2.
Le jour suivant, Morgan se rendit au bureau plus tôt que de coutume et découvrit, à sa surprise, une petite démonstration à l’extérieur du portail – résolument fermé — de la Commission : trente ou quarante jeunes gens aux allures d’étudiants, quelques-uns brandissant des pancartes fabriquées en hâte. Morgan joua de l’avertisseur et ils s’écartèrent obligeamment avec quelques huées et une brève incantation : « UK dehors ! UK dehors ! » Tandis qu’on ouvrait les grilles, une tête s’encadra dans la vitre de Morgan, avec les traits sérieux et peu amènes de Femi Robinson, le représentant Centre-Ouest du Parti populaire Marxiste-Léniniste du Kinjanja.
« Mr. Leafy, dit Robinson, nous souhaitons protester avec la dernière vigueur ! »
Robinson affichait en permanence une expression soucieuse qui lui avait creusé sur le front de profondes rides en V renversé. Il arborait aussi, naturellement, la barbe en semis de poils pubiens et l’énorme coiffure de style afro à la mode chez les radicaux noirs d’Amérique. Morgan se demanda comment Robinson connaissait son nom, tout en faisant l’inventaire des fragiles placards et banderoles : « ANGLAIS NE VOUS MÊLEZ PAS DE LA POLITIQUE KINJANJAISE, proclamaient-ils, PAS D’IMPÉRIALISME BRITANNIQUE AU KINJANJA. »
« Bon Dieu, que se passe-t-il ? demanda Morgan stupéfait.
— Nous protestons contre les manœuvres de, euh…, déstabilisation du Gouvernement Britannique à l’égard de la politique intérieure du Kinjanja. »
Morgan s’efforça de produire une sorte de sourire mystifié qui suggérerait qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont Robinson parlait – quoique son cerveau, tel le tableau de bord d’un avion sur le point de s’écraser, fût illuminé par les clignotements des signaux d’alarme. Dans un geste théâtral, Robinson produisit un numéro du Daily Graphic. Morgan vit une grande photo montrant Adekunlé, au pied de la passerelle d’un avion, serrant la main d’un représentant du Foreign Office en queue de pie : « Adekunlé visite le Royaume-Uni. » Morgan sentit son estomac se retourner puis se décrocher.
« Ça ne veut rien dire, affirma-t-il immédiatement avec fermeté. Absurdité complète. Propagande du PNK très évidemment. Maintenant excusez-moi, mais j’ai du travail. »
Il remit sa voiture en marche et franchit en trombe le portail tandis que l’ultime hurlement de Robinson : « Est-ce la position officielle ? » s’éteignait derrière lui.
La bouche sèche il monta quatre à quatre dans son bureau et faucha au passage, sur la table d’un Kojo ahuri, les trois quotidiens kinjanjais. Chacun étalait à la une la même histoire. Adekunlé en visite officielle… invité à assister… salué par le Sous-secrétaire d’Etat… Consultations avec le Foreign Office… Morgan s’assit, la tête en feu. Les élections auraient lieu dans moins de deux semaines : tous les articles soulignaient les aptitudes du PNK à gouverner le Kinjanja selon l’opinion mûrement réfléchie du Gouvernement Britannique.
Morgan fit rapidement le point de la nouvelle et désastreuse situation, il passa en revue les possibles conséquences de cet abus de confiance et tenta de deviner les motifs d’Adekunlé. Le PNK en tirait visiblement un regain vital de standing et de sérieux, se haussant au niveau – pas moins – du PUPK au pouvoir. Un tel parrainage officiel serait extrêmement impressionnant pour l’électeur lettré moyen et encore indécis mais nul doute que la base serait également rapidement informée. Après tout aucune consultation n’était en cours avec aucun des autres partis politiques. Ceux-ci en seraient certainement offensés, surtout la minorité hurlante de Femi Robinson et sa bande. Mais Morgan supposait que Adekunlé considérerait cela comme un prix négligeable à payer pour ce coup de publicité préélectorale.
Il se sentait, lui, curieusement détaché de ce qui, à son sens, finirait soit en catastrophe soit en queue de poisson. Le projet Pinacle était exposé au grand jour mais qui s’en souciait ? Il se rendait compte aussi que Fanshawe et lui avaient été manipulés et exploités avec une habileté consommée. Il n’en était pas tellement surpris : gonflé hors de proportion par les extravagants fantasmes de Fanshawe, le Projet Pinacle avait dès le début senti le rond-de-cuir et l’amateur. Il paraissait assez normal qu’il fût maintenant exposé pour ce qu’il était. Mais la soudaineté de son effondrement lui laissait le cœur battant. Comment Fanshawe allait-il réagir ? Ses pensées furent interrompues par Kojo, qui s’encadrait dans la porte.
« Excusez-moi, missié, dit le petit homme. Le portier dit qu’il y a un Mr. Robinson à l’entrée qui exige une rencontre urgente.
— Non, non, non ! cria Morgan. Dites-lui de voir Mr. Fanshawe.
— Mr. Fanshawe n’est pas ici.
— Oh ! seigneur Jésus ! » Morgan se frappa le front d’un geste théâtral. « Bon. Faites-le monter. »
Robinson arriva très vite. Morgan remarqua qu’il portait un pull de laine noire à col roulé, des gants de cuir noirs et une paire de lunettes de soleil bon marché à monture de fer : la panoplie complète du parfait petit militant « black power ». Morgan nota aussi la sueur qui lui perlait sur le nez et le front.
« Mr. Robinson, dit-il, que puis-je faire pour vous ?
— Nous exigeons une explication, commença Robinson avec élan, frappant d’un doigt ganté le bureau de Morgan. Qui ou quoi donne au Gouvernement Britannique le droit de convoquer à Londres en vue de consultation des leaders politiques non élus ?
— Je n’en ai aucune idée, dit Morgan, dégageant aimablement sa responsabilité. C’est une aussi grande surprise pour moi. Je crains qu’il ne faille vous adresser à Mr. Fanshawe. Mais il est bien possible, ajouta-t-il équitable, qu’il n’en sache rien non plus. »
Robinson parut se préparer à exploser violemment d’incrédulité railleuse mais il s’arrêta net dans son élan comme s’il avait été frappé au ventre :
« Mr. Leafy, dit-il, résigné, en ôtant ses gants et essuyant ses mains dégoulinantes sur son pantalon, quoi que vous soyez en train de faire, vous jouez un jeu très dangereux. Nous avons un proverbe ici : « Si tu nettoies une pièce, ne pousse pas la c’asse sous le tapis…
— Excusez-moi. La casse ?
— Oui. La c’asse, la saleté, la poussière.
— Je vois. Continuez.
— Comme je le disais : ne pousse pas la c’asse sous le tapis parce que quelqu’un peut facilement venir le soulever et trouver la c’asse dessous. C’est ce qui se passe au Kinjanja depuis quatre ou cinq ans. Maintenant on a soulevé le tapis ! »
La vieille passion avait refait surface.
Morgan approuva sagement de la tête comme s’il réfléchissait à la causticité poétique du folklore kinjanjais :
« Eh bien, tout ceci est très intéressant, Mr. Robinson, mais il n’y a rien que moi ou même le Gouvernement Britannique puisse faire au sujet de ce… ménage mal fait, si vous voyez ce que je veux dire. Il s’agit d’un problème kinjanjais.
— Si c’est un problème kinjanjais, pourquoi avez-vous des entretiens avec le PNK ?
— En avons-nous, Mr. Robinson ? Êtes-vous absolument sûr ? » dit Morgan, évitant, en diplomate, une question en en posant une autre.
Robinson explosa positivement de frustration :
« C’est écrit ici, hurla-t-il, frappant du doigt les journaux étalés sur le bureau de Morgan. Ici, ici et ici !
— Oh ! mais vous n’allez pas croire tout ce qui est écrit dans les journaux, surtout au moment des élections.
— Dans ce cas, publiez un démenti !
— Pardon ?
— Démentez ! Exposez le PNK s’ils mentent comme vous le prétendez. »
Morgan fut saisi d’un petit frisson d’inquiétude. Il sourit :
« Non, nous ne pouvons pas faire cela. Nous ne publions jamais de démenti en règle générale. Nous trouvons qu’ils ne font que conférer une certaine dignité à des accusations et des… hum, inexactitudes qui méritent seulement d’être ignorées.
— Jargon ! affirma rageusement Robinson, ses bras battant l’air d’exaspération. Jargon diplomatique ! Si un homme dit que vous avez tué sa femme, gardez-vous le silence ? Si on vous accuse d’être un voleur, vous ne démentez pas ?
— Mr. Robinson, je vous en prie, dit Morgan agacé par la pertinence de l’argument, ce sont là des exemples spécieux. Vraiment je crois que vous devriez replacer cette affaire de presse dans son contexte : il s’agit là d’une histoire électorale, d’une manœuvre pour ramasser des voix. »
Robinson s’affaissa sur sa chaise :
« Du point de vue britannique ce n’est peut-être rien.
Mais du point de vue kinjanjais, c’est vraiment très grave. » Il marqua un arrêt. « Je vais vous dire pourquoi. Si le PNK gagne grâce à ça ou même si le PUPK reste au pouvoir, il y aura de très sérieux problèmes.
— Je ne vous suis pas très bien, dit Morgan.
— Savez-vous, dit Robinson, le doigt de nouveau pointé sur la poitrine de Morgan, que le Kinjanja est le septième importateur de champagne du monde ? Savez-vous que plus de deux cents Mercedes Benz ont été achetées par des fonctionnaires du gouvernement ? » Il se rassit. « On ne permettra pas à une telle corruption de continuer. Et alors on sera dans une situation dangereuse.
— Qui ? demanda Morgan. Qui ne permettra pas ?
— L’Armée bien sûr, dit Robinson ouvrant tout grand les bras. Il y a déjà eu des mutineries dans le Nord. Toutes les troupes sont consignées dans les casernes. Elles prendront le pouvoir. »
Morgan leva un sourcil sceptique :
« Vous en êtes sûr ?
— Tout le monde le sait, rétorqua Robinson, cinglant.
— Mais, et les électeurs ? Que se passera-t-il s’ils élisent un parti ?
— Vous allez dans un village. Vous payez le chef. Vous dites votez pour moi et vous avez vos voix.
— Mais dans les villes sûrement…
— Même dans les villes, c’est pareil. »
Morgan haussa les épaules en signe d’impuissance :
« Mais je ne vois pas du tout ce que je peux y faire.
— Dénoncez le mensonge, dit Robinson avec ardeur. C’est simple. Si le PNK ment vous devez le dire. »
Morgan avala de travers. Il pensa qu’il fallait détourner la conversation :
« Mais pourquoi ici ? Pourquoi Nkongsamba ? Nous ne sommes pas importants. Vous devriez aller au Haut-Commissariat dans la capitale !
— Nous y sommes allés, dit Robinson. Nous sommes à leurs portes en ce moment même. Mais comme vous le savez Adekunlé est un chef de Nkongsamba, il a un lien très étroit avec la ville.
— Eh bien, écoutez, je suis désolé, s’excusa Morgan, il n’y a absolument rien que je puisse faire. Mais tout de même, voyez-vous, je vais transmettre votre message à mes supérieurs. Je suis sûr qu’il sera attentivement étudié. »
Il se leva pour marquer que l’entretien était terminé. Robinson eut un sourire sarcastique :
« Ça ne servira à rien, dit-il. Vous devez agir tout de suite. Il reste très peu de temps. »
Robinson à peine parti, Morgan se précipita hors de son bureau et se cogna sur le palier dans Mrs. Bryce qui trimbalait une paire de draps.
« Ah ! Mrs. Bryce ! dit-il haletant. Je vous cherchais. Où est Mr. Fanshawe ?
— Absent, dit-elle simplement.
— Je sais, répondit Morgan lentement en se forçant au calme. Mais où ?
— Dans la capitale : il est allé accueillir la duchesse de Ripon. Elle arrive aujourd’hui. On ne vous l’a pas dit ? »
Bien sûr. Morgan se rappelait maintenant cette foutue visite.
« Il sera de retour demain, continua Mrs. Bryce. Quelque chose d’urgent ?
— Oh ! non. Non. Ça peut attendre. Ça attendra bien demain, je suppose. » Il regarda de nouveau Mrs. Bryce : « J’espère que vous ne m’en voudrez pas de ma question, Mrs. Bryce, mais pour qui sont ces draps ?
— Pour faire les lits dans la suite des invités, dit-elle en traversant le palier dans cette direction ; la Duchesse passera la nuit de Noël ici. »
Morgan souhaita in petto à ses jambes bouffées par les moustiques une infection généralisée et revint pensivement sur ses pas jusqu’à son bureau. Kojo était assis derrière sa table, une main sur le téléphone.
« Mr. Fanshawe sur la ligne, m’sieur, dit-il. Du Haut-Commissariat.
— Oh ! Jésus, non ! » murmura Morgan en allant prendre la communication dans son bureau. Il respira d’abord profondément :
« Arthur ? dit-il gaiement. Hello ! Comment vont les choses là-bas ?
— Z-avez vu les journaux ? » Fanshawe piaillait de fureur dans l’appareil. « C’est un désastre, mon vieux ! Un désastre de première grandeur !
— Désolé, Arthur… Je ne vois… Je veux dire… »
L’estomac tordu, il sentit le sang se retirer de son visage.
« Il y a près de deux mille manifestants à l’extérieur du Commissariat en train de mener un boucan d’enfer. Le téléphone n’arrête pas. Son Excellence a été convoquée au Palais du Gouvernement. Le PUPK est fou de rage. Fou. C’est affreux, Morgan. Affreux.
— Bon dieu… ne sut que dire Morgan.
— Et, et la Duchesse qui arrive cet après-midi ! Que va-t-elle penser en voyant le Haut-Commissariat pris d’assaut par des émeutiers ? »
Il y eut un silence. Fanshawe parut attendre une réponse.
« Je ne sais pas, commença Morgan. Je suppose…
— Elle pensera que c’est parfaitement scandaleux, voilà, coupa Fanshawe. Vraiment Morgan, à quoi joue Adekunlé ? »
Morgan réfléchit rapidement :
« Peut-être que ce n’est pas si mal en fin de compte. Supposez qu’il gagne ?
— On en a parlé, concéda Fanshawe, d’un ton plus calme. Ça fera une différence. Nos pontifes d’ici pensent que le prestige qu’il s’est octroyé avec cette visite compensera largement les dégâts. Mais, et c’est là le point essentiel, le Projet Pinacle n’était pas censé se dérouler ainsi. Toute l’affaire a été très mal conduite. Très mal. »
À mesure qu’il sentait les canons du blâme, à la recherche d’une cible, se tourner lourdement vers lui, Morgan sentit aussi la moutarde lui monter au nez :
« Nous ne pouvions pas nous douter qu’il allait agir ainsi, n’est-ce pas, Arthur ? C’est un abus de confiance de la part d’Adekunlé, pas de la nôtre. Que suggériez-vous que nous fassions ?
— Oui, eh bien…, dit Fanshawe incontestablement déconcerté. La ligne officielle est de ne rien dire et de ne rien faire. Les élections ne sont pas loin, tout peut se terminer au mieux si le PNK en sort vainqueur. Mais si le PUPK reste au pouvoir, les relations anglo-kinjanjaises vont devenir drôlement mouvementées. »
Un instant Morgan se demanda s’il devait lui communiquer les sinistres avertissements de Robinson mais décida que non. Fanshawe en avait déjà assez sur les bras comme tout le monde.
« C’est plutôt calme par ici. Nous avons eu une petite manif mais rien d’extraordinaire : la clique du PPK.
— Mais nom de Dieu, qui est le PPK ? demanda Fanshawe impatiemment. Je m’embrouille toujours dans ces initiales.
— Les Marxistes, le Parti du Peuple Kinjanjais. Femi Robinson et ses gais lurons. » Il allongea le cou pour avoir une meilleure vue de l’avenue centrale. « Mais ils sont tous plus ou moins rentrés chez eux maintenant.
— C’est toujours ça de gagné, dit Fanshawe peu aimable. Mais et pour le reste ?
— Innocence ? Ah ! oui… Pas beaucoup de progrès, je le crains. J’ai fait venir deux autres entreprises de pompes funèbres mais ils ont refusé d’y toucher.
— Damnation ! jura Fanshawe furieux. Tout va mal. Écoutez, Morgan, je veux deux choses de vous : un démenti ou des excuses de la part d’Adekunlé, et Innocence débarrassée du plancher avant l’arrivée de la Duchesse. »
Il parlait du corps comme d’un arbre tombé en travers de sa route. Morgan l’injuria silencieusement :
« Vous ne tirerez pas un mot d’Adekunlé, je peux vous le dire tout de suite », dit-il rudement. Puis : « Pardon, Arthur, je suis préoccupé. Je verrai ce que je peux faire. » Espèce d’horrible petite merde dégueulasse, pensa-t-il. « Très bien, dit Fanshawe d’une voix offensée. Essayez de produire quelques résultats pour une fois ! »
Morgan raccrocha, jura encore contre Fanshawe et songea avec accablement à la fragilité de toute loyauté. Les désastres succédaient aux désastres. Qu’allait-il faire ?
Un ra-ta-ta-ta impertinent à la porte précéda l’entrée de Dalmire, l’air chic, frais et agaçant de bonne humeur.
« Désolé d’être en retard, dit Dalmire. J’ai été coincé par une démonstration à l’Université. Et puis j’arrive et devine quoi ? On en a une pour nous tout seuls ! Qu’est-ce qui se passe ? »
Morgan maussade indiqua les journaux. Dalmire y jeta un coup d’œil :
« Bon Dieu ! dit-il, il a du culot, non ?
— Eh bien oui et non », dit Morgan, ambigu. Il n’avait pas envie d’expliquer maintenant à Dalmire les subtilités du Plan Pinacle. « Ils manifestent aussi contre ça à l’Université ? » demanda-t-il en montrant les journaux. Dalmire s’était approché de la fenêtre :
« Non, dit-il. Quelque chose de très différent. Le gouvernement, semble-t-il, a menacé de fermer l’Université à cause de la conduite odieuse des étudiants. » Il souriait comme s’il pensait à autre chose. « Je ne sais pas de quoi il retourne mais il y avait des centaines d’étudiants autour des bâtiments de l’Administration. On dirait qu’ils ont l’intention de s’incruster et d’occuper les locaux pendant les vacances. Un “sit-in” ou un truc dans ce goût.
— Ciel ! Typique ! » dit Morgan avec dégoût mais content qu’au moins il n’y eût pas de rapport avec le projet Pinacle.
— Tu fais du ski ? demanda Dalmire tout à trac.
— Quoi ? Non, ça ne me dit rien. Pourquoi ?
— On pensait au ski – Priss et moi – pour nos vacances. »
Le rêve illuminait le regard de Dalmire :
« Lune de miel, tu veux dire ? » Morgan s’efforçait de ne montrer dans le ton ni ressentiment ni impatience.
« Non, non. Ça c’est pour plus tard. » Dalmire s’interrompit, légèrement embarrassé : « Je ne t’ai pas dit ? On part en vacances. On se tire après Noël. J’ai pensé que ça serait marrant d’aller skier. Le Nouvel An sur les pistes, le bon air de la montagne, tout ça…
— VACANCES ! s’exclama Morgan atterré. Mais tu n’es là que depuis deux mois. Mince ! Mon dernier congé remonte à mars.
— Je prends ça sur mes jours de congé, ne t’en fais pas, se hâta de répliquer Dalmire. En fait, c’est une idée de Priscilla. Arthur est d’accord. »
Morgan fut sur le point de postillonner des onomatopées rageuses comme un vieux général en pleine crise de goutte mais il se maîtrisa – non sans effort. Le veinard d’enfant de pute, se dit-il, l’envie le disputant à l’outrage d’une telle injustice. Voilà à quoi servait d’épouser la fille du patron. Mais son ressentiment ne parut pas affecter le moins du monde Dalmire qui interrogea :
« Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? Du ski ?
— Formidable », dit Morgan tout en pensant : peut-être qu’il va se casser une jambe. Peut-être qu’il va se briser le dos. Une idée méchamment sournoise lui gagna l’esprit :
« Dis donc, Richard, demanda-t-il, tu as su ce qui était arrivé à Innocence ? »
Sous le regard attentif de trois petits garçons, Dalmire s’assit lourdement sur la véranda. Il était devenu tout blanc « Oh ! mon Dieu ! » dit-il très las en mettant sa main devant sa bouche. Morgan avait lui-même pâli : il rejeta le drap sur le corps d’Innocence, semant la panique dans le nuage de mouches qui s’affairaient autour.
« Plutôt macabre, non ? » dit Morgan.
Dalmire avala sa salive puis gonfla ses joues :
« Mon Dieu, répéta-t-il. C’est répugnant. Révoltant. Penser que… » Il s’interrompit puis ajouta en guise d’explication : « C’est le premier cadavre que je vois. » On avait allumé près du corps d’Innocence un petit brasero dans lequel on jetait de temps en temps des feuilles ou des branchages. Une fumée épaisse et bleuâtre montait de ce côté du quartier, destinée, supposa Morgan, à chasser les mouches et à couvrir toute autre odeur.
Dalmire se leva et s’éloigna en chancelant. Morgan se sentit vaguement désolé pour lui : il avait pris là une revanche mesquine mais c’était néanmoins terriblement satisfaisant de le voir aussi secoué.
« Oyibo ! Oyibo ! » s’écria ravie une petite fille toute nue, en dansant et en pointant un doigt potelé vers le tremblant Dalmire.
« Les mômes ! dit Dalmire. Tous ces mômes qui courent autour… C’est irréel.
— Oui », acquiesça Morgan qui l’avait rejoint, en se retournant pour contempler la scène : le corps voilé d’Innocence, le lavoir, les gris-gris, la fumée du brasero, les enfants cavalant à moitié nus, les poules picorant la poussière. Il ne se sentait pas aussi calme et sensé qu’il essayait de le faire croire : « Mais c’est l’Afrique ! »
Ils regagnaient lentement la Commission dans un silence pensif quand un appel aigu leur parvint de l’autre côté de la pelouse :
« Morgan ! Oh ! Oh ! Morgan !
Mrs. Fanshawe au bord de l’allée lui faisait signe de la rejoindre.
« Merde ! dit-il furieux. Qu’est-ce qu’elle veut ? »
Puis se rappelant qu’elle était la future belle-mère de Dalmire, il ajouta en s’excusant : « Désolé, Richard, je suis un peu patraque. » Mais Dalmire était bien trop préoccupé par les signes de la mortalité pour se vexer et il écarta de la main les excuses.
« ’Jour Chloé », dit Morgan en approchant.
Mrs. Fanshawe portait une robe sans manches serrée à la taille et d’un turquoise vif qui contrastait fortement avec sa peau d’un blanc éthéré et sa chevelure noir corbeau. Le tout lui donnait l’air d’avoir doublé de volume.
« On vient juste d’aller voir Innocence, dit-il sur le ton d’un auxiliaire de la Croix-Rouge. Malheureusement personne ne veut y toucher.
— Elle est encore là ? s’écria Mrs. Fanshawe en portant ses mains à son front. Oh ! c’est trop affreux !
— Oui, une drôle de journée, dit-il, lugubre, entre ça et la manif. Vous l’avez vue ?
— Elle se poursuit, dit-elle avec mépris. Si on peut appeler ça une manifestation. Je rentre de la ville et ils sont encore trois à traîner près du portail. Ce drôle de petit bonhomme avec une espèce de barbichette et une énorme chevelure m’a crié dessus quand je suis passée. Ils se dirigeaient vers la maison. Il portait un chandail à col roulé noir et des gants de cuir. Il avait l’air d’avoir atrocement chaud. »
Morgan se méfiait de cet amical bavardage : elle voulait quelque chose.
« C’était Femi Robinson, le guérillero urbain, dit-il. On se doit d’avoir la panoplie de l’authentique petit anarchiste, vous comprenez. »
Ils gloussèrent avec condescendance tout en pénétrant dans le salon.
« Un verre ? demanda Mrs. Fanshawe. Vous devez en avoir besoin ? Vous n’êtes tout de même plus au jus d’orange ?
— Non, non, dit-il en riant faux. Je prendrai un gin tonic si vous permettez. »
Ce que Dalmire fait, je fais, pensa-t-il.
Mrs. Fanshawe le regarda, approbatrice :
« Toujours pensé que le GT était plus votre genre, vous savez ? Jamais pu comprendre votre passion pour le sherry ! »
Morgan était stupéfait. Qu’arrivait-il à cette bonne femme ? Elle ne s’était jamais montrée aussi familière. Il se demandait toujours ce que cela signifiait, lorsqu’une Maria aux yeux rouges lui apporta son gin tonic. Il pensa brusquement à sa mère en train de mijoter sous un soleil implacable.
« Elle insiste pour travailler, murmura d’un ton coupable Mrs. Fanshawe tandis que Maria quittait la pièce. Elle n’a pas voulu prendre de congé.
— Priscilla est à la maison ? demanda Morgan l’air dégagé, anxieux de changer d’images dans sa tête.
— Non, dit Mrs. Fanshawe. Elle est au club. Elle consolide son hâle. Dickie et elle partent en vacances, vous savez. »
Il savait.
Mrs. Fanshawe s’interrompit pour armer son fume-cigarette.
« Je voudrais que vous montiez, Morgan, dit-elle. J’ai quelque chose à vous montrer. »
Méfiant, Morgan suivit les vastes sphères turquoises de ses fesses sur les escaliers, se demandant toujours ce qui se passait. La chinoiserie omniprésente dans la maison était moins agressive au premier étage : elle se réduisait aux rideaux et aux tableaux. Mrs. Fanshawe le conduisit dans une petite pièce meublée d’un divan et d’une table sur laquelle trônait une machine à coudre. Dans un coin, un mannequin de couturière. Morgan avala une gorgée revigorante du gin qu’il avait transporté avec lui. Mrs. Fanshawe posa son fume-cigarette sur un cendrier et décrocha quelque chose derrière la porte. Quelque chose de rouge.
« Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle.
— Ça m’a tout l’air d’un bleu de chauffe, risqua-t-il.
— C’est ou plutôt c’était. Une combinaison de travail blanche que j’ai teinte en rouge. J’ai aussi raccourci les manches. J’ai pensé que ça ferait un charmant Papa Noël des Tropiques. Mmm… Qu’en dites-vous ?
— Mmm… Pardon… je…
— Naturellement je mettrai quelques paillettes dessus. J’en ai trouvé en ville. » Elle lui fit un large sourire : « Mais j’ai pensé que je vous le ferais essayer d’abord, dit-elle l’examinant de la tête aux pieds avec un froncement de sourcils. Je ne voyais pas bien votre taille. Il faudra peut-être l’élargir un peu de-ci, de-là.
— Ça m’a l’air d’aller, dit Morgan vexé de l’allusion à sa corpulence.
— Non, répliqua fermement Mrs. Fanshawe. Essayez-le maintenant pour être sûr.
— Maintenant ! s’écria Morgan. Je ne pourrais pas l’emporter et vous dire plus tard ?
— Pas question, non, dit Mrs. Fanshawe, très professionnelle. Passez-le tout de suite. »
Morgan fut saisi de vertige. Il prit avec des doigts gourds l’horrible défroque des mains de Mrs. Fanshawe. Il ôta ses chaussures et allait passer son pied droit dans le trou adéquat quand Mrs. Fanshawe éclata d’un rire en trille aigu.
« Ne soyez pas aussi collet monté, se moqua-t-elle. Vous ne porterez pas une chemise et un pantalon ce jour-là ! Comment, pour l’amour du ciel, voulez-vous que je vous essaye convenablement ? »
Incapable de parler, Morgan ôta en hésitant sa cravate, sa chemise et son pantalon et se retrouva immobile en caleçon et en chaussettes, légèrement penché en avant, les épaules arrondies comme s’il souffrait du dos.
« Allez-y », ordonna Mrs. Fanshawe, telle une robuste monitrice encourageant une équipe de joueuses de hockey défaillantes.
Gonflant la poitrine, Morgan enfila la combinaison, la releva et passa les bras dans les manches. Il s’efforça de ne pas penser à quoi il ressemblait, debout dans son caleçon trop large et ses chaussettes marron, et il tenta d’ignorer l’odeur acide de sueur fraîche qui semblait émaner en bouffées délétères de ses dessous de bras. Mrs. Fanshawe s’affairait autour de lui, tirant ici, ajustant là, tandis qu’il fermait lentement les boutons du devant.
« Pas mal, dit-elle. Pas mal du tout. Faudra peut-être l’élargir un peu autour du ventre, c’est tout. Voulez-vous vous voir dans la glace ? »
Morgan secoua négativement la tête avec emphase.
« Super ! s’enthousiasma-t-elle. Je vais fabriquer une barbe avec du coton, j’attacherai une capuche et voilà ! Les gosses vont adorer ! »
Morgan crut qu’il allait vomir en se débattant pour sortir de l’étroite combinaison. Sa nervosité, son inconfort et son profond embarras l’avaient fait transpirer d’abondance et il dut tortiller ses épaules et contorsionner ses hanches pour s’extirper du tissu collant. Mrs. Fanshawe fredonnait en farfouillant dans sa boîte à couture. Morgan se baissa, ramassa le bleu de chauffe et le lui tendit. Il évita son œil mais comme elle se retournait pour lui prendre le costume des mains, elle s’arrêta net de chantonner et s’écria « Oh ! » d’un ton surpris et perplexe.
« Et les bottes ? dit Morgan, comme en transe, les yeux fixés sur une fissure dans le mur. Je suppose qu’il va m’en falloir aussi ? »
Il tâtonna pour attraper sa chemise sur le divan. « Oh !… Oui… Oui, dit Mrs. Fanshawe, soudain confuse, faisant une boule du costume rouge et le serrant contre sa poitrine. Hum… Écoutez… Je… euh, je m’en occuperai. Oui, oui. C’est ce que je ferai. »
Morgan lui jeta un coup d’œil. Elle est devenue subitement très bizarre, pensa-t-il, en la voyant regarder fixement par la fenêtre.
« Je viens juste de me rappeler quelque chose, lança-t-elle. Quelque chose que je dois faire immédiatement, dit-elle en se précipitant vers la porte. Vous retrouverez votre chemin, n’est-ce pas ? »
Elle disparut. Une très, très étrange bonne femme, se dit Morgan, son cerveau bouillonnant commençant à sortir de ses fumées pour retourner à la normale. Quelle famille bizarre, ces Fanshawe ! Mais que lui avait-il pris ? Il s’assit sur le divan couvert d’un dessus de lit d’une texture rugueuse. Il sentit le tissu rêche lui chatouiller le haut des cuisses et – il s’en rendit compte brusquement – une partie de son anatomie qui n’aurait pas dû être à l’air. Ses lèvres dessinèrent un silencieux « oh » d’horreur et il porta lentement son regard au-dessus de ses genoux : par la simple fente qui servait de braguette à son caleçon, dépassait son pénis long, pâle et mou. Il avait dû se pointer au moment où Morgan se débattait pour ôter le bleu de chauffe. Maintenant il savait.