PRÉFACE
C’est le copain belge, comme le nommait Brassens, qui m’a permis de rencontrer Aline Giono. Le premier déjeuner eut lieu chez Pierre Vedel, du temps où le maître cuisinier avait pignon sur rue à deux pas du refuge aux objets trouvés, à Paris. Brassens était là, accompagné de ce belge de conséquence – André Tillieu – ainsi qu’Alphonse Boudard, gionolâtre de bel aloi.
J’ai les photos de ce beau jour d’amitié. Plus tard, je conseillai à Aline d’écrire un livre sur son père. Elle me regarda ; l’hésitation se lisait dans ses yeux. Sa ferveur n’escamotait pas les difficultés de l’entreprise. “Je n’en serai pas capable”, finit-elle par dire, une semaine plus tard. Mentait-elle, car la modestie, ça existe ? Écrivait-elle en secret ?
Et voilà à présent qu’Aline n’est plus, ce livre est devant nous. Il ne s’agit pas d’une biographie comme je l’entendais et comme je m’étais permis d’en suggérer la rédaction, mais d’un ouvrage mêmement nourri de faits vrais et qui dit, avec une délicatesse infaillible, la vie d’une petite fille dans une maison de Manosque où un père fait le plus original des métiers : “Il s’amuse à écrire des histoires pour grandes personnes.” Cette petite fille ne donnerait sa place pour rien au monde. Elle est si heureuse auprès de sa sœur, qui pourtant coupe les dents des timbres de la collection “parce que c’est plus joli”, d’une grand-mère centenaire née sous Louis-Philippe et qui chante allègrement : “Louis-Philippe a mérité d’avoir la tête et les pieds tranchés”, de l’oncle Kakoun qui abîme les livres rien qu’à les regarder au grand dam de l’écrivain seigneur du logis, d’un chat siamois appelé en toute simplicité “Titou-le-magnifique”, d’une mère à la souveraine patience et pleine de sagesse en des temps où cette vertu tend à devenir impopulaire et, bien sûr, de ce papa qui souvent “descend de son nuage c’est-à-dire de son bureau” où “il lui suffit de tremper une plume dans un encrier pour que les idées se jettent d’elles-mêmes sur un papier”. Ce qui ne l’empêche pas de dire, de loin en loin, qu’il “travaille comme un forçat pour nourrir une famille avide”. Il convient de préciser, au reste, que ses colères se déclenchent surtout les jours où Aline et Sylvie ont un zéro en calcul alors qu’il les a aidées à faire leurs problèmes, ou encore quand la note en composition française est fort médiocre alors qu’il a été le maître d’œuvre de ce devoir si facile à faire pour lui.
On l’a donc compris. Nul n’aurait pu écrire un tel livre. C’est Jean Giono vu par les yeux d’une gamine, sa fille aînée… Jean Giono à table quand la daube se prépare le vendredi, repose le samedi et cuit à nouveau à petit feu le dimanche… Jean Giono qui raconte oralement autant d’histoires dans la vie de tous les jours qu’il en écrit… Jean Giono à qui son épouse reproche de tuer beaucoup trop de monde dans ses livres, qui s’en offusque car un écrivain attaqué dans son travail devient furieux, mais qui, repentant, épargnera ses personnages les jours où sa femme déplore l’hécatombe…
Bref, tous les petits moments de la vie domestique d’une famille de haut parage et pourtant si pareille aux autres, petits moments qui n’auraient même pas appartenu à l’univers des souvenirs si Aline n’avait pas été là avec son ingénuité qui est peut-être le secret de l’art…
Un dernier mot. “Nul n’aurait pu écrire un tel livre”, disais-je . Il est possible que sa sœur cadette ait été capable, pareillement, d’y mettre son grain de sel. Mais son tour d’enjouement et de verve, elle a préféré le destiner à des dessins. Ils illustrent cette œuvre de piété, cet hymne d’amour filial, derniers feux d’une pensée qui se plut un jour à donner la parole à une enfant.
Louis Nucera