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Où est Steven ? L’énigme de l’autisme

Nous sommes toujours très perplexes face à la maladie mentale. Ma plus grande crainte, si un jour je perdais la tête, serait que tout le monde réagisse rationnellement, c’est-à-dire me considère fou.

Ludwig Wittgenstein

« Je sais que Steven est piégé là, quelque part, Docteur Ramachandran. Si seulement vous pouviez trouver un moyen de dire à notre fils combien nous l’aimons, peut-être que cela l’aiderait à sortir de lui-même. »

Combien de fois les médecins ont-ils entendu ces témoignages déchirants de la part des parents d’un enfant frappé d’autisme ? Ce désordre comportemental dévastateur a été découvert indépendamment par deux médecins, Leo Kanner à Baltimore et Hans Asperger à Vienne, à la fin des années quarante. Par une étrange coïncidence, alors qu’ils ne se connaissaient pas, ils ont tous deux donné à ce syndrome le même nom : autisme. Le terme provient du grec autos qui signifie « soi », une parfaite description étant donné que le trait le plus frappant de l’autisme est un retrait total du monde social et une répugnance affichée ou une incapacité à interagir avec autrui.

Prenez l’exemple de Steven, un petit garçon âgé de six ans, aux joues piquetées de tâches de rousseur et aux cheveux couleur sable. Assis à sa table de dessin, les sourcils légèrement froncés, il esquisse de magnifiques animaux. L’un d’eux est un cheval si merveilleusement animé qu’on dirait qu’il va bondir hors de la feuille. L’idée qu’il soit atteint d’un profond handicap ne vous traverserait jamais l’esprit. Mais au moment où vous essayez de lui parler, vous réalisez que d’une certaine manière Steven n’est pas là. Il est incapable ne serait-ce que d’une ébauche de conversation normale. Il refuse de croiser votre regard. Vos tentatives pour l’atteindre, d’une manière ou d’une autre, le rendent extrêmement anxieux. Il se fige et se balance d’avant en arrière. Tout espoir de communiquer avec lui est vain.

Depuis l’époque de Kanner et Asperger, des centaines d’études de cas ont été transcrites dans les ouvrages de littérature médicale, examinant en détail des symptômes caractéristiques de l’autisme, apparemment sans rapport. Ceux-ci se divisent en deux catégories. La première rassemble les symptômes les plus importants du diagnostic : la solitude mentale, une absence de contact avec le monde, en particulier le monde social, ainsi qu’une profonde incapacité à entamer une conversation normale. Allant de pair avec ce dernier symptôme, une absence d’empathie émotionnelle. Plus surprenant, les enfants autistes n’expriment aucun goût pour l’amusement et n’aiment pas « jouer à faire semblant », ce dont raffolent habituellement les petits.

Les humains sont les seuls animaux qui conservent leur sens de la fantaisie et du jeu à l’âge adulte. Comme il doit être triste pour des parents de constater que leur enfant est insensible aux enchantements de l’enfance ! Pourtant, en dépit de ce retrait social, les enfants autistes portent un grand intérêt à leur environnement inanimé, souvent jusqu’à l’obsession. Cela peut engendrer des préoccupations bizarres, des lubies, ainsi qu’une fascination pour des choses qui semblent triviales au reste du monde, comme mémoriser tous les numéros d’un annuaire téléphonique.

Examinons à présent la seconde série de symptômes, sensori-moteurs. Du point de vue sensoriel, les enfants autistes trouvent certains stimuli hautement anxiogènes. Des sons, notamment, peuvent provoquer chez eux une violente réaction. Ils craignent aussi la nouveauté, le changement, et réclament avec une insistance obsessionnelle la routine, la monotonie. Les symptômes moteurs incluent le balancement du corps d’avant en arrière (comme nous l’avons vu chez Steven), des mouvements répétitifs de la main, des rituels. Ces symptômes sensori-moteurs ne sont pas définitifs ni aussi dévastateurs que les symptômes socio-émotionnels, mais ils se produisent si fréquemment que les deux sont sans doute liés. Notre description de l’autisme serait incomplète sans eux.

Nous devons mentionner un dernier symptôme moteur, qui d’après moi recèle la clé du mystère : de nombreux enfants autistes ont des difficultés à mimer et imiter les actions d’autrui. Cette simple observation me pousse à croire qu’ils souffrent d’une déficience de leur système de neurones moteurs. Le reste de ce chapitre sera consacré à l’analyse de cette hypothèse et aux résultats obtenus jusqu’ici.

Bien entendu, des douzaines de théories ont été avancées pour déterminer les causes de l’autisme. On peut grosso modo les classer en deux catégories : les explications psychologiques, et les explications physiologiques, cette dernière catégorie faisant état d’anomalies neuronales ou neurochimiques. Uta Frith, de l’UCL (University College of London), et Simon Baron-Cohen, de l’université de Cambridge, ont proposé une ingénieuse explication psychologique : les enfants autistes auraient des difficultés à élaborer une théorie de l’esprit. Moins crédible est l’idée psycho-dynamique qui rejette la faute sur les parents – à mon sens tellement absurde que je ne la développerai même pas.

Nous avons déjà rencontré l’expression « théorie de l’esprit » dans les chapitres précédents, en relation avec les grands singes. Laissez-moi vous en dire un peu plus. Il s’agit d’un terme technique largement répandu dans les sciences cognitives, de la philosophie à la primatologie en passant par la psychologie clinique. Elle se réfère à notre faculté d’élaborer des projections mentales intelligentes sur d’autres personnes : pour comprendre leur comportement, nous supposons que leurs pensées, leurs émotions, leurs idées et leurs motivations sont plus ou moins les mêmes que les nôtres. Autrement dit, même si vous ne pouvez pas réellement vous mettre à la place d’une autre personne, vous utilisez une théorie de l’esprit pour projeter des intentions, des perceptions, des croyances sur son esprit. Ce faisant, vous êtes capable de deviner ses sentiments, ses intentions, de prédire et influencer son comportement. Le terme de « théorie » est sans doute impropre, étant donné qu’il est se réfère habituellement à un système intellectuel de postulats et de prédictions, et non à une faculté mentale intuitive, comme c’est le cas ici. Mais c’est le terme employé dans mon domaine de recherche, aussi ne dérogerai-je pas à la règle. La plupart des gens ne comprennent pas à quel point il est complexe – et presque miraculeux – d’être capable de formuler une théorie de l’esprit. Cela semble naturel, immédiat, et simple comme bonjour. Pourtant, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, la faculté de voir est un processus nécessitant un réseau sophistiqué de régions cérébrales. Notre théorie de l’esprit extrêmement élaborée est l’une des facultés les plus singulières et les plus puissantes du cerveau humain.

Cette capacité n’est vraisemblablement pas liée à notre intelligence globale – l’intelligence rationnelle propre au raisonnement, à l’élaboration de conclusions, à la combinaison de faits, et ainsi de suite – mais s’appuie sur une série de mécanismes cérébraux spécifiques qui ont évolué pour nous doter d’une intelligence sociale toute aussi élaborée. L’existence d’un circuit spécialisé pour la cognition sociale a été suggérée pour la première fois par le psychologue Nick Humphrey et le primatologue David Premack dans les années soixante-dix. Une suggestion aujourd’hui soutenue empiriquement. L’intuition de Frith à propos de l’autisme et de la théorie de l’esprit était donc judicieuse : les difficultés des enfants autistes face aux interactions sociales sont peut-être dues à l’endommagement des circuits de la théorie de l’esprit. À mes yeux, cette idée est pertinente, mais quand on y réfléchit, dire que les enfants autistes ne peuvent interagir socialement parce qu’il leur manque une théorie de l’esprit revient presque à une simple description de leurs symptômes. C’est un bon point de départ, mais ce dont nous avons réellement besoin, c’est d’identifier les systèmes cérébraux au fonctionnement déficient chez les autistes.

De nombreuses études par imagerie cérébrale ont été menées sur les enfants autistes, avec des pionniers tels qu’Eric Courchesne. Il apparaît que ces enfants ont des cerveaux plus développés et dotés de ventricules (cavités cérébrales) plus larges. Le même groupe de chercheurs a également remarqué des différences frappantes au niveau du cervelet. Autant d’observations intrigantes, que nous devrons réexaminer quand nous aurons une meilleure compréhension de l’autisme. Mais cela n’explique pas les symptômes caractéristiques de ce trouble. Chez les enfants souffrant de lésions du cervelet dues à d’autres maladies, on observe plusieurs symptômes très caractéristiques, tel que le tremblement intentionnel (le patient veut toucher son nez et sa main se met à osciller), le nystagmus (mouvements erratiques des yeux) et l’ataxie (démarche vacillante). Aucun de ces symptômes n’est caractéristique de l’autisme. Inversement, les symptômes typiques de l’autisme (comme le manque d’empathie et d’interactions sociales) ne sont jamais observés dans les maladies du cervelet. Les changements cérébelleux observés chez l’enfant autiste ne pourraient donc être que les effets secondaires d’une anomalie génétique dont les autres effets seraient les véritables causes de l’autisme. Si tel était le cas, quels seraient ces autres effets ? Ce qu’il nous faut, pour expliquer l’autisme, ce sont des structures neuronales dont les fonctions spécifiques correspondent parfaitement aux symptômes propres aux autistes.

La clé se trouve dans les neurones miroirs. À la fin des années quatre-vingt-dix, mes collègues et moi découvrîmes que dans ces neurones se nichait le mécanisme que nous recherchions. Vous pouvez vous rapporter aux chapitres précédents pour raviver votre mémoire, mais il est clair que la découverte des neurones miroirs est significative, car ils constituent essentiellement un réseau de cellules capables de lire l’esprit d’autrui. Ils nous fournissent la base psychologique de certaines facultés élaborées que les neuroscientifiques peinent à expliquer depuis longtemps. Il est frappant de constater que ce sont précisément les fonctions présumées des neurones miroirs – l’empathie, la lecture d’intention, le mimétisme, le jeu de l’imitation, l’apprentissage du langage – qui sont déficientes chez les autistes1. (Toutes ces activités réclament l’adoption du point de vue d’un autre – même d’un autre imaginaire – comme dans un jeu de rôle ou une pièce de théâtre). Si vous mettez deux colonnes en regard, l’une avec les caractéristiques établies des neurones miroirs et l’autre avec les symptômes cliniques de l’autisme, vous constatez qu’elles sont presque identiques. Il paraît donc logique de suggérer que la cause principale de l’autisme est un dysfonctionnement du système des neurones miroirs. Cette hypothèse a l’avantage d’expliquer de nombreux symptômes sans lien apparent par une cause unique.

Il peut paraître chimérique de supposer qu’un désordre aussi complexe n’a qu’une seule cause, mais n’oublions pas que des conséquences multiples n’impliquent pas forcément des causes multiples. Prenons l’exemple du diabète. Ses manifestations sont multiples et variées : polyurie (urination excessive), polydipsie (soif insatiable), polyphagie (appétit grandissant), perte de poids, dérèglements rénaux, problèmes oculaires, dommages nerveux, gangrènes, et quelques autres encore. Mais à l’origine de cette pléthore de symptômes, une cause relativement simple : une déficience en insuline ou un manque de récepteurs d’insuline sur la surface cellulaire. Bien sûr, cette maladie est loin d’être simple. De nombreux facteurs entrent en jeu : environnementaux, génétiques, comportementaux… Mais d’un point de vue général, il s’agit d’un problème lié à l’insuline. De façon analogue, nous pensons que le problème majeur à l’œuvre dans l’autisme est un dérèglement du système des neurones miroirs.

 

Le groupe de recherche d’Andrew Whitten, en Écosse, parvint à cette même conclusion à peu près à la même époque que nous, mais la première preuve expérimentale émana de notre laboratoire, en collaboration avec les chercheurs Eric Altschuler et Jaime Pineda, ici à l’université de San Diego. Nous cherchions un moyen non invasif d’étudier l’activité des neurones miroirs sans ouvrir le crâne des enfants et y insérer des électrodes. Par chance, nous avons trouvé un moyen simple de le faire grâce à l’EEG (électroencéphalographie) qui consiste à placer une batterie d’électrodes sur le crâne pour mesurer les ondes cérébrales. Bien avant les scanners et les IRM, l’EEG fut la toute première technologie d’imagerie du cerveau inventée. Lancée au début du xxe siècle, elle est utilisée cliniquement depuis les années quarante. Selon ses divers états – endormi, éveillé, alerte, ensommeillé, rêveur, concentré, et ainsi de suite –, le cerveau génère des schémas d’ondes électriques cérébrales révélateurs à différentes fréquences. Connue depuis plus d’un demi-siècle, comme nous l’avons mentionné dans le chapitre 4, une onde cérébrale particulière, l’onde mu, est supprimée chaque fois qu’une personne accomplit un acte volontaire, même un mouvement aussi simple qu’ouvrir ou fermer le poing. Après quoi, on découvrit que la suppression de l’onde mu se produisait également lorsque le sujet observait une autre personne faire le même mouvement. Nous en avons déduit que la suppression des ondes mu pourrait fournir une preuve simple et non invasive de l’activité des neurones miroirs.

Nous avons réalisé une expérimentation sur un enfant autiste aux fonctionnalités moyennes, Justin, pour vérifier si notre processus était efficace. (Les très jeunes enfants gravement atteints n’ont pas participé à cette étude pilote, car nous voulions nous assurer que les différences enregistrées entre l’activité des neurones miroirs chez un enfant normal et un autiste n’étaient pas dues à des problèmes d’attention, de compréhension des instructions ou d’un effet global de retard mental.) Justin nous avait été recommandé par un groupe de soutien local créé pour promouvoir le bien-être des enfants atteints d’autisme. Comme Steven, il présentait de nombreux symptômes caractéristiques de ce trouble, mais était capable de suivre des instructions simples comme « regarde l’écran » et ne répugnait pas à avoir des électrodes branchées sur la tête.

Comme chez un enfant normal, Justin présentait une forte onde mu quand il restait assis sans bouger, et l’onde disparaissait chaque fois que nous lui demandions d’exécuter un mouvement volontaire. Fait remarquable, quand il vit une autre personne réaliser l’action, la suppression ne se produisit pas. Cette observation renforçait notre hypothèse. Nous pouvions en conclure que le système de commande moteur de l’enfant était intact – il était capable d’ouvrir une porte, manger des chips, dessiner, se coiffer, et ainsi de suite –, mais son système de neurones miroirs était déficient. Nous avons présenté ce cas d’étude unique à la réunion annuelle de la Société des Neurosciences en 2000, que nous avons complété en 2004 par dix autres cas. Nos résultats étaient identiques. Depuis, ils ont été confirmés par différents groupes de recherche au fil des années, et ce grâce des techniques variées2.

Par exemple, un groupe de chercheurs dirigé par Riitta Hari à l’Aalto University of Science and Technology a corroboré nos conjectures à l’aide de la MEG (magnétoencéphalographie), qui est à l’EEG ce que le Concorde est au planeur. Plus récemment, Michele Villalobos et ses collègues de l’université d’État de San Diego ont utilisé l’IRM fonctionnelle pour montrer une réduction de la connectivité fonctionnelle entre le cortex visuel et la région des neurones miroirs préfrontale chez des patients autistes. D’autres chercheurs ont vérifié notre hypothèse grâce à la TMS (stimulation magnétique transcrânienne). La TMS est, en un sens, l’inverse de l’EEG. Plutôt que d’enregistrer passivement les signaux électriques émanant du cerveau, la TMS génère un courant électrique dans le cerveau en utilisant un puissant aimant maintenu sur le crâne. Grâce à cette stimulation, on peut induire une activité neuronale artificielle dans n’importe quelle région du cerveau proche du crâne. (Certes, de nombreuses régions cérébrales sont nichées dans les replis du cerveau, mais certaines, dont le cortex moteur, sont idéalement placées juste sous la boîte crânienne, de sorte que la TMS peut les atteindre facilement.) Les chercheurs ont utilisé les TMS pour stimuler le cortex moteur, puis ont enregistré l’activation électro-musculaire au moment où le sujet regardait une autre personne accomplir une action. Quand un sujet normal regarde quelqu’un exécuter une action – disons presser une balle de tennis avec la main droite – ses propres muscles de la main droite enregistrent une petite reprise dans leur « conversation électrique ». Même si le sujet n’accomplit pas lui-même cette action de presser un objet, le simple fait de l’observer provoque une augmentation minuscule – mais mesurable - de la contraction des muscles qui se serait produite si le sujet avait été l’auteur de l’action. Le propre système moteur du sujet simule automatiquement l’action observée, tout en supprimant dans le même temps le signal moteur spinal, pour l’empêcher d’être transmis – et néanmoins une minuscule impulsion de la suppression de la commande motrice réussit à se frayer un chemin jusqu’aux muscles. Voilà ce qui se produit chez un sujet normal. Mais chez un autiste, aucun signe d’augmentation du potentiel musculaire quand il voit une action se dérouler. Ses neurones miroirs n’entrent pas en jeu. Ces résultats, ajoutés aux nôtres, apportent la preuve tangible que notre théorie est juste.

 

L’hypothèse des neurones miroirs peut expliquer maintes étranges manifestations de l’autisme. Par exemple, les enfants autistes ont des difficultés à interpréter les proverbes et les métaphores. Si on leur demande de « rebondir sur la question », ils peuvent se mettre à effectuer le mouvement au sens propre. Si on les interroge sur le proverbe « Tout ce qui brille n’est pas d’or », ils n’en perçoivent que le sens littéral : « Cela veut simplement dire qu’un métal jaune n’est pas forcément en or ». Bien qu’observée seulement chez certains autistes, cette difficulté liée aux métaphores réclame une explication.

Il existe une branche des sciences cognitives appelée embodied cognition[1], qui affirme que la pensée humaine est profondément influencée par sa connexion avec le corps et ses processus sensoriels et moteurs. Ce point de vue s’oppose à la vision dite classique, qui a dominé les sciences cognitives de la deuxième moitié du XXe siècle et qui considère essentiellement le cerveau comme une sorte d’« ordinateur universel » simplement relié à un corps. L’embodied cognition a aujourd’hui beaucoup d’adeptes. Des ouvrages entiers ont été écrits sur le sujet. Laissez-moi vous donner l’exemple d’une expérience spécifique que j’ai réalisée en collaboration avec Lindsay Oberman et Piotr Winkleman. Nous avons démontré que si vous mordez un crayon, comme un cheval son mors, pour étirer votre bouche en un large sourire forcé, vous aurez des difficultés à repérer le sourire d’une autre personne (mais pas son froncement de sourcils). Et ce parce que l’action de mordre active les mêmes muscles que ceux du sourire, ce qui trouble votre système cérébral de neurones miroirs, créant une confusion entre l’action et la perception. (Certains neurones miroirs s’activent lorsque vous adoptez une expression faciale et que vous observez la même sur le visage d’autrui). Cette expérience prouve qu’action et perception sont bien plus liées dans le cerveau qu’on ne l’imaginait.

Mais quel est le rapport avec l’autisme et les métaphores ? Nous avons récemment remarqué que les patients souffrant de lésions dans le gyrus supramarginal gauche et atteints d’apraxie – une incapacité à reproduire des actions volontaires réclamant un savoir-faire, comme remuer une tasse de thé ou planter un clou – ont aussi des difficultés à interpréter des métaphores liées à une action telles que « grimper aux rideaux ». Comme le gyrus supramarginal est également doté de neurones miroirs, cette observation suggère que le système des neurones miroirs chez les humains est impliqué non seulement dans l’interprétation d’actes contrôlés, mais aussi dans la compréhension d’actions métaphoriques et, de ce fait, dans d’autres aspects de l’embodied cognition. Les singes disposent eux aussi de neurones miroirs, mais pour que ceux-ci puissent jouer un rôle dans la compréhension de métaphores, il faudrait qu’ils atteignent un niveau de sophistication plus élevé, tel que l’ont atteint les neurones miroirs des humains.

L’hypothèse des neurones miroirs nous fournit des indices concernant les difficultés langagières des autistes. Les neurones miroirs sont très certainement impliqués quand un enfant répète pour la première fois un son ou un mot. Cela requiert une traduction interne : la cartographie des motifs sonores doit être traduite en motifs moteurs correspondants, et vice versa. Ce processus a pu se mettre en place de deux manières. Premièrement, dès qu’un mot est entendu, une trace mnésique des phonèmes (les sons) s’imprime dans le cortex auditif. Le bébé essaie ensuite de prononcer des paroles au hasard, et, grâce aux rapports d’erreurs émanant de la trace mnésique, affine le signal sortant jusqu’à ce qu’il corresponde parfaitement à son souvenir. (Nous procédons de la même manière lorsque nous fredonnons dans notre tête un air déjà entendu, puis que nous le chantons à voix haute, affinant progressivement la mélodie pour qu’elle s’accorde au fredonnement interne.) Deuxièmement, les réseaux servant à traduire les sons entendus en mots articulés ont pu être spécifiés de façon innée par la sélection naturelle. Dans les deux cas, le réseau obtenu serait un système de neurones aux propriétés proches de celles des neurones miroirs. Si un enfant pouvait immédiatement répéter un groupe de phonèmes qu’il entend pour la première fois, cela appuierait la thèse d’un mécanisme de traduction encodé, inné. Il y aurait alors de multiples façons de mettre en place ce mécanisme. Mais quel que soit le mécanisme, nos résultats suggèrent qu’une faille dans l’installation initiale a causé la déficience fondamentale de l’autisme. Nos résultats empiriques sur la suppression des ondes mu en témoignent et nous autorisent à avancer une cause unique pour expliquer une batterie de symptômes sans lien apparent.

Finalement, même si le système des neurones miroirs a initialement évolué pour créer un modèle interne des actions et intentions d’autrui, il se pourrait que son développement soit allé plus loin chez l’humain : ce système se serait retourné sur lui-même pour présenter (re-présenter) à un esprit son propre reflet. Une théorie de l’esprit sert non seulement à deviner ce qui se passe dans la tête d’amis, d’étrangers et d’ennemis, mais, chez les Homo sapiens, elle augmente aussi fortement nos intuitions sur le fonctionnement de notre propre esprit. Cela s’est probablement produit durant la phase de transition mentale que nous avons subie il y a environ deux cent mille ans, et qui a été l’aube de la pleine et entière prise de conscience de soi. Si le système des neurones miroirs sous-tend la théorie de l’esprit et que cette théorie est amplifiée et appliquée intrinsèquement, vers le moi, cela expliquerait pourquoi les autistes trouvent les interactions sociales et l’auto-identification si difficiles, et pourquoi tant d’enfants autistes ont du mal à employer les pronoms « je » et « tu » dans la conversation – il leur manque sans doute une représentation mentale d’eux-mêmes suffisamment mature pour saisir la distinction. Selon cette hypothèse, les autistes qui par ailleurs parlent normalement (les autistes au langage délié sont atteints de ce que l’on appelle le syndrome d’Asperger, un des troubles du développement du spectre autistique) auraient des difficultés à établir des distinctions conceptuelles entre certains mots tels que « estime de soi », « pitié », « compassion », « pardon », « embarras », sans parler de « auto-apitoiement », autant de termes qui n’ont guère de sens sans une vision claire du concept de « moi ». De telles suppositions n’ont jamais été testées de manière systématique, mais mon étudiante Laura Case s’y emploie actuellement. Nous reviendrons à ces questions à propos de la représentation et de la conscience de soi, ainsi que des dérèglements de ces insaisissables concepts, dans le dernier chapitre.

Il est temps d’ajouter trois remarques importantes. D’abord, de petits groupes de cellules aux propriétés similaires à celles des neurones miroirs ont été découverts dans de nombreuses régions du cerveau, constituant une sorte de grand circuit – un « réseau miroir » en quelque sorte. Deuxièmement, comme je l’ai déjà fait remarquer, il faut prendre garde à ne pas attribuer tous les aspects étranges du cerveau aux neurones miroirs. Ils ne sont pas responsables de tout ! Néanmoins, ils semblent avoir joué un rôle clé dans l’élévation de l’humain au-dessus du niveau du singe et, étude après étude, ils se retrouvent au cœur de diverses facultés mentales allant bien au-delà du simple modèle « le singe voit, le singe fait » que nous leur prêtions à l’origine. Troisièmement, attribuer certaines capacités cognitives à certains neurones (dans ce cas les neurones miroirs) ou à certaines régions cérébrales n’est qu’un début. Nous devons encore comprendre comment les neurones fonctionnent. Cela dit, la compréhension de l’anatomie peut substantiellement ouvrir la voie et réduire la complexité du problème. En particulier, les données anatomiques peuvent restreindre nos spéculations théoriques et nous aider à éliminer de multiples hypothèses initialement prometteuses. D’un autre côté, affirmer que « des aptitudes mentales émergent dans un réseau homogène » ne nous mènerait nulle part et contredirait les multiples preuves empiriques de la subtile spécialisation anatomique du cerveau. De grands réseaux d’apprentissage existent chez les cochons comme chez les grands singes, mais seuls les humains sont capables de langage et de réflexion sur eux-mêmes.

 

L’autisme est toujours très difficile à traiter, mais la découverte du dysfonctionnement des neurones miroirs ouvre la voie à de nouvelles approches thérapeutiques. Par exemple, l’absence de suppression des ondes mu pourrait devenir un outil de diagnostic inestimable pour détecter le désordre au cours de la toute petite enfance, afin que les thérapies disponibles actuelles puissent être appliquées bien avant l’apparition des symptômes « lourds ». Malheureusement, dans la plupart des cas, c’est lors du développement de ces symptômes lourds, durant la deuxième ou troisième année de vie, que les parents et médecins comprennent le problème. Plus l’autisme est traité tôt, mieux c’est.

Une deuxième possibilité, plus intrigante, est l’emploi du biofeedback pour traiter le trouble. Dans ce processus, un signal physiologique émanant du corps ou du cerveau du sujet est retracé par une machine et montré au sujet à l’aide d’un dispositif externe. Le but pour le sujet est de se concentrer pour nourrir le signal afin d’exercer un contrôle conscient dessus. Par exemple, un système de biofeedback peut montrer à une personne les battements de son cœur sous forme d’un point qui bondit sur un écran. Avec de la pratique, la plupart des sujets parviennent à ralentir leur cœur à l’envi. Les ondes cérébrales peuvent aussi être utilisées pour le biofeedback. Par exemple, le professeur Sean Mackey, de l’université de Stanford, a placé des patients atteints de douleurs chroniques dans un scanner à imagerie cérébrale et leur a montré l’image d’une flamme animée par ordinateur. La flamme représentait l’activité neuronale du cingulaire antérieur du patient (une région corticale du cerveau impliquée dans la perception de la douleur), et sa taille était proportionnelle à la quantité subjective de douleur ressentie. En se concentrant sur la flamme, la plupart des patients parvenaient à exercer un certain contrôle sur son amplitude, à la maintenir réduite, et de ce fait à diminuer l’intensité de la douleur expérimentée. Par la même astuce, on pourrait contrôler les ondes mu d’un enfant autiste et les représenter sur un écran, par exemple sous la forme déguisée d’un jeu vidéo contrôlé par la pensée, pour voir s’il serait capable de les supprimer. En supposant les fonctions de ses neurones miroir faibles ou en dormance plutôt qu’absentes, ce type d’exercices pourrait renforcer sa capacité à lire les intentions d’autrui, et ainsi le rapprocher de ce monde social qui tourbillonne autour de lui sans qu’il s’en aperçoive. Au moment de la parution de cet ouvrage, cette approche était explorée par notre collègue Jaime Pineda de l’université d’État de San Diego.

Une troisième possibilité – que j’ai exposée dans un article pour le magazine Scientific American et coécrit avec mon étudiante diplômée Lindsay Oberman – serait d’employer certaines drogues. Des témoignages donnent à penser que la MDMA (la fameuse « ecstasy ») amplifie l’empathie, et ce sans doute en augmentant l’abondance de neurotransmetteurs appelés « empathogènes », produits naturellement dans le cerveau de créatures extrêmement sociables comme les primates. Une déficience de ces transmetteurs contribuerait-elle aux symptômes de l’autisme ? Si tel était le cas, la MDMA (dont on aurait convenablement modifié les molécules) pourrait-elle améliorer certains des troublants symptômes de la maladie ? On sait aussi que la prolactine et l’ocytocine – des hormones affiliées – favorisent les liens sociaux. Peut-être que cette connexion pourrait être exploitée de façon thérapeutique. S’ils étaient administrés suffisamment tôt, ces cocktails de drogues pourraient freiner certaines manifestations précoces pour minimiser la cascade d’événements qui s’en suit et conduit au développement complet des symptômes de l’autisme.

En parlant de prolactine et d’ocytocine, nous avons récemment rencontré un enfant autiste dont l’IRM cérébral présentait une réduction substantielle de la taille du bulbe olfactif, qui reçoit des signaux olfactifs du nez. Étant donné que l’odorat est un facteur majeur dans la régulation des comportements sociaux chez la majorité des mammifères, nous nous sommes demandé : « Est-il concevable que cette malformation du bulbe olfactif joue un rôle crucial dans la genèse de l’autisme ? » L’activité réduite du bulbe olfactif réduirait l’ocytocine et la prolactine, engendrant une diminution de l’empathie et de la compassion. Inutile de dire que ce ne sont là que pures spéculations de ma part, mais en science, l’imagination est souvent mère de faits – en tout cas, la censure prématurée des hypothèses n’est pas une bonne chose.

Une dernière option pour revigorer les neurones miroirs dormants chez les autistes serait de tirer avantage du grand plaisir que les hommes – y compris des autistes – prennent à danser en rythme. Si une telle thérapie, utilisant la danse et la musique rythmée, a été expérimentée sur des enfants autistes, aucune tentative n’a été réalisée pour exploiter directement les propriétés connues du système des neurones miroirs. On pourrait par exemple demander à des danseurs de se mouvoir simultanément en rythme pendant que l’enfant imite la chorégraphie de façon synchronisée. Les immerger dans une salle aux murs couverts de miroirs pourrait les aider en amplifiant l’impact du système des neurones miroirs. Cette solution peut paraître tirée par les cheveux, mais l’idée d’utiliser des vaccins pour prévenir la rage ou la diphtérie l’était tout autant3.

 

L’hypothèse des neurones miroirs rend compte d’un nombre défini de caractéristiques de l’autisme : manque d’empathie, d’imitation et de théorie de l’esprit4. Cependant, il y a d’autres symptômes communs de l’autisme que les neurones miroirs ne peuvent expliquer. Par exemple, certains se balancent d’avant en arrière, évitent de croiser le regard des autres, font montre d’une hypersensibilité et d’une aversion à certains sons, ou encore se livrent à une auto-stimulation tactile – en se frappant parfois eux-mêmes – dont le but est apparemment de canaliser cette hypersensibilité. Ces symptômes sont suffisamment communs pour mériter une explication dans l’analyse globale de l’autisme. Le fait de se frapper est peut-être un moyen de mettre en valeur l’importance du corps, et d’ancrer ainsi le moi afin de réaffirmer leur existence. Mais peut-on examiner ces idées en regard de ce que nous avons dit jusqu’ici sur l’autisme ?

Au début des années quatre-vingt-dix, notre groupe (en collaboration avec mon collègue Bill Hirstein et Portia Iversen, cofondatrice de Cure Autism Now, une organisation dédiée à l’autisme) a longuement réfléchi à la prise en compte de ces autres symptômes. Nous avons finalement élaboré la « théorie du paysage émotionnel » : quand une personne observe le monde, elle est soumise à une surcharge sensorielle potentielle. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, lorsqu’on considère les deux branches de la voie du « Quoi » dans le cortex visuel, les informations de l’extérieur sont d’abord filtrées dans les aires cérébrales sensorielles avant d’être relayées à l’amygdale. Porte d’entrée du cœur émotionnel cérébral, l’amygdale opère une surveillance émotionnelle du monde où vous évoluez, évalue le contenu émotionnel de ce que vous voyez, et distingue enfin ce qui est trivial de ce qui mérite une réponse émotionnelle appropriée. Dans ce dernier cas, l’amygdale dit à l’hypothalamus d’activer le système nerveux autonome proportionnellement à la charge émotionnelle générée de l’objet observé – insignifiante, relativement importante ou extrêmement puissante. Ainsi, l’amygdale est capable de créer un « paysage émotionnel » de notre monde, avec des collines et des vallées correspondant aux pics et aux creux émotionnels.

Parfois, ce circuit peut se détraquer. Votre réponse autonome à un stimulus se manifeste par une brusque sudation, l’accélération du rythme cardiaque, le raidissement des muscles, et ainsi de suite, afin de préparer votre corps à réagir. Dans des cas extrêmes, cette réaction physiologique soudaine est rapportée à votre cerveau et incite votre amygdale à dire : « Waouh ! C’est plus dangereux que je ne le pensais. Nous devons réagir davantage pour évacuer ce problème ». Il en résulte une guerre éclair automatique. Nombre d’adultes sont enclins à ce type d’attaques de panique, mais la plupart d’entre nous ne risquent pas d’être emportés par de tels tourbillons autonomes.

Avec cette idée en tête, notre groupe s’est demandé si les enfants autistes n’avaient pas un paysage émotionnel dysfonctionnel. Cela pouvait être partiellement dû à des connexions aléatoirement augmentées (ou réduites) entre les cortex sensoriels et l’amygdale, et aussi peut-être entre les structures limbiques et les lobes frontaux. En conséquence de ces connexions anormales, le moindre événement ou objet trivial déclencherait une tempête autonome incontrôlable, qui expliquerait l’inclination des autistes pour la routine. D’un autre côté, si le pic émotionnel est moins puissant, l’enfant peut attacher une importance anormalement élevée à des stimuli inhabituels, d’où leurs étranges préoccupations, et leurs talents parfois extraordinaires. Inversement, si des connexions entre le cortex sensoriel et l’amygdale sont partiellement effacées par les distorsions de leur paysage émotionnel, l’enfant peut ignorer certains stimuli, comme les yeux, qui attirent automatiquement l’attention des enfants normaux.

Pour tester l’hypothèse du paysage émotionnel, nous avons mesuré la réponse électrodermale (RED) d’un groupe de trente-sept enfants autistes et vingt-cinq enfants normaux. Les enfants normaux réagissent à des catégories de stimuli logiques, mais pas à d’autres. Par exemple, ils ont des RED en voyant des photos de leurs parents, mais pas face à des stylos. Les enfants autistes, en revanche, font montre de réactions autonomes généralement élevées, souvent amplifiées à la vue d’objets ou événements sans importance, alors que des stimuli puissants comme les yeux sont totalement inefficaces.

Si la théorie du paysage émotionnel est pertinente, on s’attend à trouver des anomalies dans la voie visuelle 3 des cerveaux autistes. Cette voie relie non seulement l’amygdale, mais traverse aussi le sillon temporal supérieur, qui – comme la région voisine, l’insula – est riche en neurones miroirs. Dans l’insula, nous savons que les neurones miroirs sont impliqués aussi bien dans la perception que dans l’expression de certaines émotions (tel que le dégoût, social comme moral) de manière emphatique. Ainsi, des lésions au niveau de ces régions, ou peut-être une déficience des neurones miroirs qu’elles contiennent, pourraient non seulement perturber le paysage émotionnel, mais aussi diminuer l’empathie, l’interaction sociale, l’imitation, la capacité à faire semblant.

En sus de cela, la théorie du paysage émotionnel peut expliquer deux autres aspects étranges de l’autisme, particulièrement énigmatiques. D’abord, des parents ont remarqué que les symptômes de leur enfant autiste étaient temporairement amoindris par une fièvre élevée. La fièvre est généralement causée par des toxines bactériennes qui influent sur les mécanismes de régulation de la température dans l’hypothalamus, à la base du cerveau. Encore une fois, cela fait partie de la voie 3. Il m’est alors apparu que le fait que certains comportements dysfonctionnels comme la colère naissent dans des zones proches de l’hypothalamus n’était pas une coïncidence. Ainsi, la fièvre pourrait avoir un effet « secondaire » qui freine l’activité de l’un des goulets d’étranglements du processus de retours en boucle, qui génère ces explosions autonomes et les colères associées. Une explication purement spéculative, ce qui vaut toujours mieux que pas d’explication du tout. Cela nous permet de tester des solutions. Par exemple, nous pourrions ralentir artificiellement et sans danger le processus de feedback. Un circuit au ralenti serait plus efficace qu’un circuit défectueux, en particulier si ce procédé permet à un enfant comme Steven d’interagir davantage avec sa mère. On pourrait donc provoquer chez lui une fièvre élevée et sans danger en lui injectant des parasites de la malaria dénaturés. Des injections répétées de ces pyrogènes (des substances générant de la fièvre) l’aideraient à « réinitialiser » le circuit et alléger les symptômes de façon permanente.

Ensuite, les enfants atteints d’autisme se frappent souvent eux-mêmes. Ce comportement est appelé « auto-stimulation somatique ». Au regard de notre théorie, nous pensons que ce comportement amoindrit les réactions excessives autonomes de ces enfants. En effet, notre équipe de recherche a constaté que ces auto-stimulations avaient non seulement un effet apaisant, mais qu’elles entraînaient aussi une réduction mesurable des RED. Cela ouvre la possibilité d’une thérapie symptomatique pour l’autisme : le patient pourrait être équipé d’un appareil mesurant ses RED relié à un appareil de stimulation corporelle fixé sous ses vêtements. Un tel dispositif serait-il efficace au quotidien ? Cela reste à prouver. Il fait actuellement l’objet d’expérimentations menées par mon collègue Bill Hirstein.

Le balancement d’avant en arrière de certains enfants autistes semble avoir un objectif similaire. Nous savons que ce comportement stimule le système vestibulaire (le sens de l’équilibre) et que les informations liées à l’équilibre se divisent à un moment donné pour emprunter la voie 3, notamment vers l’insula. Ainsi, des balancements répétitifs pourraient fournir à l’enfant le même type d’apaisement que le fait de se frapper lui-même. On pourrait même se demander si cela ne l’aide pas à ancrer son moi dans son corps, afin de donner une cohérence à un monde par ailleurs chaotique, comme je le décrirai dans un moment.

En dehors d’une possible déficience des neurones miroirs, quels autres facteurs rendraient compte du dérèglement du paysage émotionnel à travers lequel nombre d’enfants autistes semblent appréhender le monde ? Il est établi qu’il y a des prédispositions génétiques à l’autisme. Fait moins connu en revanche, près d’un tiers des enfants autistes ont souffert d’épilepsie temporale dans leur enfance. (Cette proportion serait plus élevée si on incluait les crises partielles complexes cliniquement indétectables.) Chez les adultes, l’épilepsie temporale se manifeste par d’importantes perturbations émotionnelles, mais comme leurs cerveaux sont totalement mâtures, cela ne provoque pas de distorsions cognitives permanentes. En revanche, on connaît mal les conséquences de l’épilepsie temporale sur les cerveaux en cours de développement. Les crises sont causées par des salves répétées et aléatoires d’impulsions nerveuses courant à travers le système limbique. Si elles se produisent fréquemment dans un très jeune cerveau, elles risquent d’entraîner, par le biais d’un processus d’accroissement du nombre des synapses, une augmentation (ou une diminution) sélective mais importante des connexions entre l’amygdale et les cortex supérieurs visuel, auditif et somato-sensoriel. Cela pourrait expliquer les fréquentes fausses alertes déclenchées par la vue d’objets communs ou de sons neutres, et inversement l’absence de réaction face à des stimuli sociaux puissants – deux comportements caractéristiques de l’autisme.

En termes plus généraux, notre sentiment d’être un moi intégré, incarné, semble dépendre cruellement de ces allers-retours entre le cerveau et le reste du corps – et aussi, grâce à l’empathie, entre soi et autrui. Une perturbation hasardeuse des connexions entre les aires sensorielles supérieures et l’amygdale, et les distorsions résultant du paysage émotionnel d’un sujet, peuvent – en tant que parties du même processus – causer une perte troublante de ce sens de l’incarnation du moi – du sentiment d’un moi distinct, autonome, ancré dans un corps et impliqué dans une société. Peut-être que l’auto-stimulation somatique chez certains enfants est une manière de tenter de se réapproprier ce moi en stimulant les interactions corps-cerveau, tout en réduisant dans le même temps les signaux autonomes abusivement amplifiés. Un équilibre subtil de ces interactions est crucial pour le développement normal du moi incarné, chose que nous tenons habituellement pour acquise comme le fondement axiomatique de l’être. Pas étonnant, donc, que soit fortement perturbée cette conscience de soi chez les autistes.

Nous avons jusqu’ici considéré deux théories potentielles pour expliquer les étranges symptômes de l’autisme : le dysfonctionnement des neurones miroirs et la distorsion du paysage émotionnel. Le but de ces hypothèses est de fournir des mécanismes uniques pour rendre compte du large éventail de symptômes sans liens apparents qui caractérisent ce trouble. Bien sûr, les deux hypothèses ne s’excluent pas nécessairement. En effet, il existe des relations entre les neurones miroirs et le système limbique. Il est possible que des distorsions des connexions limbico-sensorielles soient la cause d’un ultime dérèglement du système des neurones miroirs. À l’évidence, nous devons faire d’autres expérimentations pour résoudre ces questions. Quels que soient les mécanismes sous-jacents, nos résultats suggèrent fortement que les enfants atteints d’autisme sont victimes d’un dysfonctionnement de leur système de neurones miroirs qui pourrait expliquer de nombreuses caractéristiques de leur syndrome. À quoi ce dysfonctionnement est-il dû ? À des gènes liés au développement du cerveau ? À des gènes les prédisposant à certains virus (et de ce fait à des crises) ? À tout autre chose ? Cela reste à déterminer. En attendant, cela nous donne un bon point de départ pour des recherches ultérieures sur l’autisme, afin qu’un jour nous puissions trouver un moyen de « faire revenir Steven ».

L’autisme nous rappelle que le sens de soi propre aux humains n’est pas un vague concept sans fondement. En dépit de sa tendance prononcée à affirmer son intimité et son indépendance, le moi émerge en fait d’une réciprocité d’interactions avec les autres et avec le corps qu’il habite. Lorsqu’il se retranche de la société et de son propre corps, il existe à peine. Du moins pas au sens d’un moi mature qui définit notre existence en tant qu’être humain. En effet, l’autisme pourrait être fondamentalement considéré comme un désordre de la conscience de soi, et si tel est le cas, les recherches menées sur ce syndrome pourraient nous aider à comprendre la nature de la conscience elle-même.

[1]  « Cognition incarnée ». Nous laissons embodied cognition dans le texte car c’est ainsi que cette branche est appelée, même dans la litté­rature en français, NdE.