No 35 «Londres, ce 28 juin 1822.

«Monsieur le vicomte,

«Il m'a été plus difficile de vous dire ce que pense lord Londonderry, relativement à l'Espagne, qu'il ne me sera aisé de pénétrer le secret des instructions données à Sir W. A'Court[209]; cependant je ne négligerai rien pour me procurer les renseignements que vous demandez par votre dernière dépêche, no 18. Si j'ai bien jugé de la politique du cabinet anglais et du caractère de lord Londonderry, je suis persuadé que Sir W. A'Court n'a presque rien emporté d'écrit. On lui aura recommandé verbalement d'observer les partis sans se mêler de leurs querelles. Le cabinet de Saint-James n'aime point les Cortès, mais il méprise Ferdinand. Il ne fera certainement rien pour les royalistes. D'ailleurs, il suffirait que notre influence s'exerçât sur une opinion pour que l'influence anglaise appuyât l'opinion contraire. Notre prospérité renaissante inspire une vive jalousie. Il y a bien ici, parmi les hommes d'État, une certaine crainte vague des passions révolutionnaires qui travaillent l'Espagne; mais cette crainte se tait devant les intérêts particuliers: de telle sorte que si d'un coté la Grande-Bretagne pouvait exclure nos marchandises de la Péninsule, et que de l'autre elle pût reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles, elle prendrait facilement son parti sur les événements, et se consolerait des malheurs qui pourraient accabler de nouveau les monarchies continentales. Le même principe qui empêche l'Angleterre de retirer son ambassadeur de Constantinople lui fait envoyer un ambassadeur à Madrid: elle se sépare des destinées communes, et n'est attentive qu'au parti qu'elle pourra tirer des révolutions des empires.

«J'ai l'honneur, etc.»

Revenant dans ma dépêche du 16 juillet, no 40, sur les nouvelles d'Espagne, je dis à M. de Montmorency:

No 40. «Londres, ce 16 juillet 1822.

«Monsieur le vicomte,

«Les journaux anglais, d'après les journaux français, donnent ce matin des nouvelles de Madrid jusqu'au 8 inclusivement. Je n'ai jamais espéré mieux du roi d'Espagne, et n'ai point été surpris. Si ce malheureux prince doit périr, le genre de la catastrophe n'est pas indifférent au reste du monde: le poignard n'abattrait que le monarque, l'échafaud pourrait tuer la monarchie. C'est déjà beaucoup trop que le jugement de Charles Ier et que celui de Louis XVI: le ciel nous préserve d'un troisième jugement qui semblerait établir par l'autorité des crimes une espèce de droit des peuples et un corps de jurisprudence contre les rois! On peut maintenant s'attendre à tout: une déclaration de guerre de la part du gouvernement espagnol est au nombre des chances que le gouvernement français a dû prévoir. Dans tous les cas, nous serons bientôt obligés d'en finir avec le cordon sanitaire, car, une fois le mois de septembre passé, et la peste ne reparaissant pas à Barcelone, ce serait une véritable dérision que de parler encore d'un cordon sanitaire; il faudrait donc avouer tout franchement une armée, et dire la raison qui nous oblige à maintenir cette armée. Cela n'équivaudra-t-il pas à une déclaration de guerre aux Cortès? D'un autre côté, dissoudrons-nous le cordon sanitaire? Cet acte de faiblesse compromettrait la sûreté de la France, avilirait le ministère, et ranimerait parmi nous les espérances de la faction révolutionnaire.

«J'ai l'honneur d'être, etc., etc., etc.»

Depuis le Congrès de Vienne et d'Aix-la-Chapelle, les princes de l'Europe avaient la tête tournée de congrès: c'était là qu'on s'amusait et qu'on se partageait quelques peuples. À peine le Congrès commencé à Laybach et continué à Troppau était-il fini, qu'on songea à en convoquer un autre à Vienne, à Ferrare ou à Vérone, les affaires d'Espagne offraient l'occasion d'en hâter le moment. Chaque cour avait déjà désigné son ambassadeur.

Je voyais à Londres tout le monde se préparer à partir pour Vérone: comme ma tête était remplie des affaires d'Espagne, et comme je rêvais un plan pour l'honneur de la France, je croyais pouvoir être de quelque utilité au nouveau Congrès en me faisant connaître sous un rapport auquel on ne songeait pas. J'avais écrit dès le 24 mai à M. de Montmorency; mais je ne trouvai aucune faveur. La longue réponse du ministre est évasive, embarrassée, entortillée; un éloignement marqué pour moi s'y déguise mal sous la bienveillance; elle finit par ce paragraphe:

«Puisque je suis en train de confidences, noble vicomte, je veux vous dire ce que je ne voudrais pas insérer dans une dépêche officielle, mais ce que m'ont inspiré quelques observations personnelles, et quelques avis aussi de personnes qui connaissent bien le terrain sur lequel vous êtes placé. N'avez-vous pas pensé le premier qu'il faut soigner, vis-à-vis du ministère anglais, certains effets de la jalousie et de l'humeur qu'il est toujours prêt à concevoir sur les marques directes de faveur auprès du roi, et de crédit dans la société? Vous me direz s'il ne vous est pas arrivé d'en remarquer quelques traces.»

Par qui les plaintes de mon crédit auprès du roi et dans la société (c'est-à-dire, je suppose, auprès de la marquise de Conyngham) étaient-elles arrivées au vicomte de Montmorency? Je l'ignore.

Prévoyant, par cette dépêche privée, que ma partie était perdue du côté du ministre des affaires étrangères, je m'adressai à M. de Villèle, alors mon ami, et qui n'inclinait pas beaucoup vers son collègue. Dans sa lettre du 5 mai 1822, il me répondit d'abord un mot favorable.

«Paris, le 5 mai 1822.

«Je vous remercie, me dit-il, de tout ce que vous faites pour nous à Londres; la détermination de cette cour au sujet des colonies espagnoles ne peut influer sur la nôtre; la position est bien différente; nous devons éviter par-dessus tout d'être empêchés, par une guerre avec l'Espagne, d'agir ailleurs comme nous le devons, si les affaires de l'Orient amenaient de nouvelles combinaisons politiques en Europe.

«Nous ne laisserons pas déshonorer le gouvernement français par le défaut de participation aux événements qui peuvent résulter de la situation actuelle du monde; d'autres pourront y intervenir avec plus d'avantages, aucun avec plus de courage et de loyauté.

On se méprend fort, je crois, et sur les moyens réels de notre pays, et sur le pouvoir que peut encore exercer le gouvernement du roi dans les formes qu'il s'est prescrites; elles offrent plus de ressources qu'on ne paraît le croire, et j'espère qu'à l'occasion nous saurons le montrer.

«Vous nous seconderez, mon cher, dans ces grandes circonstances si elles se présentent. Nous le savons et nous y comptons; l'honneur sera pour tous, et ce n'est pas de ce partage dont il s'agit en ce moment, il se fera selon les services rendus; rivalisons tous de zèle à qui en rendra de plus signalés.

«Je ne sais en vérité si ceci tournera à un congrès, mais, en tout cas, je n'oublierai pas ce que vous m'avez dit.

«Jh. de Villèle.»

Sur ce premier mot de bonne entente, je fis presser le ministre des finances par madame la duchesse de Duras; elle m'avait déjà prêté l'appui de son amitié contre l'oubli de la cour en 1814. Elle reçut bientôt ce billet de M. de Villèle:

«Tout ce que nous disions est dit; tout ce qu'il est dans mon cœur et dans mon opinion de faire pour le bien public et pour mon ami est fait et sera fait, soyez-en certaine. Je n'ai besoin ni d'être prêché, ni d'être converti, je vous le répète; j'agis de conviction et de sentiment.

«Recevez, madame, l'hommage de mon affectueux respect.»

Ma dernière dépêche, en date du 9 août, annonçait à M. de Montmorency que lord Londonderry partirait du 15 au 20 pour Vienne. Le brusque et grand démenti aux projets des mortels me fut donné; je croyais n'avoir à entretenir le conseil du roi T. C. que des affaires humaines, et j'eus à lui rendre compte des affaires de Dieu:

«Londres, 12 août 1822, à 4 heures de l'après-midi

«Dépêche transmise à Paris par le télégraphe de Calais.

«Le marquis de Londonderry est mort subitement ce matin 12, à neuf heures du matin, dans sa maison de campagne de North-Cray

No 49. «Londres, 13 août 1822.

«Monsieur le vicomte,

«Si le temps n'a pas mis obstacle à ma dépêche télégraphique, et s'il n'est point arrivé d'accident à mon courrier extraordinaire, expédié hier à quatre heures, j'espère que vous avez reçu le premier sur le continent la nouvelle de la mort subite de Lord Londonderry.

«Cette mort a été extrêmement tragique. Le noble marquis était à Londres vendredi; il sentit sa tête un peu embarrassée; il se fit saigner entre les épaules. Après quoi il partit pour North-Cray, où la marquise de Londonderry était établie depuis un mois. La fièvre se déclara le samedi 10 et le dimanche 11; mais elle parut céder dans la nuit du dimanche au lundi, et, lundi matin 12, le malade semblait si bien, que sa femme, qui le gardait, crut pouvoir le quitter un moment. Lord Londonderry, dont la tête était égarée, se trouvant seul, se leva, passa dans un cabinet, saisit un rasoir, et du premier coup se coupa la jugulaire. Il tomba baigné dans son sang aux pieds d'un médecin qui venait à son secours.

«On cache autant qu'on le peut cet accident déplorable, mais il est parvenu défiguré à la connaissance du public et a donné naissance à des bruits de toute espèce.

«Pourquoi Londonderry aurait-il attenté à ses jours? Il n'avait ni passions ni malheurs; il était plus que jamais affermi dans sa place. Il se préparait à partir jeudi prochain. Il se faisait une partie de plaisir d'un voyage d'affaires. Il devait être de retour le 15 octobre pour des chasses arrangées d'avance et auxquelles il m'avait invité. La Providence en a ordonné autrement, et Lord Londonderry a suivi le duc de Richelieu.»

Voici quelques détails qui ne sont point entrés dans mes dépêches.

À son retour à Londres, George IV me raconta que lord Londonderry était allé lui porter le projet d'instruction qu'il avait rédigé pour lui-même, et qu'il devait suivre au Congrès. George IV prit le manuscrit pour mieux en peser les termes, et commença à le lire à haute voix. Il s'aperçut que lord Londonderry ne l'écoutait pas, et qu'il promenait ses yeux sur le plafond du cabinet: «Qu'avez-vous donc, mylord? dit le roi.—Sire, répondit le marquis, c'est cet insupportable John (un jockey) qui est à la porte; il ne veut pas s'en aller, quoique je ne cesse de le lui ordonner.» Le roi, étonné, ferma le manuscrit et dit: «Vous êtes malade, mylord: retournez chez vous; faites-vous saigner.» Lord Londonderry sortit et alla acheter le canif avec lequel il se coupa la gorge.

Le 15 août, je continuai mes dires à M. de Montmorency:

«On a envoyé des courriers de toutes parts, aux eaux, aux bains de mer, dans les châteaux, pour chercher les ministres absents. Au moment où l'accident est arrivé, aucun d'eux n'était à Londres. On les attend aujourd'hui ou demain; ils tiendront un conseil, mais ils ne pourront rien décider, car, en dernier résultat, c'est le roi qui leur nommera un collègue, et le roi est à Édimbourg. Il est probable que Sa Majesté britannique ne se pressera pas de faire un choix au milieu des fêtes. La mort du marquis de Londonderry est funeste à l'Angleterre: il n'était pas aimé, mais il était craint; les radicaux le détestaient, mais ils avaient peur de lui. Singulièrement brave, il imposait à l'opposition qui n'osait pas trop l'insulter à la tribune et dans les journaux. Son imperturbable sang-froid, son indifférence profonde pour les hommes et pour les choses, son instinct de despotisme et son mépris secret pour les libertés constitutionnelles, en faisaient un ministre propre à lutter avec succès contre les penchants du siècle. Ses défauts devenaient des qualités à une époque où l'exagération et la démocratie menacent le monde.

«J'ai l'honneur, etc.»

«Londres, 15 août 1822.

«Monsieur le vicomte,

«Les renseignements ultérieurs ont confirmé ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur la mort du marquis de Londonderry, dans ma dépêche ordinaire d'avant-hier, no 49. Seulement, l'instrument fatal avec lequel l'infortuné ministre s'est coupé la veine jugulaire est un canif, et non pas un rasoir comme je vous l'avais mandé. Le rapport du coroner, que vous lirez dans les journaux, vous instruira de tout. Cette enquête, faite sur le cadavre du premier ministre de la Grande-Bretagne, comme sur le corps d'un meurtrier, ajoute encore quelque chose de plus affreux à cet événement.

«Vous savez sans doute à présent, monsieur le vicomte, que lord Londonderry avait donné des preuves d'aliénation mentale quelques jours avant son suicide, et que le roi même s'en était aperçu. Une petite circonstance à laquelle je n'avais pas fait attention, mais qui m'est revenue en mémoire depuis la catastrophe, mérite d'être racontée. J'étais allé voir le marquis de Londonderry, il y a douze ou quinze jours. Contre son usage et les usages du pays, il me reçut avec familiarité dans son cabinet de toilette. Il allait se raser, et il me fit en riant d'un rire à demi sardonique l'éloge des rasoirs anglais. Je le complimentai sur la clôture prochaine de la session. Oui, dit-il, il faut que cela finisse ou que je finisse.

«J'ai l'honneur, etc.»

Tout ce que les radicaux d'Angleterre et les libéraux de France ont raconté de la mort de lord Londonderry, à savoir: qu'il s'était tué par désespoir politique, sentant que les principes opposés aux siens allaient triompher, est une pure fable inventée par l'imagination des uns, l'esprit de parti et la niaiserie des autres. Lord Londonderry n'était pas homme à se repentir d'avoir péché contre l'humanité, dont il ne se souciait guère, ni envers les lumières du siècle, pour lesquelles il avait un profond mépris: la folie était entrée par les femmes dans la famille Castlereagh.

Il fut décidé que le duc de Wellington, accompagné de lord Clanwilliam, prendrait la place de lord Londonderry au Congrès. Les instructions officielles se réduisaient à ceci: oublier entièrement l'Italie, ne se mêler en rien des affaires d'Espagne, négocier pour celles de l'Orient en maintenant la paix sans accroître l'influence de la Russie. Les chances étaient toujours pour M. Canning, et le portefeuille des affaires étrangères était confié par intérim à lord Bathurst, ministre des colonies.

J'assistai aux funérailles de lord Londonderry, à Westminster, le 20 août[210]. Le duc de Wellington paraissait ému; lord Liverpool était obligé de se couvrir le visage de son chapeau pour cacher ses larmes. On entendit au dehors quelques cris d'insulte et de joie lorsque le corps entra dans l'église[211]: Colbert et Louis XIV furent-ils plus respectés? Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts; les morts, au contraire, instruisent les vivants.

LETTRE DE M. DE MONTMORENCY.

«Paris, ce 17 août.

«Quoiqu'il n'y ait pas de dépêches bien importantes à confier à votre fidèle Hyacinthe, je veux cependant le faire repartir, noble vicomte, d'après votre propre désir et celui qu'il m'a exprimé, de la part de madame de Chateaubriand, de le voir promptement retourner auprès de vous. J'en profiterai pour vous adresser quelques mots plus confidentiels sur la profonde impression que nous avons reçue, comme à Londres, de cette terrible mort du marquis de Londonderry, et aussi, par la même occasion, sur une affaire à laquelle vous semblez mettre un intérêt bien exagéré et bien exclusif. Le conseil du roi en a profité et a fixé à ces jours-ci, immédiatement après la clôture qui a eu lieu ce matin même, la discussion des directions principales à arrêter, des instructions à donner, de même des personnes à choisir: la première question est de savoir si elles seront une ou plusieurs. Vous avez exprimé quelque part, ce me semble, de l'étonnement que l'on pût songer à..., non pas à vous préférer à lui, vous savez très bien qu'il ne peut pas être sur la même ligne pour nous. Si, après le plus mûr examen, nous ne croyions pas possible de mettre à profit la bonne volonté que vous nous avez montrée très franchement à cet égard, il faudrait sans doute pour nous déterminer de graves motifs que je vous communiquerais avec la même franchise: l'ajournement est plutôt favorable à votre désir, en ce sens qu'il serait tout à fait inconvenable, et pour vous et pour nous, que vous quittassiez Londres d'ici à quelques semaines et avant la décision ministérielle qui ne laisse pas d'occuper tous les cabinets. Cela frappe tellement tout le monde que quelques amis me disaient l'autre jour: Si M. de Chateaubriand était venu tout de suite à Paris, il aurait été assez contrariant pour lui d'être obligé de repartir pour Londres. Nous attendons donc cette nomination importante au retour d'Édimbourg. Le chevalier Stuart[212] disait hier que sûrement le duc de Wellington irait au Congrès; c'est ce qu'il nous importe de savoir le plus tôt possible. M. Hyde de Neuville est arrivé hier bien portant. J'ai été charmé de le voir. Je vous renouvelle, noble vicomte, tous mes inviolables sentiments.

«Montmorency.»

Cette nouvelle lettre de M. de Montmorency, mêlée de quelques phrases ironiques, me confirma pleinement qu'il ne voulait pas de moi au Congrès.

Je donnai un dîner le jour de la Saint-Louis en l'honneur de Louis XVIII, et j'allai voir Hartwell en mémoire de l'exil de ce roi; je remplissais un devoir plutôt que je ne jouissais d'un plaisir. Les infortunes royales sont maintenant si communes qu'on ne s'intéresse guère aux lieux que n'ont point habités le génie ou la vertu. Je ne vis dans le triste petit parc d'Hartwell que la fille de Louis XVI.

Enfin, je reçus tout à coup de M. de Villèle ce billet inattendu qui faisait mentir mes prévisions et mettait fin à mes incertitudes:

«27 août 1822.

«Mon cher Chateaubriand, il vient d'être arrêté qu'aussitôt que les convenances relatives au retour du roi à Londres vous le permettront, vous serez autorisé à vous rendre à Paris, pour de là pousser jusqu'à Vienne ou jusqu'à Vérone comme un des trois plénipotentiaires chargés de représenter la France au Congrès. Les deux autres seront MM. de Caraman et de la Ferronnays; ce qui n'empêche pas M. le vicomte de Montmorency de partir après-demain pour Vienne, afin d'y assister aux conférences qui pourront avoir lieu dans cette ville avant le Congrès. Il devra revenir à Paris lors du départ des souverains pour Vérone.

«Ceci pour vous seul. Je suis heureux que cette affaire ait pris la tournure que vous désiriez; de cœur tout à vous.»

D'après ce billet, je me préparai à partir.

Cette foudre qui tombe sans cesse à mes pieds me suivait partout. Avec lord Londonderry expira la vieille Angleterre, jusqu'alors se débattant au milieu des innovations croissantes. Survint M. Canning: l'amour-propre l'emporta jusqu'à parler à la tribune la langue du propagandiste. Après lui parut le duc de Wellington, conservateur qui venait démolir: quand l'arrêt des sociétés est prononcé, la main qui devait élever ne sait qu'abattre. Lord Grey[213], O'Connell[214], tous ces ouvriers en ruines, travaillèrent successivement à la chute des vieilles institutions. Réforme parlementaire, émancipation de l'Irlande, toutes choses excellentes en soi, devinrent, par l'insalubrité des temps, des causes de destruction. La peur accrut les maux: si l'on ne s'était pas si fort effrayé des menaces, on eût pu résister avec un certain succès.

Qu'avait besoin l'Angleterre de consentir à nos derniers troubles? Renfermée dans son île et dans ses inimitiés nationales, elle était à l'abri. Qu'avait besoin le cabinet de Saint-James de redouter la séparation de l'Irlande? L'Irlande n'est que la chaloupe de l'Angleterre: coupez la corde, et la chaloupe, séparée du grand navire, ira se perdre au milieu des flots. Lord Liverpool avait lui-même de tristes pressentiments. Je dînais un jour chez lui: après le repas nous causâmes à une fenêtre qui s'ouvrait sur la Tamise; on apercevait en aval de la rivière une partie de la cité dont le brouillard et la fumée élargissaient la masse. Je faisais à mon hôte l'éloge de la solidité de cette monarchie anglaise pondérée par le balancement égal de la liberté et du pouvoir. Le vénérable lord, levant et allongeant le bras, me montra de la main la cité et me dit: «Qu'y a-t-il de solide avec ces villes énormes? Une insurrection sérieuse à Londres, et tout est perdu.»

Il me semble que j'achève une course en Angleterre, comme celle que je fis autrefois sur les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage. En appelant devant moi les siècles d'Albion, en passant de renommée en renommée, en les voyant s'abîmer tour à tour, j'éprouve une espèce de douloureux vertige. Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Élisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke? Tout cela est fini; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. Quel néant sommes-nous donc, s'il en est ainsi de la partie la plus vivante de l'espèce humaine, du génie qui reste comme une ombre des vieux temps dans les générations présentes, mais qui ne vit plus par lui-même, et qui ignore s'il a jamais été!

Combien de fois l'Angleterre, dans l'espace de quelques cents ans, a-t-elle été détruite? À travers combien de révolutions n'a-t-elle point passé pour arriver au bord d'une révolution plus grande, plus profonde et qui enveloppera la postérité! J'ai vu ces fameux parlements britanniques dans toute leur puissance: que deviendront-ils? J'ai vu l'Angleterre dans ses anciennes mœurs et dans son ancienne prospérité: partout la petite église solitaire avec sa tour, le cimetière de campagne de Gray, partout des chemins étroits et sablés, des vallons remplis de vaches, des bruyères marbrées de moutons, des parcs, des châteaux, des villes: peu de grands bois, peu d'oiseaux, le vent de la mer. Ce n'étaient pas ces champs de l'Andalousie où je trouvais les vieux chrétiens et les jeunes amours parmi les débris voluptueux du palais des Mores au milieu des aloès et des palmiers.

Quid dignum memorare tuis, Hispania, terris
Vox humana valet?

«Quelle voix humaine, ô Espagne! est digne de remémorer tes rivages?[215]»

Ce n'était pas là cette Campagne romaine dont le charme irrésistible me rappelle sans cesse; ces flots et ce soleil n'étaient pas ceux qui baignent et éclaire le promontoire sur lequel Platon enseignait ses disciples, ce Sunium où j'entendis chanter le grillon demandant en vain à Minerve le foyer des prêtres de son temple; mais enfin, telle qu'elle était, cette Angleterre, entourée de ses navires, couverte de ses troupeaux et professant le culte de ses grands hommes, était charmante et redoutable.

Aujourd'hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des usines, ses chemins changés en ornières de fer; et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, se meuvent des chaudières errantes. Déjà les pépinières de la science, Oxford et Cambridge, prennent un air désert: leurs collèges et leurs chapelles gothiques, demi-abandonnés, affligent les regards; dans leurs cloîtres, auprès des pierres sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre des anciens peuples de la Grèce; ruines qui gardent les ruines.

À ces monuments, autour desquels commençait à se former le vide, je laissais la partie des jours printaniers que j'avais retrouvée; je me séparais une seconde fois de ma jeunesse, au même bord où je l'avais abandonnée autrefois: Charlotte avait tout à coup réapparu comme cet astre, la joie des ombres, qui, retardé par le cours des mois, se lèverait au milieu de la nuit. Si vous n'êtes pas trop las, cherchez dans ces Mémoires l'effet que produisit sur moi en 1822 la vision subite de cette femme. Lorsqu'elle m'avait remarqué autrefois, je ne connaissais point ces autres Anglaises dont la troupe venait de m'environner à l'heure de mon renom et de ma puissance: leurs hommages ont eu la légèreté de ma fortune. Aujourd'hui, après seize nouvelles années évanouies depuis mon ambassade de Londres, après tant de nouvelles destructions, mes regards se reportent sur la fille du pays de Desdémone et de Juliette: elle ne compte plus dans ma mémoire que du jour où sa présence inattendue ralluma le flambeau de mes souvenirs. Nouvel Épiménide, réveillé après un long sommeil, j'attache mes regards sur un phare d'autant plus radieux que les autres sont éteints sur le rivage; un seul excepté brillera longtemps après moi.

Je n'ai point achevé tout ce qui concerne Charlotte dans les pages précédentes de ces Mémoires: elle vint avec une partie de sa famille me voir en France, lorsque j'étais ministre en 1823. Par une de ces misères inexplicables de l'homme, préoccupé que j'étais d'une guerre d'où dépendait le sort de la monarchie française, quelque chose sans doute aura manqué à ma voix, puisque Charlotte, retournant en Angleterre, me laissa une lettre dans laquelle elle se montre blessée de la froideur de ma réception. Je n'ai osé ni lui écrire ni lui renvoyer des fragments littéraires qu'elle m'avait rendus et que j'avais promis de lui remettre augmentés. S'il était vrai qu'elle eût eu une raison véritable de se plaindre, je jetterais au feu ce que j'ai raconté de mon premier séjour outre-mer.

Souvent il m'est venu en pensée d'aller éclaircir mes doutes; mais pourrais-je retourner en Angleterre, moi qui suis assez faible pour n'oser visiter le rocher paternel sur lequel j'ai marqué ma tombe? J'ai peur maintenant des sensations: le temps, en m'enlevant mes jeunes années, m'a rendu semblable à ces soldats dont les membres sont restés sur le champ de bataille; mon sang, ayant un chemin moins long à parcourir se précipite dans mon cœur avec une affluence si rapide que ce vieil organe de mes plaisirs et de mes douleurs palpite comme prêt à se briser. Le désir de brûler ce qui regarde Charlotte, bien qu'elle soit traitée avec un respect religieux, se mêle chez moi à l'envie de détruire ces Mémoires: s'ils m'appartenaient encore, ou si je pouvais les racheter, je succomberais à la tentation. J'ai un tel dégoût de tout, un tel mépris pour le présent et pour l'avenir immédiat[216], une si ferme persuasion que les hommes désormais, pris ensemble comme public (et cela pour plusieurs siècles), seront pitoyables, que je rougis d'user mes derniers moments au récit des choses passées, à la peinture d'un monde fini dont on ne comprendra plus le langage et le nom.

L'homme est aussi trompé par la réussite de ses vœux que par leur désappointement: j'avais désiré, contre mon instinct naturel, aller au Congrès; profitant d'une prévention à M. de Villèle, je l'avais amené à forcer la main de M. de Montmorency. Eh bien! mon vrai penchant n'était pas pour ce que j'avais obtenu; j'aurais eu sans doute quelque dépit si l'on m'eût contraint de rester en Angleterre; mais bientôt l'idée d'aller voir madame Sutton, de faire le voyage des trois royaumes, l'eût emporté sur le mouvement d'une ambition postiche qui n'adhère point à ma nature. Dieu en ordonna autrement et je partis pour Vérone: de là le changement de ma vie, de là mon ministère, la guerre d'Espagne, mon triomphe, ma chute, bientôt suivie de celle de la monarchie.

Un des deux beaux enfants pour lesquels Charlotte m'avait prié de m'intéresser en 1822 vient de venir me voir à Paris: c'est aujourd'hui le capitaine Sutton; il est marié à une jeune femme charmante, et il m'a appris que sa mère, très malade, a passé dernièrement un hiver à Londres.

Je m'embarquai à Douvres le 8 de septembre 1822, dans le même port d'où, vingt-deux ans auparavant, M. La Sagne, le Neuchâtelois, avait fait voile. De ce premier départ, au moment où je tiens la plume, trente-neuf années sont accomplies. Lorsqu'on regarde ou qu'on écoute sa vie passée, on croit voir sur une mer déserte la trace d'un vaisseau qui a disparu; on croit entendre les glas d'une cloche dont on n'aperçoit point la vieille tour.

Ici vient se placer dans l'ordre des dates le Congrès de Vérone, que j'ai publié en deux volumes à part[217]. Si on avait par hasard envie de le relire, on peut le trouver partout. Ma guerre d'Espagne, le grand événement politique de ma vie[218], était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon après ces coups de canon de l'empire qu'entendra la dernière postérité. Enjamber d'un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées d'un conquérant avaient eu des revers, faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige? C'est pourtant ce que j'ai fait; mais par combien de malédictions ma tête a été frappée à la table de jeu où la Restauration m'avait assis! J'avais devant moi une France ennemie des Bourbons et deux grands ministres étrangers, le prince de Metternich et M. Canning. Il ne se passait pas de jour que je ne reçusse des lettres qui m'annonçaient une catastrophe, car la guerre avec l'Espagne n'était pas du tout populaire, ni en France, ni en Europe. En effet, quelque temps après mes succès dans la Péninsule, ma chute ne tarda pas à arriver.

Dans notre ardeur après la dépêche télégraphique qui annonçait la délivrance du roi d'Espagne, nous autres ministres nous courûmes au château. Là j'eus un pressentiment de ma chute: je reçus sur la tête un seau d'eau froide qui me fit rentrer dans l'humilité de mes habitudes. Le roi et Monsieur ne nous aperçurent point. Madame la duchesse d'Angoulême, éperdue du triomphe de son mari, ne distinguait personne. Cette victime immortelle écrivit sur la délivrance de Ferdinand une lettre terminée par cette exclamation sublime dans la bouche de la fille de Louis XVI: «Il est donc prouvé qu'on peut sauver un roi malheureux!»

Le dimanche, je retournai avant le conseil faire ma cour à la famille royale; l'auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant: elle ne m'adressa pas une parole. Je ne méritais pas sans doute un tel honneur. Le silence de l'orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat: le Ciel a droit aux adorations de la terre et ne doit rien à personne.

Je traînai ensuite jusqu'à la Pentecôte; pourtant mes amis n'étaient pas sans inquiétude; ils me disaient souvent: Vous serez renvoyé demain. Tout à l'heure si l'on veut, répondais-je. Le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, j'étais arrivé dans les premiers salons de Monsieur: un huissier vint me dire qu'on me demandait. C'était Hyacinthe, mon secrétaire. Il m'annonça en me voyant que je n'étais plus ministre. J'ouvris le paquet qu'il me présentait; j'y trouvai ce billet de M. de Villèle:

«Monsieur le vicomte,

«J'obéis aux ordres du roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre.

«Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand.»

Cette ordonnance était écrite de la main de M. de Rainneville[219], assez bon pour en être encore embarrassé devant moi. Eh! mon Dieu! est-ce que je connais M. de Rainneville? Est-ce que j'ai jamais songé à lui? Je le rencontre assez souvent. S'est-il jamais aperçu que je savais que l'ordonnance qui m'avait rayé de la liste des ministres était écrite de sa main[220]?

Et pourtant qu'avais-je fait? Où étaient mes intrigues et mon ambition? Avais-je désiré la place de M. de Villèle en allant seul et caché me promener au fond du bois de Boulogne? Ce fut cette vie étrange qui me perdit. J'avais la simplicité de rester tel que le ciel m'avait fait, et, parce que je n'avais envie de rien, on crut que je voulais tout. Aujourd'hui, je conçois très bien que ma vie à part était une grande faute. Comment! vous ne voulez rien être? Allez-vous-en! Nous ne voulons pas qu'un homme méprise ce que nous adorons, et qu'il se croie en droit d'insulter à la médiocrité de notre vie.

Les embarras de la richesse et les inconvénients de la misère me suivirent dans mon logement de la rue de l'Université: le jour de mon congé, j'avais au ministère un immense dîner privé; il me fallut envoyer des excuses aux convives, et faire replier dans ma petite cuisine à deux maîtres trois grands services préparés pour quarante personnes. Montmirel et ses aides se mirent à l'ouvrage, et, nichant casseroles, lèchefrites et bassines dans tous les coins, il mit son chef-d'œuvre réchauffé à l'abri. Un vieil ami vint partager mon premier repas de matelot mis à terre. La ville et la cour accoururent, car il n'y eut qu'un cri sur l'outrecuidance de mon renvoi après le service que je venais de rendre; on était persuadé que ma disgrâce serait de courte durée; on se donnait l'air de l'indépendance en consolant un malheur de quelques jours, au bout desquels on rappellerait fructueusement à l'infortuné revenu en puissance qu'on ne l'avait point abandonné.

On se trompait; on en fut pour les frais de courage: on avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m'avaient chassé: c'était mal me connaître. Je me retirai sans réclamer même le traitement qui m'était dû, sans recevoir ni une faveur ni une obole de la cour; je fermai ma porte à quiconque m'avait trahi; je refusai la foule condoléante et je pris les armes. Alors tout se dispersa; le blâme universel éclata, et ma partie, qui d'abord avait semblé belle aux salons et aux antichambres, parut effroyable.

Après mon renvoi, n'eussé-je pas mieux fait de me taire? La brutalité du procédé ne m'avait-elle pas fait revenir le public? M. de Villèle a répété que la lettre de destitution avait été retardée; par ce hasard, elle avait eu le malheur de ne m'être rendue qu'au château; peut-être en fut-il ainsi; mais, quand on joue, on doit calculer les chances de la partie; on doit surtout ne pas écrire à un ami de quelque valeur une lettre telle qu'on rougirait d'en adresser une semblable au valet coupable qu'on jetterait sur le pavé, sans convenances et sans remords. L'irritation du parti Villèle était d'autant plus grande contre moi, qu'il voulait s'approprier mon ouvrage, et que j'avais montré de l'entente dans des matières qu'on m'avait supposé ignorer.

Sans doute, avec du silence et de la modération (comme on disait), j'aurais été loué de la race en adoration perpétuelle du portefeuille; en faisant pénitence de mon innocence, j'aurais préparé ma rentrée au conseil. C'eût été mieux dans l'ordre commun; mais c'était me prendre pour l'homme que point ne suis; c'était me supposer le désir de ressaisir le timon de l'État, l'envie de faire mon chemin; désir et envie qui dans cent mille ans ne m'arriveraient pas.

L'idée que j'avais du gouvernement représentatif me conduisit à entrer dans l'opposition; l'opposition systématique me semble la seule propre à ce gouvernement; l'opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral, elle ne juge point d'un fait intellectuel. Force est de se ranger sous un chef, appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N'en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l'urne. L'opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l'occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant; opposition d'imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l'Angleterre a été saine, elle n'a jamais eu qu'une opposition systématique: on entrait et l'on sortait avec ses amis; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s'être retiré pour n'avoir pas voulu accepter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l'opposition systématique ne voulait emporter que les principes, lorsqu'elle livrait l'assaut aux hommes[221].

Ma chute fit grand bruit: ceux qui se montraient les plus satisfaits en blâmaient la forme. J'ai appris depuis que M. de Villèle hésita; M. de Corbière décida la question: «S'il rentre par une porte au conseil, dut-il dire, je sors par l'autre[222].» On me laissa sortir: il était tout simple qu'on me préférât M. de Corbière. Je ne lui en veux pas: je l'importunais, il m'a fait chasser: il a bien fait.

Le lendemain de mon renvoi et les jours suivants, on lut dans le Journal des Débats ces paroles si honorables pour MM. Bertin:

«C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve dune destitution solennelle.

«Il fut destitué en 1816, comme ministre d'État, pour avoir attaqué, dans son immortel ouvrage de la Monarchie selon la Charte, la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable de 1815. MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle.

«En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c'est par MM. de Villèle et Corbière, devenus ministres, qu'il est sacrifié. Chose singulière! en 1816, il fut puni d'avoir parlé; en 1824, on le punit de s'être tu; son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion sur la loi des rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs; l'opinion publique, juge suprême, nous apprendra dans quelle classe il faut placer M. de Chateaubriand; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été le plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu.

«Qui nous eût dit, à l'ouverture de la session, que nous gâterions ainsi tous les résultats de l'entreprise d'Espagne? Que nous fallait-il cette année? Rien que la loi sur la septennalité (mais la loi complète) et le budget. Les affaires de l'Espagne, de l'Orient et des Amériques, conduites comme elles l'étaient, prudemment et en silence, seraient éclaircies; le plus bel avenir était devant nous; on a voulu cueillir un fruit vert; il n'est pas tombé, et on a cru remédier à de la précipitation par de la violence.

«La colère et l'envie sont de mauvais conseillers; ce n'est pas avec les passions et en marchant par saccades que l'on conduit les États.

«P.-S. La loi sur la septennalité a passé, ce soir, à la Chambre des députés. On peut dire que les doctrines de M. de Chateaubriand triomphent après sa sortie du ministère. Cette loi, qu'il avait conçue depuis longtemps, comme complément de nos institutions, marquera à jamais, avec la guerre d'Espagne, son passage dans les affaires. On regrette bien vivement que M. de Corbière ait enlevé la parole, samedi, à celui qui était alors son illustre collègue. La Chambre des pairs aurait au moins entendu le chant du cygne.

«Quant à nous, c'est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l'union des royalistes; mais l'honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d'hésiter sur le parti que nous devions prendre.»

Le signal de la réaction fut ainsi donné. M. de Villèle n'en fut pas d'abord trop alarmé; il ignorait la force des opinions. Plusieurs années furent nécessaires pour l'abattre, mais enfin il tomba.

Je reçus du président du conseil une lettre qui réglait tout, et qui prouvait, à ma grande simplicité, que je n'avais rien pris de ce qui rend un homme respecté et respectable:

«Paris, 16 juin 1824.

«Monsieur le vicomte,

«Je me suis empressé de soumettre à Sa Majesté l'ordonnance par laquelle il vous est accordé décharge pleine et entière des sommes que vous avez reçues du trésor royal, pour dépenses secrètes, pendant tout le temps de votre ministère.

«Le roi a approuvé toutes les dispositions de cette ordonnance que j'ai l'honneur de vous transmettre ci-jointe en original.

«Agréez, monsieur le vicomte, etc.»

Mes amis et moi, nous expédiâmes une prompte correspondance:

M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE TALARU[223].

«Paris, 9 juin 1824.

«Je ne suis plus ministre, mon cher ami; on prétend que vous l'êtes. Quand je vous obtins l'ambassade de Madrid, je dis à plusieurs personnes qui s'en souviennent encore: «Je viens de nommer mon successeur.» Je désire avoir été prophète. C'est M. de Villèle qui a le portefeuille par intérim.

«Chateaubriand.»

M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE RAYNEVAL[224].

«Paris, 16 juin 1824.

«J'ai fini, monsieur; j'espère que vous en avez encore pour longtemps. J'ai tâché que vous n'eussiez pas à vous plaindre de moi.

«Il est possible que je me retire à Neuchâtel, en Suisse; si cela arrive, demandez pour moi d'avance à Sa Majesté prussienne sa protection et ses bontés: offrez mon hommage au comte de Bernstorff, mes amitiés à M. Ancillon, et mes compliments à tous vos secrétaires. Vous, monsieur, je vous prie de croire à mon dévouement et à mon attachement très sincère.

«Chateaubriand.»

M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE CARAMAN[225].

«Paris, 22 juin 1824.

«J'ai reçu, monsieur le marquis, vos lettres du 11 de ce mois. D'autres que moi vous apprendront la route que vous aurez à suivre désormais; si elle est conforme à ce que vous avez entendu, elle vous mènera loin. Il est probable que ma destitution fera grand plaisir à M. de Metternich pendant une quinzaine de jours.

«Recevez, monsieur le marquis, mes adieux et la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération.

«Chateaubriand.»

M. DE CHATEAUBRIAND À M. HYDE DE NEUVILLE[226].

«Paris, le 22 juin 1824.

«Vous aurez sans doute appris ma destitution. Il ne me reste qu'à vous dire combien j'étais heureux d'avoir avec vous des relations que l'on vient de briser. Continuez, monsieur et ancien ami, à rendre des services à votre pays, mais ne comptez pas trop sur la reconnaissance, et ne croyez pas que vos succès soient une raison pour vous maintenir au poste où vous vous faites tant d'honneur.

«Je vous souhaite, monsieur, tout le bonheur que vous méritez, et je vous embrasse.

«P.-S.—Je reçois à l'instant votre lettre du 5 de ce mois, où vous m'apprenez l'arrivée de M. de Mérona. Je vous remercie de votre bonne amitié; soyez sûr que je n'ai cherché que cela dans vos lettres.

«Chateaubriand[227]

M. DE CHATEAUBRIAND À M. LE COMTE DE SERRE[228].

«Paris, le 23 juin 1824.

«Ma destitution vous aura prouvé, monsieur le comte, mon impuissance à vous servir; il ne me reste qu'à faire des souhaits pour vous voir où vos talents vous appellent. Je me retire, heureux d'avoir contribué à rendre à la France son indépendance militaire et politique, et d'avoir introduit la septennalité dans son système électoral; elle n'est pas telle que je l'aurais voulue; le changement d'âge en était une conséquence nécessaire; mais enfin le principe est posé; le temps fera le reste, si toutefois il ne défait pas. J'ose me flatter, monsieur le comte, que vous n'avez pas eu à vous plaindre de nos relations; et moi je me féliciterai toujours d'avoir rencontré dans les affaires un homme de votre mérite.

«Recevez, avec mes adieux, etc.

«Chateaubriand.»

M. DE CHATEAUBRIAND À M. DE LA FERRONNAYS[229].

«Paris, le 24 juin 1824.

«Si par hasard vous étiez encore à Saint-Pétersbourg, monsieur le comte, je ne veux pas terminer notre correspondance sans vous dire toute l'estime et toute l'amitié que vous m'avez inspirées: portez-vous bien; soyez plus heureux que moi, et croyez que vous me retrouverez dans toutes les circonstances de la vie. J'écris un mot à l'empereur.

«Chateaubriand[230]

La réponse à cet adieu m'arriva dans les premiers jours d'août. M. de La Ferronnays avait consenti aux fonctions d'ambassadeur sous mon ministère; plus tard je devins à mon tour ambassadeur sous le ministère de M. de La Ferronnays: ni l'un ni l'autre n'avons cru monter ou descendre. Compatriotes et amis, nous nous sommes rendu mutuellement justice. M. de La Ferronnays a supporté les plus rudes épreuves sans se plaindre; il est resté fidèle à ses souffrances et à sa noble pauvreté. Après ma chute, il a agi pour moi à Pétersbourg comme j'aurais agi pour lui: un honnête homme est toujours sûr d'être compris d'un honnête homme. Je suis heureux de produire ce touchant témoignage du courage, de la loyauté et de l'élévation d'âme de M. de La Ferronnays. Au moment où je reçus ce billet, il me fut une compensation très supérieure aux faveurs capricieuses et banales de la fortune. Ici seulement, pour la première fois, je crois devoir violer le secret honorable que me recommandait l'amitié.

M. DE LA FERRONNAYS À M. DE CHATEAUBRIAND.

«Saint-Pétersbourg, le 4 juillet 1824.

«Le courrier russe arrivé avant-hier m'a remis votre petite lettre du 16; elle devient pour moi une des plus précieuses de toutes celles que j'ai eu le bonheur de recevoir de vous; je la conserve comme un titre dont je m'honore, et j'ai la ferme espérance et l'intime conviction que bientôt je pourrai vous le présenter dans des circonstances moins tristes. J'imiterai, monsieur le vicomte, l'exemple que vous me donnez, et ne me permettrai aucune réflexion sur l'événement qui vient de rompre d'une manière si brusque et si peu attendue les rapports que le service établissait entre vous et moi; la nature même de ces rapports, la confiance dont vous m'honoriez, enfin des considérations bien plus graves, puisqu'elles ne sont pas exclusivement personnelles, vous expliqueront assez les motifs et toute l'étendue de mes regrets. Ce qui vient de se passer reste encore pour moi entièrement inexplicable; j'en ignore absolument les causes, mais j'en vois les effets; ils étaient si faciles, si naturels à prévoir, que je suis étonné que l'on ait si peu craint de les braver. Je connais trop cependant la noblesse des sentiments qui vous animent, et la pureté de votre patriotisme, pour n'être pas bien sûr que vous approuverez la conduite que j'ai cru devoir suivre dans cette circonstance; elle m'était commandée par mon devoir, par mon amour pour mon pays, et même par l'intérêt de votre gloire; et vous êtes trop Français pour accepter, dans la situation où vous vous trouvez, la protection et l'appui des étrangers. Vous avez pour jamais acquis la confiance et l'estime de l'Europe; mais c'est la France que vous servez, c'est à elle seule que vous appartenez; elle peut être injuste; mais ni vous ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l'on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères. J'ai donc fait taire toute espèce de sentiments et de considérations particulières devant l'intérêt général; j'ai prévenu des démarches dont le premier effet devait être de susciter parmi nous des divisions dangereuses, et de porter atteinte à la dignité du trône. C'est le dernier service que j'aie rendu ici avant mon départ; vous seul, monsieur le vicomte, en aurez la connaissance; la confidence vous en était due, et je connais trop la noblesse de votre caractère pour n'être pas bien sûr que vous me garderez le secret, et que vous trouverez ma conduite, dans cette circonstance, conforme aux sentiments que vous avez le droit d'exiger de ceux que vous honorez de votre estime et de votre amitié.

«Adieu, monsieur le vicomte: si les rapports que j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous ont pu vous donner une idée juste de mon caractère, vous devez savoir que ce ne sont point les changements de situation qui peuvent influencer mes sentiments, et vous ne douterez jamais de l'attachement et du dévouement de celui qui, dans les circonstances actuelles, s'estime le plus heureux des hommes d'être placé par l'opinion au nombre de vos amis.

«La Ferronnays.»

«MM. de Fontenay et de Pontcarré sentent vivement le prix du souvenir que vous voulez bien leur conserver: témoins, ainsi que moi, de l'accroissement de considération que la France avait acquis depuis votre entrée au ministère, il est tout simple qu'ils partagent mes sentiments et mes regrets.»

Je commençai le combat de ma nouvelle opposition immédiatement après ma chute; mais il fut interrompu par la mort de Louis XVIII, et il ne reprit vivement qu'après le sacre de Charles X. Au mois de juillet, je rejoignis à Neuchâtel madame de Chateaubriand qui était allée m'y attendre. Elle avait loué une cabane au bord du lac. La chaîne des Alpes se déroulait nord et sud à une grande distance devant nous; nous étions adossés contre le Jura dont les flancs noircis de pins montaient à pic sur nos têtes. Le lac était désert; une galerie de bois me servait de promenoir. Je me souvenais de milord Maréchal[231]. Quand je montais au sommet du Jura, j'apercevais le lac de Bienne aux brises et aux flots de qui J.-J. Rousseau doit une de ses plus heureuses inspirations. Madame de Chateaubriand alla visiter Fribourg et une maison de campagne que l'on nous avait dit charmante, et qu'elle trouva glacée, quoiqu'elle fût surnommée la Petite Provence. Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l'eau du lac, était toute ma distraction. Une vieille femme tranquille, qui tricotait toujours, faisait, sans bouger de sa chaise, notre festin dans une huguenote[232]. Je n'avais pas perdu l'habitude du repas du rat des champs.

Neuchâtel avait eu ses beaux jours; il avait appartenu à la duchesse de Longueville; J.-J. Rousseau s'était promené en habit d'Arménien sur ses monts, et madame de Charrière[233], si délicatement observée par M. de Sainte-Beuve, en avait décrit la société dans les Lettres Neuchâteloises: mais Juliane, mademoiselle de La Prise, Henri Meyer[234], n'étaient plus là; je n'y voyais que le pauvre Fauche-Borel[235], de l'ancienne émigration: il se jeta bientôt après par sa fenêtre. Les jardins peignés de M. Pourtalès[236] ne me charmaient pas plus qu'un rocher anglais élevé de main d'homme dans une vigne voisine en regard du Jura. Berthier, dernier prince de Neuchâtel[237], de par Bonaparte, était oublié malgré son petit Simplon du Val-de-Travers, et quoiqu'il se fût brisé le crâne de la même façon que Fauche-Borel.

La maladie du roi me rappela à Paris. Le roi mourut le 16 septembre[238], quatre mois à peine après ma destitution. Ma brochure ayant pour titre: Le roi est mort: vive le roi! dans laquelle je saluais le nouveau souverain[239], opéra pour Charles X ce que ma brochure De Bonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. J'allai chercher madame de Chateaubriand à Neuchâtel, et nous vînmes à Paris loger rue du Regard. Charles X popularisa l'ouverture de son règne par l'abolition de la censure; le sacre eut lieu au printemps de 1825. «Jà commençoient les abeilles à bourdonner, les oiseaux à rossignoler et les agneaux à sauteler.»

Je trouve parmi mes papiers les pages suivantes écrites à Reims:

«Reims, 26 mai 1825.

«Le roi arrive après-demain: il sera sacré dimanche 29; je lui verrai mettre sur la tête une couronne à laquelle personne ne pensait en 1814 quand j'élevai la voix. J'ai contribué à lui ouvrir les portes de la France; je lui ai donné des défenseurs, en conduisant à bien l'affaire d'Espagne; j'ai fait adopter la Charte, et j'ai su retrouver une armée, les deux seules choses avec lesquelles le roi puisse régner au dedans et au dehors: quel rôle m'est réservé au sacre? celui d'un proscrit. Je viens recevoir dans la foule un cordon prodigué, que je ne tiens pas même de Charles X. Les gens que j'ai servis et placés me tournent le dos. Le roi tiendra mes mains dans les siennes; il me verra à ses pieds sans être ému, quand je prêterai mon serment, comme il me voit sans intérêt recommencer mes misères. Cela me fait-il quelque chose? Non. Délivré de l'obligation d'aller aux Tuileries, l'indépendance compense tout pour moi.

«J'écris cette page de mes Mémoires dans la chambre où je suis oublié au milieu du bruit. J'ai visité ce matin Saint-Rémi et la cathédrale décorée de papier peint. Je n'aurai eu une idée claire de ce dernier édifice que par les décorations de la Jeanne d'Arc de Schiller, jouée devant moi à Berlin: des machines d'opéra m'ont fait voir au bord de la Sprée ce que des machines d'opéra me cachent au bord de la Vesle: du reste, j'ai pris mon divertissement parmi les vieilles races, depuis Clovis avec ses Francs et son pigeon descendu du ciel, jusqu'à Charles VII, avec Jeanne d'Arc.

Je suis venu de mon pays
Pas plus haut qu'une botte,
Avecque mi, avecque mi,
Avecque ma marmotte.

«Un petit sou, monsieur, s'il vous plaît!

«Voilà ce que m'a chanté, au retour de ma course, un petit Savoyard arrivé tout juste à Reims. «Et qu'es-tu venu faire ici? lui ai-je dit.—Je suis venu au sacre, monsieur.—Avec ta marmotte?—Oui monsieur, avecque mi, avecque mi, avecque ma marmotte, m'a-t-il répondu en dansant et en tournant—Eh bien, c'est comme moi, mon garçon.»

«Cela n'était pas exact: j'étais venu au sacre sans marmotte, et une marmotte est une grande ressource; je n'avais dans mon coffret que quelque vieille songerie qui ne m'aurait pas fait donner un petit sou par le passant pour la voir grimper autour d'un bâton.

«Louis XVII et Louis XVIII n'ont point été sacrés; le sacre de Charles X vient immédiatement après celui de Louis XVI. Charles X assista au couronnement de son frère; il représentait le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Sous quels heureux auspices Louis XVI ne montait-il pas au trône? Comme il était populaire en succédant à Louis XV! Et pourtant, qu'est-il devenu? Le sacre actuel sera la représentation d'un sacre, non un sacre: nous verrons le maréchal Moncey, acteur au sacre de Napoléon; ce maréchal qui jadis célébra dans son armée la mort du tyran Louis XVI, nous le verrons brandir l'épée royale à Reims, en qualité de comte de Flandre ou de duc d'Aquitaine. À qui cette parade pourrait-elle faire illusion? Je n'aurais voulu aujourd'hui aucune pompe: le roi à cheval, l'église nue, ornée seulement de ses vieilles voûtes et de ses vieux tombeaux; les deux Chambres présentes, le serment de fidélité à la Charte prononcé à haute voix sur l'Évangile. C'était ici le renouvellement de la monarchie; on la pouvait recommencer avec la liberté et la religion: malheureusement on aimait peu la liberté; encore si l'on avait eu du moins le goût de la gloire!

Ah! que diront là-bas, sous les tombes poudreuses,
De tant de vaillants rois les ombres généreuses?
Que diront Pharamond, Clodion et Clovis,
Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Louis.
Qui, de leur propre sang, à tous périls de guerre
Ont acquis à leurs fils une si belle terre?

«Enfin le sacre nouveau, où le pape est venu oindre un homme aussi grand que le chef de la seconde race, n'a-t-il pas, en changeant les têtes, détruit l'effet de l'antique cérémonie de notre histoire? Le peuple a été amené à penser qu'un rite pieux ne dédiait personne au trône, ou rendait indifférent le choix du front auquel s'appliquait l'huile sainte. Les figurants à Notre-Dame de Paris, jouant pareillement dans la cathédrale de Reims, ne seront plus que les personnages obligés d'une scène devenue vulgaire: l'avantage demeurera à Napoléon qui envoie ses comparses à Charles X. La figure de l'Empereur domine tout désormais. Elle apparaît au fond des événements et des idées: les feuillets des bas temps où nous sommes arrivés se recroquevillent aux regards de ses aigles.»

«Reims, samedi[240], veille du sacre.

«J'ai vu entrer le roi; j'ai vu passer les carrosses dorés du monarque qui naguère n'avait pas une monture; j'ai vu rouler ces voitures pleines de courtisans qui n'ont pas su défendre leur maître. Cette tourbe est allée à l'église chanter le Te Deum, et moi je suis allé voir une ruine romaine et me promener seul dans un bois d'ormeaux appelé le bois d'Amour. J'entendais de loin la jubilation des cloches, je regardais les tours de la cathédrale, témoins séculaires de cette cérémonie toujours la même et pourtant si diverse par l'histoire, les temps, les idées, les mœurs, les usages et les coutumes. La monarchie a péri, et la cathédrale a, pendant quelques années, été changée en écurie. Charles X, qui la revoit aujourd'hui, se souvient-il qu'il a vu Louis XVI recevoir l'onction aux mêmes lieux où il va la recevoir à son tour? Croira-t-il qu'un sacre mette à l'abri du malheur? Il n'y a plus de main assez vertueuse pour guérir les écrouelles, plus de sainte ampoule assez salutaire pour rendre les rois inviolables[241]

J'écrivis à la hâte ce qu'on vient de lire sur les pages demi-blanches d'une brochure ayant pour titre: Le Sacre; par Barnage de Reims, avocat, et sur une lettre imprimée du grand référendaire, M. de Sémonville, disant: «Le grand référendaire a l'honneur d'informer sa seigneurie, monsieur le vicomte de Chateaubriand, que des places dans le sanctuaire de la cathédrale de Reims sont destinées et réservées pour ceux de MM. les pairs qui voudront assister le lendemain du sacre et couronnement de Sa Majesté à la cérémonie de la réception du chef et souverain grand maître des ordres du Saint-Esprit et de Saint-Michel et de la réception de MM. les chevaliers et commandeurs.»

Charles X avait eu pourtant l'intention de me réconcilier. L'archevêque de Paris lui parlant à Reims des hommes dans l'opposition, le roi avait dit: «Ceux qui ne veulent pas de moi, je les laisse.» L'archevêque reprit: «Mais, sire, M. de Chateaubriand?—Oh! celui-là, je le regrette.» L'archevêque demanda au roi s'il me le pouvait dire: le roi hésita, fit deux ou trois tours dans la chambre et répondit: «Eh bien, oui, dites-le-lui,» et l'archevêque oublia de m'en parler.

À la cérémonie des chevaliers des ordres, je me trouvai à genoux aux pieds du roi, dans le moment que M. de Villèle prêtait son serment. J'échangeai deux ou trois mots de politesse avec mon compagnon de chevalerie, à propos de quelque plume détachée de mon chapeau. Nous quittâmes les genoux du prince et tout fut fini. Le roi, ayant eu de la peine à ôter ses gants pour prendre mes mains dans les siennes, m'avait dit en riant: «Chat ganté ne prend point de souris.» On avait cru qu'il m'avait parlé longtemps, et le bruit de ma faveur renaissante s'était répandu. Il est probable que Charles X, s'imaginant que l'archevêque m'avait entretenu de sa bonne volonté, attendait de moi un mot de remercîment et qu'il fut choqué de mon silence.

Ainsi j'ai assisté au dernier sacre des successeurs de Clovis; je l'avais déterminé par les pages où j'avais sollicité le sacre[242], et dépeint dans ma brochure Le roi est mort: vive le roi! Ce n'est pas que j'eusse la moindre foi à la cérémonie; mais, comme tout manquait à la légitimité, il fallait pour la soutenir user de tout, vaille que vaille. Je rappelais cette définition d'Adalbéron[243]: «Le couronnement d'un roi de France est un intérêt public, non une affaire particulière: publica sunt hæc negotia, non privata;» je citais l'admirable prière réservée pour le sacre: «Dieu, qui par tes vertus conseilles tes peuples, donne à celui-ci, ton serviteur, l'esprit de ta sapience! Qu'en ces jours naisse à tous équité et justice: aux amis secours, aux ennemis obstacle, aux affligés consolation, aux élevés correction, aux riches enseignement, aux indigents pitié, aux pèlerins hospitalité, aux pauvres sujets paix et sûreté en la patrie! Qu'il apprenne (le roi) à se commander soi-même, à modérément gouverner un chacun selon son état, afin, ô Seigneur! qu'il puisse donner à tout le peuple exemple de vie à toi agréable.»

Avant d'avoir rapporté dans ma brochure, Le roi est mort: vive le roi! cette prière conservée par Du Tillet, je m'étais écrié: «Supplions humblement Charles X d'imiter ses aïeux: trente-deux souverains de la troisième race ont reçu l'onction royale.»

Tous mes devoirs étant remplis, je quittai Reims et je pus dire comme Jeanne d'Arc: «Ma mission est finie.»[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE X[244]

Je réunis autour de moi mes anciens adversaires. — Mon public est changé. — Extrait de ma polémique après ma chute. — Séjour à Lausanne. — Retour à Paris. — Les Jésuites. — Lettre de M. de Montlosier et ma réponse. — Suite de ma polémique. — Lettre du général Sébastiani. — Mort du général Foy. — La loi de Justice et d'Amour. — Lettre de M. Étienne. — Lettre de M. Benjamin Constant. — J'atteins au plus haut point de mon importance politique. — Article sur la fête du roi. — Retrait de la loi sur la police de la presse. — Paris illuminé. — Billet de M. Michaud. — Irritation de M. de Villèle. — Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ de Mars. — Je lui écris: ma lettre. — La revue. — Licenciement de la garde nationale. — La Chambre élective est dissoute. — La nouvelle Chambre. — Refus de concours. — Chute du ministère Villèle. — Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome. — Examen d'un reproche.

Paris avait vu ses dernières fêtes: l'époque d'indulgence, de réconciliation, de faveur, était passée: la triste vérité restait seule devant nous.

Lorsque, en 1820, la censure mit fin au Conservateur, je ne m'attendais guère à recommencer quatre ans après la même polémique sous une autre forme et par le moyen d'une autre presse. Les hommes qui combattaient avec moi dans le Conservateur réclamaient comme moi la liberté de penser et d'écrire; ils étaient dans l'opposition comme moi, dans la disgrâce comme moi, et ils se disaient mes amis. Arrivés au pouvoir en 1820, encore plus par mes travaux que par les leurs, ils se tournèrent contre la liberté de la presse: de persécutés ils devinrent persécuteurs; ils cessèrent d'être et de se dire mes amis; ils soutinrent que la licence de la presse n'avait commencé que le 6 de juin 1824, jour de mon renvoi du ministère; leur mémoire était courte: s'ils avaient relu les opinions qu'ils prononcèrent, les articles qu'ils écrivirent contre un autre ministère et pour la liberté de la presse, ils auraient été obligés de convenir qu'ils étaient au moins en 1818 ou 1819 les sous-chefs de la licence.

D'un autre côté, mes anciens adversaires se rapprochèrent de moi. J'essayai de rattacher les partisans de l'indépendance à la royauté légitime, avec plus de fruit que je ne ralliai à la Charte les serviteurs du trône et de l'autel. Mon public avait changé. J'étais obligé d'avertir le gouvernement des dangers de l'absolutisme, après l'avoir prémuni contre l'entraînement populaire. Accoutumé à respecter mes lecteurs, je ne leur livrais pas une ligne que je ne l'eusse écrite avec tout le soin dont j'étais capable: tel de ces opuscules d'un jour m'a coûté plus de peine, proportion gardée, que les plus longs ouvrages sortis de ma plume. Ma vie était incroyablement remplie. L'honneur et mon pays me rappelèrent sur le champ de bataille. J'étais arrivé à l'âge où les hommes ont besoin de repos; mais si j'avais jugé de mes années par la haine toujours croissante que m'inspiraient l'oppression et la bassesse, j'aurais pu me croire rajeuni.

Je réunis autour de moi une société d'écrivains pour donner de l'ensemble à mes combats. Il y avait parmi eux des pairs, des députés, des magistrats, de jeunes auteurs commençant leur carrière. Arrivèrent chez moi MM. de Montalivet[245], Salvandy[246], Duvergier de Hauranne[247], bien d'autres qui furent mes écoliers et qui débitent aujourd'hui, comme choses nouvelles sur la monarchie représentative, des choses que je leur ai apprises et qui sont à toutes les pages de mes écrits. M. de Montalivet est devenu ministre de l'intérieur et favori de Philippe; les hommes qui aiment à suivre les variations d'une destinée trouveront ce billet assez curieux:

«Monsieur le vicomte,

«J'ai l'honneur de vous envoyer le relevé des erreurs que j'avais trouvées dans le tableau de jugements en Cour royale qui vous a été communiqué. Je les ai vérifiées encore, et je crois pouvoir répondre de l'exactitude de la liste ci-jointe.

«Daignez, monsieur le vicomte, agréer l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

«Votre bien dévoué collègue et sincère admirateur,

«Montalivet.»

Cela n'a pas empêché mon respectueux collègue et sincère admirateur, M. le comte de Montalivet, en son temps si grand partisan de la liberté de la presse, de m'avoir fait entrer comme fauteur de cette liberté dans la geôle de M. Gisquet[248].

De ma nouvelle polémique qui dura cinq ans[249], mais qui finit par triompher, un abrégé fera connaître la force des idées contre les faits appuyés même du pouvoir. Je fus renversé le 6 juin 1824; le 21 j'étais descendu dans l'arène; j'y restai jusqu'au 18 décembre 1826[250]: j'y entrai seul, dépouillé et nu, et j'en sortis victorieux. C'est de l'histoire que je fais ici en faisant l'extrait des arguments que j'employai.

EXTRAIT DE MA POLÉMIQUE APRÈS MA CHUTE.

«Nous avons eu le courage et l'honneur de faire une guerre dangereuse en présence de la liberté de la presse, et c'était la première fois que ce noble spectacle était donné à la monarchie. Nous nous sommes vite repentis de notre loyauté. Nous avions bravé les journaux lorsqu'ils ne pouvaient nuire qu'au succès de nos soldats et de nos capitaines; il a fallu les asservir lorsqu'ils ont osé parler des commis et des ministres.....

«Si ceux qui administrent l'État semblent complètement ignorer le génie de la France dans les choses sérieuses, ils n'y sont pas moins étrangers dans ces choses de grâces et d'ornements qui se mêlent, pour l'embellir, à la vie des nations civilisées.

«Les largesses que le gouvernement légitime répand sur les arts surpassent les secours que leur accordait le gouvernement usurpateur; mais comment sont-elles départies? Voués à l'oubli par nature et par goût, les dispensateurs de ces largesses paraissent avoir de l'antipathie pour la renommée; leur obscurité est si invincible, qu'en approchant des lumières ils les font pâlir; on dirait qu'ils versent l'argent sur les arts pour les éteindre, comme sur nos libertés pour les étouffer[251]...

«Encore si la machine étroite dans laquelle on met la France à la gêne ressemblait à ces modèles achevés que l'on examine à la loupe dans le cabinet des amateurs, la délicatesse de cette curiosité pourrait intéresser un moment; mais point: c'est une petite chose mal faite.

«Nous avons dit que le système suivi aujourd'hui par l'administration blesse le génie de la France: nous allons essayer de prouver qu'il méconnaît également l'esprit de nos institutions.

«La monarchie s'est rétablie sans efforts en France, parce qu'elle est forte de toute notre histoire, parce que la couronne est portée par une famille qui a presque vu naître la nation, qui l'a formée, civilisée, qui lui a donné toutes ses libertés, qui l'a rendue immortelle; mais le temps a réduit cette monarchie à ce qu'elle a de réel. L'âge des fictions est passé en politique: on ne peut plus avoir un gouvernement d'adoration, de culte et de mystère: chacun connaît ses droits; rien n'est possible hors des limites de la raison; et jusqu'à la faveur, dernière illusion des monarchies absolues, tout est pesé, tout est apprécié aujourd'hui.

«Ne nous y trompons pas; une nouvelle ère commence pour les nations; sera-t-elle plus heureuse? La Providence le sait. Quant à nous, il ne nous est donné que de nous préparer aux événements de l'avenir. Ne nous figurons pas que nous puissions rétrograder: il n'y a de salut pour nous que dans la Charte.

«La monarchie constitutionnelle n'est point née parmi nous d'un système écrit, bien qu'elle ait un Code imprimé; elle est fille du temps et des événements, comme l'ancienne monarchie de nos pères.

«Pourquoi la liberté ne se maintiendrait-elle pas dans l'édifice élevé par le despotisme et où il a laissé des traces? La victoire, pour ainsi dire encore parée des trois couleurs, s'est réfugiée dans la tente du duc d'Angoulême; la légitimité habite le Louvre, bien qu'on y voie encore des aigles.

«Dans une monarchie constitutionnelle, on respecte les libertés publiques; on les considère comme le sauvegarde du monarque, du peuple et des lois.

«Nous entendons autrement le gouvernement représentatif. On forme une compagnie (on dit même deux compagnies rivales, car il faut de la concurrence) pour corrompre des journaux à prix d'argent. On ne craint pas de soutenir des procès scandaleux contre des propriétaires qui n'ont pas voulu se vendre; on voudrait les forcer à subir le mépris par arrêt des tribunaux. Les hommes d'honneur répugnant au métier, on enrôle, pour soutenir un ministère royaliste, des libellistes qui ont poursuivi la famille royale de leurs calomnies. On recrute tout ce qui a servi dans l'ancienne police et dans l'antichambre impériale; comme chez nos voisins, lorsqu'on veut se procurer des matelots, on fait la presse dans les tavernes et les lieux suspects. Ces chiourmes d'écrivains libres sont embarquées dans cinq ou six journaux achetés, et ce qu'ils disent s'appelle l'opinion publique chez les ministres[252]

Voilà, très en abrégé, et peut-être encore trop longuement, un spécimen de ma polémique dans mes brochures et dans le Journal des Débats: on y retrouve tous les principes que l'on proclame aujourd'hui.

Lorsqu'on me chassa du ministère, on ne me rendit point ma pension de ministre d'État; je ne la réclamai point; mais M. de Villèle, sur une observation du roi, s'avise de me faire expédier un nouveau brevet de cette pension par M. de Peyronnet. Je la refusai. Ou j'avais droit à mon ancienne pension, ou je n'y avais pas droit: dans le premier cas, je n'avais pas besoin d'un nouveau brevet; dans le second, je ne voulais pas devenir le pensionnaire du président du conseil.

Les Hellènes secouèrent le joug: il se forma à Paris un comité grec dont je fis partie. Le comité s'assemblait chez M. Ternaux[253], place des Victoires. Les sociétaires arrivaient successivement au lieu des délibérations. M. le général Sébastiani déclarait, lorsqu'il était assis, que c'était une grosse affaire; il la rendait longue: cela déplaisait à notre positif président, M. Ternaux, qui voulait bien faire un châle pour Aspasie, mais qui n'aurait pas perdu son temps avec elle. Les dépêches de M. Fabvier[254] faisaient souffrir le comité; il nous grognait fort; il nous rendait responsables de ce qui n'allait pas selon ses vues, nous qui n'avions pas gagné la bataille de Marathon. Je me dévouai à la liberté de la Grèce: il me semblait remplir un devoir filial envers une mère. J'écrivis une Note; je m'adressai aux successeurs de l'empereur de Russie, comme je m'étais adressé à lui-même à Vérone. La Note a été imprimée et puis réimprimée à la tête de l'Itinéraire[255].

Je travaillais dans le même sens à la Chambre des pairs[256], pour mettre en mouvement un corps politique. Ce billet de M. Molé fait voir les obstacles que je rencontrais et les moyens détournés que j'étais obligé de prendre:

«Vous nous trouverez tous demain à l'ouverture, prêts à voler sur vos traces. Je vais écrire à Lainé si je ne le trouve pas. Il ne faut lui laisser prévoir que des phrases sur les Grecs; mais prenez garde qu'on ne vous oppose les limites de tout amendement, et que, le règlement à la main, on ne vous repousse. Peut-être on vous dira de déposer votre proposition sur le bureau: vous pourriez le faire alors subsidiairement, et après avoir dit tout ce que vous avez à dire. Pasquier vient d'être assez malade, et je crains qu'il ne soit pas encore sur pied demain. Quant au scrutin, nous l'aurons. Ce qui vaut mieux que tout cela, c'est l'arrangement que vous avez fait avec vos libraires. Il est beau de retrouver par son talent tout ce que l'injustice et l'ingratitude des hommes nous avaient ôté.

«À vous pour la vie,

«Molé.»

La Grèce est devenue libre du joug de l'islamisme; mais, au lieu d'une république fédérative, comme je le désirais, une monarchie bavaroise s'est établie à Athènes. Or, comme les rois n'ont pas de mémoire, moi qui avais quelque peu servi la cause des Argiens, je n'ai plus entendu parler d'eux que dans Homère. La Grèce délivrée ne m'a pas dit: «Je vous remercie.» Elle ignore mon nom autant et plus qu'au jour où je pleurais sur ses débris en traversant ses déserts.

L'Hellénie non encore royale avait été plus reconnaissante. Parmi quelques enfants que le comité faisait élever se trouvait le jeune Canaris: son père, digne des marins de Mycale, lui écrivit un billet que l'enfant traduisit en français sur le papier blanc qui restait au bas du billet. Voici cette traduction:

«Mon cher enfant,

«Aucun des Grecs n'a eu le même bonheur que toi: celui d'être choisi par la société bienfaisante qui s'intéresse à nous pour apprendre les devoirs de l'homme. Moi, je t'ai fait naître; mais ces personnes recommandables te donneront une éducation qui rend véritablement homme. Sois bien docile aux conseils de ces nouveaux pères, si tu veux faire la consolation de celui qui t'a donné le jour. Porte-toi bien.

«Ton père,

«C. Canaris.

«De Napoli de Romanie, le 5 septembre 1825.»

J'ai conservé le double texte comme la récompense du comité grec.

La Grèce républicaine avait témoigné ses regrets particuliers lorsque je sortis du ministère. Mme Récamier m'avait écrit de Naples le 29 octobre 1824:

«Je reçois une lettre de la Grèce qui a fait un long détour avant de m'arriver. J'y trouve quelques lignes sur vous que je veux vous faire connaître; les voici:

«L'ordonnance du 6 juin nous est parvenue, elle a produit sur nos chefs la plus vive sensation. Leurs espérances les plus fondées étant dans la générosité de la France, ils se demandent avec inquiétude ce que présage l'éloignement d'un homme dont le caractère leur promettait un appui.»

«Ou je me trompe ou cet hommage doit vous plaire. Je joins ici la lettre: la première page ne concernait que moi.»

On lira bientôt la vie de Mme Récamier: on saura s'il m'était doux de recevoir un souvenir de la patrie des Muses par une femme qui l'eût embellie.

Quant au billet de M. Molé donné plus haut, il fait allusion au marché que j'avais conclu relativement à la publication de mes Œuvres complètes. Cet arrangement aurait dû, en effet, assurer la paix de ma vie; il a néanmoins tourné mal pour moi, bien qu'il ait été heureux pour les éditeurs auxquels M. Ladvocat, après sa faillite, a laissé mes Œuvres. En fait de Plutus ou de Pluton (les mythologistes les confondent), je suis comme Alceste, je vois toujours la barque fatale; ainsi que William Pitt, et c'est mon excuse, je suis un panier percé; mais je ne fais pas moi-même le trou au panier[257].

À la fin de la Préface générale de mes Œuvres, 1826, 1er volume, j'apostrophe ainsi la France:

«Ô France! mon cher pays et mon premier amour, un de vos fils, au bout de sa carrière, rassemble sous vos yeux les titres qu'il peut avoir à votre bienveillance. S'il ne peut plus rien pour vous, vous pouvez tout pour lui, en déclarant que son attachement à votre religion, à votre roi, à vos libertés, vous fut agréable. Illustre et belle patrie, je n'aurais désiré un peu de gloire que pour augmenter la tienne.»

Mme de Chateaubriand, étant malade, fit un voyage dans le midi de la France, ne s'en trouva pas bien, revint à Lyon, où le docteur Prunelle la condamna. Je l'allai rejoindre; je la conduisis à Lausanne, où elle fit mentir M. Prunelle. Je demeurai à Lausanne tour à tour chez M. de Sivry et chez Mme de Cottens, femme affectueuse, spirituelle et infortunée. Je vis Mme de Montolieu[258]: elle demeurait retirée sur une haute colline; elle mourait dans les illusions du roman, comme Mme de Genlis, sa contemporaine. Gibbon avait composé à ma porte son Histoire de l'empire romain: «C'est au milieu des débris du Capitole, écrit-il à Lausanne, le 27 juin 1787, que j'ai formé le projet d'un ouvrage qui a occupé et amusé près de vingt années de ma vie.» Mme de Staël avait paru avec Mme Récamier à Lausanne. Toute l'émigration, tout un monde fini s'était arrêté quelques moments dans cette cité riante et triste, espèce de fausse ville de Grenade. Mme de Duras en a retracé le souvenir dans ses Mémoires et ce billet m'y vint apprendre la nouvelle perte à laquelle j'étais condamné:

«Bex, 13 juillet 1826.

«C'en est fait, monsieur, votre amie[259] n'existe plus; elle a rendu son âme à Dieu, sans agonie, ce matin à onze heures moins un quart. Elle s'était encore promenée en voiture hier au soir. Rien n'annonçait une fin aussi prochaine; que dis-je, nous ne pensions pas que sa maladie dût se terminer ainsi. M. de Custine[260], à qui la douleur ne permet pas de vous écrire lui-même, avait encore été hier matin sur une des montagnes qui environnent Bex, pour faire venir tous les matins du lait des montagnes pour la chère malade.

«Je suis trop accablé de douleur pour pouvoir entrer dans de plus longs détails. Nous nous disposons pour retourner en France avec les restes précieux de la meilleure des mères et des amies. Enguerrand[261] reposera entre ses deux mères.

«Nous passerons par Lausanne, où M. de Custine ira vous chercher aussitôt notre arrivée.

«Recevez, monsieur, l'assurance de l'attachement respectueux avec lequel je suis, etc.

«Berstœcher.[262]»

Cherchez plus haut et plus bas ce que j'ai eu le bonheur et le malheur de rappeler relativement à la mémoire de Mme de Custine.

Les Lettres écrites de Lausanne[263], ouvrage de Mme de Charrière, rendent bien la scène que j'avais chaque jour sous les yeux, et les sentiments de grandeur qu'elle inspire: «Je me repose seule, dit la mère de Cécile, vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Beautés frappantes et aimables de la nature! tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur.»

Je commençai à Lausanne, les Remarques sur le premier ouvrage de ma vie, l'Essai sur les révolutions anciennes et modernes. Je voyais de mes fenêtres les rochers de Meillerie: «Rousseau, écrivais-je dans une de ces Remarques, n'est décidément au-dessus des auteurs de son temps que dans une soixantaine de lettres de la Nouvelle Héloïse, dans quelques pages de ses Rêveries et de ses Confessions. Là, placé dans la véritable nature de son talent, il arrive à une éloquence de passion inconnue avant lui. Voltaire et Montesquieu ont trouvé des modèles de style dans les écrivains du siècle de Louis XIV; Rousseau, et même un peu Buffon, dans un autre genre, ont créé une langue qui fut ignorée du grand siècle[264]

De retour à Paris, ma vie se trouva occupée entre mon établissement, rue d'Enfer, mes combats renouvelés à la Chambre des pairs et dans mes brochures contre les différents projets de lois contraires aux libertés publiques; entre mes discours et mes écrits en faveur des Grecs, et mon travail pour mes Œuvres complètes. L'empereur de Russie mourut[265], et avec lui la seule amitié royale qui me restât. Le duc de Montmorency était devenu gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne jouit pas longtemps de ce pesant honneur: il expira le vendredi saint 1826, dans l'église de Saint-Thomas d'Aquin, à l'heure où Jésus expira sur la croix, il alla à Dieu avec le dernier soupir du Christ[266].

L'attaque était commencée contre les jésuites; on entendit les déclamations banales et usées contre cet ordre célèbre, dans lequel, il faut en convenir, règne quelque chose d'inquiétant, car un mystérieux nuage couvre toujours les affaires des jésuites.

À propos des jésuites, je reçus cette lettre de M. de Montlosier, et je lui fis la réponse qu'on lira après cette lettre.

Ne derelinquas amicum antiquum,
Novus enim non erit similis illi. (Eccles.)

«Mon cher ami, ces paroles ne sont pas seulement d'une haute antiquité, elles ne sont pas seulement d'une haute sagesse; pour le chrétien, elles sont sacrées. J'invoque auprès de vous tout ce qu'elles ont d'autorité. Jamais entre les anciens amis, jamais entre les bons citoyens, le rapprochement n'a été plus nécessaire. Serrer ses rangs, serrer entre nous tous les liens, exciter avec émulation tous nos vœux, tous nos efforts, tous nos sentiments, est un devoir commandé par l'état éminemment déplorable du roi et de la patrie. En vous adressant ces paroles, je n'ignore pas qu'elles seront reçues par un cœur que l'ingratitude et l'injustice ont navré; et cependant je vous les adresse encore avec confiance, certain que je suis qu'elles se feront jour à travers toutes les nuées. En ce point délicat, je ne sais, mon cher ami, si vous serez content de moi; mais, au milieu de vos tribulations, si par hasard j'ai entendu vous accuser, je ne me suis point occupé à vous défendre: je n'ai pas même écouté. Je me suis dit en moi-même: Et quand cela serait? Je ne sais si Alcibiade n'eut pas un peu trop d'humeur quand il mit hors de sa propre maison le rhéteur qui ne put lui montrer les ouvrages d'Homère. Je ne sais si Annibal n'eut pas un peu trop de violence quand il jeta hors de son siège le sénateur qui parlait contre son avis. Si j'étais admis à dire ma façon de penser sur Achille, peut-être ne l'approuverais-je pas de s'être séparé de l'armée des Grecs pour je ne sais quelle petite fille qui lui fut enlevée. Après cela, il suffit de prononcer les noms d'Alcibiade, d'Annibal et d'Achille, pour que toute contention soit finie. Il en est de même aujourd'hui de l'iracundus, inexorabilis Chateaubriand. Quand on a prononcé son nom, tout est fini. Avec ce nom, quand je me dis moi-même: il se plaint, je sens s'émouvoir ma tendresse; quand je me dis: la France lui doit, je me sens pénétré de respect. Oui, mon ami, la France vous doit. Il faut qu'elle vous doive encore davantage; elle a recouvré de vous l'amour de la religion de ses pères: il faut lui conserver ce bienfait; et pour cela, il faut la préserver de l'erreur de ses prêtres, préserver ces prêtres eux-mêmes de la pente funeste où ils se sont placés.

«Mon cher ami, vous et moi n'avons cessé depuis longues années de combattre. C'est de la prépondérance ecclésiastique se disant religieuse qu'il nous reste à préserver le roi et l'État. Dans les anciennes situations, le mal avec ses racines était au dedans de nous: on pouvait les circonvenir et s'en rendre maître. Aujourd'hui les rameaux qui nous couvrent au dedans ont leurs racines au dehors. Des doctrines couvertes du sang de Louis XVI et de Charles Ier ont consenti à laisser leur place à des doctrines teintes du sang d'Henri IV et d'Henri III. Ni vous ni moi ne supporterons sûrement cet état de choses; c'est pour m'unir à vous, c'est pour recevoir de vous une approbation qui m'encourage, c'est pour vous offrir comme soldat mon cœur et mes armes, que je vous écris.

«C'est dans ces sentiments d'admiration pour vous et d'un véritable dévouement que je vous implore avec tendresse et aussi avec respect.

«Comte de Montlosier

Randanne, 28 novembre 1825.

Paris, ce 3 décembre 1825.

«Votre lettre, mon cher et vieil ami, est très sérieuse, et pourtant elle m'a fait rire pour ce qui me regarde. Alcibiade, Annibal, Achille! Ce n'est pas sérieusement que vous me dites tout cela. Quant à la petite fille du fils de Pélée, si c'est mon portefeuille dont il s'agit, je vous proteste que je n'ai pas aimé l'infidèle trois jours, et que je ne l'ai pas regrettée un quart d'heure. Mon ressentiment, c'est une autre affaire. M. de Villèle, que j'aimais sincèrement, cordialement, a non seulement manqué aux devoirs de l'amitié, aux marques publiques d'attachement que je lui ai données, aux sacrifices que j'avais faits pour lui, mais encore aux plus simples procédés.

«Le roi n'avait plus besoin de mes services, rien de plus naturel que de m'éloigner de ses conseils; mais la manière est tout pour un galant homme, et comme je n'avais pas volé la montre du roi sur sa cheminée, je ne devais pas être chassé comme je l'ai été. J'avais fait seul la guerre d'Espagne et maintenu l'Europe en paix pendant cette période dangereuse; j'avais par ce seul fait donné une armée à la légitimité, et, de tous les ministres de la Restauration, j'ai été le seul jeté hors de ma place sans aucune marque de souvenir de la couronne, comme si j'avais trahi le prince et la patrie. M. de Villèle a cru que j'accepterais ce traitement, il s'est trompé. J'ai été ami sincère, je resterai ennemi irréconciliable. Je suis malheureusement né: les blessures qu'on me fait ne se ferment jamais.

«Mais en voilà trop sur moi: parlons de quelque chose plus important. J'ai peur de ne pas m'entendre avec vous sur des objets graves, et j'en serais désolé! Je veux la charte, toute la charte, les libertés publiques dans toute leur étendue. Les voulez-vous?

«Je veux la religion comme vous; je hais comme vous la congrégation et ces associations d'hypocrites qui transforment mes domestiques en espions, et qui ne cherchent à l'autel que le pouvoir. Mais je pense que le clergé, débarrassé de ces plantes parasites, peut très bien entrer dans un régime constitutionnel, et devenir même le soutien de nos institutions nouvelles. Ne voulez-vous pas trop le séparer de l'ordre politique? Ici je vous donne une preuve de mon extrême impartialité. Le clergé, qui, j'ose le dire, me doit tant, ne m'aime point, ne m'a jamais défendu ni rendu aucun service. Mais qu'importe? Il s'agit d'être juste et de voir ce qui convient à la religion et à la monarchie.

«Je n'ai pas, mon vieil ami, douté de votre courage; vous ferez, j'en suis convaincu, tout ce qui vous paraîtra utile, et votre talent vous garantit le triomphe. J'attends vos nouvelles communications, et j'embrasse de tout mon cœur mon fidèle compagnon d'exil.

«Chateaubriand.»

Je repris ma polémique. J'avais chaque jour des escarmouches et des affaires d'avant-garde avec les soldats de la domesticité ministérielle; ils ne se servaient pas toujours d'une belle épée. Dans les deux premiers siècles de Rome, on punissait les cavaliers qui allaient mal à la charge, soit qu'ils fussent trop gros ou pas assez braves, en les condamnant à subir une saignée: je me chargeais du châtiment.

«L'univers change autour de nous, disais-je: de nouveaux peuples paraissent sur la scène du monde; d'anciens peuples ressuscitent au milieu des ruines; des découvertes étonnantes annoncent une révolution prochaine dans les arts de la paix et de la guerre: religion, politique, mœurs, tout prend un autre caractère. Nous apercevons-nous de ce mouvement? Marchons-nous avec la société? Suivons-nous le cours du temps? Nous préparons-nous à garder notre rang dans la civilisation transformée ou croissante? Non: les hommes qui nous conduisent sont aussi étrangers à l'état des choses de l'Europe que s'ils appartenaient à ces peuples dernièrement découverts dans l'intérieur de l'Afrique. Que savent-ils donc? La bourse! et encore ils la savent mal. Sommes-nous condamnés à porter le poids de l'obscurité pour nous punir d'avoir subi le joug de la gloire[267]

La transaction relative à Saint-Domingue me fournit l'occasion de développer quelques point de notre droit public, auquel personne ne songeait.

Arrivé à de hautes considérations et annonçant la transformation du monde, je répondais à des opposants qui m'avaient dit: «Quoi! nous pourrions être républicains un jour? radotage! Qui est-ce qui rêve aujourd'hui la République? etc., etc.

«Attaché à l'ordre monarchique par raison, répliquais-je, je regarde la monarchie constitutionnelle comme le meilleur gouvernement possible à cette époque de la société.

«Mais si l'on veut tout réduire aux intérêts personnels, si l'on suppose que pour moi-même je croirais avoir tout à craindre dans un état républicain, on est dans l'erreur.

«Me traiterait-il plus mal que ne m'a traité la monarchie? Deux ou trois fois dépouillé pour elle ou par elle, l'Empire, qui aurait tout fait pour moi si je l'avais voulu, m'a-t-il plus rudement renié? J'ai en horreur la servitude; la liberté plaît à mon indépendance naturelle; je préfère cette liberté dans l'ordre monarchique, mais je la conçois dans l'ordre populaire. Qui a moins à craindre de l'avenir que moi? J'ai ce qu'aucune révolution ne peut me ravir: sans place, sans honneurs, sans fortune, tout gouvernement qui ne serait pas assez stupide pour dédaigner l'opinion serait obligé de me compter pour quelque chose. Les gouvernements populaires surtout se composent des existences individuelles, et se font une valeur générale des valeurs particulières de chaque citoyen. Je serai toujours sûr de l'estime publique, parce que je ne ferai jamais rien pour la perdre, et je trouverais peut-être plus de justice parmi mes ennemis que chez mes prétendus amis.

«Ainsi, de compte fait, je serais sans frayeur des républiques, comme sans antipathie contre leur liberté: je ne suis pas roi; je n'attends point de couronne; ce n'est pas ma cause que je plaide.

«J'ai dit sous un autre ministère et à propos de ce ministère: qu'un matin on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie.

«Je dis aux ministres actuels: «En continuant de marcher comme vous marchez, toute la révolution pourrait se réduire, dans un temps donné, à une nouvelle édition de la Charte dans laquelle on se contenterait de changer seulement deux ou trois mots[268]

J'ai souligné ces dernières phrases pour arrêter les yeux du lecteur sur cette frappante prédiction. Aujourd'hui même que les opinions s'en vont à vau de route, que chaque homme dit à tort et à travers ce qui lui passe dans la cervelle, ces idées républicaines exprimées par un royaliste pendant la restauration sont encore hardies. En fait d'avenir, les prétendus esprits progressifs n'ont l'initiative sur rien.

Mes derniers articles ranimèrent jusqu'à M. de Lafayette qui, pour tout compliment, me fit passer une feuille de laurier. L'effet de mes opinions, à la grande surprise de ceux qui n'y avaient pas cru, se fit sentir depuis les libraires qui vinrent en députation chez moi, jusqu'aux hommes parlementaires les moins rapprochés d'abord de ma politique. La lettre donnée ci-dessous, en preuve de ce que j'avance, cause une sorte d'étonnement par la signature. Il ne faut faire attention qu'à la signification de cette lettre, au changement survenu dans les idées et dans la position de celui qui l'écrit et de celui qui la reçoit: quant au libellé, je suis Bossuet et Montesquieu, cela va sans dire; nous autres auteurs, c'est notre pain quotidien, de même que les ministres sont toujours Sully et Colbert.

«Monsieur le vicomte,

«Permettez que je m'associe à l'admiration universelle: j'éprouve depuis trop longtemps ce sentiment pour résister au besoin de vous l'exprimer.

«Vous réunissez la hauteur de Bossuet à la profondeur de Montesquieu: vous avez retrouvé leur plume et leur génie. Vos articles sont de grands enseignements pour tous les hommes d'État.

«Dans le nouveau genre de guerre que vous avez créé, vous rappelez la main puissante de celui qui, dans d'autres combats, a aussi rempli le monde de sa gloire. Puissent vos succès être plus durables: ils intéressent la patrie et l'humanité.

«Tous ceux qui, comme moi, professent les principes de la monarchie constitutionnelle, sont fiers de trouver en vous leur plus noble interprète.

«Agréez, monsieur le vicomte, une nouvelle assurance de ma haute considération,

«Horace Sébastiani.

«Dimanche, 30 octobre.[269]»

Ainsi tombaient à mes pieds amis, ennemis, adversaires, au moment de la victoire. Tous les pusillanimes et les ambitieux qui m'avaient cru perdu commençaient à me voir sortir radieux des tourbillons de poussière de la lice: c'était ma seconde guerre d'Espagne; je triomphais de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France. Il m'avait fallu payer de ma personne, de même qu'avec mes dépêches j'avais paralysé et rendu vaines les dépêches de M. de Metternich et de M. Canning.

Le général Foy et le député Manuel[270] moururent et enlevèrent à l'opposition de gauche ses premiers orateurs. M. de Serre[271] et Camille Jordan descendirent également dans la tombe. Jusque dans le fauteuil de l'Académie, je fus obligé de défendre la liberté de la presse contre les larmoyantes supplications de M. de Lally-Tolendal[272]. La loi sur la police de la presse, que l'on appela la loi de justice et d'amour,[273] dut principalement sa chute à mes attaques. Mon Opinion sur le projet de cette loi est un travail historiquement curieux;[274] j'en reçus des compliments parmi lesquels deux noms sont singuliers à rappeler.

«Monsieur le vicomte,

«Je suis sensible aux remercîments que vous voulez bien m'adresser. Vous appelez obligeance ce que je regardais comme une dette, et j'ai été heureux de la payer à l'éloquent écrivain. Tous les vrais amis des lettres s'associent à votre triomphe et doivent se regarder comme solidaires de votre succès. De loin comme de près, j'y contribuerai de tout mon pouvoir, s'il est possible que vous ayez besoin d'efforts aussi faibles que les miens.

«Dans un siècle éclairé comme le nôtre, le génie est la seule puissance qui soit au-dessus des coups de la disgrâce; c'est à vous, monsieur, qu'il appartenait d'en fournir la preuve vivante à ceux qui s'en réjouissent comme à ceux qui ont le malheur de s'en affliger.

«J'ai l'honneur d'être, avec la considération la plus distinguée, votre, etc., etc.

«Étienne.»

«Paris, ce 5 avril 1826.

«J'ai bien tardé, monsieur, à vous rendre grâce de votre admirable discours. Une fluxion sur les yeux, des travaux pour la Chambre, et plus encore les épouvantables séances de cette Chambre, me serviront d'excuse. Vous savez d'ailleurs combien mon esprit et mon âme s'associent à tout ce que vous dites et sympathisent avec tout le bien que vous essayez de faire à notre malheureux pays. Je suis heureux de réunir mes faibles efforts à votre puissante influence, et le délire d'un ministère qui tourmente la France et voudrait la dégrader, tout en m'inquiétant sur ses résultats prochains, me donne l'assurance consolante qu'un tel état de choses ne peut se prolonger. Vous aurez puissamment contribué à y mettre un terme, et si je mérite un jour qu'on place mon nom bien après le vôtre dans la lutte qu'il faut soutenir contre tant de folie et de crime, je m'estimerai bien récompensé.

«Agréez, monsieur, l'hommage d'une admiration sincère, d'une estime profonde et de la plus haute considération.

«Benjamin Constant.

«Paris, ce 21 mai 1827.»

Le Général Foy.

C'est au moment dont je parle que j'arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d'Espagne j'avais dominé l'Europe; mais une opposition violente me combattait en France: après ma chute, je devins à l'intérieur le dominateur avoué de l'opinion. Ceux qui m'avaient accusé d'avoir commis une faute irréparable en reprenant la plume étaient obligés de reconnaître que je m'étais formé un empire plus puissant que le premier. La jeune France était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas quitté depuis. Dans plusieurs classes industrielles, les ouvriers étaient à mes ordres, et je ne pouvais plus faire un pas dans les rues sans être entouré. D'où me venait cette popularité? de ce que j'avais connu le véritable esprit de la France. J'étais parti pour le combat avec un seul journal, et j'étais devenu le maître de tous les autres. Mon audace me venait de mon indifférence: comme il m'aurait été parfaitement égal d'échouer, j'allais au succès sans m'embarrasser de la chute. Il ne m'est resté que cette satisfaction de moi-même, car que fait aujourd'hui à personne une popularité passée et qui s'est justement effacée du souvenir de tous?

La fête du roi[275] étant survenue, j'en profitai pour faire éclater une loyauté que mes opinions libérales n'ont jamais altérée. Je fis paraître cet article:

«Encore une trêve du roi!

«Paix aujourd'hui aux ministres!

«Gloire, honneur, longue félicité et longue vie à Charles X! c'est la Saint-Charles!

«C'est à nous surtout, vieux compagnons d'exil de notre monarque, qu'il faut demander l'histoire de Charles X.

«Vous autres, Français, qui n'avez point été forcés de quitter votre patrie, vous qui n'avez reçu un Français de plus que pour vous soustraire au despotisme impérial et au joug de l'étranger, habitants de la grande et bonne ville, vous n'avez vu que le prince heureux: quand vous vous pressiez autour de lui, le 12 avril 1814; quand vous touchiez en pleurant d'attendrissement des mains sacrées, quand vous retrouviez sur un front ennobli par l'âge et le malheur toutes les grâces de la jeunesse, comme on voit la beauté à travers un voile, vous n'aperceviez que la vertu triomphante, et vous conduisiez le fils des rois à la couche royale de ses pères.

«Mais nous, nous l'avons vu dormir sur la terre, comme nous sans asile, comme nous proscrit et dépouillé. Eh bien, cette bonté qui vous charme était la même; il portait le malheur comme il porte aujourd'hui la couronne, sans trouver le fardeau trop pesant, avec cette bénignité chrétienne qui tempérait l'éclat de son infortune, comme elle adoucit l'éclat de sa prospérité.

«Les bienfaits de Charles X s'accroissent de tous les bienfaits dont nous ont comblés ses aïeux: la fête d'un roi très chrétien est pour les Français la fête de la reconnaissance: livrons-nous donc aux transports de gratitude qu'elle doit nous inspirer. Ne laissons pénétrer dans notre âme rien qui puisse un moment rendre notre joie moins pure! Malheur aux hommes.....! Nous allions violer la trêve! Vive le roi![276]»

Mes yeux se sont remplis de larmes en copiant cette page de ma polémique, et je n'ai plus le courage d'en continuer les extraits. Oh! mon roi! vous que j'avais vu sur la terre étrangère, je vous ai revu sur cette même terre où vous alliez mourir! Quand je combattais avec tant d'ardeur pour vous arracher à des mains qui commençaient à vous perdre, jugez, par les paroles que je viens de transcrire, si j'étais votre ennemi, ou bien le plus tendre et le plus sincère de vos serviteurs! Hélas! je vous parle et vous ne m'entendez plus[277].

Le projet de loi sur la police de la presse ayant été retiré, Paris illumina[278]. Je fus frappé de cette manifestation publique, pronostic mauvais pour la monarchie: l'opposition avait passé dans le peuple, et le peuple, par son caractère, transforme l'opposition en révolution.

La haine contre M. de Villèle allait croissant; les royalistes, comme au temps du Conservateur, étaient redevenus, derrière moi, constitutionnels: M. Michaud[279] m'écrivait:

«Mon honorable maître,

«J'ai fait imprimer hier l'annonce de votre ouvrage sur la censure; mais l'article, composé de deux lignes, a été rayé par MM. les censeurs. M. Capefigue[280] vous expliquera pourquoi nous n'avons pas mis de blancs ou de noirs.

«Si Dieu ne vient à notre secours, tout est perdu; la royauté est comme la malheureuse Jérusalem entre les mains des Turcs, à peine ses enfants peuvent-ils en approcher; à quelle cause nous sommes-nous donc sacrifiés!

«Michaud.»

L'opposition avait enfin donné de l'irascibilité au tempérament froid de M. de Villèle, et rendu despotique l'esprit malfaisant de M. de Corbière. Celui-ci avait destitué le duc de Liancourt[281] de dix-sept places gratuites. Le duc de Liancourt n'était pas un saint, mais on trouvait en lui un homme bienfaisant, à qui la philanthropie avait décerné le titre de vénérable; par le bénéfice du temps, de vieux révolutionnaires ne marchent plus qu'avec une épithète comme les dieux d'Homère: c'est toujours le respectable M. tel, c'est toujours l'inflexible citoyen tel, qui, comme Achille, n'a jamais mangé de bouillie (a-chylos). À l'occasion du scandale arrivé au convoi de M. de Liancourt, M. de Sémonville[282] nous dit, à la Chambre des pairs: «Soyez tranquilles, messieurs, cela n'arrivera plus; je vous conduirai moi-même au cimetière.»

Le roi, au mois d'avril 1827, voulut passer la revue de la garde nationale[283] au Champ de Mars. Deux jours avant cette fatale revue, poussé par mon zèle et ne demandant qu'à mettre bas les armes, j'adressai à Charles X une lettre qui lui fut remise par M. de Blacas et dont il m'accusa réception par ce billet:

«Je n'ai pas perdu un seul instant, monsieur le vicomte, pour remettre au roi la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser pour Sa Majesté; et si elle daigne me charger d'une réponse, je ne mettrai pas moins d'empressement à vous la faire parvenir.

«Recevez, monsieur le vicomte, mes compliments les plus sincères.

«Blacas d'Aulps.»

«Ce 27 avril 1827, à 1 heure après midi.

AU ROI.

«Sire,

«Permettez à un sujet fidèle, que les moments d'agitation retrouveront toujours au pied du trône, de confier à Votre Majesté quelques réflexions qu'il croit utiles à la gloire de la couronne comme au bonheur et à la sûreté du roi.

«Sire, il n'est que trop vrai, il y a péril dans l'État, mais il est également certain que ce péril n'est rien si on ne contrarie pas les principes mêmes du gouvernement.

«Un grand secret, Sire, a été révélé: vos ministres ont eu le malheur d'apprendre à la France que ce peuple que l'on disait ne plus exister était tout vivant encore. Paris, pendant deux fois vingt-quatre heures, a échappé à l'autorité. Les mêmes scènes se répètent dans toute la France: les factions n'oublieront pas cet essai.

«Mais les rassemblements populaires, si dangereux dans les monarchies absolues, parce qu'elles sont en présence du souverain même, sont peu de chose dans la monarchie représentative, parce qu'elles ne sont en contact qu'avec des ministres ou des lois. Entre le monarque et les sujets se trouve une barrière qui arrête tout: les deux Chambres et les institutions publiques. En dehors de ces mouvements, le roi voit toujours son autorité et sa personne sacrée à l'abri.

«Mais, Sire, il y a une condition indispensable à la sûreté générale, c'est d'agir dans l'esprit des institutions: une résistance de votre conseil à cet esprit rendrait les mouvements populaires aussi dangereux dans la monarchie représentative qu'ils le sont dans la monarchie absolue.

«De la théorie je passe à l'application:

«Votre Majesté va paraître à la revue: elle y sera accueillie comme elle le doit; mais il est possible qu'elle entende au milieu des cris de vive le roi! d'autres cris qui lui feront connaître l'opinion publique sur ses ministres.

«De plus, Sire, il est faux qu'il y ait à présent, comme on le dit, une faction républicaine; mais il est vrai qu'il y a des partisans d'une monarchie illégitime: or, ceux-ci sont trop habiles pour ne pas profiter de l'occasion et ne pas mêler leurs voix le 29 à celle de la France pour donner le change.

«Que fera le roi? cédera-t-il ses ministres aux acclamations populaires? ce serait tuer le pouvoir. Le roi gardera-t-il ses ministres? ces ministres feront retomber sur la tête de leur auguste maître toute l'impopularité qui les poursuit. Je sais bien que le roi aurait le courage de se charger d'une douleur personnelle pour éviter un mal à la monarchie; mais on peut, par le moyen le plus simple, éviter ces calamités; permettez-moi, Sire, de vous le dire: on le peut en se renfermant dans l'esprit de nos institutions: les ministres ont perdu la majorité dans la Chambre des pairs et dans la nation: la conséquence naturelle de cette position critique est leur retraite. Comment, avec le sentiment de leur devoir, pourraient-ils s'obstiner, en restant au pouvoir, à compromettre la couronne? En mettant leur démission aux pieds de Votre Majesté, ils calmeront tout, ils finiront tout: ce n'est plus le roi qui cède, ce sont les ministres qui se retirent d'après tous les usages et tous les principes du gouvernement représentatif. Le roi pourra reprendre ensuite parmi eux ceux qu'il jugera à propos de conserver: il y en a deux que l'opinion honore, M. le duc de Doudeauville et M. le comte de Chabrol.

«La revue perdrait ainsi ses inconvénients et ne serait plus qu'un triomphe sans mélange. La session s'achèvera en paix au milieu des bénédictions répandues sur la tête de mon roi.

«Sire, pour avoir osé vous écrire cette lettre, il faut que je sois bien persuadé de la nécessité de prendre une résolution; il faut qu'un devoir bien impérieux m'ait poussé. Les ministres sont mes ennemis; je suis le leur; je leur pardonne comme chrétien; mais je ne leur pardonnerai jamais comme homme: dans cette position, je n'aurais jamais parlé au roi de leur retraite s'il n'y allait du salut de la monarchie.

«Je suis, etc.

«Chateaubriand.»

Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry furent insultées en se rendant à la revue; le roi fut généralement bien accueilli; mais une ou deux compagnies de la 6e légion crièrent: «À bas les ministres! à bas les jésuites!» Charles X offensé répliqua: «Je suis venu ici pour recevoir des hommages, non des leçons.» Il avait souvent à la bouche de nobles paroles que ne soutenait pas toujours la vigueur de l'action: son esprit était hardi, son caractère timide. Charles X, en rentrant au château, dit au maréchal Oudinot: «L'effet total a été satisfaisant. S'il y a quelques brouillons, la masse de la garde nationale est bonne: témoignez-lui ma satisfaction[284].» M. de Villèle arriva. Des légions à leur retour avaient passé devant l'hôtel des finances et crié: À bas Villèle! Le ministre, irrité par toutes les attaques précédentes, n'était plus à l'abri des mouvements d'une froide colère; il proposa au conseil de licencier la garde nationale. Il fut appuyé de MM. de Corbière, de Peyronnet, de Damas et de Clermont-Tonnerre, combattu par M. de Chabrol, l'évêque d'Hermopolis et le duc de Doudeauville. Une ordonnance du roi prononça le licenciement[285], coup le plus funeste porté à la monarchie avant le dernier coup des journées de Juillet: si à ce moment la garde nationale ne se fût pas trouvée dissoute, les barricades n'auraient pas eu lieu. M. le duc de Doudeauville donna sa démission[286]; il écrivit au roi une lettre motivée dans laquelle il annonçait l'avenir, que tout le monde, au reste, prévoyait.

Le gouvernement commençait à craindre; les journaux redoublaient d'audace, et on leur opposait, par habitude, un projet de censure; on pariait en même temps d'un ministère La Bourdonnaye[287], où aurait figuré M. de Polignac. J'avais eu le malheur de faire nommer M. de Polignac ambassadeur à Londres[288], malgré ce qu'avait pu me dire M. de Villèle, en cette occasion il vit mieux et plus loin que moi. En entrant au ministère, je m'étais empressé de faire quelque chose d'agréable à Monsieur. Le président du conseil était parvenu à réconcilier les deux frères, dans la prévision d'un changement prochain de règne: cela lui réussit; moi, en m'avisant une fois dans ma vie de vouloir être fin, je fus bête. Si M. de Polignac n'eût pas été ambassadeur, il ne serait pas devenu ministre des affaires étrangères.

M. de Villèle, obsédé d'un côté par l'opposition royaliste libérale, importuné de l'autre par les exigences des évêques, trompé par les préfets consultés, qui étaient eux-mêmes trompés[289], résolut de dissoudre la Chambre élective, malgré les trois cents qui lui restaient fidèles. Le rétablissement de la censure précéda la dissolution[290]. J'attaquai plus vivement que jamais[291]; les oppositions s'unirent; les élections des petits collèges furent toutes contre le ministère; à Paris la gauche triompha[292]; sept collèges nommèrent M. Royer-Collard, et les deux collèges où se présenta M. de Peyronnet, ministre, le rejetèrent[293]. Paris illumina de nouveau: il y eut des scènes sanglantes; des barricades se formèrent, et les troupes envoyées pour rétablir l'ordre furent obligées de faire feu: ainsi se préparaient les dernières et fatales journées[294]. Sur ces entrefaites, on reçut la nouvelle du combat de Navarin[295], succès dont je pouvais revendiquer ma part. Les grands malheurs de la Restauration ont été annoncés par des victoires; elles avaient de la peine à se détacher des héritiers de Louis le Grand.

La Chambre des pairs jouissait de la faveur publique par sa résistance aux lois oppressives; mais elle ne savait pas se défendre elle-même: elle se laissa gorger de fournées[296] contre lesquelles je fus presque le seul à réclamer. Je lui prédis que ces nominations vicieraient son principe et lui feraient perdre à la longue toute force dans l'opinion: me suis-je trompé? Ces fournées, dans le but de rompre une majorité, ont non seulement détruit l'aristocratie en France, mais elles sont devenues le moyen dont on se servira contre l'aristocratie anglaise; celle-ci sera étouffée sous une nombreuse fabrication de toges, et finira par perdre son hérédité, comme la pairie dénaturée l'a perdue en France.

La nouvelle Chambre arrivée prononça son fameux refus de concours: M. de Villèle, réduit à l'extrémité, songea à renvoyer une partie de ses collègues et négocia avec MM. Laffitte et Casimir Périer. Les deux chefs de l'opposition de gauche prêtèrent l'oreille: la mèche fut éventée; M. Laffitte n'osa franchir le pas; l'heure du président sonna, et le portefeuille tomba de ses mains[297]. J'avais rugi en me retirant des affaires; M. de Villèle se coucha: il eut la velléité de rester à la Chambre des députés; parti qu'il aurait dû prendre, mais il n'avait ni une connaissance assez profonde du gouvernement représentatif, ni une autorité assez grande sur l'opinion extérieure, pour jouer un pareil rôle: les nouveaux ministres exigèrent son bannissement à la Chambre des pairs, et il l'accepta. Consulté sur quelques remplaçants pour le cabinet, j'invitai à prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani: mes paroles furent perdues.

M. de Chabrol, chargé de composer le nouveau ministère, me mit en tête de la liste: j'en fus rayé avec indignation par Charles X. M. Portalis[298], le plus misérable caractère qui fut oncques, fédéré pendant les Cent-Jours, rampant aux pieds de la légitimité dont il parla comme aurait rougi de parler le plus ardent royaliste, aujourd'hui prodiguant sa banale adulation à Philippe, reçut les sceaux. À la guerre, M. de Caux[299] remplaça M. de Clermont-Tonnerre. M. le comte Roy[300], l'habile artisan de son immense fortune, fut chargé des finances. Le comte de La Ferronnays, mon ami, eut le portefeuille des affaires étrangères. M. de Martignac entra au ministère de l'intérieur; le roi ne tarda pas à le détester. Charles X suivait plutôt ses goûts que ses principes: s'il repoussait M. de Martignac à cause de son penchant aux plaisirs, il aimait MM. de Corbière et de Villèle qui n'allaient pas à la messe.

M. de Chabrol et l'évêque d'Hermopolis restèrent provisoirement au ministère. L'évêque, avant de se retirer, vint me voir; il me demanda si je le voulais remplacer à l'instruction publique: «Prenez M. Royer-Collard, lui dis-je, je n'ai nulle envie d'être ministre; mais si le roi me voulait absolument rappeler au conseil, je n'y rentrerais que par le ministère des affaires étrangères, en réparation de l'affront que j'y ai reçu. Or, je ne puis avoir aucune prétention sur ce portefeuille, si bien placé entre les mains de mon noble ami.»

Après la mort de M. Mathieu de Montmorency, M. de Rivière[301] était devenu gouverneur du duc de Bordeaux; il travaillait dès lors au renversement de M. de Villèle, car la partie dévote de la cour s'était ameutée contre le ministre des finances. M. de Rivière me donna rendez-vous rue de Taranne, chez M. de Marcellus, pour me faire inutilement la même proposition que me fit plus tard l'abbé Frayssinous. M. de Rivière mourut, et M. le baron de Damas lui succéda auprès de M. le duc de Bordeaux. Il s'agissait donc toujours de la succession de M. de Chabrol et de M. l'évêque d'Hermopolis. L'abbé Feutrier[302], évêque de Beauvais, fut installé au ministère des cultes, que l'on détacha de l'instruction publique, laquelle tomba à M. de Vatimesnil[303]. Restait le ministère de la marine: on me l'offrit; je ne l'acceptai point. M. le comte Roy me pria de lui indiquer quelqu'un qui me fût agréable et que je choisirais dans la couleur de mon opinion. Je désignai M. Hyde de Neuville[304]. Il fallait en outre trouver le précepteur de M. le duc de Bordeaux; le comte Roy m'en parla: M. de Chéverus[305] se présenta tout d'abord à ma pensée. Le ministre des finances courut chez Charles X; le roi lui dit: «Soit: Hyde à la marine; mais pourquoi Chateaubriand ne prend-il lui-même ce ministère? Quant à M. de Chéverus, le choix serait excellent; je suis fâché de n'y avoir pas pensé; deux heures plus tôt, la chose était faite: dites-le bien à Chateaubriand, mais M. Tharin[306] est nommé.»

M. Roy me vint apprendre le succès de sa négociation; il ajouta: «Le roi désire que vous acceptiez une ambassade; si vous le voulez, vous irez à Rome.» Ce mot de Rome eut sur moi un effet magique; j'éprouvai la tentation à laquelle les anachorètes étaient exposés dans le désert. Charles X, en prenant à la marine l'ami que je lui avais désigné, faisait les premières avances; je ne pouvais plus me refuser à ce qu'il attendait de moi: je consentis donc encore à m'éloigner. Du moins, cette fois, l'exil me plaisait: Pontificum veneranda sedes, sacrum solium. Je me sentis saisi du désir de fixer mes jours, de l'envie de disparaître (même par calcul de renommée) dans la ville des funérailles, au moment de mon triomphe politique. Je n'aurais plus élevé la voix, sinon comme l'oiseau fatidique de Pline, pour dire chaque matin Ave au Capitole et à l'aurore. Il se peut qu'il fût utile à mon pays d'être débarrassé de moi: par le poids dont je me sens, je devine le fardeau que je dois être pour les autres. Les esprits de quelque puissance qui se rongent et se retournent sur eux-mêmes sont fatigants. Dante met aux enfers des âmes torturées sur une couche de feu. M. le duc de Laval[307], que j'allais remplacer à Rome[308], fut nommé à l'ambassade de Vienne.

Avant de changer de sujet, je demande la permission de revenir sur mes pas et de me soulager d'un fardeau. Je ne suis pas entré sans souffrir dans le détail de mon long différend avec M. de Villèle. On m'a accusé d'avoir contribué à la chute de la monarchie légitime; il me convient d'examiner ce reproche.

Les événements arrivés sous le ministère dont j'ai fait partie ont une importance qui le lie à la fortune commune de la France: il n'y a pas un Français dont le sort n'ait été atteint du bien que je puis avoir fait, du mal que j'ai subi. Par des affinités bizarres et inexplicables, par des rapports secrets qui entrelacent quelquefois de hautes destinées à des destinées vulgaires, les Bourbons ont prospéré tant qu'ils ont daigné m'écouter, quoique je sois loin de croire, avec le poète[309], que mon éloquence a fait l'aumône à la royauté. Sitôt qu'on a cru devoir briser le roseau qui croissait au pied du trône, la couronne a penché, et bientôt elle est tombée: souvent, en arrachant un brin d'herbe, on fait crouler une grande ruine.

Ces faits incontestables, on les expliquera comme on voudra; s'ils donnent à ma carrière politique une valeur relative qu'elle n'a pas d'elle-même, je n'en tirerai point vanité, je ne ressens point une mauvaise joie du hasard qui mêle mon nom d'un jour aux événements des siècles. Quelle qu'ait été la variété des accidents de ma course aventureuse, où que les noms et les faits m'aient promené, le dernier horizon du tableau est toujours menaçant et triste.

. . . . . . . Juga cœpta moveri
Silvarum, visæque canes ululare per umbram[310].

Mais si la scène a changé d'une manière déplorable, je ne dois, dit-on, accuser que moi-même: pour venger ce qui m'a semblé une injure, j'ai tout divisé, et cette division a produit en dernier résultat le renversement du trône. Voyons.

M. de Villèle a déclaré qu'on ne pouvait gouverner ni avec moi ni sans moi. Avec moi, c'était une erreur; sans moi, à l'heure où M. de Villèle disait cela, il disait vrai, car les opinions les plus diverses me composaient une majorité.

M. le président du conseil ne m'a jamais connu. Je lui étais sincèrement attaché; je l'avais fait entrer dans son premier ministère, ainsi que le prouvent le billet de remercîments de M. le duc de Richelieu et les autres billets que j'ai cités. J'avais donné ma démission de plénipotentiaire à Berlin, lorsque M. de Villèle s'était retiré. On lui persuada qu'à sa seconde rentrée dans les affaires, je désirais sa place. Je n'avais point ce désir. Je ne suis point de la race intrépide, sourde à la voix du dévouement et de la raison. La vérité est que je n'ai aucune ambition; c'est précisément la passion qui me manque, parce que j'en ai une autre qui me domine. Lorsque je priais M. de Villèle de porter au roi quelque dépêche importante, pour m'éviter la peine d'aller au château, afin de me laisser le loisir de visiter une chapelle gothique dans la rue Saint-Julien-le-Pauvre, il aurait été bien rassuré contre mon ambition, s'il eût mieux jugé de ma candeur puérile ou de la hauteur de mes dédains.

Rien ne m'agréait dans la vie positive, hormis peut-être le ministère des affaires étrangères. Je n'étais pas insensible à l'idée que la patrie me devrait, dans l'intérieur la liberté, à l'extérieur l'indépendance. Loin de chercher à renverser M. de Villèle, j'avais dit au roi: «Sire, M. de Villèle est un président plein de lumières; Votre Majesté doit éternellement le garder à la tête de ses conseils.»

M. de Villèle ne le remarqua pas: mon esprit pouvait tendre à la domination, mais il était soumis à mon caractère; je trouvais plaisir dans mon obéissance, parce qu'elle me débarrassait de ma volonté. Mon défaut capital est l'ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel. S'il se fût rencontré un prince qui, me comprenant, m'eût retenu de force au travail, il avait peut-être quelque parti à tirer de moi: mais le ciel fait rarement naître ensemble l'homme qui veut et l'homme qui peut. En fin de compte, est-il aujourd'hui une chose pour laquelle on voulût se donner la peine de sortir de son lit? On s'endort au bruit des royaumes tombés pendant la nuit, et que l'on balaye chaque matin devant notre porte.

D'ailleurs, depuis que M. de Villèle s'était séparé de moi, la politique s'était dérangée: l'ultracisme contre lequel la sagesse du président du conseil luttait encore l'avait débordé. La contrariété qu'il éprouvait de la part des opinions intérieures et du mouvement des opinions extérieures le rendait irritable: de là la presse entravée, la garde nationale de Paris cassée, etc. Devais-je laisser périr la monarchie, afin d'acquérir le renom d'une modération hypocrite aux aguets? Je crus très sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que je voyais d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Lorsque M. de Villèle fut renversé, on me consulta sur la nomination d'un autre ministère. Si l'on eût pris, comme je le proposais, M. Casimir Périer, le général Sébastiani et M. Royer-Collard, les choses auraient pu se soutenir. Je ne voulus point accepter le département de la marine, et je le fis donner à mon ami M. Hyde de Neuville; je refusai également deux fois l'instruction publique; jamais je ne serais rentré au conseil sans être le maître. J'allai à Rome chercher parmi les ruines mon autre moi-même, car il y a dans ma personne deux êtres distincts, et qui n'ont aucune communication l'un avec l'autre.

J'en ferai pourtant loyalement l'aveu, l'excès du ressentiment ne me justifie pas selon la règle et le mot vénérable de vertu, mais ma vie entière me sert d'excuse.

Officier au régiment de Navarre, j'étais revenu des forêts de l'Amérique pour me rendre auprès de la légitimité fugitive, pour combattre dans ses rangs contre mes propres lumières, le tout sans conviction, par le seul devoir du soldat. Je restai huit ans sur le sol étranger, accablé de toutes les misères.

Ce large tribut payé, je rentrai en France en 1800. Bonaparte me rechercha et me plaça; à la mort du duc d'Enghien, je me dévouai de nouveau à la mémoire des Bourbons. Mes paroles sur le tombeau de Mesdames à Trieste ranimèrent la colère du dispensateur des empires; il menaça de me faire sabrer sur les marches des Tuileries. La brochure De Bonaparte et des Bourbons valut à Louis XVIII, de son aveu même, autant que cent mille hommes.

À l'aide de la popularité dont je jouissais alors, la France anticonstitutionnelle comprit les institutions de la royauté légitime. Durant les Cent Jours, la monarchie me vit auprès d'elle dans son second exil. Enfin, par la guerre d'Espagne, j'avais contribué à étouffer les conspirations, à réunir les opinions sous la même cocarde, et à rendre à notre canon sa portée. On sait le reste de mes projets: reculer nos frontières, donner dans le nouveau monde des couronnes nouvelles à la famille de saint Louis.

Cette longue persévérance dans les mêmes sentiments méritait peut-être quelques égards. Sensible à l'affront, il m'était impossible de mettre aussi de côté ce que je pouvais valoir, d'oublier tout à fait que j'étais le restaurateur de la religion, l'auteur du Génie du christianisme.

Mon agitation croissait nécessairement encore à la pensée qu'une mesquine querelle faisait manquer à notre patrie une occasion de grandeur qu'elle ne retrouverait plus. Si l'on m'avait dit: «Vos plans seront suivis; on exécutera sans vous ce que vous aviez entrepris,» j'aurais tout oublié pour la France. Malheureusement j'avais la croyance qu'on n'adopterait pas mes idées; l'événement l'a prouvé.

J'étais dans l'erreur peut-être, mais j'étais persuadé que M. le comte de Villèle ne comprenait pas la société qu'il conduisait; je suis convaincu que les solides qualités de cet habile ministre étaient inadéquates à l'heure de son ministère: il était venu trop tôt sous la restauration. Les opérations de finances, les associations commerciales, le mouvement industriel, les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les grandes routes, une société matérielle qui n'a de passion que pour la paix, qui ne rêve que le confort de la vie, qui ne veut faire de l'avenir qu'un perpétuel aujourd'hui, dans cet ordre de choses, M. de Villèle eût été roi. M. de Villèle a voulu un temps qui ne pouvait être à lui, et, par honneur, il ne veut pas d'un temps qui lui appartient. Sous la Restauration, toutes les facultés de l'âme étaient vivantes; tous les partis rêvaient de réalités ou de chimères; tous, avançant ou reculant, se heurtaient en tumulte; personne ne prétendait rester où il était; la légitimité constitutionnelle ne paraissait à aucun esprit ému le dernier mot de la république ou de la monarchie. On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires. M. de Villèle était éclairé sur ce mouvement; il voyait croître les ailes qui, poussant à la nation, l'allaient rendre à son élément, à l'air, à l'espace, immense et légère qu'elle est. M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas, mais il n'en eut jamais la force. Je voulais, moi, occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par des songes: C'est ce qu'ils aiment.

Il serait mieux d'être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement je suis sujet à faillir; je n'ai point la perfection évangélique si un homme me donnait un soufflet, je ne tendrais pas l'autre joue.

Eussé-je deviné le résultat, certes je me serais abstenu; la majorité qui vota la phrase sur le refus de concours ne l'eut pas votée, si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait sérieusement une catastrophe, excepté quelques hommes à part. Il n'y a eu d'abord qu'une émeute, et la légitimité seule l'a transformée en révolution: le moment venu, elle a manqué de l'intelligence, de la prudence, de la résolution qui la pouvaient encore sauver. Après tout, c'est une monarchie tombée; il en tombera bien d'autres: je ne lui devais que ma fidélité; elle l'aura à jamais.

Dévoué aux premières adversités de la monarchie, je me suis consacré à ses dernières infortunes: le malheur me trouvera toujours pour second. J'ai tout renvoyé, places, pensions, honneurs; et, afin de n'avoir rien à demander à personne, j'ai mis en gage mon cercueil. Juges austères et rigides, vertueux et infaillibles royalistes, qui avez mêlé un serment à vos richesses, comme vous mêlez le sel aux viandes de vos festins pour les conserver, ayez un peu d'indulgence à l'égard de mes amertumes passées, je les expie aujourd'hui à ma manière, qui n'est pas la vôtre. Croyez-vous qu'à l'heure du soir, à cette heure où l'homme de peine se repose, il ne sente pas le poids de la vie, quand ce poids lui est rejeté sur les bras? Et cependant, j'ai pu ne pas porter le fardeau, j'ai vu Philippe dans son palais, du 1er au 6 août 1830, et je le raconterai en son lieu; il n'a tenu qu'à moi d'écouter des paroles généreuses.

Plus tard, si j'avais pu me repentir d'avoir bien fait, il m'était encore possible de revenir sur le premier mouvement de ma conscience. M. Benjamin Constant, homme si puissant alors, m'écrivait le 20 septembre[311]: «J'aimerais bien mieux vous écrire sur vous que sur moi, la chose aurait plus d'importance. Je voudrais pouvoir vous parler de la perte que vous faites essuyer à la France entière en vous retirant de ses destinées, vous qui avez exercé sur elle une influence si noble et si salutaire! Mais il y aurait indiscrétion à traiter ainsi des questions personnelles, et je dois en gémissant comme tous les Français, respecter vos scrupules.»

Mes devoirs ne me semblant point encore consommés, j'ai défendu la veuve et l'orphelin, j'ai subi les procès et la prison que Bonaparte, même dans ses plus grandes colères, m'avait épargnés. Je me présente entre ma démission à la mort du duc d'Enghien et mon cri pour l'enfant dépouillé; je m'appuie sur un prince fusillé et sur un prince banni; ils soutiennent mes vieux bras entrelacés à leurs bras débiles: royalistes, êtes-vous si bien accompagnés?

Mais plus j'ai garrotté ma vie par les liens du dévouement et de l'honneur, plus j'ai échangé la liberté de mes actions contre l'indépendance de ma pensée; cette pensée est rentrée dans sa nature. Maintenant, en dehors de tout, j'apprécie les gouvernements ce qu'ils valent. Peut-on croire aux rois de l'avenir? faut-il croire aux peuples du présent? L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre un misérable repos que dans l'athéisme politique. Que les jeunes générations se bercent d'espérances: avant de toucher au but, elles attendront de longues années; les âges vont au nivellement général, mais ils ne hâtent point leur marche à l'appel de nos désirs: le temps est une sorte d'éternité appropriée aux choses mortelles; il compte pour rien les races et leurs douleurs dans les œuvres qu'il accomplit.

Il résulte de ce qu'on vient de lire, que si l'on avait fait ce que j'avais conseillé; que si d'étroites envies n'avaient préféré leur satisfaction à l'intérêt de la France; que si le pouvoir avait mieux apprécié les capacités relatives, que si les cabinets étrangers avaient jugé, comme Alexandre, que le salut de la monarchie française était dans des institutions libérales; que si ces cabinets n'avaient point entretenu l'autorité rétablie dans la défiance du principe de la charte, la légitimité occuperait encore le trône. Ah! ce qui est passé est passé! on a beau retourner en arrière, se remettre à la place que l'on a quittée, on ne retrouve rien de ce qu'on y avait laissé: hommes, idées, circonstances, tout s'est évanoui.[Lien vers la Table des Matières]