5.

« La voilà ! chuchota Morgan tapi derrière le tronc d’un palmier nain. Il tendit son doigt en direction du tas noir, à peine discernable au clair de lune, qu’était le corps d’Innocence. Vendredi était accroupi à côté de lui.

« Ah, ah, ah, croassa-t-il. Moi y en a vu ! »

Ils étaient cachés au milieu d’un petit bosquet d’arbres et de plantations négligées de yams et de cassavas derrière le lavoir, à la limite nord du quartier des domestiques. Il était trois heures et demie du matin. À gauche, Morgan apercevait la ligne irrégulière des grands nimes qui bordaient les terres de la Commission – et séparaient le quartier des domestiques du jardin – et, au-delà, la masse sombre de la maison des Fanshawe. Un clair trois-quarts de lune baignait le paysage de sa lumière pâle et donnait aux bâtiments, aux arbres et aux buissons des ombres aiguës et impénétrables. La Peugeot était garée à vingt mètres derrière sur une piste poussiéreuse, son coffre ouvert en attente. Non sans effort, Vendredi et lui l’avaient poussée depuis la route jusqu’à l’endroit le plus proche possible du quartier des domestiques.

Morgan sentait Vendredi suer de panique à ses côtés. « Je croyais que tu n’avais pas peur de Shango, murmura-t-il en colère.

— Comment ? [7]

— Nom de Dieu ! jura Morgan qui s’interrogeait sur la qualité du complice qu’il s’était choisi. Toi y en a dire, reprit-il, toi y en a jamais peur Shango. Tu n’as pas peur de Shango[7], traduisit-il en français après coup.

— C’est vrai, patron. Mais moi y en a peur ces gens qui vivent là y nous attrapent une fois. » Il indiqua les lignes sombres des bâtiments.

Là, il a un argument, admit Morgan. Jusqu’à présent, il s’était surtout soucié des chiens mais ils n’en avaient pas encore rencontré. Il y avait eu un ou deux bêlements d’une chèvre au piquet et le strident cocorico d’un coq furibard qui avait failli lui donner une attaque mais comme chacun savait que les coqs kinjanjais chantaient n’importe quand sauf à l’aube, personne, apparemment, n’en avait rien conclu d’anormal.

Morgan avait cajolé, menacé, bousculé et finalement soudoyé Vendredi pour le faire participer à cette expédition. Il s’était tout d’abord assuré que Vendredi, natif du Dahomey, ne connaissait même pas Shango et par conséquent se souciait comme d’une guigne de l’offenser. Une fois déblayés les obstacles religieux, il avait suffi d’un sérieux plaidoyer suivi de menaces de renvoi et/ou de coups de pied au cul avec, enfin, la promesse d’un bonus de cinq livres, pour s’assurer sa participation à l’opération levée du corps.

Morgan tremblait d’excitation et de malaise. D’accord, il était pratiquement soûl mais il ne se sentait pas aussi nerveux qu’il l’avait prévu. Merveilleux effet de l’action, se dit-il. Au moins, il faisait quelque chose concernant ses problèmes au lieu de rester chez lui à se ronger les ongles. Il avait simplement l’intention de fourrer le corps d’Innocence dans le coffre et de l’emmener à la clinique d’Adémola. Peu lui importait d’offenser qui que ce fût. Pour sa part, il se contentait de suivre les instructions précises de Fanshawe. Débarrassez-moi de ça, avait-il dit ? Prenez un garde armé si nécessaire. Eh bien, pensa Morgan, inutile d’être aussi dramatique.

« Allons-y, siffla-t-il à Vendredi, et ils rampèrent en avant comme des commandos derrière les lignes ennemies. Ils se glissèrent dans l’ombre de l’auvent du bâtiment le plus proche de la Commission, le dos au mur. Le corps d’Innocence gisait à quelques mètres d’eux entre la véranda du bloc et le lavoir. À travers les feuilles du fromager, le clair de lune tachetait le sol d’ombres. Non loin de là, le feu dégageait des volutes persistantes de fumée en provenance des tas de branches empilés sur le charbon. Mais l’odeur de la fumée n’était pas suffisante : « Oh ! là là, chuchota Vendredi, ça pue ! »

Morgan sentit la douceâtre odeur lui entrer par le nez et lui descendre dans les poumons comme un liquide. Il appuya sa tête contre le mur rugueux derrière lui. Il souhaita soudain être ailleurs. Qu’est-ce qu’il lui avait pris d’entreprendre un truc pareil ? Comment pourrait-il… « Ça va, patron ? demanda Vendredi inquiet.

— Oui. Je veux dire oui. » Il avala sa salive. Maintenant ou jamais. « Allons-y », dit-il. Ils s’avancèrent à pas de loup en direction du corps. Morgan dévoila d’un seul coup le corps maintenant familier. L’odeur explosa en tourbillon. Vendredi laissa échapper un petit gémissement en apercevant Innocence. Des taches de lune lui mouchetaient le visage. Un rayon sur sa bouche lui faisait briller les dents. Morgan eut un haut-le-cœur.

« Vite, chuchota-t-il d’une voix rauque. Prends la main et… » Il ne se rappelait plus le mot français pour tirer… « Tire-le ! » Sans réfléchir, il attrapa des deux mains l’avant-bras gonflé et il vit un Vendredi écœuré faire la même chose en hésitant. La peau ne ressemblait à rien qu’il eût touché auparavant – une espèce de caoutchouc épais. Quelle ironie de penser qu’il avait été incapable cet après-midi même de tenir une dinde par les pattes. Il tira et Innocence bougea. Malgré son aspect de montgolfière légère, elle était redoutablement lourde. Et raide. Il réalisa que le bras sur lequel il tirait était bizarrement tordu. Il laissa échapper un petit sanglot. Morgan n’osait pas lâcher le poignet d’Innocence de peur de ne plus avoir le courage de le ressaisir. Par-dessus le bruit de soufflerie de sa respiration il entendit l’horrible bourdonnement des mouches délogées. Avec un frisson, il décida d’enfermer son imagination à double tour pour la nuit. Il se retourna pour regarder l’endroit où avait reposé Innocence. L’étoffe gisait comme une flaque d’eau sombre entourée d’îlots de gris-gris. Il se demanda ce qu’allaient dire les domestiques en se réveillant le matin. Est-ce ce qui s’était passé quand on avait découvert que la pierre tombale du Christ avait été ôtée ? s’interrogea-t-il dans un élan bizarre de théologie heuristique. Mais ses spéculations furent interrompues par un petit cri de peur échappé aux lèvres de Vendredi.

« Ta gueule, siffla Morgan. Allons-y ! »

Avec difficulté, ils tirèrent Innocence le long du sentier à quelques mètres à l’intérieur des jardinets. Morgan était surpris par la rigidité des articulations : combien de temps résisteraient-elles ? Il préférait ne pas penser à ce qui se passerait si elles cédaient. Ils s’arrêtèrent quelques secondes pour reprendre souffle, la poitrine haletante, sans parler. Vendredi regardait droit devant lui, les mains sur les genoux, les yeux à demi fixés sur le jardin de la Commission :

Soudain il ouvrit la bouche, les yeux agrandis de terreur :

« Patron, bégaya-t-il, un bras tremblant pointé sur la Commission. Mais non… ! [8]»

Morgan tourna brusquement la tête et son cœur lui sauta à la gorge. Derrière les nimes, nimbés d’un clair de lune serein, s’étendaient les vastes espaces des jardins de la Commission. Et là Morgan distingua clairement une immense silhouette blanche qui se balançait doucement de droite à gauche. Il entendit un cri étouffé traverser le jardin : « OOOH-ooh… »

« Mmnnngrllggrrk », fut le seul son dont furent capables ses cordes vocales pétrifiées.

Vendredi avait bondi sur ses pieds, la terreur étalée sur ses traits incrédules.

« Shango, haleta-t-il. Shango lui y en a arrivé », bêla-t-il désespéré : il s’écarta du corps comme contraint par une force surnaturelle. « Je m’en vais ! [8] »

D’affreuses calamités se présentèrent spontanément à l’esprit de Morgan. Il bondit pour rattraper sauvagement Vendredi par le plastron et souleva le petit homme sur la pointe des pieds.

« Tu vas rester ici ou je te tue. » Les yeux de Vendredi roulèrent de terreur sous la menace sauvage. Morgan le rejeta à genoux à côté du corps d’Innocence.

Vendredi se couvrit le visage des mains.

« Patron, supplia-t-il. Moi y en a prier vous pas laisser moi avec cette morte-là ! » Il pointa à nouveau le doigt : « Ah ah ! Shango lui y en a venir. »

Le cerveau confus de Morgan enregistra la présence du pâle spectre de nouveau à la dérive dans les jardins. Sans réfléchir, il se précipita vers la haie de nimes et, collé à un tronc épais, il scruta la pelouse inondée de lune.

Il semblait que ce fût un individu – grand, vêtu de blanc et qui tenait quelque chose à la main. Il prêta l’oreille pour tenter de traduire les bruits qu’il émettait. « Hellooo, entendit-il. Y a-t-il quelqu’un ? »

Pris soudain d’une rage intense et aveugle, de terreur, de soulagement et de colère, il se lança, les bras en moulinet, dans une course folle à travers la pelouse, droit sur la silhouette. L’homme – Morgan identifia rapidement la personne en tant que telle – entendit les pas de Morgan, regarda, s’arrêta un instant, puis, visiblement saisi lui-même d’une immense panique, prit la fuite – entreprise malaisée, encombré qu’il était d’une valise. Sa course à bride abattue amena très rapidement Morgan à portée de la grande asperge titubante de Shango réincarné et, tel un courageux arrière abattant un trois-quarts sur le point de marquer un essai, il plongea sur les genoux de l’homme.

Le type en blanc s’écroula au sol avec un cri aigu de douloureuse surprise. Morgan se mordit la lèvre pour empêcher sa propre souffrance – deux genoux méchamment meurtris par la pelouse de béton – de s’exhaler en un hurlement angoissé. Il se remit sur pied, bavant de fureur. Le type, encore groggy, était toujours à quatre pattes à la recherche de quelque chose.

« Putain de bordel… qui… êtes-vous ? balbutia Morgan hors d’haleine, dans un cri chuchoté comme au théâtre. Qu’est-ce que vous foutez ici à rôder à cette heure en semant la panique… à emmerder tout le monde ? » L’homme ramassa une paire de lunettes cerclées d’or qu’il remit sur son nez avant de se relever en titubant. Il était très grand et mince. À la lueur du clair de lune, Morgan distingua de longs cheveux blancs séparés par une raie médiane, un nez proéminent et des joues creuses. Morgan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers le quartier des domestiques : tout était éteint. Il pria pour que Vendredi fût encore avec Innocence. Il se retourna. L’homme marmonnait quelque chose au sujet d’un bilboquet.

« Bilboquet ? répéta Morgan sans comprendre et sans décolérer. Qu’est-ce que des foutus bilboquets viennent faire ici ? »

Il aperçut la valise à terre et pendant un irréel moment de folie il pensa qu’il avait cassé la figure d’un représentant d’articles de sex-shop venu promouvoir les ventes en Afrique Occidentale.

— Non, dit l’homme dans un gémissement, « Bilbow. Mon nom. Mon nom est Bilbow. Greg. Greg Bilbow. » Il avait l’accent épais du Yorkshire.

« Je me tape de votre nom. Qu’est-ce que vous foutez à rôder ici en pleine nuit ? C’est ça que j’aimerais savoir ! »

L’homme paraissait sur le point de s’effondrer mais Morgan était sans pitié. Il avait plus important à faire qu’à se soucier des états d’âme d’un natif du Yorkshire en vadrouille.

« J’ai fait un voyage cauchemardesque ! gémit sa victime. Cauchemardesque. Je viens de payer quarante-cinq livres une course en taxi. Quarante-cinq livres. J’ai l’impression d’avoir fait l’aller-retour sur Tombouctou. » Il renifla. « Je suis arrivé à Nkongsamba par le train de sept heures trente hier soir. J’ai pris un taxi et je lui ai demandé de m’amener au Haut-Commissariat adjoint. » Il loucha sur sa montre. « On a tourné pendant plus de huit heures, dit-il en réprimant un sanglot.

— Eh bien, quoi, vous êtes arrivé, coupa Morgan sans amabilité, en se disant qu’on ne devrait pas lâcher seuls dans le vaste monde de pareils innocents. On vous a eu. La gare est à vingt minutes d’ici.

— Dieu soit loué ! dit l’homme apparemment ravi d’être simplement arrivé au but. Oh ! Dieu soit loué !

— Mais il vous faudra revenir demain, dit Morgan sans ménagement, affreusement conscient du temps qu’il perdait. Il y a un hôtel à un kilomètre d’ici sur la route. Ils vous logeront.

— Mais je n’ai pas d’argent, gémit l’homme. J’ai tout donné au taxi.

— C’est votre problème, vieux fils ! rigola Morgan, cruel et dépourvu de toute fraternité. Maintenant cassez vous. »

L’homme brandit une feuille de papier :

« Mais j’ai une lettre ici de quelqu’un nommé Morgan Leafy qui dit que je peux loger à la Commission. » Il baissa les épaules d’accablement. « Je vous en prie », ajouta-t-il faiblement.

Des rouages se mirent en marche dans la tête de Morgan :

« Quel est votre nom, dites-vous ?

— Bilbow. Greg Bilbow.

— Qu’est-ce que vous fabriquez exactement ?

— Moi ? Je suis poète. »

Ce fut étonnamment facile pour Morgan et Vendredi de traîner Innocence sur les quelques mètres restants puis, avec la force du désespoir, de la hisser dans le coffre que Morgan ferma à clé. Il se sentait dans la peau d’un conducteur d’une voiture folle dévalant une route de montagne, en principe au volant mais tout juste. Il réprima l’envie de s’écrouler au sol, de hurler et de battre la terre de ses poings, et expliqua calmement à Vendredi en français petit-nègre la nature véritable de l’apparition fantomatique. Debout, immobile, Vendredi écouta et essaya de comprendre, hochant la tête et murmurant : « Jamais… jamais de ma vie… non, non… jamais. »

En temps normal, Morgan aurait sympathisé avec lui : sa veille solitaire dans le noir à côté du cadavre d’Innocence, la puanteur, les mouches, Shango, un complice disparaissant après l’avoir menacé de mort, tout ceci avait dû l’éprouver considérablement.

Ils repoussèrent la voiture depuis la piste jusqu’à la route puis gagnèrent l’entrée de la Commission où Bilbow les attendait. Morgan avait offert de le loger pour la nuit. Bilbow grimpa à l’avant.

« Je vous suis terriblement reconnaissant, commença-t-il. Incroyable coïncidence que vous ayez été debout dehors à cette heure.

— Oui, n’est-ce pas ? dit Morgan réfléchissant rapidement. Je reconduisais mon boy qui vient d’amener sa femme à l’hôpital, ajouta-t-il, pointant son pouce vers Vendredi, à l’arrière. Je passais devant la Commission quand j’ai cru voir quelqu’un rôder dans le jardin.

— Vous m’avez vraiment fichu la trouille », dit Bilbow gaiement. Il paraissait s’être remis. « La manière dont vous avez surgi de ces arbres en agitant vos bras, et puis ce regard sur votre visage, j’ai failli en tomber raide ! »

L’accent du Yorkshire faisait traîner interminablement les voyelles. Morgan sentit une extrême fatigue l’envahir. Une fondrière sur la route fit cogner le corps d’Innocence dans le coffre. Vendredi poussa un cri de frayeur :

« Il est très bouleversé, expliqua Morgan devant l’expression surprise de Bilbow. Ils viennent tout juste de se marier. »

Bilbow hocha la tête d’un air compréhensif et se tourna vers Vendredi qui n’y entendait rien :

« Désolé pour votre femme, dit-il. J’espère qu’elle se rétablira vite. »

Morgan poursuivit sa route. Inutile d’apporter le cadavre à la morgue ce soir, pensa-t-il. Il n’y avait qu’à attendre demain.

« Hé, dit Bilbow ravi, je viens seulement de m’en rendre compte. C’est Noël ! Joyeux Noël tout le monde ! »