LIVRE XI[312]
Madame Récamier. — Enfance de Madame Récamier. — Suite du récit de Benjamin Constant: Madame de Staël. — Voyage de Madame Récamier en Angleterre. — Premier voyage de madame de Staël en Allemagne. — Madame Récamier à Paris. — Projets des généraux. — Portrait de Bernadotte. — Procès de Moreau. — Lettres de Moreau et de Masséna à Madame Récamier. — Mort de M. Necker. — Retour de Madame de Staël. — Madame Récamier à Coppet. — Le prince Auguste de Prusse. — Second voyage de Madame de Staël en Allemagne. — Château de Chaumont. — Lettre de Madame de Staël à Bonaparte. — Madame Récamier et M. Mathieu de Montmorency sont exilés. — Madame Récamier à Châlons. — Madame Récamier à Lyon. — Madame de Chevreuse. — Prisonniers espagnols. — Madame Récamier à Rome. — Albano. — Canova: ses lettres. — Le pêcheur d'Albano. — Madame Récamier à Naples. — Le duc de Rohan-Chabot. — Le roi Murat: ses lettres. — Madame Récamier revient en France. — Lettre de Madame de Genlis. — Lettres de Benjamin Constant. — Articles de Benjamin Constant au retour de Bonaparte de l'île d'Elbe. — Madame de Krüdener. — Le duc de Wellington. — Je retrouve Madame Récamier. — Mort de Madame de Staël. — L'Abbaye-aux-Bois.
Nous passons à l'ambassade de Rome, à cette Italie le rêve de mes jours. Avant de continuer mon récit, je dois parler d'une femme qu'on ne perdra plus de vue jusqu'à la fin de ces Mémoires. Une correspondance va s'ouvrir de Rome à Paris entre elle et moi: il faut donc savoir à qui j'écris, comment et à quelle époque j'ai connu madame Récamier.
Elle rencontra aux divers rangs de la société des personnages plus ou moins célèbres engagés sur la scène du monde; tous lui ont rendu un culte. Sa beauté mêle son existence idéale aux faits matériels de notre histoire: lumière sereine éclairant un tableau d'orage.
Revenons encore sur des temps écoulés; essayons à la clarté de mon couchant de dessiner un portrait sur le ciel où ma nuit qui s'approche va bientôt répandre ses ombres.
Une lettre, publiée dans le Mercure après ma rentrée en France en 1800, avait frappé madame de Staël. Je n'étais pas encore rayé de la liste des émigrés; Atala me tira de mon obscurité. Madame Bacciochi (Élisa Bonaparte), à la prière de M. de Fontanes, sollicita et obtint ma radiation dont madame de Staël s'était occupée; j'allai la remercier. Je ne me souviens plus si ce fut Christian de Lamoignon ou l'auteur de Corinne qui me présenta à madame Récamier son amie; celle-ci demeurait alors dans sa maison de la rue du Mont-Blanc. Au sortir de mes bois et de l'obscurité de ma vie, j'étais encore tout sauvage; j'osais à peine lever les yeux sur une femme entourée d'adorateurs.

Madame Récamier.
Environ un mois après, j'étais un matin chez madame de Staël; elle m'avait reçu à sa toilette; elle se laissait habiller par mademoiselle Olive, tandis qu'elle causait en roulant dans ses doigts une petite branche verte. Entre tout à coup madame Récamier, vêtue d'une robe blanche; elle s'assit au milieu d'un sofa de soie bleue. Madame de Staël, restée debout, continua sa conversation fort animée, et parlait avec éloquence; je répondais à peine, les yeux attachés sur madame Récamier. Je n'avais jamais inventé rien de pareil, et plus que jamais je fus découragé: mon admiration se changea en humeur contre ma personne. Madame Récamier sortit, et je ne la revis plus que douze ans après.
Douze ans! quelle puissance ennemie coupe et gaspille ainsi nos jours, les prodigue ironiquement à toutes les indifférences appelées attachements, à toutes les misères surnommées félicités! Puis, par une autre dérision, quand elle en a flétri et dépensé la partie la plus précieuse, elle vous ramène au point de départ de vos courses. Et comment vous y ramène-t-elle? l'esprit obsédé des idées étrangères, des fantômes importuns, des sentiments trompés ou incomplets d'un monde qui ne vous a laissé rien d'heureux. Ces idées, ces fantômes, ces sentiments s'interposent entre vous et le bonheur que vous pourriez encore goûter. Vous revenez le cœur souffrant de regrets, désolé de ces erreurs de jeunesse si pénibles au souvenir dans la pudeur des années. Voilà comme je revins après avoir été à Rome, en Syrie, après avoir vu passer l'empire, après être devenu l'homme du bruit, après avoir cessé d'être l'homme du silence. Madame Récamier qu'avait-elle fait? quelle avait été sa vie?
Je n'ai point connu la plus grande partie de l'existence à la fois éclatante et retirée dont je vais vous entretenir: force m'est donc de recourir à des autorités différentes de la mienne, mais elles seront irrécusables. D'abord madame Récamier m'a raconté des faits dont elle a été témoin et m'a communiqué des lettres précieuses. Elle a écrit, sur ce qu'elle a vu, des notes dont elle m'a permis de consulter le texte, et trop rarement de le citer. Ensuite madame de Staël dans sa correspondance, Benjamin Constant dans ses souvenirs, les uns imprimés, les autres manuscrits, M. Ballanche dans une notice sur notre commune amie, madame la duchesse d'Abrantès dans ses esquisses, madame de Genlis dans les siennes, ont abondamment fourni les matériaux de ma narration: je n'ai fait que nouer les uns aux autres tant de beaux noms, en remplissant les vides par mon récit, quand quelques anneaux de la chaîne des événements étaient sautés ou rompus.
Montaigne dit que les hommes vont béant aux choses futures: j'ai la manie de béer aux choses passées. Tout est plaisir, surtout lorsque l'on tourne les yeux sur les premières années de ceux que l'on chérit; on allonge une vie aimée; on étend l'affection que l'on ressent sur des jours que l'on a ignorés et que l'on ressuscite; on embellit ce qui fut de ce qui est; on recompose de la jeunesse.
J'ai vu à Lyon le Jardin des Plantes établi sur les ruines de l'amphithéâtre antique et dans les jardins de l'ancienne abbaye de la Déserte, maintenant abattue: le Rhône et la Saône sont à vos pieds; au loin s'élève la plus haute montagne de l'Europe, première colonne milliaire de l'Italie, avec son écriteau blanc au-dessus des nuages. Madame Récamier[313] fut mise dans cette abbaye, elle y passa son enfance derrière une grille qui ne s'ouvrait sur l'église extérieure qu'à l'élévation de la messe. Alors on apercevait dans la chapelle intérieure du couvent des jeunes filles prosternées. La fête de l'abbesse était la fête principale de la communauté; la plus belle des pensionnaires faisait le compliment d'usage: sa parure était ajustée, sa chevelure nattée, sa tête voilée et couronnée des mains de ses compagnes; et tout cela en silence, car l'heure du lever était une de celles qu'on appelait du grand silence dans les monastères. Il va de suite que Juliette avait les honneurs de la journée. Son père et sa mère s'étant établis à Paris rappelèrent leur enfant auprès d'eux. Sur des brouillons écrits par madame Récamier je recueille cette note:
«La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je ne me souvenais pas d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.
«Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations. Elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.»
Ces heures sorties d'un pieux désert se reposent maintenant dans une autre solitude religieuse, sans avoir rien perdu de leur fraîcheur et de leur harmonie.
Benjamin Constant, l'homme qui a eu le plus d'esprit après Voltaire, cherche à donner une idée de la première jeunesse de madame Récamier: il a puisé dans le modèle dont il prétendait retracer les traits une grâce qui ne lui était pas naturelle.
«Parmi les femmes de notre époque, dit-il, que des avantages de figure, d'esprit ou de caractère ont rendues célèbres, il en est une que je veux peindre. Sa beauté l'a d'abord fait admirer; son âme s'est ensuite fait connaître, et son âme a encore paru supérieure à sa beauté. L'habitude de la société a fourni à son esprit le moyen de se déployer, et son esprit n'est resté au-dessous ni de sa beauté ni de son âme.
«À peine âgée de quinze ans[314], mariée à un homme qui, occupé d'affaires immenses, ne pouvait guider son extrême jeunesse, madame Récamier se trouva presque entièrement livrée à elle-même dans un pays qui était encore un chaos.
«Plusieurs femmes de la même époque ont rempli l'Europe de leurs diverses célébrités. La plupart ont payé le tribut à leur siècle, les unes par des amours sans délicatesse, les autres par de coupables condescendances envers les tyrannies successives.
«Celle que je peins sortit brillante et pure de cette atmosphère qui flétrissait ce qu'elle ne corrompait pas. L'enfance fut d'abord pour elle une sauvegarde, tant l'auteur de ce bel ouvrage, faisait tourner tout à son profit. Éloignée du monde dans une solitude embellie par les arts, elle se faisait une douce occupation de toutes ces études charmantes et poétiques qui restent le charme d'un autre âge.
«Souvent aussi, entourée de jeunes compagnes, elle se livrait avec elles à des jeux bruyants. Svelte et légère, elle les devançait à la course; elle couvrait d'un bandeau ses yeux qui devaient un jour pénétrer toutes les âmes. Son regard, aujourd'hui si expressif et si profond, et qui semble nous révéler des mystères qu'elle-même ne connaît pas, n'étincelait alors que d'une gaieté vive et folâtre. Ses beaux cheveux, qui ne peuvent se détacher sans nous remplir de trouble, tombaient alors, sans danger pour personne, sur ses blanches épaules. Un rire éclatant et prolongé interrompait souvent ses conversations enfantines; mais déjà l'on eût pu remarquer en elle cette observation fine et rapide qui saisit le ridicule, cette malignité douce qui s'en amuse sans jamais blesser, et surtout ce sentiment exquis d'élégance, de pureté, de bon goût, véritable noblesse native, dont les titres sont empreints sur les êtres privilégiés.
«Le grand monde d'alors était trop contraire à sa nature pour qu'elle ne préférât pas la retraite. On ne la vit jamais dans les maisons ouvertes à tout venant, seules réunions possibles quand toute société fermée eût été suspecte; où toutes les classes se précipitaient, parce qu'on pouvait y parler sans rien dire, s'y rencontrer sans se compromettre; où le mauvais ton tenait lieu d'esprit et le désordre de gaieté. On ne la vit jamais à cette cour du Directoire, où le pouvoir était tout à la fois terrible et familier, inspirant la crainte sans échapper au mépris.
«Cependant madame Récamier sortait quelquefois de sa retraite pour aller au spectacle ou dans les promenades publiques, et, dans ces lieux fréquentés par tous, ces rares apparitions étaient de véritables événements. Tout autre but de ces réunions immenses était oublié, et chacun s'élançait sur son passage. L'homme assez heureux pour la conduire avait à surmonter l'admiration comme un obstacle; ses pas étaient à chaque instant ralentis par les spectateurs pressés autour d'elle; elle jouissait de ce succès avec la gaieté d'un enfant et la timidité d'une jeune fille; mais la dignité gracieuse, qui dans sa retraite la distinguait de ses jeunes amies, contenait au dehors la foule effervescente. On eût dit qu'elle régnait également par sa seule présence sur ses compagnes et sur le public. Ainsi se passèrent les premières années du mariage de madame Récamier[315], entre des occupations poétiques, des jeux enfantins dans la retraite, et de courtes et brillantes apparitions dans le monde.»
Interrompant le récit de l'auteur d'Adolphe, je dirai que, dans cette société succédant à la terreur, tout le monde craignait d'avoir l'air de posséder un foyer. On se rencontrait dans les lieux publics, surtout au Pavillon d'Hanovre: quand je vis ce pavillon, il était abandonné comme la salle d'une fête d'hier, ou comme un théâtre dont les acteurs étaient à jamais descendus. Là s'étaient retrouvées des jeunes échappées de prison à qui André Chénier avait fait dire:
Je ne veux point mourir encore.
Madame Récamier avait rencontré Danton allant au supplice, et elle vit bientôt après quelques-unes des belles victimes dérobées à des hommes devenus eux-mêmes victimes de leur propre fureur.
Je reviens à mon guide Benjamin Constant:
«L'esprit de madame Récamier avait besoin d'un autre aliment. L'instinct du beau lui faisait aimer d'avance, sans les connaître, les hommes distingués par une réputation de talent et de génie.
«M. de Laharpe, l'un des premiers, sut apprécier cette femme qui devait un jour grouper autour d'elle toutes les célébrités de son siècle. Il l'avait rencontrée dans son enfance, il la revit mariée, et la conversation de cette jeune personne de quinze ans eut mille attraits pour un homme que son excessif amour-propre et l'habitude des entretiens avec les hommes les plus spirituels de France rendaient fort exigeant et fort difficile.
«M. de Laharpe se dégageait auprès de madame Récamier de la plupart des défauts qui rendaient son commerce épineux et presque insupportable. Il se plaisait à être son guide: il admirait avec quelle rapidité son esprit suppléait à l'expérience et comprenait tout ce qu'il lui révélait sur le monde et sur les hommes. C'était au moment de cette conversion fameuse que tant de gens ont qualifiée d'hypocrisie. J'ai toujours regardé cette conversion comme sincère. Le sentiment religieux est une faculté inhérente à l'homme; il est absurde de prétendre que la fraude et le mensonge aient créé cette faculté. On ne met rien dans l'âme humaine que ce que la nature y a mis. Les persécutions, les abus d'autorité en faveur de certains dogmes peuvent nous faire illusion à nous-mêmes et nous révolter contre ce que nous éprouverions si on ne nous l'imposait pas; mais, dès que les causes extérieures ont cessé, nous revenons à notre tendance primitive: quand il n'y a plus de courage à résister, nous ne nous applaudissons plus de notre résistance. Or, la révolution ayant ôté ce mérite à l'incrédulité, les hommes que la vanité seule avait rendus incrédules purent devenir religieux de bonne foi.
«M. de Laharpe était de ce nombre; mais il garda son caractère intolérant, et cette disposition amère qui lui faisait concevoir de nouvelles haines sans abjurer les anciennes. Toutes ces épines de sa dévotion disparaissaient cependant auprès de madame Récamier.»
Voici quelques fragments des lettres de M. de Laharpe à madame Récamier, dont Benjamin Constant vient de parler:
«Quoi, madame, vous portez la bonté jusqu'à vouloir honorer d'une visite un pauvre proscrit comme moi! C'est pour cette fois que je pourrais dire comme les anciens patriarches, à qui d'ailleurs je ressemble si peu, «qu'un ange est venu dans ma demeure». Je sais bien que vous aimez à faire œuvres de miséricorde; mais, par le temps qui court, tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d'abord impossible pour bien des raisons; entre autres, qu'avec votre jeunesse et votre figure dont l'éclat vous suivra partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence me défend de confier le secret de ma retraite, qui n'est pas à moi seul. Vous n'auriez donc qu'un moyen d'exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec madame de Clermont[316] qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l'une et l'autre. . . . . Je fais dans ce moment-ci beaucoup de vers. En les faisant, je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette dont l'esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le fragment d'Adonis que vous aimez, quoique devenu un peu profane pour moi; mais je voudrais la promesse qu'il ne sortira pas de vos mains. . . . . . . . .
«Adieu, madame; je me laisse aller avec vous à des idées que toute autre que vous trouverait bien extraordinaire d'adresser à une personne de seize ans, mais je sais que vos seize ans ne sont que sur votre figure[317].»
«Samedi.
«Il y a bien longtemps, madame, que je n'ai eu le plaisir de causer avec vous, et si vous êtes sûre, comme vous devez l'être que c'est une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches...
«Vous avez lu dans mon âme; vous y avez vu que j'y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j'ai dû sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'éclat qui environne votre âge et vos charmes. Je crains même qu'il ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il m'a été permis de passer avec vous, et je réclame là-dessus votre indulgence. Mais à présent, madame, que la Providence semble nous montrer de bien près un meilleur avenir[318], à qui pourrais-je confier mieux qu'à vous la joie que me donnent des espérances si douces et que je crois si prochaines? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particulières qui se mêleront à la joie publique? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante société, et combien je m'estimerai heureux de pouvoir y être encore pour quelque chose! Si vous daignez mettre le même prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la première à qui je m'empresserai d'en faire hommage. Alors plus de contradictions et d'obstacles; vous me trouverez toujours à vos ordres, et personne, je l'espère, ne pourra me blâmer de cette préférence. Je dirai: Voilà celle qui, dans l'âge des illusions et avec tous les avantages brillants qui peuvent les excuser, a connu toute la noblesse et la délicatesse des procédés de la plus pure amitié, et au milieu de tous les hommages s'est souvenue d'un proscrit. Je dirai: Voilà celle dont j'ai vu croître la jeunesse et les grâces au milieu d'une corruption générale qui n'a jamais pu les atteindre; celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte à la mienne: et je suis sûr que personne ne sera tenté de me contredire.»
La tristesse des événements, de l'âge et de la religion, cachée sous une expression attendrie, offre dans ces lettres un singulier mélange de pensée et de style. Revenons encore au récit de Benjamin Constant:
«Nous arrivons à l'époque où madame Récamier se vit pour la première fois l'objet d'une passion forte et suivie. Jusqu'alors elle avait reçu des hommages unanimes de la part de tous ceux qui la rencontraient, mais son genre de vie ne présentait nulle part des centres de réunion où l'on fût sûr de la retrouver. Elle ne recevait jamais chez elle et ne s'était point encore formé de société où l'on pût pénétrer tous les jours pour la voir et essayer de lui plaire.
«Dans l'été de 1799, madame Récamier vint habiter le château de Clichy, à un quart de lieue de Paris. Un homme célèbre depuis par divers genres de prétentions, et plus célèbre encore par les avantages qu'il a refusés que par les succès qu'il a obtenus, Lucien Bonaparte, se fit présenter à elle.
«Il n'avait aspiré jusqu'alors qu'à des conquêtes faciles, et n'avait étudié pour les obtenir que les moyens de romans que son peu de connaissance du monde lui représentait comme infaillibles. Il est possible que l'idée de captiver la plus belle femme de son temps l'ait séduit d'abord. Jeune, chef d'un parti dans le conseil des Cinq-Cents, frère du premier général du siècle, il fut flatté de réunir dans sa personne les triomphes d'un homme d'État et les succès d'un amant.
«Il imagina de recourir à une fiction pour déclarer son amour à madame Récamier; il supposa une lettre de Roméo à Juliette; et l'envoya comme un ouvrage de lui à celle qui portait le même nom.»
Voici cette lettre de Lucien, connue de Benjamin Constant; au milieu des révolutions qui ont agité le monde réel, il est piquant de voir un Bonaparte s'enfoncer dans le monde des fictions.
LETTRE DE ROMÉO À JULIETTE
par l'auteur de la Tribu indienne[319].
«Venise, 29 juillet.
«Roméo vous écrit, Juliette: si vous refusiez de me lire vous seriez plus cruelle que nos parents, dont les longues querelles viennent enfin de s'apaiser: sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus. . . . . . Il y a peu de jours, je ne vous connaissais encore que par la renommée. Je vous avais aperçue quelquefois dans les temples et dans les fêtes; je savais que vous étiez la plus belle; mille bouches répétaient vos éloges, et vos attraits m'avaient frappé sans m'éblouir. . . . . . . Pourquoi la paix m'a-t-elle livré à votre empire? la paix! elle est dans nos familles, mais le trouble est dans mon cœur. . . . . . . . .
«Rappelez-vous ce jour où pour la première fois je vous fus présenté. Nous célébrions dans un banquet nombreux la réconciliation de nos pères. Je revenais du sénat où les troubles suscités à la République avaient produit une vive impression. . . Vous arrivâtes; tous alors s'empressaient. Qu'elle est belle! s'écriait-on. . . . . . . . . . .
«La foule remplit dans la soirée les jardins de Bedmar. Les importuns, qui sont partout, s'emparèrent de moi. Cette fois je n'eus avec eux ni patience ni affabilité: ils me tenaient éloigné de vous!... Je voulus me rendre compte du trouble qui s'emparait de moi. Je connus l'amour et je voulus le maîtriser... Je fus entraîné et je quittai avec vous ce lieu de fêtes.
«Je vous ai revue depuis; l'amour a semblé me sourire. Un jour, assise au bord de l'eau, immobile et rêveuse, vous effeuilliez une rose; seul avec vous, j'ai parlé... j'ai entendu un soupir... vaine illusion! Revenu de mon erreur, j'ai vu l'indifférence au front tranquille assise entre nous deux... La passion qui me maîtrise s'exprimait dans mes discours, et les vôtres portaient l'aimable et cruelle empreinte de l'enfance et de la plaisanterie.
«Chaque jour je voudrais vous voir, comme si le trait n'était pas assez fixé dans mon cœur. Les moments où je vous vois seule sont bien rares, et ces jeunes Vénitiens qui vous entourent et vous parlent fadeur et galanterie me sont insupportables. Peut-on parler à Juliette comme aux autres femmes!
«J'ai voulu vous écrire; vous me connaîtrez, vous ne serez plus incrédule; mon âme est inquiète; elle a soif de sentiment. Si l'amour n'a pas ému le vôtre; si Roméo n'est à vos yeux qu'un homme ordinaire, oh! je vous en conjure par les liens que vous m'avez imposés, soyez avec moi sévère par bonté; ne me souriez plus, ne me parlez plus, repoussez-moi loin de vous. Dites-moi de m'éloigner, et si je puis exécuter cet ordre rigoureux, souvenez-vous au moins que Roméo vous aimera toujours; que personne n'a jamais régné sur lui comme Juliette, et qu'il ne peut plus renoncer à vivre pour elle au moins par le souvenir.»
Pour un homme de sang-froid, tout cela est un peu moquable: les Bonaparte vivaient de théâtres, de romans et de vers; la vie de Napoléon lui-même est-elle autre chose qu'un poème?
Benjamin Constant continue en commentant cette lettre: «Le style de cette lettre est visiblement imité de tous les romans qui ont peint les passions, depuis Werther jusqu'à la Nouvelle Héloïse. Madame Récamier reconnut facilement, à plusieurs circonstances de détail, qu'elle-même était l'objet de la déclaration qu'on lui présentait comme une simple lecture. Elle n'était pas assez accoutumée au langage direct de l'amour pour être avertie par l'expérience que tout dans les expressions n'était peut-être pas sincère; mais un instinct juste et sûr l'en avertissait; elle répondit avec simplicité, avec gaieté même, et montra bien plus d'indifférence que d'inquiétude et de crainte. Il n'en fallut pas davantage pour que Lucien éprouvât réellement la passion qu'il avait d'abord un peu exagérée.
«Les lettres de Lucien deviennent plus vraies, plus éloquentes, à mesure qu'il devient plus passionné; on y voyait bien toujours l'ambition des ornements, le besoin de se mettre en attitude; il ne peut s'endormir sans se jeter dans les bras de Morphée. Au milieu de son désespoir, il se décrit livré aux grandes occupations qui l'entourent; il s'étonne de ce qu'un homme comme lui verse des larmes; mais dans tout cet alliage de déclamation et de phrases il y a pourtant de l'éloquence, de la sensibilité et de la douleur. Enfin, dans une lettre pleine de passion où il écrit à madame Récamier: «Je ne puis vous haïr, mais je puis me tuer,» il dit tout à coup en réflexion générale: «J'oublie que l'amour ne s'arrache pas, il s'obtient.» Puis il ajoute: «Après la réception de votre billet, j'en ai reçu plusieurs diplomatiques; j'ai appris une nouvelle que le bruit public vous aura sans doute apprise. Les félicitations m'entourent, m'étourdissent... on me parle de ce qui n'est pas vous!» Puis, encore une exclamation: «Que la nature est faible, comparée à l'amour!»
«Cette nouvelle qui trouvait Lucien insensible était pourtant une nouvelle immense: le débarquement de Bonaparte à son retour d'Égypte.
«Un destin nouveau venait de débarquer avec ses promesses et ses menaces; le dix-huit brumaire ne devait pas se faire attendre plus de trois semaines.
«À peine échappé au danger de cette journée, qui tiendra toujours une si grande place dans l'histoire, Lucien écrivait à madame Récamier: «Votre image m'est apparue!... Vous auriez eu ma dernière pensée.»
SUITE DU RÉCIT DE BENJAMIN CONSTANT.
«Madame Récamier contracta, avec une femme bien autrement illustre que M. de Laharpe n'était célèbre, une amitié qui devint chaque jour plus intime et qui dure encore.
«M. Necker, ayant été rayé de la liste des émigrés, chargea madame de Staël, sa fille, de vendre une maison qu'il avait à Paris. Madame Récamier l'acheta, et ce fut une occasion pour elle de voir madame de Staël[320].
«La vue de cette femme célèbre la remplit d'abord d'une excessive timidité. La figure de madame de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l'absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante; des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l'enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent et lui concilient presque tous ceux qui l'approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde, et qui fasse moins peser cette conviction sur les autres.
«Rien n'était plus attachant que les entretiens de madame de Staël et de madame Récamier. La rapidité de l'une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de la seconde à les saisir et à les juger; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout, et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout; ces révélations d'un génie exercé communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir: tout cela formait une réunion qu'il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d'en être témoin soi-même.
«L'amitié de madame Récamier pour madame de Staël se fortifia d'un sentiment qu'elles éprouvaient toutes deux, l'amour filial. Madame Récamier était tendrement attachée à sa mère, femme d'un rare mérite, dont la santé donnait déjà des craintes, et que sa fille ne cesse de regretter depuis qu'elle l'a perdue. Madame de Staël avait voué à son père un culte que la mort n'a fait que rendre plus exalté. Toujours entraînante dans sa manière de s'exprimer, elle le devient encore surtout quand elle parle de lui. Sa voix émue, ses yeux prêts à se mouiller de larmes, la sincérité de son enthousiasme, touchaient l'âme de ceux mêmes qui ne partageaient pas son opinion sur cet homme célèbre. On a fréquemment jeté du ridicule sur les éloges qu'elle lui a donnés dans ses écrits; mais quand on l'a entendue sur ce sujet, il est impossible d'en faire un objet de moquerie, parce que rien de ce qui est vrai n'est ridicule.»
Les lettres de Corinne à son amie madame Récamier commencèrent à l'époque rappelée ici par Benjamin Constant: elles ont un charme qui tient presque de l'amour; j'en ferai connaître quelques-unes.
«Coppet, 9 septembre.
«Vous souvenez-vous, belle Juliette, d'une personne que vous avez comblée de marques d'intérêt cet hiver, et qui se flatte de vous engager à redoubler l'hiver prochain? Comment gouvernez-vous l'empire de la beauté? On vous l'accorde avec plaisir, cet empire, parce que vous êtes éminemment bonne, et qu'il semble naturel qu'une âme si douce ait un charmant visage pour l'exprimer. De tous vos admirateurs, vous savez que je préfère Adrien de Montmorency[321]. J'ai reçu de ses lettres, remarquables par l'esprit et la grâce, et je crois à la solidité de ses affections, malgré le charme de ses manières[322]. Au reste, ce mot de solidité convient à moi, qui ne prétends qu'à un rôle bien secondaire dans son cœur. Mais vous, qui êtes l'héroïne de tous les sentiments, vous êtes exposée aux grands événements dont on fait les tragédies et les romans. Le mien[323] s'avance au pied des Alpes. J'espère que vous le lirez avec intérêt. Je me plais à cette occupation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au milieu de tous ces succès, ce que vous êtes et ce que vous resterez, c'est un ange de pureté et de beauté, et vous aurez le culte des dévots comme celui des mondains. . . . . . Avez-vous revu l'auteur d'Atala? Êtes-vous toujours à Clichy? Enfin je vous demande des détails sur vous. J'aime à savoir ce que vous faites, à me représenter les lieux que vous habitez. Tout n'est-il pas tableau dans les souvenirs que l'on garde de vous? Je joins, à cet enthousiasme si naturel pour vos rares avantages, beaucoup d'attrait pour votre société. Acceptez, je vous prie, avec bienveillance, tout ce que je vous offre, et promettez-moi que nous nous verrons souvent l'hiver prochain.»
«Coppet, 30 avril.
«Savez-vous que mes amis, belle Juliette, m'ont un peu flattée de l'idée que vous viendriez ici? Ne pourriez-vous pas me donner ce grand plaisir? Le bonheur ne m'a pas gâtée depuis quelque temps, et ce serait un retour de fortune que votre arrivée, qui me donnerait de l'espoir pour tout ce que je désire. Adrien et Mathieu disent qu'ils viendront. Si vous veniez avec eux, un mois de séjour ici suffirait pour vous montrer notre éclatante nature. Mon père dit que vous devriez choisir Coppet pour domicile, et que de là nous ferions nos courses. Mon père est très vif dans le désir de vous voir. Vous savez ce qu'on a dit d'Homère:
Par la voix des vieillards tu louas la beauté.
«Et indépendamment de cette beauté vous êtes charmante.»
Pendant la courte paix d'Amiens, madame Récamier fit avec sa mère un voyage à Londres. Elle eut des lettres de recommandation du vieux duc de Guignes, ambassadeur en Angleterre trente ans auparavant. Il avait conservé des correspondances avec les femmes les plus brillantes de son temps: la duchesse de Devonshire[324], lady Melbourne, la marquise de Salisbury, la margrave d'Anspach[325], dont il avait été amoureux. Son ambassade était encore célèbre, son souvenir tout vivant chez ces respectables dames.
Telle est la puissance de la nouveauté en Angleterre, que le lendemain les gazettes furent remplies de l'arrivée de la beauté étrangère. Madame Récamier reçut les visites de toutes les personnes à qui elle avait envoyé des lettres. Parmi ces personnes, la plus remarquable était la duchesse de Devonshire, âgée de quarante-cinq à cinquante ans. Elle était encore à la mode et belle, quoique privée d'un œil qu'elle couvrait d'une boucle de ses cheveux. La première fois que madame Récamier parut en public, ce fut avec elle. La duchesse la conduisit à l'opéra dans sa loge, où se trouvaient le prince de Galles, le duc d'Orléans et ses frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais: les deux premiers devaient devenir rois; l'un touchait au trône, l'autre en était encore séparé par un abîme.
Les lorgnettes et les regards se tournèrent vers la loge de la duchesse. Le prince de Galles dit à madame Récamier que, si elle ne voulait être étouffée, il fallait sortir avant la fin du spectacle. À peine fut-elle debout, que les portes des loges s'ouvrirent précipitamment; elle n'évita rien et fut portée par le flot de la foule jusqu'à sa voiture.
Le lendemain, madame Récamier alla au parc de Kensington, accompagnée du marquis de Douglas, plus tard duc d'Hamilton[326], et qui depuis a reçu Charles X à Holy-Rood, et de sa sœur la duchesse de Somerset. La foule se précipitait sur les pas de l'étrangère. Cette effet se renouvela toutes les fois qu'elle se montra en public; les journaux retentissaient de son nom; son portrait, gravé par Bartolozzi, fut répandu dans toute l'Angleterre. L'auteur d'Antigone, M. Ballanche, ajoute que des vaisseaux le portèrent jusque dans les îles de la Grèce: la beauté retournait aux lieux où l'on avait inventé son image. On a de madame Récamier une esquisse par David, un portrait en pied par Gérard, un buste par Canova. Le portrait est le chef-d'œuvre de Gérard; mais il ne me plaît pas, parce que j'y reconnais les traits sans y reconnaître l'expression du modèle.
La veille du départ de madame Récamier, le prince de Galles et la duchesse de Devonshire lui demandèrent de les recevoir et d'amener chez elle quelques personnes de leur société. On fit de la musique. Elle joua avec le chevalier Marin, premier harpiste de cette époque, des variations sur un thème de Mozart. Cette soirée fut citée dans les feuilles publiques comme un concert que la belle étrangère avait donné en partant au prince de Galles.
Le lendemain elle s'embarqua pour La Haye, et mit trois jours à faire une traversée de seize heures. Elle m'a raconté que, pendant ces jours mêlés de tempêtes, elle lut de suite le Génie du christianisme; je lui fus révélé, selon sa bienveillante expression: je reconnais là cette bonté que les vents et la mer ont toujours eue pour moi.
Près de La Haye, elle visita le château du prince d'Orange[327]. Ce prince, lui ayant fait promettre d'aller voir cette demeure, lui écrivit plusieurs lettres dans lesquelles il parle de ses revers et de l'espoir de les vaincre: Guillaume Ier est en effet devenu monarque; en ce temps-là on intriguait pour être roi comme aujourd'hui pour être député; et ces candidats à la souveraineté se pressaient aux pieds de madame Récamier comme si elle disposait des couronnes.
Ce billet de Bernadotte, qui règne aujourd'hui sur la Suède, termina le voyage de madame Récamier en Angleterre.
«. . . . . . . . . . . . . . . . . Les journaux anglais, en calmant mes inquiétudes sur votre santé, m'ont appris les dangers auxquels vous avez été exposée. J'ai blâmé d'abord le peuple de Londres dans son grand empressement; mais, je vous l'avoue, il a été bientôt excusé, car je suis partie intéressée lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent indiscrètes pour admirer les charmes de votre céleste figure.
«Au milieu de l'éclat qui vous environne et que vous méritez à tant de titres, daignez vous souvenir quelquefois que l'être qui vous est le plus dévoué dans la nature est
«Bernadotte.»
Madame de Staël, menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à huit lieues de Paris[328]. Elle accepta la proposition que lui fit madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle; ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d'exil.
«J'étais à table, dit-elle, avec trois de mes amis, dans une salle où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée. C'était à la fin de septembre[329], à quatre heures: un homme en habit gris, à cheval, s'arrête et sonne; je fus certaine de mon sort; il me fit demander; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celle de la nature! Cet homme me dit qu'il était le commandant de la gendarmerie de Versailles... Il me montra une lettre, signée de Bonaparte, qui portait l'ordre de m'éloigner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d'un nom connu... Je répondis à l'officier de gendarmerie que partir dans les vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants. En conséquence je lui proposai de m'accompagner à Paris où j'avais besoin de trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier qu'on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des compliments sur mes écrits. «Vous voyez, lui dis-je, monsieur, où cela mène d'être femme d'esprit. Déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion.» J'essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.
«Je m'arrêtai quelques instants chez madame Récamier. Je trouvai le général Junot, qui, par dévouement pour elle, promit d'aller le lendemain parler au premier Consul. Il le fît en effet avec la plus grande chaleur. . . . . . . . . . . .
«La veille du jour qui m'était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative. . . . . .
«Je fus obligée d'attendre la réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n'osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvînt. Ne voulant pas attirer l'attention sur moi en restant plus longtemps dans l'auberge où j'étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues de Paris, mais sur une route différente. Cette vie errante, à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner.[330]»
Madame de Staël, au lieu de retourner à Coppet, partit pour son premier voyage d'Allemagne. À cette époque elle m'écrivit, sur la mort de madame de Beaumont, la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.
Madame Récamier réunissait chez elle, à Paris, ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés et dans les opinions qui n'avaient pas tout cédé à la victoire. On y voyait les illustrations de l'ancienne monarchie et du nouvel empire: les Montmorency, les Sabran, les Lamoignon, les généraux Masséna, Moreau et Bernadotte; celui-là destiné à l'exil, celui-ci au trône. Les étrangers illustres s'y rendaient aussi; le prince d'Orange, le prince de Bavière, le frère de la reine de Prusse l'environnaient, comme à Londres le prince de Galles était fier de porter son châle. L'attrait était si irrésistible qu'Eugène de Beauharnais et les ministres mêmes de l'empereur allaient à ces réunions. Bonaparte ne pouvait souffrir le succès, même celui d'une femme. Il disait: «Depuis quand le conseil se tient-il chez madame Récamier?»
Je reviens maintenant au récit de Benjamin Constant: «Depuis longtemps Bonaparte, qui s'était emparé du gouvernement, marchait ouvertement à la tyrannie. Les partis les plus opposés s'aigrissaient contre lui, et tandis que la masse des citoyens se laissait énerver encore par le repos qu'on lui promettait, les républicains et les royalistes désiraient un renversement. M. de Montmorency appartenait à ces derniers par sa naissance, ses rapports et ses opinions. Madame Récamier ne tenait à la politique que par son intérêt généreux pour les vaincus de tous les partis. L'indépendance de son caractère l'éloignait de la cour de Napoléon dont elle avait refusé de faire partie. M. de Montmorency imagina de lui confier ses espérances, lui peignit le rétablissement des Bourbons sous des couleurs propres à exciter son enthousiasme, et la chargea de rapprocher deux hommes importants alors en France, Bernadotte et Moreau, pour voir s'ils pouvaient se réunir contre Bonaparte. Elle connaissait beaucoup Bernadotte, qui depuis est devenu prince royal de Suède. Quelque chose de chevaleresque dans la figure, de noble dans les manières, de très fin dans l'esprit, de déclamatoire dans la conversation, en font un homme remarquable. Courageux dans les combats, hardi dans le propos, mais timide dans les actions qui ne sont pas militaires, irrésolu dans tous ses projets: une chose qui le rend très séduisant à la première vue, mais qui en même temps met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, reste de son éducation révolutionnaire qui ne le quitte pas. Il a parfois des mouvements d'une véritable éloquence; il le sait, il aime ce genre de succès, et quand il est entré dans le développement de quelque idée générale, tenant à ce qu'il a entendu dans les clubs ou à la tribune, il perd de vue tout ce qui l'occupe et n'est plus qu'un orateur passionné. Tel il a paru en France dans les premières années du règne de Bonaparte, qu'il a toujours haï et auquel il a toujours été suspect, et tel il s'est encore montré dans ces derniers temps, au milieu du bouleversement de l'Europe dont on lui doit toutefois l'affranchissement, parce qu'il a rassuré les étrangers en leur montrant un Français prêt à marcher contre le tyran de la France et sachant ne dire que ce qui pouvait influer sur sa nation.
«Tout ce qui offre à une femme le moyen d'exercer sa puissance lui est toujours agréable. Il y avait d'ailleurs, dans l'idée de soulever contre le despotisme de Bonaparte des hommes importants par leurs dignités et leur gloire, quelque chose de généreux et de noble qui devait tenter madame Récamier. Elle se prêta donc au désir de M. de Montmorency. Elle réunit souvent Bernadotte et Moreau chez elle. Moreau hésitait, Bernadotte déclamait. Madame Récamier prenait les discours indécis de Moreau pour un commencement de résolution, et les harangues de Bernadotte comme un signal de renversement de la tyrannie. Les deux généraux, de leur côté, étaient enchantés de voir leur mécontentement caressé par tant de beauté, d'esprit et de grâce. Il y avait en effet quelque chose de romanesque et de poétique dans cette femme si jeune, si séduisante, leur parlant de la liberté de leur patrie. Bernadotte répétait sans cesse à madame Récamier qu'elle était faite pour électriser le monde et pour créer des séides.»
En remarquant la finesse de cette peinture de Benjamin Constant, il faut dire que madame Récamier ne serait jamais entrée dans ces intérêts politiques sans l'irritation qu'elle ressentait de l'exil de madame de Staël. Le futur roi de Suède avait la liste des généraux qui tenaient encore au parti de l'indépendance, mais le nom de Moreau n'y était pas; c'était le seul qu'on pût opposer à celui de Napoléon: seulement Bernadotte ignorait quel était ce Bonaparte dont il attaquait la puissance.
Madame Moreau donna un bal; toute l'Europe s'y trouva, excepté la France; elle n'y était représentée que par l'opposition républicaine. Pendant cette fête, le général Bernadotte conduisit madame Récamier dans un petit salon où le bruit de la musique seul les suivit et leur rappelait où ils étaient. Moreau passa dans ce salon; Bernadotte lui dit après de longues explications: «Avec un nom populaire, vous êtes le seul parmi nous qui puisse se présenter appuyé de tout un peuple; voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons guidés par vous.» Moreau répéta ce qu'il avait dit souvent: «Qu'il sentait le danger dont la liberté était menacée, qu'il fallait surveiller Bonaparte, mais qu'il craignait la guerre civile.»
Cette conversation se prolongeait et s'animait; Bernadotte s'emporta et dit au général Moreau: «Vous n'osez pas prendre la cause de la liberté; eh bien, Bonaparte se jouera de la liberté et de vous. Elle périra malgré nos efforts, et vous, vous serez enveloppé dans sa ruine sans avoir combattu.» Paroles prophétiques!
La mère de madame Récamier était liée avec madame Hulot, mère de madame Moreau, et madame Récamier avait contracté avec cette dernière une de ces liaisons d'enfance qu'on est heureux de continuer dans le monde.
Pendant le procès du général Moreau, madame Récamier passait sa vie chez madame Moreau. Celle-ci dit à son amie que son mari se plaignait de ne l'avoir pas encore vue parmi le public qui remplissait la salle et le tribunal. Madame Récamier s'arrangea pour assister le lendemain de cette conversation à la séance. Un des juges, M. Brillat-Savarin[331], se chargea de la faire entrer par une porte particulière qui s'ouvrait sur l'amphithéâtre. En entrant elle releva son voile, parcourut d'un coup d'œil les rangs des accusés, afin d'y trouver Moreau. Il la reconnut, se leva et la salua. Tous les regards se tournèrent vers elle; elle se hâta de descendre les degrés de l'amphithéâtre pour arriver à la place qui lui était destinée. Les accusés étaient au nombre de quarante-sept; ils remplissaient les gradins placés en face des juges du tribunal. Chaque accusé était placé entre deux gendarmes: ces soldats montraient au général Moreau de la déférence et du respect.
On remarquait MM. de Polignac et de Rivière, mais surtout Georges Cadoudal. Pichegru, dont le nom restera lié à celui de Moreau, manquait pourtant à côté de lui, ou plutôt on y croyait voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans la prison.
Il n'était plus question de républicains, c'était la fidélité royaliste qui luttait contre le pouvoir nouveau; toutefois, cette cause de la légitimité et de ses partisans nobles avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal. On le voyait là, avec la pensée que cette tête si pieuse, si intrépide, allait tomber sur l'échafaud; que lui seul peut-être, Cadoudal, ne serait pas sauvé, car il ne ferait rien pour l'être. Il ne défendait que ses amis; quant à ce qui le regardait particulièrement, il disait tout. Bonaparte ne fut pas aussi généreux qu'on le supposait: onze personnes dévouées à Georges périrent avec lui[332].
Moreau ne parla point. La séance terminée, le juge qui avait amené madame Récamier vint la reprendre. Elle traversa le parquet du côté opposé à celui par lequel elle était entrée, et longea le banc des accusés. Moreau descendit suivi de ses deux gendarmes; il n'était séparé d'elle que par une balustrade. Il lui dit quelques paroles que dans son saisissement elle n'entendit point: elle voulut lui répondre, sa voix se brisa[333].
Aujourd'hui que les temps sont changés, et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence, et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied. Des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce; il répondit à ceux qui voulaient la demander: «Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir?»
Moreau, condamné à la déportation, se mit en route pour Cadix, d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ. Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore: elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.
Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie:
«Chiclana (près Cadix), le 12 octobre 1804.
Madame,
«Vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.
«Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion; un seul de nos gens en a été atteint.
«Enfin, nous sommes à Chiclana, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.
«Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre amitié.
«Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'inquisition.
«Je vous prie, madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement, et de me croire pour toujours
«Votre très humble et très obéissant serviteur,
«V. Moreau.»
Cette lettre est datée de Chiclana, lieu qui sembla promettre avec de la gloire un règne assuré à M. le duc d'Angoulême: et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons. Moreau au fond de l'âme était dévoué à la liberté; lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à M. de Montmorency, qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne: «Pas si grande: Moreau était républicain.» Ce général ne repassa en Europe que pour trouver le boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.
Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna. Celui-ci allait à l'armée d'Italie; il demanda à madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna:
«Le charmant ruban donné par madame Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes: il n'a jamais quitté le général et lui a constamment favorisé la victoire.»
Les antiques mœurs percent à travers les mœurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien; le souvenir des tournois et des croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires. Cisher, compagnon de Charlemagne, ne se parait point aux combats des couleurs de sa dame: «Il portait, dit le moine de Saint-Gall, sept, huit et même neuf ennemis enfilés à sa lance comme des grenouillettes.» Cisher précédait, et Masséna suivait la chevalerie.
Madame de Staël apprit à Berlin la maladie de son père; elle se hâta de revenir, mais M. Necker était mort[334] avant son arrivée en Suisse.
En ce temps-là arriva la ruine de M. Récamier[335]; madame de Staël fut bientôt instruite de ce malheureux événement. Elle écrivit sur-le-champ à madame Récamier, son amie:
«Genève, 17 novembre[336].
«Ah! ma chère Juliette, quelle douleur j'ai éprouvée par l'affreuse nouvelle que je reçois! que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'être auprès de vous, de vous serrer contre mon cœur! Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l'agrément de la vie; mais s'il était possible d'être plus aimée, plus intéressante que vous ne l'étiez, c'est ce qui vous serait arrivé. Je vais écrire à M. Récamier, que je plains et que je respecte. Mais, dites-moi, serait-ce un rêve que de vous voir ici cet hiver? Si vous vouliez, trois mois passés ici, dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée: mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin, au moins à Lyon, ou jusqu'à mes quarante lieues, j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais été sans lui. Certainement, en comparant votre situation à ce qu'elle était, vous avez perdu; mais s'il m'était possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe, réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l'on marche si dépouillé! Chère Juliette, que notre amitié se resserre; que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble. Chère Juliette, c'est vous qui me ferez revenir à Paris, car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours; et comme vous êtes plus jeune que moi, vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui; votre fortune a été la nôtre, et je me sens ruinée parce que vous n'êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on s'est fait aimer ainsi.
«Benjamin veut vous écrire; il est bien ému. Mathieu de Montmorency m'écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre cœur soit calme au milieu de tant de douleurs. Hélas! ni la mort ni l'indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieu, cher ange, adieu! J'embrasse avec respect votre visage charmant...»
Un intérêt nouveau se répandit sur madame Récamier: elle quitta la société sans se plaindre, et sembla faite pour la solitude comme pour le monde. Ses amis lui restèrent, «et cette fois, a dit M. Ballanche, la fortune se retira seule».
Madame de Staël attira son amie à Coppet[337]. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau[338], se rendant en Italie, passa par Genève: il devint amoureux de madame Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des empires. Le riche, à son réveil, aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.
Le prince Auguste, croyant que madame Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser[339]. Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard; il en fit présent à madame Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré, et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette[340].
L'été se passa en fêtes: le monde était bouleversé; mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques, en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs qu'on se sent près de les perdre.
Madame de Genlis a fait un roman sur cet attachement du prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne; elle était vêtue d'une robe noire; ses cheveux blancs offusquaient son visage; elle tenait une harpe entre ses genoux, et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait ses deux mains pâles et amaigries sur l'autre côté du réseau sonore, dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique sybille[341]? elle chantait madame Récamier. Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur. Madame de Genlis venait d'écrire cette page sur madame Récamier, en lui donnant le nom d'Athénaïs:
«Le prince entra dans le salon, conduit par madame de Staël. Tout à coup la porte s'entr'ouvre, Athénaïs s'avance. À l'élégance de sa taille, à l'éclat éblouissant de sa figure, le prince ne peut la méconnaître, mais il s'était fait d'elle une idée toute différente: il s'était représenté cette femme si célèbre par sa beauté, fière de ses succès, avec un maintien assuré, et cette espèce de confiance que ne donne que trop souvent ce genre de célébrité; et il voyait une jeune personne timide s'avancer avec embarras et rougir en paraissant. Le plus doux sentiment se mêla à sa surprise.
«Après dîner on ne sortit point, à cause de la chaleur excessive; on descendit dans la galerie pour faire de la musique jusqu'à l'heure de la promenade. Après quelques accords brillants et des sons harmoniques d'une douceur enchanteresse, Athénaïs chanta en s'accompagnant sur la harpe. Le prince l'écouta avec ravissement, et, lorsqu'elle eut fini, il la regarda avec un trouble inexprimable en s'écriant: Et des talents!»
Madame de Staël, dans la force de la vie, aimait madame Récamier; madame de Genlis, dans sa décrépitude, retrouvait pour elle les accents de sa jeunesse; l'auteur de Mademoiselle de Clermont[342] plaçait la scène de son roman à Coppet[343], chez l'auteur de Corinne, rivale qu'elle détestait; c'était une merveille. Une autre merveille est de me voir écrire ces détails. Je parcours des lettres qui me rappellent des temps où je vivais solitaire et inconnu. Il fut du bonheur sans moi, aux rivages de Coppet, que je n'ai pas vus depuis sans quelque mouvement d'envie. Les choses qui me sont échappées sur la terre, qui m'ont fui, que je regrette, me tueraient si je ne touchais à ma tombe; mais, si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains; au bout de la vie tout est jour perdu.
Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne[344]. Ici recommence une série de lettres à madame Récamier, peut-être encore plus charmantes que les premières.
Il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de madame de Staël qui approche de ce naturel, de cette éloquence, où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de madame Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de madame de Staël un déplaisir secret, dont la beauté devait être naturellement la confidente, elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.
Madame de Staël étant rentrée en France vint, au printemps de 1810[345], habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement. Madame Récamier la rejoignit dans cette campagne.
Madame de Staël surveillait alors l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne: lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre:
«Sire,
«Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire, il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai seulement une chose dans cette lettre: c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette sur les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe, que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices, et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le cœur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans: dans peu d'années il faudra l'établir: il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants comme à mon repos personnel? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays, et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à Votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma: c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous; mais quand j'aimerais les chefs-d'œuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies, images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés? et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au monarque de la France?»
Cette lettre inconnue méritait d'être conservée[346]. Madame de Staël n'était pas, ainsi qu'on l'a prétendu, une ennemie aveugle et implacable. Elle ne fut pas plus écoutée que moi, lorsque je me vis obligé de m'adresser aussi à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si haut, écrite par une femme si renommée; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe pour traiter avec lui de couronne à couronne, ne parurent à Bonaparte que l'arrogance d'un amour-propre déréglé. Il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît de Napoléons que dans le génie; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples, parce qu'il est immortel.
Madame de Staël quitta Chaumont et retourna à Coppet[347]; madame Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle; M. Mathieu de Montmorency lui resta également dévoué. L'un et l'autre en furent punis; ils furent frappés de la peine même qu'ils étaient allés consoler: les quarante lieues de distance de Paris leur furent infligées[348].
Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne[349], décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail[350], qu'habitaient MM. de La Rochefoucauld-Doudeauville.
Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale: les persécutés redoutaient de voir leurs amis, crainte de les compromettre; leurs amis n'osaient les visiter, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux proscrit, devenu un pestiféré, séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue tout se retirait; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches: tels étaient ces temps de bonheur et de liberté.
Les lettres de madame de Staël révèlent les souffrances de cette époque, où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, où l'on ne s'occupait que des moyens de s'échapper, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance: quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.
En écrivant à son amie qu'elle ne désirait pas la voir, dans l'appréhension du mal qu'elle lui pourrait apporter, madame de Staël ne disait pas tout: elle était mariée secrètement à M. de Rocca[351], d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale profitait. Madame Récamier, à qui madame de Staël croyait devoir taire ses nouveaux soucis, s'étonnait à bon droit de l'obstination qu'elle mettait à lui interdire l'entrée de son château de Coppet: blessée de la résistance de madame de Staël, pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins dans sa résolution de la rejoindre.
Toutes les lettres qui auraient dû retenir madame Récamier ne firent que la confirmer dans son dessein: elle partit et reçut à Dijon ce billet fatal:
«Je vous dis adieu, cher ange de ma vie, avec toute la tendresse de mon âme. Je vous recommande Auguste[352]: qu'il vous voie et qu'il me revoie. Vous êtes une créature céleste. Si j'avais vécu près de vous, j'aurais été trop heureuse: le sort m'entraîne. Adieu[353].»
Madame de Staël ne devait plus retrouver Juliette que pour mourir. Le billet de madame de Staël frappa d'un coup de foudre la voyageuse: fuir subitement, s'en aller avant d'avoir pressé dans ses bras celle qui accourait pour se jeter dans ses adversités, n'était-ce point de la part de madame de Staël une résolution cruelle? Il paraissait à madame Récamier que l'amitié aurait pu être moins entraînée par le sort.
Madame de Staël alla chercher l'Angleterre en traversant l'Allemagne et la Suède[354]: la puissance de Napoléon était une autre mer qui séparait Albion de l'Europe, comme l'Océan la sépare du monde.
Auguste, fils de madame de Staël, avait perdu son frère, tué en duel d'un coup de sabre[355]; il se maria et eut un fils: ce fils, âgé de quelques mois, l'a suivi dans la tombe. Avec Auguste de Staël s'est éteinte la postérité masculine d'une femme illustre, car elle ne revit pas dans le nom honorable, mais inconnu, de Rocca.
Madame Récamier demeurée seule, pleine de regrets, chercha d'abord à Lyon, sa ville natale, un premier abri[356]: elle y rencontra madame de Chevreuse[357], autre bannie. Madame de Chevreuse avait été forcée par l'Empereur et ensuite par sa propre famille d'entrer dans la nouvelle société. Vous trouveriez à peine un nom historique qui ne consentît à perdre son honneur plutôt qu'une forêt. Une fois engagée aux Tuileries, madame de Chevreuse avait cru pouvoir dominer dans une cour sortie des camps: cette cour cherchait, il est vrai, à s'instruire des airs de jadis, dans l'espoir de couvrir sa récente origine; mais l'allure plébéienne était encore trop rude pour recevoir des leçons de l'impertinence aristocratique. Dans une révolution qui dure et qui a fait son dernier pas, comme par exemple à Rome, le Patriciat, un siècle après la chute de la république, put se résigner à n'être plus que le sénat des empereurs; le passé n'avait rien à reprocher aux empereurs du présent, puisque ce passé était fini; une égale flétrissure marquait toutes les existences. Mais en France les nobles qui se transformèrent en chambellans se hâtèrent trop; l'empire nouvellement né disparut avant eux, et ils se retrouvèrent en face de la vieille monarchie ressuscitée.
Madame de Chevreuse, attaquée d'une maladie de poitrine, sollicita et n'obtint pas la faveur d'achever ses derniers jours à Paris; on n'expire pas quand et où l'on veut[358]: Napoléon; qui faisait tant de décédés n'en aurait pas fini avec eux s'il leur eût laissé le choix de leur tombeau.
Madame Récamier ne parvenait à oublier ses propres chagrins qu'en s'occupant de ceux des autres; par la connivence charitable d'une sœur de la Miséricorde, elle visitait secrètement à Lyon les prisonniers espagnols. Un d'entre eux, brave et beau, chrétien comme le Cid, s'en allait à Dieu: assis sur la paille, il jouait de la guitare; son épée avait trompé sa main. Sitôt qu'il apercevait sa bienfaitrice, il lui chantait des romances de son pays, n'ayant pas d'autre moyen de la remercier. Sa voix affaiblie et les sons confus de l'instrument se perdaient dans le silence de la prison. Les compagnons du soldat, à demi enveloppés de leurs manteaux déchirés, leurs cheveux noirs pendants sur leurs visages hâves et bronzés, levaient des yeux fiers du sang castillan, humides de reconnaissance, sur l'exilée qui leur rappelait une épouse, une sœur, une amante, et qui portait le joug de la même tyrannie.
L'Espagnol mourut. Il put dire comme Zarviska, le jeune et valeureux poète polonais: «Une main inconnue fermera ma paupière; le tintement d'une cloche étrangère annoncera mon trépas, et des voix qui ne seront pas celles de ma patrie prieront pour moi.»
Mathieu de Montmorency vint à Lyon visiter madame Récamier. Elle connut alors M. Camille Jordan et M. Ballanche, dignes de grossir le cortège des amitiés attachées à sa noble vie.
Madame Récamier était trop fière pour demander son rappel. Fouché l'avait longtemps et inutilement pressée d'orner la cour de l'empereur: on peut voir les détails de ces négociations de palais dans les écrits du temps. Madame Récamier se retira en Italie[359]: M. de Montmorency l'accompagna jusqu'à Chambéry. Elle traversa le reste des Alpes, n'ayant pour compagne de voyage qu'une petite nièce âgée de sept ans, aujourd'hui madame Lenormant.
Rome était alors une ville de France, capitale du département du Tibre. Le pape gémissait prisonnier à Fontainebleau, dans le palais de François Ier.
Fouché, en mission en Italie, commandait dans la cité des Césars, de même que le chef des eunuques noirs dans Athènes: il n'y fit que passer[360]; on installa M. de Norvins[361] en qualité de préfet de police: le mouvement était sur un autre point de l'Europe.
Conquise sans avoir vu son second Alaric, la ville éternelle se taisait, plongée dans ses ruines. Des artistes demeuraient seuls sur cet amas de siècles. Canova reçut madame Récamier comme une statue grecque que la France rendait au musée du Vatican: pontife des arts, il l'inaugura aux honneurs du Capitole, dans Rome abandonnée.
Canova avait une maison à Albano; il l'offrit à madame Récamier; elle y passa l'été. La fenêtre à balcon de sa chambre était une de ces grandes croisées de peintre qui encadrent le paysage. Elle s'ouvrait sur les ruines de la villa de Pompée; au loin, par dessus des oliviers, on voyait le soleil se coucher dans la mer. Canova revenait à cette heure; ému de ce beau spectacle, il se plaisait à chanter, avec un accent vénitien et une voix agréable, la barcarolle: O pescator dell' onda; madame Récamier l'accompagnait sur le piano. L'auteur de Psyché et de la Madeleine se délectait à cette harmonie, et cherchait dans les traits de Juliette le type de la Béatrix qu'il rêvait de faire un jour. Rome avait vu jadis Raphaël et Michel-Ange couronner leurs modèles dans de poétiques orgies, trop librement racontées par Cellini: combien leur était supérieure cette petite scène décente et pure entre une femme exilée et ce Canova, si simple et si doux!
Plus solitaire que jamais, Rome en ce moment portait le deuil de veuve: elle ne voyait plus passer en la bénissant ces paisibles souverains qui rajeunissaient ses vieux jours de toutes les merveilles des arts. Le bruit du monde s'était encore une fois éloigné d'elle; Saint-Pierre était désert comme le Colisée.
J'ai lu les lettres éloquentes qu'écrivait à son amie la femme la plus illustre de nos jours passés; lisez les mêmes sentiments de tendresse exprimés avec la plus charmante naïveté, dans la langue de Pétrarque, par le premier sculpteur des temps modernes. Je ne commettrai pas le sacrilège d'essayer de les traduire.
«Domenica mattina.
«Dio eterno? siamo vivi, o siamo morti? lo voglio esser vivo, almeno per scriveri; si, lo vuole il mio cuore, anzi mi comanda assolutamente di tarlo. Oh! se'l conoscete bene a fondo questo povero cuor mio, quanto, quanto mai ve ne persuadereste! Ma per disgrazia mia pare ch'egli sia alquanto all' oscuro per voi. Pazienza! Ditemi almeno come state di salute, se di più non volete dire; benchè mi abbiate promesso di scrivere a di scrivermi dolce. Io davvero che avrei voluto vedervi personalmente in questi giorni, ma non vi poteva essere alcuna via di poterlo fare; anzi su di questo vi dirò a voce delle cose curiose. Conviene dunque che mi contenti, a forza, di vidervi in spirito. In questo modo sempre mi siete presente, sempre vi veggo, sempre vi parlo, vi dico tante, tante cose, ma tutte, tutte al vento, tutte! Pazienza anche di questo! gran fatto che la cosa abbia d'andare sempre in questo modo! voglio intanto però che siate certa, certissima che l'anima mia vi ama molto più assai di quello che mai possiate credere ed imaginare.»

Mme Récamier visitant les Prisonniers Espagnols à Lyon.
Madame Récamier avait secouru les prisonniers espagnols à Lyon; une autre victime de ce pouvoir qui la frappait la mit à même d'exercer à Albano son humeur compatissante: un pêcheur, accusé d'intelligence avec les sujets du pape, avait été jugé et condamné à mort. Les habitants d'Albano supplièrent l'étrangère réfugiée chez eux d'intercéder pour ce malheureux. On la conduisit à la geôle; elle y vit le prisonnier; frappée du désespoir de cet homme, elle fondit en larmes. Le malheureux la supplia de venir à son secours, d'intercéder pour lui, de le sauver; prière d'autant plus déchirante, qu'il y avait impossibilité de l'arracher au supplice. Il faisait déjà nuit, et il devait être fusillé au lever du jour.
Cependant, madame Récamier, bien que persuadée de l'inutilité de ses démarches, n'hésita pas. On lui amène une voiture, elle y monte sans l'espérance qu'elle laissait au condamné. Elle traverse la campagne infestée de brigands, parvient à Rome, et ne trouve point le directeur de la police. Elle l'attendît deux heures au palais Fiano; elle comptait les minutes d'une vie dont la dernière approchait. Quand M. de Norvins arriva, elle lui expliqua l'objet de son voyage. Il lui répondit que l'arrêt était prononcé, et qu'il n'avait pas les pouvoirs nécessaires pour le faire suspendre.
Madame Récamier repartit le cœur navré; le prisonnier avait cessé de vivre lorsqu'elle approcha d'Albano. Les habitants attendaient la Française sur le chemin; aussitôt qu'ils la reconnurent, ils coururent à elle. Le prêtre qui avait assisté le patient lui en apportait les derniers vœux: il remerciait la dama, qu'il n'avait cessé de chercher des yeux en allant au lieu de l'exécution; il lui recommandait de prier pour lui; car un chrétien n'a pas tout fini et n'est pas hors de crainte quand il n'est plus. Madame Récamier fut conduite par l'ecclésiastique à l'église, où la suivit la foule des belles paysannes d'Albano. Le pêcheur avait été fusillé à l'heure où l'aurore se levait sur la barque, maintenant sans guide, qu'il avait coutume de conduire sur les mers, et aux rivages qu'il avait accoutumé de parcourir.
Pour se dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent; il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient aux succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des États romains? Sans doute, il n'a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu'au nom de sa victime plébéienne.
Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi, je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie: le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre; le sang pacifique répandu rejaillit en gémissant vers le ciel; Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano; quelques mois après il était banni chez les pêcheurs de l'île d'Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène[362].
Mon souvenir vague, à peine ébauché dans les pensées de madame Récamier, lui apparaissait-il au milieu des steppes du Tibre et de l'Anio? J'avais déjà passé à travers ces solitudes mélancoliques; j'y avais laissé une tombe honorée des larmes des amis de Juliette. Lorsque la fille de M. de Montmorin (madame de Beaumont) mourut en 1803, madame de Staël et M. Necker m'écrivaient des lettres de regrets; on a vu ces lettres. Ainsi je recevais à Rome, avant presque d'avoir connu madame Récamier, des lettres datées de Coppet; c'est le premier indice d'une affinité de destinée. Madame Récamier m'a dit aussi que ma lettre de 1804 à M. de Fontanes lui servait de guide en 1814, et qu'elle relisait assez souvent ce passage:
«Quiconque n'a plus de lien dans la vie doit venir demeurer à Rome. Là, il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et occupera son cœur, et des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera; la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux!... S'il est chrétien, ah! comment pourrait-il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l'a précédé; de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l'œil du père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux[363]?»
Mais en 1814, je n'étais pour madame Récamier qu'un cicerone vulgaire, appartenant à tous les voyageurs; plus heureux en 1823, j'avais cessé de lui être étranger, et nous pouvions causer ensemble des ruines romaines.
À Naples, où madame Récamier se rendit en automne[364], cessèrent les occupations de la solitude. À peine fut-elle descendue à l'auberge, que les ministres du roi Joachim accoururent. Murat, oubliant la main qui changea sa cravache en sceptre, était prêt à se joindre à la coalition. Bonaparte avait planté son épée au milieu de l'Europe, comme les Gaulois plantaient leur glaive au milieu du mallus[365]: autour de l'épée de Napoléon s'étaient rangés en cercle des royaumes qu'il distribuait à sa famille. Caroline avait reçu celui de Naples. Madame Murat n'était pas un camée antique aussi élégant que la princesse Borghèse; mais elle avait plus de physionomie et plus d'esprit que sa sœur. À la fermeté de son caractère on reconnaissait le sang de Napoléon. Si le diadème n'eût pas été pour elle l'ornement de la tête d'une femme, il eût encore été la marque du pouvoir d'une reine.
Caroline reçut madame Récamier avec un empressement d'autant plus affectueux que l'oppression de la tyrannie se faisait sentir jusqu'à Portici. Cependant, la ville qui possède le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse, cette ville où vécurent Horace et Tite-Live, Boccace et Sannazar, où naquirent Durante et Cimarozsa, avait été embellie par son nouveau maître. L'ordre s'était rétabli: les lazzaroni ne jouaient plus à la boule avec des têtes pour amuser l'amiral Nelson et lady Hamilton. Les fouilles de Pompéi s'étaient étendues; un chemin serpentait sur le Pausilippe, dans les flancs duquel j'avais passé en 1803[366] pour aller m'enquérir à Literne de la retraite de Scipion. Ces royautés nouvelles d'une dynastie militaire avaient fait renaître la vie dans des pays où se manifestait auparavant la moribonde langueur d'une vieille race. Robert Guiscard, Guillaume Bras de Fer, Roger et Tancrède semblaient être revenus, moins la chevalerie.
Madame Récamier était à Naples au mois de février 1814; où étais-je donc alors? dans ma Vallée-aux-Loups, commençant l'histoire de ma vie. Je m'occupais des jeux de mon enfance au bruit des pas des soldats étrangers. La femme dont le nom devait clore ces Mémoires errait sur les marines de Baïes. N'avais-je pas un pressentiment du bien qui m'arriverait un jour de cette terre, alors que je peignais la séduction parthénopéenne dans les Martyrs:
«Chaque matin, aussitôt que l'aurore commençait à paraître, je me rendais sous un portique. Le soleil se levait devant moi; il illuminait de ses feux les plus doux la chaîne des montagnes de Salerne, le bleu de la mer parsemé des voiles blanches du pêcheur, les îles de Caprée, d'Œnaria et de Prochyta, le cap de Misène et Baïes avec tous ses enchantements.
«Des fleurs et des fruits humides de rosée sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples sortant des ombres de la nuit. J'étais toujours surpris, en arrivant au portique, de me trouver au bord de la mer, car les vagues dans cet endroit faisaient à peine entendre le léger murmure d'une fontaine; en extase devant ce tableau, je m'appuyais contre une colonne, et sans pensée, sans désir, sans projet, je restais des heures entières à respirer un air délicieux. Le charme était si profond, qu'il me semblait que cet air divin transformait ma propre substance, et qu'avec un plaisir indicible je m'élevais vers le firmament comme un pur esprit... Attendre ou chercher la beauté, la voir s'avancer dans une nacelle et nous sourire du milieu des flots; voguer avec elle sur la mer, dont nous semions la surface de fleurs; suivre l'enchanteresse au fond de ces bois de myrthe et dans les champs heureux où Virgile plaça l'Élysée: telle était l'occupation de nos jours...
«Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté; et n'est-ce point ce que voulut enseigner une fable ingénieuse en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d'une sirène? L'éclat velouté de la campagne, la tiède température de l'air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées, sont à Naples autant de séductions pour les sens, que tout repose et que rien ne blesse...
«Pour éviter les ardeurs du Midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d'ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes; si quelque orage nous surprenait au fond de ces retraites, les esclaves allumaient des lampes pleines du nard le plus précieux de l'Arabie. Alors entraient de jeunes Napolitaines qui portaient des roses de Pæstum dans des vases de Nola; tandis que les flots mugissaient au dehors, elles chantaient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappelaient les mœurs de la Grèce: ainsi se réalisaient pour nous les fictions des poètes; on eût cru voir les jeux des Néréides dans la grotte de Neptune[367].»
Madame Récamier rencontra à Naples le comte de Neipperg[368] et le duc de Rohan-Chabot[369]: l'un devait monter au nid de l'aigle, l'autre revêtir la pourpre. On a dit de celui-ci qu'il avait été voué au rouge, ayant porté l'habit de chambellan, l'uniforme de chevau-léger de la garde et la robe de cardinal.
Le duc de Rohan était fort joli; il roucoulait la romance, lavait de petites aquarelles et se distinguait par une étude coquette de toilette. Quand il fut abbé, sa pieuse chevelure, éprouvée au fer, avait une élégance de martyr. Il prêchait à la brune, dans des oratoires sombres, devant des dévotes, ayant soin, à l'aide de deux ou trois bougies artistement placées, d'éclairer en demi-teinte, comme un tableau, son visage pâle.
On ne s'explique pas de prime abord comment des hommes que leurs noms rendaient bêtes à force d'orgueil s'étaient mis aux gages d'un parvenu. En y regardant de près, on trouve que cette aptitude à entrer en condition découlait naturellement de leurs mœurs: façonnés à la domesticité, point n'avaient souci du changement de livrée, pourvu que le maître fut logé au château à la même enseigne. Le mépris de Bonaparte leur rendait justice: ce grand soldat, abandonné des siens, disait à une grande dame: «Au fond, il n'y a que vous autres qui sachiez servir.»
La religion et la mort ont passé l'éponge sur quelques faiblesses, après tout bien pardonnables, du cardinal de Rohan. Prêtre chrétien, il a consommé à Besançon son sacrifice, secourant le malheureux, nourrissant le pauvre, vêtant l'orphelin et usant en bonnes œuvres sa vie, dont une santé déplorable abrégeait naturellement le cours.
Lecteur, si tu t'impatientes de ces citations, de ces récits, songe d'abord que tu n'as peut-être pas lu mes ouvrages, et qu'ensuite je ne t'entends plus; je dors dans la terre que tu foules; si tu m'en veux, frappe sur cette terre, tu n'insulteras que mes os. Songe de plus que mes écrits font partie essentielle de cette existence dont je déploie les feuilles. Ah! que mes tableaux napolitains n'avaient-ils un fonds de vérité! Que la fille du Rhône n'était-elle la femme réelle de mes délices imaginaires! Mais non: si j'étais Augustin, Jérôme, Eudore, je l'étais seul, mes jours devancèrent les jours de l'amie de Corinne en Italie. Heureux si j'avais pu étendre ma vie entière sous ses pas comme un tapis de fleurs! Ma vie est rude, et ses aspérités blessent. Puissent du moins mes heures expirantes refléter l'attendrissement et le charme dont elle les a remplies sur celle qui fut aimée de tous et dont personne n'eut jamais à se plaindre!
Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1767 à la Bastide, près Cahors, fut envoyé à Toulouse pour y faire ses études. Il se dégoûta des lettres, s'enrôla dans les chasseurs des Ardennes, déserta et se réfugia à Paris. Admis dans la garde constitutionnelle de Louis XVI[370], il obtint, après le licenciement de cette garde, une sous-lieutenance dans le 12e régiment de chasseurs à cheval. À la mort de Robespierre, il fut destitué comme terroriste[371]; même chose arriva à Bonaparte, et les deux soldats demeurèrent sans ressources. Murat rentra en grâce au 13 vendémiaire, et devint aide de camp de Napoléon. Il fit sous lui les premières campagnes d'Italie, prit la Valteline et la réunit à la République Cisalpine; il eut part à l'expédition d'Égypte et se signala à la bataille d'Aboukir. Revenu en France avec son maître, il fut chargé de jeter à la porte le conseil des Cinq-Cents. Bonaparte lui donna en mariage sa sœur Caroline. Murat commandait la cavalerie à la bataille de Marengo. Gouverneur de Paris lors de la mort du duc d'Enghien, il gémit tout bas d'un assassinat qu'il n'eut pas le courage de blâmer tout haut.
Beau-frère de Napoléon[372] et maréchal de l'empire, Murat entra à Vienne en 1805[373]; il contribua aux victoires d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau et de Friedland, devint grand-duc de Berg[374] et envahit l'Espagne en 1808.
Napoléon le rappela et lui donna la couronne de Naples. Proclamé roi des Deux-Siciles le 1er août 1808, il plut aux Napolitains par son faste, son costume théâtral, ses cavalcades et ses fêtes.
Appelé en qualité de grand vassal de l'empire à l'invasion de la Russie, il reparut dans tous les combats et se trouva chargé du commandement de la retraite de Smolensk à Wilna. Après avoir manifesté son mécontentement, il quitta l'armée à l'exemple de Bonaparte, et vint se réchauffer au soleil de Naples, comme son capitaine au foyer des Tuileries. Ces hommes de triomphe ne pouvaient s'accoutumer aux revers. Alors commencèrent ses liaisons avec l'Autriche. Il reparut encore aux camps de l'Allemagne en 1813, retourna à Naples après la perte de la bataille de Leipzig et renoua ses négociations austro-britanniques. Avant d'entrer dans une alliance complète, Murat écrivit à Napoléon une lettre que j'ai entendu lire à M. de Mosbourg[375]: il disait à son beau-frère, dans cette lettre, qu'il avait retrouvé la Péninsule fort agitée, que les Italiens réclamaient leur indépendance nationale; que si elle ne leur était pas rendue, il était à craindre qu'ils ne se joignissent à la coalition de l'Europe et n'augmentassent ainsi les dangers de la France. Il suppliait Napoléon de faire la paix, seul moyen de conserver un empire si puissant et si beau. Que si Bonaparte refusait de l'écouter, lui Murat, abandonné à l'extrémité de l'Italie, se verrait forcé de quitter son royaume ou d'embrasser les intérêts de la liberté italienne. Cette lettre très raisonnable resta plusieurs mois sans réponse; Napoléon n'a donc pu reprocher justement à Murat de l'avoir trahi.
Murat, obligé de choisir promptement, signa, le 11 janvier 1814, avec la cour de Vienne, un traité: il s'obligeait à fournir un corps de trente mille hommes aux alliés. Pour prix de cette défection, on lui garantissait son royaume napolitain et son droit de conquête sur les Marches pontificales. Madame Murat avait révélé cette importante transaction à madame Récamier. Au moment de se déclarer ouvertement, Murat, fort ému, rencontra madame Récamier chez Caroline et lui demanda ce qu'elle pensait du parti qu'il avait à prendre; il la priait de bien peser les intérêts du peuple dont il était devenu le souverain. Madame Récamier lui dit: «Vous êtes Français, c'est aux Français que vous devez rester fidèle.» La figure de Murat se décomposa; il repartit: «Je suis donc un traître? qu'y faire? il est trop tard!» Il ouvrit avec violence une fenêtre et montra de la main une flotte anglaise entrant à pleines voiles dans le port.
Le Vésuve venait d'éclater et jetait des flammes. Deux heures après, Murat était à cheval à la tête de ses gardes; la foule l'environnait en criant: «Vive le roi Joachim!» Il avait tout oublié; il paraissait ivre de joie. Le lendemain, grand spectacle au théâtre Saint-Charles; le roi et la reine furent reçus avec des acclamations frénétiques, inconnues des peuples en deçà des Alpes. On applaudit aussi l'envoyé de François II: dans la loge du ministre de Napoléon, il n'y avait personne; Murat en parut troublé, comme s'il eût vu au fond de cette loge le spectre de la France.
L'armée de Murat, mise en mouvement le 16 février 1814, force le prince Eugène à se replier sur l'Adige. Napoléon, ayant d'abord obtenu des succès inespérés en Champagne, écrivait à sa sœur Caroline des lettres qui furent surprises par les alliés et communiquées au Parlement d'Angleterre par lord Castlereagh; il lui disait: «Votre mari est très brave sur le champ de bataille; mais il est plus faible qu'une femme ou qu'un moine quand il ne voit pas l'ennemi. Il n'a aucun courage moral. Il a eu peur et il n'a pas hasardé de perdre en un instant ce qu'il ne peut tenir que par moi et avec moi.»
Dans une autre lettre adressée à Murat lui-même, Napoléon disait à son beau-frère: «Je suppose que vous n'êtes pas de ceux qui pensent que le lion est mort; si vous faisiez ce calcul, il serait faux. . . Vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez depuis votre départ de Wilna. Le titre de roi vous a tourné la tête; si vous désirez le conserver, conduisez-vous bien.»
Murat ne poursuivit pas le vice-roi sur l'Adige; il hésitait entre les alliés et les Français, selon les chances que Bonaparte semblait gagner ou perdre.
Dans les champs de Brienne[376], où Napoléon fut élevé par l'ancienne monarchie, il donnait en l'honneur de celle-ci le dernier et le plus admirable de ses sanglants tournois. Favorisé des carbonari, Joachim tantôt veut se déclarer libérateur de l'Italie, tantôt espère la partager entre lui et Bonaparte devenu vainqueur.
Un matin, le courrier apporta à Naples la nouvelle de l'entrée des Russes à Paris. Madame Murat était encore couchée, et madame Récamier, assise à son chevet, causait avec elle; on déposa sur le lit un énorme tas de lettres et de journaux. Parmi ceux-ci se trouvait mon écrit De Bonaparte et des Bourbons. La reine s'écria: «Ah! voilà un ouvrage de M. de Chateaubriand; nous le lirons ensemble.» Et elle continua à décacheter ses lettres.
Madame Récamier prit la brochure, et après y avoir jeté les yeux au hasard, elle la remit sur le lit et dit à la reine: «Madame, vous la lirez seule, je suis obligée de rentrer chez moi.»
Napoléon fut relégué à l'île d'Elbe; l'Alliance, avec une rare habileté, l'avait placé sur les côtes de l'Italie. Murat apprit qu'on cherchait au Congrès de Vienne à le dépouiller des États qu'il avait néanmoins achetés si cher; il s'entendit secrètement avec son beau-frère, devenu son voisin. On est toujours étonné que les Napoléon aient des parents: qui sait le nom d'Aridée, frère d'Alexandre? Pendant le cours de l'année 1814, le roi et la reine de Naples donnèrent une fête à Pompéi; on exécuta une fouille au son de la musique: les ruines que faisaient déterrer Caroline et Joachim ne les instruisaient pas de leur propre ruine; sur les derniers bords de la prospérité, on n'entend que les derniers concerts du songe qui passe.
Lors de la paix de Paris, Murat faisait partie de l'Alliance, le Milanais ayant été rendu à l'Autriche: les Napolitains se retirèrent dans les Légations romaines. Quand Bonaparte, débarqué à Cannes, fut entré à Lyon, Murat, perplexe, ayant changé d'intérêts, sortit des Légations et marcha avec quarante mille hommes vers la haute Italie, pour faire diversion en faveur de Napoléon[377]. Il refusa à Parme les conditions que les Autrichiens effrayés lui offraient encore: pour chacun de nous il est un moment critique; bien ou mal choisi, il décide de notre avenir. Le baron de Firmont repousse les troupes de Murat, prend l'offensive et les mène battant jusqu'à Macerata[378]. Les Napolitains se débandèrent; leur général-roi rentre dans Naples, accompagné de quatre lanciers[379]. Il se présente à sa femme et lui dit: «Madame, je n'ai pu mourir.» Le lendemain, un bateau le conduit vers l'île d'Ischia; il rejoint en mer une pinque chargée de quelques officiers de son état-major, et fait voile avec eux pour la France.
Madame Murat, demeurée seule, montra une présence d'esprit admirable. Les Autrichiens étaient au moment de paraître: dans le passage d'une autorité à l'autre, un intervalle d'anarchie pouvait être rempli de désordres. La régente ne précipite point sa retraite; elle laisse le soldat allemand occuper la ville et fait pendant la nuit éclairer ses galeries. Le peuple, apercevant du dehors la lumière, pensant que la reine est encore là, reste tranquille. Cependant, Caroline sort par un escalier secret et s'embarque. Assise à la poupe du vaisseau, elle voyait sur la rive resplendir illuminé le palais désert dont elle s'éloignait, image du rêve brillant qu'elle avait eu pendant son sommeil dans la région des fées.
Caroline rencontra la frégate qui ramenait Ferdinand[380]. Le vaisseau de la reine fugitive fit le salut, le vaisseau du roi rappelé ne le rendit pas: la prospérité ne reconnaît pas l'adversité sa sœur. Ainsi les illusions, évanouies pour les uns, recommencent pour les autres; ainsi se croisent dans les vents et sur les flots les inconstantes destinées humaines: riantes ou funestes, le même abîme les porte ou les engloutit.
Murat accomplissait ailleurs sa course. Le 25 mai 1815, à dix heures du soir, il aborda au golfe Juan, où son beau-frère avait abordé. La fortune faisait jouer à Joachim la parodie de Napoléon. Celui-ci ne croyait pas à la force du malheur et au secours qu'il apporte aux grandes âmes: il défendit au roi détrôné l'accès de Paris; il mit au lazaret cet homme attaqué de la peste des vaincus; il le relégua dans une maison de campagne, appelée Plaisance, près de Toulon. Il eût mieux fait de moins redouter une contagion dont il avait été lui-même atteint: qui sait ce qu'un soldat comme Murat aurait pu changer à la bataille de Waterloo?
Le roi de Naples, dans son chagrin, écrivait à Fouché le 19 juin 1815:
«Je répondrai à ceux qui m'accusent d'avoir commencé les hostilités trop tôt, qu'elles le furent sur la demande formelle de l'empereur, et que, depuis trois mois il n'a cessé de me rassurer sur ses sentiments, en accréditant des ministres près de moi, en m'écrivant qu'il comptait sur moi et qu'il ne m'abandonnerait jamais. Ce n'est que lorsqu'on a vu que je venais de perdre avec le trône les moyens de continuer la puissante diversion qui durait depuis trois mois, qu'on veut égarer l'opinion publique en insinuant que j'ai agi pour mon propre compte et à l'insu de l'empereur.»
Il y eut dans le monde une femme généreuse et belle; lorsqu'elle arriva à Paris, madame Récamier la reçut et ne l'abandonna point dans des temps de malheur. Parmi les papiers qu'elle a laissés, on a trouvé deux lettres de Murat du mois de juin 1815; elles sont utiles à l'histoire.
«J'ai perdu pour la France la plus belle existence, j'ai combattu pour l'empereur; c'est pour sa cause que ma femme et mes enfants sont en captivité. La patrie est en danger, j'offre mes services; on en ajourne l'acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l'empereur s'il succombe, et on m'ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. J'en demande les raisons; on répond obscurément et je ne puis me faire juge de ma position. Tantôt je ne puis me rendre à Paris, où ma présence ferait tort à l'empereur; je ne saurais aller à l'armée, où ma présence réveillerait trop l'attention du soldat. Que faire? attendre: voilà ce qu'on me répond. On me dit, d'un autre côté, qu'on ne me pardonne pas d'avoir abandonné l'empereur l'année dernière, tandis que des lettres de Paris disaient, quand je combattais récemment pour la France: «Tout le monde ici est enchanté du roi.» L'empereur m'écrivait: «Je compte sur vous, comptez sur moi; je ne vous abandonnerai jamais.» Le roi Joseph m'écrivait: «L'Empereur m'ordonne de vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes.» Et quand, en arrivant, je lui témoigne des sentiments généreux, et que je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes. Pas un mot de consolation n'est adressé à celui qui n'eut jamais d'autre tort envers lui que d'avoir trop compté sur des sentiments généreux, sentiments qu'il n'eut jamais pour moi.
«Mon amie, je viens vous prier de me faire connaître l'opinion de la France et de l'armée à mon égard. Il faut savoir tout supporter et mon courage me rendra supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu hors l'honneur; j'ai perdu le trône, mais j'ai conservé toute ma gloire; je fus abandonné par mes soldats, qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu. La désertion de vingt mille hommes me mit à la merci de mes ennemis; une barque de pêcheur me sauva de la captivité, et un navire marchand me jeta en trois jours sur les côtes de France.»

Madame Récamier.
«Sous Toulon, 18 juin 1815.
«Je viens de recevoir votre lettre. Il m'est impossible de vous dépeindre les différentes sensations qu'elle m'a fait éprouver. J'ai pu un instant oublier mes malheurs. Je ne suis occupé que de mon amie, dont l'âme noble et généreuse vient me consoler et me montrer sa douleur. Rassurez-vous, tout est perdu, mais l'honneur reste; ma gloire survivra à tous mes malheurs, et mon courage saura me rendre supérieur à toutes les rigueurs de ma destinée: n'ayez rien à craindre de ce côté. J'ai perdu trône et famille sans m'émouvoir; mais l'ingratitude m'a révolté. J'ai tout perdu pour la France, pour son empereur, par son ordre, et aujourd'hui il me fait un crime de l'avoir fait. Il me refuse la permission de combattre et de me venger, et je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite: concevez-vous tout mon malheur? que faire? quel parti prendre? Je suis Français et père: comme Français, je dois servir ma patrie; comme père, je dois aller partager le sort de mes enfants: l'honneur m'impose le devoir de combattre, et la nature me dit que je dois être à mes enfants. À qui obéir? Ne puis-je satisfaire à tous deux? Me sera-t-il permis d'écouter l'un ou l'autre? Déjà l'empereur me refuse des armées; et l'Autriche m'accordera-t-elle les moyens d'aller rejoindre mes enfants? les lui demanderai-je, moi qui n'ai jamais voulu traiter avec ses ministres? Voilà ma situation: donnez-moi des conseils. J'attendrai votre réponse, celle du duc d'Otrante et de Lucien, avant de prendre une détermination. Consultez bien l'opinion sur ce que l'on croit qu'il me convient de faire, car je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite; on revient sur le passé et on me fait un crime d'avoir, par ordre, perdu mon trône, quand ma famille gémit dans la captivité. Conseillez-moi; écoutez la voix de l'honneur, celle de la nature, et, en juge impartial, ayez le courage de m'écrire ce qu'il faut que je fasse. J'attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon.»
Laissant de côté les vanités personnelles et ces illusions qui sortent du trône, même d'un trône où l'on ne s'est assis qu'un moment, ces lettres nous apprennent quelle idée Murat se faisait de son beau-frère.
Bonaparte perd une seconde fois l'empire; Murat vagabonde sans asile sur ces mêmes plages qui ont vu errer la duchesse de Berry. Des contrebandiers consentent, le 22 août 1815, à le passer, lui et trois autres, à l'île de Corse. Une tempête l'accueille: la balancelle qui faisait le service entre Bastia et Toulon le reçoit à son bord. À peine a-t-il quitté son embarcation, qu'elle s'entr'ouvre. Surgi à Bastia le 25 août, il court se cacher au village de Vescovato, chez le vieux Colonna-Ceccaldi. Deux cents officiers le rejoignirent avec le général Franceschetti. Il marche sur Ajaccio: la ville maternelle de Bonaparte seule tenait encore pour son fils; de tout son empire Napoléon ne possédait plus que son berceau. La garnison de la citadelle salue Murat et le veut proclamer roi de Corse: il s'y refuse; il ne trouve d'égal à sa grandeur que le sceptre des Deux-Siciles. Son aide de camp Macirone lui apporte de Paris la décision de l'Autriche en vertu de laquelle il doit quitter le titre de roi et se retirer à volonté dans la Bohême ou la Moldavie. «Il est trop tard, répondit Joachim; mon cher Macirone, le dé en est jeté.» Le 28 septembre. Murat cingle vers l'Italie; sept bâtiments étaient chargés de ses deux cent cinquante serviteurs: il avait dédaigné de tenir à royaume l'étroite patrie de l'homme immense; plein d'espoir, séduit par l'exemple d'une fortune au-dessus de la sienne, il partait de cette île d'où Napoléon était sorti pour prendre possession du monde: ce ne sont pas les mêmes lieux, ce sont les génies semblables qui produisent les mêmes destinées.
Une tempête dispersa la flottille; Murat fut jeté le 8 octobre dans le golfe de Sainte-Euphémie, presque au moment où Bonaparte abordait le rocher de Sainte-Hélène[381].
De ses sept prames, il ne lui en restait plus que deux, y compris la sienne. Débarqué avec une trentaine d'hommes, il essaye de soulever les populations de la côte; les habitants font feu sur sa troupe. Les deux prames gagnent le large; Murat était trahi. Il court à un bateau échoué: il essaye de le mettre à flot; le bateau reste immobile. Entouré et pris, Murat, outragé du même peuple qui se tuait naguère à crier: «Vive le roi Joachim!» est conduit au château de Pizzo. On saisit sur lui et ses compagnons des proclamations insensées: elles montraient de quels rêves les hommes se bercent jusqu'à leur dernier moment.
Tranquille dans sa prison, Murat disait: «Je ne garderai que mon royaume de Naples: mon cousin Ferdinand conservera la seconde Sicile.» Et dans ce moment une commission militaire condamnait Murat à mort. Lorsqu'il apprit son arrêt, sa fermeté l'abandonna quelques instants; il versa des larmes et s'écria: «Je suis Joachim, roi des Deux-Siciles!» il oubliait que Louis XVI avait été roi de France, le duc d'Enghien petit-fils du grand Condé, et Napoléon arbitre de l'Europe: la mort compte pour rien ce que nous fûmes.
Un prêtre est toujours un prêtre, quoi qu'on dise et qu'on fasse; il vient rendre à un cœur intrépide la force défaillie. Le 13 octobre 1815, Murat, après avoir écrit à sa femme, est conduit dans une salle du château de Pizzo, renouvelant dans sa personne romanesque les aventures brillantes ou tragiques du moyen âge. Douze soldats, qui peut-être avaient servi sous lui, l'attendaient disposés sur deux rangs. Murat voit charger les armes, refuse de se laisser bander les yeux, choisit lui-même, en capitaine expérimenté, le poste où les balles le peuvent mieux atteindre.
Couché en joue, au moment du feu, il dit: «Soldats, sauvez le visage; visez au cœur!» Il tombe, tenant dans ses mains les portraits de sa femme et de ses enfants: ces portraits ornaient auparavant la garde de son épée. Ce n'était qu'une affaire de plus que le brave venait de vider avec la vie.
Les genres de mort différents de Napoléon et de Murat conservent les caractères de leur existence.
Murat, si fastueux, fut enterré sans pompe à Pizzo, dans une de ces églises chrétiennes, dont le sein charitable reçoit miséricordieusement toutes les cendres.
Madame Récamier, revenant en France, traversa Rome au moment où le pape y rentrait[382]. Dans une autre partie de ces Mémoires, vous avez conduit Pie VII, mis en liberté à Fontainebleau, jusqu'aux portes de Saint-Pierre. Joachim, encore vivant, allait disparaître, et Pie VII reparaissait. Derrière eux, Napoléon était frappé: la main du conquérant laissait tomber le roi et relevait le pontife.
Pie VII fut reçu avec des cris qui ébranlaient les ruines de la ville des ruines. On détela sa voiture, et la foule le traîna jusqu'aux degrés de l'église des apôtres. Le Saint-Père ne voyait rien, n'entendait rien; ravi en esprit, sa pensée était loin de la terre; sa main se levait seulement sur le peuple par la tendre habitude des bénédictions. Il pénétra dans la basilique au bruit des fanfares, au chant du Te Deum, aux acclamations des Suisses de la religion de Guillaume Tell. Les encensoirs lui envoyaient des parfums qu'il ne respirait pas; il ne voulut point être porté sur le pavois à l'ombre du dais et des palmes; il marcha comme un naufragé accomplissant un vœu à Notre-Dame-de-Bon-Secours, et chargé par le Christ d'une mission qui devait renouveler la face de la terre. Il était vêtu d'une robe blanche; ses cheveux, restés noirs malgré le malheur et les ans, contrastaient avec la pâleur de l'anachorète. Arrivé au tombeau des apôtres, il se prosterna: il demeura plongé, immobile et comme mort, dans les abîmes des conseils de la Providence. L'émotion était profonde, des protestants témoins de cette scène pleuraient à chaudes larmes.
Quel sujet de méditations! Un prêtre infirme, caduc, sans force, sans défense, enlevé du Quirinal, transporté captif au fond des Gaules; un martyr, qui n'attendait plus que sa tombe, délivré des mains de Napoléon qui pressait le globe, reprenant l'empire d'un monde indestructible, quand les planches d'une prison d'outre-mer se préparaient pour ce formidable geôlier des peuples et des rois!
Pie VII survécut à l'empereur; il vit revenir au Vatican les chefs-d'œuvre, amis fidèles qui l'avaient accompagné dans son exil. Au retour de la persécution, le pontife septuagénaire, prosterné sous la coupole de Saint-Pierre, montrait à la fois toute la faiblesse de l'homme et la grandeur de Dieu.
En descendant les Alpes de la Savoie, madame Récamier trouva au Pont-de-Beauvoisin le drapeau blanc et la cocarde blanche. Les processions de la Fête-Dieu, parcourant les villages, semblaient être revenues avec le roi très chrétien. À Lyon, la voyageuse tomba au milieu d'une fête pour la Restauration. L'enthousiasme était sincère. À la tête des réjouissances paraissaient Alexis de Noailles[383] et le colonel Clary, beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce qu'on raconte aujourd'hui de la froideur et de la tristesse dont la légitimité fut accueillie à la première Restauration est une impudente menterie. La joie fut générale dans les diverses opinions, même parmi les conventionnels, même parmi les impérialistes, les soldats exceptés; leur noble fierté souffrait de ces revers. Aujourd'hui que le poids du gouvernement militaire ne se sent plus, que les vanités se sont réveillées, il faut nier les faits, parce qu'ils ne s'arrangent pas avec les théories du moment. Il convient à un système que la nation ait reçu les Bourbons avec horreur, et que la Restauration ait été un temps d'oppression et de misère. Cela conduit à de tristes réflexions sur la nature humaine. Si les Bourbons avaient eu le goût et la force d'opprimer, ils se pouvaient flatter de conserver longtemps le trône. Les violences et les injustices de Bonaparte, dangereuses à son pouvoir en apparence, le servirent en effet: on s'épouvante des iniquités, mais on s'en forge une grande idée; on est disposé à regarder comme un être supérieur celui qui se place au-dessus des lois.
Madame de Staël, arrivée à Paris avant madame Récamier, lui avait écrit plusieurs fois; ce billet seul était parvenu à son adresse: