1.
« Tu es vraiment un chic type ! dit Dalmire, acceptant avec effusion le gin que lui tendait Morgan Leafy. Ah ! ça oui ! »
Il offre sa camaraderie comme un cadeau, pensa Morgan. On dirait un chien, impatient qu’on lui lance un bâton pour courir derrière. Il remuerait la queue s’il en avait une.
Morgan sourit et leva son verre à son tour. Je te hais, salaud prétentieux, cria-t-il intérieurement. Espèce de merde !, sale petit con, tu as ruiné ma vie !
« Félicitations, dit-il seulement. C’est une fille fabuleuse. Veinard ! »
Dalmire se leva et s’approcha de la fenêtre qui donnait sur l’entrée principale du Haut-Commissariat adjoint. La chaleur vibrait au-dessus des voitures en stationnement et une même lumière grisâtre enveloppait le paysage. L’après-midi tirait à sa fin, la température oscillait autour des quarante degrés et, dans moins d’une semaine, ce serait Noël.
Morgan dégoûté observait l’autre qui tiraillait son fond de pantalon trempé de sueur. Oh ! Priscilla ! Priscilla ! Pourquoi lui ? Pourquoi Dalmire ? Pourquoi pas moi ?
« Alors, à quand le grand jour ? demanda-t-il, le visage empreint d’un intérêt poli.
— Pas pour tout de suite, répliqua Dalmire. Marna Fanshawe semble tenir à un mariage de printemps. Priss aussi. Moi, je veux bien. »
Il indiqua d’un geste la sombre masse des nuages au-dessus de ce tas de rouille tentaculaire : Nkongsamba, capitale de la Région centre-ouest du Kinjanja, Afrique occidentale :
« On est bon pour l’averse, on dirait. »
Morgan songea à remettre le gin dans son classeur, y renonça et s’en resservit trois doigts bien tassés. Il agita la bouteille verte vers Dalmire qui leva les bras avec une horreur feinte :
« Seigneur non, Morgan ! Impossible d’en avaler un autre. Vaut mieux attendre le coucher du soleil. »
Morgan hurla : « Kojo ! » Le secrétaire surgit du bureau voisin. Il était petit, net et pimpant : chemise blanche amidonnée, cravate, pantalon de flanelle bleue et les pieds à l’aise dans des chaussures noires. En présence de Kojo, Morgan se faisait toujours l’effet d’un lourdaud.
« Ah ! Kojo ! Du tonic ! Du tonic ! Encore un peu de tonic, dit-il, s’efforçant de se maîtriser.
— Ça vient, missié ! »
Kojo fit demi-tour.
« Attendez ! Qu’est-ce que vous avez là ? »
Kojo tenait à la main des guirlandes de papier :
« Décorations de Noël, missié. Pour votre bureau. J’ai pensé que peut-être, cette année… »
Morgan roula les yeux au ciel :
« Non ! hurla-t-il. Jamais ! Pas de ça ici ! » Un foutu joyeux Noël, se dit-il amer. Puis, conscient de l’air interloqué de Dalmire, il ajouta plus calmement :
« Toi pas apporter cette chose-là ici. Moi jamais aimer ça pour ici ! »
Kojo sourit, ignorant délibérément le petit-nègre. Morgan scruta les traits du petit homme sans y déceler la moindre trace de ressentiment ou de mépris. Il eut honte de sa goujaterie. Ce n’était pas la faute de Kojo si Dalmire et Priscilla s’étaient fiancés.
« Bien sûr que non, missié, dit poliment Kojo. On fera comme d’habitude. Le tonic arrive. »
Il sortit.
« Brave type ? s’enquit Dalmire, sourcils levés.
— Oui, en fait oui, dit Morgan comme surpris par l’idée. Enfin bougrement efficace quoi. »
Il souhaitait que Dalmire s’en aille. Il était trop déprimé par la nouvelle pour feindre plus longtemps la bonne humeur. Il se maudit en vain de ne pas s’être occupé un peu plus de Priscilla mais ces dernières semaines avaient été impossibles, parmi les pires d’une vie pourtant déjà très tendue, dans cette étouffante et frustrante chiotte de pays. N’y pense pas, se dit-il, ça n’arrangera rien, au contraire. Pense plutôt à Hazel – au nouvel appartement. Va au barbecue du Club, ce soir. N’importe quoi sauf ressasser les occasions perdues.
Il regarda Dalmire, son subordonné, monsieur le Deuxième Secrétaire. Maintenant qu’il y pensait, ce type lui avait toujours déplu. Depuis le jour de son arrivée. Cette assurance naturelle propre aux gens sortis d’Oxford et de Cambridge. La manière dont Fanshawe s’était immédiatement entiché de lui. Fanshawe était le haut-commissaire adjoint à Nkongsamba et Priscilla était sa fille.
« Content que vous ayez pu bavarder avec Morgan, Dickie, avait dit Fanshawe à Dalmire. Un vétéran de Nkongsamba, Morgan. Il est ici depuis, oh ! ça va faire bientôt trois ans, n’est-ce pas Morgan ? Presque partie des meubles, hein ? Ah ! Ah ! Mais c’est un brave type, Dickie. Le doigt sur le pouls du pays. Nous avons de grands projets, pas vrai, Morgan ? Hein ? »
Tout au long du discours, Morgan avait gardé un large sourire, la rage au crâne.
À présent il examinait Dalmire debout près de la fenêtre : chemise blanche, short blanc, longues chaussettes beiges et chaussures de marche marron, bien cirées. Encore une chose, décida Morgan, qu’il méprisait chez ce type : son accoutrement affecté de vieux colonial. Vastes shorts, chemises flottantes en cellular et la cravate de son collège, étroite et discrètement rayée. Morgan, lui, arborait des pantalons de flanelle clairs, à pattes d’éléphant, des chemises éclatantes et ces nouvelles cravates larges avec des nœuds à la Windsor, gros comme le poing, dont sa sœur lui avait assuré qu’elles étaient le dernier cri en Angleterre. Mais en présence de Fanshawe, Dalmire et Jones, le comptable du Haut-Commissariat, il se sentait aussi vulgaire et voyant qu’un commis voyageur. Même Jones s’était mis à porter des shorts depuis l’arrivée de Dalmire. Morgan détestait le spectacle de ces petits genoux gras passant chacun une tête de nouveau-né chauve et ridée entre l’ourlet du short et le haut des chaussettes.
Morgan reporta avec lassitude son attention sur Dalmire, qui était en train de raconter quelque chose tout en continuant de regarder rêveusement par la fenêtre :
« … un coup de hasard, sans blague… Priscilla justement disait combien c’était extraordinaire que mon tout premier poste fût celui-ci. »
Morgan eut soudain envie de pleurer de frustration. Comment osait-il lui jeter le hasard à la figure ? Penser que c’était lui Morgan qui aurait pu être là à sa place, jeune fiancé, si seulement Hazel s’était gardée… si Priscilla n’avait pas… si Dalmire n’était pas venu… si Murray… Murray. Il arrêta brusquement la voiture folle au bord de l’abîme. Oui, Murray. Le hasard s’était surpassé. Dalmire parlait toujours :
« Tu ne trouves pas, Morgan ? Étonnant, non, comment ces choses arrivent ?
— Très, dit Morgan, le regard vissé sur le portrait de Sa Majesté par Annigoni. Absolument. Pas de doute. »
Il poussa un léger soupir, puis jeta un coup d’œil à Dalmire qui hochait la tête, confondu par la nature miraculeuse des événements. Qu’avait-il donc de si remarquable ce Dalmire ? se demanda Morgan. Des traits fins plutôt agréables, des cheveux châtains, épais, avec une raie tirée au cordeau, un corps mince et bien bâti. Le contraire de lui-même, il fallait bien le reconnaître, mais à part ça une fadeur sans reproche. Honnêtement, il devait admettre aussi que Dalmire s’était toujours montré amical et déférent : aucune raison évidente à la haine qu’il nourrissait maintenant en son sein.
Mais il savait qu’il haïssait Dalmire abstraitement, sub specie aeternitatis pour ainsi dire. Il le haïssait parce qu’il avait la vie trop facile et qu’au lieu de manifester, comme il l’aurait dû, une reconnaissance émerveillée et servile, il avait l’air de tenir cet état de choses pour aussi permanent et naturel que le mouvement des planètes. Il n’était même pas particulièrement intelligent. En vérifiant ses résultats scolaires et universitaires dans son dossier, Morgan avait été surpris de les découvrir pires que les siens. Et pourtant, pourtant lui était allé à Oxford alors que Morgan fréquentait un établissement de verre et de béton dans les Midlands. Il était déjà propriétaire d’une maison à Brighton — héritage d’une parente éloignée – alors que Morgan ne possédait en Angleterre que le demi-pavillon étriqué qu’occupait sa mère. Et il avait eu un poste à l’étranger dès la fin de son stage tandis que Morgan transpirait trois ans dans un bureau surchauffé près de Kingsway. Les parents de Dalmire vivaient dans le Gloucestershire, son père était lieutenant-colonel. Ceux de Morgan habitaient en banlieue, à Feltham, et son père avait été dans la limonade à Heathrow… Ainsi de suite. C’était trop injuste. Et maintenant Priscilla, par-dessus le marché. Il aurait voulu que Dalmire tombe sur un coup dur, cruel, inexplicable, quelque chose de choquant et d’arbitraire, simplement pour le rappeler à la réalité. Mais non, en une ultime insulte, un Dieu bourgeois, produit des écoles privées, avait permis à Priscilla de s’amouracher de Dalmire, fraîchement débarqué.
Un coup frappé à la porte interrompit le cours de ses pensées. Denzil Jones, le comptable, passa la tête dans l’entrebâillement.
« Excuse-moi, Morgan. Ah ! tu es là, Dickie. Je te vois au club ? Vers cinq heures ?
— Parfait, dit Dalmire. Tu crois que tu vas pouvoir tenir dix-huit trous, Denzil ? »
Jones éclata de rire :
« Si tu le peux, blanc-bec, je le peux aussi. Je te retrouve là-bas, OK ? Salut, Morgan. »
Jones disparut. Morgan se dit que de tous les accents qu’il détestait le gallois était le plus irritant. À l’exception peut-être de l’australien… encore que l’accent de Manchester…
« C’est un bon petit joueur de golf, Denzil », l’informa gracieusement Dalmire.
Morgan prit un air stupéfait :
« Lui ? Au golf ? Tu rigoles ! Avec une brioche pareille ? » Il en profita pour rentrer la sienne. « Ça m’étonne même qu’il puisse voir la balle ! »
Dalmire eut une moue de désapprobation polie :
« Il trompe son monde. Tu serais surpris. Sept de handicap. C’est tout ce que je peux faire pour le battre. À propos de golf, on m’a dit que tu jouais un peu. Pourquoi ne pas venir avec nous ?
— Non merci bien, dit Morgan. J’ai laissé tomber le golf. Ça foutait en l’air mon mental. » Il se rappela subitement quelque chose. « Dis-moi, tu vois quelquefois Murray sur le terrain ?
— Le docteur Murray ?
— C’est ça. L’Écossais. Le médecin de l’Université.
— Oui, quelquefois en semaine. Il ne joue pas mal pour un type plus très jeune. Je crois qu’il apprend à son fils en ce moment. Il était avec un môme ces temps-ci. Pourquoi ?
— Simple curiosité, dit Morgan. J’aurais aimé lui dire un mot. Je pourrais peut-être le coincer au club. »
Il avait l’air pensif.
« Mais alors, tu le connais bien ? s’enquit Dalmire.
— Professionnellement, c’est tout, répondit Morgan, évasif. J’ai eu à le voir pendant quelque temps il y a deux mois pour… Je ne me sentais pas très bien. Juste avant ton arrivée, en fait. »
Morgan rougit au souvenir des moments les plus pénibles de sa vie et il ajouta, avec une pointe de venin :
« À vrai dire je ne peux pas sentir ce type. Un sermonneur. Une espèce de calviniste. Aucune chaleur humaine. Je me demande pourquoi il est devenu médecin — autoritaire, brutal – accueillant comme une troupe de choc ! »
Dalmire parut surpris :
« C’est drôle. On m’avait dit qu’il était très aimé. Un peu austère peut-être – mais enfin je ne le connais pas du tout. On dit que c’est lui qui fait marcher les services de santé de l’Université. Il est ici depuis des siècles, non ?
— Je crois que oui. »
Morgan se sentit un peu ridicule : il n’avait pas eu l’intention d’attaquer aussi violemment mais tel était l’effet que Murray produisait sur lui. « Je suppose que ça n’a pas accroché entre nous. Conflit de personnalités. Nature de la maladie, etc. »
Il en resta là. Il ne voulait pas poursuivre le sujet Murray : la présence de cet homme dans sa vie lui semblait tout à fait fâcheuse et irritante au plus haut point. Dieu sait pourquoi, son chemin croisait constamment le sien. Quoi qu’il fît, il le trouvait toujours sur sa route. D’ailleurs à bien y penser maintenant, Murray, en un sens, lui avait coûté Priscilla : il était indirectement responsable des dernières nouvelles désastreuses que Dalmire, tout sourire, lui avait annoncées. De colère, il se raidit involontairement. Oui, il s’en souvenait, si Murray ne lui avait pas dit ce soir-là… Il se domina : il voyait la liste des propositions au conditionnel s’allonger jusqu’à demain matin. Futile exercice, se dit-il dans un soudain accès de bon sens. Murray, tout comme le jeune Dalmire, n’était qu’un bouc émissaire, un corrélatif à ses propres stupidités, à sa poursuite fervente de la connerie, à la banale pantalonnade en laquelle il s’appliquait avec tant de zèle à transformer sa vie : ci-gît Morgan LA PAGAILLE Leafy. Priez pour lui.
Il regarda ostensiblement sa montre puis interrompit la rêverie de Dalmire :
« Écoute, Richard – il ne se résolvait pas à l’appeler Dickie, même pas maintenant – j’ai un boulot terrible… »
Dalmire baissa la tête et tendit ses deux mains relevées comme pour supporter une étagère croulant sous le poids des livres :
« Je ne voudrais surtout pas, mon vieux, dit-il feignant de se prosterner. Non, non vas-y, continue à bûcher. »
Il gagna la porte en cinglant l’air d’un club de golf imaginaire. « Tu es sûr que tu n’as pas envie d’un petit parcours cet après-midi. À trois ? »
Morgan était terriblement agacé par l’entêtement que mettait Dalmire à illustrer ses remarques d’une gestuelle appropriée, comme un présentateur d’émissions télévisées pour les moins de cinq ans. Aussi, en guise de réponse, il secoua vigoureusement la tête et désigna d’un mouvement théâtral la montagne de paperasse sur le plateau du courrier. Dalmire leva le pouce en signe d’accord et sortit.
Morgan se rassit avec un soulagement accablé et considéra le ventilateur immobile au plafond. Il écoutait le ronron de son climatiseur. Comment, se dit-il avec un sourire tristement incrédule, une fille aussi sérieuse, raffinée, adorable que Priscilla pouvait-elle épouser cette nullité crasse, cet ignorant rejeton de la haute bourgeoisie anglaise ? Il se pinça le bout du nez, en proie à une perplexité déchirante. Elle savait que je l’aimais, pourquoi n’a-t-elle pas pu voir… Pour la troisième fois il reprit le contrôle de ses pensées. Inutile de se raconter des histoires : il savait très bien pourquoi.
Il se leva, fit le tour de son bureau et s’approcha de la fenêtre. Dalmire avait raison pour l’orage : un mur vaporeux d’épais nuages gris-pourpre menaçait à l’ouest. Il pleuvrait sans doute ce soir : il y avait toujours des orages au moment de Noël. Il promena son regard sur la capitale provinciale. Quel cul-de-sac, se dit-il comme chaque fois qu’il contemplait le paysage. La seule grande ville d’un petit État dans un pays de second ordre en Afrique occidentale : le poste diplomatique d’une vie ! On ne pouvait même pas dire que c’était une voie de garage, ricana-t-il. Il se sentit misérable : aujourd’hui, l’ironie ne lui était d’aucun secours. Parfois il était pris de panique ; il imaginait son dossier perdu à Whitehall, enfoui dans un classeur sans fond du ministère, et personne ne se rappelait même plus qu’il était ici. Ses cheveux s’en dressaient sur sa tête.
Telle Rome, Nkongsamba était bâtie sur sept collines mais là cessait toute ressemblance. Posée sur l’ondoyante forêt tropicale, elle évoquait, vue d’avion, une gargantuesque vomissure d’ivrogne sur une vaste pelouse oubliée par les tondeuses. Tous les immeubles étaient couverts de tôle ondulée plus ou moins mangée de rouille, et de la fenêtre du Haut-Commissariat adjoint – régnant sur une colline au-dessus de la ville – Morgan voyait les toits s’étirer devant lui en un échiquier de tons ocre, un océan de bile métallique, la vision paranoïaque d’un urbaniste fou.
À part un gratte-ciel au centre de la ville, une banque, les studios modernes de la télévision kinjanjaise et les grands magasins Kingsway, peu de bâtiments dépassaient trois étages et la plupart consistaient en maisons de boue aux murs croulants, agglutinées au hasard le long de rues étroites, défoncées et bordées de fossés purulents. Morgan aimait à se figurer la ville comme un immense bouillon de culture abandonné dans un placard humide par un laborantin distrait, et foisonnant sans contrôle dans des conditions idéales de multiplication.
Outre l’entassement suffocant des maisons et l’écœurante puanteur des ordures et autres matières en décomposition, ce qui frappait le plus Morgan dans Nkongsamba, c’était les palpitantes manifestations de la vie organique sous toutes ses formes. Des générations entières s’étalaient autour des cases comme les figurants d’un documentaire sur « Les Quatre saisons de l’Homme », depuis les grand-mères ratatinées aux seins flasques jusqu’aux chérubins aux ventres rebondis qui pissaient dans les caniveaux d’un air concentré. Poules, chèvres et chiens exploraient chaque tas d’ordures à la recherche du moindre déchet consommable, et le flot des passants, s’aventurant avec précaution entre le redoutable trafic des voitures et le bord croulant des fossés, ne tarissait jamais.
À la foule grouillante et colorée se mêlaient des mendiants lépreux, affreusement mutilés et aux moignons rongés qui titubaient, sautillaient, rampaient ou, dans les pires des cas, se propulsaient sur de petits chariots en bois. On y trouvait aussi d’agiles rabatteurs de parking escortant des vendeuses aux grosses fesses ; des gamins proposant stylos-billes, peignes, chiffons à poussière, oranges, portemanteaux, lunettes de soleil et montres russes bon marché ; des vaches blanches à grosse bosse menées par de dignes Fulanis du Nord, au fin visage. On y voyait aussi parfois, venus en haillons poussiéreux des forêts voisines, des fous qui se frayaient un chemin hasardeux dans la cohue, l’air hagard. Un jour, à un carrefour très fréquenté, Morgan en avait rencontré un. Il avait un pagne sale et des cheveux teints en orange. Planté là, il ouvrait de grands yeux fixes sur la sargasse d’humanité qui défilait devant lui. De temps à autre, il lançait à tue-tête insultes et malédictions, tout en esquissant un pas de danse rituelle. Les gens riaient ou l’ignoraient – les fous sont bien tolérés en Afrique – le laissant baragouiner innocemment sur le trottoir. Pour une raison quelconque, Morgan avait brusquement éprouvé une puissante sympathie pour ce pauvre bougre et son terrible isolement – qu’il lui avait semblé comprendre et partager et, spontanément, en passant, il avait fourré dans la main calleuse un billet d’une livre. Un instant, le fou avait tourné vers lui son regard jaune avant d’enfourner le morceau de papier dans sa bouche baveuse et de le mâcher en salivant de plaisir.
Tandis qu’il contemplait la ville, Morgan pensait en rougissant à cet incident. Selon les jours, Nkongsamba lui remontait le moral ou bien le déprimait. Récemment – enfin, depuis les trois derniers mois – la ville le plongeait dans une misanthropie si violente, si profonde, qu’eût-il possédé une bombe atomique ou une fusée Polaris de trop, il en aurait fait sa cible avec joie. Foutu en l’air les sept collines en une seconde. Nettoyé le terrain. Rendu à la jungle vorace.
Un instant il imagina le champignon nuageux. Boum ! La retombée de la poussière et avec elle du lourd silence de l’éternité. Mais il devinait, au fond, la totale futilité d’un tel exercice. Cet endroit possédait trop de vie à l’état pur pour disparaître aussi facilement. Il en serait comme pour le cafard qu’il avait tenté d’occire l’autre soir chez lui. Plongé dans un bouquin porno, il avait soudain avisé du coin de l’œil un vrai monstre – cinq centimètres de long, brun et brillant comme un joujou mécanique, deux antennes frémissantes – qui se baladait sur le sol en béton de son salon. Il l’avait noyé sous des nuages de tue-mouches, assommé avec son livre, piétiné, sautant à pieds joints comme un pantin désarticulé sur la révoltante créature, mais rien à faire : un long filet baveux derrière lui, les antennes en berne et deux pattes en moins, l’animal avait néanmoins réussi à regagner l’abri de la plinthe.
Morgan tourna le dos au paysage et au bruit des avertisseurs étouffé par les fenêtres résolument closes. La pluie serait bien agréable, se dit-il. Elle ferait tomber la poussière et procurerait un peu de fraîcheur pour une heure ou deux. Il était important de garder son sang-froid, surtout en ce moment. Il se sentait bien dans son bureau avec son climatiseur au maximum mais, dehors, l’attendait son ennemi le soleil, prêt à reprendre le combat. Il avait décidé que son seuil, très bas, de résistance à la chaleur était responsable de son teint : pâle, laiteux et sous-tendu par une épaisse couche de graisse. Après bientôt trois ans d’Afrique, il n’avait pas encore réussi à acquérir un bronzage convenable. Seulement des taches de rousseur, encore et toujours : des millions et des milliards. Il tendit ses bras pour les examiner. De loin on aurait pu les croire bruns mais de près l’illusion s’évanouissait. C’était un vivant tableau pointilliste. Mais, si ses calculs étaient exacts, une année encore et ses taches se fondraient en une couche continue et alors il n’aurait plus besoin de se bronzer.
Une année encore ! Il ricana. Vu la tournure des événements ce serait un miracle s’il était encore là après Noël et les élections. La folle invraisemblance de cette affaire lui donnait le tournis chaque fois qu’il y pensait. Il n’y avait que le Kinjanja, se dit-il, et le Kinjanja seulement pour organiser des élections entre Noël et le jour de l’An. Et pas n’importe quelle élection. La consultation de fin d’année s’annonçait comme la plus importante jamais tenue dans la courte histoire de cette obscure contrée. Ces pensées le ramenèrent malgré lui à son travail et il s’éloigna de la fenêtre pour se remettre à son bureau, dont il fit le tour avec circonspection comme s’il avait recelé une bombe. Il s’assit précautionneusement et prit le dossier vert posé sur son sous-main. Il en lut l’en-tête familier : PNK, Parti National Kinjanjais. Il l’ouvrit et les traits encore plus familiers du représentant de la région centre-ouest, professeur et chef Sam Adekunlé, lui sautèrent au visage, souriant derrière les moustaches en guidons et les favoris en côtelettes. Morgan feuilleta les pages d’un doigt gourd et parcourut d’un œil distrait les évaluations, les graphiques, les courbes démographiques, les études de manifestes et les analyses confidentielles des tendances politiques du parti. C’était un travail solide, compétent : complet, détaillé et présenté de manière professionnelle. Et pondu entièrement par lui. Il tourna la dernière page et relut son mémo final : de la kyrielle des partis politiques en lice pour les élections, le PNK et Adekunlé étaient les plus anglophiles et leur victoire assurerait la protection des investissements – larges et largement profitables — britanniques et en encouragerait le maintien et le développement dans les années à venir. Il se rappelait, sans plaisir désormais, combien Fanshawe avait été emballé par son rapport, combien le télex avait cliqueté et vibré entre Nkongsamba et la capitale sur la côte, entre Nkongsamba et Londres. « Formidable, Morgan, avait dit Fanshawe, continuez, continuez. »
Morgan maudit son efficacité, sa perspicacité, la sûreté de ses informations. La fatalité s’en était à nouveau mêlée. Pourquoi n’avait-il pas choisi le Parti Populaire du Kinjanja ou bien le Parti Progressiste Populaire Kinjanjais ou encore le Parti Unifié du Peuple Kinjanjais ? Parce qu’il était trop foutrement zélé, trop connement malin, voilà tout. Parce que pour une fois dans sa vie, il avait voulu produire du bon boulot, se faire une réputation, essayer de s’en sortir. Il referma brusquement le dossier avec un ricanement de colère impuissante. Et maintenant, s’accusa-t-il impitoyable, maintenant Adekunlé te tient par la peau des fesses, non ? Ficelé, la tête en bas et gigotant au bout de la ligne.
Chantage, selon les romans policiers qu’il avait lus, était un vilain mot mais il était surpris de le prononcer, en association avec son propre nom, sans trop d’agitation. Adekunlé le faisait chanter – cela au moins était clair – mais peut-être son calme relatif tenait-il à la nature bizarre de la tâche qui lui avait été assignée. Aussi déplaisante fût-elle, on ne pouvait pas la qualifier d’accablante ; en fait, depuis dix jours qu’elle lui avait été imposée il n’avait rien fait pour s’en décharger. Adekunlé aurait pu lui demander n’importe quoi : le contenu des dossiers de la Commission, la liste des Honneurs du Nouvel An, une décoration, l’accès à la valise diplomatique et Morgan aurait volontiers obtempéré tant il était anxieux de conserver son job. Mais Adekunlé n’avait présenté qu’une simple requête, simple en ce qui le concernait, lui, mais cauchemardesque pour Morgan : « Faites la connaissance du docteur Murray, avait dit Adekunlé. Devenez son ami. C’est tout. »
Morgan sentit son cerveau se mettre de lui-même au point mort ; une réaction d’auto-défense spontanée contre les dangers de la surcharge. Murray. Encore ce foutu type. Pourquoi, mais pourquoi Adekunlé souhaitait-il qu’il devînt l’ami de Murray ? Quel commun intérêt pouvait bien réunir deux hommes aussi différents que Murray et Adekunlé ? Morgan n’en avait pas la moindre idée.
Il secoua violemment la tête comme un nageur qui se débarrasse de l’eau dans ses oreilles. Il remit le dossier dans son classeur et le ferma à clé avec découragement. Adekunlé avait dû le considérer comme un don du ciel, conclut-il : un gros homme blanc s’offrant joyeusement pour le sacrifice… Arrivé à ce point il abaissa le rideau de fer, renforcé au titane, devant son imagination, une tactique qu’il avait perfectionnée ; il refusa de penser à l’avenir et ordonna à son cerveau d’ignorer cette effrayante dimension. Il pouvait parvenir au même résultat de réclusion solitaire, une sorte de mise en quarantaine cérébrale, avec d’autres facultés récalcitrantes telles la mémoire ou la conscience qui à l’occasion se montraient choses irritantes, harcelantes. Si elles se tenaient mal, on les mettait au coin. Il ferma les yeux, s’enfonça dans son fauteuil, respira profondément à plusieurs reprises et se laissa envahir par le ronronnement du climatiseur. Il était sur le point de piquer un somme quand il entendit frapper à la porte et, à travers les cils d’un œil à moitié ouvert, vit entrer Kojo.
« Oh ! zut ! dit-il impatiemment. Oui, qu’y a-t-il ? »
Insensible à l’hostilité du ton, Kojo s’approcha du bureau :
« Les lettres, missié. À signer. »
Marmonnant dans sa barbe, Morgan parcourut le courrier. Trois réponses négatives à des cartons pour des manifestations semi-officielles ; des invitations destinées aux membres éminents de la colonie britannique pour le buffet-lunch donné le lendemain de Noël en l’honneur de la duchesse de Ripon en visite à Nkongsamba. Des attributions routinières de visa, sauf un refus pour un soi-disant pasteur de l’église Non Dénominationnelle de la Fraternité Méthodiste de Kinjanja. Et finalement une note destinée au British Council de la capitale et disant que, oui, on pourrait loger un jour ou deux un poète de passage lors de sa participation à un Festival Culturel Anglo-Kinjanjais à l’Université de Nkongsamba. Morgan relut le nom du poète : Greg Bilbow. Il n’en avait jamais entendu parler. Il signa rapidement les lettres, confiant en la frappe impeccable de Kojo. Continuons de faire flotter haut le drapeau, ricana-t-il. Assurons la survie de la démocratie dans le monde. Mais il mit un frein à ses sarcasmes. Dans un sens, c’était le côté ennuyeux, idiot et mesquin de son travail et le désir d’y échapper qui lui avaient fait attaquer le dossier du PNK avec autant d’élan patriotique – et regarde dans quel guêpier tu t’es fourré, se reprocha-t-il piteusement.
Il tendit les lettres à Kojo et regarda sa montre :
« Vous rentrez chez vous maintenant ? » demanda-t-il sur un ton qui se voulait intéressé.
Kojo sourit : « Oui, missié.
— Comment va votre femme ? Et le bébé ? Un garçon, non ?
— Elle va bien, missié. Mais… j’ai trois enfants, lui rappela Kojo gentiment.
— Ah ! oui, bien sûr ! Que je suis bête ! Tout le monde va bien, non ? »
Il se leva et accompagna Kojo jusqu’à la porte. La tête laineuse du petit homme arrivait sous l’aisselle de Morgan. Celui-ci jeta un coup d’œil dans le bureau de Kojo. Des festons de guirlandes, des masses de décorations bon marché.
« Vous aimez bien Noël, hein Kojo ? »
Kojo se mit à rire :
« Oh ! oui, missié. Beaucoup. La naissance de Notre-Seigneur Jésus. »
Morgan se rappela que Kojo était catholique. Il se souvint aussi de l’avoir vu, un dimanche qu’il descendait en ville, devant l’église avec sa famille : une toute petite femme avec un magnifique costume de dentelle et trois garçonnets minuscules identiquement vêtus de shorts rouges et d’une chemise éblouissante de blancheur.
Morgan examina son petit secrétaire avec une curiosité non dissimulée :
« Tout est OK, Kojo ? demanda-t-il. Je veux dire, pas de problème, pas de gros souci ?
— Pardon, missié ? » interrogea Kojo, tout à fait surpris.
Pas vraiment certain de ce qu’il essayait de lui faire dire, Morgan insista :
« Vous êtes heureux, non ? Tout baigne dans l’huile, rien sur le cœur ? »
Kojo se raccrocha au mot heureux. Il éclata d’un grand rire essoufflé et contagieux d’asthmatique :
« Oh ! oui, je suis un homme très heureux. »
Kojo regagna son bureau les épaules secouées par l’hilarité. Il me croit sans doute fou, conclut Morgan. Un diagnostic plutôt raisonnable en la circonstance, il fallait en convenir.
Il reprit son poste à la fenêtre et observa l’avenue en essayant de ne pas penser à Priscilla et à Dalmire. Il aperçut cet imbécile de Peter, le chauffeur homicide de la Commission en train d’astiquer la longue Austin Princesse noire de Fanshawe. Il vit Jones sortir et se diriger vers sa Volkswagen en compagnie de la toujours joviale Mrs. Bryce, épouse d’un géologue de l’Université et secrétaire de Fanshawe. Deux autres femmes d’expatriés travaillaient à mi-temps au secrétariat et à l’administration de la Commission mais Mrs. Bryce était la seule « régulière ». Elle était grande et maigre ; ses mollets étaient couverts de furieuses piqûres de moustiques de la taille d’une pièce de cinq francs. Bibendum Jones trottait à ses côtés. Ils s’arrêtèrent un moment pour bavarder avec animation près de la mobylette de Mrs. Bryce. Sans doute, pensa aigrement Morgan, elle est en train de raconter à Jones qu’elle est la plus heureuse des femmes de Nkongsamba, qu’elle ne se plaint jamais et que la vie est vraiment épatante si on la prend du bon côté.
Devant l’empressement de Jones, Morgan se demanda vaguement s’ils étaient amants. Partout ailleurs qu’en Afrique équatoriale, l’idée aurait soulevé des rires incrédules mais Morgan avait connu des accouplements plus étranges. Malgré un vague sentiment de gêne, il tenta d’imaginer Jones et Mrs. Bryce faisant la bête à deux dos mais l’incompatibilité de leurs physiques respectifs eut raison de ses efforts. Il se détourna de la fenêtre en se demandant pourquoi il finissait toujours par penser au sexe. Était-ce normal ? En allait-il de même pour les autres ? Il en était déprimé.
Si Mrs. Bryce rentrait chez elle, raisonna-t-il, essayant de secouer sa mélancolie, c’est que Fanshawe avait dû fermer boutique et il avait bien l’intention d’en faire autant. Il prenait la légère veste tropicale pendue à la porte de son bureau quand résonna la sonnerie de l’interphone. Il décrocha :
« Leafy, aboya-t-il, agressif, dans le récepteur.
— Ah ! Morgan, dit à l’autre bout une voix féminine à l’accent snob et cultivé. C’est Chloé. »
Il fallut deux secondes désespérées à Morgan, convaincu de ne pas connaître de Chloé, avant d’établir soudain le rapport avec la personne qui était la femme de Fanshawe. Mrs. Chloé Fanshawe, épouse du haut-commissaire adjoint à Nkongsamba. Morgan devait son trou de mémoire au fait qu’il ne pensait jamais à la dame sous le nom de Chloé et très rarement sous celui de Mrs. Fanshawe. Les vocables les plus aimables employés d’ordinaire étaient la Grande Garce ou bien la Vieille Poufiasse. Le problème était qu’ils se haïssaient. Rien de précis à l’origine du conflit : ni hostilité ouverte ni violente confrontation. Simplement une conclusion à laquelle tous deux paraissaient avoir abouti très naturellement et sans surprise, comme si cette animosité avait eu pour cause un accident génétique tout à fait particulier. Morgan voyait parfois un signe de maturité dans cette manière raisonnable qu’ils avaient tous deux de reconnaître ainsi les faits, tacitement et sans histoire. La coexistence n’en était que plus simple. Par exemple il avait instantanément compris que cet échange significatif de prénoms voulait dire en pratique qu’elle entendait obtenir quelque chose de lui. Il fut immédiatement sur ses gardes :
« Allô ! Ah ! oui, Chloé, dit-il, essayant le prénom sur sa langue.
— Vous n’êtes pas occupé, Morgan ? »
Question en apparence, la phrase faisait office de constat : aucune réponse n’était requise.
« Voulez-vous venir prendre un sherry ? Dans cinq minutes ? À tout de suite. »
Elle raccrocha. Morgan réfléchit. Songeant qu’il s’agissait peut-être de Priscilla, le fruit unique des entrailles Fanshawe, il fut saisi d’une inhabituelle euphorie qui tout aussitôt mourut : il n’y avait pas vingt minutes, Dalmire pavoisait dans son bureau. Rien n’avait pu changer si vite.
Tout en se demandant ce qu’on lui voulait, Morgan défroissa sa veste, traversa le bureau de Kojo et descendit : le brusque passage de la fraîcheur climatisée à la chaleur humide du jour finissant lui donna le même choc qu’à l’accoutumée. Ses yeux se mirent à larmoyer, il prit soudain conscience du contact du tissu sur sa peau et du frottement désagréable de ses cuisses épaisses sous son aine moite. Le temps qu’il atteigne le bas des escaliers et qu’il ait traversé le vestibule jusqu’à la porte d’entrée, tout le bénéfice de son après-midi de confortable fraîcheur avait disparu. Le soleil était bas sur Nkongsamba, rendant d’un noir menaçant les nuages orageux, et son éclat le frappa en plein visage. Il brillait rouge et large à travers le brouillard de poussière de l’harmattan – un mistral chaud et sec venu du Sahara qui, chaque année à cette époque, soufflait sur l’Afrique de l’Ouest, réduisait l’humidité de quelques degrés négligeables, remplissait l’air et chaque crevasse d’une fine poudre sablonneuse, et faisait gondoler puis éclater le bois et le plastique avec la force d’un champ magnétique.
Morgan prit l’allée de gravier qui menait de la Commission à la Résidence officielle des Fanshawe, à quelque cent mètres de là, dans la vaste propriété. L’harmattan avait décoloré chaque touffe d’herbe en un brun uniforme sur lequel les massifs d’hibiscus et les halliers de bougainvillées se détachaient, tels des oasis dans le désert. À gauche, derrière une rangée irrégulière de nimes, se trouvait le quartier des domestiques, deux blocs de béton sans étages se faisant face de chaque côté d’une cour de latérite. Autour des vérandas noircies par la fumée, Morgan pouvait voir les éventaires multicolores de fruits et de légumes des marchands ambulants et entendre le chant des femmes battant le linge au lavoir, à l’extrémité du quartier, les pleurs des enfants et le caquetage des poulets déplumés.
Officiellement, il n’y avait que six logements pour le personnel domestique de la Commission mais les annexes avaient fleuri, des huttes de feuillage avaient été édifiées, cousins, jardiniers d’occasion, parents de passage avaient fait leur apparition et, au dernier recensement, on avait dénombré quarante-trois habitants. Fanshawe avait chargé Morgan d’évincer les résidents illégaux, se plaignant que le bruit était devenu intolérable et que le tas d’ordures, derrière les bâtiments, s’étalait maintenant jusqu’à la route principale, mais Morgan n’avait encore rien fait à ce propos et il semblait fort douteux qu’il s’en occupât jamais.
Il traversa directement la pelouse jusqu’au perron de la maison des Fanshawe. Il chercha du regard la petite Fiat de Priscilla et son cœur fit un bond en apercevant l’arrière de la voiture dépasser du garage à droite de la maison. Elle était donc là, se dit-il, à moins que Dalmire ne l’ait emmenée jouer au golf. Troublé, il ajusta le nœud de sa cravate.
La résidence du haut-commissaire adjoint à Nkongsamba était une imposante bâtisse de deux étages. Une entrée à portique surmontait des marches qui menaient à une longue galerie bordée de portes-fenêtres. À l’intérieur, de vastes pièces de réception hautes de plafond ; à l’arrière, la maison avait vue sur un des quartiers les plus chics de Nkongsamba, au sud-est de la ville. Au moment de sombrer dans les nuages orageux à l’ouest, le soleil jouait de ses derniers rayons sur la façade blanchie à la chaux.
Morgan s’apprêtait à grimper les marches quand Fanshawe se pencha sur la balustrade de la véranda. Il portait une tunique chinoise d’un bleu voyant avec un col officier semé d’idéogrammes pourpres.
« ’Soir Morgan, dit-il vivement. Que puis-je pour vous ? »
Il ne savait manifestement rien du coup de téléphone de sa femme. C’était mauvais signe. L’appréhension saisit Morgan.
« Chloé… Mrs. Fanshawe m’a demandé de passer.
— Vraiment, dit Fanshawe, apparemment incapable de comprendre une telle aberration de la part de sa femme. Bon, eh bien alors, entrez. »
Morgan monta les marches. Fanshawe était debout à côté d’un arrosoir de plastique rouge.
« J’arrose les plantes », fit-il pour dire quelque chose, en désignant du menton plusieurs pots de grossière faïence noire débordant d’une luxuriante verdure. De sa main tendue, il indiqua la porte ouverte. Morgan entra et s’assit.
Il avait du mal à définir ou même à identifier ses sentiments à l’égard de Fanshawe. Ils oscillaient entre trois pôles : du mépris agacé à l’indifférence totale en passant par l’irritation lancinante, tels ces jouets pour jeunes cadres dynamiques où une boule suspendue à un fil oscille entre trois aimants. C’était un homme d’aspect ascétique avec des cheveux gris clairsemés bien lissés en arrière. Sa petite moustache, méticuleusement dessinée en une ligne horizontale parfaitement équidistante de son nez et de sa lèvre supérieure, tenait si peu compte du reste du visage qu’elle lui donnait l’air d’être sur le point de sourire même lorsqu’il restait parfaitement guindé. Morgan, en conséquence, n’arrivait vraiment pas à le prendre au sérieux.
Fanshawe était un spécialiste de l’Extrême-Orient : il avait fait carrière dans des consulats et des ambassades d’endroits aussi exotiques que Sumatra, Hong Kong, Saigon et Singapour. Nkongsamba était son dernier poste avant la retraite et il le ressentait comme une injure. Il avait encore presque deux ans à tirer et la perspective de les faire comme haut-commissaire adjoint dans un bled aussi perdu et insignifiant était difficile à avaler pour son orgueil professionnel. Il nourrissait le rêve secret d’un dernier poste spectaculaire, d’un point final brillant à une carrière peu inspirée. Ce désir provoquait chez lui des crises de zèle apostolique dans sa manière d’administrer la Commission de Nkongsamba : tel un condamné à mort qui se comporte en prisonnier modèle dans l’espoir d’une grâce de dernière minute. Il était également très déprimé par l’obligation de vivre en Afrique, surtout dans un pays comparativement aussi peu civilisé que le Kinjanja. « Choc culturel, répétait-il souvent à Morgan à propos de son arrivée sur le continent noir. Un coup de poing entre les deux yeux. Je ne pense pas que Chloé s’en remette jamais. » Les deux Fanshawe étaient enclins à des explosions lyriques quant à la grâce et à la dignité de l’Orient. Ils épiloguaient avec extase sur les siècles, les éons de culture et de développement discipliné qu’avait connus l’Orient.
« Bien plus civilisés que nous, mon vieux, commençait la litanie de Fanshawe, quant à l’Africain, eh bien, que dire… » Ici intervenait un sourire entendu et un sourcil en point d’interrogation. « Beau, élégant, l’Oriental. L’harmonie, voyez-vous, tout est là. Le Yin et le Yang, c’est bien ça chérie ? Le Yin et le Yang, criait-il à travers la foule d’un cocktail et sans le moindre embarras à sa femme très gênée. Fanshawe s’était forcé à croire à ce fatras, Morgan l’avait finalement compris et, comme tous les fanatiques, il était incapable d’admettre la validité d’un autre point de vue. Morgan avait donc renoncé à lui faire commenter la grâce et l’harmonie de Gengis Khan, de la prison de Changi et de Pearl Harbour. Mais si Fanshawe avait de réelles convictions, Morgan savait que chez sa femme ce n’était qu’affectation.
Ainsi la décoration de la résidence tenait à la fois du temple bouddhiste de fortune et du restaurant chinois. On y trouvait des paravents de bois sculpté, des lanternes de papier, des meubles incroyablement bas, de sévères arrangements floraux en bois d’épaves, des peintures sur soie et un immense gong en bronze suspendu à une perche, elle-même soutenue par deux personnages grandeur nature en bois doré. En rentrant un soir avec Priscilla (il lui semblait qu’il y avait des années, juste au début de leur « fréquentation »), Morgan enhardi par l’amour et l’alcool, s’était saisi du battant et, mimant un grand mouvement languide, avait frappé le gong en s’écriant d’une voix de basse profonde : « J. Arthur Rank présente. » Il avait fait un bide : les expressions choquées, sévères de la famille dont le silence contraint le dénonçait implicitement comme hérétique, les instants de confusion intense tandis qu’il essayait maladroitement de replacer le battant sur le petit crochet… Il frissonna, se rappelant l’incident, à la vue du gong brillant de tous ses cuivres, et il se demanda ce que la vieille peau pouvait bien lui vouloir.
« J’imagine que Chloé va descendre tout de suite », dit Fanshawe comme s’il avait lu ses pensées, et au même instant sa femme apparut en haut des escaliers. Avant de rencontrer cette Chloé-là, Morgan pensait que les propriétaires de ce prénom étaient automatiquement soit de brillantes névrosées, filles de vieux professeurs d’Oxford, ou bien des débutantes idiotes et piaillantes. Mrs. Fanshawe n’était ni l’une ni l’autre et Morgan, pour la cataloguer, avait été contraint de réviser considérablement ses catégories Chloé. Elle était grande, pâle et bien en chair, une femme « pas mal » mais empâtée, avec des cheveux courts teints en noir, dégageant résolument le visage et cimentés par une laque impitoyable : même sous le vent le plus violent Morgan n’avait jamais vu un seul cheveu se détacher de cette masse pétrifiée. Elle avait la poitrine d’une chanteuse d’opéra : d’une seule pièce, fortement ficelée et baleinée, et surplombant le reste du corps, qui s’amenuisait jusqu’à deux pieds étonnamment menus et élégants : trop petits, avait toujours pensé Morgan, pour assurer l’équilibre de ce buste impressionnant. Son maintien confirmait cette conclusion : pieds légèrement écartés, cuisses serrées, tête rejetée en arrière comme si elle craignait de tomber en avant. Elle s’aventurait rarement au soleil, préservant ainsi une pâleur de memsahib du Raj, entretenue par de généreuses applications de son poudrier qu’elle sortait souvent, en public. Son autre accessoire favori était un bâton de rouge écarlate qui ne faisait que souligner la minceur de ses lèvres.
« Ah ! vous voilà enfin, Morgan », dit-elle, comme si c’était elle qui eût attendu. Elle traversa majestueusement la pièce avant d’aller s’asseoir avec précaution dans un fauteuil à ras du sol. « Du sherry, Arthur », lança-t-elle à Fanshawe qui offrit à chacun un pâle Amontillado.
« Eh bien… », soupira Mrs. Fanshawe en levant son verre. Elle ajouta quelque chose qui aux oreilles de Morgan sonna comme Nakana-hishana. « Un toast siamois, expliqua-t-elle avec condescendance.
— Hum, Nakahish… Hum ! à la bonne vôtre », répliqua Morgan, qui avala sans enthousiasme une gorgée tiédasse de son écœurant sherry. Il sentit la transpiration lui couler le long du corps. Personne ne boit de sherry en Afrique, ragea-t-il intérieurement, et certainement pas à cette heure-ci quand tout ce que votre organisme réclame est un grand verre cliquetant de glace et plein d’une boisson à réveiller un mort. Morgan lorgna les genoux pâles de Mrs. Fanshawe tandis qu’elle tirait sur l’ourlet de sa robe de soie thaïlandaise. Personne, il en était très conscient, n’avait encore prononcé le nom de Priscilla, aussi prit-il résolument le taureau par les cornes :
« Merveilleuses nouvelles au sujet de Priscilla et, euh, je suis très heureux, dit-il faiblement, levant son verre poisseux en l’honneur du couple, pour la deuxième fois ce jour-là.
— Ah ! vous êtes au courant, s’enthousiasma Mrs. Fanshawe. Je suis si contente. Dickie vous a dit ? Nous sommes enchantés, n’est-ce pas Arthur ? Il a un si bel avenir… Dickie je veux dire. »
Tout ceci fut débité précipitamment et suivi d’un silence gêné : l’allusion avait été saisie et digérée.
« Priscilla descend dans une minute, continua Mrs. Fanshawe, sa peau pâle refusant de rougir. Elle sera ravie de vous voir. »
Le sherry déprimait Morgan et ce mensonge aggrava la mélancolie qui commençait à l’envahir, aussi inévitable que la nuit.
Il fixait d’un air morose les dragons des carpettes tandis que les Fanshawe lui donnaient force détails sur l’heureux sort de Dickie et de Priscilla et les hautes relations des futurs beaux-parents :
« … Etonnant mais la famille de Dickie est liée à la duchesse de Ripon. Que pensez-vous de cette coïncidence ? »
Morgan releva brusquement la tête. La requête allait bientôt suivre. Il avait une oreille infaillible pour déceler les sujets ramenés de force sur le tapis.
« C’est justement de cela que je voulais vous parler, Morgan », dit-elle comme il s’y attendait. Elle passa les mains sous ses fesses pour défroisser sa robe :
« As-tu une cigarette, Arthur ? » demanda-t-elle à son mari.
Fanshawe lui tendit un coffret en bois de rose incrusté d’un paysage de nacre, par Hokusaï. Elle prit une cigarette qu’elle vissa dans son fume-cigarette. Morgan refusa du geste la boîte qui lui était offerte :
« J’ai renoncé, dit-il. Faut pas me tenter. Tss, tss. »
Quel besoin avait-il de jouer ainsi les crétins, se demanda-t-il, tandis que Mrs. Fanshawe lui souriait, dents serrées.
Elle alluma sa cigarette. Je sais pourquoi elle utilise un fume-cigarette, se dit Morgan. Elle aime mordre. Les rides s’effacèrent momentanément sur la gorge de Mrs. Fanshawe lorsqu’elle rejeta la tête en arrière pour souffler la fumée vers le ventilateur qui tournait au plafond.
« Oui, dit-elle, comme si elle répondait à une question, la duchesse passera la nuit ici, après son arrivée dans le courant de la journée de Noël. Elle a très gracieusement accepté de présider le goûter d’enfants, au club, l’après-midi. »
Elle en resta là, laissant flotter les mots dans l’air. Oh ! non, pensa misérablement Morgan : les jeux, elle veut que j’organise les jeux. Il se composa un masque de fermeté. Il refuserait. Ils pouvaient toujours insister ; il n’allait pas passer Noël à discipliner des hordes de petits braillards.
Mrs. Fanshawe tapota la cendre de sa cigarette.
« La duchesse, reprit-elle, l’air dégagé, fera un petit cadeau à chacun des enfants d’expatriés et – elle tourna vers Morgan un sourire rayonnant – c’est là que nous comptions sur vous. »
Morgan n’y était plus.
« Excusez-moi, mais je ne vous suis pas très bien…,
— L’esprit de Noël et tout ça », interrompit Fanshawe.
Morgan ne comprenait pas davantage mais il sentit l’appréhension lui creuser l’estomac.
« Exactement, triompha Mrs. Fanshawe comme si tout était clair et entendu. Nous avons pensé, n’est-ce pas Arthur, que puisque nous étions les hôtes de la duchesse, il convenait qu’un membre important de la Commission soit associé à son geste si généreux. »
Morgan s’affola :
« Vous voulez dire que vous aimeriez que je distribue les cadeaux ?
— Précisément, dit Mrs. Fanshawe. Nous voudrions que vous fassiez le Père Noël. »
Morgan se sentit bouillir de rage et d’indignation. Il s’accrocha aux bras de son fauteuil, s’efforçant de contrôler sa voix :
« Entendons-nous bien, dit-il très lentement. Vous voulez que je m’habille en Père Noël ? »
Sa lèvre supérieure tremblait de fureur devant l’effronterie de la proposition. Pour qui, nom de Dieu, le prenaient-ils ? Un bouffon ?
« Que se passe-t-il, Morgan ? demanda une voix dans l’escalier. Tu vas faire le Père Noël ? »
C’était Priscilla. Elle portait un pantalon blanc à pattes d’éléphant et un tee-shirt bleu ciel. Morgan se leva d’un bond, le cœur battant. Priscilla. Ces seins.
Il reprit à temps son sang-froid.
« Eh bien…, dit-il, en détachant les deux syllabes pour souligner d’autant mieux son refus réticent.
— Mais c’est merveilleux ! s’exclama Priscilla se penchant sur un bras du canapé. Tu vas faire un super Santa Claus ! Comme c’est astucieux de ta part, Maman ! »
Morgan se sentit de plus en plus perdu. Comment pouvait-on à ce point se méprendre sur le ton de sa voix ? Mais en même temps il était content. Content qu’elle fût contente.
« Je ne sais pas, poursuivit Morgan, hésitant, je pensais que Dalmire… que Dickie pourrait… »
Un rire en cascade accueillit cette demi-suggestion :
« Oh ! Morgan ! Ne sois pas si bête, s’exclama Priscilla, Dickie est bien trop mince. Oh ! là, là ! » Puis, feignant la confusion, l’index sur sa lèvre inférieure : « Oh ! mon Dieu ! Pardon Morgan ! »
Tout le monde sourit, même lui. Il se haïssait.
« Allez, vas-y, dit Priscilla, renversée en arrière, pointant ses seins vers lui. Tu seras fantastique ! »
À ce moment-là il aurait fait n’importe quoi pour elle.
« Très bien, dit-il, parfaitement conscient qu’il regretterait sa décision tout le restant de sa vie. D’accord.
— Brave garçon ! dit Fanshawe, s’approchant avec la carafe de sherry, je vous remets ça, non ? »
Priscilla sortit en même temps que Morgan. Elle allait au Club rejoindre Dalmire après sa partie de golf. Morgan l’accompagna jusqu’à sa voiture. Son cafard s’accentuait et il sentait venir une lancinante migraine.
« À propos, dit-il, je voulais te dire : félicitations. C’est un gentil garçon, euh, Dickie. Le veinard », ajouta-t-il avec ce qu’il espérait faire passer pour une moue désabusée.
Priscilla promena un œil rêveur sur le bâtiment de la Commission. Son regard fit le tour des nuages orageux derrière lesquels le soleil avait maintenant sombré, ourlant d’un orange flamboyant les falaises pourpres :
« Merci, Morgan », dit-elle. Puis : « Regarde ! » Elle lui agita sa main sous le nez : « Tu aimes ? »
Morgan prit délicatement le doigt tendu et examina le diamant :
« Joli ! dit-il et avec un accent yankee, il ajouta : Un sacré caillou.
— Il lui vient de sa grand-mère, dit Priscilla. Il l’a fait venir par la valise diplomatique quand il a décidé de demander ma main. C’est pas mignon ?
— Hum… oui vraiment », approuva Morgan qui pensait : faux jeton d’enfant de pute !
Priscilla reprit son doigt et frotta la pierre contre son sein gauche. Morgan sentit sa langue lui bloquer le larynx. Elle semblait avoir tout oublié de ce qui s’était passé entre eux, l’avoir complètement effacé de sa mémoire, comme de la buée sur une vitre, totalement gommé, même cette nuit-là. Il s’étrangla : cette nuit-là… La nuit où elle lui avait défait sa braguette… peut-être valait-il mieux oublier aussi… Il scruta le visage rond et plein, les épais cheveux noirs coupés à la garçonne, la frange qui paraissait reposer sur les cils. C’était presque une de ces jolies filles bon chic bon genre du style province, mais quelque chose lui interdisait ce modeste standard : son nez. Il était long, mince et relevé comme un tremplin de ski. L’observateur le plus partial, l’amoureux le plus entiché était contraint de reconnaître que ce trait dominant l’emportait en fin de compte sur les puissants attraits d’un corps fabuleux. Morgan se rappelait un après-midi de bronzage avec elle ; il n’avait pu empêcher son regard de remonter les jambes minces, les cuisses bien dessinées puis de survoler les seins incroyables avant d’atterrir, fasciné, sur ce nez étonnant. Elle avait un teint sans défaut, des lèvres – contrairement à sa mère – généreuses et douces, des cheveux brillants et souples. Mais,..
Morgan, naturellement, s’était toujours foutu et continuait de se foutre du tiers comme du quart de ce nez mais il lui fallait bien admettre objectivement, au nom de l’esthétique pure, qu’il s’agissait là d’un éminent promontoire. Peut-être, après dix années de petits déjeuners, aurait-il fini par lui taper sur les nerfs, pensa-t-il aigrement, mais c’était une maigre consolation.
Ils demeurèrent ainsi un moment, debout l’un près de l’autre, en silence : Morgan surveillait une fourmi, qui négociait sportivement l’interminable chaîne montagneuse du gravier de l’allée. Priscilla tendait sa bague au soleil pour attraper de fugitifs rayons.
« On dirait qu’il va y avoir une vraie tornade », remarqua-t-elle.
Morgan n’y tint plus :
« Priss, dit-il avec ferveur. À propos de cette nuit, de nous… »
Elle lui fit un sourire d’innocente candeur :
« Ne parlons plus de cela, s’il te plaît, Morgan. C’est terminé maintenant. » Elle se tut, puis : « Dickie doit m’attendre au Club. Je te dépose quelque part ? »
Elle ouvrit la portière de sa voiture et y monta. Morgan s’accroupit à hauteur de la vitre et prit un air concentré :
« Je sais que ça ne marchait pas très bien ces temps-ci, Priss, mais je peux t’expliquer. J’ai de bonnes raisons pour tout, crois-moi. Je pense que nous devrions en parler. »
Ça sonnait bien. Mûr, réfléchi, pas hystérique.
Priscilla tripotait la clé du démarreur. Elle le gratifia d’un sourire du genre cause-toujours-tu m’intéresses.
« Tu viens au barbecue ? demanda-t-elle gaiement.
— Quoi ?
— Ce soir, au Club. »
Inutile de continuer.
« Oui, je crois que oui.
— Je te vois là-bas, alors », dit-elle.
Elle démarra, sortit du garage en marche arrière puis s’engagea dans l’avenue. Morgan la regarda partir. Comment pouvait-elle le traiter de la sorte ?
« Garce ! jeta-t-il à voix basse derrière la voiture. Sale petite garce égoïste et sans cœur ! »