SEPT D’UN COUP

Ma sœur et moi étions en train de faire nos devoirs sur la table de la salle à manger, quand papa est entré.

Papa, je l’ai déjà dit, écrit ses histoires pour grandes personnes dans son bureau, tout en haut de la maison, pour être bien tranquille.

Quand il en a assez d’être bien tranquille (ce qui lui arrive plusieurs fois par jour), il descend les deux étages et vient voir ce qui se passe “chez ses femmes”.

Il en profite pour taquiner le chien au passage, puis vient nous râper les joues avec sa barbe neuve. Le jeu consiste alors pour nous à pousser des cris aigus et à exiger que les deux joues soient aussi rouges et cuisantes l’une que l’autre. Quand elles le sont, papa va dans la cuisine embrasser maman, et accessoirement voir ce qui est en train de cuire pour le souper. Il soulève les couvercles, renifle, trempe son doigt dans la sauce, déclare que le plus appétissant est le repas du chat, se fait chasser par maman et repart gaiement dans son bureau en sifflotant.

Mais ce jour-là, voici le dialogue qui nous parvint de la cuisine :

Maman. – Mon chéri, j’ai quelque chose à te dire, mais surtout, ne te fâche pas !

Papa, tout prêt à se fâcher, naturellement. – Pourquoi veux-tu que je me fâche ?

Maman. – Parce que ce que je vais te dire ne te fera pas plaisir. Voilà : tu as changé, je ne te reconnais plus.

Papa, ahuri. – Tu ne me reconnais plus ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Maman. – Non, tu n’es plus le même, tu n’es plus aussi gentil qu’avant.

— Ah ça, par exemple ! Et à quoi vois-tu que je suis, comme tu dis, moins gentil qu’avant ?

— C’est très simple : au début, quand je t’ai connu, tu ne tuais personne.

— Comment ça, je ne tuais personne ? Et aujourd’hui, je tue plus qu’avant ?

— Parfaitement. Aujourd’hui, dans tes livres, tout le monde meurt. Tu fais passer tes personnages de vie à trépas pour un oui, pour un non, tu les exécutes à chaque page, et tu n’étais pas comme ça avant, et c’est pourquoi je trouve que c’est méchant et que tu as changé. Voilà !

Il s’agissait de son travail, papa fut piqué au vif.

— Ah ça, par exemple ! (Il en bégayait presque d’indignation.) Si je tue, c’est que j’ai mes raisons, c’est que l’histoire l’exige. C’est mon métier, tout de même, et je sais ce que j’ai à faire. C’est comme si je te reprochais de mettre trop de ceci ou trop de cela dans tes plats (il lui arrive bel et bien de le reprocher).

Et, s’échauffant de plus en plus : “D’ailleurs, ça ne regarde que moi, et si ça me plaît, je peux en tuer cent, je peux en tuer mille, je peux en tuer cent mille… Je peux tuer tout le monde ! Et tiens, puisque c’est comme ça, aujourd’hui, je vais en tuer sept !”

Et le voilà reparti dans son bureau, après avoir claqué la porte derrière lui.

Je suis allée trouver maman dans sa cuisine. Elle tournait sa sauce d’un air triste. Il a fallu que je la console.

— Voyons, maman, ne trouves-tu pas que papa est le plus agréable des hommes ? Avec lui on s’amuse, il est toujours de bonne humeur, il ne se prend pas au sérieux (sauf quand il prétend m’aider à faire mes problèmes, mais c’est un détail). Que demander de plus ?

C’est peut-être même parce qu’il tue tant de gens dans ses livres qu’il est aussi gentil dans la vie…

Maman a bien voulu en convenir. Elle est restée quand même un peu préoccupée. Elle soupirait devant ses casseroles. Son air semblait dire : “N’épousez jamais un écrivain. On s’éprend d’un bon jeune homme, on se retrouve mariée avec un assassin.”

Le soir, au souper, papa est descendu, tout souriant, de son bureau. Il est allé droit à maman, l’a prise tendrement par les épaules et lui a dit :

— Tu vois bien que je ne suis pas méchant : aujourd’hui, pour te faire plaisir, je n’ai tué personne.