«Bordeaux, le 24 octobre 1820.

«Monsieur le vicomte,

«Nous vous devons des remercîments pour la bonté que vous avez eue de mettre aux pieds de madame la duchesse de Berry notre joie et nos respects: pour cette fois du moins on ne vous aura pas empêché d'être notre interprète. Nous avons appris avec la plus grande peine l'éclat que M. le comte de Sèze a fait dans les journaux; et si nous avons gardé le silence, c'est parce que nous avons craint de vous faire de la peine. Cependant, monsieur le vicomte, personne ne peut mieux que vous rendre hommage à la vérité et tirer d'erreur M. de Sèze sur nos véritables intentions pour le choix d'un introducteur chez son Altesse Royale. Nous vous offrons de déclarer dans un journal à votre choix tout ce qui s'est passé; et comme personne n'avait le droit de nous choisir un guide, que jusqu'au dernier moment nous nous étions flattées que vous seriez ce guide, ce que nous déclarerons à cet égard ferait nécessairement taire tout le monde.

«Voilà à quoi nous sommes décidées, monsieur le vicomte; mais nous avons cru qu'il était de notre devoir de ne rien faire sans votre agrément. Comptez que ce serait de grand cœur que nous publierions les bons procédés que vous avez eus pour tout le monde au sujet de notre présentation. Si nous sommes la cause du mal, nous voilà prêtes à le réparer.

«Nous sommes et nous serons toujours de vous,

«Monsieur le vicomte,

«Les très-humbles et très-respectueuses servantes,

«Femmes Dasté, Duranton, Aniche

Je répondis à ces généreuses dames qui ressemblaient si peu aux grandes dames:

«Je vous remercie bien, mes chères dames, de l'offre que vous me faites de publier dans un journal tout ce qui s'est passé relativement à M. de Sèze. Vous êtes d'excellentes royalistes, et moi aussi je suis un bon royaliste: nous devons nous souvenir avant tout que M. de Sèze est un homme respectable, et qu'il a été le défenseur de notre roi. Cette belle action n'est point effacée par un petit mouvement de vanité. Ainsi gardons le silence: il me suffit de votre bon témoignage auprès de vos amis. Je vous ai déjà remerciées de vos excellents fruits: madame de Chateaubriand et moi nous mangeons tous les jours vos marrons en parlant de vous.

«À présent permettez à votre hôte de vous embrasser. Ma femme vous dit mille choses, et moi je suis

«Votre serviteur et ami,

«Chateaubriand.

«Paris, 2 novembre 1820.»

Mais qui pense aujourd'hui à ces futiles débats? Les joies et les fêtes du baptême sont loin derrière nous. Quand Henri naquit, le jour de Saint-Michel, ne disait-on pas que l'archange allait mettre le dragon sous ses pieds? Il est à craindre, au contraire, que l'épée flamboyante n'ait été tirée du fourreau que pour faire sortir l'innocent du paradis terrestre, et pour en garder contre lui les portes.

Cependant, les événements qui se compliquaient ne décidaient rien encore. L'assassinat de M. le duc de Berry avait amené la chute de M. Decazes[120], qui ne se fit pas sans déchirements. M. le duc de Richelieu ne consentit à affliger son vieux maître que sur une promesse de M. Molé[121] de donner à M. Decazes une mission lointaine. Il partit pour l'ambassade de Londres où je devais le remplacer[122]. Rien n'était fini. M. de Villèle restait à l'écart avec sa fatalité, M. de Corbière. J'offrais de mon côté un grand obstacle. Madame de Montcalm[123] ne cessait de m'engager à la paix: j'y étais très disposé, ne voulant sincèrement que sortir des affaires qui m'envahissaient, et pour lesquelles j'avais un souverain mépris. M. de Villèle, quoique plus souple, n'était pas alors facile à manier.

Il y a deux manières de devenir ministre: l'une brusquement et par force, l'autre par longueur de temps et par adresse; la première n'était point à l'usage de M. de Villèle: le cauteleux exclut l'énergique, mais il est plus sûr et moins exposé à perdre la place qu'il a gagnée. L'essentiel dans cette manière d'arriver est d'agréer maints soufflets et de savoir avaler une quantité de couleuvres: M. de Talleyrand faisait grand usage de ce régime des ambitions de seconde espèce. En général, on parvient aux affaires par ce que l'on a de médiocre, et l'on y reste par ce que l'on a de supérieur. Cette réunion d'éléments antagonistes est la chose la plus rare, et c'est pour cela qu'il y a si peu d'hommes d'État.

M. de Villèle avait précisément le terre à terre des qualités par lesquelles le chemin lui était ouvert: il laissait faire du bruit autour de lui, pour recueillir le fruit de l'épouvante qui s'emparait de la cour. Parfois il prononçait des discours belliqueux, mais où quelques phrases laissaient luire l'espérance d'une nature abordable. Je pensais qu'un homme de son espèce devait commencer par entrer dans les affaires, n'importe comment, et dans une place non trop effrayante. Il me semblait qu'il lui fallait être d'abord ministre sans portefeuille, afin d'obtenir un jour la présidence même du ministère. Cela lui donnerait un renom de modération, il serait vêtu parfaitement à son air; il deviendrait évident que le chef parlementaire de l'opposition royaliste n'était pas un ambitieux, puisqu'il consentait pour le bien de la paix à se faire si petit. Tout homme qui a été ministre, n'importe à quel titre, le redevient: un premier ministère est l'échelon du second; il reste sur l'individu qui a porté l'habit brodé une odeur de portefeuille qui le fait retrouver tôt ou tard par les bureaux.

Madame de Montcalm m'avait dit de la part de son frère qu'il n'y avait plus de ministère vacant; mais que si mes deux amis voulaient entrer au conseil comme ministres d'État sans portefeuille, le roi en serait charmé, promettant mieux pour la suite. Elle ajoutait que si je consentais à m'éloigner, je serais envoyé à Berlin. Je lui répondis qu'à cela ne tenait; que quant à moi j'étais toujours prêt à partir et que j'irais chez le diable, dans le cas que les rois eussent quelque mission à remplir auprès de leur cousin; mais que je n'acceptais pourtant un exil que si M. de Villèle acceptait son entrée au conseil. J'aurais voulu aussi placer M. Lainé auprès de mes deux amis. Je me chargeai de la triple négociation. J'étais devenu le maître de la France politique par mes propres forces. On ne se doute guère que c'est moi qui ai fait le premier ministère de M. de Villèle et qui ai poussé le maire de Toulouse dans la carrière.

Je trouvai dans le caractère de M. Lainé une obstination invincible. M. de Corbière ne voulait pas une simple entrée au conseil; je le flattai de l'espoir qu'on y joindrait l'instruction publique. M. de Villèle, ne se prêtant qu'avec répugnance à ce que je désirais, me fit d'abord mille objections; son bon esprit et son ambition le décidèrent enfin à marcher en avant: tout fut arrangé. Voici les preuves irrécusables de ce que je viens de raconter; documents fastidieux de ces petits faits justement passés à l'oubli, mais utiles à ma propre histoire:

«20 décembre[124], trois heures et demie.

«À M. LE DUC DE RICHELIEU.

«J'ai eu l'honneur de passer chez vous, monsieur le duc, pour vous rendre compte de l'état des choses: tout va à merveille. J'ai vu les deux amis: Villèle consent enfin à entrer ministre secrétaire d'État au conseil, sans portefeuille, si Corbière consent à entrer au même titre, avec la direction de l'instruction publique. Corbière, de son côté, veut bien entrer à ces conditions, moyennant l'approbation de Villèle. Ainsi, il n'y a plus de difficultés. Achevez votre ouvrage, monsieur le duc; voyez les deux amis; et quand vous aurez entendu ce que je vous écris, de leur propre bouche, vous rendrez à la France la paix intérieure, comme vous lui avez donné la paix avec les étrangers.

«Permettez-moi de vous soumettre encore une idée: trouveriez-vous un grand inconvénient à remettre à Villèle la direction vacante par la retraite de M. de Barante[125]? il serait alors placé dans une position plus égale avec son ami. Toutefois, il m'a positivement dit qu'il consentirait à entrer au conseil sans portefeuille, si Corbière avait l'instruction publique. Je ne dis ceci que comme un moyen de plus de satisfaire complètement les royalistes, et de vous assurer une majorité immense et inébranlable.

«J'aurai enfin l'honneur de vous faire observer que, c'est demain au soir qu'a lieu chez Piet la grande réunion royaliste, et qu'il serait bien utile que les deux amis pussent demain au soir dire quelque chose qui calmât toutes les effervescences et empêchât toutes les divisions.

«Comme je suis, monsieur le duc, hors de tout ce mouvement, vous ne verrez, j'espère, dans mon empressement que la loyauté d'un homme qui désire le bien de son pays et vos succès.

«Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération.

«Chateaubriand.»

«Mercredi[126]

«Je viens d'écrire à MM. de Villèle et de Corbière, monsieur, et je les engage à passer ce soir chez moi, car dans une œuvre aussi utile il ne faut pas perdre un moment. Je vous remercie d'avoir fait marcher l'affaire aussi vite; j'espère que nous arriverons à une heureuse conclusion. Soyez persuadé, monsieur, du plaisir que j'ai à vous avoir cette obligation, et recevez l'assurance de ma haute considération.

«Richelieu.»

«Permettez-moi, monsieur le duc, de vous féliciter de l'heureuse issue de cette grande affaire, et de m'applaudir d'y avoir eu quelque part. Il est bien à désirer que les ordonnances paraissent demain: elles feront cesser toutes les oppositions. Sous ce rapport je puis être utile aux deux amis.

«J'ai l'honneur, monsieur le duc, de vous renouveler l'assurance de ma haute considération.

«Chateaubriand.»

«Vendredi.

«J'ai reçu avec un extrême plaisir le billet que M. le vicomte de Chateaubriand m'a fait l'honneur de m'écrire. Je crois qu'il n'aura pas à se repentir de s'en être rapporté à la bonté du Roi, et s'il me permet d'ajouter au désir que j'ai de contribuer à ce qui pourra lui être agréable. Je le prie de recevoir l'assurance de ma haute considération.

«Richelieu.»

«Ce jeudi.

«Vous savez sans doute, mon noble collègue, que l'affaire a été conclue hier soir à onze heures, et que tout s'est arrangé sur les bases convenues entre vous et le duc de Richelieu. Votre intervention nous a été fort utile: grâces vous soient rendues pour cet acheminement vers un mieux qu'on doit désormais regarder comme probable.

«Tout à vous pour la vie,

«J. De Polignac.»

«Paris, mercredi 20 décembre, onze heures et demie du soir.

«Je viens de passer chez vous qui étiez retiré, noble vicomte: j'arrive de chez Villèle qui lui-même est rentré tard de la conférence que vous lui aviez préparée et annoncée. Il m'a chargé, comme votre plus proche voisin, de vous faire savoir ce que Corbière voulait aussi vous mander de son côté, que l'affaire que vous avez réellement conduite et ménagée dans la journée est décidément finie de la manière la plus simple et la plus abrégée: lui sans portefeuille, son ami avec l'instruction. Il paraissait croire qu'on aurait pu attendre un peu plus, et obtenir d'autres conditions; mais il ne convenait pas de dédire un interprète, un négociateur tel que vous. C'est vous réellement qui leur avez ouvert l'entrée de cette nouvelle carrière: ils comptent sur vous pour la leur aplanir. De votre côté, pendant le peu de temps que nous aurons encore l'avantage de vous conserver parmi nous, parlez à vos amis les plus vifs dans le sens de seconder ou du moins de ne pas combattre les projets d'union. Bonsoir. Je vous fais encore mon compliment de la promptitude avec laquelle vous menez les négociations. Vous arrangerez ainsi l'Allemagne pour revenir plus tôt au milieu de vos amis. Je suis charmé, pour mon compte, de ce qu'il y a de simplifié dans votre position.

«Je vous renouvelle tous mes sentiments.

«M. de Montmorency.»

«Voici, monsieur, une demande adressée par un garde du corps du roi au roi de Prusse: elle m'est remise et recommandée par un officier supérieur des gardes. Je vous prie donc de l'emporter avec vous et d'en faire usage, si vous croyez, quand vous aurez un peu examiné le terrain à Berlin[127], qu'elle est de nature à obtenir quelque succès.

«Je saisis avec grand plaisir cette occasion de me féliciter avec vous du Moniteur de ce matin[128], et de vous remercier de la part que vous avez eue à cette heureuse issue qui, je l'espère, aura sur les affaires de notre France la plus heureuse influence.

«Veuillez recevoir l'assurance de ma haute considération et de mon sincère attachement.

«Pasquier.»

Cette suite de billets montre assez que je ne me vante pas; cela m'ennuierait trop d'être la mouche du coche; le timon ou le nez du cocher ne sont pas des places où j'aie jamais eu l'ambition de m'asseoir: que le coche arrive au haut ou roule en bas, point ne m'en chaut. Accoutumé à vivre caché dans mes propres replis, ou momentanément dans la large vie des siècles, je n'avais aucun goût aux mystères d'antichambre. J'entre mal dans la circulation en pièce de monnaie courante; pour me sauver, je me retire auprès de Dieu; une idée fixe qui vient du ciel vous isole et fait tout mourir autour de vous.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE VIII[129]

Année de ma vie 1821. — Ambassade de Berlin. — Arrivée à Berlin. — M. Ancillon. — Famille royale. — Fêtes pour le mariage du grand-duc Nicolas. — Société de Berlin. — Le comte de Humboldt. — M. de Chamisso. — Ministres et ambassadeurs. — La princesse Guillaume. — L'Opéra. — Réunion musicale. — Mes premières dépêches. — M. de Bonnay. — Le Parc. — La duchesse de Cumberland. — Mémoire commencé sur l'Allemagne. — Charlottenbourg. — Intervalle entre l'ambassade de Berlin et l'ambassade de Londres. — Baptême de M. le duc de Bordeaux. — Lettre à M. Pasquier. — Lettre de M. de Bernstorff. — Lettre de M. Ancillon. — Dernière lettre de Madame la duchesse de Cumberland. — M. de Villèle, ministre des finances. — Je suis nommé à l'ambassade de Londres.

Je quittai la France, laissant mes amis en possession d'une autorité que je leur avais achetée au prix de mon absence: j'étais un petit Lycurgue[130]. Ce qu'il y avait de bon, c'est que le premier essai que j'avais fait de ma force politique me rendait ma liberté; j'allais jouir au dehors de cette liberté dans le pouvoir. Au fond de cette position nouvelle à ma personne, j'aperçois je ne sais quels romans confus parmi des réalités: n'y avait-il rien dans les cours? N'étaient-elles point des solitudes d'une autre sorte? C'étaient peut-être des Champs-Élysées avec leurs ombres.

Je partis de Paris le 1er janvier 1821: la Seine était gelée, et pour la première fois je courais sur les chemins avec les conforts de l'argent. Je revenais peu à peu de mon mépris des richesses; je commençais à sentir qu'il était assez doux de rouler dans une bonne voiture, d'être bien servi, de n'avoir à se mêler de rien, d'être devancé par un énorme chasseur de Varsovie, toujours affamé, et qui, au défaut des czars, aurait à lui seul dévoré la Pologne[131]. Mais je m'habituai vite à mon bonheur; j'avais le pressentiment qu'il durerait peu, et que je serais bientôt remis à pied comme il était convenable. Avant d'être arrivé à ma destination, il ne me resta du voyage que mon goût primitif pour le voyage même; goût d'indépendance,—satisfaction d'avoir rompu les attaches de la société.

Vous verrez, lorsque je reviendrai de Prague en 1833, ce que je dis de mes vieux souvenirs du Rhin: je fus obligé, à cause des glaces, de remonter ses rives et de le traverser au-dessus de Mayence[132]. Je ne m'occupai guère de Moguntia, de son archevêque, de ses trois ou quatre sièges, et de l'imprimerie[133] par qui cependant je régnais. Francfort, cité de Juifs, ne m'arrêta que pour une de leurs affaires: un change de monnaie.

La route fut triste: le grand chemin était neigeux et le givre appendu aux branches des pins. Iéna m'apparut de loin avec les larves de sa double bataille[134]. Je traversai Erfurt et Weimar: dans Erfurt, l'empereur manquait; dans Weimar, habitait Gœthe que j'avais tant admiré, et que j'admire beaucoup moins. Le chantre de la matière vivait, et sa vieille poussière se modelait encore autour de son génie. J'aurais pu voir Gœthe, et je ne l'ai point vu; il laisse un vide dans la procession des personnages célèbres qui ont défilé sous mes yeux.

Le tombeau de Luther à Wittemberg ne me tenta point: le protestantisme n'est en religion qu'une hérésie illogique; en politique, qu'une révolution avortée. Après avoir mangé, en passant l'Elbe, un petit pain noir pétri à la vapeur du tabac, j'aurais eu besoin de boire dans le grand verre de Luther, conservé comme une relique. De là, traversant Potsdam et franchissant la Sprée, rivière d'encre sur laquelle se traînent des barques gardées par un chien blanc, j'arrivai à Berlin. Là demeura, comme je l'ai dit, le faux Julien dans sa fausse Athènes. Je cherchai en vain le soleil du mont Hymette. J'ai écrit à Berlin le quatrième livre de ces Mémoires. Vous y avez trouvé la description de cette ville, ma course à Potsdam, mes souvenirs du grand Frédéric, de son cheval, de ses levrettes et de Voltaire.

Descendu le 11 janvier à l'auberge, j'allai demeurer ensuite Sous les Tilleuls, dans l'hôtel qu'avait quitté M. le marquis de Bonnay, et qui appartenait à madame la duchesse de Dino: j'y fus reçu par MM. de Caux, de Flavigny et de Cussy[135], secrétaires de la légation.

Le 17 de janvier, j'eus l'honneur de présenter au roi les lettres de récréance de M. le marquis de Bonnay et mes lettres de créance. Le roi, logé dans une simple maison, avait pour toute distinction deux sentinelles à sa porte: entrait qui voulait; on lui parlait s'il était chez lui. Cette simplicité des princes allemands contribue à rendre moins sensibles aux petits le nom et les prérogatives des grands. Frédéric-Guillaume[136] allait chaque jour, à la même heure, dans une carriole découverte qu'il conduisait lui-même, casquette en tête, manteau grisâtre sur le dos, fumer son cigare dans le parc. Je le rencontrais souvent et nous continuions nos promenades, chacun de notre côté. Quand il rentrait dans Berlin, la sentinelle de la porte de Brandebourg criait à tue-tête; la garde prenait les armes et sortait; le roi passait, tout était fini.

Dans la même journée, je fis ma cour au prince royal et aux princes ses frères, jeunes militaires fort gais. Je vis le grand-duc Nicolas et la grande-duchesse, nouvellement mariés et auxquels on donnait des fêtes. Je vis aussi le duc et la duchesse de Cumberland[137], le prince Guillaume[138], frère du roi, le prince Auguste de Prusse[139], longtemps notre prisonnier: il avait voulu épouser madame Récamier; il possédait l'admirable portrait que Gérard avait fait d'elle et qu'elle avait échangé avec le prince pour le tableau de Corinne.

Je m'étais empressé de chercher M. Ancillon[140]. Nous nous connaissions mutuellement par nos ouvrages. Je l'avais rencontré à Paris avec le prince royal son élève[141]; il était chargé à Berlin, par intérim, du portefeuille des affaires étrangères pendant l'absence de M. le comte de Bernstorff. Sa vie était très touchante: sa femme avait perdu la vue: toutes les portes de sa maison étaient ouvertes; la pauvre aveugle se promenait de chambre en chambre parmi des fleurs, et se reposait au hasard comme un rossignol en cage: elle chantait bien et mourut tôt.

M. Ancillon, de même que beaucoup d'hommes illustres de la Prusse, était d'origine française: ministre protestant, ses opinions avaient d'abord été très libérales; peu à peu il se refroidit. Quand je le retrouvai à Rome en 1828, il était revenu à la monarchie tempérée et il a rétrogradé jusqu'à la monarchie absolue. Avec un amour éclairé des sentiments généreux, il avait la haine et la peur des révolutionnaires: c'est cette haine qui l'a poussé vers le despotisme, afin d'y demander abri. Ceux qui vantent encore 1793 et qui en admirent les crimes ne comprendront-ils jamais combien l'horreur dont on est saisi pour ces crimes est un obstacle à l'établissement de la liberté?

Il y eut une fête à la cour, et là commencèrent pour moi des honneurs dont j'étais bien peu digne. Jean Bart avait mis pour aller à Versailles un habit de drap d'or doublé de drap d'argent, ce qui le gênait beaucoup. La grande-duchesse, aujourd'hui l'impératrice de Russie, et la duchesse de Cumberland choisirent mon bras dans une marche polonaise: mes romans du monde commençaient. L'air de la marche était une espèce de pot-pourri composé de plusieurs morceaux, parmi lesquels, à ma grande satisfaction, je reconnus la chanson du roi Dagobert: cela m'encouragea et vint au secours de ma timidité. Ces fêtes se répétèrent; une d'elles surtout eut lieu dans le grand palais du roi. Ne voulant pas en prendre le récit sur mon compte, je le donne tel qu'il est consigné dans le Morgenblatt de Berlin par madame la baronne de Hohenhausen:

«Berlin, le 22 mars 1821.

«Morgenblatt (Feuille du matin), no 70.

«Un des personnages remarquables qui assistaient à cette fête était le vicomte de Chateaubriand, ministre de France, et, quelle que fût la splendeur du spectacle qui se développait à leurs yeux, les belles Berlinoises avaient encore des regards pour l'auteur d'Atala, ce superbe et mélancolique roman, où l'amour le plus ardent succombe dans le combat contre la religion. La mort d'Atala et l'heure du bonheur de Chactas, pendant un orage dans les antiques forêts de l'Amérique, dépeint avec les couleurs de Milton, resteront à jamais gravées dans la mémoire de tous les lecteurs de ce roman. M. de Chateaubriand écrivit Atala dans sa jeunesse péniblement éprouvée par l'exil de sa patrie: de là cette profonde mélancolie et cette passion brûlante qui respirent dans l'ouvrage entier. À présent, cet homme d'État consommé a voué uniquement sa plume à la politique. Son dernier ouvrage, la Vie et la Mort du duc de Berry, est tout à fait écrit dans le ton qu'employaient les panégyristes de Louis XIV.

«M. de Chateaubriand est d'une taille assez petite, et pourtant élancée. Son visage ovale a une expression de piété et de mélancolie. Il a les cheveux et les yeux noirs: ceux-ci brillent du feu de son esprit qui se prononce dans ses traits.»

Mais j'ai les cheveux blancs: pardonnez donc à madame la baronne de Hohenhausen de m'avoir croqué dans mon bon temps, bien qu'elle m'octroie déjà des années. Le portrait est d'ailleurs fort joli; mais je dois à ma sincérité de dire qu'il n'est pas ressemblant.

L'hôtel Sous les Tilleuls, Unter den Linden, était beaucoup trop grand pour moi, froid et délabré: je n'en occupais qu'une petite partie.

Parmi mes collègues, ministres et ambassadeurs, le seul remarquable était M. d'Alopeus.[142] J'ai depuis rencontré sa femme et sa fille à Rome auprès de la grande-duchesse Hélène: si celle-ci eût été à Berlin au lieu de la grande-duchesse Nicolas, sa belle-sœur, j'aurais été plus heureux.

M. d'Alopeus, mon collègue, avait la douce manie de se croire adoré. Il était persécuté par les passions qu'il inspirait: «Ma foi, disait-il, je ne sais ce que j'ai; partout où je vais, les femmes me suivent. Madame d'Alopeus s'est attachée obstinément à moi.» Il eût été excellent saint-simonien. La société privée, comme la société publique, a son allure: dans la première, ce sont toujours des attachements formés et rompus, des affaires de famille, des morts, des naissances, des chagrins et des plaisirs particuliers; le tout varié d'apparences selon les siècles. Dans l'autre, ce sont toujours des changements de ministres, des batailles perdues ou gagnées, des négociations avec les cours, des rois qui s'en vont, ou des royaumes qui tombent.

Sous Frédéric II, électeur de Brandebourg, surnommé Dent de Fer; sous Joachim II, empoisonné par le Juif Lippold; sous Jean Sigismond, qui réunit à son électorat le duché de Prusse; sous Georges-Guillaume, l'Irrésolu, qui, perdant ses forteresses, laissait Gustave-Adolphe s'entretenir avec les dames de sa cour et disait: «Que faire? ils ont des canons;» sous le Grand-Électeur, qui ne rencontra dans ses États que des monceaux de cendres, lesquels empêchaient l'herbe de croître, qui donna audience à l'ambassadeur tartare dont l'interprète avait un nez de bois et les oreilles coupées; sous son fils, premier roi de Prusse, qui, réveillé en sursaut par sa femme, prit la fièvre de peur et en mourut; sous tous ces règnes, les divers mémoires ne laissent voir que la répétition des mêmes aventures dans la société privée.

Frédéric-Guillaume Ier, père du grand Frédéric, homme dur et bizarre, fut élevé par madame de Rocoules, la réfugiée: il aima une jeune femme qui ne put l'adoucir; son salon fut une tabagie. Il nomma le bouffon Gundling président de l'Académie royale de Berlin; il fit enfermer son fils dans la citadelle de Custrin, et Quatt eut la tête tranchée devant le jeune prince; c'était la vie privée de ce temps. Le grand Frédéric, monté sur le trône, eut une intrigue avec une danseuse italienne, la Barbarini, seule femme dont il s'approcha jamais: il se contenta de jouer de la flûte la première nuit de ses noces sous la fenêtre de la princesse Élisabeth de Brunswick lorsqu'il l'épousa. Frédéric avait le goût de la musique et la manie des vers. Les intrigues et les épigrammes des deux poètes, Frédéric et Voltaire, troublèrent madame de Pompadour, l'abbé de Bernis et Louis XV. La margrave de Bayreuth[143] était mêlée dans tout cela avec de l'amour, comme en pouvait avoir un poète. Des cercles littéraires chez le roi, puis des chiens sur des fauteuils malpropres; puis des concerts devant des statues d'Antinoüs; puis des grands dîners; puis beaucoup de philosophie; puis la liberté de la presse et des coups de bâton; puis enfin un homard ou un pâté d'anguille qui mit fin aux jours d'un vieux grand homme, lequel voulait vivre: voilà de quoi s'occupa la société privée de ce temps de lettres et de batailles.—Et, nonobstant, Frédéric a renouvelé l'Allemagne, établi un contre-poids à l'Autriche, et changé tous les rapports et tous les intérêts politiques de la Germanie.

Dans les nouveaux règnes nous trouvons le Palais de marbre, madame Rietz[144] avec son fils, Alexandre, comte de La Marche, la Baronne de Stoltzenberg, maîtresse du margrave Schwed, autrefois comédienne, le prince Henri[145] et ses amis suspects, mademoiselle Voss, rivale de madame Rietz, une intrigue de bal masqué entre un jeune Français et la femme d'un général prussien, enfin madame de F..., dont on peut lire l'aventure dans l'Histoire secrète de la cour de Berlin[146]: qui sait tous ces noms? qui se rappellera les nôtres? Aujourd'hui, dans la capitale de la Prusse, c'est à peine si des octogénaires ont conservé la mémoire de cette génération passée.

La société à Berlin me convenait par ses habitudes: entre cinq et six heures on allait en soirée; tout était fini à neuf, et je me couchais tout juste comme si je n'eusse pas été ambassadeur. Le sommeil dévore l'existence, c'est ce qu'il y a de bon: «Les heures sont longues, et la vie est courte,» dit Fénelon. M. Guillaume de Humboldt[147], frère de mon illustre ami le baron Alexandre[148], était à Berlin: je l'avais connu ministre à Rome; suspect au gouvernement à cause de ses opinions, il menait une vie retirée; pour tuer le temps, il apprenait toutes les langues et même tous les patois de la terre. Il retrouvait les peuples, habitants anciens d'un sol, par les dénominations géographiques du pays. Une de ses filles parlait indifféremment le grec ancien ou le grec moderne; si l'on fût tombé dans un bon jour, on aurait pu deviser à table en sanscrit.

Adelbert de Chamisso[149] demeurait au Jardin-des-Plantes, à quelque distance de Berlin. Je le visitai dans cette solitude, où les plantes gelaient en serre. Il était grand, d'une figure assez agréable. Je me sentais un attrait pour cet exilé, voyageur comme moi: il avait vu ces mers du pôle où je m'étais flatté de pénétrer. Émigré comme moi, il avait été élevé à Berlin en qualité de page. Adelbert, parcourant la Suisse, s'arrêta un moment à Coppet. Il se trouva dans une partie sur le lac, où il pensa périr. Il écrivait ce jour-là même: «Je vois bien qu'il faut chercher mon salut sur les grandes mers.»

M. de Chamisso avait été nommé par M. de Fontanes, professeur à Napoléonville[150]; puis professeur de grec à Strasbourg; il repoussa l'offre par ces nobles paroles: «La première condition pour travailler à l'instruction de la jeunesse est l'indépendance: bien que j'admire le génie de Bonaparte, il ne peut me convenir.» Il refusa de même les avantages que lui offrait la Restauration: «Je n'ai rien fait pour les Bourbons, disait-il, et je ne puis recevoir le prix des services et du sang de mes pères. Dans ce siècle, chaque homme doit pourvoir à son existence.» On conserve dans la famille de M. de Chamisso ce billet écrit au Temple, de la main de Louis XVI: «Je recommande M. de Chamisso, un de mes fidèles serviteurs, à mes frères.» Le roi martyr avait caché ce petit billet dans son sein pour le faire remettre à son premier page, Chamisso, oncle d'Adelbert[151].

L'ouvrage le plus touchant peut-être de cet enfant des muses, caché sous les armes étrangères et adopté des bardes de la Germanie, ce sont ces vers qu'il fit d'abord en allemand et qu'il traduisit en vers français, sur le château de Boncourt, sa demeure paternelle:

Je rêve encore à mon jeune âge
Sous le poids de mes cheveux blancs;
Tu me poursuis, fidèle image,
Et renais sous la faux du Temps.
Du sein d'une mer de verdure
S'élève ce noble château.
Je reconnais et sa toiture,
Et ses tours avec ses créneaux;
Ces lions de nos armoiries
Ont encor leurs regards d'amour.
Je vous souris, gardes chéries,
Et je m'élance dans la cour.
Voilà le sphinx à la fontaine,
Voilà le figuier verdoyant;
Là s'épanouit l'ombre vaine
Des premiers songes de l'enfant.
De mon aïeul, dans la chapelle,
Je cherche et revois le tombeau;
Voilà la colonne à laquelle
Pendent ses armes en faisceau.
Ce marbre que le soleil dore,
Et ces caractères pieux,
Non, je ne puis les lire encore,
Un voile humide est sur mes yeux.
Fidèle château de mes pères,
Je te retrouve tout en moi!
Tu n'es plus; superbe naguères,
La charrue a passé sur toi!.....
Sol que je chéris, sois fertile,
Je te bénis d'un cœur serein;
Bénis, quel qu'il soit, l'homme utile
Dont le soc sillonne ton sein.

Chamisso bénit le laboureur qui laboure le sillon dont il a été dépouillé; son âme devait habiter les régions où planait mon ami Joubert. Je regrette Combourg, mais avec moins de résignation, bien qu'il ne soit pas sorti de ma famille. Embarqué sur le vaisseau armé par le comte de Romanzof, M. de Chamisso découvrit, avec le capitaine Kotzebue, le détroit à l'est du détroit de Behring, et donna son nom à l'une des îles d'où Cook avait entrevu la côte de l'Amérique. Il retrouva au Kamtchatka le portrait de madame Récamier sur porcelaine,[152] et le petit conte Peter Schlemihl, traduit en hollandais. Le héros d'Adelbert, Peter Schlemihl, avait vendu son ombre au diable: j'aurais mieux aimé lui vendre mon corps.

Je me souviens de Chamisso comme du souffle insensible qui faisait légèrement fléchir la tige des brandes que je traversai en retournant à Berlin.

D'après un règlement de Frédéric II, les princes et princesses du sang à Berlin ne voient pas le corps diplomatique; mais, grâce au carnaval, au mariage du duc de Cumberland avec la princesse Frédérique de Prusse, sœur de la feue reine, grâce encore à une certaine inflexion d'étiquette que l'on se permettait, disait-on, à cause de ma personne, j'avais l'occasion de me trouver plus souvent que mes collègues avec la famille royale. Comme je visitais de fois à autre le grand palais, j'y rencontrais la princesse Guillaume[153]: elle se plaisait à me conduire dans les appartements. Je n'ai jamais vu un regard plus triste que le sien; dans les salons inhabités derrière le château, sur la Sprée, elle me montrait une chambre hantée à certains jours par une dame blanche, et, en se serrant contre moi avec une certaine frayeur, elle avait l'air de cette dame blanche. De son côté, la duchesse de Cumberland me racontait qu'elle et sa sœur la reine de Prusse, toutes deux encore très jeunes, avaient entendu leur mère qui venait de mourir leur parler sous ses rideaux fermés.

Le roi, en présence duquel je tombais en sortant de mes visites de curieux, me menait à ses oratoires: il m'en faisait remarquer les crucifix et les tableaux, et rapportait à moi l'honneur de ces innovations, parce qu'ayant lu, me disait-il, dans le Génie du Christianisme, que les protestants avaient trop dépouillé leur culte, il avait trouvé juste ma remarque: il n'était pas encore arrivé à l'excès de son fanatisme luthérien.

Le soir à l'Opéra j'avais une loge auprès de la loge royale, placée en face du théâtre. Je causais avec les princesses; le roi sortait dans les entr'actes; je le rencontrais dans le corridor, il regardait si personne n'était autour de nous et si l'on ne pouvait nous entendre; il m'avouait alors tout bas sa détestation de Rossini et son amour pour Gluck. Il s'étendait en lamentations sur la décadence de l'art et surtout sur ces gargarismes de notes destructeurs du chant dramatique: il me confiait qu'il n'osait dire cela qu'à moi, à cause des personnes qui l'environnaient. Voyait-il venir quelqu'un, il se hâtait de rentrer dans sa loge.

Je vis jouer la Jeanne d'Arc de Schiller: la cathédrale de Reims était parfaitement imitée[154]. Le roi, sérieusement religieux, ne supportait qu'avec peine sur le théâtre la représentation du culte catholique. M. Spontini, l'auteur de la Vestale, avait la direction de l'Opéra[155]. Madame Spontini, fille de M. Érard[156], était agréable, mais elle semblait expier la volubilité du langage des femmes par la lenteur qu'elle mettait à parler: chaque mot divisé en syllabes expirait sur ses lèvres; si elle avait voulu vous dire: Je vous aime, l'amour d'un Français aurait pu s'envoler entre le commencement et la fin de ces trois mots. Elle ne pouvait pas finir mon nom, et elle n'arrivait pas au bout sans une certaine grâce.

Une réunion publique musicale avait lieu deux ou trois fois la semaine. Le soir, en revenant de leur ouvrage, de petites ouvrières, leur panier au bras, des garçons ouvriers portant les instruments de leurs métiers, se pressaient pêle-mêle dans une salle; on leur donnait en entrant un feuillet noté, et ils se joignaient au chœur général avec une précision étonnante. C'était quelque chose de surprenant que ces deux ou trois cents voix confondues. Le morceau fini, chacun reprenait le chemin de sa demeure. Nous sommes bien loin de ce sentiment de l'harmonie, moyen puissant de civilisation; il a introduit dans la chaumière des paysans de l'Allemagne une éducation qui manque à nos hommes rustiques: partout où il y a un piano, il n'y a plus de grossièreté.

Vers le 13 de janvier, j'ouvris le cours de mes dépêches avec le ministre des affaires étrangères. Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail: pourquoi pas? Dante, Arioste et Milton n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en poésie? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, ni Milton; l'Europe et la France ont vu néanmoins par le Congrès de Vérone ce que je pourrais faire.

Mon prédécesseur à Berlin me traitait en 1816 comme il traitait M. de Lameth dans ses petits vers au commencement de la révolution[157]. Quand on est si aimable, il ne faut pas laisser derrière soi de registres, ni avoir la rectitude d'un commis quand on n'a pas la capacité d'un diplomate. Il arrive, dans les temps où nous vivons, qu'un coup de vent envoie dans votre place celui contre lequel vous vous étiez élevé; et comme le devoir d'un ambassadeur est d'abord de connaître les archives de l'ambassade, voilà qu'il tombe sur les notes où il est arrangé de main de maître. Que voulez-vous? ces esprits profonds, qui travaillaient au succès de la bonne cause, ne pouvaient pas penser à tout.

EXTRAITS DES REGISTRES DE M. DE BONNAY.

No 64. 22 novembre 1816.

«Les paroles que le roi a adressées au bureau nouvellement formé de la Chambre des pairs ont été connues et approuvées de toute l'Europe. On m'a demandé s'il était possible que des hommes dévoués au roi, que des personnes attachées à sa personne et occupant des places dans sa maison, ou dans celles de nos princes, eussent pu en effet donner leurs suffrages pour porter M. de Chateaubriand à la secrétairerie. Ma réponse a été que le scrutin étant secret, personne ne pouvait connaître les votes particuliers. «Ah!» s'est écrié un homme principal, «si le roi pouvait en être assuré, j'espère que l'accès des Tuileries serait aussitôt fermé à ces serviteurs infidèles.» J'ai cru que je ne devais rien répondre, et je n'ai rien répondu.»

15 octobre 1816.

.................

«Il en sera de même, monsieur le duc, de la mesure du 5 et de celle du 20 septembre: l'une et l'autre ne trouvent en Europe que des approbateurs. Mais ce qui étonne, c'est de voir que de très purs et très dignes royalistes continuent de se passionner pour M. de Chateaubriand, malgré la publication d'un livre qui établit en principe que le roi de France, en vertu de la Charte, n'est plus qu'un être moral, essentiellement nul et sans volonté propre. Si tout autre que lui avait avancé une pareille maxime, les mêmes hommes, non sans apparence de raison, l'auraient qualifié de jacobin.»

Me voilà bien remis à ma place. C'est du reste une bonne leçon; cela rabat notre orgueil, en nous apprenant ce que nous deviendrons après nous.

Par les dépêches de M. de Bonnay et par celles de quelques autres ambassadeurs appartenant à l'ancien régime, il m'a paru que ces dépêches traitaient moins des affaires diplomatiques que des anecdotes relatives à des personnages de la société et de la cour: elles se réduisaient à un journal louangeur de Dangeau ou satirique de Tallemant. Aussi Louis XVIII et Charles X aimaient-ils beaucoup mieux les lettres amusantes de mes collègues que ma correspondance sérieuse. J'aurais pu rire et me moquer comme mes devanciers; mais le temps où les aventures scandaleuses et les petites intrigues se liaient aux affaires était passé. Quel bien aurait-il résulté pour mon pays du portrait de M. de Hardenberg[158], beau vieillard blanc comme un cygne, sourd comme un pot, allant à Rome sans permission, s'amusant de trop de choses, croyant à toutes sortes de rêveries, livré en dernier lieu au magnétisme entre les mains du docteur Koreff[159] que je rencontrais à cheval trottant dans les lieux écartés entre le diable, la médecine et les muses?

Ce mépris pour une correspondance frivole me fait dire à M. Pasquier dans ma lettre du 13 février 1821, no 13:

«Je ne vous ai point parlé, monsieur le baron, selon l'usage, des réceptions, des bals, des spectacles, etc; je ne vous ai point fait de petits portraits et d'inutiles satires; j'ai tâché de faire sortir la diplomatie du commérage. Le règne du commun reviendra, lorsque le temps extraordinaire sera passé: aujourd'hui il ne faut peindre que ce qui doit vivre et n'attaquer que ce qui menace.»

Berlin m'a laissé un souvenir durable, parce que la nature des récréations que j'y trouvai me reporta au temps de mon enfance et de ma jeunesse; seulement, des princesses très réelles remplissaient le rôle de ma Sylphide. De vieux corbeaux, mes éternels amis, venaient se percher sur les tilleuls devant ma fenêtre; je leur jetais à manger: quand ils avaient saisi un morceau de pain trop gros, ils le rejetaient avec une adresse inimaginable pour en saisir un plus petit; de manière qu'ils pouvaient en prendre un autre un peu plus gros, et ainsi de suite jusqu'au morceau capital qui, à la pointe de leur bec, le tenait ouvert, sans qu'aucune des couches croissantes de la nourriture pût tomber. Le repas fait, l'oiseau chantait à sa manière: cantus cornicum ut secla vetusta. J'errais dans les espaces déserts de Berlin glacé; mais je n'entendais pas sortir de ses murs, comme des vieilles murailles de Rome, de belles voix de jeunes filles. Au lieu de capucins à barbe blanche traînant leurs sandales parmi des fleurs, je rencontrais des soldats qui roulaient des boules de neige.

Un jour, au détour de la muraille d'enceinte, Hyacinthe[160] et moi nous nous trouvâmes nez à nez avec un vent d'est si perçant, que nous fûmes obligés de courir dans la campagne pour regagner la ville à moitié morts. Nous franchîmes des terrains enclos, et tous les chiens de garde nous sautaient aux jambes en nous poursuivant. Le thermomètre descendit ce jour-là à 22 degrés au-dessous de glace. Un ou deux factionnaires, à Potsdam, furent gelés.

De l'autre côté du parc était une ancienne faisanderie abandonnée;—les princes de Prusse ne chassent point. Je passais un petit pont de bois sur un canal de la Sprée, et je me trouvais parmi les colonnes de sapin qui faisaient le portique de la faisanderie. Un renard, en me rappelant ceux du mail de Combourg, sortait par un trou pratiqué dans le mur de la réserve, venait me demander de mes nouvelles et se retirait dans son taillis.

Ce qu'on nomme le parc, à Berlin, est un bois de chênes, de bouleaux, de hêtres, de tilleuls et de blancs de Hollande. Il est situé à la porte de Charlottenbourg et traversé par la grande route qui mène à cette résidence royale. À droite du parc est un Champ de Mars; à gauche des guinguettes.

Dans l'intérieur du parc, qui n'était pas alors percé d'allées régulières, on rencontrait des prairies, des endroits sauvages et des bancs de hêtre sur lesquels la Jeune Allemagne avait naguère gravé, avec un couteau, des cœurs percés de poignards: sous ces cœurs poignardés on lisait le nom de Sand[161]. Des bandes de corbeaux, habitant les arbres aux approches du printemps, commencèrent à ramager. La nature vivante se ranimait avant la nature végétale, et des grenouilles toutes noires étaient dévorées par des canards, dans les eaux çà et là dégelées: ces rossignols-là ouvraient le printemps dans les bois de Berlin. Cependant, le parc n'était pas sans quelques jolis animaux: des écureuils circulaient sur les branches ou se jouaient à terre, en se faisant un pavillon de leur queue. Quand j'approchais de la fête, les acteurs remontaient le tronc des chênes, s'arrêtaient dans une fourche et grognaient en me voyant passer au-dessous d'eux. Peu de promeneurs fréquentaient la futaie dont le sol inégal était bordé et coupé de canaux. Quelquefois je rencontrais un vieil officier goutteux qui me disait, tout réchauffé et tout réjoui, en me parlant du pâle rayon de soleil sous lequel je grelottais: «Ça pique!» De temps en temps je trouvais le duc de Cumberland, à cheval et presque aveugle, arrêté devant un blanc de Hollande contre lequel il était venu se cogner le nez. Quelques voitures attelées de six chevaux passaient: elles portaient ou l'ambassadrice d'Autriche, ou la princesse de Radzivill et sa fille, âgée de quinze ans, charmante comme une de ces nues à figure de vierge qui entourent la lune d'Ossian. La duchesse de Cumberland faisait presque toujours la même promenade que moi: tantôt elle revenait de secourir dans une chaumière une pauvre femme de Spandau, tantôt elle s'arrêtait et me disait gracieusement qu'elle avait voulu me rencontrer; aimable fille des trônes descendue de son char comme la déesse de la nuit pour errer dans les forêts! Je la voyais aussi chez elle: elle me répétait qu'elle me voulait confier son fils, ce petit Georges[162] devenu le prince que sa cousine Victoria aurait, dit-on, désiré placer à ses côtés sur le trône de l'Angleterre.

La princesse Frédérique a traîné depuis ses jours aux bords de la Tamise, dans ces jardins de Kew qui me virent jadis errer entre mes deux acolytes, l'illusion et la misère. Après mon départ de Berlin, elle m'a honoré d'une correspondance; elle y peint d'heure en heure la vie d'un habitant de ces bruyères où passa Voltaire, où mourut Frédéric, où se cacha ce Mirabeau qui devait commencer la révolution dont je fus la victime. L'attention est captivée en apercevant les anneaux par qui se touchent tant d'hommes inconnus les uns aux autres.

Voici quelques extraits de la correspondance qu'ouvre avec moi madame la duchesse de Cumberland:

«19 avril[163], jeudi.

«Ce matin, à mon réveil, on m'a remis le dernier témoignage de votre souvenir; plus tard j'ai passé devant votre maison, j'y ai vu des fenêtres ouvertes comme de coutume, tout était à la même place, excepté vous! Je ne puis vous dire ce que cela m'a fait éprouver! Je ne sais plus maintenant où vous trouver; chaque instant vous éloigne davantage; le seul point fixe est le 26, jour où vous comptez arriver, et le souvenir que je vous conserve.

«Dieu veuille que vous trouviez tout changé pour le mieux et pour vous et pour le bien général! Accoutumée aux sacrifices, je saurai encore porter celui de ne plus vous revoir, si c'est pour votre bonheur et celui de la France.»

«22.

«Depuis jeudi j'ai passé devant votre maison tous les jours pour aller à l'église; j'y ai bien prié pour vous. Vos fenêtres sont constamment ouvertes, cela me touche: qui est-ce qui a pour vous cette attention à suivre vos goûts et vos ordres, malgré votre absence? Il me prend l'idée, quelquefois, que vous n'êtes pas parti; que des affaires vous arrêtent, ou que vous avez voulu écarter les importuns pour en finir à votre aise. Ne croyez pas que cela soit un reproche: il n'y a que ce moyen; mais si cela est, veuillez me le confier.»

«23.

«Il fait aujourd'hui une chaleur si prodigieuse, même à l'église, que je ne puis faire ma promenade à l'heure ordinaire: cela m'est bien égal à présent. Le cher petit bois n'a plus de charme pour moi, tout le monde m'y ennuie! Ce changement subit du froid au chaud est commun dans le nord; les habitants ne tiennent pas, par leur modération de caractère et de sentiments, du climat.»

«24.

«La nature est bien embellie; toutes les feuilles ont poussé depuis votre départ: j'aurais voulu qu'elles fussent venues deux jours plus tôt, pour que vous ayez pu emporter dans votre souvenir une image plus riante de votre séjour ici.»

«Berlin, 12 mai 1821.

«Dieu merci, voilà enfin une lettre de vous! Je savais bien que vous ne pouviez m'écrire plus tôt; mais, malgré tous les calculs que faisait ma raison, trois semaines ou pour mieux dire vingt-trois jours sont bien longs pour l'amitié dans la privation, et rester sans nouvelles ressemble au plus triste exil: il me restait pourtant le souvenir et l'espérance.»

«Le 15 mai.

«Ce n'est pas de mon étrier, comme le Grand Turc, mais toujours de mon lit, que je vous écris; mais cette retraite m'a donné tout le temps de réfléchir au nouveau régime que vous voulez faire tenir à Henri V. J'en suis très contente; le lion rôti ne pourra que lui faire grand bien; je vous conseille seulement de le faire commencer par le cœur. Il faudra faire manger de l'agneau à l'autre de vos élèves (Georges) pour qu'il ne fasse pas trop le diable à quatre. Il faut absolument que ce plan d'éducation se réalise et que Georges et Henri V deviennent bons amis et bons alliés.»

Madame la duchesse de Cumberland continua de m'écrire des eaux d'Ems, ensuite des eaux de Schwalbach, et après de Berlin, où elle revint le 22 septembre de l'année 1821. Elle me mandait d'Ems: «Le couronnement en Angleterre se fera sans moi; je suis peinée que le roi ait fixé, pour se faire couronner, le jour le plus triste de ma vie: celui auquel j'ai vu mourir cette sœur adorée (la reine de Prusse)[164]. La mort de Bonaparte m'a aussi fait penser aux souffrances qu'il lui a causées.»

«De Berlin, le 22 septembre.

«J'ai déjà revu ces grandes allées solitaires. Que je vous serai redevable, si vous m'envoyez, comme vous me le promettez, les vers que vous avez faits pour Charlottenbourg! J'ai aussi repris le chemin de la maison dans le bois où vous eûtes la bonté de m'aider à secourir la pauvre femme de Spandau; que vous êtes bon de vous souvenir de ce nom! Tout me rappelle des temps heureux. Il n'est pas nouveau de regretter le bonheur.

«Au moment où j'allais expédier cette lettre, j'apprends que le roi a été détenu en mer par des tempêtes, et probablement repoussé sur les côtes de l'Irlande; il n'était pas arrivé à Londres le 14; mais vous serez instruit de son retour plus tôt que nous.

«La pauvre princesse Guillaume a reçu aujourd'hui la triste nouvelle de la mort de sa mère, la landgrave douairière de Hesse-Hombourg. Vous voyez comme je vous parle de tout ce qui concerne notre famille; veuille le ciel que vous ayez de meilleures nouvelles à me donner!»

Ne semblerait-il pas que la sœur de la belle reine de Prusse me parle de notre famille comme si elle avait la bonté de m'entretenir de mon aïeule, de ma tante et de mes obscurs parents de Plancouët? La famille royale de France m'a-t-elle jamais honoré d'un sourire pareil à celui de cette famille royale étrangère, qui pourtant me connaissait à peine et ne me devait rien? Je supprime plusieurs autres lettres affectueuses: elles ont quelque chose de souffrant et de contenu, de résigné et de noble, de familier et d'élevé; elles servent de contre-poids à ce que j'ai dit de trop sévère peut-être sur les races souveraines. Mille ans en arrière, et la princesse Frédérique étant fille de Charlemagne eût emporté la nuit Éginhard sur ses épaules, afin qu'il ne laissât sur la neige aucune trace.

Je viens de relire ce livre en 1840: je ne puis m'empêcher d'être frappé de ce continuel roman de ma vie. Que de destinées manquées! Si j'étais retourné en Angleterre avec le petit Georges, l'héritier possible de cette couronne, j'aurais vu s'évanouir le nouveau songe qui aurait pu me faire changer de patrie, de même que si je n'eusse pas été marié je serais resté une première fois dans la patrie de Shakespeare et de Milton. Le jeune duc de Cumberland, qui a perdu la vue, n'a point épousé sa cousine la reine d'Angleterre. La duchesse de Cumberland est devenue reine de Hanovre: où est-elle? est-elle heureuse? où suis-je? Grâce à Dieu, dans quelques jours, je n'aurai plus à promener mes regards sur ma vie passée, ni à me faire ces questions. Mais il m'est impossible de ne pas prier le ciel de répandre ses faveurs sur les dernières années de la princesse Frédérique[165].

Je n'avais été envoyé à Berlin qu'avec le rameau de la paix, et parce que ma présence jetait le trouble dans l'administration; mais, connaissant les inconstances de la fortune et sentant que mon rôle politique n'était pas fini, je surveillais les événements: je ne voulais pas abandonner mes amis. Je m'aperçus bientôt que la réconciliation entre le parti royaliste et le parti ministériel n'avait pas été sincère; des défiances et des préjugés restaient; on ne faisait pas ce qu'on m'avait promis: on commençait à m'attaquer. L'entrée au conseil de MM. de Villèle et Corbière avait excité la jalousie de l'extrême droite; elle ne marchait plus sous la bannière du premier, et celui-ci, dont l'ambition était impatiente, commençait à se fatiguer. Nous échangeâmes quelques lettres. M. de Villèle regrettait d'être entré au conseil: il se trompait; la preuve que j'avais vu juste, c'est qu'un an ne s'était pas écoulé qu'il devint ministre des finances, et que M. de Corbière eut l'intérieur[166].

Je m'expliquai aussi avec M. le baron Pasquier; je lui mandais, le 10 février 1821:

«J'apprends de Paris, monsieur le baron, par le courrier arrivé ce matin 9 février, qu'on a trouvé mauvais que j'eusse écrit de Mayence au prince de Hardenberg, ou même que je lui eusse envoyé un courrier. Je n'ai point écrit à M. de Hardenberg et encore moins lui ai-je envoyé un courrier. Je désire, monsieur le baron, que l'on m'évite des tracasseries. Quand mes services ne seront plus agréables, on ne peut me faire un plus grand plaisir que de me le dire tout rondement. Je n'ai ni sollicité ni désiré la mission dont on m'a chargé; ce n'est ni par goût ni par choix que j'ai accepté un honorable exil, mais pour le bien de la paix. Si les royalistes se sont ralliés au ministère, le ministère n'ignore pas que j'ai eu le bonheur de contribuer à cette réunion. J'aurais quelque droit de me plaindre. Qu'a-t-on fait pour les royalistes depuis mon départ? Je ne cesse d'écrire pour eux: m'écoute-t-on? Monsieur le baron, j'ai, grâce à Dieu, autre chose à faire dans la vie qu'à assister à des bals. Mon pays me réclame, ma femme malade a besoin de mes soins, mes amis redemandent leur guide. Je suis au-dessus ou au-dessous d'une ambassade et même d'un ministère d'État. Vous ne manquerez pas d'hommes plus habiles que moi pour conduire les affaires diplomatiques; ainsi il serait inutile de chercher des prétextes pour me faire des chicanes. J'entendrai à demi mot; et vous me trouverez disposé à rentrer dans mon obscurité.»

Tout cela était sincère: cette facilité à tout planter là, et à ne regretter rien, m'eût été une grande force, eussé-je eu quelque ambition.

Ma correspondance diplomatique avec M. Pasquier allait son train: continuant de m'occuper de l'affaire de Naples[167], je disais:

No 15. «20 février 1821.

«L'Autriche rend un service aux monarchies en détruisant l'édifice jacobin des Deux-Siciles; mais elle perdrait ces mêmes monarchies, si le résultat d'une expédition salutaire et obligée était la conquête d'une province ou l'oppression d'un peuple. Il faut affranchir Naples de l'indépendance démagogique, et y établir la liberté monarchique; y briser des fers, et non pas y porter des chaînes. Mais l'Autriche ne veut pas de constitution à Naples: qu'y mettra-t-elle? des hommes? où sont-ils? Il suffira d'un curé libéral et de deux cents soldats pour recommencer.

«C'est après l'occupation volontaire ou forcée que vous devez vous interposer pour faire établir à Naples un gouvernement constitutionnel où toutes les libertés sociales soient respectées.»

J'avais toujours conservé en France une prépondérance d'opinion qui m'obligeait à porter mes regards sur l'intérieur. J'osai soumettre ce plan à mon ministre:

«Adopter franchement le gouvernement constitutionnel.

«Présenter le renouvellement septennal, sans prétendre conserver une partie de la Chambre actuelle, ce qui serait suspect, ni garder le tout, ce qui est dangereux.

«Renoncer aux lois d'exception, source d'arbitraire, sujet éternel de querelles et de calomnies.

«Affranchir les communes du despotisme ministériel.»

Dans ma dépêche du 3 mars, no 18, je revenais sur l'Espagne; je disais:

«Il serait possible que l'Espagne changeât promptement sa monarchie en république: sa Constitution doit porter son fruit. Le roi ou fuira ou sera massacré ou déposé; il n'est pas homme assez fort pour s'emparer de la révolution. Il est possible encore que cette même Espagne subsistât pendant quelque temps dans l'état populaire, si elle se formait en républiques fédératives, agrégation à laquelle elle est plus propre que tout autre pays par la diversité de ses royaumes, de ses mœurs, de ses lois et même de son langage.»

L'affaire de Naples revient encore trois ou quatre fois. Je fais observer (6 mars, no 19):

«Que la légitimité n'a pu jeter de profondes racines dans un État qui a changé si souvent de maîtres, et dont les habitudes ont été bouleversées par tant de révolutions. Les affections n'ont pas eu le temps de naître, les mœurs de recevoir l'empreinte uniforme des siècles et des institutions. Il y a dans la nation napolitaine beaucoup d'hommes corrompus ou sauvages qui n'ont aucun rapport entre eux, et qui ne sont attachés à la couronne que par de faibles liens: la royauté, pour être respectée, est trop près du lazzarone et trop loin du Calabrais. Pour établir la liberté démocratique, les Français eurent trop de vertus militaires; les Napolitains n'en auront pas assez.»

Enfin, je dis quelques mots du Portugal et de l'Espagne encore.

Le bruit se répandait que Jean VI s'était embarqué à Rio-de-Janeiro pour Lisbonne[168]. C'était un jeu de la fortune digne de notre temps qu'un roi de Portugal allant chercher auprès d'une révolution en Europe un abri contre une révolution en Amérique, et passant au pied du rocher où était retenu le conquérant qui le contraignit autrefois de se réfugier dans le Nouveau-Monde.

«Tout est à craindre de l'Espagne, disais-je (17 mars, no 21); la révolution de la Péninsule parcourra ses périodes, à moins qu'il ne se lève un bras capable de l'arrêter; mais ce bras, où est-il? c'est toujours là la question.»

Le bras, j'ai eu le bonheur de le trouver en 1823: c'est celui de la France.

Je retrouve avec plaisir, dans ce passage de ma dépêche du 10 avril, no 26, ma jalouse antipathie contre les alliés et ma préoccupation pour la dignité de la France; je disais à propos du Piémont:

«Je ne crains nullement la prolongation des troubles du Piémont[169] dans ses résultats immédiats; mais elle peut produire un mal éloigné en motivant l'intervention militaire de l'Autriche et de la Russie. L'armée russe est toujours en mouvement et n'a point reçu de contre-ordre.

«Voyez si, dans ce cas, il ne serait pas de la dignité et de la sûreté de la France de faire occuper la Savoie par vingt-cinq mille hommes, tout le temps que la Russie et l'Autriche occuperaient le Piémont. Je suis persuadé que cet acte de vigueur et de haute politique, en flattant l'amour-propre français, serait par cela seul très populaire et ferait un honneur infini aux ministres. Dix mille hommes de la garde royale et un choix fait sur le reste de nos troupes vous composeraient facilement une armée de vingt-cinq mille soldats excellents et fidèles: la cocarde blanche sera assurée lorsqu'elle aura revu l'ennemi.

«Je sais, monsieur le baron, que nous devons éviter de blesser l'amour-propre français et que la domination des Russes et des Autrichiens en Italie peut soulever notre orgueil militaire; mais nous avons un moyen facile de le contenter, c'est d'occuper nous-mêmes la Savoie. Les royalistes seront charmés et les libéraux ne pourraient qu'applaudir en nous voyant prendre une attitude digne de notre force. Nous aurions à la fois le bonheur d'écraser une révolution démagogique et l'honneur de rétablir la prépondérance de nos armes. Ce serait mal connaître l'esprit français que de craindre de rassembler vingt-cinq mille hommes pour marcher en pays étranger, et pour tenir rang avec les Russes et les Autrichiens, comme puissance militaire. Je répondrais de l'événement sur ma tête. Nous avons pu rester neutres dans l'affaire de Naples: pouvons-nous l'être pour notre sûreté et pour notre gloire dans les troubles du Piémont?»

Ici se découvre tout mon système: j'étais Français; j'avais une politique assurée bien avant la guerre d'Espagne, et j'entrevoyais la responsabilité que mes succès mêmes, si j'en obtenais, feraient peser sur ma tête.

Tout ce que je rappelle ici ne peut sans doute intéresser personne; mais tel est l'inconvénient des Mémoires: lorsqu'ils n'ont point de faits historiques à raconter, ils ne vous entretiennent que de la personne de l'auteur et vous en assomment. Laissons là ces ombres oubliées! J'aime mieux rappeler que Mirabeau inconnu remplissait à Berlin en 1786 une mission ignorée[170], et qu'il fut obligé de dresser un pigeon pour annoncer au roi de France le dernier soupir du terrible Frédéric.

«Je fus dans quelque perplexité, dit Mirabeau. Il était sûr que les portes de la ville seraient fermées; il était même possible que les ponts de l'île de Potsdam fussent levés aussitôt l'événement, et dans ce dernier cas on pouvait être aussi longtemps incertain que le nouveau roi le voudrait. Dans la première supposition, comment faire partir un courrier? nul moyen d'escalader les remparts ou les palissades, sans s'exposer à une affaire; les sentinelles faisant une chaîne de quarante en quarante pas derrière la palissade, que faire? Si j'eusse été ministre, la certitude des symptômes mortels m'aurait décidé à expédier avant la mort, car que fait de plus le mot mort? Dans ma position, le devais-je? Quoi qu'il en fût, le plus important était de servir. J'avais de grandes raisons de me méfier de l'activité de notre légation. Que fais-je? J'envoie sur un cheval vif et vigoureux un homme sûr à quatre milles de Berlin, dans une ferme, du pigeonnier de laquelle je possédais depuis quelques jours deux paires de pigeons, dont le retour avait été essayé, en sorte qu'à moins que les ponts de l'île de Potsdam ne fussent levés, j'étais sûr de mon fait.

«J'ai donc trouvé que nous n'étions pas assez riches pour jeter cent louis par la fenêtre; j'ai renoncé à toutes mes belles avances qui m'avaient coûté quelque méditation, quelque activité, quelques louis, et j'ai lâché mes pigeons avec des revenez. Ai-je bien fait? ai-je mal fait? je l'ignore; mais je n'avais pas mission expresse, et l'on sait quelquefois mauvais gré de la surérogation.»

On enjoignait aux ambassadeurs d'écrire, pendant leur séjour à l'étranger, un mémoire sur l'état des peuples et des gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités. Cette suite de mémoires pouvait être utile à l'histoire. Aujourd'hui on fait les mêmes injonctions, mais presque aucun agent diplomatique ne s'y soumet. J'ai été trop peu de temps dans mes ambassades pour mettre à fin de longues études; néanmoins, je les ai ébauchées; ma patience au travail n'a pas entièrement été stérile. Je trouve cette esquisse commencée de mes recherches sur l'Allemagne:

«Après la chute de Napoléon, l'introduction des gouvernements représentatifs dans la confédération germanique a réveillé en Allemagne ces premières idées d'innovation que la révolution y avait d'abord fait naître. Elles y ont fomenté quelque temps avec une grande violence: on avait appelé la jeunesse à la défense de la patrie par une promesse de liberté; cette promesse avait été avidement reçue par des écoliers qui trouvaient dans leurs maîtres le penchant que les sciences ont eu dans ce siècle à seconder les théories libérales. Sous le ciel de la Germanie, cet amour de la liberté devint une espèce de fanatisme sombre et mystérieux qui se propagea par des associations secrètes. Sand vint effrayer l'Europe. Cet homme, au reste, qui révélait une secte puissante, n'était qu'un enthousiaste vulgaire; il se trompa et prit pour un esprit transcendant un esprit commun: son crime s'alla perdre sur un écrivain dont le génie ne pouvait aspirer à l'empire, et n'avait pas assez du conquérant et du roi pour mériter un coup de poignard.»

«Une espèce de tribunal d'inquisition politique et la suppression de la liberté de la presse ont arrêté ce mouvement des esprits; mais il ne faut pas croire qu'ils en aient brisé le ressort. L'Allemagne, comme l'Italie, désire aujourd'hui l'unité politique, et avec cette idée qui restera dormante plus ou moins de temps, selon les événements et les hommes, on pourra toujours, en la réveillant, être sûr de remuer les peuples germaniques. Les princes ou les ministres qui pourront paraître dans les rangs de la Confédération des États allemands hâteront ou retarderont la révolution dans ce pays, mais ils n'empêcheront point la race humaine de se développer: chaque siècle a sa race. Aujourd'hui il n'y a plus personne en Allemagne, ni même en Europe: on est passé des géants aux nains, et tombé de l'immense dans l'étroit et le borné. La Bavière, par les bureaux qu'a formés M. de Montgelas, pousse encore aux idées nouvelles, quoiqu'elle ait reculé dans la carrière, tandis que le landgraviat de Hesse n'admettait pas même qu'il y eût une révolution en Europe. Le prince qui vient de mourir voulait que ses soldats, naguère soldats de Jérôme Bonaparte, portassent de la poudre et des queues; il prenait les vieilles modes pour les vieilles mœurs, oubliant qu'on peut copier les premières, mais qu'on ne rétablit jamais les secondes.»

À Berlin et dans le Nord, les monuments sont des forteresses; leur seul aspect serre le cœur. Qu'on retrouve ces places dans des pays habités et fertiles, elles font naître l'idée d'une légitime défense; les femmes et les enfants, assis ou jouant à quelque distance des sentinelles, contrastent assez agréablement; mais une forteresse sur des bruyères, dans un désert, rappelle seulement des colères humaines: contre qui sont-ils élevés, ces remparts, si ce n'est contre la pauvreté et l'indépendance? Il faut être moi pour trouver un plaisir à rôder au pied de ces bastions, à entendre le vent siffler dans ces tranchées, à voir ces parapets élevés en prévision d'ennemis qui peut-être n'apparaîtront jamais. Ces labyrinthes militaires, ces canons muets en face les uns des autres sur des angles saillants et gazonnés, ces vedettes de pierre où l'on n'aperçoit personne et d'où aucun œil ne vous regarde, sont d'une incroyable morosité. Si, dans la double solitude de la nature et de la guerre, vous rencontrez une pâquerette abritée sous le redan d'un glacis, cette aménité de Flore vous soulage. Lorsque, dans les châteaux de l'Italie, j'apercevais des chèvres appendues aux ruines, et la chevrière assise sous un pin à parasol; quand, sur les murs du moyen âge dont Jérusalem est entourée, mes regards plongeaient dans la vallée de Cédron sur quelques femmes arabes qui gravissaient des escarpements parmi des cailloux; le spectacle était triste sans doute, mais l'histoire était là et le silence du présent ne laissait que mieux entendre le bruit du passé.

J'avais demandé un congé à l'occasion du baptême du duc de Bordeaux. Ce congé m'étant accordé, je me préparais à partir: Voltaire, dans une lettre à sa nièce, dit qu'il voit couler la Sprée, que la Sprée se jette dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine; il descendait ainsi vers Paris. Avant de quitter Berlin, j'allai faire une dernière visite à Charlottenbourg: ce n'était ni Windsor, ni Aranjuez, ni Caserte, ni Fontainebleau: la villa appuyée sur un hameau, est environnée d'un parc anglais de peu d'étendue et d'où l'on découvre au dehors des friches. La reine de Prusse jouit ici d'une paix que la mémoire de Bonaparte ne pourra plus troubler. Quel bruit le conquérant fit jadis dans cet asile du silence, quand il y surgit avec ses fanfares et ses légions ensanglantées à Iéna! C'est de Berlin, après avoir effacé de la carte le royaume de Frédéric le Grand, qu'il dénonça le blocus continental et prépara dans son esprit la campagne de Moscou; ses paroles avaient déjà porté la mort au cœur d'une princesse accomplie: elle dort maintenant à Charlottenbourg, dans un caveau monumental; une statue, beau portrait de marbre, la représente. Je fis sur le tombeau des vers que me demandait la duchesse de Cumberland:

LE VOYAGEUR.

Sous les hauts pins qui protègent ces sources,
Gardien, dis-moi quel est ce monument nouveau?

LE GARDIEN.

Un jour il deviendra le terme de tes courses:
Ô voyageur! c'est un tombeau.

LE VOYAGEUR.

Qui repose en ces lieux?

LE GARDIEN.

Un objet plein de charmes.

LE VOYAGEUR.

Qu'on aima?

LE GARDIEN.

Qui fut adoré.

LE VOYAGEUR.

Ouvre-moi.

LE GARDIEN.

Si tu crains les larmes,
N'entre pas.

LE VOYAGEUR.

J'ai souvent pleuré.
De la Grèce ou de l'Italie
On a ravi ce marbre à la pompe des morts:
Quel tombeau l'a cédé pour enchanter ces bords?
Est-ce Antigone ou Cornélie?

LE GARDIEN.

La beauté dont l'image excite les transports
Parmi nos bois passa sa vie.

LE VOYAGEUR.

Qui pour elle, à ces murs de marbre revêtus,
Suspendit tour à tour ces couronnes fanées?

LE GARDIEN.

Les beaux enfants dont ses vertus
Ici-bas furent couronnées.

LE VOYAGEUR.

On vient.

LE GARDIEN.

C'est un époux: il porte ici ses pas
Pour nourrir en secret un souvenir funeste.

LE VOYAGEUR.

Il a donc tout perdu?

LE GARDIEN.

Non: un trône lui reste.

LE VOYAGEUR.

Un trône ne console pas.

J'arrivai à Paris à l'époque des fêtes du baptême de M. le duc de Bordeaux[171]. Le berceau du petit-fils de Louis XIV dont j'avais eu l'honneur de payer le port a disparu comme celui du roi de Rome. Dans un temps différent de celui-ci, le forfait de Louvel eût assuré le sceptre à Henri V; mais le crime n'est plus un droit que pour l'homme qui le commet.

Après le baptême de M. le duc de Bordeaux[172], on me réintégra enfin dans mon ministère d'État: M. de Richelieu me l'avait ôté, M. de Richelieu me le rendit; la réparation ne me fut pas plus agréable que le tort ne m'avait blessé.

Tandis que je me flattais d'aller revoir mes corbeaux, les cartes se brouillèrent: M. de Villèle se retira[173]. Fidèle à mon amitié et à mes principes politiques, je crus devoir rentrer dans la retraite avec lui. J'écrivis à M. Pasquier:

«Paris, ce 30 juillet 1821.

«Monsieur le baron,

«Lorsque vous voulûtes bien m'inviter à passer chez vous, le 14 de ce mois, ce fut pour me déclarer que ma présence était nécessaire à Berlin. J'eus l'honneur de vous répondre que MM. de Corbière et de Villèle paraissant se retirer du ministère, mon devoir était de les suivre. Dans la pratique du gouvernement représentatif, l'usage est que les hommes de la même opinion partagent la même fortune. Ce que l'usage veut, monsieur le baron, l'honneur me le commande, puisqu'il s'agit, non d'une faveur, mais d'une disgrâce. En conséquence, je viens vous réitérer par écrit l'offre que je vous ai faite verbalement de ma démission de ministre plénipotentiaire à la cour de Berlin: j'espère, monsieur le baron, que vous voudrez bien la mettre aux pieds du roi. Je supplie Sa Majesté d'en agréer les motifs, et de croire à ma profonde et respectueuse reconnaissance pour les bontés dont elle avait daigné m'honorer.

«J'ai l'honneur d'être, etc.,

«Chateaubriand.»

J'annonçai à M. le comte de Bernstorff l'événement qui interrompait nos relations diplomatiques; il me répondit:

«Monsieur le vicomte,

«Bien que depuis longtemps je dusse m'attendre à l'avis que vous avez bien voulu me donner, je n'en suis pas moins péniblement affecté. Je connais et je respecte les motifs qui, dans cette circonstance délicate, ont déterminé vos résolutions; mais, en ajoutant de nouveaux titres à ceux qui vous ont valu dans ce pays une estime universelle, ils augmentent aussi les regrets qu'on y éprouve par la certitude d'une perte longtemps redoutée et à jamais irréparable. Ces sentiments sont vivement partagés par le roi et la famille royale, et je n'attends que le moment de votre rappel pour vous le dire d'une manière officielle.

«Conservez-moi, je vous prie, souvenir et bienveillance, et agréez la nouvelle expression de mon inviolable dévouement et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc., etc.

«Bernstorff.

«Berlin, le 25 août 1821.»

Je m'étais empressé d'exprimer mon amitié et mes regrets à M. Ancillon: sa très belle réponse (mon éloge à part) mérite d'être consignée ici:

Mr. de Chateaubriand remerciant Louis XVIII.

«Berlin, le 22 septembre 1821.

«Vous êtes donc, monsieur et illustre ami, irrévocablement perdu pour nous? Je prévoyais ce malheur, et cependant il m'a affecté, comme s'il avait été inattendu. Nous méritions de vous conserver et de vous posséder, parce que nous avions du moins le faible mérite de sentir, de reconnaître, d'admirer toute votre supériorité. Vous dire que le roi, les princes, la cour et la ville vous regrettent, c'est faire leur éloge plus que le vôtre; vous dire que je me réjouis de ces regrets, que j'en suis fier pour ma patrie, et que je les partage vivement, ce serait rester fort au-dessous de la vérité, et vous donner une bien faible idée de ce que j'éprouve. Permettez-moi de croire que vous me connaissez assez pour lire dans mon cœur. Si ce cœur vous accuse, mon esprit non-seulement vous absout, mais rend encore hommage à votre noble démarche et aux principes qui vous l'ont dictée. Vous deviez à la France une grande leçon et un bel exemple; vous lui avez donné l'une et l'autre en refusant de servir un ministère qui ne sait pas juger sa situation, ou qui n'a pas le courage d'esprit nécessaire pour en sortir. Dans une monarchie représentative, les ministres et ceux qu'ils emploient dans les premières places doivent former un tout homogène, et dont toutes les parties soient solidaires les unes des autres. Là, moins que partout ailleurs, on doit se séparer de ses amis; on se soutient et l'on monte avec eux, on descend et tombe de même. Vous avez prouvé à la France la vérité de cette maxime, en vous retirant avec messieurs de Villèle et Corbière. Vous lui avez appris en même temps que la fortune n'entre pas en considération quand il s'agit des principes; et, certes, quand les vôtres n'auraient pas pour eux la raison, la conscience et l'expérience de tous les siècles, il suffirait des sacrifices qu'ils dictent à un homme tel que vous pour établir en leur faveur une présomption puissante aux yeux de tous ceux qui se connaissent en dignité.

«J'attends avec impatience le résultat des prochaines élections pour tirer l'horoscope de la France. Elles décideront de son avenir.

«Adieu, mon illustre ami; faites quelquefois tomber des hauteurs que vous habitez quelques gouttes de rosée sur un cœur qui ne cessera de vous admirer et de vous aimer que lorsqu'il cessera de battre.

«Ancillon.»

Attentif au bien de la France, sans plus m'occuper de moi ni de mes amis, je remis à cette époque la note suivante à Monsieur:

NOTE.

«Si le roi me faisait l'honneur de me consulter, voici ce que je proposerais pour le bien de son service et le repos de la France.

«Le centre gauche de la Chambre élective a satisfaction dans la nomination de M. Royer-Collard; pourtant je croirais la paix plus assurée si l'on introduisait dans le conseil un homme de mérite pris dans cette opinion et choisi parmi les membres de la Chambre des pairs ou de la Chambre des députés.

«Placer encore dans le conseil un député du côté droit indépendant;

«Achever de distribuer les directions dans cet esprit.

«Quant aux choses:

«Présenter dans un temps opportun une loi complète sur la liberté de la presse, dans laquelle loi la poursuite en tendance et la censure facultative seraient abolies; préparer une loi communale; compléter la loi sur la septennalité, en portant l'âge éligible à trente ans; en un mot marcher la charte à la main, défendre courageusement la religion contre l'impiété, mais la mettre en même temps à l'abri du fanatisme et des imprudences d'un zèle qui lui font beaucoup de mal.

«Quant aux affaires du dehors, trois choses doivent guider les ministres du roi: l'honneur, l'indépendance et l'intérêt de la France.

«La France nouvelle est toute royaliste; elle peut devenir toute révolutionnaire: que l'on suive les institutions, et je répondrais sur ma tête d'un avenir de plusieurs siècles; que l'on viole ou que l'on tourmente ces institutions, et je ne répondrais pas d'un avenir de quelques mois.

«Moi et mes amis nous sommes prêts à appuyer de tout notre pouvoir une administration formée d'après les bases ci-dessus indiquées.

«Chateaubriand.»

Une voix où la femme dominait la princesse vint donner une consolation à ce qui n'était que le déplaisir d'une vie variant sans cesse. L'écriture de madame la duchesse de Cumberland était si altérée que j'eus quelque peine à la reconnaître. La lettre portait la date du 28 septembre 1821: c'est la dernière que j'aie reçue de cette main royale[174]. Hélas! les autres nobles amies qui dans ces temps me soutenaient à Paris ont quitté cette terre! Resterai-je donc avec une telle obstination ici-bas, qu'aucune des personnes auxquelles je suis attaché ne puisse me survivre[175]? Heureux ceux sur qui l'âge fait l'effet du vin, et qui perdent la mémoire quand ils sont rassasiés de jours!

Les démissions de MM. de Villèle et de Corbière ne tardèrent pas à produire la dissolution du cabinet et à faire rentrer mes amis au conseil, comme je l'avais prévu: M. le vicomte de Montmorency fut nommé ministre des affaires étrangères, M. de Villèle ministre des finances, M. de Corbière ministre de l'intérieur[176]. J'avais eu trop de part aux derniers mouvements politiques et j'exerçais une trop grande influence sur l'opinion pour qu'on me pût laisser de côté. Il fut résolu que je remplacerais M. le duc Decazes à l'ambassade de Londres[177]. Louis XVIII consentait toujours à m'éloigner. Je l'allai remercier; il me parla de son favori avec une constance d'attachement rare chez les rois; il me pria d'effacer dans la tête de George IV les préventions que ce prince avait conçues contre M. Decazes, d'oublier moi-même les divisions qui avaient existé entre moi et l'ancien ministre de la police. Ce monarque, à qui tant de malheurs n'avaient pu arracher une larme, était ému de quelques souffrances dont pouvait avoir été affligé l'homme qu'il avait honoré de son amitié.

Ma nomination réveilla mes souvenirs: Charlotte revint à ma pensée; ma jeunesse, mon émigration, m'apparurent avec leurs peines et leurs joies. La faiblesse humaine me faisait aussi un plaisir de reparaître connu et puissant là où j'avais été ignoré et faible. Madame de Chateaubriand, craignant la mer, n'osa passer le détroit, et je partis seul. Les secrétaires de l'ambassade m'avaient devancé.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE IX[178]

Année 1822. — Premières dépêches de Londres. — Conversation avec George IV sur M. Decazes. — Noblesse de notre diplomatie sous la légitimité. — Séance du Parlement. — Société anglaise. — Suite des dépêches. — Reprise des travaux parlementaires. — Bal pour les Irlandais. — Duel du duc de Bedford et du duc de Buckingham. — Dîner à Royal-Lodge. — La marquise de Conyngham et son secret. — Portraits des ministres. — Suite de mes dépêches. — Pourparlers sur le Congrès de Vérone. — Lettre à M. de Montmorency; sa réponse qui me laisse entrevoir un refus. — Lettre de M. de Villèle plus favorable. — J'écris à Madame de Duras. — Mort de Lord Londonderry. — Nouvelle lettre de M. de Montmorency. — Voyage à Hartwell. — Billet de M. de Villèle m'annonçant ma nomination au Congrès. — Fin de la vieille Angleterre. — Charlotte. — Réflexions. — Je quitte Londres. — Années 1824, 1825, 1826 et 1827. — Délivrance du roi d'Espagne. — Ma destitution. — L'opposition me suit. — Derniers billets diplomatiques. — Neuchâtel en Suisse. — Mort de Louis XVIII. — Sacre de Charles X. — Réception des chevaliers des ordres.

C'est à Londres, en 1822, que j'ai écrit de suite la plus longue partie de ces Mémoires, renfermant mon voyage en Amérique, mon retour en France, mon mariage, mon passage à Paris, mon émigration en Allemagne avec mon frère, ma résidence et mes malheurs en Angleterre depuis 1793 jusqu'à 1800. Là se trouve la peinture de la vieille Angleterre, et comme je retraçais tout cela lors de mon ambassade (1822), les changements survenus dans les mœurs et dans les personnages de 1793 à la fin du siècle me frappaient; j'étais naturellement amené à comparer ce que je voyais en 1822 à ce que j'avais vu pendant les sept années de mon exil d'outre-Manche.

Ainsi ont été relatées par anticipation des choses que j'aurais à placer maintenant sous la propre date de ma mission diplomatique. Je vous ai parlé de mon émotion, des sentiments que me rappela la vue de ces lieux chers à ma mémoire; mais peut-être n'avez-vous pas lu cette partie de mon livre? Vous avez bien fait. Il me suffit maintenant de vous avertir de l'endroit où sont comblées les lacunes qui vont exister dans le récit actuel de mon ambassade de Londres. Me voici donc, en écrivant en 1839, parmi les morts de 1822 et les morts qui précédèrent en 1793.

À Londres, au mois d'avril 1822, j'étais à cinquante lieues de madame Sutton. Je me promenais dans le parc de Kensington avec mes impressions récentes et l'ancien passé de mes jeunes années[179]: confusion de temps qui produit en moi une confusion de souvenirs; la vie qui se consume mêle, comme l'incendie de Corinthe, l'airain fondu des statues des Muses et de l'Amour, des trépieds et des tombeaux.

Les vacances parlementaires continuaient quand je descendis à mon hôtel, Portland Place. Le sous-secrétaire d'État, M. Planta, me proposa, de la part du marquis de Londonderry[180], d'aller dîner à North-Cray, campagne du noble lord. Cette villa, avec un gros arbre devant les fenêtres du côté du jardin, avait vue sur quelques prairies; un peu de bois taillis sur des collines distinguaient ce site des sites ordinaires de l'Angleterre. Lady Londonderry était très à la mode en qualité de marquise et de femme du premier ministre.

Ma dépêche du 12 avril, no 4, raconte ma première entrevue avec lord Londonderry; elle touche aux affaires dont je devais m'occuper.

«Londres, le 12 avril 1822.

«Monsieur le vicomte[181],

«Je suis allé avant-hier, mercredi, 10 du courant, à North-Cray. Je vais avoir l'honneur de vous rendre compte de ma conversation avec le marquis de Londonderry. Elle a duré une heure et demie avant dîner, et nous l'avons reprise après, mais moins à notre aise, parce que nous n'étions plus tête à tête.

«Lord Londonderry s'est d'abord informé des nouvelles de la santé du roi, avec une insistance qui décelait visiblement un intérêt politique; rassuré par moi sur ce point, il a passé au ministère: «Il s'affermit,» m'a-t-il dit. J'ai répondu: «Il n'a jamais été ébranlé, et comme il appartient à une opinion, il restera le maître tant que cette opinion dominera dans les Chambres.» Cela nous a amenés à parler des élections: il m'a semblé frappé de ce que je lui disais sur l'avantage d'une session d'été pour rétablir l'ordre dans l'année financière; il n'avait pas bien compris jusqu'alors l'état de la question.

«La guerre entre la Russie et la Turquie est ensuite devenue le sujet de l'entretien. Lord Londonderry, en me parlant de soldats et d'armées, m'a paru être dans l'opinion de notre ancien ministère sur le danger qu'il y aurait pour nous à réunir de grands corps de troupe; j'ai repoussé cette idée, j'ai soutenu qu'en menant le soldat français au combat, il n'y avait rien à craindre; qu'il ne sera jamais infidèle à la vue du drapeau de l'ennemi; que notre armée vient d'être augmentée; qu'elle serait triplée demain, si cela était nécessaire, sans le moindre inconvénient; qu'à la vérité quelques sous-officiers pourraient crier Vive la Charte! dans une garnison, mais que nos grenadiers crieraient toujours Vive le roi! sur le champ de bataille.

«Je ne sais si cette grande politique a fait oublier à lord Londonderry la traite des nègres; il ne m'en pas dit un mot. Changeant de sujet, il m'a parlé du message par lequel le président des États-Unis engage le congrès à reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles. «Les intérêts commerciaux, lui ai-je dit, en pourront tirer quelque avantage, mais je doute que les intérêts politiques y trouvent le même profit; il y a déjà assez d'idées républicaines dans le monde. Augmenter la masse de ces idées, c'est compromettre de plus en plus le sort des monarchies en Europe.» Lord Londonderry a abondé dans mon sens, et il m'a dit ces mots remarquables: «Quant à nous (les Anglais), nous ne sommes nullement disposés à reconnaître ces gouvernements révolutionnaires.» Était-il sincère?

«J'ai dû, monsieur le vicomte, vous rappeler textuellement une conversation importante. Toutefois, nous ne devons pas nous dissimuler que l'Angleterre reconnaîtra tôt ou tard l'indépendance des colonies espagnoles; l'opinion publique et le mouvement de son commerce l'y forceront. Elle a déjà fait, depuis trois ans, des frais considérables pour établir secrètement des relations avec les provinces insurgées au midi et au nord de l'isthme de Panama.

«En résumé, monsieur le vicomte, j'ai trouvé dans M. le marquis de Londonderry un homme d'esprit, d'une franchise peut-être un peu douteuse; un homme encore imbu du vieux système ministériel; un homme accoutumé à une diplomatie soumise, et surpris, sans en être blessé, d'un langage plus digne de la France; un homme enfin qui ne pouvait se défendre d'une sorte d'étonnement en causant avec un de ces royalistes que, depuis sept ans, on lui représentait comme des fous ou des imbéciles.

«J'ai l'honneur, etc.»

À ces affaires générales étaient mêlées, comme dans toutes les ambassades, des transactions particulières. J'eus à m'occuper des requêtes de M. le duc de Fitz-James[182], du procès du navire l'Éliza-Ann, des déprédations des pêcheurs de Jersey sur les bancs d'huîtres de Granville, etc., etc. Je regrettais d'être obligé de consacrer une petite case de ma cervelle aux dossiers des réclamants. Quand on fouille dans sa mémoire, il est dur de rencontrer MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. Mais, dans quelques années, serons-nous plus connus que ces messieurs? Un certain M. Bonnet étant mort en Amérique, tous les Bonnet de France m'écrivirent pour réclamer sa succession; ces bourreaux m'écrivent encore! Il serait temps toutefois de me laisser tranquille. J'ai beau leur répondre que le petit accident de la chute du trône étant survenu, je ne m'occupe plus de ce monde: ils tiennent bon et veulent hériter coûte que coûte.

Quant à l'Orient, il fut question de rappeler les divers ambassadeurs de Constantinople. Je prévis que l'Angleterre ne suivrait pas le mouvement de l'alliance continentale, je l'annonçai à M. de Montmorency. La rupture qu'on avait crainte entre la Russie et la Porte n'arriva pas: la modération d'Alexandre retarda l'événement. Je fis à ce propos une grande dépense d'allées et venues, de sagacité et de raisonnement; j'écrivis maintes dépêches qui sont allées moisir dans nos archives avec le rendu compte d'événements non advenus. J'avais du moins l'avantage sur mes collègues de ne mettre aucune importance à mes travaux; je les voyais sans souci s'engloutir dans l'oubli avec toutes les idées perdues des hommes.

Le Parlement reprit ses séances le 17 avril; le roi revint le 18, et je lui fus présenté le 19. Je rendis compte de cette présentation dans ma dépêche du 19; elle se terminait ainsi:

«S. M. B., par sa conversation serrée et variée, ne m'a pas laissé le maître de lui dire une chose dont le roi m'avait spécialement chargé; mais l'occasion favorable et prochaine d'une nouvelle audience va se présenter.»

Cette chose dont le roi m'avait spécialement chargé auprès de George IV était relative à M. le duc Decazes. Plus tard je remplis mes ordres: je dis à George IV que Louis XVIII était affligé de la froideur avec laquelle l'ambassadeur de S. M. T. C. avait été reçu. George IV me répondit:

«Écoutez, monsieur de Chateaubriand, je vous l'avouerai: la mission de M. Decazes ne me plaisait pas; c'était agir envers moi un peu cavalièrement. Mon amitié pour le roi de France m'a seule fait supporter un favori qui n'a d'autre mérite que celui de l'attachement de son maître. Louis XVIII a beaucoup compté sur ma bonne volonté et il a eu raison; mais je n'ai pu pousser l'indulgence jusqu'à traiter M. Decazes avec une distinction dont l'Angleterre aurait été blessée. Cependant, dites à votre roi que je suis touché de ce qu'il vous a chargé de me représenter, et que je serai toujours heureux de lui témoigner mon attachement véritable.»

Enhardi par ces paroles, j'exposai à George IV tout ce qui me vint à l'esprit en faveur de M. Decazes. Il me répondit, moitié en anglais, moitié en français: «À merveille! you are a true gentleman.» De retour à Paris, je rendis compte à Louis XVIII de cette conversation: il me parut reconnaissant. George IV m'avait parlé comme un prince bien élevé, mais comme un esprit léger; il était sans amertume parce qu'il pensait à autre chose. Il ne fallait cependant pas se jouer à lui qu'avec mesure. Un de ses compagnons de table avait parié qu'il prierait George IV de tirer le cordon de la sonnette et que George IV obéirait. En effet, George IV tira le cordon et dit au gentleman de service: «Mettez monsieur à la porte.»

L'idée de rendre de la force et de l'éclat à nos armes me dominait toujours. J'écrivais à M. de Montmorency, le 13 avril: «Il m'est venu une idée, monsieur le vicomte, que je soumets à votre jugement: trouveriez-vous mauvais qu'en forme de conversation, en causant avec le prince Esterhazy[183], je lui fisse entendre que si l'Autriche avait besoin de retirer une partie de ses troupes, nous pourrions les remplacer dans le Piémont? Quelques bruits répandus sur un prétendu rassemblement de nos troupes dans le Dauphiné m'offriraient un prétexte favorable. J'avais proposé à l'ancien ministère de mettre garnison en Savoie, lors de la révolte du mois de juin 1821 (voyez une de mes dépêches de Berlin). Il rejeta cette mesure, et je pense qu'il fit en cela une faute capitale. Je persiste à croire que la présence de quelques troupes françaises en Italie produirait un grand effet sur l'opinion, et que le gouvernement du roi en retirerait beaucoup de gloire.»

Les preuves surabondent de la noblesse de notre diplomatie pendant la Restauration. Qu'importe aux partis? N'ai-je pas lu encore ce matin, dans un journal de gauche, que l'Alliance nous avait forcés d'être ses gendarmes et de faire la guerre à l'Espagne[184], quand le Congrès de Vérone est là, quand les documents diplomatiques montrent d'une manière irrécusable que toute l'Europe, à l'exception de la Russie, ne voulait pas de cette guerre; que non-seulement elle ne la voulait pas, mais que l'Angleterre la repoussait ouvertement, et que l'Autriche nous contrariait en secret par les mesures les moins nobles? Cela n'empêchera pas de mentir de nouveau demain; on ne se donnera pas même la peine d'examiner la question, de lire ce dont on parle sciemment sans l'avoir lu! Tout mensonge répété devient une vérité: on ne saurait avoir trop de mépris pour les opinions humaines.

Lord J. Russell[185] fit, le 25 d'avril, à la Chambre des communes, une motion sur l'état de la représentation nationale dans le Parlement: M. Canning la combattit. Celui-ci proposa à son tour un bill pour rapporter une partie de l'acte qui prive les pairs catholiques de leur droit de voter et de siéger à la Chambre. J'assistai à ces séances sur le sac de laine où le speaker m'avait fait asseoir. M. Canning assistait en 1822 à la séance de la Chambre des pairs qui rejeta son bill; il fut blessé d'une phrase du vieux chancelier[186]; celui-ci, parlant de l'auteur du bill, s'écria avec dédain: «On assure qu'il part pour les Indes: ah! qu'il aille, ce beau gentleman (this fine gentleman)! qu'il aille! bon voyage!» M. Canning me dit en sortant: «Je le retrouverai.»

Lord Holland[187] discourut très bien, sans rappeler toutefois M. Fox. Il tournait sur lui-même, en sorte qu'il présentait souvent le dos à l'assemblée et qu'il adressait ses phrases à la muraille. On criait: «Hear! hear!» On n'était point choqué de cette originalité.

En Angleterre, chacun s'exprime comme il peut; l'avocasserie est inconnue; rien ne se ressemble ni dans la voix ni dans la déclamation des orateurs. On écoute avec patience; on ne se choque pas quand le parleur n'a aucune facilité: qu'il bredouille, qu'il ânonne, qu'il cherche ses mots, on trouve qu'il a fait a fine speech s'il a dit quelques phrases de bon sens. Cette variété d'hommes restés tels que la nature les a faits finit par être agréable; elle rompt la monotonie. Il est vrai qu'il n'y a qu'un petit nombre de lords et de membres de la Chambre des communes à se lever. Nous, toujours placés sur un théâtre, nous pérorons et gesticulons en sérieuses marionnettes. Ce m'était une étude utile que ce passage de la secrète et silencieuse monarchie de Berlin à la publique et bruyante monarchie de Londres: on pouvait retirer quelque instruction du contraste de deux peuples aux deux extrémités de l'échelle.

L'arrivée du roi, la rentrée du parlement, l'ouverture de la saison des fêtes, mêlaient les devoirs, les affaires et les plaisirs: on ne pouvait rencontrer les ministres qu'à la cour, au bal ou au parlement. Pour célébrer l'anniversaire de la naissance de Sa Majesté, je dînais chez lord Londonderry, je dînais sur la galère du lord-maire, qui remontait jusqu'à Richmond: j'aime mieux le Bucentaure en miniature à l'arsenal de Venise, ne portant plus que le souvenir des doges et un nom virgilien. Jadis émigré, maigre et demi-nu, je m'étais amusé, sans être Scipion, à jeter des pierres dans l'eau, le long de cette rive que rasait la barque dodue et bien fourrée du Lord Mayor.

Je dînais aussi dans l'est de la ville chez M. Rothschild de Londres, de la branche cadette de Salomon: où ne dînais-je pas? Le roast-beef égalait la prestance de la tour de Londres; les poissons étaient si longs qu'on n'en voyait pas la queue; des dames, que je n'ai aperçues que là, chantaient comme Abigaïl[188]. J'avalais le tokai non loin des lieux qui me virent sabler l'eau à pleine cruche et quasi mourir de faim; couché au fond de ma moelleuse voiture, sur de petits matelas de soie, j'apercevais ce Westminster dans lequel j'avais passé une nuit enfermé, et autour duquel je m'étais promené tout crotté avec Hingant et Fontanes. Mon hôtel, qui me coûtait 30,000 francs de loyer, était en regard du grenier qu'habita mon cousin de la Boüétardais, lorsque, en robe rouge, il jouait de la guitare sur un grabat emprunté, auquel j'avais donné asile auprès du mien.

Il ne s'agissait plus de ces sauteries d'émigrés où nous dansions au son du violon d'un conseiller du parlement de Bretagne; c'était Almack's dirigé par Colinet qui faisait mes délices; bal public sous le patronage des plus grandes dames du West-end. Là se rencontraient les vieux et les jeunes dandys. Parmi les vieux brillait le vainqueur de Waterloo, qui promenait sa gloire comme un piège à femmes tendu à travers les quadrilles; à la tête des jeunes se distinguait lord Clanwilliam[189], fils, disait-on, du duc de Richelieu. Il faisait des choses admirables: il courait à cheval à Richmond et revenait à Almack's après être tombé deux fois. Il avait une certaine façon de prononcer à la manière d'Alcibiade, qui ravissait. Les modes des mots, les affectations de langage et de prononciation, changeant dans la haute société de Londres presque à chaque session parlementaire, un honnête homme est tout ébahi de ne plus savoir l'anglais, qu'il croyait savoir six mois auparavant. En 1822 le fashionable devait offrir au premier coup d'œil un homme malheureux et malade; il devait avoir quelque chose de négligé dans sa personne, les ongles longs, la barbe non pas entière, non pas rasée, mais grandie un moment par surprise, par oubli, pendant les préoccupations du désespoir; mèche de cheveux au vent, regard profond, sublime, égaré et fatal; lèvres contractées en dédain de l'espèce humaine; cœur ennuyé, byronien, noyé dans le dégoût et le mystère de l'être.

Aujourd'hui ce n'est plus cela: le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent; il doit soigner sa toilette, porter des moustaches ou une barbe taillée en rond comme la fraise de la reine Élisabeth, ou comme le disque radieux du soleil; il décèle la fière indépendance de son caractère en gardant son chapeau sur sa tête, en se roulant sur les sofas, en allongeant ses bottes au nez des ladies assises en admiration sur des chaises devant lui; il monte à cheval avec une canne qu'il porte comme un cierge, indifférent au cheval qui est entre ses jambes par hasard. Il faut que sa santé soit parfaite, et son âme toujours au comble de cinq ou six félicités. Quelques dandys radicaux, les plus avancés vers l'avenir, ont une pipe.

Mais sans doute, toutes ces choses sont changées dans le temps même que je mets à les décrire. On dit que le dandy de cette heure ne doit plus savoir s'il existe, si le monde est là, s'il y a des femmes, et s'il doit saluer son prochain. N'est-il pas curieux de retrouver l'original du dandy sous Henri III: «Ces beaux mignons, dit l'auteur de l'Isle des Hermaphrodites, portoient les cheveux longuets, frisés et refrisés, remontans par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les femmes, et leurs fraises de chemises de toile d'atour empesées et longues de demi-pied, de façon que voir leurs têtes dessus leurs fraises, il sembloit que ce fust le chef de saint Jean en un plat.»

Ils partent pour se rendre dans la chambre de Henri III, «branlant tellement le corps, la tête et les jambes, que je croyois à tout propos qu'ils dussent tomber de leur long... Ils trouvoient cette façon là de marcher plus belle que pas une autre.»

Tous les Anglais sont fous par nature ou par ton.

Lord Clanwilliam a passé vite: je l'ai retrouvé à Vérone; il est devenu après moi ministre d'Angleterre à Berlin. Nous avons suivi un moment la même route, quoique nous ne marchions pas du même pas.

Rien ne réussissait, à Londres, comme l'insolence, témoin d'Orsay[190], frère de la duchesse de Guiche: il s'était mis à galoper dans Hyde-Park, à sauter des barrières, à jouer, à tutoyer sans façon les dandys: il avait un succès sans égal, et, pour y mettre le comble, il finit par enlever une famille entière, père, mère et enfants.

Les ladies les plus à la mode me plaisaient peu; il y en avait une charmante cependant, lady Gwydir: elle ressemblait par le ton et les manières à une Française. Lady Jersey se maintenait encore en beauté. Je rencontrais chez elle l'opposition. Lady Conyngham appartenait à l'opposition, et le roi lui-même gardait un secret penchant pour ses anciens amis. Parmi les patronesses d'Almack's, on remarquait l'ambassadrice de Russie.

La comtesse de Lieven[191] avait eu des histoires assez ridicules avec madame d'Osmond et George IV. Comme elle était hardie et passait pour être bien en cour, elle était devenue extrêmement fashionable. On lui croyait de l'esprit, parce qu'on supposait que son mari n'en avait pas; ce qui n'était pas vrai: M. de Lieven était fort supérieur à madame. Madame de Lieven, au visage aigu et mésavenant, est une femme commune, fatigante, aride, qui n'a qu'un seul genre de conversation, la politique vulgaire; du reste, elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l'abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait; elle revêt sa nullité d'un air supérieur d'ennui, comme si elle avait le droit d'être ennuyée; tombée par l'effet du temps, et ne pouvant s'empêcher de se mêler de quelque chose, la douairière des congrès est venue de Vérone donner à Paris, avec la permission de MM. les magistrats de Pétersbourg, une représentation des puérilités diplomatiques d'autrefois. Elle entretient des correspondances privées, et elle a paru très forte en mariages manqués. Nos novices se sont précipités dans ses salons pour apprendre le beau monde et l'art des secrets; ils lui confient les leurs, qui, répandus par madame de Lieven, se changent en sourds cancans. Les ministres, et ceux qui aspirent à le devenir, sont tout fiers d'être protégés par une dame qui a eu l'honneur de voir M. de Metternich aux heures où le grand homme, pour se délasser du poids des affaires, s'amuse à effiloquer de la soie. Le ridicule attendait à Paris madame de Lieven. Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d'Omphale: «Amour, tu perdis Troie.»

La journée de Londres était ainsi distribuée: à six heures du matin, on courait à une partie fine, consistant dans un premier déjeuner à la campagne; on revenait déjeuner à Londres; on changeait de toilette pour la promenade de Bond-Street ou de Hyde-Park; on se rhabillait pour dîner à sept heures et demie; on se rhabillait pour l'Opéra; à minuit, on se rhabillait pour une soirée ou pour un raout. Quelle vie enchantée! J'aurais préféré cent fois les galères. Le suprême bon ton était de ne pouvoir pénétrer dans les petits salons d'un bal privé, de rester dans l'escalier obstrué par la foule, et de se trouver nez à nez avec le duc de Somerset[192]; béatitude où je suis arrivé une fois. Les Anglais de la nouvelle race sont infiniment plus frivoles que nous; la tête leur tourne pour un shaw: si le bourreau de Paris se rendait à Londres, il ferait courir l'Angleterre. Le maréchal Soult n'a-t-il pas enthousiasmé les ladies[193], comme Blücher, de qui elles baisaient la moustache? Notre maréchal, qui n'est ni Antipater, ni Antigonus, ni Seleucus, ni Antiochus, ni Ptolémée, ni aucun des capitaines-rois d'Alexandre, est un soldat distingué, lequel a pillé l'Espagne en se faisant battre, et auprès de qui des capucins ont redîmé leur vie pour des tableaux. Mais il est vrai qu'il a publié, au mois de mars 1814, une furieuse proclamation contre Bonaparte, lequel il recevait en triomphe quelques jours après: il a fait depuis ses pâques à Saint-Thomas-d'Aquin. On montre pour un schilling, à Londres, sa vieille paire de bottes.

Toute renommée vient vite au bord de la Tamise et s'en va de même. En 1822, je trouvai cette grande ville plongée dans les souvenirs de Bonaparte; on était passé du dénigrement pour Nic à un enthousiasme bête. Les mémoires de Bonaparte pullulaient; son buste ornait toutes les cheminées; ses gravures brillaient sur toutes les fenêtres des marchands d'images; sa statue colossale, par Canova, décorait l'escalier du duc de Wellington. N'aurait-on pu consacrer un autre sanctuaire à Mars enchaîné? Cette déification semble plutôt l'œuvre de la vanité d'un concierge que de l'honneur d'un guerrier.—Général, vous n'avez point vaincu Napoléon à Waterloo, vous avez seulement faussé le dernier anneau d'un destin déjà brisé[194].

Après ma présentation officielle à George IV, je le vis plusieurs fois. La reconnaissance des colonies espagnoles par l'Angleterre était à peu près décidée; du moins les vaisseaux de ces États indépendants paraissaient devoir être reçus sous leur pavillon dans les ports de l'empire britannique. Ma dépêche du 7 mai rend compte d'une conversation que j'avais eue avec lord Londonderry, et des idées de ce ministre, cette dépêche, importante pour les affaires d'alors, serait presque sans intérêt pour le lecteur d'aujourd'hui. Deux choses étaient à distinguer dans la position des colonies espagnoles relativement à l'Angleterre et à la France: les intérêts commerciaux et les intérêts politiques. J'entre dans les détails de ces intérêts. «Plus je vois le marquis de Londonderry, disais-je à M. de Montmorency, plus je lui trouve de finesse. C'est un homme plein de ressources, qui ne dit jamais que ce qu'il veut dire; on serait quelquefois tenté de le croire bonhomme. Il a dans la voix, le rire, le regard, quelque chose de M. Pozzo di Borgo. Ce n'est pas précisément la confiance qu'il inspire.» La dépêche finit ainsi: «Si l'Europe est obligée de reconnaître les gouvernements de fait en Amérique, toute sa politique doit tendre à faire naître des monarchies dans le nouveau monde, au lieu de ces républiques révolutionnaires qui nous enverrons leurs principes avec les produits de leur sol.

«En lisant cette dépêche, monsieur le vicomte, vous éprouverez sans doute comme moi un mouvement de satisfaction. C'est déjà avoir fait un grand pas en politique que d'avoir forcé l'Angleterre à vouloir s'associer avec nous dans des intérêts sur lesquels elle n'eût pas daigné nous consulter il y a six mois. Je me félicite en bon Français de tout ce qui tend à replacer notre patrie à ce haut rang qu'elle doit occuper parmi les nations étrangères.»

Cette lettre était la base de toutes mes idées et de toutes les négociations sur les affaires coloniales dont je m'occupai pendant la guerre d'Espagne, près d'un an avant que cette guerre éclatât.

Le 17 mai j'allai à Covent-Garden, dans la loge du duc d'York. Le roi parut. Ce prince, jadis détesté, fut salué par des acclamations telles qu'il n'en aurait pas autrefois reçu de semblables des moines, habitants de cet ancien couvent. Le 26, le duc d'York vint dîner à l'ambassade: George IV était fort tenté de me faire le même honneur; mais il craignait les jalousies diplomatiques de mes collègues.

Le vicomte de Montmorency refusa d'entrer en négociations sur les colonies espagnoles avec le cabinet de Saint-James. J'appris, le 19 mai, la mort presque subite de M. le duc de Richelieu[195]. Cet honnête homme avait supporté patiemment sa première retraite du ministère; mais les affaires venant à lui manquer trop longtemps, il défaillit parce qu'il n'avait pas une double vie pour remplacer celle qu'il avait perdue. Le grand nom de Richelieu n'a été transmis jusqu'à nous que par des femmes.

Les révolutions continuaient en Amérique. Je mandais à M. de Montmorency:

No 26. «Londres, 28 mai 1822.

«Le Pérou vient d'adopter une constitution monarchique. La politique européenne devrait mettre tous ses soins à obtenir un pareil résultat pour les colonies qui se déclarent indépendantes. Les États-Unis craignent singulièrement l'établissement d'un empire au Mexique. Si le nouveau monde tout entier est jamais républicain, les monarchies de l'ancien monde périront.»

On parlait beaucoup de la détresse des paysans irlandais, et l'on dansait afin de les consoler. Un grand bal paré à l'Opéra occupait les âmes sensibles. Le roi, m'ayant rencontré dans un corridor, me demanda ce que je faisais là, et, me prenant par le bras, il me conduisit dans sa loge.

Le parterre anglais était, dans mes jours d'exil, turbulent et grossier; des matelots buvaient de la bière au parterre, mangeaient des oranges, apostrophaient les loges. Je me trouvais un soir auprès d'un matelot entré ivre dans la salle; il me demanda où il était; je lui dis: «À Covent-Garden.—Pretty garden, indeed!» (Joli jardin, vraiment!) s'écria-t-il, saisi, comme les dieux d'Homère, d'un rire inextinguible.

Invité dernièrement à une soirée chez lord Lansdowne[196], Sa Majesté m'a présenté à une dame sévère, âgée de soixante-treize ans: elle était habillée de crêpe, portait un voile noir comme un diadème sur ses cheveux blancs, et ressemblait à une reine abdiquée. Elle me salua d'un ton solennel et de trois phrases estropiées du Génie du christianisme; puis elle me dit avec non moins de solennité: «Je suis mistress Siddons.» Si elle m'avait dit: «Je suis lady Macbeth,» je l'aurais cru. Je l'avais vue autrefois sur le théâtre dans toute la force de son talent[197]. Il suffit de vivre pour retrouver ces débris d'un siècle jetés par les flots du temps sur le rivage d'un autre siècle.

Mes visiteurs français à Londres furent M. le duc et madame la duchesse de Guiche[198], dont je vous parlerai à Prague; M. le marquis de Custine[199], dont j'avais vu l'enfance à Fervacques; et madame la vicomtesse de Noailles[200], aussi agréable, spirituelle et gracieuse que si elle eût encore erré à quatorze ans dans les beaux jardins de Méréville.

On était fatigué de fêtes; les ambassadeurs aspiraient à s'en aller en congé: le prince Esterhazy se préparait à partir pour Vienne; il espérait être appelé au congrès, car on parlait déjà d'un congrès. M. Rothschild retournait en France après avoir terminé avec son frère l'emprunt russe de 23 millions de roubles. Le duc de Bedford[201] s'était battu avec l'immense duc de Buckingham[202], au fond d'un trou, dans Hyde-Park; une chanson injurieuse contre le roi de France, envoyée de Paris et imprimée dans les gazettes de Londres, amusait la canaille radicale anglaise qui riait sans savoir de quoi.

Je partis le 6 juin pour Royal-Lodge où le roi était allé. Il m'avait invité à dîner et à coucher.

Je revis George IV le 12, le 13 et le 14, au lever, au drawing-room et au bal de sa Majesté. Le 24, je donnai une fête au prince et à la princesse de Danemarck: le duc d'York s'y était invité.

C'eût été une chose importante jadis que la bienveillance avec laquelle me traitait la marquise de Conyngham: elle m'apprit que l'idée du voyage de S. M. B. au continent n'était pas tout à fait abandonnée. Je gardai religieusement ce grand secret dans mon sein. Que de dépêches importantes sur cette parole d'une favorite au temps de mesdames de Verneuil, de Maintenon, des Ursins, de Pompadour! Du reste, je me serais échauffé mal à propos pour obtenir quelques renseignements de la cour de Londres: en vain vous parlez, on ne vous écoute pas.

Lord Londonderry surtout était impassible: il embarrassait à la fois par sa sincérité de ministre et sa retenue d'homme. Il expliquait franchement de l'air le plus glacé sa politique et gardait un silence profond sur les faits. Il avait l'air indifférent à ce qu'il disait comme à ce qu'il ne disait pas; on ne savait ce qu'on devait croire de ce qu'il montrait ou de ce qu'il cachait. Il n'aurait pas bougé quand vous lui auriez lâché un saucisson dans l'oreille, comme dit Saint-Simon.

Lord Londonderry avait un genre d'éloquence irlandaise qui souvent excitait l'hilarité de la Chambre des lords et la gaieté du public; ses blunders étaient célèbres, mais il arrivait aussi quelquefois à des traits d'éloquence qui transportaient la foule, comme ses paroles à propos de la bataille de Waterloo: je les ai rappelées.

Lord Harrowby était président du conseil; il parlait avec propriété, lucidité et connaissance des faits[203]. On trouverait inconvenant à Londres qu'un président des ministres s'exprimât avec prolixité et faconde. C'était d'ailleurs un parfait gentleman pour le ton. Un jour, aux Pâquis, à Genève, on m'annonça un Anglais: lord Harrowby entra; je ne le reconnus qu'avec peine: il avait perdu son ancien roi; le mien était exilé. C'est la dernière fois que l'Angleterre de mes grandeurs m'est apparue.

J'ai mentionné M. Peel[204] et lord Westmoreland[205] dans le Congrès de Vérone.

Je ne sais si lord Bathurst[206] descendait et s'il était petit-fils de ce comte Bathurst dont Sterne écrivait: «Ce seigneur est un prodige; à 80 ans il a l'esprit et la vivacité d'un homme de 30, une disposition à se laisser charmer et le pouvoir de plaire au delà de tout ce que je connais.» Lord Bathurst, le ministre dont je vous entretiens, était instruit et poli; il gardait la tradition des anciennes manières françaises de la bonne compagnie. Il avait trois ou quatre filles qui couraient, ou plutôt qui volaient comme des hirondelles de mer, le long des flots, blanches, allongées et légères. Que sont-elles devenues? Sont-elles tombées dans le Tibre avec la jeune Anglaise de leur nom?

Lord Liverpool[207] n'était pas, comme lord Londonderry, le principal ministre; mais c'était le ministre le plus influent et le plus respecté. Il jouissait de cette réputation d'homme religieux et d'homme de bien, si puissante pour celui qui la possède; on vient à cet homme avec la confiance que l'on a pour un père; nulle action ne paraît bonne si elle n'est approuvée de ce personnage saint, investi d'une autorité très supérieure à celle des talents. Lord Liverpool était fils de Charles Jenkinson, baron de Hawkesbury, comte de Liverpool, favori de lord Bute. Presque tous les hommes d'État anglais ont commencé par la carrière littéraire, par des pièces de vers plus ou moins bons, et par des articles, en général excellents, insérés dans les revues. Il reste un portrait de ce premier comte de Liverpool lorsqu'il était secrétaire particulier de lord Bute; sa famille en est fort affligée: cette vanité, puérile en tous temps, l'est sans doute encore beaucoup plus aujourd'hui; mais n'oublions pas que nos plus ardents révolutionnaires puisèrent leur haine de la société dans des disgrâces de nature ou dans des infériorités sociales.

Il est possible que lord Liverpool, enclin aux réformes, et à qui M. Canning a dû son dernier ministère, fût influencé, malgré la rigidité de ses principes religieux, par quelque déplaisance de souvenirs. À l'époque où j'ai connu lord Liverpool, il était presque arrivé à l'illumination puritaine. Habituellement il demeurait seul avec une vieille sœur, à quelques lieues de Londres. Il parlait peu; son visage était mélancolique; il penchait souvent l'oreille, et il avait l'air d'écouter quelque chose de triste: on eût dit qu'il entendait tomber ses dernières années, comme les gouttes d'une pluie d'hiver sur le pavé. Du reste, il n'avait aucune passion, et il vivait selon Dieu.

M. Croker[208], membre de l'Amirauté, célèbre comme orateur et comme écrivain, appartenait à l'école de M. Pitt, ainsi que M. Canning; mais il était plus détrompé que celui-ci. Il occupait à White-Hall un de ces appartements sombres d'où Charles 1er était sorti par une fenêtre pour aller de plain-pied à l'échafaud. On est étonné quand on entre à Londres dans les habitations où siègent les directeurs de ces établissements dont le poids se fait sentir au bout de la terre. Quelques hommes en redingote noire devant une table nue, voilà tout ce que vous rencontrez: ce sont pourtant là les directeurs de la marine anglaise, ou les membres de cette compagnie de marchands, successeurs des empereurs du Mogol, lesquels comptent aux Indes deux cents millions de sujets.

M. Croker vint, il y a deux ans, me visiter à l'Infirmerie de Marie-Thérèse. Il m'a fait remarquer la similitude de nos opinions et de nos destinées. Des événements nous séparent du monde; la politique fait des solitaires, comme la religion fait des anachorètes. Quand l'homme habite le désert, il trouve en lui quelque lointaine image de l'être infini qui, vivant seul dans l'immensité, voit s'accomplir les révolutions des mondes.

Dans le courant des mois de juin et de juillet, les affaires d'Espagne commencèrent à occuper sérieusement le cabinet de Londres. Lord Londonderry et la plupart des ambassadeurs montraient en parlant de ces affaires une inquiétude et presque une peur risible. Le ministère craignait qu'en cas de rupture nous ne l'emportassions sur les Espagnols; les ministres des autres puissances tremblaient que nous ne fussions battus; ils voyaient toujours notre armée prenant la cocarde tricolore.

Dans ma dépêche du 28 juin, no 35, les dispositions de l'Angleterre sont fidèlement exprimées: