6.
Bilbow arborait une vieille chemise d’éponge verte à manches courtes et ses jeans de coton blanc qui portaient encore les traces de sa rencontre avec Morgan la nuit d’avant. À première vue il semblait ridiculement jeune avec son long corps mince, ses yeux bleus derrière la monture ronde des lunettes et la pâleur générale de son teint, presque celui d’un albinos – cheveux blond platine trop longs, cils et sourcils invisibles, lèvres roses de starlette. Mais une inspection plus détaillée révélait l’épaisseur de la peau, les fines ridules autour de la bouche et le long des narines. Sa voix, que la panique et la détresse avaient rendue geignarde la nuit dernière, avait retrouvé son timbre normal, plus grave, et, malgré son accent caricatural du Yorkshire, elle avait une sorte de gentillesse naturelle et d’insouciance paisible.
« Joyeux Noël », dit-il à Morgan qui sortait sur la véranda en traînant les pieds.
Assis devant les reliefs de son petit déjeuner, il indiqua le jardin inondé de soleil :
« Très bizarre. Me voilà en bras de chemise en train de déguster – comment vous appelez ça ? – de la papaye, à 35°à l’ombre tandis que là-bas au pays ils sont tous à regarder la télé, emmitouflés jusqu’au cou.
— Ben ouais, dit Morgan, la gueule de bois maussade et repensant aux événements de la nuit, c’est comme ça l’Afrique : inattendu.
— J’ai un cadeau pour vous, dit Bilbow. Enfin pas vraiment un cadeau, juste un petit merci pour hier soir. Vous m’avez sauvé la vie. » Il lui tendit un livre mince. Morgan le prit : La petite carafe et autres poèmes, par Greg Bilbow.
« Merci, dit Morgan bougon. Je, euh, je le regarderai plus tard. »
Il s’assit devant son bol de cornflakes et se frotta les yeux. Foutu Joyeux Noël. Il se sentait aussi atrocement mal que le survivant d’une semaine de combat. Les choses devraient un peu se calmer maintenant, non ? Il regarda Bilbow de l’autre côté de la table – ses fins cheveux blonds séparés par une raie, son visage à lunettes aux traits tirés. Il semblait ne rien soupçonner à propos de la nuit dernière, et accepter sans problèmes la version de Morgan. C’était toujours ça de gagné.
Morgan repoussa ses cornflakes intacts et songea à la journée de Noël qui l’attendait. D’abord il lui faudrait se débarrasser du corps en décomposition dans le coffre de sa voiture, puis s’habiller en Père Noël et distribuer leurs cadeaux aux gosses : le contraste confinait à l’obscénité macabre.
Bilbow interrompit le cours de ses pensées :
« Tiens, dit-il, à propos de cadeaux, il y en a un drôlement gros qui est arrivé pour vous dans le salon. Foutrement lourd aussi ! »
Un énorme paquet-cadeau d’environ un mètre cinquante de long, brillamment emballé, s’étalait en effet sur le tapis du salon. Morgan se jeta à genoux et déchira sauvagement le papier d’emballage.
« Bon dieu ! » fit Bilbow avec admiration.
Morgan contemplait, atterré, l’immense sac de golf moutarde et noir, du genre qu’utilisent les champions américains ou plutôt que trimballent leurs caddies chancelants. Morgan se battit avec les boucles et les fermetures pour défaire le zip de la housse. Apparut alors un jeu complet de clubs étincelants, flambant neufs, telles des armes mortelles.
« Tenez, il y a un mot, dit Bilbow en ramassant une carte au milieu d’un fouillis de papier déchiré : “Bonne partie, Sam.” Qui est Sam ?
— Mon oncle, mentit Morgan, la gorge sèche. Un millionnaire excentrique.
— Tu parles ! Et comment !, observa Bilbow. Il y en a au moins pour quatre cents tickets là-dedans.
— Ah oui ? » répliqua Morgan, inerte. Il avait oublié l’affaire Murray. Adekunlé avait trouvé ça pour lui apprendre que le tirage au sort était arrangé. Morgan s’assit en tailleur, la tête entre les mains.
« Hé ! demanda Bilbow, ça va bien, Morgan ? »
Le téléphone sonna.
« Je le prends », dit gentiment Bilbow. Il se précipita : « C’est pour vous, annonça-t-il. Un nommé Fanshawe. »
Morgan se traîna jusqu’à l’appareil.
« Leafy, hurla Fanshawe au bout du fil, venez ici. Immédiatement ! »
Dans l’allée menant à la Commission, Femi Robinson salua Morgan de son poing levé. Morgan nota l’absence de gardes au portail mais ne s’en inquiéta pas autrement. Après tout, c’était Noël : un jour de congé pour tout le monde sauf Robinson. Impossible de ne pas admirer le dynamisme de ce type, se dit-il en descendant de sa voiture, lui-même en aurait bien eu besoin.
Fanshawe faisait les cent pas sur les marches de la Commission, le visage crispé, blanc de rage.
« Joyeux Noël, Arth…
— Parti ! s’exclama Fanshawe sur un ton aigu. Parti ! Disparu dans la nuit ! Évanoui !
— Naturellement », dit Morgan très calme. Pourquoi ce petit crétin s’énervait-il autant ? se demanda-t-il avec impatience. N’était-ce pas exactement ce qu’il avait voulu ?
« Comment ça, “naturellement” ? »
Le visage de Fanshawe était très près du sien : Morgan recula au bas des marches.
« Pour l’amour de Dieu, Arthur, protesta-t-il, vous m’avez dit – non, vous m’avez ordonné – de vous débarrasser du corps d’Innocence. Priorité absolue, unique responsabilité, vous vous rappelez ? Eh bien j’ai simplement suivi vos instructions, c’est tout. »
Il croisa les bras et prit un air de vertu offensée.
« Oh non ! gémit Fanshawe. Oh ! Seigneur non ! Ne me dites pas qu’elle est à la morgue. Désastre. Total. Total désastre.
— Mais non, dit Morgan surpris par ce véhément désespoir. Elle n’est pas à la morgue, elle est dans le coffre de ma voiture. »
Fanshawe le dévisagea avec attention, comme s’il était soudain devenu vert pomme ou que de la fumée lui soit sorti des oreilles.
« Dans quoi ? demanda Fanshawe, la voix rauque.
— Dans ma voiture.
— Celle-ci ?
— C’est la seule que j’aie.
— Oh ! mon Dieu !
— Mais quel est le problème ? demanda Morgan qui perdait rapidement le peu de patience qui lui restait.
— Il faut que vous la remettiez à sa place. »
Morgan laissa errer son regard, par la fenêtre de son bureau, sur la silhouette solitaire de Femi Robinson. Il y avait sûrement une leçon pour lui dans la stupide persévérance de cet homme, dans son isolement entêté. Il jeta un coup d’œil à sa Peugeot sur le parking, en plein sous le soleil de l’après-midi. Il eut un mouvement de recul : le coffre devait s’être transformé en cocotte minute. Dieu seul savait ce que le corps d’Innocence était devenu là-dedans. Il se détourna, et ranima les feux de sa haine pour Fanshawe : si seulement ce stupide enfant de salaud avait suivi ses conseils, pensa-t-il, furieux, mais non, on ne pouvait pas garder un corps en décomposition avec la Duchesse dans les parages. Alors Leafy-la-Gaffe avait déménagé le cadavre suivant les ordres et que s’était-il passé ? Tous les domestiques de la Commission s’étaient instantanément mis en grève, refusant de quitter le quartier sauf pour venir manifester devant un Fanshawe ahuri et ce au moment de son petit déjeuner, le jour de Noël.
Fanshawe avait reniflé autour du coffre de la voiture comme un douanier soupçonneux à la recherche de drogue, s’arrêtant de temps en temps pour dévisager Morgan d’un air incrédule. L’odeur et les mouches en alerte l’avaient bientôt convaincu que le corps se trouvait là.
« Il faut la remettre en place, dit-il faiblement. J’ai quasiment eu une mutinerie sur les bras ce matin. Une émeute. Affreux ! »
Il s’appuya contre le coffre de la voiture, et puis recula d’un bond comme si le métal avait été en fusion.
« Comment pouvez-vous circuler avec… ça dans votre voiture ? » demanda-t-il, sa curiosité teintée de dégoût. Il regardait Morgan, l’air de ne pas comprendre. « Ça ne vous dérange pas ? »
Morgan ignora la remarque :
« La remettre en place ? demanda-t-il incrédule. Qu’est-ce que vous racontez ? Mais comment, bon dieu, comment ?
— Je m’en fous, insista Fanshawe. Cette grève que vous avez déclenchée est une catastrophe. La Duchesse sera ici après le déjeuner et pas un domestique de la Commission n’est à son poste. » Il jeta un regard traqué autour du jardin comme s’il s’était attendu à les découvrir à l’affût derrière les arbres et les buissons, prêts à le défier. « Et demain, poursuivit-il, demain on a deux cents invités pour le buffet. Ça va être une farce. Une humiliation totale ! »
Il se frotta vigoureusement le front comme pour effacer la vision d’une foule de dignitaires clamant leur faim et leur soif.
« Au moins, vous ne l’avez pas déposée à la morgue. Un bon point pour vous. Nous avons une chance de sauver quelques débris de notre réputation. Il faut que d’ici demain vous replaciez Innocence là où elle était, c’est tout. C’est aussi simple que ça. On pourra tout juste se débrouiller aujourd’hui mais demain il faut absolument que tout le monde soit au travail. Impossible qu’il en soit autrement. On ne s’en remettrait jamais.
— Minute, dit Morgan qui maîtrisait son envie de saisir Fanshawe par son cou de poulet. Je ne peux pas simplement amener la voiture jusqu’au quartier des domestiques et la basculer hors du coffre. Ils me lyncheront. Bon Dieu ! Que voulez-vous exactement que je fasse ?
— Je ne veux plus rien savoir de cette histoire, s’exclama Fanshawe, la voix montant dans l’aigu à mesure qu’il s’excitait. Rien, rien du tout ! » Il agitait ses mains devant son visage. « C’est entièrement de votre faute : dépatouillez-vous de cet horrible pétrin. Remettez-la en place, c’est tout ce que je veux. Cette grève doit être terminée demain. C’était positivement atroce ce matin, dit-il, visiblement secoué. Nous étions là, heureux, devant notre petit déjeuner, échangeant des cadeaux quand cette racaille a surgi. Isaac, Joseph, tous ces gens qui sont normalement aimables et plaisants. Ils se sont montrés très agressifs, insultants, Chloé en a été bouleversée, complètement retournée. Il a fallu qu’elle aille s’allonger et…
— Ils ne pensent pas que c’est moi qui l’ai enlevée, n’est-ce pas ? demanda Morgan soudain inquiet.
— Non, enfin je ne crois pas. Mais ils sont convaincus que nous avons trempé dans l’affaire. C’est pourquoi ils se sont mis en grève jusqu’à ce qu’on leur ramène le cadavre. C’est ce qu’ils réclament. »
Fanshawe fit crisser le gravier sous son pied. Une minute, Morgan le vit perplexe et inquiet, incertain de ce qu’il allait faire. Puis soudain, devant ses yeux, il se transforma : les épaules se redressèrent, la mâchoire se raidit, le regard reprit son expression pompeuse :
« Tout va de mal en pis par ici, lança-t-il, sévère. Le projet Pinacle est par terre, nous voici contraints de faire des courbettes au présent gouvernement, ce qui est bien la dernière chose que nous souhaitions. Puis cette mort épouvantable : la cour jonchée de cadavres. Et voilà que maintenant vous nous collez une grève sur les bras, juste au moment où la Duchesse arrive. Son étape de Nkongsamba ne sera qu’une longue saga d’inefficacité et de médiocrité. Comment pensez-vous que nous serons notés après ça ? Hein ? Je vais vous le dire : comme des sous-fifres de cinquième zone, totalement indignes d’être Anglais. Maintenant c’est à vous de redresser la situation autant que faire se peut. Il est désormais trop tard pour sauver le projet Pinacle mais nous pouvons au moins faire en sorte que la Duchesse quitte Nkongsamba avec de bons souvenirs et pas d’horreurs à raconter au haut-commissaire quand elle retournera dans la capitale. » Sa voix descendit d’un octave. « Vous m’avez profondément déçu, Morgan. Profondément. Je vous avais pris pour un homme d’expérience et de ressources. Quelqu’un sur qui m’appuyer. Mais je suis désolé de vous dire que vous m’avez laissé tomber sur tous les points. Alors voyons ce que vous pouvez faire pour vous racheter un peu. »
Morgan l’avait regardé s’éloigner. La fureur noire qui aurait dû normalement s’emparer de lui avait fait place au cynisme résigné. L’injustice était tellement énorme, tellement hors de proportion, qu’aucune crise de rage n’aurait pu l’égaler. Fanshawe était de la merde, en avait-il conclu, pas même digne de son plus profond mépris.
Il abandonna la fenêtre et retourna à son bureau. La combinaison de Père Noël était pliée sur son fauteuil avec une longue barbe de coton hydrophile. Une paire de bottes de caoutchouc noir étincelaient sous le siège. Sur la table, un mot de Mrs. Fanshawe précisait son rôle et son itinéraire.
Son estomac grondait. Au lieu de rentrer à la maison, il était resté à la Commission à cafarder. À l’heure du déjeuner il avait appelé chez lui et parlé à Bilbow.
« Dommage que vous soyez retenu, avait dit Bilbow. Vos boys m’ont servi un superbe repas. Une fabuleuse dinde rôtie avec tous les accessoires ! »
Morgan en avait salivé mais « laissez-m’en un peu ! » se contenta-t-il de dire. Bilbow devait prendre part le lendemain de Noël à un Festival de poésie et de danse au Théâtre des Arts de l’université, organisé sous le patronage du Ministère de la Culture du Kinjanja et du British Council, à l’occasion des Fêtes Anniversaires de l’indépendance. Morgan se rappelait vaguement la lettre qu’il avait signée quelques jours auparavant pour confirmer que la Commission pourrait le loger. Pas étonnant, vu les circonstances, que la chose lui fût sortie de la tête. Il avait offert à Bilbow de rester chez lui et, à son grand soulagement, le poète avait accepté. Autant le tenir à l’écart des Fanshawe.
Il consulta sa montre : quatre heures moins le quart. L’horaire exigeait qu’il se trouvât à quatre heures au Club où l’attendrait une Land Rover chargée des cadeaux à distribuer. Tout en s’apitoyant lourdement sur lui-même, il commença à se changer en Père Noël. Il ôta sa chemise et son pantalon et fixa la barbe par-dessus ses oreilles. Il crut, à un moment, qu’il allait s’évanouir. Ça n’arrêtait pas, se dit-il, amer, pas de répit dans la série des tourments dont, tel Job, il était la victime. Il se demanda à quoi il pouvait bien ressembler et, en quête d’un miroir, il se rendit dans la salle de bains, sur le palier.
Mrs. Bryce s’était visiblement donné du mal. Un bout de moquette recouvrait le parquet rayé du palier et des vases remplis de fleurs ornaient tous les encadrements de fenêtres. Morgan jeta un coup d’œil sur la suite des invités. Tout était propre et frais dans l’attente de Sa Grâce. La baignoire de la salle de bains étincelait. Savonnettes miniatures et serviettes de toilette pliées au carré étaient prêtes pour la revue de détail. Un seul élément moche : le rideau de douche en plastique avec ses motifs aquatiques déteints. Visiblement le budget Fanshawe n’allait pas jusqu’à en permettre le remplacement.
Morgan examina son reflet dans le miroir de l’armoire à pharmacie. Il faisait un Père Noël assez réussi, encore que les manches courtes lui donnassent un côté absurdement paillard : avec ses larges épaules et ses gros biceps, il avait l’allure d’un Père Noël trop jeune et un rien voyou. Il soupira et fit trembler sa barbe en forme de pelle : ce qu’il ne fallait pas faire pour son pays !
Alors qu’il traversait le couloir, il entendit le bourdonnement d’un appel sur le tableau du standard abandonné. Il hésita un instant avant de se décider à répondre.
« Haut-Commissariat adjoint.
— Morgan ? » C’était Célia. Le cœur lui manqua. Elle pleurait. « Dieu merci, tu es là !
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, essayant de masquer sa résignation.
— Je t’ai appelé chez toi, quelqu’un m’a dit que tu étais ici. » Elle renifla. « Il faut que je te voie. C’est urgent. Je suis si malheureuse, si misérable. »
T’es pas la seule, pensa-t-il sans tendresse.
« Célia, dit-il d’un ton désespéré, écoute, je ne sais pas. Je suis débordé. Je suis même déguisé en putain de père Noël à l’heure où je te parle !
— Je t’en prie, gémit-elle. C’est terriblement important. Tu dois m’aider. »
Non ! se cria-t-il à lui-même. Non ! Il n’était pas en état d’aider qui que ce fût, personne d’autre et pas maintenant. Il travaillait à plein temps à s’aider lui-même. Non, non, mille fois non ! Mais il se contenta de dire :
« Je ne peux pas te parler pour l’instant. Passe-moi un coup de fil demain. OK ? »
« Gareth Jones… Tiens, voilà, joyeux Noël… Bronwyn Jones. Bonjour Bronwyn, joyeux Noël… Funsho Akinremi ? Joyeux Noël Funsho… Trampus McKrindle. Ah ! Trampus ? Où est Trampus ?… Te voilà, tiens, joyeux Noël… Qu’est-ce que c’est que ça ? Je ne peux pas lire… Ah ! oui, Yvonne et Tracy Patten. Joyeux Noël, mesdemoiselles… »
Il lui fallut près d’une heure pour distribuer le contenu des deux énormes sacs posés sur la plate-forme ouverte, à l’arrière de la Land Rover parquée sur la pelouse, devant le Club. Sur l’herbe, au bas de la terrasse, on avait disposé de longues tables pour le goûter de Noël des enfants ; elles étaient maintenant jonchées des incroyables détritus que semblent engendrer tous les thés d’enfants : on aurait dit les tréteaux des services chirurgicaux pendant la campagne de Crimée, couverts comme ils l’étaient de bulles et de filaments de gelées multicolores, de biscuits écrasés, de limonades renversées, de gâteaux gluants et de crème glacée déliquescente. Morgan avait appelé chaque enfant pour lui remettre deux cadeaux – l’un fourni par les parents spécialement pour cette occasion, l’autre, une boîte de bonbons ostensiblement offerte par la Duchesse. Il avait lu les noms d’une voix retentissante, « Ho-Ho-Ho ! », de Père Noël. Les joues et les mâchoires lui faisaient mal à force d’avoir souri. Malgré sa fausse barbe, il n’avait pas réussi à jouer vraiment la bonne humeur. Sur la terrasse en surplomb, les parents et autres spectateurs s’étaient massés, verre en main. Morgan aperçut les Jones, Dalmire et Priscilla. Sur un petit podium, à droite de la Land Rover, était assise la duchesse de Ripon elle-même, flanquée des Fanshawe.
Après la distribution des cadeaux, Dalmire s’avança sur la pelouse, battit des mains pour réclamer le silence et sans le moindre signe de trac fit un petit laïus, remerciant la Duchesse d’avoir présidé le goûter et honoré le Club de Nkongsamba de sa présence, et invita enfin tout un chacun à crier : « Hip, hip, hip ! Hourra ! »
Comme le dernier hourra s’éteignait, Morgan dégringola de la Land Rover, arracha sa barbe pour se précipiter au galop vers le bar. Mais il aperçut Fanshawe qui lui faisait impérativement signe de rejoindre leur groupe. Il changea de direction, à regret.
« Voici Mr. Leafy, notre Premier Secrétaire », dit Fanshawe en le présentant à la Duchesse.
— Vous étiez un superbe Père Noël, Mr. Leafy, je vous en suis très reconnaissante. »
Morgan vit les yeux aux paupières lourdes et à l’expression profondément ennuyée d’une petite femme boulotte, d’âge moyen. Elle avait des cheveux blond-gris argentés frisottant sous un turban de paille, et des traits bouffis, déplaisants, qui reflétaient des décades d’hypocrisie, d’arrogance et de mauvaises manières. Il serra une main humide et molle et remarqua le tremblement des chairs en haut des bras.
« Pas du tout, Ma’am, dit-il. Tout le plaisir a été pour moi. »
Mrs. Fanshawe guida la Duchesse vers la voiture officielle tandis que Fanshawe agrippait Morgan par le poignet.
« Heureusement, nous dînons chez le gouverneur, siffla-t-il, toujours aussi mécontent. Mais où en est-on avec Innocence ?
— Euh…, je travaille dessus, Arthur.
— Où est-elle ?
— Oh, à cinquante mètres environ.
— Pas dans votre…
— Tout juste. Je crains que la voiture ne soit l’endroit le plus sûr, jusqu’à ce que j’aie pu mettre au point un plan. »
Fanshawe était de nouveau tout pâle.
« Je ne vous comprendrai jamais, dit-il d’une voix blanche en secouant la tête. Jamais. Ramenez-la. Un point c’est tout. Ramenez-la à sa place ce soir. »
Morgan ne répondit pas. Tout ce à quoi il pouvait penser, c’était au verre qui l’attendait au bar.
« Rien ne doit plus aller de travers, Leafy, menaça Fanshawe. Tout doit être réglé d’ici demain. Je vous avertis, ajouta-t-il, sinistre, votre avenir en dépend. »
Morgan vit s’éteindre les dernières lumières dans l’enceinte des domestiques. Il était assis dans sa voiture et serrait sur son cœur le bidon d’essence. Il tentait en vain d’arrêter l’intérieur de la Peugeot, qui roulait et tanguait comme un navire sur la mer déchaînée, et aussi de concentrer son regard sur les choses plus de deux secondes de suite. Il avait passé toute la soirée debout au bar du club à boire consciencieusement, toujours dans son accoutrement de Père Noël, l’air du minable dictateur d’une république d’opérette, avec ses bottes de caoutchouc et ses épaulettes de pacotille. Il avait reçu quantités d’amicales bourrades, souriant toujours, l’œil vide, et se laissant payer des tournées. Vers onze heures, son cerveau imbibé d’alcool avait finalement produit une idée, un moyen pour replacer le corps d’Innocence et, maintenant, il attendait de pouvoir passer à l’action.
À minuit dix, il en eut finalement assez de rester assis dans sa voiture et en sortit, titubant : il traversa la route, corrigea plusieurs fois sa direction et, en zigzaguant, gagna l’enceinte. Entre la grand-route dont il revenait et le premier bloc de logements, se trouvaient un fossé, un bout de terrain vague et le tas assez conséquent des ordures du quartier. Morgan tomba dans le fossé, s’en extirpa et traversa le terrain vague aussi discrètement qu’il le put tout en tenant le jerricane des deux mains. Il était content d’avoir des bottes de caoutchouc pour le protéger d’un serpent ou d’un scorpion éventuel. Il escalada cahin-caha la pente molle et puante du tas d’ordures. Des choses bizarres lui filèrent sous les pieds mais il essaya de ne pas y penser. Dès qu’il eut atteint la première des vieilles carcasses de voitures installées au sommet, il s’arrêta et s’accroupit derrière pour reprendre souffle. Il était à dix ou douze mètres du premier bâtiment d’habitation des domestiques. Tous les volets en face de lui étaient clos. À sa gauche, il distinguait à peine le toit de tôle du lavoir. La lune dispensait obligeamment la même lumière que la veille. Morgan se dit avec une ironie désabusée qu’il ne s’était pas attendu à revenir si vite. Il s’assit, non sans précautions et tendit l’oreille. Il soupçonnait Isaac, Joseph et Ézéchiel d’être beaucoup plus vigilants ce soir, d’où la nécessité de la manœuvre de diversion qu’il avait conçue. Il n’entendit rien d’anormal. La lune se réfléchissait sur les toits de tôle ondulée. Une odeur de merde et de légumes pourris montait mollement autour de lui. Il dévissa machinalement le bouchon du jerricane et arrosa d’essence le plancher du châssis rouillé et le tissu déchiré des sièges défoncés. Il recula, craqua une allumette et la lança. Rien. Il s’avança de quelques centimètres, regratta une allumette et la jeta. Toujours rien. Fatigué de ce petit jeu, il grimpa sur la voiture et fit directement tomber une allumette sur les restes du siège arrière. Avec un « Voomph » sourd, la voiture explosa en une boule de feu sous son nez. Il sentit les flammes lui lécher les yeux. Il recula, horrifié et mort de peur. La voiture brûlait furieusement, teintant tout d’orange. Morgan oublia son visage :
« FEU.. EU ! hurla-t-il à tue-tête en direction des logements. Y EN A FEU PAR ICI ! »
Tandis qu’il fonçait en trébuchant vers sa voiture, il entendit les portes claquer et les premiers cris d’alarme s’élever, stridents. Il sauta dans la Peugeot et fit, à toute allure, cent mètres sur la route avant de prendre brusquement, à droite, la piste de latérite sur laquelle Vendredi et lui avaient laborieusement poussé le véhicule, la nuit d’avant. Il conduisit sans aucune prudence jusqu’au bout de la piste : il supposait que l’attention de chacun se concentrerait maintenant sur l’incendie. Il éteignit les phares, écrasa les vitesses et s’enfonça, en marche arrière, le plus loin possible dans les bosquets du lotissement. Il aperçut à travers les arbres une grande colonne de feu s’élever de la carcasse et, se découpant sur le rougeoiement des flammes, les silhouettes sombres des gens qui couraient. Il tripota ses clés pour trouver la bonne, fit jouer la serrure et ouvrit tout grand le coffre.
L’odeur lui sauta au visage avec une force presque palpable, tel un puissant génie soudain libéré du tréfonds de la voiture. Il eut une nausée et cracha par terre à plusieurs reprises. Puis, avec l’énergie entêtée d’un homme ivre et diaboliquement inspiré, il souleva le corps d’Innocence et le sortit du coffre. L’écœurante odeur lui enserra la gorge de ses doigts gélatineux et le cadavre s’écroula lourdement sur le sol. Morgan en saisit les bras rigides et le traîna le long du sentier. Il sentit les traits de son visage se tordre en une grimace tandis qu’il s’épuisait, haletant, à remorquer son abominable fardeau. Il s’arrêta un instant derrière un arbre pour essuyer ses mains moites sur sa combinaison, la bile aux lèvres, le cœur lui battant à grands coups dans les tympans. Il se jeta sous l’auvent du bâtiment le plus proche. Les gens hurlaient et couraient à travers la cour. Certains trimbalaient des seaux d’eau mais la plupart, derrière le second bloc de logements, combattaient ou observaient l’incendie. Morgan se reprécipita sur le corps d’Innocence, le saisit une dernière fois et le traîna le long du sentier jusqu’à l’ombre du bâtiment, à quelques mètres seulement de l’endroit où elle avait été foudroyée. Il jeta un bref coup d’œil au cadavre informe et boursouflé :
« Voilà, on est de retour ! » dit-il avec une note de folie dans la voix, puis, tel un apprenti sorcier ou un monstre sans nom, il s’enfuit à toutes jambes, d’arbre en arbre, vers sa voiture.
Morgan arrêta la Peugeot un peu plus loin sur la route et regarda l’épave qui achevait rapidement de se consumer. Des larmes lui coulaient des yeux mais il les mit sur le compte des légères brûlures reçues lors de l’explosion de la voiture. Il avait les mains couvertes de la poussière du talus sur lequel il les avaient essuyées, dans une folle tentative à la lady Macbeth d’effacer de ses paumes la sensation persistante de la peau d’Innocence. Il résolut de ne pas bouger d’un pouce tant qu’il ne serait pas totalement calmé.
Un moment plus tard, il entendit les cris d’étonnement et les clameurs d’excitation que suscitait la découverte du corps. Dix minutes après, il entrevit, en passant en voiture, une grappe de lanternes au-delà du lavoir. Il poursuivit sa route, dépassa de deux cents mètres l’entrée de la Commission, se rangea sur le bas-côté et revint discrètement à pied. Il voulait ôter cet uniforme ridiculement joyeux de Père Noël et ne pensait plus qu’à se laver les mains. Il fut content de trouver la Commission elle-même plongée dans le noir bien que la résidence Fanshawe fût brillamment illuminée. Il supposa que la Duchesse tenait salon à l’intérieur puisque plusieurs voitures étaient garées sur l’avenue. Il se demanda si l’on s’était aperçu de l’incendie de la décharge.
Il pénétra silencieusement dans la Commission, traversa le hall à pas de loup et monta les escaliers de même. Arrivé sur le palier, il décida de se laver les mains avant de se changer. Il entra dans la salle de bains sur la pointe des pieds et referma doucement la porte derrière lui. Il alluma la lumière et laissa échapper un gémissement d’horreur et de stupéfaction en se voyant dans le miroir. Son visage, barbouillé de larmes, était noir de crasse et de fumée. Une rayure rose vif remplaçait un sourcil brûlé et les rares cheveux du dessus de son crâne avaient été réduits par la chaleur de l’explosion à de petites mèches blondes frisottées, une atroce permanente du style barbe-à-papa. Ses yeux effarés lui renvoyaient le regard rouge et larmoyant d’un albinos en colère.
« Oh ! doux Jésus de pute ! gémit-il atterré. Pauvre foutu con ! Est-ce que ça valait le coup, se demanda-t-il, est-ce que vraiment ça valait le coup ? »
Il commençait tout juste à se laver les mains quand il entendit des voix dans le hall. Il perçut les bonsoirs roucoulants de Chloé Fanshawe et le bruit des pas de deux personnes montant les escaliers. La panique rétrécit son cœur en une petite boule palpitante. Il éteignit et resta cloué au milieu de la salle de bains jusqu’à ce qu’un vague instinct de conservation le guide vers la baignoire. Il grimpa dedans et, en quête d’une protection aussi futile soit-elle, tira sur lui le rideau de la douche.
Il entendit des voix à l’accent distingué. Quelqu’un s’enquit : « Avez-vous défait tous les bagages, Sylvia ? » et Sylvia répondit : « Oui, Ma’am. » Ma’am devait être la Duchesse, pensa-t-il, se demandant qui pouvait bien être Sylvia : probablement une dame d’honneur, un chaperon, la première dame-du-lit ou un machin dans ce goût. Il espéra, contre tout espoir, que personne n’utiliserait la salle de bains.
La lumière s’alluma. Morgan s’immobilisa derrière son rideau.
« … Un horrible petit monsieur, j’ai trouvé, disait la Duchesse. Et sa femme ! Seigneur ! quelle incroyable… oh ! je ne sais pas, mais les gens qu’on envoie ici ! »
Cette calomnie globale ne fit que renforcer l’instinctive antipathie de Morgan. La porte se referma et il sentit l’odeur d’une cigarette. Il essaya de retenir sa respiration. À travers le plastique à demi transparent du rideau, il distingua une forme grise. Il perçut le glissement d’une fermeture éclair, le froissement d’une robe qu’on relève. Il vit la forme s’asseoir sur le trône, entendit les grognements d’effort, les pets, les ploufs. Ah ! Ah ! se dit-il, des gloussements démoniaques plein la tête, ainsi on va aux toilettes comme tout le monde ! Il y eut le bruit du papier froissé, de la chasse tirée, des vêtements réajustés, du robinet ouvert. Il entendit la Duchesse marmonner : « Dégueulasse ! » devant l’état dans lequel il avait laissé le lavabo, puis l’eau cessa de couler. La porte s’ouvrit.
« Sylvia, – la voix lui parvint de plus loin, dans le corridor –… à quelle heure partons-nous exactement demain ? »
Morgan se remit à respirer. Peut-être après tout allait-il pouvoir s’échapper. Il se demanda s’il aurait le temps de se glisser par la fenêtre de la salle de bains et de s’enfuir par la pelouse, derrière. Peut-être Sylvia se contenterait-elle, elle aussi, de faire pipi et puis voilà. Il était si tendu qu’il eut l’impression que sa colonne vertébrale allait céder. Mais il n’eut pas le temps de s’appesantir sur sa santé : d’autres pas se firent entendre sur le palier. Merde, Sylvia qui se ramène, pensa-t-il. Un obscur besoin de se camoufler le fit fouiller dans sa poche pour en retirer sa barbe de coton dont il s’affubla promptement. Il entendit la porte se refermer, sentit l’odeur de cigarette et comprit que la Duchesse était de retour. S’il vous plaît, petit Jésus, pria-t-il avec toute la ferveur dont il était capable, faites qu’elle ne se lave que les dents. Je ferai n’importe quoi, petit Jésus, promit-il, n’importe quoi ! Il retint son souffle d’agonie anticipée. Il entendit un froissement, le claquement d’un élastique, le bruit de quelque chose tombant à terre.
Il vit l’ombre d’une main se tendre vers la douche. Dans un cliquetis métallique d’anneaux rouillés, le rideau fut tiré : Morgan et la Duchesse se regardèrent les yeux dans les yeux. Jamais de sa vie il n’avait vu le choc et la surprise se peindre aussi nettement sur un visage. Après tout – la pensée lui traversa l’esprit dans un éclair – ce n’est pas tous les jours qu’on trouve Papa Noël dans sa baignoire. La Duchesse était plantée là, courtaude et la chair molle, complètement nue sauf un bonnet de douche bleu pâle sur la tête et une cigarette à demi consumée à la main. Morgan vit des seins en chaussettes, des bourrelets de graisse en jersey mou, un tampon Jex grisâtre, des cuisses de dinde, une bouche grande ouverte paralysée par l’incrédulité.
« ’Soir Duchesse ! » glapit Morgan de derrière sa barbe tout en sortant de la baignoire avec la fausse hardiesse d’un pirate d’opérette.
Il ouvrit en grand la fenêtre, abaissa le couvercle des W. C, grimpa dessus et enjamba l’appui. Il jeta un regard par-dessus son épaule. Désormais il s’en foutait. La bouche était toujours ouverte mais un bras cachait les seins et une main le bas-ventre.
« Écoutez, dit-il, je vous promets de ne rien dire si vous vous taisez aussi. »
Il sauta de deux mètres sur le toit en papier-goudron de la véranda arrière, rampa jusqu’au bord et se laissa tomber sur la pelouse. Tandis qu’il fonçait à toute vitesse sur l’herbe sombre, il se sentit curieusement jubilant et insouciant. Il s’attendait à ce que les cris de la duchesse déchirent la nuit. Mais rien ne troubla l’impassible regard des étoiles ni l’aimable silence des lieux.
Bilbow passa la tête hors de la chambre des invités lorsque Morgan rentra chez lui, vingt minutes plus tard :
« Bon dieu ! dit-il en dévisageant Morgan, que vous est-il arrivé, Père Noël ? Une collision avec des rennes ? Un traîneau abattu en flammes ? »
Morgan ne se donna pas la peine de répliquer : il était trop occupé à se servir un énorme verre.
Bilbow s’aventura dans le salon :
« À propos, dit-il, un type du nom d’Adekunlé n’a pas arrêté de téléphoner toute la journée. Il a dit que vous deviez l’appeler dès que vous rentreriez, quelle que soit l’heure. Vous comprenez pourquoi ? »
Non, il ne comprenait pas. Il alla donc se coucher.