Notes
Préface
1. J’ai appris depuis que cette observation refaisait surface de temps à autre, mais pour d’obscures raisons, cela ne fait pas partie du courant de recherche oncologique principal. Voyez, par exemple, Havas (1990), Komel et al. (1991) ou Tang et al (1991).
Introduction
1. La méthode basique d’étude du cerveau est liée à la naissance d’un nouveau domaine de recherche au xixe siècle : la neurologie comportementale. La différence majeure est qu’à cette époque, l’imagerie du cerveau n’existait pas. Les médecins ont dû attendre d’une à trois décennies qu’ils puissent disséquer le cerveau des patients décédés.
2. Par contraste avec les hommes de Florès, les Pygmées africains, qui sont aussi extrêmement petits, sont des humains modernes par tous les aspects, depuis leur ADN jusqu’à leurs cerveaux, de la même taille que ceux de tous les autres groupes humains.
Chapitre 2
1. À strictement parler, le fait que les poulpes et les humains aient tous deux des yeux complexes n’est probablement pas un exemple d’évolution convergente (contrairement aux ailes des oiseaux, chauve-souris et ptérosaures). Les mêmes gènes sont à l’œuvre dans les yeux « primitifs » et dans les nôtres. L’évolution réutilise parfois des gènes qui ont été remisés dans le grenier.
2. John avait été étudié à l’origine par Glyn Hymphreys et Jane Riddoch, qui a écrit une magnifique monographie à son sujet : To See but not to See : A Gate Study of Visual Agnosia (Humphrey & Riddoch, 1998). Ce qui suit n’est pas une transcription littérale, mais la majeure partie préserve les commentaires originaux du patient. John souffrait d’un embolus à la suite d’une appendicectomie, mais les circonstances qui ont conduit à l’appendicectomie sont une reconstitution de la façon dont les choses ont dû se produire durant un diagnostic d’appendicite de routine. (Comme je l’ai indiqué dans la préface, pour préserver la confidentialité des patients, j’ai utilisé tout au long de ce livre des noms d’emprunt pour les patients et j’ai altéré les circonstances de leur admission à l’hôpital quand elles n’avaient aucun rapport avec Des symptômes neurologiques.)
3. Voyez-vous le dalmatien dans la figure 2.7 ?
4. La distinction entre la voie du « Comment » et du « Quoi » est basée sur les travaux pionniers de Leslie Ungerlier et Mortimer Mishkin, qui travaillent au National Institute of Health. Les voies 1 et 2 (« Comment » et « Quoi ») sont clairement définies anatomiquement. La voie 3 (dire du « Et alors ? » ou « voie émotionnelle ») est généralement considérée comme un chemin fonctionnel, comme le donnent à penser les études sur les lésions du cerveau (comme celle sur la double association entre l’illusion de Capgras et la prosopagnosie ; voir chapitre 9).
5. Joe LeDoux a découvert qu’il y avait aussi un petit raccourci qui reliait directement le thalamus (et sans doute le gyrus fusiforme) et l’amygdale chez les rats, et probablement aussi chez les primates. Les détails neuroanatomiques manquent malheureusement de netteté, mais cela ne nous empêche pas de continuer à rechercher d’autres schémas de connexions fonctionnelles.
6. Cette idée à propos du syndrome de Capgras a été avancée indépendamment par Hadyn Ellis et Andrew Young. Cependant, ils pensent que la voie du « Quoi » (voie 1) est préservée et que les deux composants de la voie du « Comment » (voies 2 et 3) sont endommagés alors que nous pensons qu’il s’agit d’un dommage sélectif de la voie émotionnelle (voie 3), sans lésion de la voie 2.
Chapitre 3
1. Plusieurs expériences ont conduit à la même conclusion. Dans notre tout premier article sur la synesthésie, publié en 2001 dans le Proceedings of the Royal Society of Londres, Ed Hubbard et moi-même avons noté que chez certains synesthètes, la force de la couleur induite semblait dépendre non seulement du chiffre mais de son emplacement dans le champ visuel (Ramachandran et Hubbard, 2001a). Quand le sujet regarde droit devant lui, les chiffres ou les lettres présentés sur le côté (mais représentés plus gros pour être bien visibles) semblent moins fortement colorés que ceux apparaissant au centre du champ de vision. Et ceci en dépit du fait qu’ils sont tout aussi identifiables et que les couleurs réelles sont aussi visibles dans la vision périphérique. Une fois encore, ces résultats excluent les associations de mémoire comme source de la synesthésie. Les souvenirs visuels sont spatialement invariables. J’entends par là que lorsque vous retenez un objet dans une région de votre champ visuel – un visage particulier, par exemple – vous pouvez le reconnaître dans une tout autre localisation. Le fait que les couleurs évoquées soient différentes dans diverses régions réfute la théorie de l’association de mémoire. (Je devrais ajouter ceci même dans le cas étrange où la couleur n’est pas la même dans les parties gauche ou droite du champ visuel ; sans doute parce que l’activation croisée est plus prononcée dans un hémisphère que dans l’autre.)
2. Ce résultat – les 2 se distinguent plus facilement des 5 chez les synesthètes que chez les non-synesthètes – a été confirmé par d’autres scientifiques, en particulier Randolph Blake et Jamie Ward. Lors d’une expérience méticuleusement contrôlée, Ward et ses collègues ont démontré que les synesthètes en tant que groupe étaient bien plus efficaces que les groupes témoin pour discerner la figure formée par les 2. Chose intrigante, certains percevaient la forme avant même que toute couleur leur apparaisse ! Cela donne du poids à notre modèle d’activation croisée. Il est possible qu’au cours de ces brèves présentations, les couleurs soient évoquées de façon suffisamment forte pour permettre la ségrégation, mais pas assez pour induire la perception consciente de couleurs.
3. Dans les « projections » inférieures des synesthètes, plusieurs éléments de preuve (en plus de la ségrégation) soutiennent le modèle de l’activation croisée des perceptions inférieures (low level), par opposition à la notion que la synesthésie est entièrement basée sur l’association supérieure de l’apprentissage ou de la mémoire :
-
Chez certains synesthètes, différentes parties d’un chiffre ou d’une lettre sont parfois perçues de différentes couleurs. (Par exemple, la partie V d’un M peut être rouge et les lignes verticales vertes.)
Peu après l’expérimentation sur le groupement/surgissement, j’ai remarqué une chose étrange chez l’un des nombreux synesthètes que nous avions recrutés. Il voyait des chiffres en couleur – jusque-là, rien d’inhabituel – mais il m’affirmait que certains chiffres (par exemple le 8) étaient constitués de plusieurs couleurs. Pour m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une invention, nous lui avons montré les mêmes chiffres quelques mois plus tard – sans le prévenir de ce nouveau test. Les dessins qu’il réalisa étaient identiques aux premiers, attestant de la véracité de ses dires.
Cette observation apporte une preuve supplémentaire à l’idée que, du moins chez certains synesthètes, les couleurs seraient le résultat d’une anomalie neuronale plutôt que d’une exagération de souvenirs ou métaphores. L’apprentissage associatif ne peut pas expliquer cette observation ; par exemple, on ne joue pas avec des aimants aux couleurs multiples. D’un autre côté, il peut y avoir des « formes primitives », telles que l’orientation, les angles, les courbes, qui sont reliées aux neurones des couleurs qui exécutent un stade plus précoce de traitement des formes dans le fusiforme que celui où les graphèmes véritables sont assemblés.
-
Comme nous l’avons fait remarquer plus tôt, chez certains synesthètes, les couleurs invoquées sont moins vivaces quand les chiffres sont écartés de l’axe (et donc dans la vision périphérique). Cela reflète la puissance accrue de la couleur dans la vision centrale (Ramachandran & Hubbard, 2001a ; Brang & Ramachandran, 2010). Chez certains de ces synesthètes, la couleur est également plus saturée dans un champ de vision (droit ou gauche) plutôt que dans l’autre. Aucune de ces observations ne soutient le modèle d’apprentissage associatif pour la synesthésie.
-
Une augmentation significative de la connectivité anatomique dans l’aire du fusiforme a été observée par Rouw et Scholte (2007) en utilisant la technique d’imagerie du tenseur de diffusion.
-
La couleur évoquée synesthétiquement peut fournir un signal de perception de mouvement (Ramachandran & Hubbard, 2002 ; Kim, Blake, Palmeri, 2006 ; Ramachandran & Azoulai, 2006)
-
Si vous avez un type de synesthésie, alors vous en avez sans doute un second. Cela soutient mon « modèle d’activation croisée amplifiée » de la synesthésie ; le gène mutant s’exprimant de façon plus proéminente dans certaines régions cérébrales (en plus de rendre certains synesthètes plus créatifs).
-
L’existence de synesthètes aveugles aux couleurs qui voient bel et bien les nombres en couleur. Le sujet n’aurait pu avoir appris de telles associations.
-
Ed Hubbard et moi avons montré en 2004 que les lettres aux formes similaires (par exemple rondes et non anguleuses) tendent à évoquer des couleurs similaires chez les synesthètes « inférieurs ». Cela montre que certaines figures primitives qui définissent les lettres activent les couleurs avant même d’être pleinement apparentes. Nous avons suggéré que cette technique pouvait être utilisée pour transposer de manière systématique un espace des couleurs abstrait en espace formel. Récemment, David Brang et moi avons confirmé que l’emploi de l’imagerie cérébrale (magnétoencéphalographie) en collaboration avec Ming Xiong Huang, Roland Lee et Tao Song.
Dans l’ensemble, ces observations soutiennent fortement le modèle d’activation sensorielle croisée. Cela ne veut pas dire que des associations apprises et des règles supérieures ne sont pas impliquées (voir les notes 8 et 9 de ce chapitre). En effet, la synesthésie peut nous aider à découvrir ces règles.
4. Le modèle d’activation croisée – par le biais de la désinhibition (une perte ou une diminution d’inhibition) des retours de projections peut aussi expliquer plusieurs formes de synesthésie « acquise » que nous avons observées. Un patient aveugle atteint de retinitis pigmentosa que nous avons étudié (Armel et Ramachandran, 1999) expérimente des phosphènes visuels (y compris des graphèmes visuels) quand ses doigts sont touchés à l’aide d’un pinceau ou qu’il lit du Braille. Un second patient aveugle, que j’ai testé avec mon étudiant Shai Azoulai, pouvait littéralement voir sa main quand il l’agitait devant ses yeux, même dans le noir complet. Nous suggérons que cette impression est causée par une hyperactivation de retour de projections ou par une désinhibition due à une perte visuelle, de sorte que la main en mouvement n’est plus ressentie mais vue. Des cellules aux champs réceptifs plurimodaux des lobes pariétaux peuvent aussi être impliquées dans la médiation de ce phénomène (Ramachandran et Azoulai, 2004).
5. Bien que la synesthésie implique des aires cérébrales adjacentes (un exemple est la synesthésie graphèmes-couleurs dans le fusiforme), cela n’est pas une obligation. Même des régions cérébrales éloignées peuvent en fait avoir des connexions préexistantes qui peuvent être amplifiées. Statistiquement parlant, cependant, les aires adjacentes tendent à être plus « inter-activées », aussi la synesthésie les implique-t-elle plus souvent.
6. Nous avons déjà fait allusion au lien entre synesthésie et métaphore. La nature de ce lien reste floue, étant donné que la synesthésie implique la connexion arbitraire de deux choses sans lien (comme les couleurs et les chiffres), alors dans la métaphore, se produit une connexion conceptuelle non arbitraire entre deux choses (Juliette et le soleil par exemple).
Une solution potentielle à ce problème a émergé d’une conversation que j’ai eue avec l’éminent polymathe Jaron Lanier : nous avons découvert que tout mot donné ne possédait qu’une série d’associations fortes de premier ordre finie (soleil = chaleur, rayon, brillance) entourées d’une pléthore d’associations plus faibles de second ordre (soleil = jaune, fleurs, plage) et d’associations de troisième et quatrième ordres qui s’affaiblissent comme un écho. La région recoupant deux halos d’associations constitue la base de la métaphore. (Dans notre exemple de Juliette et le soleil, ce recoupement dérive de l’observation que tous deux sont chaleureux et brillants.) Ces recoupements sont présents chez chacun de nous, mais ils sont plus développés et plus puissants chez les synesthètes parce que leurs gènes d’activation croisée produisent de plus grands halos d’associations.
Ainsi, la synesthésie n’est pas synonyme de métaphore, mais le gène responsable de la synesthésie leur confère une propension à la métaphore. Un effet secondaire possible est que des associations que nous ressentons vaguement (par exemple, des lettres masculines et féminines, les formes bonnes ou mauvaises produites par associations subliminales) sont plus explicites et plus manifestes chez les synesthètes, une idée qui peut être testée expérimentalement. Par exemple, la plupart des gens considèrent certains prénoms féminins (Julie, Cindy, Vanessa, Jennifer, Felicia, et ainsi de suite) plus « sexy » que d’autres (comme Martha ou Ingrid). Même si nous n’en avons pas conscience, cela provient peut-être du fait que prononcer ces prénoms « sexy » implique des mouvements de bouche et de lèvres aux connotations sexuels inconscientes. Le même argument expliquerait pourquoi le français est considéré comme plus sexy que l’allemand (comparez Busten-halten avec brassière). Il serait intéressant de vérifier si ces tendances et classifications spontanées sont plus prononcées chez les synesthètes.
Enfin, mon étudiant David Brang et moi avons démontré que des associations totalement nouvelles entre des formes et des couleurs nouvelles arbitraires sont plus rapidement assimilées par les synesthètes.
L’ensemble de ces résultats montre que les différentes formes de synesthésie couvrent le spectre entier de la sensation à la cognition, et c’est précisément pour cela que la synesthésie est si intéressante à étudier.
Autre famille intrigante de métaphore visuelle, où le sens résonne avec la forme, est l’utilisation (dans la publicité par exemple) de caractères qui imitent le sens du mot ; par exemple des lettres brouillées pour les termes « peur », « froid » ou « tremblement ». Ce type de métaphore n’a pas encore été étudié expérimentalement.
7. Un effet similaire à ceci a été étudié par Heinz Werner, bien qu’il ne l’ait pas remis dans le contexte plus large de l’évolution du langage.
8. Nous avons observé que des chaînes d’associations, qui n’évoquent normalement que des souvenirs chez des individus normaux, peuvent déclencher des impressions chargées de sens chez les hauts synesthètes. Ainsi, le simple métaphorique peut devenir littéral. Par exemple, R est rouge et le rouge est sexy, donc R est sexy, et ainsi de suite. On se demande si l’hyperconnectivité a affecté des retours de projections entre les différentes aires dans la hiérarchie neuronale de ces sujets. (On pense que les retours de projections sont impliqués dans l’imagerie visuelle.)
9. Les introspections de certains synesthètes supérieurs sont vraiment déroutantes de complexité. Voici la citation de l’un d’entre eux : « La plupart des hommes sont des nuances de bleu. Les femmes sont moins colorées. Comme les gens et les prénoms sont tous deux associés à des couleurs, parfois ils sont mal assortis. » Des remarques comme celles-ci impliquent que tout modèle phrénologique simple de la synesthésie risque d’être incomplet, même si c’est un bon point de départ.
En sciences, on est souvent forcé de choisir entre donner des réponses précises ou ennuyeuses (ou triviales) à des questions telles que : « Combien y a-t-il de cônes dans l’œil humain ? », ou de vagues réponses à de grandes questions comme : « Qu’est-ce que la conscience ? » ou « Qu’est-ce qu’une métaphore ? » Heureusement, de temps à autre, on apporte une réponse précise à une question essentielle et on gagne le gros lot (l’ADN, par exemple, était la réponse au mystère de l’hérédité). Jusqu’ici, la synesthésie semble se trouver à mi-chemin entre ces deux extrêmes.
10. Pour plus de renseignements, consultez l’entrée « synesthésie » écrite par David Brand et moi sur www.scholarpedia.org. Scholarpedia est une encyclopédie en ligne à accès libre, écrite par des universitaires du monde entier.
Chapitre 4
1. Un jeune orang-outan du zoo de Londres avait un jour vu Darwin jouer de l’harmonica, lui avait arraché l’instrument, et commencé à l’imiter. Darwin réfléchissait déjà aux facultés d’imitation des grands singes au xixe siècle.
2. Depuis leur découverte, l’existence des neurones miroirs a été maintes fois prouvée. Ils sont porteurs d’une immense valeur heuristique dans notre compréhension de l’interface entre structure et fonction dans le cerveau. Mais bien des objections ont été faites, auxquelles je vais m’efforcer de répondre.
-
« Mirroritis » : les médias font beaucoup de bruit autour du concept très en vogue du système des neurones miroirs, à qui l’on attribue tout et n’importe quoi. C’est vrai, mais le fait que ce concept soit à la mode ne remet pas en cause la valeur de cette découverte.
-
Les preuves de leur existence chez les humains ne sont pas convaincantes. Cette critique me paraît bizarre dans la mesure où nous sommes des parents proches des singes. De plus, Marco Iacoboni a prouvé leur présence en enregistrant directement les impulsions de cellules nerveuses chez des patients humains (Iacoboni & Dapretto, 2006).
-
Si un tel système existe, pourquoi n’y a-t-il pas un syndrome neurologique où les lésions d’une petite région conduiraient à des difficultés à réaliser et imiter des actions requérant de l’habileté d’une part (comme se brosser les cheveux ou planter un clou) ET reconnaître cette même action chez une autre personne ? Réponse : ce syndrome existe bel et bien, même si un grand nombre de psychologues ne le connaissent pas. Il s’agit de l’apraxie idéationnelle, que l’on observe à la suite de lésions du gyrus supramarginal gauche. Une région où nous avons prouvé que les neurones miroirs étaient présents.
-
La position antiréductionniste : « les neurones miroirs » est juste une expression sexy synonyme de ce que les psychologues appellent la « théorie de l’esprit ». Il n’y a rien de nouveau à leur sujet. Cet argument confond métaphore et mécanisme. C’est comme de dire : comme nous comprenons le sens de l’expression « passage du temps », il est inutile de chercher à étudier le fonctionnement d’une pendule. Ou que, puisque nous connaissons déjà les lois de l’hérédité de Mendel durant la première moitié du xxe siècle, comprendre la structure et la fonction de l’ADN aurait été superflu. De façon analogue, l’idée des neurones miroirs ne remet pas en cause le concept de théorie de l’esprit. Au contraire, les deux concepts se complètent et nous permettent de nous focaliser sur les circuits neuronaux sous-jacents.
L’exploitation potentielle de ce mécanisme peut être illustrée par de nombreux exemples ; en voilà trois : dans les années 1960, John Pettigrew, Peter Bishop, Colin Blakemore, Horace Barlow, David Hubel et Torsten Wiesel ont découvert des neurones sensibles à la disparité dans le cortex visuel ; cette découverte nous fournit également une explication pour la vision stéréoscopique. Ensuite, la trouvaille que l’hippocampe est impliquée dans la mémoire à permis à Eric Kandel de découvrir la potentialisation à long terme, l’une des clés des mécanismes de stockage mnésiques. Enfin, on peut dire qu’on en a plus appris sur la mémoire en cinq ans grâce aux travaux de Brenda Miller sur un seul patient, « HM », souffrant de lésions au niveau de l’hippocampe, que durant les cent dernières années d’approches purement psychologiques de la mémoire. Cette antithèse faussement construite entre les visions réductionniste et holistique des fonctions cérébrales est préjudiciable à la science, chose que j’explique dans la note 16 du chapitre 9.
-
Le système des neurones miroirs n’est pas intégré dans les circuits neuronaux. Il peut être construit par le biais de l’apprentissage associatif. Par exemple, chaque fois que vous bougez votre main, se produit une activation des neurones de commande moteurs, avec une activation simultanée des neurones visuels par l’apparition de la main en mouvement. D’après la loi de Hebb, grâce à ces coactivations répétées, l’apparition visuelle elle-même déclenche ces neurones moteurs, de sorte qu’ils deviennent des neurones miroirs.
J’ai deux réponses à apporter à cet argument. D’abord, même si le système des neurones miroirs est partiellement établi par le biais de l’apprentissage, cela ne diminue en rien son importance. La question du fonctionnement des neurones miroirs est logiquement parallèle à sa mise en place (comme je l’ai déjà mentionné dans le point d). Ensuite, si cette critique est vraie, pourquoi tous les neurones de commande moteurs ne deviennent-ils pas des neurones miroirs par le biais de l’apprentissage associatif ? Pourquoi seulement 20 pour cent ? Une façon de le vérifier serait de tenter de savoir s’il existe des neurones miroirs du toucher à l’arrière de votre tête, que vous n’avez jamais vu. Comme vous ne touchez pas souvent l’arrière de votre tête ni ne voyez personne le toucher, vous ne pouvez guère bâtir un modèle mental interne de l’arrière de votre tête afin d’en déduire qu’il est touché. Donc vous devriez avoir beaucoup moins de neurones miroirs dans cette partie du corps, si tant est que vous en ayez.
3. L’idée de coévolution entre gènes et culture n’est pas nouvelle. Pourtant, mon affirmation qu’un système de neurones miroirs sophistiqué – conférant une aptitude à imiter des actions complexes – a été un tournant dans l’émergence de la civilisation pourrait être exagérée. Donc, examinons le cours des événements.
Supposons qu’une grande population de premiers hominiens (comme des Homo erectus ou les premiers Homo Sapiens) possédait un talent créatif inné dû à un certain degré de variation génétique. Si un individu avait inventé quelque chose d’utile grâce à ce don, mais que ses congénères ne disposaient d’aucune capacité d’imitation élaborée (qui requiert l’adoption du point de vue d’autrui et la « lecture » de ses intentions), alors l’invention serait morte avec son inventeur. En revanche, si la capacité d’imitation a émergé, ce type d’innovation (même accidentelle) a pu se répandre rapidement à toute la population, à la fois horizontalement et verticalement, par le biais des proches et de la progéniture. Puis, si une autre « aptitude innovante » apparaît chez un autre individu, il peut instantanément capitaliser sur les inventions préexistantes, ce qui conduit à la sélection et la pérennisation du gène de l’inventivité. Le processus se serait répandu de façon exponentielle, entraînant une avalanche d’innovations qui transforment les changements évolutionnistes des darwiniens aux lamarckiens, culminant chez les humains civilisés modernes. Ainsi, le grand bond en avant a en effet été stimulé par des circuits génétiquement sélectionnés, mais ironiquement, ces circuits sont spécialisés pour l’apprentissage – c’est-à-dire pour nous libérer des gènes ! En effet, la diversité culturelle est si vaste chez les humains modernes qu’il y a probablement une plus grande différence entre les qualités mentales et le comportement d’un professeur d’université (disons) et un cow-boy texan qu’entre ce dernier et l’un des premiers Homo sapiens. Non seulement le cerveau humain est phylogénétiquement unique dans son ensemble, mais le « cerveau » de chaque culture différente est unique (par le biais de l’éducation) – bien plus que chez tout autre animal.
Chapitre 5
1. Une autre façon de tester l’hypothèse des neurones miroirs serait de vérifier que les enfants autistes effectuent des subvocalisations inconscientes quand ils écoutent parler des gens. (Laura Case et moi-même menons des expérimentations sur ce sujet.)
2. De nombreuses études ont confirmé mes observations originelles (réalisée avec Lindsay Oberman, Eric Altschuler et Jaime Pineda) sur le dysfonctionnement du système des neurones miroirs (SNM) dans l’autisme (réalisées par le biais de la suppression des ondes mu et l’IRMf). Une étude basée sur l’IRMf établit néanmoins qu’une région cérébrale spécifique (l’aire prémotrice ventrale ou aire de Broca) d’enfants autistes présentait une activité des neurones miroirs normale. Même si nous considérons cette observation comme valide (en dépit des limitations inhérentes à l’IRMf), les raisons théoriques de mon postulat de dysfonctionnement tiennent toujours. Plus important, ces observations mettent en avant le fait que le MNS est composé de multiples sous-systèmes éloignés et interconnectés dans le cerveau pour accomplir une seule et même fonction : l’action et l’observation. (Par analogie, prenez l’exemple du système lymphatique, qui est réparti dans tout le corps, mais fonctionne comme un tout.)
Il est également possible qu’une partie du MNS lui-même soit normale alors que ses projections ou ses destinataires sont anormaux. Le réseau qui en résulterait présenterait le même dysfonctionnement que j’ai suggéré au départ. Par une autre analogie, considérez que le diabète est fondamentalement une défaillance du métabolisme des hydrates de carbone. Personne ne remet cela en cause. S’il est parfois provoqué par l’endommagement d’îlots de cellules pancréatiques, causant une réduction de l’insuline et une augmentation du glucose dans le sang, il peut aussi être dû à la réduction de récepteurs d’insulines sur les cellules superficielles dans tout le corps. Cela engendre les mêmes symptômes que le diabète sans endommagent des îlots (à la place des îlots du pancréas, imaginez « les neurones miroirs dans l’aire prémotrice cérébrale appelée F5 »), sans que la logique du premier argument n’en soit affectée.
Ceci étant dit, je dois ajouter que les indices du dysfonctionnement du MNS chez les autistes sont forts, mais pas définitifs.
3. Les traitements que j’ai proposés pour l’autisme dans ce chapitre m’ont en partie été inspirés par l’hypothèse des neurones miroirs. Mais leur plausibilité en elle-même ne dépend pas de l’hypothèse ; ils méritent d’être testés de toute façon.
4. Pour tester encore l’hypothèse des neurones miroirs, il serait intéressant de surveiller l’activité du muscle mylo-hyoïdien et des cordes vocales pour déterminer si les enfants autistes ne pratiquent pas de subvocalisations (ou discours interne) inconscientes lorsqu’ils entendent d’autres personnes parler (contrairement à des enfants normaux). Cela nous fournirait un outil de diagnostic précoce.
Chapitre 6
1. Cette approche a été inaugurée par Brent Berlin. Pour les études interculturelles similaires à celles de Berlin, voir Nuckolls (1999).
2. La théorie gestuelle des origines du langage est étayée par d’autres arguments ingénieux. Voir Corballis (2009).
3. Même si l’aire de Wernicke a été découverte il y a plus d’un siècle, nous en savons très peu sur son fonctionnement. L’une des principales questions de ce chapitre est : « Quels aspects de la pensée font appel à l’aire du langage de Wernicke ? » En collaboration avec Laura Case, Shai Azoulai et Elizabeth Seckel, j’ai examiné deux patients (LC et KC) sur lesquels j’ai mené plusieurs expérimentations (en plus de celles décrites dans ce chapitre) ; en voici une brève description :
-
On a montré à LC deux boîtes : l’une avec des gâteaux, l’autre sans. Un étudiant volontaire est entré dans la pièce et a observé les boîtes avec perplexité, espérant ouvrir celle avec les gâteaux. J’avais au préalable fait un clin d’œil au patient pour lui demander de « mentir ». Sans hésitation, LC a désigné la boîte vide à l’étudiant. (KC a fait de même.) Cette expérience démontre que vous n’avez pas besoin de langage pour une tâche impliquant une théorie de l’esprit.
-
KC a le sens de l’humour, rit en voyant les dessins animés muets de Gary Larson et fait des plaisanteries à leur sujet.
-
KC et LC peuvent à peu près jouer aux échecs et au morpion, ce qui prouve qu’ils ont une connaissance tacite du conditionnel « si, alors ».
-
Tous deux peuvent comprendre l’analogie visuelle (par exemple un avion est à un oiseau ce qu’un sous-marin est à un poisson).
-
Tous deux peuvent être entraînés à utiliser des symboles désignant l’idée abstraite de « similaire mais pas identique » (loup et chien, par exemple).
-
Tous deux sont totalement inconscients de leur grave problème de langage, même s’ils produisent un parfait charabia. Quand je leur ai parlé en tamoul (une langue du sud de l’Inde), l’un a identifié de l’espagnol, tandis que l’autre a hoché la tête comme s’il me comprenait et m’a répondu en charabia. Quand je leur ai passé un DVD retraçant les paroles insensées de LC, LC a hoché la tête et dit : « C’est bien ».
-
LC souffre d’une profonde dyscalculie (par exemple, 14 moins 5 égal 3). Cependant, il peut réaliser des soustractions non verbales. Nous lui avons montré deux verres opaques A et B et déposé trois gâteaux dans le A et quatre dans le B, sous ses yeux. Quand nous avons retiré deux gâteaux du B, LC a aussitôt choisi le verre A (KC n’a pas été testé).
-
LC a de grandes difficultés à comprendre de simples gestes comme pour dire « d’accord », « au revoir ». Pas plus qu’il ne comprend les signes iconiques comme ceux indiquant les toilettes. Et des tests préliminaires ont montré qu’il n’était pas doué pour la transitivité. Un paradoxe se dessine donc : étant donné que LC parvenait à réaliser des associations paritaires (du type pig = nagi) après une pratique intensive, pourquoi ne pourrait-il pas réapprendre son propre langage ? Peut-être que la simple tentative de stimuler son langage préexistant engendrait un bug dans le réseau, entraînant un dysfonctionnement qui conduisait le système langagier à passer en pilote automatique ? Si tel était le cas, alors apprendre au patient un tout nouveau langage pouvait, paradoxalement, être plus simple que de réapprendre l’ancien au patient.
Pouvait-il apprendre un pidgin, qui ne requérait que des mots mis bout à bout dans le bon ordre ? Et si on pouvait lui enseigner des choses aussi complexes que « semblable mais pas pareil », pourquoi ne pourrait-il pas apprendre à associer des symboles saussuriens (à savoir des mots) à d’autres concepts tels que « grand », « petit », « sur », « si », « et » et « donne » ? Cela lui permettrait-il d’apprendre une nouvelle langue (comme le français ou la langue des signes) ? Ou bien si le problème résidait dans le lien entre les sons entendus et les objets et idées, pourquoi ne pas utiliser un langage basé sur des symboles visuels (comme cela a été fait avec Kanzi, le chimpanzé) ?
Les aspects les plus bizarres de l’aphasie de Wernicke sont l’inconscience de leur propre incapacité à produire ou comprendre un langage, écrit ou parlé, et leur absence totale de frustration à cet égard. Nous avons un jour donné un livre à LC et l’avons laissé seul dans la pièce. Même s’il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il lisait, il continua à tourner les pages durant près de quinze minutes. Il en corna même quelques-unes ! (Il ne savait pas qu’il était filmé en notre absence.)
Chapitre 7
1. Il faut faire attention à ne pas exagérer ce type de pensée réductionniste à propos de l’art et du cerveau. J’ai récemment entendu un psychologue évolutionniste donner une conférence sur les raisons de l’attrait de l’art cinétique, avec des artistes comme Calder et ses mobiles. D’un air convaincu, le psychologue affirmait que nous aimions cet art parce qu’une aire de notre cerveau appelée TP (temporal moyen) possédait des cellules spécialisées dans la détection de la direction des mouvements. Cette affirmation est un non-sens. Certes, l’art cinétique active ces cellules, mais tout comme le ferait une tornade. Le circuit neuronal de la détection de mouvement est nécessaire à l’appréciation de l’art cinétique, mais il ne suffit pas pour l’expliquer de façon logique. Cela reviendrait à dire que l’existence de cellules sensibles aux visages dans le gyrus fusiforme explique notre attrait pour Rembrandt. Or il est évident que pour cela, vous devez montrer comment il met en valeur ses portraits et pourquoi de tels embellissements provoquent des réactions des circuits neuronaux plus puissantes qu’une simple photographie. Sans cela, vous n’avez rien expliqué du tout.
2. Notez que le peak shift peut s’appliquer à l’animation. Par exemple, vous pouvez créer une illusion frappante en fixant de minuscules LED sur les articulations d’une personne que vous faites ensuite déambuler dans une pièce sombre. On pourrait s’attendre à voir une série de LED se déplacer de façon aléatoire, au lieu de quoi on a l’impression vivace de voir une vraie personne marcher, même si ses autres traits – le visage, la peau, les cheveux, la silhouette – sont invisibles. Si elle s’immobilise, on ne la voit plus. Cela implique que les informations concernant son corps sont entièrement véhiculées par les trajectoires mouvantes des points lumineux. Comme si vos aires visuelles étaient particulièrement sensibles aux paramètres qui distinguent ce type de mouvements biologiques de mouvements aléatoires. On pourrait même déterminer si la personne est un homme ou une femme en observant sa démarche.
Pouvons-nous exploiter nos lois pour renforcer cet effet ? Deux psychologues, Bennett Bertenthal de l’université d’Indiana et James Cutting, de l’université de Cornell, ont fait l’analyse mathématique des contraintes sous-jacente au mouvement biologique et ont écrit un programme informatique qui les intégrait. Le programme génère un modèle très convaincant d’une personne en train de marcher. Si ces images sont bien connues, leur attrait esthétique a rarement été commenté. En théorie, il est possible d’amplifier les contraintes pour que le programme crée une démarche particulièrement féminine grâce à de larges hanches et des hauts talons par exemple, ou très masculine en accentuant la raideur du corps et la puissance des cuisses. On peut créer un peak shift à l’aide d’un programme informatique.
Nous savons que le sillon temporal supérieur a des circuits dédiés à l’extraction des mouvements biologiques, aussi une manipulation informatique de la démarche humaine pourrait-elle hyperactiver ces circuits en exploitant deux lois de l’esthétique en parallèle : l’isolation (isoler les signaux de mouvement biologique des signaux statiques) et le peak shift (amplifier les caractéristiques biologiques du mouvement). Il en résulterait sans doute une œuvre d’art cinétique évocatrice qui surpasserait n’importe quel mobile de Calder. Je parierais que les cellules du sillon temporal supérieur du mouvement biologique pourraient réagir encore plus fortement à des marcheurs aux points lumineux amplifiés.
Chapitre 8
1. En effet, le jeu du coucou-le-voilà est apprécié par les enfants précisément pour la même raison. Au début de l’évolution des primates, quand ils vivaient encore dans les arbres, la plupart des jeunes étaient souvent occultés par les feuillages. L’évolution a trouvé judicieux de renforcer l’effet coucou-le-voilà visuel pour que la mère et sa progéniture puissent facilement se repérer l’un l’autre, et que le petit soit en sécurité, même à distance. De plus, le sourire et le rire des parents et petits se sont renforcés.
2. Voir aussi la note 6 du chapitre 3, où nous avons parlé de l’effet de l’altération des caractères pour refléter le sens des mots – ici plutôt du point de vue de la synesthésie plutôt que de l’humour et de l’esthétique.
3. À ces neuf lois de l’esthétique, nous pourrions en ajouter une dixième qui engloberait les neuf autres. Appelons-la « résonance », car elle implique l’emploi intelligent de multiples lois réciproquement mises en valeur dans une image unique. Par exemple, dans de nombreuses sculptures indiennes, une nymphe est représentée, langoureuse, debout sous la branche arquée d’un arbre, d’où pendent des fruits mûrs. Les exagérations de postures et de formes (par exemple les seins) rendent la statue délicieusement féminine et voluptueuse. De plus, les fruits sont un écho visuel de ses seins, tout en symbolisant conceptuellement la fécondité et la fertilité de la nature, à l’instar de la poitrine de la nymphe. Ainsi, les éléments conceptuels et perceptuels entrent-ils en résonance. Le sculpteur ajoute aussi souvent des bijoux baroques sur son torse nu pour souligner, par contraste, douceur et souplesse de sa peau de pêche. (Il s’agit là plus de contrastes de matière plutôt que de luminosité.) Exemple plus familier : dans un Monet, l’exagération, le coucou-le-voilà et l’isolation se combinent en une seule peinture.
Chapitre 9
1. Deux questions légitimes se posent au sujet des métareprésentations. D’abord, n’est-ce pas seulement une question de degré ? Peut-être que le chien a une métareprésentation donnée plus riche que celle du rat, mais pas aussi développée que celle des humains. Cette interrogation a été évoquée dans l’introduction, où nous avons remarqué que les non-linéarités sont communes dans la nature – en particulier dans l’évolution. Une coémergence fortuite d’attributs peut entraîner une brusque avancée qualitative, se traduisant par une nouvelle aptitude. Une métareprésentation n’implique par simplement de riches associations ; cela requiert également la capacité à invoquer intentionnellement ces associations, les utiliser à volonté et les manipuler mentalement. Ces aptitudes requièrent des structures dans les lobes frontaux, dont le cingulaire antérieur, pour concentrer l’attention sur les différents aspects de l’image interne (même si les concepts d’« attention » et d’« image interne » demeurent très flous). Une théorie similaire a été originellement proposée par Marvin Minsky.
Ensuite, imaginer une métareprésentation ne nous fait-il pas tomber dans le piège de l’homoncule ? (Voir chapitre 2, où nous avons abordé l’erreur de l’homuncule.) Cela n’implique-t-il pas qu’un petit bonhomme dans le cerveau est en train de regarder la métareprésentation et de créer une méta-métareprésentation dans son propre cerveau ? La réponse est non. Une métareprésentation n’est pas une réplique fidèle d’une représentation sensorielle ; elle résulte du traitement de représentations sensorielles précédentes et de leur regroupement en catégories gérables, pour relier le langage et la manipulation de symboles.
Le syndrome du téléphone de Jason a été étudié par Axel Klee et Orrin Devinsky.
2. Je me rappelle une conférence donnée au Salk Institute par Francis Crick, qui avait découvert la structure de l’ADN et déchiffré le code génétique avec James Watson, jetant ainsi les bases physiques de la vie. La conférence de Crick traitait de la conscience, mais avant même le début de son discours, un philosophe de l’auditoire (d’Oxford il me semble) leva la main et protesta : « Mais, Professeur Crick, vous dites que vous allez parler des mécanismes neuronaux de la conscience, mais vous ne cherchez même pas à définir clairement le terme au préalable » Voici la réponde se Crick : « Mon cher collègue, jamais dans l’histoire de la biologie un groupe de personnes telles que nous ne s’est assis autour d’une table en disant qu’il allait d’abord donner une définition à ce terme. Nous avons simplement découvert de quoi il s’agissait – une double hélice. Nous vous laissons les distinctions sémantiques et les définitions, à vous les philosophes. »
3. Presque tout le monde connaît Freud comme le père de la psychanalyse, mais peu savent qu’il a commencé sa carrière en tant que neurologue. Étudiant, il avait publié un article sur le système nerveux d’une créature primitive proche du poisson appelée lamproie, convaincu que le moyen le plus sûr de comprendre l’esprit était de l’appréhender par la voie anatomique. Mais bientôt il se lassa des lamproies et commença à sentir que ses tentatives de jeter un pont entre neurologie et psychiatrie étaient prématurées. Aussi se consacra-t-il à la “pure” psychologie, inventant toutes les idées que nous associons aujourd’hui à son nom : ça, moi, surmoi, complexe d’Œdipe, envie du pénis, thanatos, etc.
En 1896, il subit de nouvelles désillusions et écrivit son célèbre Esquisse d’une psychologie scientifique, soutenant l’importance d’une approche neuroscientifique de l’esprit humain. Malheureusement, il était très en avance sur son temps.
4. Bien que nous comprenions intuitivement ce que vous dire Freud, on pourrait argumenter que le “moi inconscient” est un oxymore puisque la conscience de soi est l’une des caractéristiques qui définit le moi. Peut-être que l’expression “esprit inconscient” serait plus appropriée, mais la terminologie exacte n’est pas importante à ce stade (Voire aussi la note 2 de ce chapitre).
5. Depuis l’époque de Freud, il y a eu trois approches majeures de la maladie mentale. D’abord, l’approche “psychologique” ou “thérapie par la parole”, qui inclut la psychodynamique (freudienne) ainsi que des concepts “cognitifs” plus récents. Ensuite, l’approche anatomique, qui montre simplement des corrélations entre certains désordres mentaux et des anomalies physiques dans des structures spécifiques. Par exemple, il existe un lien présumé entre le noyau caudé et le désordre obsessif-compulsif, ou entre l’hypométabolisme du lobe frontal droit et la schizophrénie. Troisièmement, il y a les interprétations neurophramacologiques : pensez au Prozac, à la Ritaline, au Xanax. Sur ces trois approches, la dernière a payé d’importants dividendes (du moins à l’industrie pharmaceutique), en termes de traitement psychiatrique de la maladie. Pour le meilleur ou pour le pire, cela a révolutionné le domaine.
Le domaine manquant, néanmoins, et que j’ai tenté d’aborder dans ce livre, est ce qu’on pourrait appeler l’« anatomie fonctionnelle » – pour expliquer l’ensemble des symptômes uniques à un désordre donné au niveau fonctionnel qui sont aussi uniques à des circuits spécialisés dans le cerveau. Étant donné la complexité inhérente au cerveau humain, il est peu probable qu’il y ait une unique solution culminante comme l’ADN (bien que cela ne soit pas impossible). Mais il peut y avoir de nombreux exemple où une telle synthèse est possible à plus petite échelle, conduisant à des hypothèses et des théories vérifiables. Ces exemples pourraient même ouvrir la voie d’une grande théorie unifiée de l’esprit – de type de celle rêvent dont les physiciens pour l’univers matériel.
6. L’idée d’une image corporelle génétiquement programmée m’a semblé pertinente quand Paul McGeoch et moi avons rencontré une femme de cinquante-cinq ans dotée d’une main fantôme. Elle était née avec une malformation appelée phocomélie. La majeure partie de son bras droit était manquante depuis la naissance, à l’exception d’une main pendante et rattachée avec seulement deux doigts et un minuscule pouce. À l’âge de vingt et un ans, elle avait eu un accident de voiture qui avait conduit à l’amputation de la main broyée, mais à la grande surprise de la jeune femme, elle avait ensuite expérimenté une main fantôme dotée de quatre doigts au lieu de deux ! C’était comme si sa main tout entière, programmée et en dormance dans son cerveau, avait été supprimée par la proprioception (sensations des muscles et articulations) et l’image visuelle de la main déformée. Jusqu’à l’âge de vingt et un ans, quand l’ablation de la main déformée avait permis à la main dormante programmée de réémerger dans la conscience comme un fantôme. Le pouce n’était pas revenu initialement, mais quand elle avait utilisé la boîte à miroirs (à l’âge de vingt-cinq ans), son pouce avait lui aussi ressuscité.
En 1998, dans un article publié dans Brain, j’ai établi qu’en utilisant les reflets de miroirs positionnés de façon adéquate, on pouvait faire adopter à la main fantôme des positions anatomiquement impossibles (comme des doigts se pliant vers l’arrière) – en dépit du fait que le cerveau ne l’avait jamais expérimenté auparavant. Cette observation a été confirmée par d’autres depuis.
7. Nous ne savons pas où s’est produite la divergence entre S2 et le SPL, mais mon intuition me dit que l’insula droit est impliqué, étant donné l’augmentation de RED. (L’insula est en partie impliquée dans la production des signaux de RED.) De plus, l’insula est aussi en partie responsable des nausées et vomissements dus aux divergences entre les sensations vestibulaires et visuelles (ce qui génère souvent le mal de mer, par exemple).
8. Fait intriguant, même certains individus par ailleurs normaux affirmaient avoir plus d’érections fantômes que d’érections normales, comme mon collègue Stuart Anstis me l’a fait remarquer.
9. Cette idée d’« adopter un point du vue objectif » envers autrui est aussi un critère essentiel pour découvrir et corriger les défenses freudiennes d’une personne, ce qui est en partie obtenu par le biais de la psychanalyse. Les défenses sont habituellement inconscientes. Le concept de “défense consciente” est un oxymore. Le but du thérapiste, alors, est de ramener les défenses à la surface de votre conscience de façon à pouvoir les supporter (exactement comme une personne obèse a besoin d’analyser la source de son obésité pour adopter des mesures correctives.) On se demande si en plus d’adopter une position conceptuelle allocentrique (soit encourager le patient à adopter un point de vue réaliste détaché de lui-même et de ses folies) en psychanalyse, il ne serait pas utile d’encourager le patient à adopter une positions allocentrique perceptuelle (comme prétendre qu’il est quelqu’un d’autre en se voyant donner une conférence par exemple). Cela pourrait en théorie être facilité par l’anesthésie à la kétamine. La kétamine engendre des expériences de sorties de corps, de sorte que vous vous voyez de l’extérieur.
Ou peut-être pourrions-nous imiter les effets de la kétamine en utilisant des miroirs et des caméras vidéo, ce qui pourrait générer des expériences de sortie de corps. L’emploi d’illusions optiques peut paraître absurde en psychanalyse, pourtant croyez-moi, j’ai vu des choses bien plus étranges dans ma carrière de neurologue. (Par exemple, Elizabeth Seckel et moi avons utilisé une combinaison de plusieurs reflets, de vidéos différées et de maquillages pour créer une expérience de sortie de corps temporaire chez un patient atteint de fibromyalgie, une mystérieuse douleur chronique qui touche tout le corps. Le patient a constaté une diminution substantielle de la douleur durant l’expérience.)
Revenons à la psychanalyse : assurément, supprimer les défenses psychologiques soulève un dilemme pour l’analyste ; c’est à double tranchant. Si les défenses sont une réaction adaptative de l’organisme (due principalement à l’hémisphère gauche) pour éviter la déstabilisation du comportement, supprimer ces défenses ne risque-t-il pas de perturber le sens du moi interne ainsi que sa paix intérieure ? Pour résoudre ce dilemme, il faut se dire que la maladie mentale et les névroses découlent d’une mauvaise application de ces défenses – aucun système biologique n’est parfait. Un tel écueil générerait alors davantage de chaos au lieu de restaurer la cohérence.
Il y a deux raisons à cela. D’abord, le chaos peut résulter d’une « fuite » d’émotions improprement supprimées de l’hémisphère droit, entraînant une anxiété – une sensation interne de manque d’harmonie dans l’existence. Ensuite, il peut y avoir des exemples où les défenses sont mal adaptées à la vie réelle d’une personne ; une grande confiance en soi est une forme d’adaptation, mais une trop grande confiance en soi ne l’est pas ; cela génère de l’orgueil et un manque de lucidité par rapport à ses propres aptitudes ; vous risquez de vous acheter la Ferrarri que vous ne pouvez pas vous offrir. La frontière est floue entre une réaction non adaptative et une réaction adaptative, mais un thérapiste expérimenté sait corriger la première (en la supprimant), tout en préservant la seconde, évitant ainsi ce que les Freudiens appellent une réaction catastrophique (un euphémisme pour « le patient a craqué et s’est mis à pleurer »).
10. Notre sens de la cohérence et de l’unité en tant que personne unique peut – ou non – requérir une unique région cérébrale, mais si tel est le cas, parmi les candidats se trouveraient l’insula et le lobule pariétal inférieur – chacun d’eux recevant une convergence de multiples signaux sensoriels. J’ai partagé cette idée avec mon collègue Francis Crick peu avant sa mort. Avec un clin d’œil de conspirateur, il m’a dit qu’une mystérieuse structure appelée claustrum – un rideau de cellules enfouies sur les côtés du cerveau – recevait également des signaux émanant de multiples régions cérébrales, et pouvait de ce fait être le vecteur de l’unité de l’expérience consciente. (Peut-être avons-nous tous deux raison !) Il a ajouté que son collègue Christoff Koch et lui venaient de terminer l’écriture d’un article sur le sujet.
11. Cette spéculation est basée sur un modèle proposé par German Berrios et Mauricio Sierra, de l’université de Cambridge.
12. La distinction entre les voies du « Quoi » et du « Comment » a été réalisée pour la première fois par Leslie Ungerleider et Mortimer Mishkin, du National Institutes of Health. Elle est basée sur des données anatomiques et physiologiques méticuleuses. La subdivision suivante de la voie du “Quoi” en deux nouveaux chemins : la voie 2 (sémantique et sens) et la voie 3 (émotions) est plus spéculative et basée sur des critères fonctionnels ; une combinaison de neurologie et physiologie. (Par exemple, les cellules dans le STS répondent aux changements d’expression faciale et aux mouvements biologiques, et le STS a des connexions avec l’amygdale et l’insula – tous deux impliqués dans les émotions.) Imaginer une distinction fonctionnelle entre les voies 2 et 3 permet aussi d’expliquer le syndrome de Capgras et la prosopagnosie, qui sont des maladies en miroir, à la fois en termes de symptômes et de RED. Cela ne pourrait se produire si les messages étaient entièrement traités en une séquence du sens à l’émotion et qu’il n’y ait aucuns signaux en parallèle allant de l’aire fusiforme à l’amygdale (ou directement ou via le STS).
13. Ici et ailleurs, bien que j’aie invoqué le système des neurones miroirs comme un système neuronal potentiel, la logique de l’argument ne dépend pas principalement de ce système. Le fond du problème est qu’il doit y avoir des circuits neuronaux spécialisés pour l’auto-représentation récursive et pour maintenir la distinction – et la réciprocité – entre le moi et l’autre dans le cerveau. Un dysfonctionnement de ce système pourrait contribuer à de nombreux syndromes étranges décrits dans ce chapitre.
14. Pour compliquer les choses, Ali a développé d’autres illusions. Un psychiatre a diagnostiqué chez lui une schizophrénie ou des « traits schizoïdes » (en plus de son épilepsie) et lui a prescrit un traitement antipsychotique. La dernière fois que j’ai vu Ali, en 2009, il affirmait qu’en plus d’être mort, il était devenu immensément grand, à tel point qu’elle pouvait atteindre le cosmos et toucher la lune, ne faisant plus qu’un avec l’Univers – comme si non-existence et union avec le cosmos étaient synonymes. Je me suis demandé si ses crises ne s’étaient pas étendues à son lobe pariétal droit, siège de la construction de son image corporelle, ce qui expliquerait sa perte du sens de l’échelle, mais je n’ai pas eu l’opportunité de faire des recherches sur cette intuition.
15. On pourrait ainsi s’attendre à ce que les patients atteints du syndrome de Cotard n’aient aucunes RED, mais elles sont partiellement restaurées grâce aux ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine). Cela peut être testé expérimentalement.
16. Lorsque je fais des remarques de cette nature à propos de Dieu (ou que j’emploie le terme “illusion”), je ne sous-entends pas que Dieu n’existe pas. Le fait que certains patients développent de telles illusions ne réfute pas son existence – certainement pas le Dieu de Spinoza ou Shankara. La science n’a rien à dire sur de tels sujets. Je dirais, à l’instar d’Erwin Schrödinger et Stephen Jay Gould, que science et religion (au sens philosophique et non doctrinal du terme) appartiennent à deux royaumes différents de débats et que l’un ne peut nier l’autre. Mon opinion, pour ce qu’elle vaut, est parfaitement illustrée par la poésie du bronze Nataraja (Le Shiva dansant) que j’ai décrit dans le chapitre 8.
17. Il y a des tensions en biologie entre les partisans d’une approche purement fonctionnelle, dire de la “boîte noire”, et ceux du réductionnisme, ou de la compréhension de l’interaction entre les parties pour générer des fonctions complexes. Les deux groupes se méprisent souvent.
Les psychologues promeuvent généralement le fonctionnalisme de la boîte noire et attaquent les neurosciences réductionnistes – un syndrome en partie légitime, étant donné que la majorité des fonds alloués par les grandes agences donatrices sont souvent injustement siphonnés pas les neurosciences réductionnistes. Les neurosciences se réservent aussi la part du lion de l’attention de la presse populaire, en partie parce que les gens (y compris les scientifiques) aiment regarder les résultats de l’imagerie cérébrale ; tous ces petits points lumineux sur des images de cerveaux. Lors d’un récent colloque de la Société des Neurosciences, un collègue est venu me décrire une expérience élaborée d’imagerie cérébrale qu’il avait réalisée pour explorer les mécanismes du cerveau responsables d’un certain nombre de tâches complexes liées à la perception cognitive. « Vous ne devinerez jamais quelle aire cérébrale s’est allumée, Docteur Ramachandran », m’a-t-il dit avec enthousiasme. Je lui ai répondu avec un clin d’œil « C’était le cingulaire antérieur ? » L’homme était estomaqué, ignorant du fait que le cingulaire antérieur s’allume pour tant de tâches variées que j’avais de grandes chances de tomber juste, même si ce n’était qu’une supposition.
Mais en elle-même, la psychologie pure ou de la boîte noire (que Stuart Sutherland a un jour défini comme « l’étalage ostentatoire d’un flot de diagrammes comme substitut de la pensée ») est peu encline à générer des avancées révolutionnaires en biologie, où l’association de fonctions à des structures est la stratégie la plus efficace. (Et je considérerais la psychologie comme une branche de la biologie.) Pour éclairer ce point, j’emploierai une analogie issue de l’histoire de la biologie moléculaire et génétique.
Les lois de l’hérédité de Mendel, qui ont établi la nature particulière des gènes, sont un exemple d’approche type boîte noire. Ces lois ont été dictées par la simple étude des modèles d’héritage résultant de l’association de différents types de plants de petits pois. Mendel en a déduit ces lois simplement en observant l’apparence d’hybrides, ce qui l’a amené à conclure à l’existence de gènes. Mais il ne savait pas ce qu’étaient les gènes ni où ils se trouvaient. Cela a été démontré quand Thomas Hunt Morgan a éliminé les chromosomes de mouches du vinaigre à l’aide de rayons X et découvert les mutations héréditaires dans l’apparence des mouches corrélées aux changements des modèles de chromosomes. (Ce serait analogue aux études de lésions cérébrales en neurologie.) Cette découverte a permis aux biologistes de se focaliser sur les chromosomes – et l’ADN – comme vecteurs de l’hérédité. Ce qui a ouvert la voie du décodage de la structure en double hélice de l’ADN et du code génétique de la vie. Mais une fois les rouages moléculaires de la vie décryptés, on a pu expliquer non seulement l’hérédité, mais aussi d’autres phénomènes biologiques complexes.
L’idée clé est venue quand Crick et Watson ont vu l’analogie entre les complémentarités de deux brins d’ADN et celles entre parents et descendants, et ont découvert que la logique structurelle de l’ADN dictait la logique fonctionnelle de l’hérédité : un phénomène hautement complexe. Ces visions ont donné naissance à la biologie moderne. Je pense que la même stratégie d’association de fonctions à des structures est la clé de la compréhension des fonctions cérébrales.
Plus pertinente pour cet ouvrage est la découverte que des lésions de l’hippocampe entraînent une amnésie antérograde. Cela a permis aux biologistes de se concentrer sur les synapses dans l’hippocampe, et de découvrir la potentiation à long terme, base physique de la mémoire. De tels changements ont été découverts à l’origine par Eric Kandel chez un mollusque appelé Aphysia.
Dans l’ensemble, le problème avec l’approche de la boîte noire pure (la psychologie) est que tôt ou tard, vous obtenez de multiples modèles opposés pour expliquer une petite série de phénomènes, et que le seul moyen de savoir lequel est le bon est par le biais du réductionnisme – ouvrir les boîtes. Un second problème est que cette approche est souvent « superficielle », qui lui permet d’« expliquer » un phénomène macroscopique, mais sans analyser les autres, et que son pouvoir prédictif est limité. D’un autre côté, le réductionnisme explique souvent non seulement le phénomène en question à un niveau profond, mais finit aussi généralement par détailler un certain nombre d’autres phénomènes.
Malheureusement, pour maints physiologistes, le réductionnisme devient une fin en soi, presque un fétichisme. Pour illustrer ceci, on peut reprendre l’analogie établie par Horace Barlow. Imaginez qu’un biologiste martien asexué (parthénogénétique) ait atterri sur Terre. Il ne sait pas ce qu’est le sexe puisqu’il se reproduit en se subdivisant en deux, comme une amibe. Il examine un homme et découvre deux choses rondes entre ses jambes. Comme c’est un Martien réductionniste, il les dissèque et, en regardant dans son microscope, découvre un fourmillement de spermatozoïdes ; bien sûr, il n’a aucune idée de leur utilité. Barlow veut en fait montrer que malgré la dissection méticuleuse du Martien et le détail de son analyse, il ne comprendra jamais réellement la fonction des testicules à moins d’avoir une vision “macroscopique” du phénomène du sexe ; il peut même se dire qu’il s’agit de parasites. De nombreux physiologistes (pas tous, heureusement !) sont dans la même position que le Martien asexué.
Le second point associé est qu’il faut avoir l’intuition de se concentrer sur le niveau approprié de réductionnisme pour expliquer une fonction supérieure donnée (comme le sexe). Si Watson et Crick se sont focalisés sur le niveau subatomique ou sur le niveau atomique des chromosomes au lieu du niveau macromoléculaire (ADN), ils n’auraient fait aucun progrès dans la découverte des lois de l’hérédité.
18. Même de simples expériences sur des sujets normaux peuvent s’avérer instructives, de ce point de vue. Je mentionnerai l’expérimentation que j’ai réalisée (avec mon étudiante Laura Case), inspirée par “l’illusion de la main en caoutchouc” découverte par Botvinik et Cohen (1998) et “l’illusion de la tête de pantin” (Ramachandran et Hirstein, 1998). Vous, lecteur, vous tenez debout derrière un mannequin chauve et regardez sa tête. Je me place sur votre gauche et tape l’arrière de votre tête (au niveau de l’oreille) de ma main gauche (de façon que vous ne voyez pas ma main) tout appliquant simultanément le même traitement à la tête de plastique de ma main droite, de manière parfaitement synchronisée. Au bout de deux minutes environ, vous avez l’impression que le coup et la résonance dans votre tête émanent du mannequin que vous regardez. Certains ont l’illusion d’un jumeau ou d’un fantôme devant eux, en particulier quand ils “imaginent” leur tête se pencher vers l’avant. Le cerveau considère comme hautement improbable que vous voyiez la tête de plastique être frappée au moment précis où vous ressentez le coup sur votre propre tête. Aussi projetez-vous temporairement votre tête sur les épaules du mannequin. Cette expérience a d’importantes implications. Ainsi, contrairement à des suggestions récentes, elle réfute le simple apprentissage associatif comme base de l’illusion de la main en caoutchouc. (Chaque fois que vous voyez votre main être touchée, vous éprouvez ce contact.) Après tout, vous n’avez jamais vu l’arrière de votre tête être touché. C’est une chose de considérer les sensations de votre main comme étant légèrement différentes de celle de votre vraie main, c’en est une autre de les projeter sur l’arrière de votre tête.
L’expérience prouve que votre cerveau a construit un modèle interne de votre tête – même des parties invisibles – et utilisé l’inférence bayésienne pour avoir l’impression (erronée) que vos sensations proviennent de la tête du mannequin même si vous savez que c’est absurde. Cela pourrait-il permettre d’alléger les symptômes de la migraine ? (Le mannequin a la migraine, pas moi ?)
Olaf Blanke et Henrik Ehrsson, du Karolinska Institute de Suisse, ont démontré que des expériences de sortie de corps peuvent aussi être induites en faisant regarder à des sujets des images vidéo d’eux en mouvement, ou en contact avec quelqu’un. Laura Case, Elizabeth Seckel et moi avons découvert que ces illusions étaient amplifiées s’ils portent un masque d’Halloween et qu’on introduit un léger différé avec une inversion gauche-droite de l’image. Vous avez alors subitement l’impression de contrôler « l’alien » de la vidéo. Fait remarquable, si vous portez un masque souriant, vous vous sentez heureux, parce que “vous, là, sur l’écran, avez l’air heureux !” Je me demande si l’on pourrait utiliser cette astuce pour “guérir” la dépression.