Neko dut combattre pour se réveiller.
Comme si ses nerfs engourdis, éteints, fonctionnaient par intermittence et ne lui transmettaient plus de sensations. Les images se succédaient sans lien entre elles, surgissaient et s’éclipsaient, pareilles à des flashs, au seuil de la conscience.
D’horribles créatures noires les traînaient, lui et ses compagnons, à l’intérieur d’un tunnel qui s’engouffrait sous terre. Les parois et le plafond de la caverne étaient envahis par les racines pendantes des arbres de la forêt vierge.
Les conduisaient-elles dans leur antre pour les dévorer ?
Les petits de ces monstres doivent se terrer dans leur nid souterrain, attendant leur pitance, affamés, se dit-il, terrifié. C’est nous, leur pitance !
Il se rappela l’instant où sa torche avait éclairé cette chose énorme et sombre qui se dressait devant lui au milieu des bois ténébreux. Il avait hurlé de toutes ses forces.
L’image soudaine de cette invraisemblable créature avait injecté une terreur primordiale au tréfonds de son âme. Elle était si étrange et inhumaine qu’on ne pouvait l’appréhender d’un seul regard. Il avait distingué deux ocelles rouges pointés sur lui, distillant une haine féroce. Il avait entrevu également les gouttelettes d’humidité qui formaient des sphères brillantes sur une espèce de grosse carapace noire.
Il était resté paralysé, serrant la poignée de sa lampe, à quelques pas du monstre noir imposant dont le corps lustré reflétait le faisceau lumineux. Il ne voyait plus la forêt, ses pensées n’étaient plus que des ruines décrépites inutiles ; il ne subsistait plus que la présence insolite de l’être abominable qui s’avançait vers lui inexorablement, les sphères rouges de ses yeux remplis d’une cruauté inhumaine.
Naïvement, il avait essayé de l’effrayer en remuant sa lampe dans sa direction. Il n’avait réussi qu’à mettre au jour d’autres détails inquiétants. La créature s’approchait encore. Il avait discerné plusieurs extrémités articulées, épaisses et courtes, qui se déplaçaient très vite, écrasant les feuilles et les branches des sous-bois. Il avait vu aussi une espèce de bouche abominable, cernée de palpes, d’articulations et de mandibules.
Tac ! Tac ! Tac !
Le bruit terrifiant avait résonné tout près, cette fois. Il en avait compris l’origine : les palpes tambourinaient sur les plaques mobiles de la carapace, tout autour de la gueule. Cette vision d’épouvante avait eu raison de ses dernières réserves de courage et il avait cédé à une peur panique.
Il avait écarté sa lampe et, dans l’obscurité qui s’était imposée tout d’un coup, deux yeux rouges le fixaient, maléfiques. Il s’était mis à trembler de façon incontrôlée comme si sa température avait chuté subitement. Ses cheveux s’étaient affreusement hérissés sur sa nuque.
Puis, soudain, alors qu’il sentait le souffle de la bête lui chauffer la figure (Un animal à sang chaud ? se demandait la part rationnelle de son esprit, comme au sortir d’une commotion), des lampes puissantes s’étaient allumées dans son dos, et Hawk Castro avait crié :
— Écarte-toi, bonhomme, tu es sur notre ligne de tir !
Neko s’était jeté à terre sans y réfléchir à deux fois puis avait rampé sur les feuilles pourries qui jonchaient le sol pour s’éloigner de l’abomination.
À quelques pas, les cinq Deltas formaient un demi-cercle. Ils serraient leur fusil, et les points des mires laser dansaient sur la carapace luisante du monstre noir en face d’eux. Grâce à leurs torches, Neko le distinguait clairement à présent : on aurait dit une espèce de crabe noir, énorme, hypertrophié. Il était couvert d’une carapace chitineuse et brillante où étaient rivés différents instruments de métal des plus étranges. Sa tête émergeait du centre d’un gros torse en forme de barrique, si bien qu’il avait l’air bossu.
— Qu’en pensez-vous, Kaplan ? avait demandé Castro au géologue qui sortait des feuillages à sa droite. D’après vous, c’est un animal ?
— Je ne sais pas. En tout cas, je n’en mangerai pas. Regardez ces choses fixées sur la carapace. On dirait des pièces manufacturées, artificielles.
— Possible, avait dit Castro, le canon toujours braqué sur la créature, mais je ne vais pas m’approcher pour l’examiner. Albert, prenez quelques photos, les biologistes nous en diront davantage quand nous rentrerons à la base.
Kreczsinsky avait fait un pas en avant et braqué son appareil digital sur l’être mystérieux, sorte de crabe juché sur quatre paires de pattes articulées. Il levait aussi deux autres extrémités, comme de longs bras volumineux prolongés de pinces tranchantes. Le flash s’était déclenché. Le soldat s’apprêtait à prendre une autre photo lorsqu’une forme avait jailli des broussailles et bondi sur lui en cassant les branches sur son passage.
Et une réelle explosion de violence avait eu lieu. La seconde créature avait percuté Kreczsinsky, le jetant à terre sans difficulté. Puis elle s’était penchée sur lui et l’avait transpercé des longs ergots de ses membres supérieurs. Elle avait soulevé le malheureux soldat dans les airs et l’avait projeté sur un tronc d’arbre. Tous avaient entendu l’horrible craquement des vertèbres d’Albert Kreczsinsky. Son corps désarticulé avait ensuite roulé à terre et s’était figé sur le ventre.
Les autres Deltas avaient aussitôt réagi à la mort de leur compagnon, et leurs redoutables HK 416 avaient pris les deux monstres pour cible en perçant de gros orifices dans leur carapace noire et cristalline. C’est alors qu’une dizaine au moins de ces créatures s’étaient arrachées des ténèbres et leur avaient foncé dessus.
Des flammes bleutées avaient jailli de leurs appendices de métal, fendant l’air comme des éclairs et touchant les soldats, qui s’étaient effondrés l’un après l’autre, secoués de spasmes incontrôlables aux bras et aux jambes.
Au milieu d’une nuée de balles et de détonations qui crépitaient tout autour, Neko avait tenté de s’enfuir à quatre pattes. Mais un énorme pied s’était abattu sur son dos et l’avait écrasé contre terre. En tournant la tête, il avait vu la créature lancer une flamme bleutée dans sa direction. Il avait été saisi de convulsions au niveau des membres et une horrible décharge électrique avait parcouru ses terminaisons nerveuses. Son corps était devenu inerte et, avant de perdre connaissance, il avait uriné dans son pantalon.
Il avait ouvert les paupières un court instant, il ne savait combien de temps après. Il gisait toujours sur le ventre, le visage enfoui dans les feuilles, toujours paralysé. Il avait réussi néanmoins à tourner légèrement la tête. Larry Kaplan, à quelques pas, était le seul homme encore debout.
Puis il avait assisté à une scène encore plus terrifiante que tout ce qu’il avait vécu en cette nuit d’épouvante. Le géologue s’était penché sur le cadavre de Kreczsinsky et l’avait mordu à la nuque.
Neko s’était à nouveau évanoui, et, quand il avait recouvré ses esprits, ils se trouvaient dans ce tunnel qui débouchait dans une vaste grotte dont les parois restaient inaccessibles à son regard.
Des lumières s’allumèrent au sol, projetant un halo iridescent vers les hauteurs, comme une barrière cylindrique et lumineuse qui les eût confinés dans cet espace.
Neko eut l’impression de tomber, ressentant le vertige et la surprenante accélération propres à la traversée d’une singularité.