10.

Morgan referma le livre et crut vraiment entendre le sang se retirer de son visage. Il s’appuya contre le mur le plus proche, un frisson de peur aveugle lui secoua le corps. Les mains tremblantes, il replaça l’épais volume dans sa case de la section « médecine ». L’ouvrage était intitulé : « Maladies sexuellement transmissibles. »

Il avait décidé de n’aller au bureau qu’après son rendez-vous avec Murray. Une séance à pleurer de douleur ce matin au-dessus de la cuvette des cabinets lui avait brutalement rappelé son état et il n’était pas en outre très pressé d’affronter Fanshawe. Impossible de prédire ce que Priscilla pouvait bien avoir raconté à ses parents au sujet de la soirée de la veille. Morgan avait donc tué le temps avec un long mais morose petit déjeuner au cours duquel il avait pris la décision de faire face à la vérité et de se montrer implacablement honnête avec lui-même. C’est dans ce but qu’il s’était rendu en voiture à la librairie de l’Université pour y rechercher des détails sur sa maladie. Après avoir rôdé un moment autour de la section médicale, s’assurant que personne ne le surveillait, il avait trouvé le livre qu’il voulait et avait, mal à l’aise, commencé à en feuilleter les copieuses illustrations sur papier glacé.

Il fixait maintenant d’un regard aveugle la place baignée de soleil du bloc administratif visible des fenêtres de ce côté de la librairie. Sa tête n’était plus qu’un luxueux catalogue d’effroyables images, une tête d’épicier pourrie, putréfiée, remplie de concombres déliquescents, de tomates éclatées, de choux de Bruxelles puants, de laitues bouffées par les limaces. Nez désagrégés, palais perforés, membres grotesquement boursouflés dansaient devant ses yeux, images d’un carnaval d’incurables. À ses oreilles résonnait une des litanies les plus immondes, les plus évocatrices qu’il ait jamais entendues : « tréponème en grappes » « méat purulent », « macule », « pustules », « trichonoma vaginilus », « granuloma inguinale », « bejel », « verrues vénériennes », « candida albicans » – la morne et robuste terminologie de la médecine.

Machinalement il tâta un point noir sur sa narine, fit le tour de sa bouche avec sa langue, vérifia la souplesse de ses rotules. Tout un chapitre obscène était consacré aux abominables variétés tropicales. Son œil avait accroché des mots comme « herpès géant » « lésions phagédéniques » « chancres ». Sa joue droite fut saisie d’un tic violent et ses yeux se remplirent de larmes tandis qu’il poursuivait sa lecture avec un étonnement désespéré. Comment pareilles choses pouvaient-elles exister ? Quelles atroces circonstances avaient amené sous le microscope du laborantin ces mutations impossibles ? Comment même avait-on transporté d’un endroit à l’autre ces corps friables, suintants et boursouflés ? Il tenta de contraindre à l’action ses glandes salivaires desséchées. Il examina son corps râblé, lui expédia des messages prudents, fit bouger les pieds et les mains. Il lui semblait sentir le courant électrique s’échapper de ses neurones, les vaisseaux sanguins irriguer fidèlement les muscles et les tissus relâchés, les tendons et les cartilages maintenir solidement la fragile ossature. Ne me laissez pas tomber, supplia-t-il silencieusement, tenez encore un peu le coup, ne vous déglinguez pas. Il promit à son corps de le garder en forme, de le nourrir sainement, de le bien traiter, de protéger et de chérir chacun de ses membres. Il deviendrait un athlète, un adepte de Véga, jura-t-il, n’importe quoi pour ne pas rejoindre les épaves des illustrations médicales. N’importe quoi.

Confus et tremblant, il frappa à la porte de Murray une demi-heure plus tard. Murray leva les yeux de son bureau tandis qu’il entrait et disait bonjour : il était en train d’écrire quelque chose sur une feuille de papier :

« J’en ai juste pour une minute », dit-il.

Morgan se demanda comment Murray allait lui casser le morceau : avec ménagements, en amenant peu à peu le sinistre pronostic ou bien sans fioritures, en pleine figure.

« Nous avons fait une culture sur votre prélèvement », dit Murray en signant son nom au bas de la feuille. Il leva sa tête qu’éclaira un bref sourire. « Beaucoup d’infections uro-génitales se révèlent non gonococcales mais, ainsi que je vous l’ai dit hier soir, ce n’est pas le cas de la vôtre.

— Est-ce très… » Morgan s’éclaircit la gorge pour tenter de baisser de plusieurs tons sa voix de fausset. « Est-ce très… grave ? C’est-à-dire, avez-vous ici les installations nécessaires pour traiter ce genre de cas ? Vous comprenez, je m’inquiète de savoir si je dois me faire rapatrier. » Il avala sa salive. « Et que va-t-il se passer avec… mon visage… et le reste de mon corps ? »

Murray scruta les hiéroglyphes barbouillés de son buvard. Oh ! petit Jésus, pensa Morgan, il n’ose même pas me regarder en face.

« Vous avez dû feuilleter des livres, n’est-ce pas ? dit Murray avec résignation.

— J’ai dû quoi ? Des livres ? Eh bien j’ai peut-être jeté un œil…

— Laissez-moi le soin du diagnostic, Mr. Leafy. Vous vous éviterez pas mal de tracas. »

Morgan ressentit le ton condescendant de Murray :

« On est naturellement anxieux… de savoir. Le pire, je veux dire. »

Murray le regarda avec attention :

« Quelques centimètres cubes de pénicilline, monsieur Leafy, et trois semaines de quarantaine.

— Quarantaine ? Que voulez-vous dire ? L’isolement ?

— Non, je veux dire sans rapports sexuels. L’abstinence.

— C’est tout ? questionna Morgan, avec un soudain soulagement mêlé à l’obscur sentiment d’être un peu floué. Une piqûre et… trois semaines seulement ? »

Murray leva les sourcils d’un air vaguement amusé :

« Deux piqûres, en fait pour plus de sûreté. Pourquoi ? Qu’attendiez-vous ? Des bains de soufre et la castration ? »

Morgan se sentit ridicule, un sentiment qu’il finissait par associer de plus en plus avec Murray.

« Eh bien, dit-il, plaintivement, on n’a aucune idée…

— Justement, dit Murray avec une certaine violence. Nous avons ici en moyenne trois ou quatre cas par jour de maladies vénériennes non définies. Et pas uniquement chez des étudiants ou des ouvriers. Nous injectons pas mal de pénicilline aux cadres supérieurs. »

La voix de Murray était demeurée soigneusement neutre mais Morgan comprit qu’il était automatiquement classé dans le groupe des retardés mentaux. Maintenant que la perspective d’une mort à petit feu et par petits bouts s’était éloignée, Murray commençait à lui taper sur les nerfs.

« J’ai besoin de quelques renseignements, dit Murray en prenant son stylo. D’abord le nom de vos partenaires des deux derniers mois.

— Est-ce absolument nécessaire ?

— La loi l’exige.

— Oh ! je vois. Eh bien il n’y en a qu’une. » Il prononça le nom de Hazel avec un certain venin, en pensant combien il avait été près d’avoir à en ajouter un second. Murray demanda l’âge et l’adresse.

« Maintenant, dit-il brusquement, vous êtes-vous livrés, vous et… votre partenaire à des pratiques anales ou orales ?

— Bonté divine ! s’exclama Morgan en rougissant. C’est absurde ! Vous ne faites pas de la recherche, non ? Pourquoi voulez-vous savoir ça ? »

Les traits de Murray se durcirent :

« Elle pourrait avoir des ulcères anaux ou oraux, Mr. Leafy – si elle n’est pas soignée. »

Morgan ravala sa salive et marmonna « orales » d’un ton plus calme. Il n’avait jamais songé à l’autre possibilité.

« Bien, continua Murray. Je dois envoyer son nom et ces informations au dispensaire d’Adémola, en ville. Il serait préférable que vous vous assuriez personnellement qu’elle y aille. Elle doit être traitée elle aussi évidemment et il faut retrouver ses autres partenaires.

— Il n’y a pas d’autres partenaires », lança Morgan avec suffisance mais sans beaucoup de certitude. Il réfléchit un instant : « Écoutez, docteur Murray, dit-il. Ai-je, euh, vraiment besoin d’être impliqué plus avant dans cette affaire ? Je veux dire, aller à l’infirmerie – avoir à donner mon nom. Il y a ma… ma position ici à prendre en ligne de compte – ceci pourrait se révéler un peu embarrassant. Ne pourrait-on pas cette fois oublier d’appliquer à la lettre…

— Je suis désolé, Mr. Leafy, interrompit Murray sans la moindre sympathie. Il faut être deux pour danser le tango, comme on dit, et je crains qu’il ne soit pas sage dans ces circonstances de trop songer à votre amour-propre. Pourquoi devriez-vous avoir un traitement que vous refuseriez à…

— Bon, bon, coupa Morgan, amer. Compris. Mais ne pourrait-on pas au moins la soigner ici ? Ne vous en faites pas : je paierai. Je suis prêt à payer pour elle en qualité de patiente privée.

— Non, dit Murray. Absolument hors de question. »

Il griffonna quelque chose sur une feuille :

« Portez ça à l’infirmière d’ici. Elle vous fera votre première piqûre. Revenez dans six jours pour la seconde. »

Il alla à la porte qu’il tint ouverte pour Morgan :

« Rappelez-vous, Mr. Leafy : pas de rapports intimes et pas d’alcool pendant quatre semaines.

— Quatre ? Je croyais que vous aviez dit trois, protesta Morgan.

— Dans votre cas, je pense qu’il vaut mieux dire quatre. »

Une heure plus tard, assis dans son bureau, Morgan conclut calmement que, désormais, il haïssait Murray plus intensément que n’importe quel autre humain dans sa vie bien que, comme toujours, il y eût plusieurs concurrents pour la première place. Mais il n’arrivait cependant pas à comprendre pourquoi il laissait constamment Murray le mettre en rogne de la sorte. Il n’était guère qu’un employé après tout, responsable temporaire de sa santé et qu’il était forcé de consulter pour l’instant. On rencontrait dans la vie de tous les jours des tas de gens de la même catégorie et aussi odieux : fonctionnaires, employés de banque, contractuels, assistantes de dentistes, etc. – mais ils n’inspiraient pas cette haine épuisante. Qu’avait donc Murray pour qu’il souhaite lui écrabouiller la cervelle, lui passer dessus avec une voiture, le réduire en chair à pâté à coups de machette ? Ce n’était pas seulement son manque répété de serviabilité à l’égard d’un compatriote, son refus de reconnaître sa qualité de diplomate ou le plaisir qu’il paraissait prendre à sa déconfiture à lui, Morgan. À bien y penser, c’était aussi le don qu’il avait de s’ériger implicitement en juge. Il avait l’air de dire : regardez la bande de pauvres types pathétiques que vous faites. C’était certainement l’impression dominante que Morgan retenait de ses rencontres avec lui. Et puis aussi sa tête : les cheveux coupés court, la sagesse du visage ridé et tanné par le grand air, la netteté du vêtement, l’air de science infuse du guérisseur, l’absence apparente de doute et d’incertitude dans tout ce que l’homme disait. Voilà, c’était cela : quand vous rencontriez Murray, toutes les vilaines lâchetés morales qui faisaient le tissu de votre vie, toutes les zones grises d’une conduite douteuse, le triste ensemble de vos comportements égoïstes s’alignaient soudain devant vous comme pour être comptés. Mais le pire, le plus irritant, c’était qu’après avoir provoqué cet effet, Murray ne semblait pas s’en préoccuper davantage ni s’étonner qu’il fût si considérable. Nous rencontrons tous, de temps à autre, des gens qui nous donnent le sentiment d’être des merdes mais Murray était différent. Il était pareil à un inspecteur d’Hygiène qui, après avoir fait remarquer la saleté, les graillons et les crottes de rat dans la cuisine condamnée, s’en va ensuite sans vous expliquer comment vous en débarrasser et se fiche complètement que vous nettoyiez ou pas.

Morgan alla à la fenêtre et regarda Nkongsamba, qui mijotait dans la chaleur de l’après-midi. Le paysage commençait à le fatiguer, il ne lui apportait aucun apaisement, aucun agrément, aucune vision sur la vie des choses malgré le temps qu’il passait à le contempler. Découvrir que ses pensées tournaient à un tel point autour de Murray l’irrita : il avait des problèmes plus importants qui réclamaient son attention, entre autres comment réparer les affreux dégâts survenus dans ses rapports avec Priscilla, que faire à propos d’Adekunlé et la nature du châtiment qu’il allait infliger à Hazel.

Sur ce dernier point, il se contenta, trois heures plus tard, d’une gifle retentissante mais quand Hazel s’effondra sur le lit en braillant, il fut pris de remords et se jeta sur elle pour s’excuser et la consoler en la couvrant de baisers. Il dut se retenir pour ne pas lui retaper dessus quand elle lui confessa, un peu plus tard, trois autres amants à temps partiel. Fou de rage, il tourna pendant cinq bonnes minutes dans la chambre en hurlant des imprécations et des menaces. Après quoi, il traîna Hazel au dispensaire d’Adémola, un immeuble moche et malodorant dans une rue perpendiculaire au tribunal. Ils s’assirent dans une salle d’attente crasseuse, couverte de traces de doigts sales et remplie d’enfants en pleurs et de mères épuisées, où ils attendirent qu’un médecin kinjanjais harassé s’occupât d’eux.

Le médecin leva la tête :

« Je crois que vous recevez déjà des soins au dispensaire de l’Université », dit-il à Morgan. Ce que Morgan reconnut tout en se disant que Murray n’avait pas perdu de temps pour s’emparer du téléphone.

« Et votre nom ? » demanda le docteur.

Morgan fut surpris : Murray n’avait apparemment pas tout dit.

« Mon nom ? » Morgan réfléchit très vite et, enjoignant du coude le silence à Hazel : « Jones, dit-il. Denzil Jones. DENZIL. Et mon adresse… »