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Jim alla trouver Laura pour s’enquérir de son état après cette journée éprouvante. Son ex-femme était assise devant sa tente, fumant paisiblement une cigarette de cannabis. Mais quand il s’approcha, il vit la sueur qui perlait à son front et son visage contracté qui laissait voir les muscles des mâchoires.

— Tu as mal, lui dit-il en l’observant d’un air inquiet.

— Au moins, cela présente un avantage, dit-elle avec un sourire forcé, je ne sens plus les ampoules à mes pieds.

— Je vais en parler à Dick Buckmanster pour qu’il te donne un analgésique.

— Non, attends. Je me débrouille avec ça, pour l’instant. (Elle leva le stick fumant sous ses yeux.) Je me shooterai vraiment quand la douleur sera intolérable. Là, on verra. Je risque d’épuiser toutes nos réserves de calmants.

— Peu importe. Il est hors de question que tu souffres.

— Jim, s’il te plaît, fous-moi la paix, grogna-t-elle tout à coup. Je me débrouille très bien seule.

— Mais tu n’es pas seule en ce moment. Il ne fallait pas m’en parler si tu ne voulais pas de mon aide.

— Disons qu’il est trop tard. Je voulais t’en faire part, voilà tout. Quant à la suite, je la connais… Je la connais par cœur.

— De quoi parles-tu ?

— Mon père est mort d’un cancer du poumon, tu te souviens ?

La nouvelle lui était parvenue alors qu’ils travaillaient conjointement sur un nouveau prototype de laser à rayons X.

Laura avait tout laissé en plan et pris le premier vol pour Baltimore. Mais à son arrivée il était mort.

Après l’enterrement, elle était restée chez sa mère, Lisa, toutes deux n’ayant pas échangé un mot depuis cinq ans.

— Pourquoi ne pas m’avoir prévenue plus tôt ? avait-elle demandé à sa mère sur un ton doux et triste, s’efforçant d’atténuer la dureté du reproche.

— Tout est allé très vite, avait répondu Lisa en secouant la tête, résignée. Ton père avait le caractère buté des Espagnols, tu sais bien. Il n’a pas voulu voir de médecin avant de quitter sa maison sur un brancard.

— Il vivait seul ?

— Oui, même s’il ramenait des femmes chez lui de temps en temps.

Lisa était assise en face d’elle, à une petite table équipée d’une lampe fluorescente et parsemée de pétales de différentes couleurs qu’elle sélectionnait tout en conversant. Sa seule occupation sa vie durant avait consisté à réaliser ces tableaux de fleurs séchées qu’elle accrochait ensuite aux murs de sa maison. Elle allait les cueillir dans son jardin, qui offrait désormais la beauté mélancolique des espaces qui commencent à tomber en friche. Elle avait toujours mené une vie d’oisiveté. En tant que fille unique, elle avait été surprotégée par sa mère, et quand celle-ci était morte, Laura avait dû assister la femme de ménage dans les travaux domestiques pendant que Lisa composait ces tableaux ridicules.

Comme à cette occasion où elle parlait de son mari qui venait de décéder et qu’elle décrivait comme un homme injuste et obstiné, enraciné dans ses coutumes ibériques et incapable de saisir les besoins de sa femme délicate. Ses mains manucurées maniaient habilement les pétales tandis que ses paroles tissaient à nouveau un tapis d’amertume et de rancœur. Mais Laura avait senti que sa mère essayait de lui révéler quelque chose. Une chose qui l’effrayait et qu’elle peinait à exprimer.

— Tu étais avec lui à l’hôpital ?

— Oui, jusqu’au bout. Il est resté de bonne humeur toute la journée, il blaguait même avec les infirmières. Il ne se croyait pas à l’article de la mort. Moi non plus, d’ailleurs, mais vers midi il s’est mis à délirer et à dire n’importe quoi. J’ai appelé le docteur, qui lui a administré un sédatif. On lui a fait des examens et on a jugé qu’il manquait d’oxygène au cerveau. Puis, vers une heure du matin, il s’est réveillé en hurlant que son heure avait sonné. Il pleurait désespérément et me jurait qu’il m’aimait, qu’il avait toujours su que je serais à ses côtés au tout dernier moment. Et il m’a demandé pardon pour ne pas avoir su me montrer à quel point je comptais pour lui. Il a dit aussi que maintenant je me retrouverais seule, que tu allais bientôt retourner en Espagne et m’oublier pour de bon. Son délire n’a fait qu’empirer et il a fini par crier que son père était là, à côté. On aurait juré qu’il le voyait, bien qu’il n’y ait personne dans la chambre. Nous étions seuls quand il est mort.

Laura avait compris ce qui lui passait par la tête, et sa mère lui avait fait peine. Elle était terrifiée à l’idée de mourir sans personne à côté d’elle et, comme toujours, elle usait de toutes les ressources à sa portée pour susciter la compassion. Laura lui avait alors promis qu’elle ne partirait pas, qu’elle ne comptait pas s’établir en Espagne et qu’elle resterait toujours près d’elle.

Elle n’avait pas respecté sa promesse. Et c’est à Barcelone qu’elle avait appris la mort de Lisa.

C’était elle désormais qui était infiniment loin de tout ce qu’elle avait connu. Dans un monde étrange et reculé où seuls Jim et son fils la rattachaient à sa vie d’avant. S’il existait une intelligence suprême dans l’Univers, ce en quoi elle n’avait jamais cru, peut-être voulait-elle les punir, elle et les siens, pour ce serment rompu, songeait-elle.

Elle serra la main de Jim et lui dit :

— Jure-moi que tu vas retrouver Santiago. C’est la seule chose que je te demande.

Jim hocha la tête et l’embrassa sur le front.

— Je te le jure, ma chérie.

— C’est ton fils, Jim.

— Oui, je sais. Nous le retrouverons, tu verras. Maintenant, repose-toi.

Il s’éloigna. Une idée l’avait effleuré, et il partit voir Kwaïna.

— April, vous vous y connaissez un peu en médecine naturelle ? demanda-t-il. Enfin, en plantes médicinales aux vertus narcotiques, tout ça. Nous pourrions bientôt être à court d’analgésiques.

L’Indienne lui jeta un regard étonné.

— J’en connais oui, comme certains champignons et des cactus que mon peuple utilise traditionnellement. Hélas, on n’en trouve pas ici. Nous autres Hopis vivons dans le désert californien. Ce paysage ne m’est pas familier ni aucune de ces plantes, mais dans le tas il y en a sûrement qui possèdent ces propriétés. Peut-être que Soña Martin pourrait vous renseigner.

Conrad acquiesça, l’air pensif. La forêt vierge alentour comprenait de nouvelles espèces qui avaient évolué sur une période excédant deux cents millions d’années. Mais, en s’y attelant, les deux biologistes finiraient bien par déchiffrer l’origine évolutive de certains végétaux. Il suffirait de trouver un descendant de l’arbre à coca ou d’une essence similaire dont les feuilles conservaient certains principes actifs de la plante originelle. Il espérait seulement qu’on les découvrirait avant que Laura n’ait franchi le seuil critique.

Ils repartirent le lendemain matin et, après deux petites heures de marche, ils tombèrent sur le camp dressé par les Deltas. Jim admira la grande plateforme composée de branches et de terre que les hommes de Hawk Castro avaient érigée pour se protéger des bestioles rampant dans les feuilles mortes. Ils y étaient sûrement plus en sécurité qu’eux-mêmes dans leurs tentes high-tech.

April Kwaïna paraissait confuse, néanmoins.

— À partir d’ici, le chemin n’est plus balisé comme avant.

À l’autre extrémité du bivouac, Léo Owens leva la main pour attirer leur attention.

— Mon colonel, venez voir, dit-il.

En s’approchant, Jim vit un petit abri confectionné avec de longues feuilles entrelacées. Le sergent les écarta et mit au jour les sept sacs à dos des membres de l’expédition, empilés soigneusement.

— Ils les ont mis au sec pour la nuit, expliqua-t-il. Les Deltas ont coutume d’improviser ce genre d’abri imperméable. Mais pourquoi les ont-ils laissés là ? Par contre, ils n’ont pas oublié leurs armes, ce n’est pas bon signe.

— Et les radiophares sont insérés dans leur tenue de combat, murmura Jim. Et comme ils ont cessé d’émettre…

Il s’arrêta avant d’énoncer l’évidence et coula un regard vers son ex-femme. Trop tard, Laura avait surpris son commentaire. Elle se tourna vers l’épaisseur de la forêt et cria :

— Neko ! Neko !

— Laura, calme-toi, tu veux bien ? dit-il en se précipitant vers elle. Il ne faut pas trahir notre position. Tu nous mets tous en péril.

— J’ai retrouvé leur trace, s’écria April. Regardez, mon colonel.

Il s’approcha de la jeune femme, qui lui montra de fines branches rompues.

— Ce n’est pas exactement la même chose, observa-t-il.

— En effet, reconnut April, ça ne ressemble plus à une piste balisée. Il semblerait plutôt qu’ils aient déguerpi en vitesse.

— Ils ont pris leurs fusils et foncé dans cette direction, indiqua Jim, préoccupé par ces indices de plus en plus alarmants. (Pourquoi n’avaient-ils pas récupéré leurs sacs à dos ?) Sergent, préparez vos armes, reprit-il en dégainant son pistolet réglementaire.

— À vos ordres, mon colonel, dit Owens.

On entendit aussitôt les clic-clic des M-16 armés par les soldats. Le pilote sortit son Colt 1911 et le saisit à deux mains. Tous les sens en alerte, les militaires s’enfoncèrent dans la forêt, guidés par les traces que les Deltas avaient laissées un certain temps auparavant. Les civils les suivaient, en retrait.

Au bout de quelques minutes de marche, ils tombèrent sur une forme humaine gisant dans une posture invraisemblable. En s’approchant, ils reconnurent Albert Kreczsinsky. Son cadavre était la proie des fourmis rouges. Buckmanster s’avança pour l’examiner.

— Il a été poignardé à la poitrine et s’est brisé la colonne vertébrale, expliqua-t-il.

— Où sont les autres ? demanda Laura, angoissée.

Une petite branche craqua et ils décelèrent un mouvement furtif dans la végétation. Ils virent les ombres sinistres et difformes qui les guettaient.

— Plus personne ne bouge, lança Jim en levant son arme en douceur. Nous sommes cernés. Que tous les civils se jettent à terre à mon signal.

Les feuillages s’agitaient autour d’eux. Les silhouettes obscures prenaient position. Ils ne distinguaient pas nettement les créatures qui les encerclaient. Mais deux choses étaient sûres : elles n’étaient pas humaines et elles les dépassaient en nombre.