Napoléon à St. Hélène.

L'empereur se mêlait de toutes choses; son intellect ne se reposait jamais; il avait une espèce d'agitation perpétuelle d'idées. Dans l'impétuosité de sa nature, au lieu d'un train franc et continu, il s'avançait par bonds et haut-le-corps, il se jetait sur l'univers et lui donnait des saccades; il n'en voulait point, de cet univers, s'il était obligé de l'attendre: être incompréhensible, qui trouvait le secret d'abaisser, en les dédaignant, ses plus dominantes actions, et qui élevait jusqu'à sa hauteur ses actions les moins élevées. Impatient de volonté, patient de caractère, incomplet et comme inachevé, Napoléon avait des lacunes dans le génie: son entendement ressemblait au ciel de cet autre hémisphère sous lequel il devait aller mourir, à ce ciel dont les étoiles sont séparées par des espaces vides.

On se demande par quel prestige Bonaparte, si aristocrate, si ennemi du peuple, a pu arriver à la popularité dont il jouit: car ce forgeur de jougs est très certainement resté populaire chez une nation dont la prétention a été d'élever des autels à l'indépendance et à l'égalité; voici le mot de l'énigme:

Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir; ils n'aiment point la liberté; l'égalité seule est leur idole. Or, l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant: le niveau descendant aurait charmé davantage l'envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. La vanité française se bouffit aussi de la supériorité que Bonaparte nous donna sur le reste de l'Europe; une autre cause de la popularité de Napoléon tient à l'affliction de ses derniers jours. Après sa mort, à mesure que l'on connut mieux ce qu'il avait souffert à Sainte-Hélène, on commença à s'attendrir; on oublia sa tyrannie pour se souvenir qu'après avoir vaincu nos ennemis, qu'après les avoir ensuite attirés en France, il nous avait défendus contre eux; nous nous figurons qu'il nous sauverait aujourd'hui de la honte où nous sommes: sa renommée nous fut ramenée par son infortune; sa gloire a profité de son malheur.

Enfin les miracles de ses armes ont ensorcelé la jeunesse, en nous apprenant à adorer la force brutale. Sa fortune inouïe a laissé à l'outrecuidance de chaque ambition l'espoir d'arriver où il était parvenu.

Et pourtant cet homme, si populaire par le cylindre qu'il avait roulé sur la France, était l'ennemi mortel de l'égalité et le plus grand organisateur de l'aristocratie dans la démocratie.

Je ne puis acquiescer aux faux éloges dont on insulte Bonaparte, en voulant tout justifier dans sa conduite; je ne puis renoncer à ma raison, m'extasier devant ce qui me fait horreur ou pitié.

Si j'ai réussi à rendre ce que j'ai senti, il restera de mon portrait une des premières figures de l'histoire; mais je n'ai rien adopté de cette créature fantastique composée de mensonges; mensonges que j'ai vus naître, qui, pris d'abord pour ce qu'ils étaient, ont passé avec le temps à l'état de vérité par l'infatuation et l'imbécile crédulité humaine. Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal d'admiration. Je m'attache à peindre les personnages en conscience, sans leur ôter ce qu'ils ont, sans leur donner ce qu'ils n'ont pas. Si le succès était réputé l'innocence; si, débauchant jusqu'à la postérité, il la chargeait de ses chaînes; si, esclave future, engendrée d'un passé esclave, cette postérité subornée devenait le complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit, où serait le prix des sacrifices? Le bien et le mal n'étant plus que relatifs, toute moralité s'effacerait des actions humaines.

Tel est l'embarras que cause à l'écrivain impartial une éclatante renommée; il l'écarte autant qu'il peut, afin de mettre le vrai à nu; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l'instant le tableau.

Pour ne pas avouer l'amoindrissement de territoire et de puissance que nous devons à Bonaparte, la génération actuelle se console en se figurant que ce qu'il nous a retranché en force, il nous l'a rendu en illustration. «Désormais, ne sommes-nous pas, dit-elle, renommés aux quatre coins de la terre? un Français n'est-il pas craint, remarqué, recherché, connu à tous les rivages?»

Mais étions-nous placés entre ces deux conditions, ou l'immortalité sans puissance, ou la puissance sans immortalité? Alexandre fit connaître à l'univers le nom des Grecs; il ne leur en laissa pas moins quatre empires en Asie; la langue et la civilisation des Hellènes s'étendirent du Nil à Babylone et de Babylone à l'Indus. À sa mort, son royaume patrimonial de Macédoine, loin d'être diminué, avait centuplé de force. Bonaparte nous a fait connaître à tous les rivages; commandés par lui, les Français jetèrent l'Europe si bas à leurs pieds que la France prévaut encore par son nom, et que l'Arc de l'Étoile peut s'élever sans paraître un puéril trophée; mais avant nos revers ce monument eût été un témoin au lieu de n'être qu'une chronique. Cependant Dumouriez avec des réquisitionnaires n'avait-il pas donné à l'étranger les premières leçons, Jourdan gagné la bataille de Fleurus, Pichegru conquis la Belgique et la Hollande, Hoche passé le Rhin, Masséna triomphé à Zurich, Moreau à Hohenlinden; tous exploits les plus difficiles à obtenir et qui préparaient les autres? Bonaparte a donné un corps à ces succès épars; il les a continués, il a fait rayonner ces victoires: mais, sans ces premières merveilles, eût-il obtenu les dernières? il n'était au-dessus de tout que quand la raison chez lui exécutait les inspirations du poète.

L'illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux ou trois cent mille hommes par an; nous ne l'avons payée que de trois millions de nos soldats; nos concitoyens ne l'ont achetée qu'au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze années: ces bagatelles peuvent-elles compter? Les générations venues après ne sont-elles pas resplendissantes? Tant pis pour ceux qui ont disparu! Les calamités sous la République servirent au salut de tous; nos malheurs sous l'Empire ont bien plus fait: ils ont déifié Bonaparte! cela nous suffit.

Cela ne me suffit pas à moi, je ne m'abaisserai point à cacher ma nation derrière Bonaparte; il n'a pas fait la France, la France l'a fait. Jamais aucun talent, aucune supériorité ne m'amènera à consentir au pouvoir qui peut d'un mot me priver de mon indépendance, de mes foyers, de mes amis; si je ne dis pas de ma fortune et de mon honneur, c'est que la fortune ne me paraît pas valoir la peine qu'on la défende; quant à l'honneur, il échappe à la tyrannie: c'est l'âme des martyrs; les liens l'entourent et ne l'enchaînent pas; il perce la voûte des prisons et emporte avec soi tout l'homme.

Le tort que la vraie philosophie ne pardonnera pas à Bonaparte, c'est d'avoir façonné la société à l'obéissance passive, repoussé l'humanité vers les temps de dégradation morale, et peut-être abâtardi les caractères de manière qu'il serait impossible de dire quand les cœurs commenceront à palpiter de sentiments généreux. La faiblesse où nous sommes plongés vis-à-vis de l'Europe, notre abaissement actuel, sont la conséquence de l'esclavage napoléonien: il ne nous est resté que les facultés du joug. Bonaparte a dérangé jusqu'à l'avenir; point ne m'étonnerais si l'on nous voyait, dans le malaise de notre impuissance nous amoindrir, nous barricader contre l'Europe au lieu de l'aller chercher, livrer nos franchises au dedans pour nous délivrer au dehors d'une frayeur chimérique, nous égarer dans d'ignobles prévoyances, contraires à notre génie et aux quatorze siècles dont se composent nos mœurs nationales. Le despotisme que Bonaparte a laissé dans l'air descendra sur nous en forteresses.

La mode est aujourd'hui d'accueillir la liberté d'un rire sardonique, de la regarder comme vieillerie tombée en désuétude avec l'honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n'y a rien dans le monde; elle donne du prix à la vie; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits. Attaquer Napoléon au nom de choses passées, l'assaillir avec des idées mortes, c'est lui préparer de nouveaux triomphes. On ne le peut combattre qu'avec quelque chose de plus grand que lui, la liberté: il s'est rendu coupable envers elle et par conséquent envers le genre humain.

Vaines paroles! mieux que personne, j'en sens l'inutilité. Désormais toute observation, si modérée qu'elle soit, est réputée profanatrice: il faut du courage pour oser braver les cris du vulgaire, pour ne pas craindre de se faire traiter d'intelligence bornée, incapable de comprendre et de sentir le génie de Napoléon, par la seule raison qu'au milieu de l'admiration vive et vraie que l'on professe pour lui, on ne peut néanmoins encenser toutes ses imperfections. Le monde appartient à Bonaparte; ce que le ravageur n'avait pu achever de conquérir, sa renommée l'usurpe; vivant il a manqué le monde, mort il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter. L'antiquité fait dire à l'ombre du fils de Priam: «Ne juge pas Hector d'après sa petite tombe: «l'Iliade, Homère, les Grecs en fuite, voilà mon sépulcre: je suis enterré sous toutes ces grandes actions.»

Bonaparte n'est plus le vrai Bonaparte, c'est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple; c'est le Charlemagne et l'Alexandre des épopées du moyen âge que nous voyons aujourd'hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu'après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l'on combattit Napoléon alors qu'il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Il est un obstacle aux événements futurs: comment une puissance sortie des camps pourrait-elle s'établir après lui? n'a-t-il pas tué en la surpassant toute gloire militaire? Comment un gouvernement libre pourrait-il naître, lorsqu'il a corrompu dans les cœurs le principe de toute liberté? Aucune puissance légitime ne peut plus chasser de l'esprit de l'homme le spectre usurpateur: le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais ou dans leurs chaumières; les anciens vaincus sont d'accord avec les anciens vainqueurs; on ne peut faire un pas en Italie qu'on ne le retrouve; on ne pénètre pas en Allemagne qu'on ne le rencontre, car dans ce pays la jeune génération qui le repoussa est passée. Les siècles s'asseyent d'ordinaire devant le portrait d'un grand homme, ils l'achèvent par un travail long et successif. Le genre humain cette fois n'a pas voulu attendre; peut-être s'est-il trop hâté d'estomper un pastel. Il est temps de placer en regard de la partie défectueuse de l'idole la partie achevée.

Bonaparte n'est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l'amour des libertés qu'il n'a jamais eu et n'a jamais prétendu établir; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l'Italie; il est grand pour avoir fait renaître en France l'ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d'orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claquedents de tribune, de clubs et d'échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d'une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets, à l'époque où aucune illusion n'environne les trônes; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées, quelle qu'ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu'on a peine aujourd'hui à les comprendre.

Le fameux délinquant en matière triomphale n'est plus; le peu d'hommes qui comprennent encore les sentiments nobles peuvent rendre hommage à la gloire sans la craindre, mais sans se repentir d'avoir proclamé ce que cette gloire eut de funeste, sans reconnaître le destructeur des indépendances pour le père des émancipations: Napoléon n'a nul besoin qu'on lui prête des mérites; il fut assez doué en naissant.

Ores donc que, détaché de son temps, son histoire est finie et que son épopée commence, allons le voir mourir: quittons l'Europe; suivons-le sous le ciel de son apothéose! Le frémissement des mers, là où ses vaisseaux caleront la voile, nous indiquera le lieu de sa disparition: «À l'extrémité de notre hémisphère, on entend, dit Tacite, le bruit que fait le soleil en s'immergeant, sonum insuper immergentis audiri

Jean de Noya, navigateur portugais, s'était égaré dans les eaux qui séparent l'Afrique de l'Amérique. En 1502, le 18 août, fête de sainte Hélène, mère du premier empereur chrétien, il rencontra une île par le 16e degré de latitude méridionale et le 11e de longitude; il y toucha et lui donna le nom du jour de la découverte.

Après avoir fréquenté cette île quelques années, les Portugais la délaissèrent; les Hollandais s'y établirent, et l'abandonnèrent ensuite pour le cap de Bonne-Espérance; la Compagnie des Indes d'Angleterre s'en saisit; les Hollandais la reprirent en 1672; les Anglais l'occupèrent de nouveau et s'y fixèrent.

Lorsque Jean de Noya surgit à Sainte-Hélène, l'intérieur du pays inhabité n'était qu'une forêt. Fernand Lopez, renégat portugais, déporté à cette oasis, la peupla de vaches, de chèvres, de poules, de pintades et d'oiseaux des quatre parties de la terre. On y fit monter successivement, comme à bord de l'arche, des animaux de toute la création.

Cinq cents blancs, quinze cents nègres, mêlés de mulâtres, de Javanais et de Chinois, composent la population de l'île. James-Town en est la ville et le port. Avant que les Anglais fussent maîtres du cap de Bonne-Espérance, les flottes de la Compagnie, au retour des Indes, relâchaient à James-Town. Les matelots étalaient leurs pacotilles au pied des palmistes, une forêt muette et solitaire se changeait, une fois l'an, en un marché bruyant et peuplé.

Le climat de l'île est sain, mais pluvieux: ce donjon de Neptune, qui n'a que sept à huit lieues de tour, attire les vapeurs de l'Océan. Le soleil de l'équateur chasse à midi tout ce qui respire, force au silence et au repos jusqu'aux moucherons, oblige les hommes et les animaux à se cacher. Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on appelle la lumière de mer, lumière produite par des myriades d'insectes dont les amours, électrisés par les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations d'une noce universelle. L'ombre de l'île, obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile de diamants. Le spectacle du ciel est semblablement magnifique, selon mon savant et célèbre ami M. de Humboldt[56]: «On éprouve, dit-il, je ne sais quel sentiment inconnu, lorsqu'en approchant de l'équateur, et surtout en passant d'un hémisphère à l'autre, on voit s'abaisser progressivement et enfin disparaître les étoiles que l'on connut dès sa première enfance. On sent qu'on n'est point en Europe, lorsqu'on voit s'élever sur l'horizon l'immense constellation du Navire, ou les nuées phosphorescentes de Magellan.

«Nous ne vîmes pour la première fois distinctement,» continue-t-il, «la croix du Sud que dans la nuit du 4 au 5 juillet, par les 16 degrés de latitude.

«Je me rappelais le passage sublime de Dante que les commentateurs les plus célèbres ont appliqué à cette constellation:

«Io mi volsi a man destra[57], etc.

«Chez les Portugais et les Espagnols, un sentiment religieux les attache à une constellation dont la forme leur rappelle ce signe de la foi, planté par leurs ancêtres dans les déserts du Nouveau Monde.»

Les poètes de la France et de la Lusitanie ont placé des scènes de l'élégie aux rivages du Mélinde et des îles avoisinantes. Il y a loin de ces douleurs fictives aux tourments réels de Napoléon sous ces astres prédits par le chantre de Béatrice et dans ces mers d'Éléonore et de Virginie. Les grands de Rome, relégués aux îles de la Grèce, se souciaient-ils des charmes de ces rives et des divinités de la Crète et de Naxos? Ce qui ravissait Vasco de Gama et Camoëns ne pouvait émouvoir Bonaparte: couché à la poupe du vaisseau, il ne s'apercevait pas qu'au-dessus de sa tête étincelaient des constellations inconnues dont les rayons rencontraient pour la première fois ses regards. Que lui faisaient ces astres qu'il ne vit jamais de ses bivouacs, qui n'avaient pas brillé sur son empire? Et cependant aucune étoile n'a manqué à sa destinée: la moitié du firmament éclaira son berceau; l'autre était réservée à la pompe de sa tombe.

La mer que Napoléon franchissait n'était point cette mer amie qui l'apporta des havres de la Corse, des sables d'Aboukir, des rochers de l'île d'Elbe, aux rives de la Provence; c'était cet Océan ennemi qui, après l'avoir enfermé dans l'Allemagne, la France, le Portugal et l'Espagne, ne s'ouvrait devant sa course que pour se refermer derrière lui. Il est probable qu'en voyant les vagues pousser son navire, les vents alizés l'éloigner d'un souffle constant, il ne faisait pas sur sa catastrophe les réflexions qu'elle m'inspire: chaque homme sent sa vie à sa manière, celui qui donne au monde un grand spectacle est moins touché et moins enseigné que le spectateur. Occupé du passé comme s'il pouvait renaître, espérant encore dans ses souvenirs, Bonaparte s'aperçut à peine qu'il franchissait la ligne, et il ne demanda point quelle main traça ces cercles dans lesquels les globes sont contraints d'emprisonner leur marche éternelle.

Le 15 août, la colonie errante célébra la Saint-Napoléon à bord du vaisseau qui conduisait Napoléon à sa dernière halte. Le 15 octobre, le Northumberland était à la hauteur de Sainte-Hélène. Le passager monta sur le pont; il eut peine à découvrir un point noir imperceptible dans l'immensité bleuâtre; il prit une lunette; il observa ce grain de terre ainsi qu'il eût autrefois observé une forteresse au milieu d'un lac. Il aperçut la bourgade de Saint-James enchâssée dans des rochers escarpés; pas une ride de cette façade stérile à laquelle ne fût suspendu un canon: on semblait avoir voulu recevoir le captif selon son génie.

Le 16 octobre 1815, Bonaparte aborda l'écueil, son mausolée, de même que le 12 octobre 1492, Christophe Colomb aborda le Nouveau Monde, son monument: «Là, dit Walter Scott, à l'entrée de l'océan Indien, Bonaparte était privé des moyens de faire un second avatar ou incarnation sur la terre.»

Avant d'être transporté à la résidence de Longwood, Bonaparte occupa une case à Briars[58] près de Balcombe's cottage. Le 9 décembre, Longwood, augmenté à la hâte par les charpentiers de la flotte anglaise, reçut son hôte. La maison, située sur un plateau de montagnes, se composait d'un salon, d'une salle à manger, d'une bibliothèque, d'un cabinet d'étude et d'une chambre à coucher. C'était peu: ceux qui habitèrent la tour du Temple et le donjon de Vincennes furent encore moins bien logés; il est vrai qu'on eut l'attention d'abréger leur séjour. Le général Gourgaud, M. et madame de Montholon avec leurs enfants, M. de Las Cases et son fils, campèrent provisoirement sous des tentes; M. et madame Bertrand s'établirent à Hutt's-Gate, cabine placée à la limite du terrain de Longwood.

Bonaparte avait pour promenoir une arène de douze milles; des sentinelles entouraient cet espace, et des vigies étaient placées sur les plus hauts pitons. Le lion pouvait étendre ses courses au delà, mais il fallait alors qu'il consentît à se laisser garder par un bestiaire anglais. Deux camps défendaient l'enceinte excommuniée: le soir, le cercle des factionnaires se resserrait sur Longwood. À neuf heures, Napoléon consigné ne pouvait plus sortir; les patrouilles faisaient la ronde; des cavaliers en vedette, des fantassins plantés çà et là, veillaient dans les criques et dans les ravins qui descendaient à la grève. Deux bricks armés croisaient, l'un sous le vent, l'autre au vent de l'île. Que de précautions pour garder un seul homme au milieu des mers! Après le coucher du soleil, aucune chaloupe ne pouvait mettre à la mer; les bateaux pêcheurs étaient comptés, et la nuit ils restaient au port sous la responsabilité d'un lieutenant de marine. Le souverain généralissime qui avait cité le monde à son étrier était appelé à comparaître deux fois le jour devant un hausse-col. Bonaparte ne se soumettait point à cet appel; quand, par fortune, il pouvait éviter les regards de l'officier de service, cet officier n'aurait osé dire où et comment il avait vu celui dont il était plus difficile de constater l'absence que de prouver la présence à l'univers.

Sir George Cockburn, auteur de ces règlements sévères, fut remplacé par sir Hudson Lowe. Alors commencèrent les pointilleries dont tous les Mémoires nous ont entretenus. Si l'on en croyait ces Mémoires, le nouveau gouverneur aurait été de la famille des énormes araignées de Sainte-Hélène, et le reptile de ces bois où les serpents sont inconnus. L'Angleterre manqua d'élévation, Napoléon de dignité. Pour mettre un terme à ses exigences d'étiquette, Bonaparte semblait quelquefois décidé à se voiler sous un pseudonyme, comme un monarque en pays étranger; il eut l'idée touchante de prendre le nom d'un de ses aides de camp tué à la bataille d'Arcole[59]. La France, l'Autriche, la Russie, désignèrent des commissaires à la résidence de Sainte-Hélène[60]: le captif était accoutumé à recevoir les ambassadeurs des deux dernières puissances; la légitimité, qui n'avait pas reconnu Napoléon empereur, aurait agi plus noblement en ne reconnaissant pas Napoléon prisonnier.

Une grande maison de bois, construite à Londres, fut envoyée à Sainte-Hélène; mais Napoléon ne se trouva plus assez bien portant pour l'habiter. Sa vie à Longwood était ainsi réglée: il se levait à des heures incertaines; M. Marchand, son valet de chambre, lui faisait la lecture lorsqu'il était au lit; quand il s'était levé matin, il dictait aux généraux Montholon et Gourgaud, et au fils de M. de Las Cases. Il déjeunait à dix heures, se promenait à cheval ou en voiture jusque vers les trois heures, rentrait à six et se couchait à onze. Il affectait de s'habiller comme il est peint dans le portrait d'Isabey: le matin il s'enveloppait d'un cafetan et entortillait sa tête d'un mouchoir des Indes.

Sainte-Hélène est située entre les deux pôles. Les navigateurs qui passent d'un lieu à l'autre saluent cette première station, où la terre délasse les regards fatigués du spectacle de l'Océan et offre des fruits et la fraîcheur de l'eau douce à des bouches échauffées par le sel. La présence de Bonaparte avait changé cette île de promission en un roc pestiféré: les vaisseaux étrangers n'y abordaient plus; aussitôt qu'on les signalait à vingt lieues de distance, une croisière les allait reconnaître et leur enjoignait de passer au large; on n'admettait en relâche, à moins d'une tourmente, que les seuls navires de la marine britannique.

Quelques-uns des voyageurs anglais qui venaient d'admirer ou qui allaient voir les merveilles du Gange visitaient sur leur chemin une autre merveille: l'Inde, accoutumée aux conquérants, en avait un enchaîné à ses portes.

Napoléon admettait ces visites avec peine. Il consentit à recevoir lord Amherst à son retour de son ambassade de la Chine. L'amiral sir Pulteney Malcolm lui plut: «Votre gouvernement, lui dit-il un jour, a-t-il l'intention de me retenir sur ce rocher jusqu'à ma mort?» L'amiral répondit qu'il le craignait. «Alors ma mort arrivera bientôt.—J'espère que non, monsieur; vous vivrez assez de temps pour écrire vos grandes actions; elles sont si nombreuses, que cette tâche vous assure une longue vie.»

Napoléon ne se choqua point de cette simple appellation, monsieur; il se reconnut en ce moment par sa véritable grandeur. Heureusement pour lui, il n'a point écrit sa vie; il l'eût rapetissée: les hommes de cette nature doivent laisser leurs mémoires à raconter par cette voix inconnue qui n'appartient à personne et qui sort des peuples et des siècles. À nous seuls vulgaires il est permis de parler de nous, parce que personne n'en parlerait.

Le capitaine Basil Hall[61] se présenta à Longwood: Bonaparte se souvint d'avoir vu le père du capitaine à Brienne: «Votre père, dit-il, était le premier Anglais que j'eusse jamais vu; c'est pourquoi j'en ai gardé le souvenir toute ma vie.» Il s'entretint avec le capitaine de la récente découverte de l'île de Lou-Tchou: «Les habitants n'ont point d'armes, dit le capitaine.—Point d'armes! s'écria Bonaparte.—Ni canons ni fusils.—Des lances au moins, des arcs et des flèches?—Rien de tout cela.—Ni poignards?—Ni poignards.—Mais comment se bat-on?—Ils ignorent tout ce qui se passe dans le monde; ils ne savent pas que la France et l'Angleterre existent; ils n'ont jamais entendu parler de Votre Majesté.» Bonaparte sourit d'une manière qui frappa le capitaine: plus le visage est sérieux, plus le sourire est beau.

Ces différents voyageurs remarquèrent qu'aucune trace de couleur ne paraissait sur le visage de Bonaparte: sa tête ressemblait à un buste de marbre dont la blancheur était légèrement jaunie par le temps. Rien de sillonné sur son front, ni de creusé dans ses joues; son âme semblait sereine. Ce calme apparent fit croire que la flamme de son génie s'était envolée. Il parlait avec lenteur; son expression était affectueuse et presque tendre; quelquefois il lançait des regards éblouissants, mais cet état passait vite: ses yeux se voilaient et devenaient tristes.

Ah! sur ces rivages avaient jadis comparu d'autres voyageurs connus de Napoléon.

Après l'explosion de la machine infernale, un sénatus-consulte du 4 janvier 1801 prononça sans jugement, par simple mesure de police, l'exil outre-mer de cent trente républicains[62]: embarqués sur la frégate la Chiffonne et sur la corvette la Flèche, ils furent conduits aux îles Seychelles et dispersés peu après dans l'archipel des Comores, entre l'Afrique et Madagascar: ils y moururent presque tous. Deux des déportés, Lefranc et Saunois, parvenus à se sauver sur un vaisseau américain, touchèrent en 1803 à Sainte-Hélène: c'était là que douze ans plus tard la Providence devait enfermer leur grand oppresseur.

Le trop fameux général Rossignol[63], leur compagnon d'infortune, un quart d'heure avant son dernier soupir s'écria: «Je meurs accablé des plus horribles douleurs; mais je mourrais content si je pouvais apprendre que le tyran de ma patrie endurât les mêmes souffrances![64]» Ainsi jusque dans l'autre hémisphère les imprécations de la liberté attendaient celui qui la trahit.

L'Italie, arrachée à son long sommeil par Napoléon, tourna les yeux vers l'illustre enfant qui la voulut rendre à sa gloire et avec lequel elle était retombée sous le joug. Les fils des Muses, les plus nobles et les plus reconnaissants des hommes, quand ils n'en sont pas les plus vils et les plus ingrats, regardaient Sainte-Hélène. Le dernier poète de la patrie de Virgile chantait le dernier guerrier de la patrie de César:

Tutto ei provó, la gloria
Maggior dopo il periglio,
La fuga e la vittoria.
La reggia e il triste esiglio:
Due volte ne la polvere,
Due volte sugli altar.

Ei si nomo: due secoli,
L'un contro l' altro armato,
Sommessi a lui si volsero,
Come aspettando il fato:
Ei fè silenzio ed arbitro
S' assise in mezzo a lor[65].

«Il éprouva tout, dit Manzoni, la gloire plus grande après le péril, la fuite et la victoire, la royauté et le triste exil: deux fois dans la poudre, deux fois sur l'autel.

«Il se nomma: deux siècles l'un contre l'autre armés se tournèrent vers lui, comme attendant leur sort: il fit silence, et s'assit arbitre entre eux.»

Bonaparte approchait de sa fin; rongé d'une plaie intérieure, envenimée par le chagrin, il l'avait portée, cette plaie, au sein de la prospérité: c'était le seul héritage qu'il eût reçu de son père; le reste lui venait des munificences de Dieu.

Déjà il comptait six années d'exil; il lui avait fallu moins de temps pour conquérir l'Europe. Il restait presque toujours renfermé, et lisait Ossian de la traduction italienne de Cesarotti. Tout l'attristait sous un ciel où la vie semblait plus courte, le soleil restant trois jours de moins dans cet hémisphère que dans le nôtre. Quand Bonaparte sortait, il parcourait des sentiers scabreux que bordaient des aloès et des genêts odoriférants. Il se promenait parmi les gommiers à fleurs rares que les vents généraux faisaient pencher du même côté, ou il se cachait dans les gros nuages qui roulaient à terre. On le voyait assis sur les bases du pic de Diane, du Flay Staff, du Leader Hill, contemplant la mer par les brèches des montagnes. Devant lui se déroulait cet Océan qui d'une part baigne les côtes de l'Afrique, de l'autre les rives américaines, et qui va, comme un fleuve sans bords, se perdre dans les mers australes. Point de terre civilisée plus voisine que le cap des Tempêtes. Qui dira les pensées de ce Prométhée déchiré vivant par la mort, lorsque, la main appuyée sur sa poitrine douloureuse, il promenait ses regards sur les flots! Le Christ fut transporté au sommet d'une montagne d'où il aperçut les royaumes du monde; mais pour le Christ il était écrit au séducteur de l'homme: «Tu ne tenteras point le fils de Dieu.»

Bonaparte, oubliant une pensée de lui, que j'ai citée (ne m'étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas), parlait de se tuer; il ne se souvenait plus aussi de son ordre du jour à propos du suicide d'un de ses soldats. Il espérait assez dans l'attachement de ses compagnons de captivité pour croire qu'ils consentiraient à s'étouffer avec lui à la vapeur d'un brasier: l'illusion était grande. Tels sont les enivrements d'une longue domination; mais il ne faut considérer, dans les impatiences de Napoléon, que le degré de souffrance auquel il était parvenu. M. de Las Cases ayant écrit à Lucien sur un morceau de soie blanche, en contravention avec les règlements, reçut l'ordre de quitter Sainte-Hélène[66]: son absence augmenta le vide autour du banni.

Le 18 mai 1817, lord Holland, dans la Chambre des pairs, fit une proposition au sujet des plaintes transmises en Angleterre par le général Montholon: «La postérité n'examinera pas, dit-il, si Napoléon a été justement puni de ses crimes, mais si l'Angleterre a montré la générosité qui convenait à une grande nation.» Lord Bathurst combattit la motion.

Le cardinal Fesch dépêcha d'Italie deux prêtres[67] à son neveu. La princesse Borghèse sollicitait la faveur de rejoindre son frère: «Non, dit Napoléon, je ne veux pas qu'elle soit témoin de mon humiliation et des insultes auxquelles je suis exposé.» Cette sœur aimée, germana Jovis, ne traversa pas les mers; elle mourut aux lieux où Napoléon avait laissé sa renommée.

Des projets d'enlèvement se formèrent: un colonel Latapie, à la tête d'une bande d'aventuriers américains, méditait une descente à Sainte-Hélène. Johnston, hardi contrebandier, prétendit dérober Bonaparte au moyen d'un bateau sous-marin. De jeunes lords entraient dans ces projets; on conspirait pour rompre les chaînes de l'oppresseur; on aurait laissé périr dans les fers, sans y penser, le libérateur du genre humain. Bonaparte espérait sa délivrance des mouvements politiques de l'Europe. S'il eût vécu jusqu'en 1830, peut-être nous serait-il revenu; mais qu'eût-il fait parmi nous? il eût semblé caduc et arriéré au milieu des idées nouvelles. Jadis sa tyrannie paraissait liberté à notre servitude; maintenant sa grandeur paraîtrait despotisme à notre petitesse. À l'époque actuelle tout est décrépit dans un jour; qui vit trop, meurt vivant. En avançant dans la vie, nous laissons trois ou quatre images de nous, différentes les unes des autres; nous les revoyons ensuite dans la vapeur du passé comme des portraits de nos différents âges.

Bonaparte affaibli ne s'occupait plus que comme un enfant: il s'amusait à creuser dans son jardin un petit bassin; il y mit quelques poissons: le mastic du bassin se trouvant mêlé de cuivre, les poissons moururent. Bonaparte dit: «Tout ce qui m'attache est frappé.»

Vers la fin de février 1821. Napoléon fut obligé de se coucher et ne se leva plus. «Suis-je assez tombé!» murmurait-il: «je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière!» Il ne croyait pas à la médecine et s'opposait à une consultation d'Antomarchi[68] avec des médecins de James-Town. Il admit cependant à son lit de mort le docteur Arnold. Du 13 au 27 avril, il dicta son testament; le 28, il ordonna d'envoyer son cœur à Marie-Louise; il défendit à tout chirurgien anglais de porter la main sur lui après son décès. Persuadé qu'il succombait à la maladie dont avait été atteint son père, il recommanda de faire passer au duc de Reichstadt le procès-verbal de l'autopsie: le renseignement paternel est devenu inutile; Napoléon II a rejoint Napoléon Ier.

À cette dernière heure, le sentiment religieux dont Bonaparte avait toujours été pénétré se réveilla. Thibaudeau, dans ses Mémoires sur le Consulat, raconte, à propos du rétablissement du culte, que le premier consul lui avait dit: «Dimanche dernier, au milieu du silence de la nature, je me promenais dans ces jardins (la Malmaison); le son de la cloche de Ruel vint tout à coup frapper mon oreille, et renouvela toutes les impressions de ma jeunesse; je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes, et je me dis: S'il en est ainsi pour moi, quel effet de pareils souvenirs ne doivent-ils pas produire sur les hommes simples et crédules? Que vos philosophes répondent à cela!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . et, levant les mains vers le ciel: Quel est celui qui a fait tout cela?»

En 1797, par sa proclamation de Macerata, Bonaparte autorise le séjour des prêtres français réfugiés dans les États du pape, défend de les inquiéter, ordonne aux couvents de les nourrir, et leur assigne un traitement en argent.

Ses variations en Égypte, ses colères contre l'Église dont il était le restaurateur, montrent qu'un instinct de spiritualisme dominait au milieu même de ses égarements, car ses chutes et ses irritations ne sont point d'une nature philosophique et portent l'empreinte du caractère religieux.

Bonaparte, donnant à Vignale les détails de la chapelle ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille, crut s'apercevoir que sa recommandation déplaisait à Antomarchi; il s'en expliqua avec le docteur et lui dit: «Vous êtes au-dessus de ces faiblesses: mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe ni médecin; je crois à Dieu; je suis de la religion de mon père. N'est pas athée qui veut. . . . . . . Pouvez-vous ne pas croire à Dieu? car enfin tout proclame son existence, et les plus grands génies l'ont cru. . . . . . Vous êtes médecin. . . . . ces gens-là ne brassent que de la matière: ils ne croient jamais rien.»

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme: ne se figurait-il pas qu'une comète était venue le chercher, comme jadis elle emporta César? De plus, il croyait à Dieu; il était de la religion de son père; il n'était pas philosophe; il n'était pas athée; il n'avait pas, comme vous, livré de bataille à l'Éternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de rois; il trouvait que tout proclamait l'existence de l'Être suprême; il déclarait que les plus grands génies avaient cru à cette existence, et il voulait croire comme ses pères. Enfin, chose monstrueuse! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était chrétien dans le XIXe siècle! Son testament commence par cet article:

«Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans.»

Au troisième paragraphe du testament de Louis XVI on lit:

«Je meurs dans l'union de notre sainte mère l'église catholique, apostolique et romaine.»

La Révolution nous a donné bien des enseignements; mais en est-il un seul comparable à celui-ci? Napoléon et Louis XVI faisant la même profession de foi! Voulez-vous savoir le prix de la croix? Cherchez dans le monde entier ce qui convient le mieux à la vertu malheureuse, ou à l'homme de génie mourant.

Le 3 mai, Napoléon se fit administrer l'extrême-onction et reçut le saint viatique. Le silence de la chambre n'était interrompu que par le hoquet de la mort mêlé au bruit régulier du balancier d'une pendule: l'ombre, avant de s'arrêter sur le cadran, fit encore quelques tours; l'astre qui la dessinait avait de la peine à s'éteindre. Le 4, la tempête de l'agonie de Cromwell s'éleva: presque tous les arbres de Longwood furent déracinés. Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine. Les derniers mots saisis sur les lèvres du conquérant furent: «Tête... armée, ou tête d'armée.» Sa pensée errait encore au milieu des combats. Quand il ferma pour jamais les yeux, son épée, expirée avec lui, était couchée à sa gauche, un crucifix reposait sur sa poitrine: le symbole pacifique appliqué au cœur de Napoléon calma les palpitations de ce cœur, comme un rayon du ciel fait tomber la vague.

Bonaparte désira d'abord être enseveli dans la cathédrale d'Ajaccio, puis, par un codicille daté du 16 avril 1821, il légua ses os à la France: le ciel l'avait mieux servi: son véritable mausolée est le rocher où il expira: revoyez mon récit de la mort du duc d'Enghien. Napoléon, prévoyant à ses dernières volontés l'opposition du gouvernement britannique, fit choix éventuellement d'une sépulture à Sainte-Hélène.

Dans une étroite vallée appelée la vallée de Slane ou du Géranium, maintenant du Tombeau, coule une source; les domestiques chinois de Napoléon, fidèles comme le Javanais de Camoëns, avaient accoutumé d'y remplir des amphores: des saules pleureurs pendent sur la fontaine; une herbe fraîche, parsemée de tchampas, croît autour. «Le tchampas, malgré son éclat et son parfum, n'est pas une plante qu'on recherche, parce qu'elle fleurit sur les tombeaux,» disent les poésies sanscrites. Dans les déclivités des roches déboisées, végètent mal des citronniers amers, des cocotiers porte-noix, des mélèzes et des conises dont on recueille la gomme attachée à la barbe des chèvres.

Napoléon se plaisait aux saules de la fontaine; il demandait la paix à la vallée de Slane, comme Dante banni demandait la paix au cloître de Corvo. En reconnaissance du repos passager qu'il y goûta les derniers jours de sa vie, il indiqua cette vallée pour l'abri de son repos éternel. Il disait en parlant de la source: «Si Dieu voulait que je me rétablisse, j'élèverais un monument dans le lieu où elle jaillit.» Ce monument fut son tombeau. Du temps de Plutarque, dans un endroit consacré aux nymphes aux bords du Strymon, on voyait encore un siège de pierre sur lequel s'était assis Alexandre.

Napoléon, botté, éperonné, habillé en uniforme de colonel de la garde, décoré de la Légion d'honneur, fut exposé mort dans sa couchette de fer; sur ce visage qui ne s'étonna jamais, l'âme, en se retirant, avait laissé une stupeur sublime. Les planeurs et les menuisiers soudèrent et clouèrent Bonaparte en une quadruple bière d'acajou, de plomb, d'acajou encore et de fer-blanc; on semblait craindre qu'il ne fût jamais assez emprisonné. Le manteau que le vainqueur d'autrefois portait aux vastes funérailles de Marengo servit de drap mortuaire au cercueil.

Les obsèques se firent le 28 mai. Le temps était beau; quatre chevaux, conduits par des palefreniers à pied, tiraient le corbillard; vingt-quatre grenadiers anglais, sans armes, l'environnaient; suivait le cheval de Napoléon. La garnison de l'île bordait les précipices du chemin. Trois escadrons de dragons précédaient le cortège; le 20e régiment d'infanterie, les soldats de marine, les volontaires de Sainte-Hélène, l'artillerie royale avec quinze pièces de canon, fermaient la marche. Des groupes de musiciens, placés de distance en distance sur les rochers, se renvoyaient des airs lugubres. À un défilé, le corbillard s'arrêta; les vingt-quatre grenadiers sans armes enlevèrent le corps et eurent l'honneur de le porter sur leurs épaules jusqu'à la sépulture. Trois salves d'artillerie saluèrent les restes de Napoléon au moment où il descendit dans la terre: tout le bruit qu'il avait fait sur cette terre ne pénétrait pas à deux lignes au-dessous.

Une pierre qui devait être employée à la construction d'une nouvelle maison pour l'exilé est abaissée sur son cercueil comme la trappe de son dernier cachot.

On récita les versets du psaume 87: «J'ai été pauvre et plein de travail dans ma jeunesse; j'ai été élevé, puis humilié... j'ai été percé de vos colères.» De minute en minute le vaisseau amiral tirait. Cette harmonie de la guerre, perdue dans l'immensité de l'Océan, répondait au requiescat in pace. L'empereur, enterré par ses vainqueurs de Waterloo, avait ouï le dernier coup de canon de cette bataille; il n'entendit point la dernière détonation dont l'Angleterre troublait et honorait son sommeil à Sainte-Hélène. Chacun se retira, tenant en main une branche de saule comme en revenant de la fête des Palmes.

Lord Byron crut que le dictateur des rois avait abdiqué sa renommée avec son glaive, qu'il allait s'éteindre oublié. Le poète aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les hautes destinées. Cette muse sut changer un dénoûment avorté en une péripétie qui renouvelait son héros. La solitude de l'exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce; il disparut dans les lointains superbes de Babylone. Bonaparte n'est point mort sous les yeux de la France; il s'est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon, au bout d'un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l'immensité du bruit qui l'environna. Les nations sont absentes, leur foule s'est retirée; l'oiseau des tropiques, attelé, dit Buffon, au char du soleil, se précipite de l'astre de la lumière; où se repose-t-il aujourd'hui? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.

Imposuerunt omnes sibi diademata, post mortem ejus.
. . . et multiplicata sunt mala in terra
(Machab.).

«Ils prirent tous le diadème après sa mort... et les maux se multiplièrent sur la terre.»

Ce résumé des Machabées sur Alexandre semble être fait pour Napoléon: «Les diadèmes ont été pris et les maux se sont multipliés sur la terre.» Vingt années se sont à peine écoulées depuis la mort de Bonaparte, et déjà la monarchie française et la monarchie espagnole ne sont plus. La carte du monde a changé; il a fallu apprendre une géographie nouvelle; séparés de leurs légitimes souverains, des peuples ont été jetés à des souverains de rencontre; des acteurs renommés sont descendus de la scène où sont montés des acteurs sans nom; les aigles se sont envolés de la cime du haut pin tombé dans la mer, tandis que de frêles coquillages se sont attachés aux flancs du tronc encore protecteur.

Comme en dernier résultat tout marche à ses fins, le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde, disait l'empereur, et auquel il avait opposé la barre de son génie, reprend son cours; les institutions du conquérant défaillent; il sera la dernière des grandes existences individuelles; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées; l'ombre de Napoléon s'élèvera seule à l'extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme: la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu'au jour marqué de la renaissance sociale.

Puisque c'est ma propre vie que j'écris en m'occupant de celles des autres, grandes ou petites, je suis forcé de mêler cette vie aux choses et aux hommes, quand par hasard elle est rappelée. Ai-je traversé d'une traite, sans m'y arrêter jamais, le souvenir du déporté qui, dans sa prison de l'Océan, attendait l'exécution de l'arrêt de Dieu? Non.

La paix que Napoléon n'avait pas conclue avec les rois ses geôliers, il l'avait faite avec moi: J'étais fils de la mer comme lui, ma nativité était du rocher comme la sienne. Je me flatte d'avoir mieux connu Napoléon que ceux qui l'ont vu plus souvent et approché de plus près.

Napoléon à Sainte-Hélène, cessant d'avoir à garder contre moi sa colère, avait renoncé à ses inimitiés; devenu plus juste à mon tour, j'écrivis dans le Conservateur cet article:

«Les peuples ont appelé Bonaparte un fléau; mais les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l'éternité et de la grandeur du courroux divin dont ils émanent: Ossa arida... dabo vobis spiritum et viveris. Ossements arides, je vous donnerai mon souffle et vous vivrez. Né dans une île pour aller mourir dans une île, aux limites de trois continents; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempêtes, Bonaparte ne se peut remuer sur son rocher que nous n'en soyons avertis par une secousse; un pas du nouvel Adamastor à l'autre pôle se fait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se retirait aux États-Unis, ses regards attachés sur l'Océan suffiraient pour troubler les peuples de l'ancien monde; sa seule présence sur le rivage américain de l'Atlantique forcerait l'Europe à camper sur le rivage opposé[69]

Cet article parvint à Bonaparte à Sainte-Hélène; une main qu'il croyait ennemie versa le dernier baume sur ses blessures; il dit à M. de Montholon:

«Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n'avait point été placée dans des hommes dont l'âme était détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la Sainte Alliance; si le duc de Richelieu, dont l'ambition fut de délivrer son pays de la présence des baïonnettes étrangères, si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré: ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare: tant d'autres y ont trouvé leur perte! Mais ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu'il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l'administration d'alors[70]

Telles ont été mes dernières relations avec Bonaparte.—Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse. Bien de petits hommes à qui j'ai rendu de grands services ne m'ont pas jugé si favorablement que le géant dont j'avais osé attaquer la puissance.

Tandis que le monde napoléonien s'effaçait, je m'enquérais des lieux où Napoléon lui-même s'était évanoui. Le tombeau de Sainte-Hélène a déjà usé un des saules ses contemporains: l'arbre décrépit et tombé est mutilé chaque jour par les pèlerins. La sépulture est entourée d'un grillage en fonte; trois dalles sont posées transversalement sur la fosse; quelques iris croissent aux pieds et à la tête; la fontaine de la vallée coule encore là où des jours prodigieux se sont taris. Des voyageurs apportés par la tempête croient devoir consigner leur obscurité à la sépulture éclatante. Une vieille s'est établie auprès et vit de l'ombre d'un souvenir; un invalide fait sentinelle dans une guérite.

Le vieux Longwood, à deux cents pas du nouveau, est abandonné. À travers un enclos rempli de fumier, on arrive à une écurie; elle servait de chambre à coucher à Bonaparte. Un nègre vous montre une espèce de couloir occupé par un moulin à bras et vous dit: «Here he dead, ici il mourut.» La chambre où Napoléon reçut le jour n'était vraisemblablement ni plus grande ni plus riche.

Au nouveau Longwood, Plantation House, chez le gouverneur, on voit le duc de Wellington en peinture et les tableaux de ses batailles. Une armoire vitrée renferme un morceau de l'arbre près duquel se trouvait le général anglais à Waterloo; cette relique est placée entre une branche d'olivier cueillie au jardin des Olives et des ornements de sauvages de la mer du Sud: bizarre association des abuseurs des vagues. Inutilement le vainqueur veut ici se substituer au vaincu, sous la protection d'un rameau de la Terre sainte et du souvenir de Cook; il suffit qu'on retrouve à Sainte-Hélène la solitude, l'Océan et Napoléon.

Si l'on recherchait l'histoire de la transformation des bords illustrés par des tombeaux, des berceaux, des palais, quelle variété de choses et de destinées ne verrait-on pas, puisque de si étranges métamorphoses s'opèrent, jusque dans les habitations obscures auxquelles sont attachées nos chétives vies! Dans quelle hutte naquit Clovis? Dans quel chariot Attila reçut-il le jour? Quel torrent couvre la sépulture d'Alaric? Quel chacal occupe la place du cercueil en or ou en cristal d'Alexandre? Combien de fois ces poussières ont-elles changé de place? Et tous ces mausolées de l'Égypte et des Indes, à qui appartiennent-ils? Dieu seul connaît la cause de ces mutations liées à des mystères de l'avenir: il est pour les hommes des vérités cachées dans la profondeur du temps; elles ne se manifestent qu'à l'aide des siècles, comme il y a des étoiles si éloignées de la terre que leur lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous.

Mais tandis que j'écrivais ceci le temps a marché; il a produit un événement qui aurait de la grandeur, si les événements ne tombaient aujourd'hui dans la boue. On a redemandé à Londres la dépouille de Bonaparte; la demande a été accueillie: qu'importent à l'Angleterre de vieux ossements? Elle nous fera tant que nous voudrons de ces sortes de présents. Les dépouilles de Napoléon nous sont revenues au moment de notre humiliation; elles auraient pu subir le droit de visite; mais l'étranger s'est montré facile: il a donné un laissez-passer aux cendres.

La translation des restes de Napoléon est une faute contre la renommée. Une sépulture à Paris ne vaudra jamais la vallée de Slane: qui voudrait voir Pompée ailleurs que dans le sillon de sable élevé par un pauvre affranchi, aidé d'un vieux légionnaire[71]? Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères? Le granit le plus dur représentera-t-il la pérennité des œuvres de Bonaparte? Encore si nous possédions un Michel-Ange pour sculpter la statue funèbre? Comment façonnera-t-on le monument? Aux petits hommes des mausolées, aux grands hommes une pierre et un nom. Du moins, si on avait suspendu le cercueil au couronnement de l'Arc de Triomphe, si les nations avaient aperçu de loin leur maître porté sur les épaules de ses victoires? L'urne de Trajan n'était-elle pas placée à Rome au haut de sa colonne? Napoléon, parmi nous, se perdra dans la tourbe de ces va-nu-pieds de morts qui se dérobent en silence. Dieu veuille qu'il ne soit pas exposé aux vicissitudes de nos changements politiques, tout défendu qu'il est par Louis XIV, Vauban et Turenne! Gare ces violations de tombeaux si communes dans notre patrie! Qu'un certain côté de la Révolution triomphe, et la poussière du conquérant pourra rejoindre les poussières que nos passions ont dispersées: on oubliera le vainqueur des peuples pour ne se souvenir que de l'oppresseur des libertés. Les os de Napoléon ne reproduiront pas son génie, ils enseigneront son despotisme à de médiocres soldats.

Quoi qu'il en soit, une frégate a été fournie à un fils de Louis-Philippe[72]: un nom cher à nos anciennes victoires maritimes la protégeait sur les flots. Parti de Toulon, où Bonaparte s'était embarqué dans sa puissance pour la conquête de l'Égypte, le nouvel Argo est venu à Sainte-Hélène revendiquer le néant. Le sépulcre, avec son silence, continuait à s'élever immobile dans la vallée de Slane ou du Géranium. Des deux saules pleureurs, l'un était tombé; lady Dallas, femme d'un gouverneur de l'île, avait fait planter en remplacement de l'arbre défailli dix-huit jeunes saules et trente-quatre cyprès; la source, toujours là, coulait comme quand Napoléon en buvait l'eau. Pendant toute une nuit, sous la conduite d'un capitaine anglais nommé Alexander, on a travaillé à percer le monument. Les quatre cercueils emboîtés les uns dans les autres, le cercueil d'acajou, le cercueil de plomb, le second cercueil d'acajou ou de bois des îles et le cercueil de fer-blanc, ont été trouvés intacts. On procéda à l'inspection de ces moules de momie sous une tente, au milieu d'un cercle d'officiels dont quelques-uns avaient connu Bonaparte.

«Lorsque la dernière bière fut ouverte, les regards s'y plongèrent. Ils vinrent, dit l'abbé Coquereau, se heurter contre une masse blanchâtre qui couvrait le corps dans toute son étendue. Le docteur Gaillard, la touchant, reconnut un coussin de satin blanc qui garnissait à l'intérieur la paroi supérieure du cercueil: il s'était détaché et enveloppait la dépouille comme un linceul . . . . . . . . . Tout le corps paraissait couvert comme d'une mousse légère; on eût dit que nous l'apercevions à travers un nuage diaphane. C'était bien sa tête: un oreiller l'exhaussait un peu; son large front, ses yeux dont les orbites se dessinaient sous les paupières, garnies encore de quelques cils; ses joues étaient bouffies, son nez seul avait souffert, sa bouche entr'ouverte laissait apercevoir trois dents d'une grande blancheur; sur son menton se distinguait parfaitement l'empreinte de la barbe; ses deux mains surtout paraissaient appartenir à quelqu'un de respirant encore, tant elles étaient vives de ton et de coloris; l'une d'elles, la main gauche, était un peu plus élevée que la droite; ses ongles avaient poussé après la mort: ils étaient longs et blancs; une de ses bottes était décousue et laissait passer quatre doigts de ses pieds d'un blanc mat[73]

Qu'est-ce qui a frappé les nécrobies? L'inanité des choses terrestres? la vanité de l'homme? Non, la beauté du mort; ses ongles seulement s'étaient allongés, pour déchirer, je présume, ce qui restait de liberté au monde. Ses pieds, rendus à l'humilité, ne s'appuyaient plus sur des coussins de diadème; ils reposaient nus dans leur poussière. Le fils de Condé était aussi habillé dans le fossé de Vincennes; cependant Napoléon, si bien conservé, était arrivé tout juste à ces trois dents que les balles avaient laissées à la mâchoire du duc d'Enghien.

L'astre éclipsé à Sainte-Hélène a reparu à la grande joie des peuples: l'univers a revu Napoléon; Napoléon n'a point revu l'univers. Les cendres vagabondes du conquérant ont été regardées par les mêmes étoiles qui le guidèrent à son exil: Bonaparte a passé par le tombeau, comme il a passé partout, sans s'y arrêter. Débarqué au Havre, le cadavre est arrivé à l'Arc de Triomphe, dais sous lequel le soleil montre son front à certains jours de l'année. Depuis cet Arc jusqu'aux Invalides, on n'a plus rencontré que des colonnes de planches, des bustes de plâtre, une statue du grand Condé (hideuse bouillie qui pleurait), des obélisques de sapin remémoratifs de la vie indestructible du vainqueur. Un froid rigoureux faisait tomber les généraux autour du char funèbre, comme dans la retraite de Moscou. Rien n'était beau hormis le bateau de deuil qui avait porté en silence sur la Seine Napoléon et un crucifix.

Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s'ensevelir dans les immondices de Paris. Au lieu de vaisseaux qui saluaient le nouvel Hercule, consumé sur le mont Œta, les blanchisseuses de Vaugirard rôderont alentour avec des invalides inconnus à la grande armée. Pour préluder à cette impuissance, de petits hommes n'ont rien pu imaginer de mieux qu'un salon de Curtius en plein vent. Après quelques jours de pluie, il n'est demeuré de ces décorations que des bribes crottées. Quoi qu'on fasse, on verra toujours au milieu des mers le vrai sépulcre du triomphateur: à nous le corps, à Sainte-Hélène la vie immortelle.

Napoléon a clos l'ère du passé: il a fait la guerre trop grande pour qu'elle revienne de manière à intéresser l'espèce humaine. Il a tiré impétueusement sur ses talons les portes du temple de Janus; et il a entassé derrière ces portes des monceaux de cadavres, afin qu'elles ne se puissent rouvrir.

En Europe je suis allé visiter les lieux où Bonaparte aborda après avoir rompu son ban à l'île d'Elbe. Je descendis à l'auberge de Cannes[74] au moment même que le canon tirait en commémoration du 29 juillet; un de ces résultats de l'incursion de l'empereur, non sans doute prévu par lui. La nuit était close quand j'arrivai au golfe Juan; je mis pied à terre à une maison isolée au bord de la grande route. Jacquemin, potier et aubergiste, propriétaire de cette maison, me mena à la mer. Nous prîmes des chemins creux entre des oliviers sous lesquels Bonaparte avait bivouaqué: Jacquemin lui-même l'avait reçu et me conduisait. À gauche du sentier de traverse s'élevait une espèce de hangar: Napoléon, qui envahissait seul la France, avait déposé dans ce hangar les effets de son débarquement.

Parvenu à la grève, je vis une mer calme que ne ridait pas le plus petit souffle; la lame, mince comme une gaze, se déroulait sur le sablon sans bruit et sans écume. Un ciel émerveillable, tout resplendissant de constellations, couronnait ma tête. Le croissant de la lune s'abaissa bientôt et se cacha derrière une montagne. Il n'y avait dans le golfe qu'une seule barque à l'ancre, et deux bateaux: à gauche on apercevait le phare d'Antibes, à droite les îles de Lérins; devant moi, la haute mer s'ouvrait au midi vers cette Rome où Bonaparte m'avait d'abord envoyé.

Les îles de Lérins, aujourd'hui îles Sainte-Marguerite, reçurent autrefois quelques chrétiens fuyant devant les Barbares. Saint Honorat venant de Hongrie aborda l'un de ces écueils: il monta sur un palmier, fit le signe de la croix, tous les serpents expirèrent, c'est-à-dire le paganisme disparut, et la nouvelle civilisation naquit dans l'Occident.

Quatorze cents ans après, Bonaparte vint terminer cette civilisation dans les lieux où le saint l'avait commencée. Le dernier solitaire de ces laures fut le Masque de fer, si le Masque de fer est une réalité. Du silence du golfe Juan, de la paix des îles aux anciens anachorètes, sortit le bruit de Waterloo, qui traversa l'Atlantique, et vint expirer à Sainte-Hélène.

Entre les souvenirs de deux sociétés, entre un monde éteint et un monde prêt à s'éteindre, la nuit, au bord abandonné de ces marines, on peut supposer ce que je sentis. Je quittai la plage dans une espèce de consternation religieuse, laissant le flot passer et repasser, sans l'effacer, sur la trace de l'avant-dernier pas de Napoléon.

À la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu: ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne, saint Louis, François Ier, Henri IV et Louis XIV. Que ne pourrais-je pas dire à mon tour, témoin oculaire que je suis de deux ou trois mondes écoulés? Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j'appartenais par la date de ma vie? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'une catacombe remplie? Je me décourage de durer. Ah! si du moins j'avais l'insouciance d'un de ces vieux Arabes de rivage, que j'ai rencontrés en Afrique! Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l'azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage; bercés du murmure de la vague, ils entr'oublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer: ils vont mourir.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE VII[75]

Changement du monde. — Années de ma vie 1815, 1816. — Je suis nommé pair de France. — Mon début à la tribune. — Divers discours. — Monarchie selon la Charte. — Louis XVIII. — M. Decazes. — Je suis rayé de la liste des ministres d'État. — Je vends mes livres et ma Vallée. — Suite de mes discours en 1817 et 1818. — Réunion Piet. — Le Conservateur. — De la morale des intérêts matériels et de celle des devoirs. — Année de ma vie 1820. — Mort du duc de Berry. — Naissance du duc de Bordeaux. — Les dames de la halle de Bordeaux. — Je fais entrer M. de Villèle et M. de Corbière dans leur premier ministère. — Ma lettre au duc de Richelieu. — Billet du duc de Richelieu et ma réponse. — Billets de M. de Polignac. — Lettres de M. de Montmorency et de M. Pasquier. — Je suis nommé ambassadeur à Berlin. — Je pars pour cette ambassade.

Retomber de Bonaparte et de l'Empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre. Tout n'est-il pas terminé avec Napoléon? Aurais-je dû parler d'autre chose? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme? Dante a eu seul le droit de s'associer aux grands poètes qu'il rencontre dans les régions d'une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l'empereur? Je rougis en pensant qu'il me faut nasillonner à cette heure d'une foule d'infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d'une scène dont le large soleil avait disparu.

Les bonapartistes eux-mêmes s'étaient racornis. Leurs membres s'étaient repliés et contractés; l'âme manqua à l'univers nouveau sitôt que Bonaparte retira son souffle; les objets s'effacèrent dès qu'ils ne furent plus éclairés de la lumière qui leur avait donné le relief et la couleur. Au commencement de ces Mémoires je n'eus à parler que de moi: or, il y a toujours une sorte de primauté dans la solitude individuelle de l'homme; ensuite je fus environné de miracles: ces miracles soutinrent ma voix; mais à cette heure plus de conquête d'Égypte, plus de batailles de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna, plus de retraite de Russie, plus d'invasion de la France, de prise de Paris, de retour de l'Île d'Elbe, de bataille de Waterloo, de funérailles de Sainte-Hélène: quoi donc? des portraits à qui le génie de Molière pourrait seul donner la gravité du comique!

En m'exprimant sur notre peu de valeur, j'ai serré de près ma conscience; je me suis demandé si je ne m'étais pas incorporé par calcul à la nullité de ces temps, pour acquérir le droit de condamner les autres; persuadé que j'étais in petto que mon nom se lirait au milieu de toutes ces effaçures. Non: je suis convaincu que nous nous évanouirons tous: premièrement parce que nous n'avons pas en nous de quoi vivre; secondement parce que le siècle dans lequel nous commençons ou finissons nos jours n'a pas lui-même de quoi nous faire vivre. Des générations mutilées, épuisées, dédaigneuses, sans foi, vouées au néant qu'elles aiment, ne sauraient donner l'immortalité; elles n'ont aucune puissance pour créer une renommée; quand vous cloueriez votre oreille à leur bouche vous n'entendriez rien: nul son ne sort du cœur des morts.

Une chose cependant me frappe: le petit monde dans lequel j'entre à présent était supérieur au monde qui lui a succédé en 1830; nous étions des géants en comparaison de la société de cirons qui s'est engendrée.

La Restauration offre du moins un point où l'on peut retrouver de l'importance: après la dignité d'un seul homme, cet homme passé, renaquit la dignité des hommes. Si le despotisme a été remplacé par la liberté, si nous entendons quelque chose à l'indépendance, si nous avons perdu l'habitude de ramper, si les droits de la nature humaine ne sont plus méconnus, c'est à la Restauration que nous en sommes redevables[76]. Aussi me jetai-je dans la mêlée pour, autant que je le pouvais, raviver l'espèce quand l'individu fut fini.

Allons, poursuivons notre tâche! descendons en gémissant jusqu'à moi et à mes collègues. Vous m'avez vu au milieu de mes songes; vous allez me voir dans mes réalités: si l'intérêt diminue, si je tombe, lecteur, soyez juste, faites la part de mon sujet!

Après la seconde rentrée du roi et la disparition finale de Bonaparte, le ministère étant aux mains de M. le duc d'Otrante et de M. le prince de Talleyrand, je fus nommé président du collège électoral du département du Loiret[77]. Les élections de 1815 donnèrent au roi la Chambre introuvable. Toutes les voix se portaient sur moi à Orléans, lorsque l'ordonnance qui m'appelait à la Chambre des pairs[78] m'arriva. Ma carrière d'action à peine commencée changea subitement de route: qu'eût-elle été si j'eusse été placé dans la Chambre élective? Il est assez probable que cette carrière aurait abouti, en cas de succès, au ministère de l'intérieur, au lieu de me conduire au ministère des affaires étrangères. Mes habitudes et mes mœurs étaient plus en rapport avec la pairie, et quoique celle-ci me devînt hostile dès le premier moment, à cause de mes opinions libérales, il est toutefois certain que mes doctrines sur la liberté de la presse et contre le vasselage des étrangers donnèrent à la noble Chambre cette popularité dont elle a joui tant qu'elle souffrit mes opinions.

Je reçus en arrivant le seul honneur que mes collègues m'aient jamais fait pendant mes quinze années de résidence au milieu d'eux: je fus nommé l'un des quatre secrétaires pour la session de 1816. Lord Byron n'obtint pas plus de faveur lorsqu'il parut à la Chambre des lords, et il s'en éloigna pour toujours; j'aurais dû rentrer dans mes déserts.

Mon début à la tribune fut un discours sur l'inamovibilité des juges: je louais le principe, mais j'en blâmais l'application immédiate[79]. Dans la révolution de 1830 les hommes de la gauche les plus dévoués à cette révolution voulaient suspendre pour un temps l'inamovibilité.

Le 22 février 1816, le duc de Richelieu nous apporta le testament autographe de la reine; je montai à la tribune, et je dis:

«Celui qui nous a conservé le testament de Marie-Antoinette[80] avait acheté la terre de Montboisier: juge de Louis XVI, il avait élevé dans cette terre un monument à la mémoire du défenseur de Louis XVI, il avait gravé lui-même sur ce monument une épitaphe en vers français à la louange de M. de Malesherbes. Cette étonnante impartialité annonce que tout est déplacé dans le monde moral[81]

Le 12 mars 1816, on agita la question des pensions ecclésiastiques. «Vous refuseriez, disais-je, des aliments au pauvre vicaire qui consacre aux autels le reste de ses jours, et vous accorderiez des pensions à Joseph Lebon, qui fit tomber tant de têtes, à François Chabot, qui demandait pour les émigrés une loi si simple qu'un enfant pût les mener à la guillotine, à Jacques Roux, lequel, refusant au Temple de recevoir le testament de Louis XVI, répondit à l'infortuné monarque: Je ne suis chargé que de te conduire à la mort[82]

On avait apporté à la Chambre héréditaire un projet de loi relatif aux élections; je me prononçai pour le renouvellement intégral de la Chambre des députés[83]; ce n'est qu'en 1824, étant ministre, que je le fis entrer dans la loi.

Ce fut aussi dans ce premier discours sur la loi d'élections, en 1816, que je répondis à un adversaire: «Je ne relève point ce qu'on a dit de l'Europe attentive à nos discussions. Quant à moi, messieurs, je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j'éprouve quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors ma patrie; et si l'Europe civilisée voulait m'imposer la charte, j'irais vivre à Constantinople.»

Le 9 avril 1816, je fis à la Chambre une proposition relative aux puissances barbaresques. La Chambre décida qu'il y avait lieu de s'en occuper. Je songeais déjà à combattre l'esclavage, avant que j'eusse obtenu cette décision favorable de la pairie qui fut la première intervention politique d'une grande puissance en faveur des Grecs: «J'ai vu, disais-je à mes collègues, les ruines de Carthage; j'ai rencontré parmi ces ruines les successeurs de ces malheureux chrétiens pour la délivrance desquels saint Louis fit le sacrifice de sa vie. La philosophie pourra prendre sa part de la gloire attachée au succès de ma proposition et se vanter d'avoir obtenu dans un siècle de lumières ce que la religion tenta inutilement dans un siècle de ténèbres[84]

J'étais placé dans une assemblée où ma parole, les trois quarts du temps, tournait contre moi. On peut remuer une chambre populaire; une chambre aristocratique est sourde. Sans tribune, à huis clos devant des vieillards, restes desséchés de la vieille Monarchie, de la Révolution et de l'Empire, ce qui sortait du ton le plus commun paraissait folie. Un jour, le premier rang des fauteuils, tout près de la tribune, était rempli de respectables pairs, plus sourds les uns que les autres, la tête penchée en avant et tenant à l'oreille un cornet dont l'embouchure était dirigée vers la tribune. Je les endormis, ce qui est bien naturel. Un d'eux laissa tomber son cornet; son voisin, réveillé par la chute, voulut ramasser poliment le cornet de son confrère; il tomba. Le mal fut que je me pris à rire, quoique je parlasse alors pathétiquement sur je ne sais plus quel sujet d'humanité.

Les orateurs qui réussissaient dans cette Chambre étaient ceux qui parlaient sans idées, d'un ton égal et monotone, ou qui ne trouvaient de sensibilité que pour s'attendrir sur les pauvres ministres. M. de Lally-Tolendal tonnait en faveur des libertés publiques: il faisait retentir les voûtes de notre solitude de l'éloge de trois ou quatre lords de la chancellerie anglaise, ses aïeux, disait-il. Quand son panégyrique de la liberté de la presse était terminé, arrivait un mais fondé sur des circonstances, lequel mais nous laissait l'honneur sauf, sous l'utile surveillance de la censure.

La Restauration donna un mouvement aux intelligences; elle délivra la pensée comprimée par Bonaparte: l'esprit, comme une cariatide déchargée de l'architecture qui lui courbait le front, releva la tête. L'Empire avait frappé la France de mutisme; la liberté restaurée la toucha et lui rendit la parole: il se trouva des talents de tribune qui reprirent les choses où les Mirabeau et les Cazalès les avaient laissées, et la Révolution continua son cours.

Mes travaux ne se bornaient pas à la tribune, si nouvelle pour moi. Épouvanté des systèmes que l'on embrassait et de l'ignorance de la France sur les principes du gouvernement représentatif, j'écrivais et je faisais imprimer la Monarchie selon la Charte. Cette publication a été une des grandes époques de ma vie politique: elle me fit prendre rang parmi les publicistes; elle servit à fixer l'opinion sur la nature de notre gouvernement. Les journaux anglais portèrent cet écrit aux nues; parmi nous, l'abbé Morellet même ne revenait pas de la métamorphose de mon style et de la précision dogmatique des vérités.

La Monarchie selon la Charte est un catéchisme constitutionnel: c'est là que l'on a puisé la plupart des propositions que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui. Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne pas, se trouve tout entier dans les chapitres IV, V, VI et VII sur la prérogative royale.

Les principes constitutionnels étant posés dans la première partie de la Monarchie selon la Charte, j'examine dans la seconde les systèmes des trois ministères qui jusqu'alors s'étaient succédé depuis 1814 jusqu'à 1816; dans cette partie se rencontrent des prédictions depuis trop vérifiées et des expositions de doctrines alors cachées. On lit ces mots, chapitre XXVI, deuxième partie: «Il passe pour constant, dans un certain parti, qu'une révolution de la nature de la nôtre ne peut finir que par un changement de dynastie; d'autres, plus modérés, disent par un changement dans l'ordre de successibilité à la couronne.»

Comme je terminais mon ouvrage, parut l'ordonnance du 5 septembre 1816: cette mesure dispersait le peu de royalistes rassemblés pour reconstruire la monarchie légitime[85]. Je me hâtai d'écrire le post-scriptum qui fit faire explosion à la colère de M. le duc de Richelieu et du favori de Louis XVIII, M. Decazes.

Le post-scriptum ajouté, je courus chez M. Le Normant, mon libraire: je trouvai en arrivant des alguazils et un commissaire de police qui instrumentaient. Ils avaient saisi des paquets et apposé des scellés. Je n'avais pas bravé Bonaparte pour être intimidé par M. Decazes: je m'opposai à la saisie; je déclarai, comme Français libre et comme pair de France, que je ne céderais qu'à la force: la force arriva et je me retirai. Je me rendis le 18 septembre chez MM. Louis-Marthe Mesnier et son collègue, notaires royaux; je protestai à leur étude et je les requis de consigner ma déclaration du fait de l'arrestation de mon ouvrage, voulant assurer par cette protestation les droits des citoyens français. M. Baude[86] m'a imité en 1830.

Je me trouvai engagé ensuite dans une correspondance assez longue avec M. le chancelier, M. le ministre de la police et M. le procureur général Bellart[87], jusqu'au 9 novembre, jour que le chancelier m'annonça l'ordonnance rendue en ma faveur par le tribunal de première instance, laquelle me remit en possession de mon ouvrage saisi. Dans une de ses lettres, M. le chancelier me mandait qu'il avait été désolé de voir le mécontentement que le roi avait exprimé publiquement de mon ouvrage. Ce mécontentement venait des chapitres où je m'élevais contre l'établissement d'un ministre de la police générale dans un pays constitutionnel[88].

Dans mon récit du voyage de Gand, vous avez vu ce que Louis XVIII valait comme fils de Hugues Capet; dans mon écrit, Le roi est mort: vive le roi! j'ai dit les qualités réelles de ce prince[89]. Mais l'homme n'est pas un et simple: pourquoi y a-t-il si peu de portraits fidèles? parce qu'on a fait poser le modèle à telle époque de sa vie; dix ans après, le portrait ne ressemble plus.

Louis XVIII n'apercevait pas loin les objets devant lui ni autour de lui; tout lui semblait beau ou laid d'après l'angle de son regard. Atteint de son siècle, il est à craindre que la religion ne fût pour le roi très-chrétien qu'un élixir propre à l'amalgame des drogues de quoi se compose la royauté. L'imagination libertine qu'il avait reçue de son grand-père aurait pu inspirer quelque défiance de ses entreprises; mais il se connaissait, et quand il parlait d'une manière affirmative, il se vantait en se raillant de lui-même. Je lui parlais un jour de la nécessité d'un nouveau mariage pour M. le duc de Bourbon, afin de rappeler la race des Condé à la vie: il approuvait fort cette idée, quoiqu'il ne se souciât guère de ladite résurrection; mais à ce propos il me parla de M. le comte d'Artois et me dit: «Mon frère pourrait se remarier sans rien changer à la succession au trône, il ne ferait que des cadets; pour moi, je ne ferais que des aînés: je ne veux point déshériter M. le duc d'Angoulême.» Et il se rengorgea d'un air capable et goguenard; mais je ne prétendais disputer au roi aucune puissance.

Égoïste et sans préjugés, Louis XVIII voulait sa tranquillité à tout prix: il soutenait ses ministres tant qu'ils avaient la majorité; il les renvoyait aussitôt que cette majorité était ébranlée et que son repos pouvait être dérangé: il ne balançait pas à reculer dès que, pour obtenir la victoire, il eût fallu faire un pas en avant. Sa grandeur était de la patience; il n'allait pas aux événements, les événements venaient à lui.

Sans être cruel, ce roi n'était pas humain; les catastrophes tragiques ne l'étonnaient ni ne le touchaient pas: il se contenta de dire au duc de Berry, qui s'excusait d'avoir eu le malheur de troubler par sa mort le sommeil du roi: «J'ai fait ma nuit.» Pourtant cet homme tranquille, lorsqu'il était contrarié, entrait dans d'horribles colères; enfin, ce prince si froid, si insensible, avait des attachements qui ressemblaient à des passions: ainsi se succédèrent dans son intimité le comte d'Avaray, M. de Blacas, M. Decazes; madame de Balbi, madame du Cayla: toutes ces personnes aimées étaient des favoris; malheureusement, elles ont entre leurs mains beaucoup trop de lettres.

Louis XVIII nous apparut dans toute la profondeur des traditions historiques; il se montra avec le favoritisme des anciennes royautés. Se fait-il dans le cœur des monarques isolés un vide qu'ils remplissent avec le premier objet qu'ils trouvent? Est-ce sympathie, affinité d'une nature analogue à la leur? Est-ce une amitié qui leur tombe du ciel pour consoler leurs grandeurs? Est-ce un penchant pour un esclave qui se donne corps et âme, devant lequel on ne se cache de rien, esclave qui devient un vêtement, un jouet, une idée fixe liée à tous les sentiments, à tous les goûts, à tous les caprices de celui qu'elle a soumis et qu'elle tient sous l'empire d'une fascination invincible? Plus le favori a été bas et intime, moins on le peut renvoyer, parce qu'il est en possession de secrets qui feraient rougir s'ils étaient divulgués: ce préféré puise une double force dans sa turpitude et dans les faiblesses de son maître.

Quand le favori est par hasard un grand homme, comme l'obsesseur Richelieu ou l'inrenvoyable Mazarin, les nations en le détestant profitent de sa gloire ou de sa puissance; elles ne font que changer un misérable roi de droit pour un illustre roi de fait.

Aussitôt que M. Decazes[90] fut nommé ministre, les voitures encombrèrent le soir le quai Malaquais, pour déposer dans le salon du parvenu ce qu'il y avait de plus noble dans le faubourg Saint-Germain. Le Français aura beau faire, il ne sera jamais qu'un courtisan, n'importe de qui, pourvu que ce soit un puissant du jour.

Il se forma bientôt en faveur du nouveau favori une coalition formidable de bêtises. Dans la société démocratique, bavardez de libertés, déclarez que vous voyez la marche du genre humain et l'avenir des choses, en ajoutant à vos discours quelques croix d'honneur, et vous êtes sûr de votre place; dans la société aristocratique, jouez au whist, débitez d'un air grave et profond des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie est assurée.

Compatriote de Murat, mais de Murat sans royaume, M. Decazes nous était venu de la mère de Napoléon[91]. Il était familier, obligeant, jamais insolent; il me voulait du bien, je ne sais pourquoi je ne m'en souciai pas: de là vint le commencement de mes disgrâces. Cela devait m'apprendre qu'on ne doit jamais manquer de respect à un favori. Le roi le combla de bienfaits et de crédit, et le maria dans la suite à une personne très bien née, fille de M. de Sainte-Aulaire[92]. Il est vrai que M. Decazes servait trop bien la royauté; ce fut lui qui déterra le maréchal Ney dans les montagnes d'Auvergne où il s'était caché.

Fidèle aux inspirations de son trône, Louis XVIII disait de M. Decazes: «Je l'élèverai si haut qu'il fera envie aux plus grands seigneurs.» Ce mot, emprunté d'un autre roi, n'était qu'un anachronisme: pour élever les autres, il faut être sûr de ne pas descendre; or, au temps où Louis XVIII était arrivé, qu'était-ce que les monarques? S'ils pouvaient encore faire la fortune d'un homme, ils ne pouvaient en faire la grandeur; ils n'étaient plus que les banquiers de leurs favoris.

Madame Princeteau, sœur de M. Decazes, était une agréable, modeste et excellente personne; le roi s'en était amouraché en perspective. M. Decazes le père, que je vis dans la salle du trône en habit habillé, l'épée au côté, chapeau sous le bras, n'eut cependant aucun succès.

Enfin, la mort de M. le duc de Berry accrut les inimitiés de part et d'autre et amena la chute du favori. J'ai dit que les pieds lui glissèrent dans le sang[93], ce qui ne signifie pas, à Dieu ne plaise! qu'il fut coupable du meurtre, mais qu'il tomba dans la mare rougie qui se forma sous le couteau de Louvel.

J'avais résisté à la saisie de la Monarchie selon la Charte pour éclairer la royauté abusée et pour soutenir la liberté de la pensée et de la presse; j'avais embrassé franchement nos institutions et j'y suis resté fidèle.

Ces tracasseries passées, je demeurai saignant des blessures qu'on m'avait faites à l'apparition de ma brochure. Je ne pris pas possession de ma carrière politique sans porter les cicatrices des coups que je reçus en entrant dans cette carrière: je m'y sentais mal, je n'y pouvais respirer.

Peu de temps après, une ordonnance contre-signée Richelieu me raya de la liste des ministres d'État[94], et je fus privé d'une place réputée jusqu'alors inamovible; elle m'avait été donnée à Gand, et la pension attachée à cette place me fut retirée: la main qui avait pris Fouché me frappa.

J'ai eu l'honneur d'être dépouillé trois fois pour la légitimité: la première, pour avoir suivi les fils de saint Louis dans leur exil; la seconde, pour avoir écrit en faveur des principes de la monarchie octroyée, la troisième, pour m'être tu sur une loi funeste au moment que je venais de faire triompher nos armes: la campagne d'Espagne avait rendu des soldats au drapeau blanc, et si j'avais été maintenu au pouvoir, j'aurais reporté nos frontières aux rives du Rhin[95].

Ma nature me rendit parfaitement insensible à la perte de mes appointements; j'en fus quitte pour me remettre à pied et pour aller, les jours de pluie, en fiacre à la Chambre des pairs. Dans mon équipage populaire, sous la protection de la canaille qui roulait autour de moi, je rentrai dans les droits des prolétaires dont je fais partie: du haut de mon char, je domine le train des rois.

Je fus obligé de vendre mes livres; M. Merlin les exposa à la criée, à la salle Sylvestre, rue des Bons-Enfants[96]. Je ne gardai qu'un petit Homère grec, à la marge duquel se trouvaient des essais de traductions et des remarques écrites de ma main. Bientôt il me fallut tailler dans le vif; je demandai à M. le ministre de l'intérieur la permission de mettre en loterie ma maison de campagne: la loterie fut ouverte chez M. Denis, notaire. Il y avait quatre-vingt-dix billets à 1,000 francs chaque: les numéros ne furent point pris par les royalistes; madame la duchesse d'Orléans, douairière, prit trois numéros; mon ami M. Lainé, ministre de l'intérieur, qui avait contre-signé l'ordonnance du 5 septembre et consenti dans le conseil à ma radiation, prit, sous un faux nom, un quatrième billet. L'argent fut rendu aux souscripteurs; toutefois, M. Lainé refusa de retirer ses 1,000 francs; il les laissa au notaire pour les pauvres.

Peu de temps après, ma Vallée-aux-Loups fut vendue, comme on vend les meubles des pauvres, sur la place du Châtelet[97]. Je souffris beaucoup de cette vente; je m'étais attaché à mes arbres, plantés et grandis, pour ainsi dire, dans mes souvenirs. La mise à prix était de 50,000 francs; elle fut couverte par M. le vicomte de Montmorency[98], qui seul osa mettre une surenchère de cent francs: la Vallée lui resta. Il a depuis habité ma retraite; il n'est pas bon de se mêler à ma fortune: cet homme de vertu n'est plus.

Après la publication de la Monarchie selon la Charte et à l'ouverture de la nouvelle session au mois de novembre 1816, je continuai mes combats. Je fis à la Chambre des pairs, dans la séance du 23 de ce mois, une proposition[99] tendante à ce que le roi fût humblement supplié de faire examiner ce qui s'était passé aux dernières élections. La corruption et la violence du ministère dans ces dernières élections étaient flagrantes.

Dans mon opinion sur le projet de loi relatif aux finances (21 mars 1817), je m'élevai contre le titre XI de ce projet: il s'agissait des forêts de l'État que l'on prétendait affecter à la caisse d'amortissement et dont on voulait vendre ensuite cent cinquante mille hectares. Ces forêts se composaient de trois sortes de propriétés: les anciens domaines de la couronne, quelques commanderies de l'ordre de Malte et le reste des biens de l'Église. Je ne sais pourquoi, même aujourd'hui, je trouve un intérêt triste dans mes paroles; elles ont quelque ressemblance avec mes Mémoires:

«N'en déplaise à ceux qui n'ont administré que dans nos troubles, ce n'est pas le gage matériel, c'est la morale d'un peuple qui fait le crédit public. Les propriétaires nouveaux feront-ils valoir les titres de leur propriété nouvelle? On leur citera, pour les dépouiller, des héritages de neuf siècles enlevés à leurs anciens possesseurs. Au lieu de ces immuables patrimoines où la même famille survivait à la race des chênes, vous aurez des propriétés mobiles où les roseaux auront à peine le temps de naître et de mourir avant qu'elles aient changé de maîtres. Les foyers cesseront d'être les gardiens des mœurs domestiques; ils perdront leur autorité vénérable; chemins de passage ouverts à tout venant, ils ne seront plus consacrés par le siège de l'aïeul et par le berceau du nouveau-né.

«Pairs de France, c'est votre cause que je plaide ici et non la mienne: je vous parle pour l'intérêt de vos enfants; moi je n'aurai rien à démêler avec la postérité; je n'ai point de fils; j'ai perdu le champ de mon père, et quelques arbres que j'ai plantés ne seront bientôt plus à moi.[100]»

Par la ressemblance des opinions, alors très vives, il s'était établi une camaraderie entre les minorités des deux Chambres. La France apprenait le gouvernement représentatif: comme j'avais la sottise de le prendre à la lettre et d'en faire, à mon dam, une véritable passion, je soutenais ceux qui l'adoptaient, sans m'embarrasser s'il n'entrait pas dans leur opposition plus de motifs humains que d'amour pur comme celui que j'éprouvais pour la Charte; non que je fusse un niais, mais j'étais idolâtre de ma dame, et j'aurais traversé les flammes pour l'emporter dans mes bras. Ce fut dans cet accès de constitution que je connus M. de Villèle en 1816. Il était plus calme; il surmontait son ardeur; il prétendait aussi conquérir la liberté; mais il en faisait le siège en règle; il ouvrait méthodiquement la tranchée: moi, qui voulais enlever d'assaut la place, je grimpais à l'escalade et j'étais souvent renversé dans le fossé.

Je rencontrai pour la première fois M. de Villèle[101] chez madame la duchesse de Lévis. Il devint le chef de l'opposition royaliste dans la Chambre élective, comme je l'étais dans la Chambre héréditaire. Il avait pour ami son collègue M. de Corbière[102]. Celui-ci ne le quittait plus, et l'on disait Villèle et Corbière, comme on dit Oreste et Pylade, Euryale et Nisus.

Entrer dans de fastidieux détails pour des personnages dont on ne saura pas le nom demain serait d'une vanité idiote. D'obscurs et ennuyeux remuements, qu'on croit d'un intérêt immense et qui n'intéressent personne; des tripotages passés, qui n'ont déterminé aucun événement majeur, doivent être laissés à ces béats heureux, lesquels se figurent être ou avoir été l'objet de l'attention de la terre.

Il y avait pourtant des moments d'orgueil où mes démêlés avec M. de Villèle me paraissaient être à moi-même les dissensions de Sylla et de Marius, de César et de Pompée. Avec les autres membres de l'opposition, nous allions assez souvent, rue Thérèse, passer la soirée en délibération chez M. Piet[103]. Nous arrivions extrêmement laids, et nous nous asseyions en rond autour d'un salon éclairé d'une lampe qui filait. Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de la motion à faire, du camarade à porter au secrétariat, à la questure, aux diverses commissions. Nous ne ressemblions pas mal aux assemblées des premiers fidèles, peintes par les ennemis de la foi: nous débitions les plus mauvaises nouvelles; nous disions que les affaires allaient changer de face, que Rome serait troublée par des divisions, que nos armées seraient défaites.

M. de Villèle écoutait, résumait et ne concluait point: c'était un grand aideur d'affaires; marin circonspect, il ne mettait jamais en mer pendant la tempête, et, s'il entrait avec dextérité dans un port connu, il n'aurait jamais découvert le Nouveau Monde. Je remarquai souvent, à propos de nos discussions sur la vente des biens du clergé, que les plus chrétiens d'entre nous étaient les plus ardents à défendre les doctrines constitutionnelles. La religion est la source de la liberté: à Rome, le flamen dialis ne portait qu'un anneau creux au doigt, parce qu'un anneau plein avait quelque chose d'une chaîne; dans son vêtement et sur sa tête le pontife de Jupiter ne devait souffrir aucun nœud.

Après la séance, M. de Villèle se retirait, accompagné de M. de Corbière. J'étudiais beaucoup d'individus, j'apprenais beaucoup de choses, je m'occupais de beaucoup d'intérêts dans ces réunions: les finances, que j'ai toujours sues, l'armée, la justice, l'administration, m'initiaient à leurs éléments. Je sortais de ces conférences un peu plus homme d'État et un peu plus persuadé de la pauvreté de toute cette science. Le long de la nuit, dans mon demi-sommeil j'apercevais les diverses attitudes des têtes chauves, les diverses expressions des figures de ces Solons peu soignés et mal accompagnés de leurs corps: c'était bien vénérable assurément; mais je préférais l'hirondelle qui me réveillait dans ma jeunesse et les Muses qui remplissaient mes songes: les rayons de l'aurore qui, frappant un cygne, faisaient tomber l'ombre de ces blancs oiseaux sur une vague d'or; le soleil levant qui m'apparaissait en Syrie dans la tige d'un palmier, comme le nid du phénix, me plaisaient mieux.

Je sentais que mes combats de tribune, dans une Chambre fermée, et au milieu d'une assemblée qui m'était peu favorable, restaient inutiles à la victoire et qu'il me fallait avoir une autre arme. La censure étant établie sur les feuilles périodiques quotidiennes, je ne pouvais remplir mon dessein qu'au moyen d'une feuille libre, semi-quotidienne, à l'aide de laquelle j'attaquerais à la fois le système des ministres et les opinions de l'extrême gauche imprimées dans la Minerve par M. Étienne[104]. J'étais à Noisiel, chez madame la duchesse de Lévis, dans l'été de 1818, lorsque mon libraire M. le Normant me vint voir. Je lui fis part de l'idée qui m'occupait; il prit feu, s'offrit à courir tous les risques et se chargea de tous les frais. Je parlai à mes amis MM. de Bonald et de la Mennais, je leur demandai s'ils voulaient s'associer: ils y consentirent, et le journal ne tarda pas à paraître sous le nom de Conservateur.[105]

La révolution opérée par ce journal fut inouïe: en France, il changea la majorité dans les Chambres; à l'étranger, il transforma l'esprit des cabinets.

Ainsi les royalistes me durent l'avantage de sortir du néant dans lequel ils étaient tombés auprès des peuples et des rois. Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France. J'affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis; je convoquai l'arrière-ban; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. J'avais réuni les hommes les plus éclatants du parti royaliste, MM. de Villèle, de Corbière, de Vitrolles[106], de Castelbajac[107], etc. Je ne pouvais m'empêcher de bénir la Providence toutes les fois que j'étendais la robe rouge d'un prince de l'Église sur le Conservateur pour lui servir de couverture, et que j'avais le plaisir de lire un article signé en toutes lettres: le cardinal de La Luzerne[108]. Mais il arriva qu'après avoir mené mes chevaliers à la croisade constitutionnelle, aussitôt qu'ils eurent conquis le pouvoir par la délivrance de la liberté, aussitôt qu'ils furent devenus princes d'Édesse, d'Antioche, de Damas, ils s'enfermèrent dans leurs nouveaux États avec Léonore d'Aquitaine, et me laissèrent me morfondre au pied de Jérusalem dont les infidèles avaient repris le saint tombeau.

Ma polémique commença dans le Conservateur, et dura depuis 1818 jusqu'en 1820, c'est-à-dire jusqu'au rétablissement de la censure, dont le prétexte fut la mort du duc de Berry. À cette première époque de ma polémique, je culbutai l'ancien ministère et fis entrer M. de Villèle au pouvoir.

Après 1824, quand je repris la plume dans des brochures et dans le Journal des Débats, les positions étaient changées. Que m'importaient pourtant ces futiles misères, à moi qui n'ai jamais cru au temps où je vivais, à moi qui appartenais au passé, à moi sans foi dans les rois, sans conviction à l'égard des peuples, à moi qui ne me suis jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu'ils ne durent qu'une nuit!

Le premier article du Conservateur peint la position des choses au moment où je descendis dans la lice.[109] Pendant les deux années que dura ce journal, j'eus successivement à traiter des accidents du jour et à examiner des intérêts considérables. J'eus occasion de relever les lâchetés de cette correspondance privée que la police de Paris publiait à Londres. Ces correspondances privées pouvaient calomnier, mais elles ne pouvaient déshonorer: ce qui est vil n'a pas le pouvoir d'avilir; l'honneur seul peut infliger le déshonneur. «Calomniateurs anonymes, disais-je, ayez le courage de dire qui vous êtes; un peu de honte est bientôt passée; ajoutez votre nom à vos articles, ce ne sera qu'un mot méprisable de plus.»

Je me moquais quelquefois des ministres et je donnais cours à ce penchant ironique que j'ai toujours réprouvé en moi.

Enfin, sous la date du 5 décembre 1818, le Conservateur contenait un article sérieux sur la morale des intérêts et sur celle des devoirs: c'est de cet article, qui fit du bruit, qu'est née la phraséologie des intérêts moraux et des intérêts matériels, mise d'abord en avant par moi, adoptée ensuite par tout le monde. Le voici fort abrégé; il s'élève au-dessus de la portée d'un journal, et c'est un de mes ouvrages auquel ma raison attache quelque valeur. Il n'a point vieilli, parce que les idées qu'il renferme sont de tous les temps.

«Le ministère a inventé une morale nouvelle, la morale des intérêts; celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles. Or, cette morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l'espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle.

«Ce qui fait périr la morale chez les nations, et avec la morale les nations elles-mêmes, ce n'est pas la violence, mais la séduction; et par séduction j'entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Les hommes prennent souvent l'erreur pour la vérité, parce que chaque faculté du cœur ou de l'esprit a sa fausse image: la froideur ressemble à la vertu, le raisonner à la raison, le vide à la profondeur, ainsi du reste.

Assassinat du Duc de Berry.

«Le dix-huitième siècle fut un siècle destructeur; nous fûmes tous séduits. Nous dénaturâmes la politique, nous nous égarâmes dans de coupables nouveautés en cherchant l'existence sociale dans la corruption de nos mœurs. La révolution vint nous réveiller: en poussant le Français hors de son lit, elle le jeta dans la tombe. Toutefois, le règne de la terreur est peut-être, de toutes les époques de la révolution, celle qui fut la moins dangereuse à la morale, parce qu'aucune conscience n'était forcée: le crime paraissait dans sa franchise. Des orgies au milieu du sang, des scandales qui n'en étaient plus à force d'être horribles; voilà tout. Les femmes du peuple venaient travailler à leurs ouvrages autour de la machine à meurtre comme à leurs foyers: les échafauds étaient les mœurs publiques et la mort le fond du gouvernement. Rien de plus net que la position de chacun: on ne parlait ni de spécialité, ni de positif, ni de système d'intérêts. Ce galimatias des petits esprits et des mauvaises consciences était inconnu. On disait à un homme: «Tu es royaliste, noble, riche: meurs;» et il mourait. Antonelle[110] écrivait qu'on ne trouvait aucune charge contre tels prisonniers, mais qu'il les avait condamnés comme aristocrates: monstrueuse franchise, qui nonobstant laissait subsister l'ordre moral; car ce n'est pas de tuer l'innocent comme innocent qui perd la société, c'est de le tuer comme coupable.

«En conséquence, ces temps affreux sont ceux des grands dévouements. Alors les femmes marchèrent héroïquement au supplice; les pères se livrèrent pour les fils, les fils pour les pères; des secours inattendus s'introduisaient dans les prisons, et le prêtre que l'on cherchait consolait la victime auprès du bourreau qui ne le reconnaissait pas.

«La morale sous le Directoire eut plutôt à combattre la corruption des mœurs que celle des doctrines; il y eut débordement. On fut jeté dans les plaisirs comme on avait été entassé dans les prisons; on forçait le présent à avancer des joies sur l'avenir, dans la crainte de voir renaître le passé. Chacun, n'ayant pas encore eu le temps de se créer un intérieur, vivait dans la rue, sur les promenades, dans les salons publics. Familiarisé avec les échafauds, et déjà à moitié sorti du monde, on trouvait que cela ne valait pas la peine de rentrer chez soi. Il n'était question que d'arts, de bals, de modes; on changeait de parures et de vêtements aussi facilement qu'on se serait dépouillé de la vie.

«Sous Bonaparte la séduction recommença, mais ce fut une séduction qui portait son remède avec elle: Bonaparte séduisait par un prestige de gloire, et tout ce qui est grand porte en soi un principe de législation. Il concevait qu'il était utile de laisser enseigner la doctrine de tous les peuples, la morale de tous les temps, la religion de toute éternité.

«Je ne serais pas étonné de m'entendre répondre: Fonder la société sur un devoir, c'est l'élever sur une fiction; la placer dans un intérêt, c'est l'établir dans une réalité. Or, c'est précisément le devoir qui est un fait et l'intérêt une fiction. Le devoir qui prend sa source dans la Divinité descend d'abord dans la famille, où il établit des relations réelles entre le père et les enfants; de là, passant à la société et se partageant en deux branches, il règle dans l'ordre politique les rapports du roi et du sujet; il établit dans l'ordre moral la chaîne des services et des protections, des bienfaits et de la reconnaissance.

«C'est donc un fait très positif que le devoir, puisqu'il donne à la société humaine la seule existence durable qu'elle puisse avoir.

«L'intérêt, au contraire, est une fiction quand il est pris, comme on le prend aujourd'hui, dans son sens physique et rigoureux, puisqu'il n'est plus le soir ce qu'il était le matin; puisqu'à chaque instant il change de nature; puisque, fondé sur la fortune, il en a la mobilité.

«Par la morale des intérêts chaque citoyen est en état d'hostilité avec les lois et le gouvernement, puisque, dans la société, c'est toujours le grand nombre qui souffre. On ne se bat point pour des idées abstraites d'ordre, de paix, de patrie; ou si l'on se bat pour elles, c'est qu'on y attache des idées de sacrifices; alors on sort de la morale des intérêts pour rentrer dans celle des devoirs: tant il est vrai que l'on ne peut trouver l'existence de la société hors de cette sainte limite!

«Qui remplit ses devoirs s'attire l'estime; qui cède à ses intérêts est peu estimé: c'était bien du siècle de puiser un principe de gouvernement dans une source de mépris! Élevez les hommes politiques à ne penser qu'à ce qui les touche, et vous verrez comment ils arrangeront l'État; vous n'aurez par là que des ministres corrompus et avides, semblables à ces esclaves mutilés qui gouvernaient le Bas-Empire et qui vendaient tout, se souvenant d'avoir eux-mêmes été vendus.

«Remarquez ceci: les intérêts ne sont puissants que lors même qu'ils prospèrent; le temps est-il rigoureux, ils s'affaiblissent. Les devoirs, au contraire, ne sont jamais si énergiques que quand il en coûte à les remplir. Le temps est-il bon, ils se relâchent. J'aime un principe de gouvernement qui grandit dans le malheur: cela ressemble beaucoup à la vertu.

«Quoi de plus absurde que de crier aux peuples: Ne soyez pas dévoués! n'ayez pas d'enthousiasme! ne songez qu'à vos intérêts! C'est comme si on leur disait: Ne venez pas à notre secours, abandonnez-nous si tel est votre intérêt. Avec cette profonde politique, lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre et regardera passer la monarchie[111]

Tel était cet article sur la morale des intérêts et sur la morale des devoirs.

Le 3 décembre 1819, je remontai à la tribune de la Chambre des pairs: je m'élevai contre les mauvais Français qui pouvaient nous donner pour motif de tranquillité la surveillance des armées européennes. «Avions-nous besoin de tuteurs? viendrait-on encore nous entretenir de circonstances? devions-nous encore recevoir, par des notes diplomatiques, des certificats de bonne conduite? et n'aurions-nous fait que changer une garnison de Cosaques en une garnison d'ambassadeurs?»

Dès ce temps-là je parlais des étrangers comme j'en ai parlé depuis dans la guerre d'Espagne; je songeais à notre affranchissement à une heure où les libéraux mêmes me combattaient. Les hommes opposés d'opinion font bien du bruit pour arriver au silence! Laissez venir quelques années, les acteurs descendront de la scène et les spectateurs ne seront plus là pour blâmer ou pour applaudir.

Je venais de me coucher le 13 février au soir, lorsque le marquis de Vibraye[112] entra chez moi pour m'apprendre l'assassinat du duc de Berry. Dans sa précipitation, il ne me dit pas le lieu où s'était passé l'événement. Je me levai à la hâte et je montai dans la voiture de M. de Vibraye. Je fus surpris de voir le cocher prendre la rue de Richelieu, et plus étonné encore quand il nous arrêta à l'Opéra: la foule aux abords était immense. Nous montâmes, au milieu de deux haies de soldats, par la porte latérale à gauche, et, comme nous étions en habits de pairs, on nous laissa passer. Nous arrivâmes à une sorte de petite antichambre: cet espace était encombré de toutes les personnes du château. Je me faufilai jusqu'à la porte d'une loge et je me trouvai face à face de M. le duc d'Orléans. Je fus frappé d'une expression mal déguisée, jubilante, dans ses yeux, à travers la contenance contrite qu'il s'imposait; il voyait de plus près le trône. Mes regards l'embarrassèrent; il quitta la place et me tourna le dos. On racontait autour de moi les détails du forfait, le nom de l'homme, les conjectures des divers participants à l'arrestation; on était agité, affairé: les hommes aiment ce qui est spectacle, surtout la mort, quand cette mort est celle d'un grand. À chaque personne qui sortait du laboratoire ensanglanté, on demandait des nouvelles. On entendait le général A. de Girardin[113] raconter qu'ayant été laissé pour mort sur le champ de bataille, il n'en était pas moins revenu de ses blessures: tel espérait et se consolait, tel s'affligeait. Bientôt le recueillement gagna la foule; le silence se fit; de l'intérieur de la loge sortit un bruit sourd: je tenais l'oreille appliquée contre la porte; je distinguai un râlement; ce bruit cessa: la famille royale venait de recevoir le dernier soupir d'un petit-fils de Louis XIV! J'entrai immédiatement.

Qu'on se figure une salle de spectacle vide, après la catastrophe d'une tragédie: le rideau levé, l'orchestre désert, les lumières éteintes, les machines immobiles, les décorations fixes et enfumées, les comédiens, les chanteurs, les danseuses, disparus par les trappes et les passages secrets!

J'ai donné dans un ouvrage à part la vie et la mort de M. le duc de Berry. Mes réflexions d'alors sont encore vraies aujourd'hui:

«Un fils de saint Louis, dernier rejeton de la branche aînée, échappe aux traverses d'un long exil et revient dans sa patrie; il commence à goûter le bonheur; il se flatte de se voir renaître, de voir renaître en même temps la monarchie dans les enfants que Dieu lui promet: tout à coup il est frappé au milieu de ses espérances, presque dans les bras de sa femme. Il va mourir, et il n'est pas plein de jours! Ne pourrait-il pas accuser le ciel, lui demander pourquoi il le traite avec tant de rigueur? Ah! qu'il lui eût été pardonnable de se plaindre de sa destinée! Car, enfin, quel mal faisait-il? Il vivait familièrement au milieu de nous dans une simplicité parfaite, il se mêlait à nos plaisirs et soulageait nos douleurs; déjà six de ses parents ont péri; pourquoi l'égorger encore, le rechercher, lui, innocent, lui si loin du trône, vingt-sept ans après la mort de Louis XVI? Connaissons mieux le cœur d'un Bourbon! Ce cœur, tout percé du poignard, n'a pu trouver contre nous un seul murmure: pas un regret de la vie, pas une parole amère n'a été prononcée par ce prince. Époux, fils, père et frère, en proie à toutes les angoisses de l'âme, à toutes les souffrances du corps, il ne cesse de demander la grâce de l'homme, qu'il n'appelle pas même son assassin! Le caractère le plus impétueux devient tout à coup le caractère le plus doux. C'est un homme attaché à l'existence par tous les liens du cœur; c'est un prince dans la fleur de l'âge; c'est l'héritier du plus beau royaume de la terre qui expire, et vous diriez que c'est un infortuné qui ne perd rien ici-bas.»

Le meurtrier Louvel était un petit homme à figure sale et chafouine, comme on en voit des milliers sur le pavé de Paris. Il tenait du roquet; il avait l'air hargneux et solitaire. Il est probable que Louvel ne faisait partie d'aucune société; il était d'une secte, non d'un complot; il appartenait à l'une de ces conjurations d'idées, dont les membres se peuvent quelquefois réunir, mais agissent le plus souvent un à un, d'après leur impulsion individuelle. Son cerveau nourrissait une seule pensée, comme un cœur s'abreuve d'une seule passion. Son action était conséquente à ses principes: il avait voulu tuer la race entière d'un seul coup. Louvel a des admirateurs de même que Robespierre. Notre société matérielle, complice de toute entreprise matérielle, a détruit vite la chapelle élevée en expiation d'un crime. Nous avons l'horreur du sentiment moral, parce qu'on y voit l'ennemi et l'accusateur: les larmes auraient paru une récrimination; on avait hâte d'ôter à quelques chrétiens une croix pour pleurer.

Le 18 février 1820, le Conservateur[114] paya le tribut de ses regrets à la mémoire de M. le duc de Berry. L'article se terminait par ce vers de Racine:

Si du sang de nos rois quelque goutte échappée![115]

Hélas! cette goutte de sang s'écoule sur la terre étrangère!

M. Decazes tomba. La censure arriva, et, malgré l'assassinat du duc de Berry, je votai contre elle: ne voulant pas qu'elle souillât le Conservateur, ce journal finit par cette apostrophe au duc de Berry:

«Prince chrétien! digne fils de saint Louis! illustre rejeton de tant de monarques, avant que vous soyez descendu dans cette dernière demeure, recevez notre dernier hommage. Vous aimiez, vous lisiez un ouvrage que la censure va détruire. Vous nous avez dit quelquefois que cet ouvrage sauvait le trône: hélas! nous n'avons pu sauver vos jours! Nous allons cesser d'écrire au moment que vous cessez d'exister: nous aurons la douloureuse consolation d'attacher la fin de nos travaux à la fin de votre vie[116].

M. le duc de Bordeaux vint au monde le 29 septembre 1820. Le nouveau-né fut nommé l'enfant de l'Europe[117] et l'enfant du miracle[118], en attendant qu'il devînt l'enfant de l'exil.

Quelque temps avant les couches de la princesse, trois dames de la halle de Bordeaux, au nom de toutes les dames leurs compagnes, firent faire un berceau et me choisirent pour les présenter, elles et leur berceau, à madame la duchesse de Berry. Mesdames Dasté, Duranton, Aniche[119], m'arrivèrent. Je m'empressai de demander aux gentilshommes de service l'audience d'étiquette. Voilà que M. de Sèze crut qu'un tel honneur lui appartenait de droit: il était dit que je ne réussirais jamais à la cour. Je n'étais pas encore réconcilié avec le ministère, et je ne parus pas digne de la charge d'introducteur de mes humbles ambassadrices. Je me tirai de cette grande négociation comme de coutume, en payant leur dépense.

Tout cela devint une affaire d'État; le cancan passa dans les journaux. Les dames bordelaises en eurent connaissance et m'écrivirent à ce sujet la lettre qui suit: