Project Gutenberg's Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV, by René Chateaubriand
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Title: Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV
Author: René Chateaubriand
Release Date: May 23, 2008 [EBook #25575]
Language: French
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CHATEAUBRIAND
MÉMOIRES
D'OUTRE-TOMBE
NOUVELLE ÉDITION
Avec une Introduction, des Notes et des Appendices
PAR
Edmond BIRÉ
TOME IV
PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
KRAUS REPRINT
Nendeln/Liechtenstein
1975
Reprinted by
permission of the original publishers
KRAUS REPRINT
A Division of
KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED
Nendeln/Liechtenstein
1975
Printed in Germany
Lessingdruckerei Wiesbaden

Napoléon et Benjamin Constant.
MÉMOIRES
LIVRE V
Les Cent-Jours à Paris. Effet du passage de la légitimité en France. — Étonnement de Bonaparte. — Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. — Son nouveau système. — Trois énormes joueurs restés. — Chimères des libéraux. — Clubs et fédérés. — Escamotage de la République: l'Acte additionnel. — Chambre des représentants convoquée. — Inutile Champ de Mai. — Soucis et amertumes de Bonaparte. — Résolution à Vienne. — Mouvement à Paris. — Ce que nous faisions à Gand. — M. de Blacas. — Bataille de Waterloo. — Confusion à Gand. — Quelle fut la bataille de Waterloo. — Retour de l'Empereur. — Réapparition de La Fayette. — Nouvelle abdication de Bonaparte. — Scènes orageuses à la Chambre des Pairs. — Présages menaçants pour la seconde Restauration. — Départ de Gand. — Arrivée à Mons. — Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. — M. de Talleyrand à Mons. Scène avec le roi. — Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand. — De Mons à Gonesse. — Je m'oppose avec M. le comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre: mes raisons. — Le duc de Wellington l'emporte. — Arnouville. — Saint-Denis. — Dernière conversation avec le roi.
Je vous fais voir l'envers des événements que l'histoire ne montre pas; l'histoire n'étale que l'endroit. Les Mémoires ont l'avantage de présenter l'un et l'autre côté du tissu: sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes. Il y a partout une chaumière auprès d'un palais, un homme qui pleure auprès d'un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprès d'un roi qui perd son trône: que faisait à l'esclave présent à la bataille d'Arbelles la chute de Darius?
Gand n'était donc qu'un vestiaire derrière les coulisses du spectacle ouvert à Paris. Des personnages renommés restaient encore en Europe. J'avais en 1800 commencé ma carrière avec Alexandre et Napoléon; pourquoi n'avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théâtre? Pourquoi seul à Gand? Parce que le ciel vous jette où il veut. Des petits Cent-Jours à Gand, passons aux grands Cent-Jours à Paris.
Je vous ai dit les raisons qui auraient dû arrêter Bonaparte à l'île d'Elbe, et les raisons primantes ou plutôt la nécessité tirée de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exil. Mais la marche de Cannes à Paris épuisa ce qui lui restait du vieil homme. À Paris le talisman fut brisé.
Le peu d'instants que la légalité avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rétablissement de l'arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite; l'anarchie déchaîne les masses, et asservit les indépendances individuelles. De là, le despotisme ressemble à la liberté, quand il succède à l'anarchie; il reste ce qu'il est véritablement quand il remplace la liberté: libérateur après la Constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte. Il le sentait si bien qu'il se crut obligé d'aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souveraineté nationale. Lui, qui avait foulé le peuple en maître, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l'enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres, et dont chaque syllabe mettait en colère son épée.
Sa destinée, comme puissance, était en effet si bien accomplie, qu'on ne reconnut plus le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours. Ce génie était celui du succès et de l'ordre, non celui de la défaite et de la liberté: or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avait trahi, rien pour l'ordre, puisqu'il existait sans lui. Dans son étonnement il disait: «Comme les Bourbons m'ont arrangé la France en quelques mois! il me faudra des années pour la refaire.» Ce n'était pas l'œuvre de la légitimité que le conquérant voyait, c'était l'œuvre de la Charte; il avait laissé la France muette et prosternée, il la trouvait debout et parlante: dans la naïveté de son esprit absolu, il prenait la liberté pour le désordre.
Et pourtant Bonaparte est obligé de capituler avec les idées qu'il ne peut vaincre de prime abord. À défaut de popularité réelle, des ouvriers, payés à quarante sous par tête, viennent, à la fin de leur journée, brailler au Carrousel Vive l'Empereur! cela s'appelait aller à la criée. Des proclamations annoncent d'abord une merveille d'oubli et de pardon; les individus sont déclarés libres, la nation libre, la presse libre; on ne veut que la paix, l'indépendance et le bonheur du peuple; tout le système impérial est changé; l'âge d'or va renaître. Afin de rendre la pratique conforme à la théorie, on partage la France en sept grandes divisions de police; les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu'avaient, sous le Consulat et l'Empire, les directeurs généraux: on sait ce que furent à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ces protecteurs de la liberté individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte élève, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté, des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous la Convention.
La police que dirige Fouché apprend au monde, par des proclamations solennelles, qu'elle ne va plus servir qu'à répandre la philosophie, qu'elle n'agira plus que d'après des principes de vertu.
Bonaparte rétablit, par un décret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcé d'annuler le divorce prononcé sous l'Empire entre le despotisme et la démagogie, et de favoriser leur nouvelle alliance: de cet hymen doit naître, au Champ de Mai, une liberté, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mameluck à la ceinture et la hache révolutionnaire à la main, liberté entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds ou dans les campagnes brûlantes de l'Espagne et les déserts glacés de la Russie. Avant le succès, les mamelucks sont jacobins; après le succès, les jacobins deviendront mamelucks: Sparte est pour l'instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.
Bonaparte aurait bien voulu ressaisir à lui seul l'autorité, mais cela ne lui était pas possible; il trouvait des hommes disposés à la lui disputer: d'abord les républicains de bonne foi, délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, désiraient garder une indépendance qui n'est peut-être qu'une noble erreur; ensuite les furieux de l'ancienne faction de la montagne: ces derniers, humiliés de n'avoir été sous l'Empire que les espions de police d'un despote, semblaient résolus à reprendre, pour leur propre compte, cette liberté de tout faire dont ils avaient cédé pendant quinze années le privilège à un maître.
Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'étaient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer mutuellement. Menacés au dehors d'une invasion, poursuivis au dedans par l'opinion publique, ils comprirent que s'ils se divisaient, ils étaient perdus: afin d'échapper au danger, ils ajournèrent leur querelle; les uns apportaient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères, les autres leur terreur et leur perversité. Nul n'était de bonne foi dans ce pacte; chacun, la crise passée, se promettait de le tourner à son profit; tous cherchaient d'avance à s'assurer les résultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois énormes joueurs tenaient la banque tour à tour: la liberté, l'anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçant de gagner une partie perdue pour tous.
Pleins de cette pensée, ils ne sévissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures révolutionnaires: des fédérés s'étaient formés dans les faubourgs et des fédérations s'organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole; un club, établi à Paris, correspondait avec d'autres clubs dans les provinces; on annonçait la résurrection du Journal des Patriotes[1]. Mais, de ce côté-là, quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscités de 1793? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la liberté, l'égalité, les droits de l'homme? Étaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincères après qu'avant leurs énormités? Est-ce parce qu'ils s'étaient souillés de tous les vices qu'ils étaient devenus capables de toutes les vertus? On n'abdique pas le crime aussi facilement qu'une couronne; le front que ceignit l'affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables.
L'idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d'empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère: le bonnet rouge, dont on chargeait la tête de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'aurait annoncé à Bonaparte que la reprise du diadème, s'il était donné à ces athlètes qui parcourent le monde de fournir deux fois la même carrière.
Toutefois, des libéraux de choix se promettaient la victoire: des hommes fourvoyés, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi[2], parlaient de placer le prince de Canino[3] au ministère de l'intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin[4] à celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposait point à des mouvements démocratiques qui, en dernier résultat, fournissaient des conscrits à son armée. Il se laissait attaquer dans des pamphlets; des caricatures lui répétaient: Île d'Elbe, comme les perroquets criaient à Louis XI: Péronne. On prêchait à l'échappé de prison, en le tutoyant, la liberté et l'égalité; il écoutait ces remontrances d'un air de componction. Tout à coup, rompant les liens dont on avait prétendu l'envelopper, il proclame de sa propre autorité, non une constitution plébéienne, mais une constitution aristocratique, un Acte additionnel aux constitutions de l'Empire[5].
La République rêvée se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impérial, rajeuni de féodalité. L'Acte additionnel enlève à Bonaparte le parti républicain et fait des mécontents dans presque tous les autres partis[6]. La licence règne à Paris, l'anarchie dans les provinces; les autorités civiles et militaires se combattent; ici on menace de brûler les châteaux et d'égorger les prêtres; là on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le roi! Attaqué, Bonaparte recule; il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs contre l'Acte additionnel, il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des représentants en vertu de cet acte qui n'est point encore accepté. Errant d'écueil en écueil, à peine délivré d'un danger, il heurte contre un autre: souverain d'un jour, comment instituer une pairie héréditaire que l'esprit d'égalité repousse? Comment gouverner les deux Chambres? Montreront-elles une obéissance passive? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assemblée projetée du Champ de Mai, laquelle n'a plus de véritable but, puisque l'Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages eussent été comptés? Cette assemblée, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la représentation nationale?
Ce Champ de Mai, si pompeusement annoncé et célébré le 1er juin[7], se résout en un simple défilé de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel méprisé. Napoléon, entouré de ses frères, des dignitaires de l'État, des maréchaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souveraineté du peuple à laquelle il ne croyait pas[8]. Les citoyens s'étaient imaginé qu'ils fabriqueraient eux-mêmes une constitution dans ce jour solennel, les paisibles bourgeois s'attendaient qu'on y déclarerait l'abdication de Napoléon en faveur de son fils, abdication manigancée à Bâle entre les agents de Fouché et du prince de Metternich: il n'y eut rien qu'une ridicule attrape politique. L'Acte additionnel se présentait, au reste, comme un hommage à la légitimité; à quelques différences près, et surtout moins l'abolition de la confiscation, c'était la Charte.
Ces changement subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agonie du despotisme. Toutefois l'empereur ne peut recevoir du dedans l'atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi exténué que lui; le Titan révolutionnaire, que Napoléon avait jadis terrassé, n'a point recouvré son énergie native; les deux géants se portent maintenant d'inutiles coups; ce n'est plus que la lutte de deux ombres.
À ces impossibilités générales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais; il annonçait à la France le retour de l'impératrice et du roi de Rome, et l'une et l'autre ne revenaient point. Il disait à propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu: «Quand on a accepté les prospérités d'une famille, il faut en embrasser les adversités.» Joseph, accouru de la Suisse, ne lui demandait que de l'argent; Lucien l'inquiétait par ses liaisons libérales; Murat, d'abord conjuré contre son beau-frère, s'était trop hâté, en revenant à lui, d'attaquer les Autrichiens: dépouillé du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrêts, près de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard.[9]
Et puis l'empereur pouvait-il se fier à ses anciens partisans et ses prétendus amis? ne l'avaient-ils pas indignement abandonné au moment de sa chute? Ce Sénat qui rampait à ses pieds, maintenant blotti dans la pairie, n'avait-il pas décrété la déchéance de son bienfaiteur? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ils venaient lui dire: «L'intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraient pas notre persévérance et redoubleraient notre attachement pour vous[10].» Votre persévérance! votre attachement redoublé par l'infortune! Vous disiez ceci le 11 juin 1815: qu'aviez-vous dit le 2 avril 1814? que direz-vous quelques semaines après, le 19 juillet 1815?
Le ministre de la police impériale, ainsi que vous l'avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et Bâle; les maréchaux auxquels Bonaparte était contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguère prêté serment à Louis XVIII; ils avaient fait contre lui, Bonaparte, les proclamations les plus violentes[11]: depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousé leur sultan; mais s'il eût été arrêté à Grenoble, qu'en auraient-ils fait? Suffit-il de rompre un serment pour rendre à un autre serment violé toute sa force? Deux parjures équivalent-ils à la fidélité?
Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ de Mai rapporteront leur dévouement à Louis XVIII dans les salons des Tuileries; ils s'approcheront de la sainte table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre[12]; hérauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X[13], puis, commissaires d'un autre pouvoir, ils mèneront ce roi prisonnier à Cherbourg, trouvant à peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naître aux époques d'improbité, dans ces jours où deux hommes causant ensemble s'étudient à retrancher des mots de la langue, de peur de s'offenser et de se faire rougir mutuellement.
Ceux qui n'avaient pu s'attacher à Napoléon par sa gloire, qui n'avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'à leurs noms, s'immoleraient-ils maintenant à ses indigentes espérances? S'enchaîneraient-ils à une fortune précaire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidée par des succès inouïs et par une possession de seize années de victoires? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dépouillé et revêtu, quitté et repris la peau du légitimiste et du révolutionnaire, du napoléonien et du bourboniste; tant de paroles données et faussées; tant de croix passées de la poitrine du chevalier à la queue du cheval, et de la queue du cheval à la poitrine du chevalier; tant de preux changeant de bandières, et semant la lice de leurs gages de foi-mentie; tant de nobles dames, tour à tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'âme de Napoléon que défiance, horreur et mépris; ce grand homme vieilli était seul au milieu de tous ces traîtres, hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinée accomplie et du jugement de Dieu.
Napoléon n'avait trouvé de fidèles que les fantômes de sa gloire passée; ils l'escortèrent, ainsi que je vous l'ai dit, du lieu de son débarquement jusqu'à la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volé de clocher en clocher de Cannes à Paris, s'abattirent fatiguées sur les cheminées des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin.
Napoléon ne se précipite point, avec les populations émues, sur la Belgique, avant qu'une armée anglo-prussienne s'y fût rassemblée: il s'arrête; il essaye de négocier avec l'Europe et de maintenir humblement les traités de la légitimité. Le congrès de Vienne oppose à M. le duc de Vicence l'abdication du 11 avril 1814: par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, et en conséquence renonçait, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italie. Or, puisqu'il vient rétablir son pouvoir, il viole manifestement le traité de Paris, et se replace dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814: donc c'est lui Bonaparte qui déclare la guerre à l'Europe, et non l'Europe à Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ai fait remarquer à propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'elles pouvaient avant le combat.
La nouvelles du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 6 mars[14], au milieu d'une fête où l'on représentait l'assemblée des divinités de l'Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre: il hésita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit: «Il ne s'agit pas de moi, mais du salut du monde.» Et une estafette porte à Saint-Pétersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les armées qui se retiraient s'arrêtent; leur longue file fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prépare à la guerre; il est attendu à de nouveaux champs catalauniques: Dieu l'a ajourné à la bataille qui doit mettre fin au règne des batailles.
Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France qui n'est qu'un grand nid de soldats. Bonaparte avait rendu à ses légions leurs surnoms d'invincible, de terrible, d'incomparable; sept armées reprenaient le titre d'armées des Pyrénées, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin: grands souvenirs qui servaient de cadre à des troupes supposées, à des triomphes en espérance. Une armée véritable était réunie à Paris et à Laon; cent cinquante batteries attelées, dix mille soldats d'élite entrés dans la garde; dix-huit mille marins illustrés à Lutzen et à Bautzen; trente mille vétérans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes; sept départements du nord et de l'est prêts à se lever en masse; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté; des fédérés offrant leurs piques et leurs bras; Paris fabriquant par jours trois mille fusils: telles étaient les ressources de l'empereur. Peut-être aurait-il encore une fois bouleversé le monde, s'il avait pu se résoudre, en affranchissant la patrie, à appeler les nations étrangères à l'indépendance. Le moment était propice: les rois qui promirent à leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement à leur parole. Mais la liberté était antipathique à Napoléon depuis qu'il avait bu à la coupe du pouvoir; il aimait mieux être vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient à soixante-dix mille hommes.
Nous autres émigrés, nous étions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville: assises derrière leurs fenêtres, elles voient dans un petit miroir incliné les soldats passer dans la rue. Louis XVIII était là dans un coin complètement oublié; à peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique résidant auprès du duc de Wellington en qualité de commissaires, MM. Pozzo di Borgo,[15] de Vincent,[16] etc., etc. On avait bien autre chose à faire qu'à songer à nous! Un homme étranger à la politique n'aurait jamais cru qu'un impotent caché au bord de la Lys serait rejeté sur le trône par le choc des milliers de soldats prêts à s'égorger: soldats dont il n'était ni le roi ni le général, qui ne pensaient pas à lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochés, Gand et Waterloo, jamais l'un ne parut si obscur, l'autre si éclatant: la légitimité gisait au dépôt comme un vieux fourgon brisé.
Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaient; nous n'avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il était déjà demandé ailleurs. Mille chevaux, détachés de l'armée française, nous auraient enlevés en quelques heures. Les fortifications de Gand étaient démolies; l'enceinte qui reste eût été d'autant plus facilement forcée que la population belge ne nous était pas favorable. La scène dont j'avais été témoin aux Tuileries se renouvela: on préparait secrètement les voitures de Sa Majesté; les chevaux étaient commandés. Nous, fidèles ministres, nous aurions pataugé derrière, à la grâce de Dieu. Monsieur partit pour Bruxelles, chargé de surveiller de plus près les mouvements.
M. de Blacas était devenu soucieux et triste; moi, pauvre homme, je le solaciais. À Vienne on ne lui était pas favorable; M. de Talleyrand s'en moquait; les royalistes l'accusaient d'être la cause du retour de Napoléon. Ainsi, dans l'une ou l'autre chance, plus d'exil honoré pour lui en Angleterre, plus de premières places possibles en France: j'étais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au Marché aux chevaux, où il trottait seul; m'attelant à son côté, je me conformais à sa triste pensée. Cet homme que j'ai défendu à Gand et en Angleterre, que je défendis en France après les Cent-Jours, et jusque dans la préface de la Monarchie selon la Charte, cet homme m'a toujours été contraire: cela ne serait rien s'il n'eût été un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passée; mais je dois redresser dans ces Mémoires les surprises faites à mon jugement ou à mon bon cœur.
Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j'allais seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd: je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans les joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route: je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo!
Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablait: Quel était ce combat? Était-il définitif? Napoléon était-il là en personne? Le monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort? Succès ou revers de l'une ou l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage? Mais quel sang coulait! chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français? Était-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue? Si Napoléon l'emportait, que devenait notre liberté? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrît un exil éternel; la patrie l'emportait dans ce moment dans mon cœur; mes vœux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.
Wellington triomphait-il? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices?... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon cœur. À quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas, je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.
Aucun voyageur ne paraissait; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que j'écoutais. Mais voici venir un courrier: je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussée; j'arrête le courrier et l'interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost: «Bonaparte est entré hier (17 juin) dans Bruxelles, après un combat sanglant. La bataille a dû recommencer aujourd'hui (18 juin). On croit à la défaite définitive des alliés, et l'ordre de la retraite est donné.» Le courrier continua sa route.
Je le suivis en me hâtant: je fus dépassé par la voiture d'un négociant qui fuyait en poste avec sa famille; il me confirma le récit du courrier.
Tout était dans la confusion quand je rentrai à Gand: on fermait les portes de la ville; les guichets seuls demeuraient entre-bâillés; des bourgeois mal armés et quelques soldats de dépôt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le roi.
Monsieur venait d'arriver par une route détournée: il avait quitté Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'une première bataille perdue ne laissait aucune espérance du gain d'une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'étant pas trouvés en ligne, les Anglais avaient été écrasés.
Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint général: les possesseurs de quelques ressources partirent; moi, qui ai la coutume de n'avoir jamais rien, j'étais toujours prêt et dispos. Je voulais faire déménager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aime pas les coups de canon: elle ne me voulut pas quitter.
Le soir, conseil auprès de Sa Majesté: nous entendîmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Eckstein[17]. Le fourgon des diamants de la couronne était attelé: je n'avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trésor. J'enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortille ma tête la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intérieur, et je me mis à la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la légitimité. J'étais plus riche dans ma première émigration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreiller et servait de maillot à Atala; mais en 1815 Atala était une grande petite fille dégingandée de treize à quatorze ans, qui courait le monde toute seule, et qui, pour l'honneur de son père, avait fait trop parler d'elle.
Le 19 juin, à une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au roi par estafette, rétablit la vérité des faits. Bonaparte n'était point entré dans Bruxelles; il avait décidément perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armée le 14. Le 15, il force les lignes de l'ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus où la victoire semble à jamais fidèle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportés. Aux Quatre-Bras, nouveau succès: le duc de Brunswick reste parmi les morts[18]. Blücher en pleine retraite se rabat sur une réserve de trente mille hommes, aux ordres du général de Bulow[19]; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosse à Bruxelles.
Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington déclara qu'il pourrait tenir jusqu'à trois heures, mais qu'à cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nécessairement écrasé: acculé sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui était interdite. Surpris par Napoléon, sa position militaire était détestable; il l'avait acceptée et ne l'avait pas choisie.
Les Français emportèrent d'abord, à l'aile gauche de l'ennemi, les hauteurs qui dominent le château d'Hougoumont jusqu'aux fermes de la Haye-Sainte et de Papelotte; à l'aile droite, ils attaquèrent le village de Mont-Saint-Jean; la ferme de la Haye-Sainte est enlevée au centre par le prince Jérôme. Mais la réserve prussienne paraît vers Saint-Lambert à six heures du soir: une nouvelle et furieuse attaque est donnée au village de la Haye-Sainte; Blücher survient avec des troupes fraîches et isole du reste de nos troupes déjà rompues les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immortelle, le débordement des fuyards entraîne tout parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève, au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux: c'était comme le sommaire de toutes les batailles de l'Empire. Deux fois les Français ont crié: Victoire! deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteint; les cartouches sont épuisées; quelques grenadiers blessés, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux l'homme des batailles écoutait, l'œil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frère Jérôme combattait encore avec ses bataillons expirants accablés par le nombre, mais son courage ne peut ramener la victoire.
Le nombre des morts du côté des alliés était estimé à dix-huit mille hommes, du côté des Français à vingt-cinq mille; douze cents officiers anglais avaient péri; presque tous les aides de camp du duc de Wellington étaient tués ou blessés; il n'y eut pas en Angleterre une famille qui ne prît le deuil. Le prince d'Orange[20] avait été atteint d'une balle à l'épaule; le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, avait eu la main percée. Les Anglais furent redevables du succès aux Irlandais et à la brigade des montagnards écossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du général Grouchy, ne s'étant pas avancé, ne se trouva point à l'affaire. Les deux armées croisèrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animait une inimitié nationale de dix siècles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille à la Chambre des lords, disait: «Les soldats anglais et les soldats français, après l'affaire, lavaient leur mains sanglantes dans un même ruisseau, et d'un bord à l'autre se congratulaient mutuellement sur leur courage.» Wellington avait toujours été funeste à Bonaparte, ou plutôt le génie rival de la France, le génie anglais, barrait le chemin à la victoire. Aujourd'hui les Prussiens réclament contre les Anglais l'honneur de cette affaire décisive; mais, à la guerre, ce n'est pas l'action accomplie, c'est le nom qui fait le triomphateur: ce n'est pas Bonaparte qui a gagné la véritable bataille d'Iéna[21].
Les fautes des Français furent considérables: ils se trompèrent sur des corps ennemis ou amis; ils occupèrent trop tard la position des Quatre-Bras; le maréchal Grouchy, qui était chargé de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir: de là des reproches que nos généraux se sont adressés. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupa avec la présomption du maître, de couper la retraite à un ennemi qui n'était pas vaincu.
Beaucoup de menteries et quelques vérités assez curieuses ont été débitées sur cette catastrophe. Le mot: La garde meurt et ne se rend pas, est une invention qu'on n'ose plus défendre[22]. Il paraît certain qu'au commencement de l'action, Soult fit quelques observations stratégiques à l'empereur: «Parce que Wellington vous a battu, lui répondit sèchement Napoléon, vous croyez toujours que c'est un grand général.» À la fin du combat, M. de Turenne[23] pressa Bonaparte de se retirer pour éviter de tomber entre les mains de l'ennemi: Bonaparte, sorti de ses pensées comme d'un rêve, s'emporta d'abord; puis tout à coup, au milieu de sa colère, il s'élance sur son cheval et fuit[24].
Le 19 juin cent coups de canon des Invalides avaient annoncé les succès de Ligny, de Charleroi, des Quatre-Bras; on célébrait des victoires mortes la veille à Waterloo. Le premier courrier qui transmit à Paris la nouvelle de cette défaite, une des plus grandes de l'histoire par ses résultats, fut Napoléon lui-même: il rentra dans les barrières la nuit du 21; on eût dit de ses mânes revenant pour apprendre à ses amis qu'il n'était plus. Il descendit à l'Élysée-Bourbon: lorsqu'il arriva de l'île d'Elbe, il était descendu aux Tuileries; ces deux asiles, instinctivement choisis, révélaient le changement de sa destinée.
Tombé à l'étranger dans un noble combat, Napoléon eut à supporter à Paris les assauts des avocats qui voulaient mettre à sac ses malheurs: il regrettait de n'avoir pas dissous la Chambre avant son départ pour l'armée; il s'est souvent aussi repenti de n'avoir pas fait fusiller Fouché et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, après Waterloo, s'interdit toute violence, soit qu'il obéît au calme habituel de son tempérament, soit qu'il fût dompté par la destinée; il ne dit plus comme avant sa première abdication: «On verra ce que c'est que la mort d'un grand homme.» Cette verve était passée. Antipathique à la liberté, il songea à casser cette Chambre des représentants que présidait Lanjuinais, de citoyen devenu sénateur, de sénateur devenu pair, depuis redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le général La Fayette, député, lut à la tribune une proposition qui déclarait: «la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traître à la patrie, et jugé comme tel, quiconque s'en rendrait coupable.» (21 juin 1815.)
Le discours du général commençait par ces mots:
«Messieurs, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler du danger de la patrie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Voici l'instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public.»
L'anachronisme de ce discours causa un moment d'illusion; on crut voir la Révolution, personnifiée dans La Fayette, sortir du tombeau et se présenter pâle et ridée à la tribune. Mais ces motions d'ordre, renouvelées de Mirabeau, n'étaient plus que des armes hors d'usage, tirées d'un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'était pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaîne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprès de l'empereur à l'Élysée-Bourbon; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenue de Marigny et criait: Vive l'Empereur! cri touchant échappé des entrailles populaires; il s'adressait au vaincu! Bonaparte dit à Benjamin Constant: «Que me doivent ceux-ci? je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres.» C'est peut-être le seul mot qui lui soit sorti du cœur, si toutefois l'émotion du député n'a pas trompé son oreille. Bonaparte, prévoyant l'événement, vint au-devant de la sommation qu'on se préparait à lui faire; il abdiqua pour n'être pas contraint d'abdiquer: «Ma vie politique est finie, dit-il: je déclare mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français.» Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de Henri V: on ne donne des couronnes que lorsqu'on les possède, et les hommes cassent le testament de l'adversité. D'ailleurs l'empereur n'était pas plus sincère en descendant du trône une seconde fois qu'il ne l'avait été dans sa première retraite; aussi, lorsque les commissaires français allèrent apprendre au duc de Wellington que Napoléon avait abdiqué, il leur répondit: «Je le savais depuis un an.»
La Chambre des représentants, après quelques débats où Manuel[25] prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de régence.
Une commission exécutive est créée[26]: le duc d'Otrante la préside; trois ministres, un conseiller d'État et un général de l'empereur la composent et dépouillent de nouveau leur maître: c'était Fouché, Caulaincourt, Carnot, Quinette[27] et Grenier[28].
Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idées dans sa tête: «Je n'ai plus d'armée, disait-il, je n'ai plus que des fuyards. La majorité de la Chambre des députés est bonne; je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé; si, au lieu d'une levée, on dispute, tout sera perdu. La nation n'a pas envoyé les députés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ils fassent; je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée: si je disais un mot, ils seraient assommés. Mais si nous nous querellons, au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire.»
Une députation de la Chambre des représentants étant venue le féliciter sur sa nouvelle abdication, il répondit: «Je vous remercie: je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France; mais je ne l'espère pas.»
Il se repentit bientôt après, lorsqu'il apprit que la Chambre des représentants avait nommé une commission de gouvernement composée de cinq membres. Il dit aux ministres: «Je n'ai point abdiqué en faveur d'un nouveau Directoire; j'ai abdiqué en faveur de mon fils: si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'est point en se présentant devant les alliés l'oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront à reconnaître l'indépendance nationale.»
Il se plaignait que La Fayette, Sébastiani[29], Pontécoulant[30], Benjamin Constant, avaient conspiré contre lui, que d'ailleurs les Chambres n'avaient pas assez d'énergie. Il disait que lui seul pouvait tout réparer, mais que les meneurs n'y consentiraient jamais, qu'ils aimeraient mieux s'engloutir dans l'abîme que de s'unir avec lui, Napoléon, pour le fermer.
Le 27 juin, à la Malmaison, il écrivit cette sublime lettre: «En abdiquant le pouvoir, je n'ai pas renoncé au plus noble droit du citoyen, au droit de défendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie.»
Le duc de Bassano lui ayant représenté que les Chambres ne seraient pas pour lui: «Alors je le vois bien,» dit-il, «il faut toujours céder. Cet infâme Fouché vous trompe, il n'y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose; mais que peuvent-ils faire, avec un traître, Fouché, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'elles veulent? Vous croyez tous comme des imbéciles aux belles promesses des étrangers; vous croyez qu'ils vous mettront la poule au pot, et qu'ils vous donneront un prince de leur façon, n'est-ce pas? Vous vous trompez[31].»
Des plénipotentiaires furent envoyés aux alliés. Napoléon requit le 29 juin deux frégates, stationnées à Rochefort, pour le transporter hors de France; en attendant il s'était retiré à la Malmaison.
Les discussions étaient vives à la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot, qui signait l'ordre des égorgements d'Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immoler son républicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagéré sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivé, ne put entendre ce rapport sans colère. Napoléon, dans ses bulletins, avait parlé du maréchal avec un mécontentement mal déguisé, et Gourgaud accusa Ney d'avoir été la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit: «Ce rapport est faux, faux de tous points: Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt à vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'y a plus un seul soldat de la garde à rallier: je la commandais; je l'ai vu massacrer tout entière avant de quitter le champ de bataille. L'ennemi est à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes; il peut être à Paris dans six jours: vous n'avez d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations.»
L'aide de camp Flahaut[32] voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre; Ney répliqua avec une nouvelle véhémence: «Je le répète, vous n'avez d'autre voie de salut que la négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me retirerai aux États-Unis.»
À ces mots, Lavallette et Carnot accablèrent le maréchal de reproches; Ney leur répondit avec dédain: «Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intérêt est tout: que gagnerai-je au retour de Louis XVIII? d'être fusillé pour crime de désertion; mais je dois la vérité à mon pays.»
Dans la séance des pairs du 23, le général Drouot[33], rappelant cette scène, dit: «J'ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagérer nos désastres et diminuer nos ressources. Mon étonnement a été d'autant plus grand que ces discours étaient prononcés par un général distingué (Ney), qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mérité la reconnaissance de la nation.»
Dans la séance du 22, un second orage avait éclaté à la suite du premier: il s'agissait de l'abdication de Bonaparte; Lucien insistait pour qu'on reconnût son neveu empereur. M. de Pontécoulant interrompit l'orateur, et demanda de quel droit Lucien, étranger et prince romain, se permettait de donner un souverain à la France. «Comment, ajouta-t-il, reconnaître un enfant qui réside en pays étranger?» À cette question, La Bédoyère[34], s'agitant devant son siège:
«J'ai entendu des voix autour du trône du souverain heureux; elles s'en éloignent aujourd'hui qu'il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaître Napoléon II, parce qu'ils veulent recevoir la loi de l'étranger, à qui ils donnent le nom d'alliés.
«L'abdication de Napoléon est indivisible. Si l'on ne veut pas reconnaître son fils, il doit tenir l'épée, environné de Français qui ont versé leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures.
«Il sera abandonné par de vils généraux qui l'ont déjà trahi.
«Mais si l'on déclare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres, plus de manœuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici.»
La Chambre se lève en tumulte: «À l'ordre! à l'ordre! à l'ordre! mugit-on blessé du coup.—Jeune homme, vous vous oubliez! s'écria Masséna.—«Vous vous croyez encore au corps de garde?» disait Lameth.
Tous les présages de la seconde Restauration furent menaçants: Bonaparte était revenu à la tête de quatre cents Français, Louis XVIII revenait derrière quatre cent mille étrangers; il passa près de la mare de sang de Waterloo, pour aller à Saint-Denis comme à sa sépulture.
C'était pendant que la légitimité s'avançait ainsi que retentissaient les interpellations de la Chambre des pairs; il y avait là je ne sais quoi de ces terribles scènes révolutionnaires aux grands jours de nos malheurs, quand le poignard circulait au tribunal entre les mains des victimes. Quelques militaires dont la funeste fascination avait amené la ruine de la France, en déterminant la seconde invasion de l'étranger, se débattaient sur le seuil du palais; leur désespoir prophétique, leurs gestes, leurs paroles de la tombe, semblaient annoncer une triple mort: mort à eux-mêmes, mort à l'homme qu'ils avaient béni, mort à la race qu'ils avaient proscrite.
Tandis que Bonaparte se retirait à la Malmaison avec l'Empire fini, nous, nous partions de Gand avec la monarchie recommençante. Pozzo, qui savait combien il s'agissait peu de la légitimité en haut lieu, se hâta d'écrire à Louis XVIII de partir et d'arriver vite, s'il voulait régner avant que la place fût prise: c'est à ce billet que Louis XVIII dut sa couronne en 1815.
À Mons, je manquai la première occasion de fortune de ma carrière politique; j'étais mon propre obstacle et je me trouvais sans cesse sur mon chemin. Cette fois, mes qualités me jouèrent le mauvais tour que m'auraient pu faire mes défauts.
M. de Talleyrand, dans tout l'orgueil d'une négociation qui l'avait enrichi, prétendait avoir rendu à la légitimité les plus grands services et il revenait en maître. Étonné que déjà on n'eût point suivi pour le retour à Paris la route qu'il avait tracée, il fut bien plus mécontent de retrouver M. de Blacas avec le roi. Il regardait M. de Blacas comme le fléau de la monarchie; mais ce n'était pas là le vrai motif de son aversion: il considérait dans M. de Blacas le favori, par conséquent le rival; il craignait aussi Monsieur et s'était emporté lorsque, quinze jours auparavant, Monsieur lui avait fait offrir son hôtel sur la Lys. Demander l'éloignement de M. de Blacas, rien de plus naturel; l'exiger, c'était trop se souvenir de Bonaparte.
M. de Talleyrand entra dans Mons vers les six heures du soir, accompagné de l'abbé Louis: M. de Ricé, M. de Jaucourt et quelques autres commensaux, volèrent à lui. Plein d'une humeur qu'on ne lui avait jamais vue, l'humeur d'un roi qui croit son autorité méconnue, il refusa de prime abord d'aller chez Louis XVIII, répondant à ceux qui l'en pressaient par sa phrase ostentatrice: «Je ne suis jamais pressé; il sera temps demain.» Je l'allai voir; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s'appuya sur moi en me parlant: familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues; je ne comprenais même pas. Je l'invitai à venir chez le roi où je me rendais.
Louis XVIII était dans ses grandes douleurs: il s'agissait de se séparer de M. de Blacas; celui-ci ne pouvait rentrer en France; l'opinion était soulevée contre lui; bien que j'eusse eu à me plaindre du favori à Paris, je ne lui en avais témoigné à Gand aucun ressentiment. Le roi m'avait su gré de ma conduite; dans son attendrissement, il me traita à merveille. On lui avait déjà rapporté les propos de M. de Talleyrand: «Il se vante,» me dit-il, «de m'avoir remis une seconde fois la couronne sur la tête et il me menace de reprendre le chemin de l'Allemagne: qu'en pensez-vous, monsieur de Chateaubriand?» Je répondis: «On aura mal instruit Votre Majesté; M. de Talleyrand est seulement fatigué. Si le roi y consent, je retournerai chez le ministre.» Le roi parut bien aise; ce qu'il aimait le moins, c'étaient les tracasseries; il désirait son repos aux dépens même de ses affections.
M. de Talleyrand au milieu de ses flatteurs était plus monté que jamais. Je lui représentai qu'en un moment aussi critique il ne pouvait songer à s'éloigner. Pozzo le prêcha dans ce sens: bien qu'il n'eût pas la moindre inclination pour lui, il aimait dans ce moment à le voir aux affaires comme une ancienne connaissance; de plus il le supposait en faveur près du czar. Je ne gagnai rien sur l'esprit de M. de Talleyrand, les habitués du prince me combattaient; M. Mounier même pensait que M. de Talleyrand devait se retirer. L'abbé Louis, qui mordait tout le monde, me dit en secouant trois fois sa mâchoire: «Si j'étais le prince, je ne resterais pas un quart d'heure à Mons.» Je lui répondis: «Monsieur l'abbé, vous et moi nous pouvons nous en aller où nous voulons, personne ne s'en apercevra; il n'en est pas de même de M. de Talleyrand.» J'insistai encore et je dis au prince: «Savez-vous que le roi continue son voyage?» M. de Talleyrand parut surpris, puis il me dit superbement, comme le Balafré à ceux qui le voulaient mettre en garde contre les desseins de Henri III: «Il n'osera!»
Je revins chez le roi où je trouvai M. de Blacas. Je dis à Sa Majesté, pour excuser son ministre, qu'il était malade, mais qu'il aurait très certainement l'honneur de faire sa cour au roi le lendemain. «Comme il voudra, répliqua Louis XVIII: je pars à trois heures;» et puis il ajouta affectueusement ces paroles: «Je vais me séparer de M. de Blacas; la place sera vide, monsieur de Chateaubriand.»
C'était la maison du roi mise à mes pieds. Sans s'embarrasser davantage de M. de Talleyrand, un politique avisé aurait fait attacher ses chevaux à sa voiture pour suivre ou précéder le roi: je demeurai sottement dans mon auberge.
M. de Talleyrand, ne pouvant se persuader que le roi s'en irait, s'était couché: à trois heures on le réveille pour lui dire que le roi part; il n'en croit pas ses oreilles: «Joué! trahi!» s'écria-t-il. On le lève, et le voilà, pour la première fois de sa vie, à trois heures du matin dans la rue, appuyé sur le bras de M. de Ricé. Il arrive devant l'hôtel du roi; les deux premiers chevaux de l'attelage avaient déjà la moitié du corps hors de la porte cochère. On fait signe au postillon de s'arrêter; le roi demande ce que c'est; on lui crie: «Sire, c'est M. de Talleyrand.—Il dort, dit Louis XVIII.—Le voilà, sire.—Allons!» répondit le roi. Les chevaux reculent avec la voiture; on ouvre la portière, le roi descend, rentre en se traînant dans son appartement, suivi du ministre boiteux. Là M. de Talleyrand commence en colère une explication. Sa Majesté l'écoute et lui répond: «Prince de Bénévent, vous nous quittez? Les eaux vous feront du bien: vous nous donnerez de vos nouvelles.» Le roi laisse le prince ébahi, se fait reconduire à sa berline et part.
M. de Talleyrand bavait de colère; le sang-froid de Louis XVIII l'avait démonté: lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, être battu sur son propre terrain, planté là, sur une place à Mons, comme l'homme le plus insignifiant: il n'en revenait pas! Il demeure muet, regarde s'éloigner le carrosse, puis saisissant le duc de Lévis par un bouton de son spencer: «Allez, monsieur le duc, allez dire comme on me traite! J'ai remis la couronne sur la tête du roi (il en revenait toujours à cette couronne), et je m'en vais en Allemagne commencer la nouvelle émigration.»
M. de Lévis écoutant en distraction, se haussant sur la pointe du pied, dit: «Prince, je pars, il faut qu'il y ait au moins un grand seigneur avec le roi.»
M. de Lévis se jeta dans une carriole de louage qui portait le chancelier de France: les deux grandeurs de la monarchie capétienne s'en allèrent côte à côte la rejoindre, à moitié frais, dans une benne mérovingienne.
J'avais prié M. de Duras de travailler à la réconciliation et de m'en donner les premières nouvelles. «Quoi! m'avait dit M. de Duras, vous restez après ce que vous a dit le roi?» M. de Blacas, en partant de Mons de son côté, me remercia de l'intérêt que je lui avais montré.
Je retrouvai M. de Talleyrand embarrassé; il en était au regret de n'avoir pas suivi mon conseil, et d'avoir, comme un sous-lieutenant mauvaise tête, refusé d'aller le soir chez le roi; il craignait que des arrangements eussent lieu sans lui, qu'il ne pût participer à la puissance politique et profiter des tripotages d'argent qui se préparaient. Je lui dis que, bien que je différasse de son opinion, je ne lui en restais pas moins attaché, comme un ambassadeur à son ministre; qu'au surplus j'avais des amis auprès du roi, et que j'espérais bientôt apprendre quelque chose de bon. M. de Talleyrand était une vraie tendresse, il se penchait sur mon épaule; certainement il me croyait dans ce moment un très grand homme.
Je ne tardai point à recevoir un billet de M. de Duras; il m'écrivait de Cambrai que l'affaire était arrangée, et que M. de Talleyrand allait recevoir l'ordre de se mettre en route: cette fois le prince ne manqua pas d'obéir.
Quel diable me poussait? Je n'avais point suivi le roi qui m'avait pour ainsi dire offert ou plutôt donné le ministère de sa maison et qui fut blessé de mon obstination à rester à Mons; je me cassais le cou pour M. de Talleyrand que je connaissais à peine, que je n'estimais point, que je n'admirais point; pour M. de Talleyrand qui allait entrer dans des combinaisons nullement les miennes, qui vivait dans une atmosphère de corruption dans laquelle je ne pouvais respirer!
Ce fut de Mons même, au milieu de tous ses embarras, que le prince de Bénévent envoya M. de Perray toucher à Naples les millions d'un de ses marchés de Vienne.[35] M. de Blacas cheminait en même temps avec l'ambassade de Naples dans sa poche, et d'autres millions que le généreux exilé de Gand lui avait donnés à Mons. Je m'étais tenu dans de bons rapports avec M. de Blacas, précisément parce que tout le monde le détestait; j'avais encouru l'amitié de M. de Talleyrand pour ma fidélité à un caprice de son humeur; Louis XVIII m'avait positivement appelé auprès de sa personne, et je préférai la turpitude d'un homme sans foi à la faveur du roi: il était trop juste que je reçusse la récompense de ma stupidité, que je fusse abandonné de tous, pour les avoir voulu servir tous. Je rentrai en France n'ayant pas de quoi payer ma route, tandis que les trésors pleuvaient sur les disgraciés: je méritais cette correction. C'est fort bien de s'escrimer en pauvre chevalier quand tout le monde est cuirassé d'or; mais encore ne faut-il pas faire des fautes énormes: moi demeuré auprès du roi, la combinaison du ministère Talleyrand et Fouché devenait presque impossible; la Restauration commençait par un ministère moral et honorable, toutes les combinaisons de l'avenir pouvaient changer. L'insouciance que j'avais de ma personne me trompa sur l'importance des faits: la plupart des hommes ont le défaut de se trop compter; j'ai le défaut de ne me pas compter assez: je m'enveloppai dans le dédain habituel de ma fortune; j'aurais dû voir que la fortune de la France se trouvait liée dans ce moment à celle de mes petites destinées: ce sont de ces enchevêtrements historiques fort communs.
Sorti enfin de Mons, j'arrivai au Cateau-Cambrésis; M. de Talleyrand m'y rejoignit: nous avions l'air de venir refaire le traité de paix de 1559 entre Henri II de France et Philippe II d'Espagne.
À Cambrai, il se trouva que le marquis de La Suze, maréchal des logis du temps de Fénelon, avait disposé des billets de logement de madame de Lévis, de madame de Chateaubriand et du mien: nous demeurâmes dans la rue, au milieu des feux de joie, de la foule circulant autour de nous et des habitants qui criaient: Vive le roi! Un étudiant, ayant appris que j'étais là, nous conduisit à la maison de sa mère.
Les amis des diverses monarchies de France commençaient à paraître; ils ne venaient pas à Cambrai pour la ligue contre Venise[36], mais pour s'associer contre les nouvelles constitutions; ils accouraient mettre aux pieds du roi leurs fidélités successives et leur haine pour la Charte: passeport qu'ils jugeaient nécessaire auprès de Monsieur; moi et deux ou trois raisonnables Gilles, nous sentions déjà la jacobinerie.
Le 28 juin, parut la déclaration de Cambrai. Le roi y disait: «Je ne veux éloigner de ma personne que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d'effroi pour l'Europe.» Or voyez, le nom de Fouché était prononcé avec gratitude par le pavillon Marsan! Le roi riait de la nouvelle passion de son frère et disait: «Elle ne lui est pas venue de l'inspiration divine.» Je vous ai déjà raconté qu'en traversant Cambrai après les Cent-Jours, je cherchai vainement mon logis du temps du régiment de Navarre et le café que je fréquentais avec La Martinière: tout avait disparu avec ma jeunesse.
De Cambrai, nous allâmes coucher à Roye: la maîtresse de l'auberge prit madame de Chateaubriand pour madame la Dauphine; elle fut portée en triomphe dans une salle où il y avait une table mise de trente couverts: la salle, éclairée de bougies, de chandelles et d'un large feu, était suffocante. L'hôtesse ne voulait pas recevoir de payement, et elle disait: «Je me regarde de travers pour n'avoir pas su me faire guillotiner pour nos rois[37].» Dernière étincelle d'un feu qui avait animé les Français pendant tant de siècles.
Le général Lamothe, beau-frère de M. Laborie, vint, envoyé par les autorités de la capitale, nous instruire qu'il nous serait impossible de nous présenter à Paris sans la cocarde tricolore. M. de Lafayette et d'autres commissaires, d'ailleurs fort mal reçus des alliés, valetaient d'état-major en état-major, mendiant près des étrangers un maître quelconque pour la France: tout roi, au choix des Cosaques, serait excellent, pourvu qu'il ne descendît pas de saint Louis et de Louis XIV.
À Roye, on tint conseil: M. de Talleyrand fit attacher deux haridelles à sa voiture et se rendit chez Sa Majesté. Son équipage occupait la largeur de la place, à partir de l'auberge du ministre jusqu'à la porte du roi. Il descendit de son char avec un mémoire qu'il nous lut: il examinait le parti qu'on aurait à suivre en arrivant; il hasardait quelques mots sur la nécessité d'admettre indistinctement tout le monde au partage des places; il faisait entendre qu'on pourrait aller généreusement jusqu'aux juges de Louis XVI. Sa Majesté rougit et s'écria en frappant des deux mains les deux bras de son fauteuil: «Jamais!» Jamais de vingt-quatre heures.
À Senlis, nous nous présentâmes chez un chanoine: sa servante nous reçut comme des chiens; quant au chanoine, qui n'était pas saint Rieul, patron de la ville, il ne voulut seulement pas nous regarder. Sa bonne avait ordre de ne nous rendre d'autre service que de nous acheter de quoi manger, pour notre argent: le Génie du christianisme me fut néant[38]. Pourtant Senlis aurait dû nous être de bon augure, puisque ce fut dans cette ville que Henri IV se déroba aux mains de ses geôliers en 1576: «Je n'ai de regret,» s'écriait en s'échappant le roi, compatriote de Montaigne, «que pour deux choses que j'ai laissées à Paris: la messe et ma femme.»
De Senlis nous nous rendîmes au berceau de Philippe-Auguste, autrement Gonesse[39]. En approchant du village, nous aperçûmes deux personnes qui s'avançaient vers nous: c'était le maréchal Macdonald et mon fidèle ami Hyde de Neuville. Ils arrêtèrent notre voiture et nous demandèrent où était M. de Talleyrand; ils ne firent aucune difficulté de m'apprendre qu'ils le cherchaient afin d'informer le roi que Sa Majesté ne devait pas songer à franchir la barrière avant d'avoir pris Fouché pour ministre[40]. L'inquiétude me gagna, car, malgré la manière dont Louis XVIII s'était prononcé à Roye, je n'étais pas très rassuré. Je questionnai le maréchal: «Quoi! monsieur le maréchal, lui dis-je, est-il certain que nous ne pouvons rentrer qu'à des conditions si dures?—Ma foi, monsieur le vicomte, me répondit le maréchal, je n'en suis pas bien convaincu.»
Le roi s'arrêta deux heures à Gonesse. Je laissai madame de Chateaubriand au milieu du grand chemin dans sa voiture, et j'allai au conseil à la mairie. Là fut mise en délibération une mesure d'où devait dépendre le sort futur de la monarchie. La discussion s'entama: je soutins, seul avec M. Beugnot, qu'en aucun cas Louis XVIII ne devait admettre dans ses conseils M. Fouché. Le roi écoutait: je voyais qu'il eût tenu volontiers la parole de Roye; mais il était absorbé par Monsieur et pressé par le duc de Wellington.
Dans un chapitre de la Monarchie selon la Charte, j'ai résumé les raisons que je fis valoir à Gonesse. J'étais animé; la parole parlée a une puissance qui s'affaiblit dans la parole écrite: «Partout où il y a une tribune ouverte, dis-je dans ce chapitre, quiconque peut être exposé à des reproches d'une certaine nature ne peut être placé à la tête du gouvernement. Il y a tel discours, tel mot, qui obligerait un pareil ministre à donner sa démission en sortant de la Chambre. C'est cette impossibilité résultante du principe libre des gouvernements représentatifs que l'on ne sentit pas lorsque toutes les illusions se réunirent pour porter un homme fameux au ministère, malgré la répugnance trop fondée de la couronne. L'élévation de cet homme devait produire l'une de ces deux choses: ou l'abolition de la Charte, ou la chute du ministère à l'ouverture de la session. Se représente-t-on le ministre dont je veux parler, écoutant à la Chambre des députés la discussion sur le 21 janvier, pouvant être apostrophé à chaque instant par quelque député de Lyon, et toujours menacé du terrible Tu es ille vir! Les hommes de cette sorte ne peuvent être employés ostensiblement qu'avec les muets du sérail de Bajazet, ou les muets du Corps législatif de Bonaparte. Que deviendra le ministre si un député, montant à la tribune un Moniteur à la main, lit le rapport de la Convention du 9 août 1795; s'il demande l'expulsion de Fouché comme indigne en vertu de ce rapport qui le chassait, lui Fouché (je cite textuellement), comme un voleur et un terroriste, dont la conduite atroce et criminelle communiquait le déshonneur et l'opprobre à toute assemblée quelconque dont il deviendrait membre?[41]»
Voilà les choses que l'on a oubliées!
Après tout, avait-on le malheur de croire qu'un homme de cette espèce pouvait jamais être utile? il fallait le laisser derrière le rideau, consulter sa triste expérience; mais faire violence à la couronne et à l'opinion, appeler à visage découvert un pareil ministre aux affaires, un homme que Bonaparte, dans ce moment même, traitait d'infâme, n'était-ce pas déclarer qu'on renonçait à la liberté et à la vertu? Une couronne vaut-elle un pareil sacrifice? On n'était plus maître d'éloigner personne: qui pouvait-on exclure après avoir pris Fouché?
Les partis agissaient sans songer à la forme du gouvernement qu'ils avaient adoptée; tout le monde parlait de constitution, de liberté, d'égalité, de droit des peuples, et personne n'en voulait; verbiage à la mode: on demandait, sans y penser, des nouvelles de la Charte, tout en espérant qu'elle crèverait bientôt. Libéraux et royalistes inclinaient au gouvernement absolu, amendé par les mœurs: c'est le tempérament et le train de la France. Les intérêts matériels dominaient; on ne voulait point renoncer à ce qu'on avait, dit-on, fait pendant la Révolution; chacun était chargé de sa propre vie et prétendait en onérer le voisin: le mal, assurait-on, était devenu un élément public, lequel devait désormais se combiner avec les gouvernements, et entrer comme principe vital dans la société.
Ma lubie, relative à une Charte mise en mouvement par l'action religieuse et morale, a été la cause du mauvais vouloir que certains partis m'ont porté: pour les royalistes, j'aimais trop la liberté; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. Si je ne m'étais trouvé là, à mon grand détriment, pour me faire maître d'école de constitutionnalité, dès les premiers jours les ultras et les jacobins auraient mis la Charte dans la poche de leur frac à fleurs de lis, ou de leur carmagnole à la Cassius.
M. de Talleyrand n'aimait pas M. Fouché; M. Fouché détestait et, ce qu'il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand: il était difficile d'arriver à ce succès. M. de Talleyrand, qui d'abord eût été content de n'être pas accouplé à M. Fouché, sentant que celui-ci était inévitable, donna les mains au projet; il ne s'aperçut pas qu'avec la Charte (lui surtout uni au mitrailleur de Lyon) il n'était guère plus possible que Fouché.
Promptement se vérifia ce que j'avais annoncé: on n'eut pas le profit de l'admission du duc d'Otrante, on n'en eut que l'opprobre; l'ombre des Chambres approchant suffit pour faire disparaître des ministres trop exposés à la franchise de la tribune.
Mon opposition fut inutile: selon l'usage des caractères faibles, le roi leva la séance sans rien déterminer; l'ordonnance ne devait être arrêtée qu'au château d'Arnouville.
On ne tint point conseil en règle dans cette dernière résidence; les intimes et les affiliés au secret furent seuls assemblés. M. de Talleyrand, nous ayant devancés, prit langue avec ses amis. Le duc de Wellington arriva: je le vis passer en calèche; les plumes de son chapeau flottaient en l'air; il venait octroyer à la France M. Fouché et M. de Talleyrand, comme le double présent que la victoire de Waterloo faisait à notre patrie. Lorsqu'on lui représentait que le régicide de M. le duc d'Otrante était peut-être un inconvénient, il répondait: «C'est une frivolité.» Un Irlandais protestant,[42] un général anglais étranger à nos mœurs et à notre histoire, un esprit ne voyant dans l'année française de 1793 que l'antécédent anglais de l'année 1649, était chargé de régler nos destinées! L'ambition de Bonaparte nous avait réduits à cette misère.
Je rôdais à l'écart dans les jardins d'où le contrôleur général Machault, à l'âge de quatre-vingt-treize ans, était allé s'éteindre aux Madelonnettes[43]; car la mort dans sa grande revue n'oubliait alors personne. Je n'étais plus appelé; les familiarités de l'infortune commune avaient cessé entre le souverain et le sujet: le roi se préparait à rentrer dans son palais, moi dans ma retraite. Le vide se reforme autour des monarques sitôt qu'ils retrouvent le pouvoir. J'ai rarement traversé sans faire des réflexions sérieuses les salons silencieux et déshabités des Tuileries, qui me conduisaient au cabinet du roi: à moi, déserts d'une autre sorte, solitudes infinies où les mondes mêmes s'évanouissent devant Dieu, seul être réel.
On manquait de pain à Arnouville; sans un officier du nom de Dubourg et qui dénichait de Gand comme nous, nous eussions jeûné. M. Dubourg alla à la picorée[44], il nous rapporta la moitié d'un mouton au logis du maire en fuite.[45] Si la servante de ce maire, héroïne de Beauvais demeurée seule, avait eu des armes, elle nous aurait reçus comme Jeanne Hachette.
Nous nous rendîmes à Saint-Denis: sur les deux bords de la chaussée s'étendaient les bivouacs des Prussiens et des Anglais; les yeux rencontraient au loin les flèches de l'abbaye: dans ses fondements Dagobert jeta ses joyaux, dans ses souterrains les races successives ensevelirent leurs rois et leurs grands hommes; quatre mois passés, nous avions déposé là les os de Louis XVI pour tenir lieu des autres poussières. Lorsque je revins de mon premier exil en 1800, j'avais traversé cette même plaine de Saint-Denis; il n'y campait encore que les soldats de Napoléon; des Français remplaçaient encore les vieilles bandes du connétable de Montmorency.
Un boulanger nous hébergea. Le soir, vers les neuf heures, j'allai faire ma cour au roi. Sa Majesté était logée dans les bâtiments de l'abbaye: on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion d'honneur de crier: Vive Napoléon! J'entrai d'abord dans l'église; un pan de mur attenant au cloître était tombé: l'antique abbatial n'était éclairé que d'une lampe. Je fis ma prière à l'entrée du caveau où j'avais vu descendre Louis XVI: plein de crainte sur l'avenir, je ne sais si j'ai jamais eu le cœur noyé d'une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté: introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne; je m'assis dans un coin et j'attendis. Tout à coup une porte s'ouvre: entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr; l'évêque apostat fut caution du serment.
Le lendemain, le faubourg Saint-Germain arriva: tout se mêlait de la nomination de Fouché déjà obtenue, la religion comme l'impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l'étranger comme le Français; on criait de toute part: «Sans Fouché point de sûreté pour le roi, sans Fouché point de salut pour la France; lui seul a déjà sauvé la patrie, lui seul peut achever son ouvrage.» La vieille duchesse de Duras était une des nobles dames les plus animées à l'hymne; le bailli de Crussol[46], survivant de Malte, faisait chorus; il déclarait que si sa tête était encore sur ses épaules, c'est que M. Fouché l'avait permis. Les peureux avaient eu tant de frayeur de Bonaparte, qu'ils avaient pris le massacreur de Lyon pour un Titus. Pendant plus de trois mois les salons du faubourg Saint-Germain me regardèrent comme un mécréant, parce que je désapprouvais la nomination de leurs ministres. Ces pauvres gens, ils s'étaient prosternés aux pieds des parvenus; ils n'en faisaient pas moins grand bruit de leur noblesse, de leur haine contre les révolutionnaires, de leur fidélité à toute épreuve, de l'inflexibilité de leurs principes, et ils adoraient Fouché.
Fouché avait senti l'incompatibilité de son existence ministérielle avec le jeu de la monarchie représentative: comme il ne pouvait s'amalgamer avec les éléments d'un gouvernement légal, il essaya de rendre les éléments politiques homogènes à sa propre nature. Il avait créé une terreur factice; supposant des dangers imaginaires, il prétendait forcer la couronne à reconnaître les deux Chambres de Bonaparte et à recevoir la déclaration des droits qu'on s'était hâté de parachever; on murmurait même quelques mots sur la nécessité d'exiler Monsieur et ses fils; le chef-d'œuvre eût été d'isoler le roi.
On continuait à être dupe: en vain la garde nationale passait par-dessus les murs de Paris et venait protester de son dévouement; on assurait que cette garde était mal disposée. La faction avait fait fermer les barrières afin d'empêcher le peuple, resté royaliste pendant les Cent-Jours, d'accourir, et l'on disait que ce peuple menaçait d'égorger Louis XVIII à son passage. L'aveuglement était miraculeux, car l'armée française se retirait sur la Loire, cent cinquante mille alliés occupaient les postes extérieurs de la capitale, et l'on prétendait toujours que le roi n'était pas assez fort pour pénétrer dans une ville où il ne restait pas un soldat, où il n'y avait plus que des bourgeois, très capables de contenir une poignée de fédérés, s'ils s'étaient avisés de remuer. Malheureusement le roi, par une suite de coïncidences fatales, semblait le chef des Anglais et des Prussiens; il croyait être environné de libérateurs, et il était accompagné d'ennemis; il paraissait entouré d'une escorte d'honneur, et cette escorte n'était en réalité que les gendarmes qui le menaient hors de son royaume: il traversait seulement Paris en compagnie des étrangers dont le souvenir servirait un jour de prétexte au bannissement de sa race.
Le gouvernement provisoire formé depuis l'abdication de Bonaparte fut dissous par une espèce d'acte d'accusation contre la couronne: pierre d'attente sur laquelle on espérait bâtir un jour une nouvelle révolution.
À la première Restauration j'étais d'avis que l'on gardât la cocarde tricolore: elle brillait de toute sa gloire; la cocarde blanche était oubliée; en conservant des couleurs qu'avaient légitimées tant de triomphes, on ne préparait point à une révolution prévoyable un signe de ralliement. Ne pas prendre la cocarde blanche eût été sage; l'abandonner après qu'elle avait été portée par les grenadiers mêmes de Bonaparte était une lâcheté: on ne passe point impunément sous les fourches caudines; ce qui déshonore est funeste: un soufflet ne vous fait physiquement aucun mal, et cependant il vous tue.
Avant de quitter Saint-Denis je fus reçu par le roi et j'eus avec lui cette conversation:
«Eh bien? me dit Louis XVIII, ouvrant le dialogue par cette exclamation.
«Eh bien, sire, vous prenez le duc d'Otrante?
—Il l'a bien fallu: depuis mon frère jusqu'au bailli de Crussol (et celui-là n'est pas suspect), tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement: qu'en pensez-vous?
—Sire, la chose est faite: je demande à Votre Majesté la permission de me taire.
—Non, non, dites: vous savez comme j'ai résisté depuis Gand.
—Sire, je ne fais qu'obéir à vos ordres; pardonnez à ma fidélité: je crois la monarchie finie.»
Le roi garda le silence; je commençais à trembler de ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit:
«Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis.»
Cette conversation termine mon récit des Cent-Jours..[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE VI
Bonaparte à la Malmaison. — Abandon général. — Départ de la Malmaison. — Rambouillet. — Rochefort. — Bonaparte se réfugie sur la flotte anglaise. — Il écrit au prince régent. — Bonaparte sur le Belléphoron. — Torbay. — Acte qui confine Bonaparte à Sainte-Hélène. — Il passe sur le Northumberland et fait voile. — Jugement sur Bonaparte. — Caractère de Bonaparte. — Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force. — Inutilité des vérités ci-dessus exposées. — Île de Sainte-Hélène. — Bonaparte traverse l'Atlantique. — Napoléon prend terre à Sainte-Hélène. — Son établissement à Longwood. — Précautions. — Vie à Longwood. — Visites. — Manzoni. — Maladie de Bonaparte. — Ossian. — Rêveries de Napoléon à la vue de la mer. — Projets d'enlèvement. — Dernière occupation de Bonaparte. — Il se couche et ne se relève plus. — Il dicte son testament. — Sentiments religieux de Napoléon. — L'aumônier Vignale. — Napoléon apostrophe Antomarchi, son médecin. — Il reçoit les derniers sacrements. — Il expire. — Funérailles. — Destruction du monde napoléonien. — Mes derniers rapports avec Bonaparte. — Sainte-Hélène depuis la mort de Napoléon. — Exhumation de Bonaparte. — Ma visite à Cannes.
Si un homme était soudain transporté des scènes les plus bruyantes de la vie au rivage silencieux de l'Océan glacé, il éprouverait ce que j'éprouve auprès du tombeau de Napoléon, car nous voici tout à coup au bord de ce tombeau.
Sorti de Paris le 25 juin, Napoléon attendait à la Malmaison l'instant de son départ de France. Je retourne à lui: revenant sur les jours écoulés, anticipant sur les temps futurs, je ne le quitterai plus qu'après sa mort.
La Malmaison, où l'empereur se reposa, était vide. Joséphine était morte[47]; Bonaparte dans cette retraite se trouvait seul. Là il avait commencé sa fortune; là il avait été heureux; là il s'était enivré de l'encens du monde; là, du sein de son tombeau, partaient les ordres qui troublaient la terre. Dans ces jardins où naguère les pieds de la foule râtelaient les allées sablées, l'herbe et les ronces verdissaient; je m'en étais assuré en m'y promenant. Déjà, faute de soins, dépérissaient les arbres étrangers; sur les canaux ne voguaient plus les cygnes noirs de l'Océanie; la cage n'emprisonnait plus les oiseaux du tropique: ils s'étaient envolés pour aller attendre leur hôte dans leur patrie.
Bonaparte aurait pu cependant trouver un sujet de consolation en tournant les yeux vers ses premiers jours: les rois tombés s'affligent surtout, parce qu'ils n'aperçoivent en amont de leur chute qu'une splendeur héréditaire et les pompes de leur berceau: mais que découvrait Napoléon antérieurement à ses prospérités? la crèche de sa naissance dans un village de Corse. Plus magnanime, en jetant le manteau de pourpre, il aurait repris avec orgueil le sayon du chevrier; mais les hommes ne se replacent point à leur origine quand elle fut humble; il semble que l'injuste ciel les prive de leur patrimoine lorsqu'à la loterie du sort ils ne font que perdre ce qu'ils avaient gagné, et néanmoins la grandeur de Napoléon vient de ce qu'il était parti de lui-même: rien de son sang ne l'avait précédé et n'avait préparé sa puissance.
À l'aspect de ces jardins abandonnés, de ces chambres déshabitées, de ces galeries fanées par les fêtes, de ces salles où les chants et la musique avaient cessé, Napoléon pouvait repasser sur sa carrière: il se pouvait demander si avec un peu plus de modération il n'aurait pas conservé ses félicités. Des étrangers, des ennemis, ne le bannissaient pas maintenant; il ne s'en allait pas quasi-vainqueur, laissant les nations dans l'admiration de son passage, après la prodigieuse campagne de 1814; il se retirait battu. Des Français, des amis, exigeaient son abdication immédiate, pressaient son départ, ne le voulaient plus même pour général, lui dépêchaient courriers sur courriers, pour l'obliger à quitter le sol sur lequel il avait versé autant de gloire que de fléaux.
À cette leçon si dure se joignaient d'autres avertissements: les Prussiens rôdaient dans le voisinage de la Malmaison; Blücher, aviné, ordonnait en trébuchant de saisir, de pendre le conquérant qui avait mis le pied sur le cou des rois. La rapidité des fortunes, la vulgarités des mœurs, la promptitude de l'élévation et de l'abaissement des personnages modernes ôtera, je le crains, à notre temps, une partie de la noblesse de l'histoire: Rome et la Grèce n'ont point parlé de pendre Alexandre et César.
Les scènes qui avaient eu lieu en 1814 se renouvelèrent en 1815, mais avec quelque chose de plus choquant, parce que les ingrats étaient stimulés par la peur: il se fallait débarrasser de Napoléon vite: les alliés arrivaient; Alexandre n'était pas là, au premier moment, pour tempérer le triomphe et contenir l'insolence de la fortune; Paris avait cessé d'être orné de sa lustrale inviolabilité; une première invasion avait souillé le sanctuaire; ce n'était plus la colère de Dieu qui tombait sur nous, c'était le mépris du ciel: le foudre s'était éteint.
Toutes les lâchetés avaient acquis par les Cent-Jours un nouveau degré de malignité; affectant de s'élever, par amour de la patrie, au-dessus des attachements personnels, elles s'écriaient que Bonaparte était aussi trop criminel d'avoir violé les traités de 1814. Mais les vrais coupables n'étaient-ils pas ceux qui favorisèrent ses desseins? Si, en 1815, au lieu de lui refaire des armées, après l'avoir délaissé une première fois pour le délaisser encore, ils lui avaient dit, lorsqu'il vint coucher aux Tuileries: «Votre génie vous a trompé; l'opinion n'est plus à vous; prenez pitié de la France. Retirez-vous après cette dernière visite à la terre; allez vivre dans la patrie de Washington. Qui sait si les Bourbons ne commettront point de fautes? qui sait si un jour la France ne tournera pas les yeux vers vous, lorsque, à l'école de la liberté, vous aurez appris le respect des lois? Vous reviendrez alors, non en ravisseur qui fond sur sa proie, mais en grand citoyen pacificateur de son pays.»
Ils ne lui tinrent point ce langage: ils se prêtèrent aux passions de leur chef revenu; ils contribuèrent à l'aveugler, sûrs qu'ils étaient de profiter de sa victoire ou de sa défaite. Le soldat seul mourut pour Napoléon avec une sincérité admirable; le reste ne fut qu'un troupeau paissant, s'engraissant à droite et à gauche. Encore si les vizirs du calife dépouillé s'étaient contentés de lui tourner le dos! mais non: ils profitaient de ses derniers instants; ils l'accablaient de leurs sordides demandes; tous voulaient tirer de l'argent de sa pauvreté.
Oncques ne fut plus complet abandon; Bonaparte y avait donné lieu: insensible aux peines d'autrui, le monde lui rendit indifférence pour indifférence. Ainsi que la plupart des despotes, il était bien avec sa domesticité; au fond il ne tenait à rien: homme solitaire, il se suffisait; le malheur ne fit que le rendre au désert de sa vie.
Quand je recueille mes souvenirs, quand je me rappelle avoir vu Washington dans sa petite maison de Philadelphie, et Bonaparte dans ses palais, il me semble que Washington, retiré dans son champ de la Virginie, ne devait pas éprouver les syndérèses de Bonaparte attendant l'exil dans ses jardins de la Malmaison. Rien n'était changé dans la vie du premier; il retombait sur ses habitudes modestes; il ne s'était point élevé au-dessus de la félicité des laboureurs qu'il avait affranchis; tout était bouleversé dans la vie du second.
Napoléon quitta la Malmaison[48] accompagné des généraux Bertrand,[49] Rovigo et Beker,[50] ce dernier en qualité de surveillant ou de commissaire. Chemin faisant, il lui prit envie de s'arrêter à Rambouillet. Il en partit pour s'embarquer à Rochefort, comme Charles X pour s'embarquer à Cherbourg; Rambouillet, retraite inglorieuse où s'éclipsa ce qu'il y eut de plus grand, en race et en homme; lieu fatal où mourut François Ier; où Henri III, échappé des barricades, coucha tout botté en passant; où Louis XVI a laissé son ombre! Heureux Louis, Napoléon et Charles, s'ils n'eussent été que les obscurs gardiens des troupeaux de Rambouillet!
Arrivé à Rochefort,[51] Napoléon hésitait: la commission exécutive envoyait des ordres impératifs: «Les garnisons de Rochefort et de La Rochelle doivent,» disaient les dépêches, «prêter main-forte pour faire embarquer Napoléon... Employez la force... faites-le partir... ses services ne peuvent être acceptés.»
Les services de Napoléon ne pouvaient être acceptés! Et n'aviez-vous pas accepté ses bienfaits et ses chaînes? Napoléon ne s'en allait point; il était chassé: et par qui?
Bonaparte n'avait cru qu'à la fortune; il n'accordait au malheur ni le feu ni l'eau; il avait d'avance innocenté les ingrats: un juste talion le faisait comparaître devant son système. Quand le succès cessant d'animer sa personne s'incarna dans un autre individu, les disciples abandonnèrent le maître pour l'école. Moi qui crois à la légitimité des bienfaits et à la souveraineté du malheur, si j'avais servi Bonaparte, je ne l'aurais pas quitté; je lui aurais prouvé, par ma fidélité, la fausseté de ses principes politiques; en partageant ses disgrâces, je serais resté auprès de lui, comme un démenti vivant de ses stériles doctrines et du peu de valeur du droit de la prospérité.
Depuis le 1er juillet, des frégates l'attendaient dans la rade de Rochefort: des espérances qui ne meurent jamais, des souvenirs inséparables d'un dernier adieu, l'arrêtèrent. Qu'il devait regretter les jours de son enfance alors que ses yeux sereins n'avaient point encore vu tomber la première pluie? Il laissa le temps à la flotte anglaise d'approcher. Il pouvait encore s'embarquer sur deux lougres qui devaient joindre en mer un navire danois (c'est le parti que prit son frère Joseph); mais la résolution lui faillit en regardant le rivage de France. Il avait aversion d'une république; l'égalité et la liberté des États-Unis lui répugnaient. Il penchait à demander un asile aux Anglais: «Quel inconvénient trouvez-vous à ce parti? disait-il à ceux qu'il consultait.—«L'inconvénient de vous déshonorer,» lui répondit un officier de marine: vous ne devez pas même tomber mort entre les mains des Anglais. Ils vous feront empailler pour vous montrer à un schelling par tête.»
Malgré ces observations, l'empereur résolut de se livrer à ses vainqueurs. Le 13 juillet, Louis XVIII étant déjà à Paris depuis cinq jours, Napoléon envoya au capitaine du vaisseau anglais le Bellérophon cette lettre pour le prince régent:
«Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis.
«Rochefort, 13 juillet 1815.»
Si Bonaparte n'avait pendant vingt ans accablé d'outrages le peuple anglais, son gouvernement, son roi et l'héritier de ce roi, on aurait pu trouver quelque convenance de ton dans cette lettre; mais comment cette Altesse Royale, tant méprisée, tant insultée par Napoléon, est-elle devenue tout à coup le plus puissant, le plus constant, le plus généreux des ennemis, par la seule raison qu'elle est victorieuse? Il ne pouvait pas être persuadé de ce qu'il disait; or ce qui n'est pas vrai n'est pas éloquent. La phrase exposant le fait d'une grandeur tombée qui s'adresse à un ennemi est belle; l'exemple banal de Thémistocle est de trop.
Il y a quelque chose de pire qu'un défaut de sincérité dans la démarche de Bonaparte; il y a oubli de la France: l'empereur ne s'occupa que de sa catastrophe individuelle; la chute arrivée, nous ne comptâmes plus pour rien à ses yeux. Sans penser qu'en donnant la préférence à l'Angleterre sur l'Amérique, son choix devenait un outrage au deuil de la patrie, il sollicita un asile du gouvernement qui depuis vingt ans soudoyait l'Europe contre nous, de ce gouvernement dont le commissaire à l'armée russe, le général Wilson, pressait Kutuzof, dans la retraite de Moscou, d'achever de nous exterminer: les Anglais, heureux à la bataille finale, campaient dans le bois de Boulogne. Allez donc, ô Thémistocle, vous asseoir tranquillement au foyer britannique, tandis que la terre n'a pas encore achevé de boire le sang français versé pour vous à Waterloo! Quel rôle le fugitif, fêté peut-être, eût-il joué au bord de la Tamise, en face de la France envahie, de Wellington devenu dictateur au Louvre? La haute fortune de Napoléon le servit mieux: les Anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe; au lieu de perdre leur suppliant en l'admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie. Il s'accrut dans sa captivité de l'énorme frayeur des puissances: en vain l'Océan l'enchaînait, l'Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer.
Le 15 juillet, l'Épervier transporta Bonaparte au Bellérophon. L'embarcation française était si petite que du bord du vaisseau anglais on n'apercevait pas le géant sur les vagues. L'empereur, en abordant le capitaine Maitland, lui dit: «Je viens me mettre sous la protection des lois de l'Angleterre.» Une fois du moins le contempteur des lois en confessait l'autorité.
La flotte fit voile pour Torbay: une foule de barques se croisaient autour du Bellérophon; même empressement à Plymouth. Le 30 juillet, lord Keith délivra au requérant l'acte qui le confinait à Sainte-Hélène: «C'est pis que la cage de Tamerlan,» dit Napoléon.
Cette violation du droit des gens et du respect de l'hospitalité était révoltante; si vous recevez le jour dans un navire quelconque, pourvu qu'il soit sous voile, vous êtes Anglais de naissance; en vertu des vieilles coutumes de Londres, les flots sont réputés terre d'Albion. Et un navire anglais n'était point pour un suppliant un autel inviolable, il ne plaçait point le grand homme qui embrassait la poupe du Bellérophon sous la protection du trident britannique! Bonaparte protesta; il argumenta de lois, parla de trahison et de perfidie, en appela à l'avenir: cela lui allait-il bien? ne s'était-il pas ri de la justice? n'avait-il pas dans sa force foulé aux pieds les choses saintes dont il invoquait la garantie? n'avait-il pas enlevé Toussaint-Louverture et le roi d'Espagne? n'avait-il pas fait arrêter et détenir prisonniers pendant des années les voyageurs anglais qui se trouvaient en France au moment de la rupture du traité d'Amiens? Permis donc à la marchande Angleterre d'imiter ce qu'il avait fait lui-même, et d'user d'ignobles représailles; mais on pouvait agir autrement.
Chez Napoléon, la grandeur du cœur ne répondait pas à la largeur de la tête: ses querelles avec les Anglais sont déplorables; elles révoltent lord Byron. Comment daigna-t-il honorer d'un mot ses geôliers? On souffre de le voir s'abaisser à des conflits de paroles avec lord Keith à Torbay, avec sir Hudson Lowe à Sainte-Hélène, publier des factums parce qu'on lui manque de foi, chicaner sur un titre, sur un peu plus, sur un peu moins d'or ou d'honneurs. Bonaparte, réduit à lui-même, était réduit à sa gloire, et cela lui devait suffire: il n'avait rien à demander aux hommes; il ne traitait pas assez despotiquement l'adversité; on lui aurait pardonné d'avoir fait du malheur son dernier esclave. Je ne trouve de remarquable dans sa protestation contre la violation de l'hospitalité que la date et la signature de cette protestation: «À bord du Bellérophon, à la mer. Napoléon.» Ce sont là des harmonies d'immensité.
Du Bellérophon, Bonaparte passa sur le Northumberland. Deux frégates chargées de la garnison future de Sainte-Hélène l'escortaient. Quelques officiers de cette garnison avaient combattu à Waterloo. On permit à cette explorateur du globe de garder auprès de lui M. et madame Bertrand, MM. de Montholon[52], Gourgaud et de Las Cases[53], volontaires et généreux passagers sur la planche submergée. Par un article des instructions du capitaine, Bonaparte devait être désarmé: Napoléon seul, prisonnier dans un vaisseau, au milieu de l'Océan, désarmé! quelle magnifique terreur de sa puissance[54]! Mais quelle leçon du ciel donnée aux hommes qui abusent du glaive! La stupide amirauté traitait en sentencié de Botany-Bay le grand convict de la race humaine: le prince Noir fit-il désarmer le roi Jean?
L'escadre leva l'ancre. Depuis la barque qui porta César, aucun vaisseau ne fut chargé d'une pareille destinée. Bonaparte se rapprochait de cette mer des miracles, où l'Arabe du Sinaï l'avait vu passer. La dernière terre de France que découvrit Napoléon fut le cap la Hogue; autre trophée des Anglais.
L'empereur s'était trompé dans l'intérêt de sa mémoire, lorsqu'il avait désiré rester en Europe; il n'aurait bientôt été qu'un prisonnier vulgaire ou flétri: son vieux rôle était terminé. Mais au delà de ce rôle une nouvelle position le rajeunit d'une renommée nouvelle. Aucun homme de bruit universel n'a eu une fin pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point, comme à sa première chute, autocrate de quelques carrières de fer et de marbre, les unes pour lui fournir une épée, les autres une statue; aigle, on lui donna un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil jusqu'à sa mort, et d'où il était vu de toute la terre.
Au moment où Bonaparte quitte l'Europe, où il abandonne sa vie pour aller chercher les destinées de sa mort, il convient d'examiner cet homme à deux existences, de peindre le faux et le vrai Napoléon: ils se confondent et forment un tout, du mélange de leur réalité et de leur mensonge.
De la réunion de ces remarques il résulte que Bonaparte était un poète en action, un génie immense dans la guerre, un esprit infatigable, habile et sensé dans l'administration, un législateur laborieux et raisonnable. C'est pourquoi il a tant de prise sur l'imagination des peuples, et tant d'autorité sur le jugement des hommes positifs. Mais comme politique ce sera toujours un homme défectueux aux yeux des hommes d'État. Cette observation, échappée à la plupart de ses panégyristes, deviendra, j'en suis convaincu, l'opinion définitive qui restera de lui; elle expliquera le contraste de ses actions prodigieuses et de leurs misérables résultats. À Sainte-Hélène il a condamné lui-même avec sévérité sa conduite politique sur deux points: la guerre d'Espagne et la guerre de Russie; il aurait pu étendre sa confession à d'autres coulpes. Ses enthousiastes ne soutiendront peut-être pas qu'en se blâmant il s'est trompé sur lui-même. Récapitulons:
Bonaparte agit contre toute prudence, sans parler de nouveau de ce qu'il y eut d'odieux dans l'action, en tuant le duc d'Enghien: il attacha un poids à sa vie. Malgré les puérils apologistes, cette mort, ainsi que nous l'avons vu, fut le levain secret des discordes qui éclatèrent dans la suite entre Alexandre et Napoléon, comme entre la Prusse et la France.
L'entreprise sur l'Espagne fut complètement abusive: la Péninsule était à l'empereur; il en pouvait tirer le parti le plus avantageux: au lieu de cela, il en fit une école pour les soldats anglais, et le principe de sa propre destruction par le soulèvement d'un peuple.
La détention du pape et la réunion des États de l'Église à la France n'étaient que le caprice de la tyrannie par lequel il perdit l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion.
Bonaparte ne s'arrêta pas lorsqu'il eut épousé la fille des Césars, ainsi qu'il l'aurait dû faire: la Russie et l'Angleterre lui criaient merci.
Il ne ressuscita pas la Pologne, quand du rétablissement de ce royaume dépendait le salut de l'Europe.
Il se précipita sur la Russie malgré les représentations de ses généraux et de ses conseillers.
La folie commencée, il dépassa Smolensk; tout lui disait qu'il ne devait pas aller plus loin à son premier pas, que sa première campagne du Nord était finie, et que la seconde (il le sentait lui-même) le rendrait maître de l'empire des czars.
Il ne sut ni computer les jours, ni prévoir l'effet des climats, que tout le monde à Moscou computait et prévoyait. Voyez en son lieu ce que j'ai dit du blocus continental et de la Confédération du Rhin; le premier, conception gigantesque, mais acte douteux; la seconde, ouvrage considérable, mais gâté dans l'exécution par l'instinct de camp et l'esprit de fiscalité. Napoléon reçut en don la vieille monarchie française telle que l'avaient faite les siècles et une succession ininterrompue de grands hommes, telle que l'avaient laissée la majesté de Louis XIV et les alliances de Louis XV, telle que l'avait agrandie la République. Il s'assit sur ce magnifique piédestal, étendit les bras, se saisit des peuples et les ramassa autour de lui; mais il perdit l'Europe avec autant de promptitude qu'il l'avait prise; il amena deux fois les alliés à Paris, malgré les miracles de son intelligence militaire. Il avait le monde sous ses pieds et il n'en a tiré qu'une prison pour lui, un exil pour sa famille, la perte de toutes ses conquêtes et d'une portion du vieux sol français.
C'est là l'histoire prouvée par les faits et que personne ne saurait nier. D'où naissaient les fautes que je viens d'indiquer, suivies d'un dénoûment si prompt et si funeste? Elles naissaient de l'imperfection de Bonaparte en politique.
Dans ses alliances, il n'enchaînait les gouvernements que par des concessions de territoire, dont il changeait bientôt les limites; montrant sans cesse l'arrière-pensée de reprendre ce qu'il avait donné, faisant toujours sentir l'oppresseur; dans ses envahissements, il ne réorganisait rien, l'Italie exceptée. Au lieu de s'arrêter après chaque pas pour relever sous une autre forme derrière lui ce qu'il avait abattu, il ne discontinuait pas son mouvement de progression parmi des ruines: il allait si vite, qu'à peine avait-il le temps de respirer où il passait. S'il eût, par une espèce de traité de Westphalie, réglé et assuré l'existence des États en Allemagne, en Prusse, en Pologne, à sa première marche rétrograde il se fût adossé à des populations satisfaites et il eût trouvé des abris. Mais son poétique édifice de victoires, manquant de base et n'étant suspendu en l'air que par son génie, tomba quand son génie vint à se retirer. Le Macédonien fondait des empires en courant, Bonaparte en courant ne les savait que détruire; son unique but était d'être personnellement le maître du globe, sans s'embarrasser des moyens de le conserver.
On a voulu faire de Bonaparte un être parfait, un type de sentiment, de délicatesse, de morale et de justice, un écrivain comme César et Thucydide, un orateur et un historien comme Démosthène et Tacite. Les discours publics de Napoléon, ses phrases de tente ou de conseil sont d'autant moins inspirées du souffle prophétique que ce qu'elles annonçaient de catastrophes ne s'est pas accompli, tandis que l'Isaïe du glaive a lui-même disparu: des paroles niniviennes qui courent après des États sans les joindre et les détruire restent puériles au lieu d'être sublimes. Bonaparte a été véritablement le Destin pendant seize années: le Destin est muet, et Bonaparte aurait dû l'être. Bonaparte n'était point César; son éducation n'était ni savante ni choisie; demi-étranger, il ignorait les premières règles de notre langue: qu'importe, après tout, que sa parole fût fautive? il donnait le mot d'ordre à l'univers. Ses bulletins ont l'éloquence de la victoire. Quelquefois dans l'ivresse du succès on affectait de les brocher sur un tambour; du milieu des plus lugubres accents, partaient de fatals éclats de rire. J'ai lu avec attention ce qu'a écrit Bonaparte, les premiers manuscrits de son enfance, ses romans, ensuite ses brochures à Buttafuoco, le souper de Beaucaire, ses lettres privées à Joséphine, les cinq volumes de ses discours, de ses ordres et de ses bulletins, ses dépêches restées inédites et gâtées par la rédaction des bureaux de M. de Talleyrand. Je m'y connais: je n'ai guère trouvé que dans un méchant autographe laissé à l'île d'Elbe des pensées qui ressemblent à la nature du grand insulaire:
«Mon cœur se refuse aux joies communes comme à la douleur ordinaire.»
«Ne m'étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas non plus, tant qu'elle voudra bien de moi.»
«Mon mauvais génie m'apparut et m'annonça ma fin, que j'ai trouvée à Leipsick.»
«J'ai conjuré le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde.»
C'est là très certainement du vrai Bonaparte.
Si les bulletins, les discours, les allocutions, les proclamations de Bonaparte se distinguent par l'énergie, cette énergie ne lui appartenait point en propre: elle était de son temps, elle venait de l'inspiration révolutionnaire qui s'affaiblit dans Bonaparte, parce qu'il marchait à l'inverse de cette inspiration. Danton disait: «Le métal bouillonne; si vous ne surveillez la fournaise, vous serez tous brûlés.» Saint-Just disait: «Osez!» Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution; ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau.
Les bulletins de Bonaparte s'élèvent-ils au-dessus de cette fierté de parole?
Quant aux nombreux volumes publiés sous le titre de Mémoires de Sainte-Hélène, Napoléon dans l'exil, etc., ces documents, recueillis de la bouche de Bonaparte, ou dictés par lui à différentes personnes, ont quelques beaux passages sur des actions de guerre, quelques appréciations remarquables de certains hommes; mais en définitive Napoléon n'est occupé qu'à faire son apologie, qu'à justifier son passé, qu'à bâtir sur des idées nées, des événements accomplis, des choses auxquelles il n'avait jamais songé pendant le cours de ces événements. Dans cette compilation, où le pour et le contre se succèdent, où chaque opinion trouve une autorité favorable et une réfutation péremptoire, il est difficile de démêler ce qui appartient à Napoléon de ce qui appartient à ses secrétaires. Il est probable qu'il avait une version différente pour chacun d'eux, afin que les lecteurs choisissent selon leur goût et se créassent dans l'avenir des Napoléons à leur guise. Il dictait son histoire telle qu'il la voulait laisser; c'était un auteur faisant des articles sur son propre ouvrage. Rien donc de plus absurde que de s'extasier sur des répertoires de toutes mains, qui ne sont pas, comme les Commentaires de César, un ouvrage court, sorti d'une grande tête, rédigé par un écrivain supérieur; et pourtant ces brefs commentaires, Asinius Pollion le pensait, n'étaient ni exacts ni fidèles. Le Mémorial de Sainte-Hélène est bon, toute part faite à la candeur et à la simplicité de l'admiration.
Une des choses qui a le plus contribué à rendre de son vivant Napoléon haïssable était son penchant à tout ravaler: dans une ville embrasée, il accouplait des décrets sur le rétablissement de quelques comédiens à des arrêts qui supprimaient des monarques; parodie de l'omnipotence de Dieu, qui règle le sort du monde et d'une fourmi. À la chute des empires il mêlait des insultes à des femmes; il se complaisait dans l'humiliation de ce qu'il avait abattu; il calomniait et blessait particulièrement ce qui avait osé lui résister. Son arrogance égalait son bonheur; il croyait paraître d'autant plus grand qu'il abaissait les autres. Jaloux de ses généraux, il les accusait de ses propres fautes, car pour lui il ne pouvait jamais avoir failli. Contempteur de tous les mérites, il leur reprochait durement leurs erreurs. Après le désastre de Ramillies, il n'aurait jamais dit, comme Louis XIV au maréchal de Villeroi: «Monsieur le maréchal, à notre âge on n'est pas heureux.» Touchante magnanimité qu'ignorait Napoléon. Le siècle de Louis XIV a été fait par Louis le Grand: Bonaparte a fait son siècle.
L'histoire de l'empereur, changée par de fausses traditions, sera faussée encore par l'état de la société à l'époque impériale. Toute révolution écrite en présence de la liberté de la presse peut laisser arriver l'œil au fond des faits, parce que chacun les rapporte comme il les a vus: le règne de Cromwell est connu, car on disait au Protecteur ce qu'on pensait de ses actes et de sa personne. En France, même sous la République, malgré l'inexorable censure du bourreau, la vérité perçait; la faction triomphante n'était pas toujours la même; elle succombait vite, et la faction qui lui succédait vous apprenait ce que vous avait caché sa devancière: il y avait liberté d'un échafaud à l'autre, entre deux têtes abattues. Mais lorsque Bonaparte saisit le pouvoir, que la pensée fut bâillonnée, qu'on n'entendit plus que la voix d'un despotisme qui ne parlait que pour se louer et ne permettait pas de parler d'autre chose que de lui, la vérité disparut.
Les pièces soi-disant authentiques de ce temps sont corrompues; rien ne se publiait, livres et journaux, que par l'ordre du maître: Bonaparte veillait aux articles du Moniteur; ses préfets renvoyaient des divers départements les récitations, les congratulations, les félicitations, telles que les autorités de Paris les avaient dictées et transmises, telles qu'elles exprimaient une opinion publique convenue, entièrement différente de l'opinion réelle. Écrivez l'histoire d'après de pareils documents! En preuve de vos impartiales études, cotez les authentiques où vous avez puisé: vous ne citerez qu'un mensonge à l'appui d'un mensonge.
Si l'on pouvait révoquer en doute cette imposture universelle, si des hommes qui n'ont point vu les jours de l'Empire s'obstinaient à tenir pour sincère ce qu'ils rencontrent dans les documents imprimés, ou même ce qu'ils pourraient déterrer dans certains cartons des ministères, il suffirait d'en appeler à un témoignage irrécusable, au Sénat conservateur: là, dans le décret que j'ai cité plus haut, vous avez vu ses propres paroles: «Considérant que la liberté de la presse a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses; que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite, etc.» Y a-t-il quelque chose à répondre à cette déclaration?
La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l'imposture s'était chargée d'écrire.
Un orgueil monstrueux et une affectation incessante gâtent le caractère de Napoléon. Au temps de sa domination, qu'avait-il besoin d'exagérer sa stature, lorsque le Dieu des armées lui avait fourni ce char dont les roues sont vivantes?
Il tenait du sang italien; sa nature était complexe: les grands hommes, très petite famille sur la terre, ne trouvent malheureusement qu'eux-mêmes pour s'imiter. À la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre mime; il ne se serait pas cru un héros s'il ne se fût affublé du costume d'un héros. Cette étrange faiblesse donne à ses étonnantes réalités quelque chose de faux et d'équivoque; on craint de prendre le roi des rois pour Roscius, ou Roscius pour le roi des rois.
Les qualités de Napoléon sont si adultérées dans les gazettes, les brochures, les vers, et jusque dans les chansons envahies de l'impérialisme, que ces qualités sont complètement méconnaissables. Tout ce qu'on prête de touchant à Bonaparte dans les Ana, sur les prisonniers, les morts, les soldats, sont des billevesées que démentent les actions de sa vie[55].
La Grand'mère de mon illustre ami Béranger n'est qu'un admirable pont-neuf: Bonaparte n'avait rien du bonhomme. Domination personnifiée, il était sec; cette frigidité faisait antidote à son imagination ardente, il ne trouvait point en lui de parole, il n'y trouvait qu'un fait, et un fait prêt à s'irriter de la plus petite indépendance: un moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté.
Ce n'était pas tout que de mentir aux oreilles, il fallait mentir aux yeux: ici, dans une gravure, c'est Bonaparte qui se découvre devant les blessés autrichiens, là c'est un petit tourlourou qui empêche l'empereur de passer, plus loin Napoléon touche les pestiférés de Jaffa, et il ne les a jamais touchés; il traverse le Saint-Bernard sur un cheval fougueux dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps du monde.
Ne veut-on pas transformer l'empereur aujourd'hui en un Romain des premiers jours du mont Aventin, en un missionnaire de liberté, en un citoyen qui n'instituait l'esclavage que par amour de la vertu contraire? Jugez à deux traits du grand fondateur de l'égalité: il ordonna de casser le mariage de son frère Jérôme avec mademoiselle Patterson, parce que le frère de Napoléon ne se pouvait allier qu'au sang des princes; plus tard, revenu de l'île d'Elbe, il revêt la nouvelle constitution démocratique d'une pairie et la couronne de l'Acte additionnel.
Que Bonaparte, continuateur des succès de la République, semât partout des principes d'indépendance, que ses victoires aidassent au relâchement des liens entre les peuples et les rois, arrachassent ces peuples à la puissance des vieilles mœurs et des anciennes idées; que, dans ce sens, il ait contribué à l'affranchissement social, je ne le prétends point contester: mais que de sa propre volonté il ait travaillé sciemment à la délivrance politique et civile des nations; qu'il ait établi le despotisme le plus étroit dans l'idée de donner à l'Europe et particulièrement à la France la constitution la plus large; qu'il n'ait été qu'un tribun déguisé en tyran, c'est une supposition qu'il m'est impossible d'adopter.
Bonaparte, comme la race des princes, n'a voulu et n'a cherché que la puissance, en y arrivant toutefois à travers la liberté, parce qu'il débuta sur la scène du monde en 1793. La Révolution, qui était la nourrice de Napoléon, ne tarda pas à lui apparaître comme une ennemie; il ne cessa de la battre. L'empereur, du reste, connaissait très bien le mal, quand le mal ne venait pas directement de l'empereur; car il n'était pas dépourvu du sens moral. Le sophisme mis en avant touchant l'amour de Bonaparte pour la liberté ne prouve qu'une chose, l'abus que l'on peut faire de la raison; aujourd'hui elle se prête à tout. N'est-il pas établi que la Terreur était un temps d'humanité? En effet, ne demandait-on pas l'abolition de la peine de mort lorsqu'on tuait tant de monde? Les grands civilisateurs, comme on les appelle, n'ont-ils pas toujours immolé les hommes, et n'est-ce pas par là, comme on le prouve, que Robespierre était le continuateur de Jésus-Christ?