— Comment peux-tu l’affirmer ? demanda Jim.
Neko se tourna vers le militaire et le fixa du regard.
— Je n’en suis pas tout à fait sûr. Mais, sincèrement, j’espère avoir raison, colonel : mourir lentement d’inanition n’est pas une perspective alléchante.
— Comment cela ?
— Si nous sommes dans un autre monde, intervint Laura, sa chimie organique est sans rapport avec la nôtre, et nous n’aurons rien à manger.
— Les rations d’urgence vont s’épuiser, ajouta Neko, et personne n’a eu l’idée d’apporter des graines, n’est-ce pas ? En tout cas, le brin d’herbe que j’ai mâchouillé avait goût d’herbe, et le sol sous nos pieds ressemble à du granit. Je dirais qu’on est toujours sur le plateau laurentien.
— Impossible, il fait beaucoup plus chaud ici, observa Jim. (Comme les autres, il avait ouvert son anorak et ôté la doublure polaire.) Nous nous trouvons dans une zone tempérée, plus méridionale.
— Écoute, moi j’essaie de nous situer dans l’espace, pas dans le temps.
Jim sortit sa boussole pour trouver le nord.
— Ne te fatigue pas, lui dit Laura. Les pôles magnétiques de la Terre s’inversent au bout d’un certain nombre d’années.
— Vous croyez réellement qu’on a voyagé dans le temps, tous les deux ? demanda le colonel en scrutant les deux physiciens à tour de rôle.
— Aucune hypothèse ne peut être certifiée ni écartée pour le moment, dit-elle. Nous avons traversé une singularité !
— Ça t’aurait semblé plus naturel d’atterrir sur une étoile inconnue ? ironisa Neko.
Castro se pencha et arracha une poignée d’herbe.
— Elle est fraîchement coupée, vous avez remarqué ? demanda-t-il.
— Ouais, j’ai vu ça, fit Neko. Très bizarre, n’est-ce pas ?
Et, sans attendre la réponse, il s’éloigna de quelques pas en levant les yeux. Le ciel d’un bleu sombre était criblé d’une multitude d’étoiles pareilles à des lucioles ; cependant, Neko jugea qu’elles auraient dû fourmiller plus encore.
Soudain, il s’arrêta et leva le bras :
— Là, regardez, le ciel a l’air plus clair de l’autre côté de la géode.
Il se mit à courir autour de l’ample périmètre de la coupole de diamant noir. Laura et Conrad lui emboîtèrent le pas, mais Castro resta près de la bouche de la géode. Tous trois avaient parcouru 30° de la circonférence quand le globe éclatant de la Lune apparut au-dessus du contour noir et net.
— En voici la preuve ! s’écria Neko. Réjouissons-nous tous : nous gardons les pieds sur Terre.
— C’est la Lune, vous êtes sûrs ? dit Jim, dubitatif. Elle a l’air plus petite et, dans les zones sombres, on aperçoit des taches en forme d’étoile.
— Écoute, Jim, dit Laura, eu égard à la façon dont s’est formée notre Lune, il est pratiquement impossible qu’une planète de la taille de la Terre possède un satellite aussi énorme quelque part dans un coin du cosmos.
— À moins que l’existence même de la Lune ait un rapport avec la présence de vie sur la Terre, argumenta Neko. Mais ce n’est pas le cas, c’est notre Lune, là-haut. Elle semble plus petite parce qu’elle s’est éloignée de la Terre. Et ces espèces d’étoiles qu’on voit à la surface sont artificielles. Peut-être des villes… Nous avons fait un long voyage.
— Combien de temps ? demanda Jim.
Neko leva le bras gauche et regarda sa montre ostensiblement.
— Nous synchroniserons nos montres au lever du soleil, dit-il. Une chose est sûre : il fera jour plus de vingt-quatre heures d’affilée. Et quand nous aurons la durée précise d’une journée plus la différence entre le diamètre apparent du Soleil et de la Lune, sachant que la Lune s’éloigne de la Terre d’environ cinq centimètres par an, nous saurons à quelle époque nous sommes. Approximativement, bien sûr, à quelques millions d’années près.
— Quelques millions d’années ! lança Jim.
Neko ricana et s’éloigna tranquillement.
Il déambula quelque temps à sa guise, plissant les yeux pour observer l’ondulante ligne d’horizon dans le lointain. Dans cette atmosphère pure mais exempte de lumière, on distinguait à peine le dessin de la flore, ou des montagnes, ou pour le moins de la barrière imprécise et dentée qui se dressait tout autour d’eux tel un trait de pénombre à peine visible au loin. Dans le ciel, la Lune brillait joliment, dessinant une vaste auréole qui teignait d’indigo une portion de ciel. Mais là, en bas, le monde était surtout gris cendre. Il entrevit à distance de minuscules lueurs, comme des lucioles ou des sortes d’insectes. Neko s’efforça en vain de les discerner plus nettement, ne sachant pas si elles étaient réelles ou illusoires.
Il n’y avait pas de vent, ni aucune sorte de bruit. Sans doute n’était-ce pas la saison où les grillons grésillent ni où les batraciens coassent dans les trous d’eau. Aucune bestiole ne marquait son territoire. Pas même une chouette ou un hibou. Rien.
Néanmoins, l’atmosphère était saturée d’une palette d’odeurs d’une grande complexité. Il ferma les paupières et inspira, cherchant à y déceler ce que ses autres sens ne lui dévoilaient pas. L’arôme frais des herbes coupées lui caressa les sinus, puis atteignit ses poumons et son cerveau. La touche de chlorophylle était subtile, suave, agréable. Mais, derrière, il perçut une âpre senteur de résine issue d’écorces variées, des odeurs de fruits gâtés, de terriers humides, moisis, une puanteur douceâtre et répugnante de feuilles en décomposition. Un bois. En fait, la ligne brisée de l’horizon était une immense forêt qu’il imagina sinistre et impénétrable.
Un murmure ténu le fit se retourner subitement. Non loin, Castro priait à genoux, les mains sur le visage. Il le vit se signer puis se relever. Neko détourna les yeux.
La lourde main du capitaine se posa sur son épaule.
— Je te dois des excuses, petit, lui dit-il. Tu avais raison.
— C’est souvent le cas, admit Neko sans fausse modestie.
— Mais ta remarque insolente sur l’intelligence des militaires était déplacée. Tu comprends mon point de vue, j’espère.
— Bien sûr, c’est ton travail, il est normal que tu défendes ton mode de vie. Moi, j’ai toujours pensé qu’avec les armes on réussit à vaincre et non pas à convaincre.
— Ah oui ? Et quel argument aurais-tu opposé aux nazis quand ils déferlaient sur l’Europe ? Vas-y, raconte…
— D’accord, mais après l’Amérique en a bien profité pour s’autoproclamer gendarme du monde.
— Les communistes étaient moins dangereux que les nazis d’après toi ?
— Oui, sans doute. Surtout, vous aviez besoin d’un ennemi pour jouer les protecteurs vis-à-vis du reste de la planète. Et quand l’Union soviétique s’est écroulée, vous lui avez cherché un successeur vaille que vaille.
Castro le regarda longuement, sourit et reprit :
— Ce refrain, je l’ai entendu sans arrêt dans la bouche de pacifistes bien nourris habitant des villes propres dans une démocratie occidentale qui les dorlote. Mais quand les choses se gâtent et que les chars ennemis rappliquent à l’horizon, ces coqs en pâte sont terrifiés et veulent à tout prix qu’on les défende. Alors ils se tournent vers l’armée puis exigent qu’on se sacrifie pour eux.
Neko secoua la tête mais garda le silence. Pour lui, cette discussion n’avait aucun sens en un moment pareil. Le capitaine avait peine à saisir que son monde, les États-Unis d’Amérique et leur glorieuse armée avaient disparu des millions d’années plus tôt.
— Pourquoi n’es-tu pas resté avec le groupe de croyants du docteur Lemmond ? demanda le garçon. Je t’ai vu prier tout à l’heure, et avec ces idées sur les vérités immuables…
— Il y a une vieille histoire drôle qui définit très bien l’attitude de certains face à Dieu, dit Castro en souriant. Un jour, un homme se retrouve isolé en haut d’un clocher à la suite d’une inondation. Un canot passe dans l’après-midi. On lui propose alors : « Hé ! Oh ! Montez, on vous emmène !
— Non, merci, répond-il, j’ai foi en Dieu et je suis sûr qu’il me sauvera. » La nuit passe ; le lendemain matin on lui crie d’un bateau : « Vite, montez. » Il refuse à nouveau : « Inutile. Je suis croyant et Dieu me sauvera. » Puis l’hélicoptère des pompiers rapplique un peu plus tard, et c’est le même topo : « Hé, on descend une corde !
— Non, merci. Je m’en remets à Dieu, il me sauvera. » Mais dans la nuit les eaux remontent et l’homme se noie. En arrivant au ciel, il tombe sur Dieu et lui dit, en colère : « Seigneur mon Dieu, j’avais foi en toi, pourquoi ne m’as-tu pas aidé ? » Là, Dieu lui répond : « Je ne t’ai pas aidé, moi ? Je t’ai pourtant envoyé un canot, un bateau et un hélicoptère »… En résumé, vu ma façon de voir le monde, se planter quelque part et attendre les secours, ça n’a jamais été mon genre.
— Là, au moins, tu as raison, dit Neko en riant entre ses dents.
Il se retourna vers les ténèbres et ajouta :
— Tu as une bonne vue ? Tu distingues quelque chose par là-bas ? On dirait les lumières d’une ville, mais ça doit plutôt être des lucioles. Ou alors j’hallucine.
Le capitaine leva son HK 416 et lui dit :
— Avec ça, pas besoin d’avoir des yeux de lynx.
Son œil épousa la lunette de vision nocturne et il fit le point sur le secteur désigné par Neko. Au loin, il aperçut des frondaisons entremêlées, une masse verte phosphorescente devant laquelle scintillaient des dizaines de lumières très brillantes qui semblaient flotter à quelques mètres du sol. La plupart des systèmes de vision nocturne ne livraient qu’une image monochrome d’un vert phosphorescent : l’œil humain est hautement sensible à cette couleur étant donné qu’elle se situe au milieu du spectre visible. Plus puissant, le kit adapté sur les HK 416 fournissait quelques données chromatiques.
— On dirait qu’elles changent de couleur, dit-il. Et ça semble obéir à une certaine logique.
Il baissa son fusil et regarda Neko.
— Elles changent de couleur à toute vitesse. Ce sont des espèces de sphères recouvertes de guirlandes lumineuses. Et elles avancent vers nous.
— Quoi ?
— Elles se rapprochent à toute allure.
— Je peux jeter un œil dans ta lunette ?
Le militaire hésita, puis acquiesça et démonta le système afin de le remettre au jeune homme.
— C’est vrai ! s’écria Neko après une observation minutieuse. Elles se rapprochent. Enfin, ce sont des ballons… des ballons d’air chaud.
— Tu es sûr ? lui demanda Castro.
— Il faudrait discerner les infrarouges pour en être certain.
Le capitaine tendit le bras et pressa un minuscule interrupteur sur la lunette, qui permettait de combiner l’intensification lumineuse et les images thermiques.
— Ouais ! cria Neko. Ce sont des globes d’air chaud, aucun doute.
Il rendit l’instrument au militaire, qui put aussi le constater. La partie la plus lumineuse se concentrait au pôle sud de ces sphères, qui, d’ailleurs, étaient plutôt en forme de larmes à présent qu’il les distinguait mieux.
— Les lumières colorées ont complètement disparu en infrarouge, tu as vu ? Elles ne produisent aucune chaleur. D’après moi, elles reflètent la lumière concentrée à la base.
— C’est possible, en effet, dit Castro bien qu’auparavant ce détail lui ait échappé.
Jim s’avança vers eux en compagnie de Kreczsinsky.
Neko se tourna vers la bouche de la géode, où Laura discutait avec plusieurs personnes dont trois Deltas.
— Nos collègues sont de plus en plus nerveux, dit Kreczsinsky à l’adresse de Castro. Ils n’ont pas trop envie de rester cantonnés à l’intérieur sans savoir ce qui se passe ni où nous sommes.
— Il vaut peut-être mieux camper dehors, proposa Jim. La nuit est douce et tout semble paisible. Votre avis, capitaine, en tant que responsable de la sécurité ?
— Ce n’est pas une bonne idée, là, tout de suite, mon colonel. Regardez, là-bas, ce qui rapplique.
Son supérieur lui ôta le viseur des mains et le porta à ses yeux en le braquant dans la direction qu’on venait de lui indiquer.
— À votre avis, qu’est-ce que c’est, mon colonel ?
— Je n’en sais rien, capitaine. On dirait… des ballons ?
— On s’est dit la même chose, acquiesça Castro en montrant Neko. Il vaut mieux que les autres patientent à l’intérieur de la géode en attendant qu’on en sache un peu plus. D’accord, mon colonel ?
— En effet, c’est préférable, fit Jim en lui restituant sa lunette.
— En route, Kreczsinsky, dit Castro en faisant un signe à son subordonné. Allons au-devant de ces choses avant qu’elles ne soient trop près.