9.

Innocence avait été replacée dans sa position initiale. Les gris-gris s’étaient multipliés autour d’elle, la même étoffe recouvrait son corps. Morgan songea que c’était comme si rien ne s’était passé, comme si ces deux horribles nuits n’avaient pas existé. Il rendit sa torche à Ézéchiel. La chaude nuit africaine les enveloppait : à l’ouest subsistaient encore une mince échancrure orange vif, et des traînées de gris, de roses rougeâtres et de bleus métalliques qui frangeaient les nuages orageux à l’horizon.

« Ainsi, dit Morgan sans s’adresser à personne en particulier, elle est toujours là ? »

Isaac, Joseph et Ézéchiel hochèrent la tête :

« Quelqu’un a bougé elle, il y a trois jours, l’informa Isaac sur un ton pétri de suspicion.

— Je sais, dit Morgan. Mr. Fanshawe m’a raconté. Sale affaire. Mais je suis content qu’on l’ait rapportée.

— Ça y en a manquer de respect, affirma Ézéchiel.

— Eh bien, dit Morgan prenant tout à coup sa décision, vous pouvez dire à Maria d’amener le prêtre fétichiste demain. Je paierai », annonça-t-il.

Il y eut des murmures de surprise.

« Vous paierez, m’sieu ? voulut se faire confirmer Isaac.

— Je vous l’ai dit. Je paierai. Tout.

— Les funérailles aussi ? demanda Joseph.

— Oui, oui. On règle tout ça. Fini. Terminé.

— Ça y en a bon, déclara Ézéchiel. Très, très bon.

— Isaac, dit Morgan, si je te donne demain de l’argent, tu achètes la bière, la chèvre et le reste pour Maria ? OK ?

— D’acco’dac », accepta Isaac.

Ils firent leurs arrangements. Morgan nota que le coût avait grimpé à quatre-vingts livres maintenant qu’il payait. Ce serait une cérémonie particulièrement imposante, lui assura-t-on, et à laquelle il était cordialement invité. Il ne rechigna pas : si quelqu’un méritait des adieux décents c’était bien la pauvre Innocence. Il s’arrangerait pour se rembourser sur la caisse noire avant de partir.

Ils gagnèrent lentement l’extrémité du quartier. Des odeurs de cuisine montaient des brasiers. Une mama édentée traversa la nuit : ses seins flasques et bruns se balançaient dans la lumière de la lanterne qu’elle portait sur la tête. L’enfant qu’elle tenait à la main pointa son doigt sur Morgan en criant : « Oyibo, oyibo. » Homme blanc. Morgan se demanda s’il leur arrivait parfois de ne pas constater la chose.

Il renifla l’air :

« Il va pleuvoir ce soir ? s’enquit-il.

— Je crois que nous avoir petite pluie ce soir, m’sieu. »

Morgan fut sur le point de faire remarquer que la foudre ne tombait jamais deux fois au même endroit mais il préféra s’abstenir. Il leur dit qu’il les reverrait le lendemain matin et traversa la pelouse pour aller reprendre sa voiture.

Il rentra chez lui se changer pour la réception d’Adekunlé. En mettant sa chemise il cria à Vendredi de lui apporter un whisky soda. Vendredi lui donna son verre et se fit confirmer qu’il ne dînerait pas là. Morgan rejeta le smoking au profit d’un costume gris clair. Il le prit dans la penderie et s’aperçut alors que Vendredi s’attardait à la porte :

« Oui Vendredi ? Qu’y a-t-il ?

— S’il vous plaît, m’sieu. Laissez-moi vous avertir quelque chose.

— M’avertir ? Et de quoi ?

— Vous pas aller Nkongsamba demain. Je vous supplie, m’sieu.

— Et pourquoi donc mon Dieu ?

— Les soldats vont être là-bas.

— Des soldats ? De quoi parles-tu ? D’un coup ? Tu veux dire un coup d’État ?

— Ah ! oui, c’est ça. Un coup d’État. Demain[9].

— Comment le sais-tu ?

— Tout le monde il le sait.

— OK Vendredi. Merci. »

Le petit homme s’en fut. Quelles sottises, pensa Morgan. La nuit d’Innocence avait dû lui taper sur le système.

Au moment de partir, à huit heures moins dix, il se sentit comme un condamné à mort en sursis. Apprendre que, tout compte fait, il n’avait nul besoin de soudoyer Murray lui avait porté un coup. Toute cette humiliation, cette crise de conscience auraient pu être évitées, du moins pour l’instant. Adekunlé ne semblait avoir parlé que d’un ajournement, un changement provisoire de plans. En tout cas c’était fini maintenant et ce n’était pas nécessairement une mauvaise chose. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, il sentait un peu d’ordre revenir dans sa vie grâce probablement au fait qu’il ne pouvait désormais plus faire grand-chose pour modifier ou influencer les événements. Il décida de suivre, dès maintenant, le conseil de Murray et d’aller se confesser à Fanshawe, privant ainsi Adekunlé de la satisfaction de mettre ses menaces à exécution. Bien sûr Fanshawe le limogerait quand même — ou recommanderait qu’on le fît – mais cela vaudrait mieux que de permettre à Adekunlé d’aller raconter des bobards. D’ailleurs, résolut-il, il ne donnerait pas non plus à Fanshawe le plaisir de le flanquer à la porte : il allait démissionner – raconter tout à Fanshawe puis lui présenter sa démission. L’idée le fit sourire : oui, c’était le mieux. Il mettait enfin de l’ordre dans sa vie – Innocence elle-même était en ordre pour ainsi dire : tout était prêt pour la veillée funèbre. Un seul petit nuage à l’horizon : Célia. Un élan de tendresse l’envahit en même temps que les souvenirs : Célia, la seule véritable histoire d’amour de sa vie – il s’en rendait compte avec étonnement – ou du moins ce qui s’en approchait le plus. Maintenant qu’il n’avait plus peur d’Adekunlé, il s’efforcerait de la voir davantage avant de prendre son billet de retour.

Sur la route de l’Université, une silhouette familière vêtue de noir surgit dans la lumière des phares : Femi Robinson qui gravissait péniblement la pente, une quantité d’affiches sous le bras. Morgan stoppa sur le bas-côté. Femi accourut au petit trot.

« Je peux vous déposer quelque part ? » offrit Morgan.

Il se sentait d’humeur généreuse et il n’avait rien contre Robinson : en fait il sympathisait avec lui. « Je vais jusqu’à l’Université », ajouta-t-il.

Robinson accepta avec joie, jeta son paquet sur le siège arrière et s’assit à côté de Morgan. PEDAGOGIE OUI. DÉMAGOGIE NON, eut le temps de lire Morgan sur l’un des placards. Il remit la voiture en marche et reprit sa route. Ils se rendaient visiblement au même endroit.

« Alors vous nous avez abandonnés », dit Morgan en indiquant les affiches et en baissant la vitre au maximum : Robinson aurait idéalement incarné la Transpiration dans une pub allégorique pour déodorisant.

Robinson se renfrogna :

« Puisque les élections ont été gagnées comme vous l’entendiez il n’y a plus de raison de prévenir les gens. Alors ce soir nous protestons contre la présence des forces de police sur le campus de l’Université et les plans de fermeture pour le trimestre prochain.

— Mais le nouveau gouvernement ne va pas changer tout ça ? » demanda Morgan.

Robinson accueillit d’un rire méprisant cette démonstration de naïveté flagrante.

« C’est une plaisanterie, je suppose. Je vous l’ai dit : PUPK, PNK, c’est du pareil au même. Ils n’aiment pas que les étudiants les embêtent.

— Alors vous allez leur apporter votre soutien ?

— C’est mon devoir tant que je le peux. Je m’attends à ce que le PPK soit banni très bientôt. »

Morgan regarda Femi avec une certaine admiration. Il semblait perpétuellement à la recherche de nouvelles et insurmontables difficultés auxquelles s’attaquer.

« Eh bien, déclara-t-il, je dirai un petit mot gentil en votre faveur au nouveau ministre des Affaires Étrangères. »

Robinson se tourna brusquement vers lui :

« Vous allez déjà voir Adekunlé ? »

Morgan se mit à rire :

« Ne vous en faites pas, rien d’officiel – on célèbre la victoire, je crois.

— Je suppose que Fanshawe sera là, ricana Robinson, pour féliciter son pantin ! »

Il cracha le dernier mot avec venin.

Morgan n’avait pas envisagé cette éventualité. Il souhaita que Robinson se trompe.

« Adekunlé, le pantin de Fanshawe ? railla-t-il. C’est un peu ridicule, non ? »

Robinson se croisa les bras sur la poitrine :

« C’est ainsi que nous interprétons la collusion anglo-PNK précédant les élections. Comment voulez-vous que nous l’interprétions autrement ? »

Morgan ne trouva rien à répondre. Il espérait ne pas avoir gaffé en parlant de la réception d’Adekunlé. Il arrêta la voiture devant les grilles de l’Université :

« Je vous laisse ici Femi, si ça ne vous fait rien, dit-il. Je ne suis pas sûr que ce soit très sage pour moi d’être vu en train de transporter des révolutionnaires à leur manif. ‘ »

Robinson ramassa ses placards :

« Merci pour la balade, dit-il. J’ai beaucoup apprécié notre conversation. Elle était du plus haut intérêt. »

Près de la maison d’Adekunlé, Morgan fut arrêté par un garde en uniforme qui lui enjoignit d’aller se garer à quelque distance de là. En approchant, il vit que l’espace immédiatement situé devant la maison avait été laissé vide et que les bâtiments étaient éclairés par des projecteurs. Il remarqua des haut-parleurs installés sur le balcon du premier étage et une douzaine de partisans du PNK debout devant la porte d’entrée. Il semblait qu’Adekunlé eût le projet de prononcer un discours de victoire aux fidèles du parti à un moment donné de la soirée. Le portail s’ouvrit dès que Morgan eut décliné son identité. Il entra et prit l’allée principale. Parmi plusieurs limousines d’aspect officiel, il reconnut, la mort dans l’âme, l’Austin Princess noire de Fanshawe, garée à côté de la Mercedes plutôt crasseuse de Muller. Les deux voitures arboraient leurs fanions nationaux respectifs sur le capot.

Peter, le chauffeur de la Commission, se raidit en un extravagant garde-à-vous au passage de Morgan.

« ’Soir, m’sieu », cria-t-il.

Morgan s’approcha :

« Salut, Peter. Mr. Fanshawe est là ?

— Oui, m’sieu. Moi y en apporter tout le monde.

— Tout le monde ?

— Oui, m’sieu. Mrs. Fanshawe, Mr. Dalmire et Miss Fanshawe aussi. »

Morgan regarda en direction de la maison. Les salons du rez-de-chaussée paraissaient remplis à craquer. Une petite célébration, avait dit Adekunlé.

« Il y a beaucoup de monde ? s’enquit-il.

— Oh ! oui, dit Peter. Tout plein, tout plein, missié. »

Morgan se fraya un chemin dans la cohue jusqu’au bar. L’ambiance était chaude, électrique, euphorique aussi, un peu comme dans une soirée de Nouvel An. Il gardait la tête baissée. Il ne voulait voir personne. Il était là uniquement parce qu’Adekunlé le lui avait ordonné. Il lutta pour atteindre le bar.

« Un grand whisky, s’il vous plaît. Et du soda.

— Salut, toi ! » entendit-il.

Il se retourna : c’était Priscilla.

« Bonté divine ! dit-elle. Qu’est-il arrivé à ta figure ? Et tes cheveux ?

— Le pudding de Noël, expliqua-t-il. Trop de brandy. Je ne me suis pas rendu compte que c’était une matière aussi inflammable. »

Du cou au bout des pieds elle était désirable à couper le souffle, pensa-t-il : bronzée et respirant la santé, dans une robe crème au décolleté bateau.

« C’est donc pour ça qu’on ne t’a pas vu, dit-elle en mâchonnant une olive. Je crois que Papa essaie de te joindre depuis des jours et des jours.

— Vraiment ? dit Morgan, tâtant son sourcil en sparadrap d’une main et s’efforçant d’aplatir le duvet mousseux de son toupet de l’autre, j’étais en convalescence », ajouta-t-il en guise d’explication. Il changea de sujet : « Je croyais que Dickie et toi partiez en vacances après Noël ? Faire du ski, non ?

— C’est bien ça. En fait nous devrions nous en aller assez tôt d’ici parce que nous descendons cette nuit en voiture sur la capitale. Les avions décollent à une heure impossible à l’aube. Peter nous emmène dans la grosse voiture. Oh ! tiens, voilà Dickie ! »

Dalmire s’approcha, l’air jeune et soigné dans une veste de smoking blanche :

« Tiens, dit-il, le retour de l’Enfant Prodigue. Que diable t’es-tu donc fait au visage ? » Il se pencha pour chuchoter à l’oreille de Morgan : « Arthur veut te voir, Morgan. Je crois qu’il est plutôt en rogne !

— À propos de quoi ?

— D’Innocence surtout, je pense.

— C’est arrangé, maintenant.

— Et puis au sujet de la Duchesse aussi.

— Oh ! bon sang ! Je suppose qu’il vaut mieux en finir. Où est-il à présent ?

— De l’autre côté de la pièce. Sous cette espèce de masque là-bas. »

Morgan entreprit de se faufiler entre les grappes humaines dans la direction indiquée par Dalmire. Il était à mi-chemin, coincé entre une grosse dame kinjanjaise et un officiel du PNK gesticulant, quand il sentit quelqu’un le tirer par la manche : Denzil Jones.

« Salut Denzil. À tout à l’heure. Il faut que je voie Arthur.

— Juste un mot, Morgan. »

Jones se faufila plus près. Il avait l’air d’un chien battu. La transpiration brillait sur ses joues bleuâtres. Il jeta un coup d’œil nerveux autour de la pièce :

« Ça te dit quelque chose ? » demanda-t-il en glissant un bout de papier dans la main de Morgan : une facture de la clinique Adémola pour le traitement d’Hazel, clairement spécifié, avec la dose de pénicilline requise.

« Rien du tout ! dit Morgan l’air innocent. On t’a trop salé la note ? »

Il jura dans sa barbe : il avait donné de l’argent à Hazel pour régler la facture.

« C’est un foutu mensonge, mon vieux ! glapit Jones. Ce ne serait pas une de tes bonnes plaisanteries par hasard ? Parce que si c’est le cas, c’est pas très drôle. Pas drôle du tout ! » Il avait un air misérable : « Géraldine est devenue dingue. Elle a refusé de venir ici ce soir.

— Désolé, Denzil. Probablement un de ces salauds du Club. »

Il tapota l’épaule de Jones :

« Courage, vieux fils ! »

Il avait toujours eu envie de dire ça à Jones.

Il poursuivit sa progression difficile à travers la foule :

« Salut Arthur », dit-il.

Fanshawe était en grande tenue : spencer gèle-fesses, ceinture de gala, décorations.

« Morgan ! Où diable étiez-vous ? Et nom de Dieu qu’avez-vous fait à votre visage ?

— Un petit accident. J’étais, euh, en convalescence. J’avais besoin d’un peu de calme et de repos.

— Oh ! Merveilleux ! dit Fanshawe, lourdement sarcastique. Merveilleux ! Et Innocence alors, hein ? On la laisse tout bonnement pourrir ?

— Je l’ai ramenée, non ? » dit Morgan avec humeur.

Il expliqua les nouvelles dispositions qu’il avait prises et Fanshawe parut se calmer un peu.

« Tous les domestiques sont revenus à temps, je présume ? demanda Morgan, la réception s’est bien passée ? »

Fanshawe mit les mains sur les hanches :

« Bonne question. Oui en fait. Mais pourquoi n’étiez-vous pas là ?

— Je n’étais pas bien, je vous l’ai dit. Écoutez, Arthur…

— Vous nous avez manqué, vous savez, dit Fanshawe. Surtout à la Duchesse. Elle n’a pas cessé de demander où vous étiez, je ne sais pas pourquoi. Elle est devenue de très mauvaise humeur quand elle a vu que vous ne veniez pas. » Il réfléchit : « Drôle de femme :.. très agréable, remarquez. Mais votre absence a paru beaucoup la fâcher. » Il regarda Morgan d’un air soupçonneux : « Vous voyez pourquoi ?

— Ça me dépasse, dit Morgan. Écoutez, Arthur, il faut que je vous parle au sujet de quelque chose de très important.

— Enfin, dit Fanshawe sans l’écouter et en lui tapant sur l’épaule, oublions le passé et le reste ! » Il montra la foule d’un geste : « Tout est bien qui finit, etc. » Il baissa la voix : « Pinacle semble payer des dividendes. Un coup de pot pour nous tous.

— C’est de cela dont je voudrais vous parler, Arthur. Je…

— Ciel ! »

Chloé Fanshawe bouscula deux invités pour venir interrompre leur conversation :

« Qu’est-il arrivé à votre visage ? Et vos cheveux ? »

Elle portait une robe rose shocking incrustée de broderies d’argent et un triple rang de perles incrusté dans les plis de son cou. Elle devait avoir reteint ses cheveux, si intense était leur noirceur qui donnait à sa peau la consistance et la blancheur du rahat loukoum.

« Mon cadeau de Noël, improvisa Morgan. Un briquet. J’ai réglé la flamme à l’envers. J’ai allumé une cigarette et whompff !

— Mon Dieu, quel dommage… Arthur, viens. Je veux que tu rencontres… »

Morgan se relança à coups de poing vers le bar. Il était évident qu’il ne réussirait pas à annoncer sa démission à Fanshawe ce soir. Il remplit son verre. Il remarqua Dalmire et Priscilla en tendre conversation, et sa vieille jalousie le reprit un instant. Il se détourna et vit approcher Georg Muller et sa fille Liesl. Morgan leva son verre en guise de salut. Il connaissait bien Liesl : elle venait chaque année à Noël.

« Je voudrais bien te faire une bise, dit Liesl, mais je ne voudrais pas te faire mal !

— Ha ha ! » dit Morgan.

Il commençait à en avoir assez de raconter l’histoire de son visage.

« Que s’est-il passé ? demanda Muller, toujours aussi élégant dans une tenue de brousse verte et froissée.

— Eh bien, il y avait ce bébé enfermé dans une maison en flammes et… oh ! peu importe. Comment vas-tu, Liesl ? Tu as l’air en pleine forme.

— Je vais bien », dit-elle. Avec ses hauts talons elle le dépassait de près de dix centimètres. « J’aimerais pouvoir te retourner le compliment mais le Kinjanja ne semble pas te réussir.

— Tu parles ! dit Morgan avec conviction.

— Les Britanniques sont en force ici ce soir, observa Muller ironique. Vous devez être tous très contents des élections. »

Morgan haussa les épaules :

« Ça dépend du point de vue. »

Muller se mit à rire :

« Vous êtes un petit malin, Morgan. Je n’ai pas oublié notre dernière rencontre. »

Il y eut un silence inconfortable. Morgan comprit brusquement que Muller lui en voulait, pensant qu’il avait manœuvré en secret avec Adekunlé et le PNK.

Liesl brisa la glace :

« En tout cas le nouveau gouvernement traverse déjà sa première crise. On m’a dit que les étudiants avaient occupé les bâtiments administratifs. On a fait venir les compagnies de sécurité.

— Je viens de parler au vice-chancelier, dit Muller. Son Noël a été très troublé.

— Je me mets à sa place », dit Morgan.

Juste à cet instant, Adekunlé arriva : les invités s’écartèrent docilement sur son passage comme la mer Rouge devant Moïse. Morgan sentit sa jambe droite commencer à flageoler.

« Georg, mon ami, dit Adekunlé d’une voix de stentor, puis-je vous enlever pour un instant notre Mr. Leafy avec ses plaies et bosses ? »

Muller fit une courbette d’acquiescement et Morgan se mit dans le sillage des robes flottantes d’Adekunlé pour traverser la pièce et gagner le calme du bureau.

Adekunlé appuya avec précaution son vaste corps contre le rebord de sa table.

« Eh bien ? dit-il.

— Pardon. » Morgan avait du mal à se concentrer. « Félicitations pour votre succès.

— Merci, dit Adekunlé gracieusement. Mais je pensais surtout à notre propre pacte. Vous m’avez dit que vous aviez finalement décidé de ne pas soumettre notre proposition au docteur Murray.

— C’est exact, mentit Morgan, qui avait décidé de pacifier Adekunlé jusqu’à ce qu’il ait pu parler à Fanshawe. Ce n’était pas le moment. Son humeur… il n’aurait pas marché. Je l’ai tout de suite senti. »

Adekunlé alluma une cigarette :

« Vous êtes sûr ? Vous ne lui avez rien dit ? Parce que désormais nous avons d’autres plans. Avoir à payer Murray serait extrêmement ennuyeux.

— Il a toujours l’intention de faire un rapport négatif sur le site, expliqua Morgan, qui pour une fois disait la vérité. Enfin je le présume, ajouta-t-il.

— Bien. »

Morgan demeura perplexe :

« Comment ça, “bien” ? »

Adekunlé le regarda :

« Disons que je me suis découvert un… un « cousin » dans les bureaux du Conseil de l’Université. Il suffira maintenant d’égarer les minutes de la réunion du Comité des Bâtiments, Sites et Travaux après que Murray aura mis son veto. » Il fit des ronds de fumée, un sourire de satisfaction aux lèvres : « Une méthode simple, efficace et, tout pesé, bien meilleur marché. Je suis seulement désolé de ne pas avoir pu la mettre au point plus tôt. Je vous aurait ainsi évité des, comment dirais-je ? – des affres de conscience, des soucis peut-être ? »

Il fit tomber ses cendres dans un cendrier de verre épais que Morgan eut envie de lui jeter à la tête. Ainsi le rapport de Murray serait intercepté. Et maintenant qu’Adekunlé était ministre des Affaires Étrangères il ne voyait pas comment Murray pourrait produire de réelles charges contre lui. Il y aurait peut-être un peu de scandale mais, étant donné les mœurs politiques kinjanjaises, cela ne ferait pas la moindre différence. Il se sentit soudain navré pour Murray et son combat solitaire pour la « justice ». Mais il n’était pas assez puissant. Les Adekunlé de ce monde l’emportaient toujours.

« Ah ! et moi alors qu’est-ce que je fais ? demanda-t-il d’une voix plus faible qu’il ne l’eût souhaité.

— Oui justement, et vous, Mr. Leafy ? Je pense que pour un temps nous allons vous laisser au vert, comme on dit. Vous me devez toujours une considérable “obligation” comme je suis sûr que vous le reconnaîtrez vous-même. Je peux imaginer un moment dans l’avenir où il vous sera possible de payer cette dette. »

Morgan comprit alors que c’en était définitivement fait de sa carrière. Il avait eu le vague espoir qu’Adekunlé, à présent que tout lui avait si bien réussi, et dans une sorte d’amnistie post-électorale, le libérerait. Il était content d’avoir décidé de démissionner : il lui aurait été impossible de rester à la Commission comme l’homme de paille d’Adekunlé – plus maintenant. Une curieuse impression de soulagement se mêlait à son désespoir. Dans un sens il serait heureux d’en terminer une fois pour toutes avec cette farce – de s’extirper de ce réseau de mensonges et de duplicité. Tu as intérêt à te manier le train, espèce de gros salaud, jura-t-il silencieusement à l’intention d’Adekunlé, parce que je ne vais pas traîner ici beaucoup plus longtemps.

Le téléphone sonna sur le bureau. Adekunlé prit l’appareil :

« Oui, dit-il sèchement. Quoi ?… Ces foutus imbéciles ! OK, OK, envoyez-les. Il faut en finir ce soir, vous avez compris ? »

Il raccrocha.

« Ces étudiants, dit-il. Ça met le feu aux voitures, ça détruit les archives. On ne peut pas les laisser faire.

— Non, sûrement pas, acquiesça Morgan. C’est honteux. »

Par la fenêtre de la salle de bains du premier étage, Morgan, le regard trouble, essaya de distinguer au-delà de l’éclat des projecteurs. Il venait de vomir dans les cabinets — résultat de deux gins, un champagne orange, un whisky et un Drambuie qu’il avait bus l’un après l’autre en sortant du bureau d’Adekunlé, raflant les boissons sur les plateaux des serviteurs comme s’il avait cherché à battre un record du monde de l’ivrognerie. Pour célébrer la fin de son existence, s’était-il dit.

Comme d’habitude, après avoir été malade de trop boire, il se sentait à la fois mieux et plus mal. Il emprunta une brosse et se lava les dents. Dehors la foule n’avait guère grossi et demeurait calme et docile. Pas vraiment un raz de marée populaire cette victoire se dit-il. Il se demanda quand Adekunlé ferait son discours. Il ouvrit la fenêtre et tendit l’oreille : il crut entendre scander des slogans qui lui parurent augmenter de volume – des renforts de militants sans doute.

Il sortit de la salle de bains et s’avança d’un pas mal assuré vers l’escalier. Il lui fallait aller reboire un peu, tenter d’oublier le sinistre avenir qui s’ouvrait fatalement devant lui. Priscilla, Adekunlé, Fanshawe, Pinacle, Innocence : trop, c’était trop. Il avait essayé, il s’était battu mais il ne pouvait plus soutenir le rythme. Le combat avait été trop inégal : il était temps de capituler.

« Psst, Morgan ! »

Surpris, il regarda autour de lui. Célia apparut sur le pas d’une porte et lui fit signe d’entrer. Célia ! Elle referma derrière lui et ils s’étreignirent. Il était content de s’être lavé les dents. Pour autant qu’il pouvait s’en rendre compte ils se trouvaient dans une chambre d’invités. Célia n’avait pas allumé.

« Où étais-tu ? demanda-t-il, la langue un peu pâteuse. Je ne t’ai pas vue en bas.

— J’allais te poser la même question. Tu m’avais dit de te retéléphoner, tu te rappelles ? dit-elle d’un ton de reproche peiné. J’ai passé mon temps à avoir au bout du fil ce type du Yorkshire qui disait ne pas savoir où tu étais.

— J’étais… j’étais en voyage », dit Morgan. Il lui caressa les cheveux, lui embrassa les joues : « J’avais une affaire à régler. » Il l’attira contre lui : « Tu m’as manqué, Célia, commença-t-il mais elle le repoussa.

— C’est Sam, dit-elle avec désespoir. C’est décidé. Je le quitte. Il faut que tu m’aides.

— Célia, Célia, se plaignit-il gentiment. Ne recommence pas. Je sais que c’est un salaud mais comment peux-tu le quitter ? Et les enfants ? »

Elle avait abordé ce sujet une ou deux fois auparavant mais il avait toujours réussi à l’arrêter avant qu’elle n’aille plus loin.

« Non, c’est décidé, dit-elle dans un chuchotement aigu. J’ai un plan. »

Il écarquilla nerveusement les yeux, alarmé par sa véhémence : elle lui donnait l’impression d’être sur le point de craquer.

« Mais je ne peux pas t’aider, Célia, expliqua-t-il patiemment. Plus maintenant. Je ne suis pas en position de le faire. Je ne…

— Qu’est-ce que tu racontes ? coupa-t-elle avec irritation. Tu es le seul qui puisse. Tu es le seul qui en ait l’autorité. »

Il se sentit vaguement flatté par cette référence à son ingéniosité masculine. Il voulut l’enlacer de nouveau mais elle le repoussa.

« Célia, ma chérie, dit-il, tu as tout mon soutien et mon… affection. » Il avait failli dire « amour » mais pas quand elle était de cette humeur. « Et tu es quelqu’un de tout à fait à part pour moi. » Il laissa échapper un ricanement amer : « Tu es ce qui m’est arrivé de mieux dans cette saloperie de pays. Non… » Elle essayait de l’interrompre et il tendit la main avec une insistance d’ivrogne : « Non, je t’assure. Je me sens plus près de toi que de n’importe qui d’autre. Honnêtement, dit-il sincère, c’est ce qu’il y a de si affreux. C’est la seule chose qui me bouleverse à l’idée de partir, ma chérie. Je ne veux pas te quitter.

— Partir ? souffla-t-elle. Que veux-tu dire par “partir” ? »

Il essaya d’aplatir ses frisettes de barbe-à-papa.

« Je me suis fourré dans un fichu pétrin, dit-il, jugeant plus sage de ne pas impliquer Adekunlé. C’est ma faute. Stupide mais très grave. Je vais perdre mon job, alors je démissionne. Demain. Je rentre en Angleterre. »

Célia laissa échapper un cri étouffé :

« Mais tu ne peux pas me faire ça !

— Peux pas quoi, ma chérie ?

— Tu ne peux pas démissionner. »

Il lui sourit tendrement :

« Il le faut, dit-il. Je suis dans une embrouille terrible. Si tu savais, tu comprendrais que c’est la seule issue. Il n’y a pas d’autre solution. »

Il vit dans l’obscurité les larmes ruisseler sur ses joues. Son cœur se gonfla : elle était loyale, elle tenait à lui.

« Non ! dit-elle dans un sanglot rauque d’affolement. Non, tu ne peux pas démissionner. Tu ne peux pas, répéta-t-elle, tu ne peux pas, pas encore. J’ai besoin de toi. J’ai besoin de toi pour le visa. Tu es le seul qui puisse me donner un visa.

— Un visa ? Quel visa ? »

Elle lui frappa la poitrine de ses petits poings :

« Il faut que tu m’obtiennes un visa pour l’Angleterre, sanglota-t-elle, le visage déformé par le chagrin et le désarroi. Je suis kinjanjaise. J’ai un passeport kinjanjais. Je ne peux pas rentrer dans mon pays sans un visa et il n’y a que toi qui puisses m’en donner un ! »

Elle tomba lentement à genoux sur le plancher. Morgan demeura pétrifié. Comme si son corps, une seconde, s’était arrêté de fonctionner. Il fit mentalement un bref retour en arrière sur leurs premières rencontres. Il se rappelait maintenant ces questions innocentes – pratiquement depuis le début – à propos de son travail et de ses responsabilités, sa brève inquiétude au moment de l’arrivée de Dalmire, son soulagement de découvrir qu’il était toujours en fonction. Il laissa échapper un long soupir tremblant tandis que la vérité lui assenait un coup déchirant : il n’avait été qu’un rouage dans ses plans d’évasion, un rouage important mais un rouage néanmoins. Elle ne pouvait pas rentrer librement en Angleterre avec son passeport kinjanjais : elle avait besoin d’un visa. Alors elle avait cherché quelqu’un qui pût lui en procurer un sans que son mari le sût.

Morgan la regardait pleurer, effondrée par terre. Tu t’es encore fait avoir, Leafy, se dit-il. Pauvre cloche ! Il était furieux de sa prétention, furieux et amer de s’être convaincu qu’il y avait eu dans cette histoire quelque chose de spécial, de différent. C’était comme tout le reste, se dit-il tristement cynique, exactement pareil. Mais en réalité qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Il était un aristocrate de la douleur et de la frustration, un prince de l’angoisse et de la honte. Il alla vers la porte.

« Je suis désolé, Célia. Mais c’est désormais trop tard. » Une fois sur le palier, il s’essuya les yeux, respira deux ou trois bonnes fois et bourra de coups de poing sauvages un adversaire invisible. Bizarrement il découvrait qu’il ne haïssait pas Célia, qu’il ne lui en voulait pas. Il n’en voulait qu’à lui-même de n’avoir pas su deviner la vérité. Murray avait raison : toujours le vieux piège, être et paraître, et il s’y était laissé prendre une fois de plus. Où était cette pénétrante intuition dont il se flattait ? Où était cet œil de lynx qui perçait la duplicité et le mensonge, ce juge infaillible des motivations humaines ? Un bourdonnement sourd envahit ses oreilles. Il s’appuya au mur et ferma les yeux mais le bruit persista. Il rouvrit les yeux et réalisa que le son venait du dehors. Il courut à la fenêtre : la foule paraissait soudain énorme. Au-delà du jardin illuminé, une masse sombre se pressait contre les barbelés et envahissait la route. Ils scandaient quelque chose. Il distingua une frêle silhouette noire qui orchestrait les cris avec un porte-voix. Il écouta attentivement : il n’en croyait pas ses oreilles : « FANSHAWE ! criait la foule. FANSHAWE ! FAN-SHAWE ! FAN-SHAWE ! »

Morgan dégringola les escaliers. Les invités avaient reculé contre le mur le plus éloigné des manifestants. Les conversations continuaient, mais assourdies et contraintes, et les gens se préoccupaient surtout de repérer les éventuelles portes de secours, comme dans un club au système de sécurité notoirement défaillant. Le personnel de la Commission s’était regroupé d’un côté, l’air de plus en plus mal à l’aise. Morgan les rejoignit :

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— On allait partir, dit Fanshawe nerveux. Dick et Priss doivent attraper leur avion dans la capitale. » Il avala sa salive.

« Peter avait amené la voiture devant la porte. On a vu cette énorme foule. On a pensé qu’il s’agissait de supporters du PNK mais, dès que je suis sorti, ils sont devenus fous. Hurlant, criant des insultes.

— Ouais, fit Jones en chœur antique, comme à un signal : FAN-SHAWE, FAN-SHAWE.

— Merci, Denzil, aboya Fanshawe. On sait ce qu’ils disent.

— Quelle est la raison de tout ceci, Morgan ? »

Tout le monde le regardait.

« Pourquoi me demandez-vous ça à moi ? protesta Morgan. Je n’en sais rien. »

Mais avant qu’un autre mot ait pu être prononcé, il y eut un bruit de verre brisé à l’étage au-dessus et des cris de femmes, suivis d’un jet de pierres contre la maison. Les invités se dispersèrent dans la confusion : les gens couraient, hurlaient, se jetaient à quatre pattes sous les tables, se rassemblaient en groupes affolés tandis que pierres et cailloux volaient à travers les portes-fenêtres et rebondissaient sur le tapis. Chaises et divans furent retournés en manière de barricades derrière lesquelles s’accroupirent les invités terrifiés.

Morgan se précipita à la porte d’entrée et l’entrebâilla. Il eut le temps d’apercevoir Peter qui abandonnait la voiture de la Commission et se sauvait en courant. Au bout de l’allée, à une trentaine de mètres de là, une rangée de domestiques en uniforme surveillaient les portes closes. Et au-delà, tenant un porte-voix, se dressait la frêle silhouette noire de Femi Robinson.

« L’ANGLETERRE DEHORS ! PAS D’INGÉRENCE EXTÉRIEURE DANS L’AUTONOMIE KINJANJAISE », hurlait-il, avec emphase.

Incapable de scander ce slogan, la foule se contenta des cris de FAN-SHAWE, FAN-SHAWE, FAN-SHAWE.

Une pierre vint s’écraser contre la porte. Oh ! bon dieu, songea Morgan, c’est moi qui lui ai dit qu’on serait ici. Robinson devait avoir convaincu un bon nombre de manifestants que leurs protestations seraient plus efficacement dirigées contre Fanshawe que contre les autorités universitaires. Quelle occasion en or pour eux : les conspirateurs en train de fêter la victoire. Morgan se sentit nauséeux. Il regarda autour de lui et vit l’objet de la colère populaire tout aussi blanc de peur.

« Comment ont-ils su que je venais ici ? gémit Fanshawe. Morgan c’est… Vous devez faire quelque chose.

— Moi ? »

D’autres cris et gémissements s’élevèrent parmi les invités tandis qu’une seconde volée de missiles venaient s’écraser contre la maison. Morgan vit Adekunlé et Muller s’avancer à grands pas vers lui :

« Est-ce votre œuvre, mon ami ? siffla Adekunlé.

— Moi ? répéta Morgan, suffoqué de se voir toujours ainsi distingué. Pour l’amour de Dieu, non !

— ADEKUNLÉ EST UN PANTIN À LA SOLDE DES ANGLAIS, hurla dehors Robinson.

— FAN-SHAWE, FAN-SHAWE, FAN-SHAWE ! approuva la foule.

— Étudiants ! » Adekunlé cracha le mot. « Téléphonez à la police », ordonna-t-il à un de ses assistants.

Muller risqua un œil par la porte entrouverte :

« Ce portail va bientôt céder, dit-il calmement. Regardez. Ils sont en train de brûler l’Union Jack maintenant. »

Morgan regarda par-dessus son épaule et confirma les faits.

« FAN-SHAWE, FAN-SHAWE », scandait inlassablement la foule. Un nom très chantant, pensa Morgan.

« Mon Dieu, que se passera-t-il s’ils enfoncent le portail ? » glapit Fanshawe terrifié à l’adresse de sa femme, Jones, Dalmire et Priscilla qui avaient rejoint le groupe dans le hall. Ils plongèrent tous tandis qu’une autre fenêtre volait en éclats quelque part au-dessus de leurs têtes.

« LE PNK EST UN PARTI POLITIQUE BRITANNIQUE, clamait la voix amplifiée de Robinson.

— C’est scandaleux, intolérable, tonna Adekunlé. On démolit ma maison, on ruine ma réputation. Je suis censé faire un discours de victoire. Les journalistes et la télévision seront ici dans une heure. »

Ses mots furent pratiquement noyés dans des FANSHAWE, FAN-SHAWE rythmés bruyamment par des centaines de gosiers à la limite de leurs forces.

« Il me semble qu’ils n’en veulent qu’à vous, les Anglais, dit froidement Muller. Ils n’ont rien contre nous autres. Si vous partez, ils nous laisseront peut-être tranquilles.

— Eh bien ça alors ! explosa Mrs. Fanshawe, dont le regard incendiait le corps frêle de Muller.

— Réflexion typique d’un foutu boche, jappa Fanshawe à ses côtés.

— Ouais, ajouta Jones, patriote, qui a gagné la guerre, mon gars, hein ? Réponds-moi si tu es un homme !

— Papa, papa, que va-t-on faire ? » geignit Priscilla.

Dalmire la serra contre lui pour la rassurer.

« FANSHAWE EST UN CRIMINEL FASCISTE ET IMPÉRIALISTE », trompetta Robinson, ce qui déclencha dans la foule des hurlements d’approbation à glacer le sang.

« Il faut que vous foutiez le camp, hurla brusquement Adekunlé. Foutez le camp ! Foutez le camp de chez moi ! Je vous l’ordonne ! »

Ses yeux s’écarquillaient de terreur panique.

« Minute !, répliqua Morgan en colère. On ne peut pas sortir comme ça. On va se faire lapider. »

Comme pour souligner son propos, une autre volée de pierres s’écrasa contre la porte.

« Je m’en fous ! clama Adekunlé. Muller a raison. C’est à vous seulement qu’ils en veulent. Rentrez chez vous. Allez vous battre sur votre propre terrain. »

Comme dit le proverbe, pensa Morgan sarcastique. Il n’avait jamais vu une telle bande de poltrons.

« Écoutez, dit-il, j’ai une idée. » Toutes les têtes se tournèrent vers lui. « C’est Arthur qu’ils veulent n’est-ce pas ? Alors, donnons-leur Arthur.

— Leafy ! brailla Fanshawe, reculant sur ses talons. Vous devenez fous ? Que dites-vous mon vieux ?

— Pas vous, Arthur », dit-il. Un élan de confiance s’emparait de lui : « Moi. Je vais sortir à votre place pour les tromper. Je ferai diversion et, à ce moment-là, vous autres vous pourrez vous enfuir. »

Le silence se fit brusquement dans le hall tandis qu’on réfléchissait. Morgan se demanda ce qui l’avait poussé à suggérer ce plan. La boisson. Oui. Le remords aussi. Mais surtout le désir de sortir de là, de faire quelque chose.

« Mais comment sauront-ils que c’est moi et pas vous ? demanda Fanshawe, avec une lueur tremblotante d’espoir dans le regard.

— Je prendrai votre voiture, dit Morgan. Vous prendrez la mienne : elle est garée le long de la route. Partez immédiatement en direction de la capitale et du Haut-Commissariat. Dickie et Priscilla pourront même attraper leur avion. » Il fourra ses clés dans la main de Fanshawe. « Et, ajouta-t-il dans une soudaine inspiration, laissez-moi mettre votre smoking. Dites aux gardes d’ouvrir le portail et je foncerai à tout berzingue.

— Ça va peut-être marcher, dit Muller.

— Allez-y », commanda Adekunlé.

Morgan et Fanshawe échangèrent leurs tenues aussi rapidement qu’ils le purent, tandis que les dames présentes se retournaient pudiquement. La veste et le pantalon de Fanshawe emprisonnaient Morgan comme une seconde peau : épaules comprimées, torse protubérant, manches à mi-bras, cinq centimètres de mollets visibles entre l’ourlet du pantalon et le haut des chaussettes.

« C’est un peu étroit, non ? dit Mrs. Fanshawe, élevant le ton pour se faire entendre par-dessus le flux et le reflux du nom de son mari que hurlait la foule, dehors.

— C’est seulement pour donner le change, haleta Morgan en nouant hâtivement un nœud papillon. Ils ne verront qu’une silhouette en noir et blanc foncer vers la voiture. »

Adekunlé, pendant ce temps, ordonnait à un domestique d’aller avertir les gardes, aux grilles du portail : à contrecœur, l’homme se glissa dehors et dévala la pelouse pour aller transmettre les consignes.

« OK ? interrogea Morgan, pressé de partir avant d’avoir changé d’idée.

— Il te faut une moustache », suggéra Dalmire.

Priscilla fouilla dans son sac à main et en extirpa un crayon gras à sourcils. Elle dessina une moustache sur la lèvre supérieure de Morgan.

« De quoi ai-je l’air ? » s’enquit-il, et tout le monde fut pris d’un fou rire nerveux.

« Bon, fit-il, allons-y ! Dès que la foule se dispersera, montez dans ma voiture et partez. Aussi bien, ils sont capables d’attaquer la Commission demain ! »

Il se posta près de la porte, prêt à l’action. Il se sentait étonnamment calme. Et content de sortir de cette maison. Il en avait marre de faire le con dans ce pays.

« Attendez ! annonça brusquement Mrs. Fanshawe. Je vous accompagne. Ce sera beaucoup plus convaincant si nous sortons tous les deux. Il n’est pas vraisemblable qu’Arthur s’enfuie sans moi.

— Non, Maman ! cria Priscilla.

— Chloé ! Je ne peux pas accepter ça ! renchérit Fanshawe.

— Ridicule ! s’exclama Mrs. Fanshawe. En partant d’ici, allez à la Résidence et nous essaierons de vous y rejoindre. N’attendez pas trop longtemps. Si nous sommes retenus, partez pour la capitale. Je peux aller habiter chez des tas de gens jusqu’à ce que le calme soit rétabli. Je ne cours absolument aucun danger. »

Elle ne voulut entendre aucun argument contraire.

« Vous n’êtes pas d’accord, Morgan ? demanda-t-elle.

— Une brillante idée, approuva Adekunlé.

— Eh bien, ça fera certainement plus vrai, reconnut Morgan. Mais vous êtes certaine… ?

— Bien sûr que je le suis ! »

Elle dit au revoir à sa famille : Fanshawe, l’air lamentable d’un clochard habillé par l’Armée du Salut, Dalmire et Priscilla jeunes et beaux (Priscilla reniflant un peu mais probablement ravie de ne pas rater ses sports d’hiver, se dit Morgan). Adekunlé et Muller se tenaient debout derrière eux. Adekunlé furieux et outragé, Muller parfaitement indifférent. À l’arrière-plan, misérablement tassée sur les escaliers, Célia.

Sur un signe de tête échangé, Morgan et Mrs. Fanshawe marquèrent un temps d’arrêt à la porte puis l’ouvrirent brusquement et dévalèrent les marches jusqu’à la voiture. Une immense clameur s’éleva de la foule, derrière la clôture, à la vue de l’objet de leur venin et une nouvelle salve de cailloux s’ensuivit. Morgan sauta derrière le volant et claqua la portière tandis que Mrs. Fanshawe faisait de même de son côté presque simultanément. Peter avait, Dieu merci, laissé les clés sur le tableau de bord et Morgan mit le moteur en marche. Les pierres rebondirent sur la carrosserie. La foule marcha sur les barrières avec des cris et des hurlements.

« Accroupissez-vous ! hurla Morgan. On y va ! »

Il passa les vitesses et, couché sur le volant, la main collée à l’avertisseur, il accéléra à fond dans l’allée. Prise de court par cette soudaine et tonitruante attaque, la foule massée près du portail reflua terrifiée, craignant d’être fauchée. Les gardes ouvrirent en grand les grilles qu’en quelques secondes la grosse voiture dépassa en trombe. Morgan lança brutalement son véhicule dont toutes les vitres éclatèrent simultanément tandis qu’un barrage de bâtons, de bouteilles et de pierres s’abattait sur ce nouvel objectif. Il entrevit Femi Robinson qui, fou de rage, s’extirpait d’un buisson en brandissant son mégaphone. Tout en ménageant de son coude un trou dans le pare-brise étoilé, Morgan accéléra. Massés des deux côtés de la route, les manifestants bombardaient la voiture lancée à toute allure. Un petit caillou traversa la vitre droite et vint rebondir sur le crâne de Morgan. Il fit machinalement une embardée : l’auto quitta la route pour aller s’enfoncer dans un fossé peu profond. Morgan jeta un coup d’œil rapide en arrière et vit la foule lancée à sa poursuite, les meneurs à trente ou quarante mètres à peine. Affolé, il passa en première, appuya sur l’accélérateur et, les roues arrière tournant furieusement dans un grand jaillissement de poussière et de graviers, il projeta la voiture hors du fossé. Sans réfléchir à la direction, Morgan prit le premier tournant venu, continua jusqu’à un autre embranchement, vira à gauche, à droite puis encore à droite. Très vite, toute rumeur de poursuite s’éteignit. Il continua le long des étroites avenues bordées d’arbres et de maisons bien sages, suant de panique, le vent sifflant à travers les vitres en miettes, frais sur son visage.

« Je crois qu’on s’en est tiré, dit-il, la voix rauque, à Mrs. Fanshawe.

— Oui, répliqua-t-elle calmement, en se réinstallant sur son siège. Croyez-vous… Croyez-vous que les autres auront pu partir ?

— Je pense que oui. On a créé assez de diversion. Et puis il est clair qu’ils en avaient après nous… je veux dire Arthur.

— Pauvre Arthur, dit Mrs. Fanshawe, portant sa main à sa bouche. Il va être tellement bouleversé par tout cela. »

Morgan ne fit aucun commentaire. Il examina l’avenue devant lui. Il ignorait totalement où ils se trouvaient.

La zone résidentielle du campus était un labyrinthe d’avenues sombres et tranquilles. Il jeta un coup d’œil sur Mrs. Fanshawe. Elle n’avait pratiquement rien dit, pas crié ni fait la moindre histoire. Elle s’était contentée de se cramponner à son siège. Il était impressionné. Ils atteignirent un carrefour et il arrêta la voiture.

« Vous avez une idée de la direction ? demanda-t-il.

— Oh ! Mon Dieu ! Vous avez du sang sur le visage », dit-elle.

Morgan se tâta le front au-dessus de l’œil droit. Il en retira ses doigts humides et sombres : « J’ai été touché par une pierre, dit-il. Plus de peur que de mal. Juste une égratignure, ajouta-t-il bravement.

— Je crois que si vous tournez à gauche, nous reviendrons vers l’entrée principale. »

Morgan suivit son conseil. Il remarqua que les avenues étaient étrangement désertes. Ils n’avaient rencontré aucune autre voiture et la plupart des maisons étaient plongées dans le noir. Panneaux étanches rabattus et hublots vissés contre les flots révolutionnaires du campus, se dit Morgan. Il entendit le grondement sourd du tonnerre : la pluie promise arrivait.

« L’orage, commenta-t-il, simplement pour dire quelque chose. Ça devrait un peu doucher leur ardeur. »

Ils prirent un virage en épingle à cheveux. C’est alors que les phares éclairèrent la silhouette solitaire d’un homme debout à un carrefour. Morgan le dépassa puis freina à fond.

« Pourquoi vous arrêtez-vous ? s’enquit Mrs. Fanshawe, surprise.

— C’est Murray !

— Qui ?

— Murray. Le docteur Murray. Cet homme là-bas, debout sur la route.

— Et alors ?

— J’ai… j’ai quelque chose à lui dire. J’en ai pour une seconde. »

Morgan sortit de la voiture et repartit en courant dans l’autre sens.

« Docteur Murray ! appela-t-il. Alex ! C’est moi, Morgan Leafy ! »

Murray, vêtu de sa tenue habituelle, pantalon de flanelle grise, chemise blanche et cravate, attendait debout sur le bas-côté de la route. Il dévisagea attentivement Morgan dans l’obscurité :

« Que diable vous est-il arrivé ? » demanda-t-il sur un ton de réelle surprise. Morgan se rendit soudain compte de l’incroyable dégaine qu’il devait avoir avec son smoking trop étroit, sa moustache au crayon gras, son sourcil de sparadrap et son front ensanglanté. Il raconta à Murray l’émeute devant la maison d’Adekunlé.

« Mrs. Fanshawe et moi nous sommes échappés, conclut-il. Je crois aussi que nous avons emmené la foule avec nous.

— Quel héroïsme ! dit Murray sèchement. Je ne continuerais pas plus loin sur cette route, si j’étais vous, poursuivit-il. Il y a une bataille rangée entre la police et les étudiants qui occupent les bâtiments administratifs. Vous allez tomber en plein dedans. Écoutez ! »

Par-dessus le chant des grillons dans l’herbe et les haies, Morgan perçut des cris lointains et une sorte de pétarade de feu d’artifice.

« On m’a dit que la police tirait aveuglément sur tout ce qui bougeait et qu’il y avait du gaz lacrymogène partout…

— Oh ! merde ! dit Morgan. Que va-t-on faire maintenant ?

— Une seule autre route mène hors du campus et elle est à des kilomètres d’ici, dans la direction opposée. Je doute que vous puissiez la trouver.

— Mais puis-je vous demander ce que vous faites, vous, dehors ? s’enquit Morgan.

— Vous pouvez, dit Murray. J’attends que mon ambulance vienne me chercher. Mon dispensaire est apparemment bourré d’étudiants blessés. Crânes fendus et jambes cassées. Et quelques blessures par balles.

— Oh !

— Si vous voulez aller chez moi, vous êtes les bienvenus. C’est juste en haut de l’avenue, là-bas.

— Merci, dit Morgan. Mais il faut qu’on essaye de réunir Mrs. Fanshawe et sa famille et d’expédier le tout au Haut-Commissariat. Je crois qu’on va tenter de contourner l’émeute et de se faufiler par la grande porte.

— Eh bien soyez prudent, conseilla Murray. Ces types des forces d’intervention ne sont pas des enfants de chœur.

— On le sera », dit Morgan.

Il y eut un silence.

« Ecoutez, reprit Morgan un peu gauchement, si je me suis arrêté c’est que je voulais vous dire : j’ai décidé de donner ma démission demain. Je partirai très bientôt – vous n’avez donc pas à vous en faire pour moi lorsque vous présenterez votre rapport. C’est aussi bien. » Il haussa les épaules. « Vous aviez raison, il vaut mieux faire face. » Il essaya de sourire dans l’obscurité, mais sans grand succès. « Je sens que c’est la chose à faire, voyez-vous. Ce patelin et moi… eh bien en réalité, ça n’a jamais collé. Je crois que, dans un sens, je serai rudement content d’en être débarrassé pour toujours. Alors… » Il ouvrit les bras : « Allez-y carrément avec Adekunlé. Il ne peut plus rien faire… enfin vous comprenez – qui puisse me porter tort. Je l’ai battu au poteau ! Ah ah ! »

Le rire sans gaieté s’éteignit.

« Ne vous inquiétez pas, répondit Murray. Je m’en charge. »

Le silence retomba. Comme un mur. Il y avait soudain tant de choses qu’il aurait voulu exprimer : des idées mal articulées, des notions à peine formulées, des excuses, des explications.

« Un dernier point, dit Morgan. J’allais oublier. J’ai découvert ce soir qu’Adekunlé avait un copain au Conseil qui projetait “d’égarer” les minutes de votre Comité. À votre place, j’en tirerais quelques copies.

— Ce sera fait, dit Murray. Merci beaucoup. Ne vous en faites pas, on ne lui achètera jamais son terrain.

— Formidable, dit Morgan, en tâtant ses poches comme un homme à la recherche d’allumettes. Bien – il hocha la tête – vous êtes sûr qu’on ne peut pas vous déposer quelque part ?

— Non, merci. L’ambulance va arriver d’une minute à l’autre.

— Bon. » Il regarda autour de lui. « Eh bien… » soupira-t-il tout haut. Comment exprimer à Murray ce qu’il ressentait ? « Je voulais simplement vous voir… vous raconter ce qui se passait. » Il fixa Murray mais il faisait trop sombre pour qu’il pût distinguer clairement les traits de son visage. Il tendit sa main que Murray serra brièvement dans la sienne, sèche et froide. Morgan la retint un instant.

« Et bien… je… euh, à bientôt, Alex. Peut-être à la semaine prochaine. Peut-être pourrais-je passer vous voir, avant de partir… Je voulais seulement vous mettre au courant de ce qui se passait.

— Très bien, dit Murray. Merci, Morgan. C’est gentil de votre part. »

Morgan esquissa un geste, marmonna des mots indistincts et fit demi-tour. Dans le ciel, l’orage grondait. Il remonta en voiture, se retourna et vit Murray debout là-bas, et le pâle reflet de sa chemise blanche.