poitrine ? Ce ne sont pas des mammifères, dit-elle en riant. En revanche, cette créature possède des attributs propres aux oiseaux femelles. Les rares plumes qu’elle arbore présentent des couleurs moins vives que celles des mâles, et elle n’a pas de tache rouge vif sur la gorge. Or, plus généralement, leur aspect est plus terne que celui des mâles.
— D’accord. Je fais de l’anthropocentrisme mammifère, plaisanta Snoopy.
— Un instant, s’il vous plaît, intervint Dick Buckmanster. Tout cela est-il bien raisonnable ? Avons-nous pris la bonne décision, colonel ?
— Comment cela ? demanda Jim.
— Eh bien, ils nous ont guidés comme des moutons jusqu’à leur village et nous ont enfermés dans cette misérable cabane…
— Nous ne sommes pas enfermés, objecta Susan en désignant la porte ouverte.
— Enfin, bref… reprit le biologiste, calme et ferme. Toujours est-il que la balle était dans votre camp, colonel, vous aviez les armes et la situation bien en main, et je me demande pourquoi vous avez renoncé à cet avantage pour céder aux caprices de ces bestioles. Qui nous ont conduits jusqu’ici dans je ne sais quel but. Nous voilà chez elles à présent.
— Qu’est-ce que j’aurais dû faire, à votre avis ? Donner l’ordre de tirer sur ces êtres qui n’avaient pas d’armes ou si peu ?
— Je ne sais pas. Cela n’est pas de mon ressort, colonel. Je veux seulement vous dire que vous avez péché par imprudence. Et, sincèrement, j’espère que vous ne vous trompez pas car votre décision met nos vies en péril.
Un silence pesant succéda aux paroles de Buckmanster. Jim ne savait pas que répondre, mais le sergent Owens avait les yeux fixés sur lui, et il lui fallait réfuter les accusations du biologiste. C’est alors que Laura poussa un gémissement depuis son lit improvisé posé par terre.
Oubliant tout le reste, Jim accourut à son chevet.
Il s’agenouilla près d’elle et lui toucha le front : brûlant.
— Sa fièvre est montée, dit-il en regardant Buckmanster d’un œil réprobateur. Là, c’est de votre ressort, n’est-ce pas ? Alors au travail !
Dick saisit la trousse à pharmacie et s’approcha de Laura. Il chercha un thermomètre auriculaire et prit sa température. Ce faisant, il reprit :
— C’est à cause d’elle, hein, colonel ? Vous avez mis nos vies en danger pour qu’elle dorme au sec, je me trompe ?
Jim le saisit par l’encolure et l’attira vers lui nez à nez. Et il lui postillonna dans la figure en grognant :
— Contentez-vous de faire votre boulot correctement, Dick, et arrêtez de nous casser les couilles ! Pendant ce temps-là, moi je m’occupe de mes affaires, compris ?
— Cinq sur cinq. Vous pouvez lâcher mes habits, colonel ? Vous allez déchirer ma chemise.
Jim le libéra puis se tourna vers les autres, guettant un regard de soutien, mais en vain. Beaucoup détournèrent les yeux. Le sergent Owens gardait les siens rivés sur lui, mais sans rien dire.
Allez tous au diable, pensa-t-il.
Buckmanster fit une injection d’acétaminophène à Laura, et sa fièvre baissa peu après. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle et concentra son attention sur Jim, tout à côté.
— Où sommes-nous ? lui demanda-t-elle.
— C’est une longue histoire, dit-il en soupirant de soulagement et en lui passant la main dans les cheveux. N’aie pas peur, ma chérie, on ne craint rien ici.
— On est dans une hutte ? Chez ces créatures ?
— Oui, ces indigènes ne semblent pas hostiles…
— Jim, c’est formidable. Ils pourront nous aider à retrouver Neko.
— C’est ce que je me suis dit, moi aussi. Mais nous ne savons pas grand-chose sur eux, outre le fait que ce sont des gliks comme ils s’appellent eux-mêmes. Et encore, ce n’est même pas certain.
— Comment cela, Jim ? dit Laura avec un sourire contraint.
— Te rappelles-tu cette histoire de l’explorateur qui entendait apprendre la langue des autochtones ? Il montrait un arbre du doigt, et l’indigène lui disait « unt ». Puis il montrait une pierre, et l’autre répétait « unt ». La cabane : « unt » ; le feu : « unt ». Tout s’appelait unt jusqu’à ce que l’explorateur comprenne que le mot unt désignait l’index dans cette tribu.
Elle eut un petit rire discret.
— On me l’avait déjà racontée, dit-elle.
— On est exactement dans la même situation. Nous croyons que ce sont des gliks car c’est le mot que leur chef a prononcé en se montrant lui-même. Mais c’est peut-être son nom à lui ou celui des tatouages qu’il a sur la poitrine.
— Ça n’a guère d’importance, dit Laura, les paupières lourdes. S’ils sont pacifiques, ils ne t’en voudront pas pour si peu…
Elle s’endormit alors profondément et Jim resta assis près d’elle.
Quelques heures plus tard, les nuages se dissipèrent et le soleil illumina l’entrée de la cabane. Derrière le léger brouillard, ce soleil, vaporeux et grisâtre, offrait l’aspect d’un lion en cage. Jim ordonna à Buckmanster de rester au chevet de Laura tandis qu’il quittait la hutte pour inspecter les environs. Il était accompagné de Léo et d’April Kwaïna, lourdement armés, ainsi que de Soña Martin, la biologiste.
La cabane où ils avaient trouvé refuge était une espèce de hutte commune, située au milieu d’une esplanade qui s’étendait jusqu’au bord du fleuve. Il s’agissait d’un gros cube aux murs faits d’un mélange d’argile et de paille, et renforcés, à deux mètres de haut, par des piquets de bois. Il était couvert de longues plaques d’écorce imperméable fixées avec des lanières de cuir. Le mur à l’est servait d’appui à quatre cabanes plus petites, étayées de même façon avec des pieux. Des plateformes étroites, montées sur des piquets minces et tordus, reliaient entre elles ces différentes habitations. Sur ces passerelles, Jim vit enfin de jeunes gliks, petits et minces comme des bébés singes, et presque aussi agiles. Les troncs rainurés livrant accès aux huttes étaient polis par les passages fréquents.
Le village était plus grand qu’il ne l’avait cru au départ. Parallèlement à la berge, on découvrait plusieurs rangées d’habitations, toutes reliées entre elles par ces passerelles sinueuses composées de planches et posées sur des piquets de bois. Elles étaient remplies d’indigènes, pareils à des mouettes au repos. De ce perchoir, ils regardaient passer les hommes armés de pistolets et de fusils en caquetant sans arrêt.
Des enclos de roseaux tressés étaient aménagés devant chaque hutte. En passant à côté, Jim vit qu’ils renfermaient un grand bassin de cuir badigeonné de poix, sorte de réservoir piscicole où se tortillaient des créatures sinueuses, comme des anguilles.
Ils foulèrent les planchers des habitations en trébuchant sur des vieux et des femelles qui dormaient près des foyers fumants. À chaque pas, ils se retrouvaient face au regard pénétrant des autochtones. À leur approche, les femelles fuyaient ou se jetaient à terre en se cachant la figure sous des tissus ou des couvertures en cuir. Les petits pleurnichaient et les vieux, qui semblaient somnoler au soleil depuis des lustres, se redressaient sur un coude et les observaient, stupéfaits, avant de se laisser choir à nouveau.
Ils cherchaient des armes ou tout autre objet que les indigènes pourraient utiliser contre eux s’ils devenaient hargneux. Or il n’y avait rien.
Ils arrivèrent sur une plage de petits galets où étaient amarrées d’étranges embarcations. Une rangée de gliks les contemplaient sur la berge, impassibles. Pratiquement immobiles, le regard fixe et inexpressif, comme des statues de bois.
Depuis cette plage caillouteuse s’étendait un fleuve immense, d’un débit comparable à celui de l’Amazone. Il serpentait à travers la jungle, décrivant de vastes méandres et formant des coudes où se reflétait la forêt. Ils aperçurent au loin des espèces de serpents qui s’échappaient de l’eau et restaient sur les bancs de sable pour emmagasiner la chaleur du soleil.
Une construction extraordinaire trônait au milieu du fleuve.
Ils en restèrent bouche bée. Elle n’était pas conforme à la technologie requise pour bâtir ces grossiers palafittes de type néolithique, mais plutôt digne du génie créatif de Léonard de Vinci à la Renaissance.
C’était un ensemble d’une grande complexité, fait de bois, de briques, de métal et de cordes. Plusieurs moulins à eau équipant un anneau sur pilotis recueillaient l’énergie du courant, puis la transmettaient à l’aide de poulies à un entrelacs de cordes tendues entre les deux rives. Cela paraissait incongru au regard des objets qu’ils avaient vus aux mains des gliks, qu’il s’agisse des sarbacanes ou des cuirs tannés grossièrement. Cela prouvait que ces contrées étaient moins sauvages qu’il n’y paraissait.
Jim pensa qu’il y avait là peut-être une chance à saisir pour Laura.