Il fut réveillé par le bruissement d’un rire féminin doux et charmeur. Neko ouvrit les yeux et cligna des paupières. Lumière éblouissante. Au point qu’il ne discernait pas grand-chose si ce n’était un brouillard laiteux. Il voulut se détourner de cette clarté intrusive. Il plissa les yeux pour mieux voir.
Le rire pétillant à nouveau. Et la voix de Soña :
— Qu’y a-t-il ? La lumière te dérange ? Moi j’adore !
Enfin l’image se précisa. Il avait placé sa main en visière et tourné le regard vers le sol. Il distinguait la surface où il était couché. Elle semblait aride, desséchée, mais en y enfonçant les doigts il sentit l’agréable humidité du substrat : cette terre était riche et fertile. Une brise légère agitait des branches à proximité ; leurs feuilles vibraient comme des bourdons.
Le soleil au zénith donnait très peu d’ombre.
— Regarde-moi, regarde-moi, regarde-moi ! lui dit Soña en riant.
Neko leva les yeux vers elle, se protégeant toujours de l’éclat zénithal aveuglant. Soña se tenait à califourchon sur la carapace ronde d’une énorme tortue. L’animal devait peser autour de cent cinquante kilos. Il avait le cou épais, la peau sombre et tannée, sillonnée de rides profondes ou non, et des veines dilatées qui palpitaient. Le bord de sa carapace était relevé à l’avant, ainsi pouvait-il tendre le cou de manière insensée et grignoter les feuilles d’un arbre.
Soña agrippait d’une main la partie frontale de sa carapace et agitait la seconde en l’air, comme si elle effectuait un rodéo.
Elle était pieds nus, habillée d’un mini short en jean effiloché et d’une chemise à carreaux nouée au-dessus du nombril. Ses jambes brunes et joliment galbées serraient les flancs du reptile.
— Magnifique ! dit Neko. C’est une tortue géante des Galapagos.
— Mais non, fit-elle. Tu vois bien, c’est Harry, la tortue de Charles Darwin. Elle a cent soixante-dix-huit ans. C’est la doyenne des animaux.
— Non, voyons. La tortue de Darwin est morte il y a deux ans, dans un zoo australien. Et elle s’appelait Harriet, et non Harry.
Soña mit pied à terre et s’avança vers lui à pas lents. Elle faisait non du doigt avec une petite moue de reproche.
— Neko, tu es trop sérieux. Qu’est-ce que ça peut faire ?
Soudain elle l’enfourcha, comme la tortue un peu plus tôt. Neko sentit sur son pénis la pression de ses fesses magnifiques, fermes et bien dessinées. Il se figea, ne sachant que faire et craignant qu’elle ne décèle son érection à travers son short moulant. Mais elle lui prit les mains et les porta à sa taille en imprimant à son bassin un rythme explicitement copulatoire.
La cadence idéale de ses hanches ; sa peau cannelle qui luisait au soleil ; le regard fiévreux de ses beaux yeux noirs en amande ; la chaleur qu’elle dégageait, le doux arôme de son haleine ; la pression de ses cuisses dont le rythme allait crescendo ; tout cela l’embrasait d’un alliage singulier d’excitation, de peur, de désir et de soumission.
Il voulut lui parler, mais elle l’en empêcha en lui collant un doigt sur les lèvres :
— Chuuut !
Elle soutint son regard, amusée par le trouble du garçon. À travers le coton fin du jean, elle percevait les sourdes palpitations au bout du sexe masculin. Ses yeux de jais brillaient comme des étoiles par une nuit sans lune.
Neko ouvrit les paupières.
Un ciel rougeâtre et nuageux s’était substitué au limpide firmament. Il avait rêvé.
Un rêve érotique, et jamais, au grand jamais, il n’en avait conclu un seul. Il savait d’expérience qu’il était inutile d’essayer de se rendormir pour reprendre le scénario où il s’était interrompu. Il avait vécu là un songe étonnant, néanmoins. Outre son aspect réaliste, qui n’avait rien d’une nouveauté, il avait eu continûment une étrange perception de sa propre personne. Comme s’il s’était vu à travers le regard d’une mystérieuse créature.
Il scruta le ciel à nouveau. Où diable était-il ?
Était-ce le matin ou l’après-midi ? Combien de temps était-il resté inconscient ? Pourquoi la tortue de Darwin s’était-elle immiscée dans son rêve ?
Il bougeait, se déplaçait sur le dos, comme s’il flottait au ras du sol. Il voulut tourner la tête pour comprendre ce qui lui arrivait, mais il fut pris d’un haut-le-cœur. Il ferma les paupières avec force, mais c’était pire encore, comme si le monde autour de lui avait accéléré.
Il pencha la tête sur le côté et vomit.
Il entendit Laura dire aux hommes qui portaient la civière de faire halte et de le déposer à terre. Ils obéirent et elle lui posa la main sur le front.
— Il a encore de la fièvre, dit-elle.
Neko sentit qu’on lui glissait un objet froid dans l’oreille. Puis la douce voix de Soña se fit entendre :
— Trente-huit, la température a baissé.
Neko ne fit aucun effort pour tourner le regard vers la jeune biologiste. Il était honteux à cause des vomissures nauséabondes qui imprégnaient le bord de la civière et qu’il sentait sur sa joue. Il voulut lever la main pour s’essuyer, en vain. Son bras ne lui répondait plus, comme dans ces rêves, d’un autre type, où l’on est soudainement paralysé. D’ailleurs, en pareil cas, il ne se réveillait jamais en cours de route.
Un fourmillement le parcourut du bras au cou, et il fut pris d’une réelle inquiétude.
— Allez, vite, conduisez-le sous l’abri, dit Laura.
L’abri était constitué d’arbres de petite taille rabattus vers le centre et attachés entre eux au niveau de leurs branches supérieures. Les espaces intermédiaires avaient été tapissés de mousse et de larges feuilles jusqu’à former une couverture qui ressemblait à une grotte verte. C’était là un travail de professionnel, sans doute exécuté par les Deltas.
La figure patricienne de Dick Buckmanster apparut dans son champ de vision.
— Comment vas-tu, mon garçon ? demanda-t-il.
— Je ne peux pas plier le cou, répondit-il.
— Oui, je vois. Cette chose s’est incrustée entre ta sixième et ta septième vertèbre cervicale. Rassure-toi, tu n’as rien de cassé et on va essayer d’arranger ça.
— Comment ?
— Je vais l’extirper, mais en douceur.
Neko ouvrit des yeux immenses ; c’était à peu près tout ce qu’il était en mesure de faire, ainsi paralysé.
— Attends une seconde… Tu as bien réfléchi ?
Buckmanster se replaça en face de lui. Comme à l’accoutumée, il offrait une mise impeccable : cheveux châtains éclatants avec la raie au milieu, rasage parfait et sourire blanchi au laser.
— Je suis médecin, au cas où tu ne serais pas au courant. La tradition familiale veut que l’on s’initie à plusieurs disciplines et, jusqu’à trente-sept ans, je n’ai pas cessé d’étudier.
— Buckmanster… comprit soudain Neko. Est-ce qu’il y a une parenté avec Richard Buckmanster Fulter ?
— Mon grand-oncle. J’ai d’excellents souvenirs de lui.
Neko s’était amplement documenté sur son illustre aïeul, un humaniste digne de la Renaissance, né à la fin du XIXe siècle. Designer, ingénieur, visionnaire, précurseur de l’écologisme, inventeur, écrivain à succès, etc., etc. Mais en découvrant ses antécédents familiaux, le jeune homme n’était pas rassuré pour autant. Il imagina le poids d’un tel ancêtre pour Dick, qui avait l’air non pas d’un génie, mais plutôt d’un oisif ou d’un play-boy sur le déclin.
— Aidez-moi à le tourner, dit Buckmanster à des gens hors de son champ visuel.
Neko sentit plusieurs mains le saisir et le déplacer. Il n’aurait pas su dire où elles se posaient réellement, mais il sentait leur contact, comme lorsqu’on a les membres engourdis. On le coucha sur le flanc. Il vit les bottes et les treillis des hommes qui le tenaient. En tournant légèrement la tête, il aperçut le colonel Conrad, un profond sillon d’inquiétude entre les sourcils.
— Très bien, fit Buckmanster dans son dos. Je vais le serrer dans mes pinces et tirer dessus, peut-être que ça viendra tout seul. Je vais commencer en douceur puis forcer progressivement. Préviens-moi si ça fait mal.
Il sentit le contact de l’instrument, incapable de dire s’il était chaud ou froid. Et il y eut un son métallique lorsqu’on effleura cet objet.
— Je l’ai. Maintenant, je vais tirer.
Neko poussa un hurlement. Il fut aveuglé par des éclairs et craignit de s’évanouir encore une fois. Il avait ressenti un abominable élancement comme si des griffes s’étaient incrustées dans sa chair pour lui arracher la colonne vertébrale.
— Je vous en supplie… Je vous en supplie… murmura-t-il alors que des larmes roulaient sur ses joues.
— Sois sans crainte.
Buckmanster s’éloigna du jeune homme et ajouta :
— Remettez-le sur le dos. La nuit tombe, on ressaiera demain.
À nouveau les yeux vers le ciel, à demi masqué désormais par cet abri improvisé de feuilles et de branchages. Il faisait presque nuit, en effet. Le ciel avait pris une teinte violette ; quelques étoiles scintillaient, constellations inconnues d’un mystérieux univers.
Une main lui caressa la joue. Neko se retourna et vit Soña à son chevet.
— Tu veux un antalgique ?
— Non, je n’ai plus mal. Ça m’a juste élancé quand cet enfoiré a tiré.
Elle s’agenouilla tout près et lui murmura à l’oreille :
— Je suis désolée… Tout cela est de ma faute.
Neko serra les dents. La fureur montait en lui, comme l’envie de désigner un coupable. Mais il s’était fourré tout seul dans ce pétrin en voulant faire le malin devant la biologiste. Certes, elle était responsable en un sens, mais Neko puisa dans ses ultimes réserves de dignité et secoua la tête, sans commentaire.
Elle s’en alla finalement et Laura s’approcha de la civière. Elle l’enveloppa d’une couverture thermique.
— N’aie crainte, lui dit-elle. Buckmanster nous assure que la colonne n’est pas gravement touchée.
— Comment peut-il en être sûr, hein ? demanda tristement Neko. Est-ce qu’il cache une radio ou un scanner dans sa manche, avec son diplôme de médecin ? Ce charlatan n’en sait foutre rien. Et c’est le pire endroit qui soit pour être mal en point.
Laura hocha la tête, l’air pensif. Cette affirmation résumait toutes ses craintes. Et la douleur persistait, sans arrêt, bien qu’elle ait appris à vivre avec. Elle inspira profondément.
— Il n’y a pas de quoi paniquer pour l’instant. Essaie de dormir et de te reposer.
— Au fait, docteur, combien de temps suis-je resté inconscient ?
— Longtemps… Presque toute la journée.
— J’imagine qu’on a pris la peine de compter les heures depuis l’aube. En tout cas, il faudra vérifier à quelle heure le soleil poindra à nouveau.
— Ne t’inquiète pas pour ça et dors. Tu as besoin de repos.
Facile à dire ! songea Neko.