En l’an 5000 ap. J.C., le Cratère n’avait guère changé depuis des siècles. Il était toujours un monument de fureur commémorant l’usage abusif d’une puissance titanesque et c’était la raison pour laquelle la guerre organisée était désormais chose oubliée. Grâce à lui, le monde était vierge des fumées délétères et de la crasse des usines. On n’entendait plus ni le sifflement ni les déflagrations des bombes, on n’entendait plus le piétinement hypnotique des armées en marche. La Terre, enfin, connaissait la paix.

Approcher du Cratère, c’était la mort certaine. Une mort lente. On le respectait, on le redoutait et il en irait encore ainsi pendant des siècles et des siècles. Son éclat rouge et clignotant scintillait dans la nuit et il était entouré d’une ceinture de terrain nu, crevassé, s’étendant à perte de vue jusqu’à l’horizon. Une lueur spectrale en émanait, bleuâtre. Rien ne vivait là. Rien ne pouvait y vivre.

Avec un tel monument à la mémoire de la guerre, la paix était inéluctable. Jamais la Terre ne pourrait oublier l’horreur que la guerre était capable de déclencher.

Tel avait été le rêve de Grenfell.

 

— C’est partait, Jack, dit Grenfell à son interlocuteur en lui rendant la feuille dactylographiée. Tout y est. Comme j’aimerais avoir pu formuler mon idée comme cela. (Il s’accota à la paillasse encombrée, une expression railleuse sur son visage asymétrique.) Pourquoi est-il nécessaire de faire appel à un bon à rien comme vous pour exprimer correctement un principe abstrait ?

Jack Roway sourit et fourra le papier dans sa poche.

— Question intéressante ! Intéressante parce que c’est vous, Grenfell, qui l’avez formulée. Parce que les termes que j’ai employés sont les vôtres. Pratiquement mot à mot. Je me suis borné à supprimer les « euh » et les « hum » qui émaillent votre conversation et à ficeler tous les effets que vous avez mentionnés en éliminant leurs causes technologiques. Résultat : vous croyez que c’est moi qui suis l’auteur de ce texte alors que c’est vous. Vous le trouvez bien écrit. Pas moi.

— Pas vous ?

Jack s’allongea sur l’étroite et dure couchette, façon de se mettre à l’aise aussi ostensiblement que s’il avait défait son bouton de col.

— Bien sûr qu’il est mal écrit, s’esclaffa-t-il. Il y a là-dedans beaucoup trop d’émotion pour mon goût. Je ne suis qu’un esthète touche-à-tout… un bon à rien, avez-vous dit ! Eh, eh ! C’est bien possible. (Il s’interrompit pour réfléchir.) Voulez-vous le fond de ma pensée ? Les vrais visionnaires, c’est vous, les savants au sang-froid. Pour moi, la différence essentielle entre un savant et un artiste réside dans le fait que le savant confond ses espoirs et la patience. Il visualise son objectif ultime mais il n’y prête que peu d’attention, trop obnubilé qu’il est par l’étape suivante de sa démarche. L’artiste, lui, regarde si loin devant lui que, le plus souvent, il ne voit pas ce qu’il a sous les pieds et il se casse la figure. Les savants le traitent alors de bon à rien. Mais si vous faites abstraction des étapes intermédiaires de la démarche intellectuelle du savant, vous avez un concept d’artiste qui l’effarouche et le surprend. Et s’il s’incline devant la profonde perspicacité de l’artiste, c’est uniquement parce que celui-ci a répété quelque chose qui est sorti de la bouche du savant.

— Vous me confondez, rétorqua ingénument Grenfell. Vous ne seriez pas ce que vous êtes si vous n’étiez pas paresseux et superficiel. Et vous sortez des choses comme ça ! Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous venez de dire. Il va falloir que j’y réfléchisse. Mais je crois que vous manifestez tous les symptômes de la lucidité. Je ne comprends pas comment vous n’utilisez pas une intelligence comme la vôtre à construire au lieu de la gaspiller en vous livrant à ce genre d’interprétations cavalières. Jack Roway s’étira voluptueusement.

— À quoi bon ? Il est plus onéreux de détruire quelque chose qui est déjà construit que de dilapider l’énergie qu’il aurait fallu dépenser pour contribuer à construire. N’importe comment, le monde est rempli de constructeurs — et de destructeurs. Je préfère me contenter du rôle d’observateur, je préfère sentir les choses. J’aime mon environnement, Grenfell. Et je tiens à le savourer au maximum tant qu’il est là. Parce que cela ne durera pas bien longtemps. Je veux toucher tout ce que je peux toucher, goûter tout ce que je peux goûter, entendre tout ce que je peux entendre pendant qu’il en est encore temps. Ce qui compte pour moi, c’est ce qui m’entoure aujourd’hui. L’accélération du progrès humain et l’accroissement de sa masse, pour employer votre vocabulaire, précipitent l’humanité droit aux oubliettes. Vous vous figurez qu’en faisant ce que vous faites, vous luttez contre son inertie. D’accord, c’est vrai. Seulement, ce genre d’inertie porte un nom : vitesse acquise. Les forces que vous contrôlez ne sont suffisantes ni pour interrompre son élan ni pour modifier son cours de façon appréciable.

— Je dispose de la puissance de l’atome.

Roway secoua la tête en souriant.

— Ce n’est pas suffisant. Aucune puissance au monde n’est suffisante. Pour la bonne raison qu’il est trop tard.

— Votre pessimisme me laisse froid. Vous pouvez essayer autant que vous voudrez de saper mes fondations, Jack, vous réussirez seulement à vous casser les dents. Je suppose que vous le savez.

— Bien sûr que je le sais ! Et je ne cherche nullement à saper vos fondations. Je n’ai rien à vendre, je n’ai aucun changement à proposer. Je suis même encore plus impuissant que vous et votre pouvoir atomique. Et il n’y a absolument aucune issue pour vous. Cela dit, je m’élève contre l’étiquette de pessimiste que vous me collez. Je ne suis aucunement pessimiste. Depuis que je suis parvenu à la conclusion que l’humanité telle que nous la connaissons est finie, je m’y résigne totalement. Mon pessimisme, les choses étant ce qu’elles sont, serait, si j’étais pessimiste, celui d’une personne atteinte de photophobie qui annonce que le soleil se lèvera demain.

Grenfell sourit à son tour.

— Voilà encore une pensée qu’il faudra que j’approfondisse. On dirait que vous vivez dans un monde où les savants sont des poètes et où c’est la cigale qui a raison contre la fourmi.

— J’ai toujours trouvé la fourmi odieuse.

— Pourquoi vous obstinez-vous à me rendre visite, Jack ? Qu’est-ce qu’elles vous apportent, ces visites ? Ne vous rendez-vous pas compte que je suis un criminel ?

Les yeux de Roway se rétrécirent.

— Il y a des moments où je préférerais que vous en soyez un. Vous êtes un criminel aux termes de la loi et il y a fort à parier que l’on finira par vous arrêter et par vous traiter en conséquence. Mais vous savez que moralement parlant, vous n’en êtes pas un. Le fait d’être de ceux que l’on pourchasse donne du piment à votre existence.

Grenfell soupira et fit d’une voix rêveuse :

— Vous avez peut-être raison. Tout cela est tellement stupide ! Pendant la guerre, le gouvernement s’est approprié mes talents et m’a affecté d’autorité au Projet Manhattan en espérant des miracles. Miracles qu’il a obtenus. J’ai toujours travaillé dans la même direction mais, maintenant, l’État a changé son fusil d’épaule et a fait de moi un hors-la-loi.

— Cela n’est pas tellement étonnant. L’État n’est pas d’une clémence particulière envers les soldats qui continuent à tuer d’autres soldats lorsque la guerre est terminée. Je sais bien que vous ne tuez personne et que vous œuvrez bien au contraire pour le résultat inverse. Je voulais seulement dire que c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Nous, le peuple, poursuivit-il sur un ton solennel, avons décidé en notre puissance souveraine qu’il n’y aura plus de recherches atomiques sauf dans les laboratoires dépendant du gouvernement. Et nous avons laissé les politiciens réduire à tel point les crédits de fonctionnement de ces laboratoires — ce qui est loin d’être le cas de nos amis d’au-delà de l’océan — qu’il est impossible d’y poursuivre des recherches vraiment sérieuses. Et, par-dessus le marché, nous avons décrété que les laboratoires clandestins comme le vôtre constituent un crime qualifié. (Il haussa les épaules.) La fin de l’humanité est en vue. Nous serons les premiers à y passer. Si nous consacrions plus d’argent et d’efforts à la recherche nucléaire que n’importe quel autre pays, ce serait un autre pays qui y passerait le premier. Si nous survivons encore cent ans — ce qui paraît douteux —, vous pouvez être tranquille qu’un malheureux chercheur éclopé et niai, payé à la solde d’un gouvernement étranger finira par tomber un jour sur le système de chauffage thermospatial ayant pour base l’isotope d’aluminium que vous avez d’ores et déjà mis au point.

— Ça m’est resté sur l’estomac, fit amèrement Grenfell. M’obliger à me réfugier dans la clandestinité de façon à ce qu’il me soit impossible d’annoncer publiquement ma découverte ! Quelle perte de temps et d’énergie que de chauffer les bâtiments comme on le fait aujourd’hui ! Alors que le thermospatial est là ! (Grenfell désigna d’un coup de menton un gros cube d’alliage à base de plomb posé dans un coin.) Vous noyez cela dans les fondations et vous pouvez chauffer et moduler la chaleur d’un immeuble aussi longtemps qu’il restera debout sans dépenser un sou de carburant et avec un entretien pratiquement gratuit. (Il serra les mâchoires.) Néanmoins, je suis content que les choses se soient passées de cette façon.

— Parce que cela vous a permis de vous lancer dans la construction de votre mémorial de la guerre — votre Cratère ? Je ne peux dire qu’une seule chose : j’espère que vous avez raison. Jusqu’ici, il n’a pas été possible de faire peur à l’humanité. L’invention de la poudre à canon devait mettre fin à la guerre. Elle n’y a pas mis fin. Pas plus que le sous-marin, la torpille, l’aéroplane ou la bombinette que nous avons balancée sur Hiroshima.

— Cet Argument ne vaut pas pour le Cratère, rétorqua Grenfell. Je suis d’accord avec vous, l’humanité n’a pas encore eu assez peur de la guerre pour y renoncer. Mais la bombe d’Hiroshima l’a sérieusement secouée. Mon petit mémorial sera la vraie solution. Je ne dépends pas de l’effet de fission qui, vous le savez, ne libère que le millième de l’énergie de l’atome. Je désintégrerai totalement l’atome et je disposerai de toute l’énergie qu’il recèle. Et mon engin sera mille fois plus puissant que la bombe d’Hiroshima parce que j’utiliserai douze fois plus d’explosif. Enfin, il éclatera au sol et non à quatre cent cinquante mètres dans les airs. (Une lueur s’était brusquement allumée dans les yeux de Grenfell dont le front couvert de sueur brillait.) Et ce sera… le Cratère. Le mémorial de guerre qui mettra fin à la guerre, à tous les autres mémoriaux de guerre. Un gigantesque cratère de lave bouillonnante, sécrétant la mort pendant dix mille ans. Un pense-bête vivant qui rappellera la dévastation que l’humanité s’était préparée pour elle-même. Ce désert où il n’y a pas de ville, où la terre n’a jamais été défrichée, sera le cadre de l’objet le plus utile à la race humaine — un sermon sans fin, un avertissement, l’exemple de la terrifiante antithèse de la paix.

Les derniers mots s’achevèrent dans un murmure.

— Il y a des moments où vous m’effrayez, Grenfell. Je me demande si ce n’est pas par crainte de ressentir les choses avec autant d’intensité que je suis cet hédoniste farouche qui s’empresse de savourer tout ce qui passe à sa portée. (Il se secoua — il frissonna.) Vous êtes un fanatique, Grenfell, un hyper-émotif. Un maniaque. J’espère que vous serez capable d’arriver à vos fins.

— J’en suis capable.

Deux mois s’étaient écoulés depuis cette conversation. Deux mois pendant lesquels l’escalade de l’actualité avait empêché Grenfell de se concentrer totalement sur sa tâche. Un après-midi, alors qu’il surveillait un détachement de supplétifs qui patrouillait dans le désert au sud des baraques, le souvenir de la remarque inquiétante de Roway lui revint à l’esprit : « Il y a des moments où je préférerais que vous soyez un criminel. » Voilà une phrase tout à fait digne de ce jouisseur !

Grenfell coupa à deux reprises sa pile carbone-aluminium à la vue d’hélicoptères qui tournoyaient à l’horizon. Il savait ce que c’était que des détecteurs de radiations dures — il en avait mis deux modèles différents au point avant la guerre — et il ne voulait pas qu’on vienne lui poser des questions. L’impossibilité où il s’était trouvé d’annoncer qu’il avait réussi à fabriquer un module de chauffage thermospatial de crainte d’être poursuivi pour activités criminelles et de voir son invention confisquée et étouffée avait fait naître en lui une terrible, une indicible frustration. Elle s’était cristallisée et cela avait eu pour résultat de consolider sa foi dans les idéaux auxquels il avait cru pendant la guerre. Les névroses qu’il discernait chez les hommes qu’elle avait traumatisés et qui la haïssaient le faisaient redoubler d’ardeur à construire son monument — le Cratère. Car si la guerre pouvait faire peur aux hommes, le Cratère pourrait faire peur à l’humanité.

Et quand il rencontrait des gens que la guerre n’avait pas traumatisés et qui continuaient à poursuivre de leur haine le dernier ennemi en date, des êtres qui n’auraient pas demandé mieux que de recommencer à tuer au mépris de leur propre vie, il les considérait comme des fous et les rayait de ses pensées.

Ce jour-là, pour une fois, l’arrivée de Roway dans sa vieille décapotable cabossée lui fit plaisir, bien qu’il fût pris d’une folle panique quand il entendit gronder le moteur. En général, les visites de son ami le contrariaient et lui faisaient en même temps plaisir car le voyage était loin d’être de tout repos. Ce n’était pas d’être interrompu qui l’ennuyait car la présence de Jack n’avait rien de rébarbatif. Grenfell soupçonnait que s’il venait le voir, c’était un peu pour se refaire la bouche, oublier le sale goût de la ville. Et en partie aussi pour avoir l’occasion de se sentir supérieur à quelqu’un qu’il estimait.

Mais Grenfell avait de plus en plus peur que ses activités soient découvertes et il mettait tant d’acharnement à travailler afin de pouvoir terminer son œuvre avant qu’une opinion publique hystérique ne la lui arrache des mains que cela avait pour résultat de lui donner une pesante impression de solitude. Et, pour un homme comme lui, cela frisait l’extraordinaire. En effet, il avait tout simplement trop à faire pour s’ennuyer un seul instant. Il n’y avait jamais assez d’heures dans la journée ni assez de jours dans la semaine à son goût et il était furieux d’être obligé de dormir — le sommeil était, à ses yeux, un impardonnable gaspillage.

— Roway ! s’exclama-t-il en ouvrant la porte avec tant de cordialité que Jack en haussa les sourcils de surprise. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Rien de particulier, répondit l’écrivain en lui serrant la main. Rien de plus que d’habitude, en tout cas, et c’est déjà pas mal. Où en est la bête ?

— J’ai presque fini.

Les deux hommes entrèrent dans le laboratoire et avant même que la porte se fût refermée, Grenfell se tourna vers Jack.

— En fait, c’est fini depuis si longtemps que j’en ai honte.

— Diable ! En voilà une heure pour se confesser ! Que voulez-vous dire au juste ?

— Oh, j’ai eu des choses à faire mais j’aurais pu réaliser mon grand projet n’importe quand ou presque.

— Et maintenant que vous êtes arrivé au bout, vous ne savez plus sur quel pied danser. Vous n’avez jamais imaginé ce que ce serait que de l’avoir terminé. (Il sourit de toutes ses dents). Vous savez, vous ne m’avez jamais expliqué ce que vous envisagiez de faire après le grand boum. Est-ce que vous comptez vous cacher quelque part ?

— Je… je n’ai pas tellement réfléchi à la suite. J’avais vaguement l’idée de lancer un appel radiodiffusé qui serait à la fois une mise en garde et une explication avant de déclencher l’explosion. Mais, finalement, j’ai abandonné ce projet. D’abord, je serais brouillé au bout de quelques minutes en dépit de toutes les précautions que je pourrais prendre. En second lieu… ce sera tellement énorme qu’aucune explication ne sera nécessaire.

— Mais personne ne saura qui aura fait cela et pourquoi ?

— Est-ce indispensable ? fit doucement Grenfell. Le visage mobile de Jack se figea tandis qu’il s’efforçait de se représenter le Cratère vomissant un enfer qui durerait dix mille ans.

— Peut-être pas. Mais, pour vous, est-ce que ce n’est pas indispensable ?

— Pour moi ? (Grenfell paraissait étonné.) Que voulez-vous dire ? Si j’attache ou non de l’importance à ce que le monde sache que c’est moi qui ferai cela ? Bien sûr que non ! Il s’agit d’une chaîne d’événements dont je suis l’instrument et qui débouche directement sur le Cratère.

Jack s’était mis à farfouiller du côté de l’évier.

— Où avez-vous planqué votre café ? Ah ! Le voici. Euh… je me demandais quelle part de motivation personnelle il y avait dans la tâche à laquelle vous vous êtes consacré. Je pense avoir maintenant la réponse. Je pense aussi que vous êtes d’une sincérité à toute épreuve. Savez-vous que les gens qui agissent pour des raisons non personnelles sont aussi rares que les poissons à plumes ?

— C’est là un problème sur lequel je ne me suis guère penché.

— Cela non plus ne m’étonne pas. Du sucre ? Et du lait. Vous voyez, je me rappelle. Avez-vous écouté la radio ?

— Oui. Je suis… un peu ennuyé, Jack, enchaîna Grenfell en prenant la tasse que son visiteur lui tendait.

Je ne sais pas à quel moment fixer l’explosion. C’est que je suis un technicien, pas un Machiavel.

— Un visionnaire, voilà ce que vous êtes, je vous l’ai déjà dit. Vous ne savez pas si vous allez lancer votre petit gadget dans l’histoire de la planète trop tôt ou trop tard. C’est bien cela ?

— Exactement, Jack. On dirait que le monde est en train de devenir fou. L’humanité n’est même pas encore assez mûre pour manipuler la bombe à fission.

— Que pouvez-vous espérer d’autre, riposta Jack d’une voix farouche, alors que nos bons amis de l’autre côté de l’Océan n’attendent qu’un prétexte pour appuyer sur leur bouton ?

— Et, naturellement, nous aussi, nous avons notre petit jeu de boutons.

— Nous sommes bien obligés de nous protéger.

— Vous plaisantez ?

Roway lança un coup d’œil à Grenfell, ses noirs sourcils arqués en forme de V.

— Pas là-dessus. Je plaisante rarement mais jamais à ce propos.

Et il frissonna.

Grenfell le considéra avec stupéfaction, puis se mit à pouffer.

— Cette fois, je peux dire que j’aurai tout vu. Jack Roway, mon iconoclaste favori, qui capitule devant la mode ! Lui, partie prenante à notre sport national, ce passe-temps entretenu par l’incertitude et alimenté par la presse à sensation : la peur de l’ennemi !

Grenfell s’approcha de son ami et lui posa la main sur l’épaule.

— Mais que vous arrive-t-il, Jack ? Ce ne sont quand même pas les nouvelles qui vous mettent dans cet état. Pas vous !

Roway, les yeux fixés sur le soleil flamboyant, hocha lentement la tête.

— L’équilibre international est quelque chose de trop fragile, murmura-t-il d’une voix blanche. Je vois les nations comme des masses, chacune en équilibre sur son point géométrique, juste au-dessous du centre de gravité. Mais ce sont des masses fluides qui se déplacent violemment en s’écartant de leur ligne polaire. Les forces contraires ne sont pas égales. Elles ne peuvent pas s’annuler mutuellement. La mise en phase est trop lente. Finalement, il y en aura une qui basculera et ce sera le diable et son train.

— Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que vous le savez : vous le savez depuis Hiroshima. Peut-être même avant. Pourquoi avez-vous peur maintenant ?

— Je ne pensais pas que cela arriverait si vite.

— Tiens ! C’est donc cela ! Vous avez brusquement pris conscience que la déflagration interviendra au cours de votre existence. Hein ? Et cette perspective vous est intolérable. Vous vous satisfaites de vos rationalisations esthétiques aussi longtemps que vous pouvez garder la réalité à distance respectueuse. Seulement voilà ! C’est fou ce que vous me rappelez quelques-uns de mes amis d’autrefois qui écrivaient des romans de science-fiction, fit Grenfell en souriant. Ils étaient intimes avec l’énergie atomique depuis longtemps, des années, avant que l’homme de la rue — et même le politicien moyen — sache ce qu’était exactement un atome. L’atome était une denrée bien pratique pour ces marchands de mots spécialisés parce qu’il leur donnait une source inépuisable d’énergie servant d’arrière-plan à des scénarios innombrables. Aux beaux jours du Projet Manhattan, la plupart devinèrent ce qui se passait, quelques-uns le surent et certains travaillèrent même à sa réalisation. Tous étaient parfaitement conscients des terribles possibilités de l’énergie nucléaire et cela les terrifiait pour ainsi dire tous. Ils avaient peur pour l’humanité mais, en réalité, ils n’avaient pas vraiment peur pour eux, à part quelques frissons délicieux, parce qu’ils étaient incapables de concevoir que l’événement catastrophique aurait lieu sous leurs yeux. Ce serait pour la postérité. Seulement, ils en ont été témoins au cours de leur sacro-sainte petite existence.

« Et je veux bien être pendu si vous ne réagissez pas exactement de la même façon. Cela vous excitait follement d’imaginer le destin d’une humanité confrontée à la guerre atomique. Vous preniez du champ en disant que c’était inévitable mais, en attendant, laissez-nous cueillir nos roses avant la pluie.

— Vous pensiez que vous seriez bien à l’abri chez vous — morts et enterrés — avant que ne tombent les premières gouttes de l’averse. Seulement, le progrès a enfanté le sombre cumulus et vous êtes à un kilomètre de chez vous avec un joli pli à votre pantalon et pas de parapluie. Et vous crevez de peur !

Roway contemplait la pointe de ses souliers.

— C’est trop tôt. Trop tôt. (Il dévisagea Grenfell. Ses pommettes paraissaient démesurées. Il respira profondément.) Vous… nous pouvons arrêter cela, Grenfell. La guerre… la… ce qui nous arrive. Quand la tension internationale atteindra son point de rupture, ce sera l’explosion. Il faut l’empêcher !

— C’est à cela que doit servir le Cratère.

— Le Cratère ! répéta Roway sur un ton méprisant. Je vous ai déjà traité de visionnaire. Tâchez d’avoir un peu plus d’esprit pratique, Grenfell ! L’humanité n’apprendra jamais rien par l’exemple. Elle a besoin de recevoir un bon coup de pied dans le train. Il faut une opération chirurgicale.

Grenfell plissa les yeux.

— Une opération chirurgicale ? Il y a une minute, vous me suppliiez d’arrêter… Voulez-vous dire ce que je crois que vous voulez dire ?

— Mais vous ne voyez donc pas ? Ce que vous avez entre les mains, l’énergie disruptive totale, c’est l’apothéose du potentiel atomique. Une ou deux bonnes giclées au bon endroit et nous pouvons arrêter n’importe qui.

— Ce n’est pas une arme. Je n’ai pas cherché à en faire une arme.

— Le premier rocher lancé par l’homme des cavernes n’était pas censé être une arme, lui non plus. Seulement, c’était quelque chose de commode, d’efficace et on s’en est assurément servi parce qu’il fallait s’en servir. (Roway leva soudain les bras au ciel dans un geste de désespoir.) Vous ne comprenez pas ! Ne vous rendez-vous pas compte que ce pays peut être attaqué d’une seconde à l’autre, que les diplomates sont impuissants et qu’ils le savent, que le monde entier attend que ça claque ? Il est sans doute déjà trop tard mais c’est le minimum que l’on puisse faire.

— Comment définissez-vous précisément ce minimum ?

— Donnez votre engin au ministère de la Guerre. En l’espace de quelques heures, le gouvernement pourra l’envoyer là où il sera le plus efficace. Où nous voudrons — de l’autre côté de l’océan.

Un silence tendu succéda à ces mots. Roway regarda sa montre et passa sa langue sur ses lèvres.

— Livrer mon invention au gouvernement, dit enfin Grenfell. S’en servir comme d’une arme… Et pour quoi faire ? Pour arrêter la guerre ?

— Naturellement ! Pour montrer au reste du monde que notre mode de vie… pour lui en flanquer plein la vue et apprendre à…

— Taisez-vous ! gronda Grenfell. Pas question ! Vous pensez — ou, en tout cas, vous espérez — qu’employer la disruption totale à des fins militaires fera obstacle à l’inéluctable… au moins pendant votre vie. N’est-ce pas ?

— Eh bien, je…

— Il vous reste encore quelques vers de mirliton à écrire, continua Grenfell sur un ton cinglant. Il vous reste quelques minettes à draguer. Vous avez encore envie de vous abreuver de quelques fugues de Bach.

— Personne ne sait où tombera la première bombe. Elle peut atterrir n’importe où. Il n’existe pas un seul endroit où je… où nous pouvons nous mettre à l’abri.

Il tremblait.

— Est-ce que les gens des villes ont la tremblote comme vous ?

— L’émeute est déchaînée. (Une lueur de panique vacillait dans les yeux hagards de Roway.) La radio se garde bien d’en parler.

— C’est donc pour cela que vous êtes venu ? Pour essayer de me convaincre de faire cadeau de cette puissance à un gouvernement — à n’importe quel gouvernement ?

Jack le regarda d’un air coupable.

— C’était la seule chose que je pouvais faire. Je ne sais pas si votre bombe réglera la question mais il faut tenter le coup. C’est la dernière chose qui nous reste. Nous devons être prêts à frapper les premiers et plus fort que quiconque.

— Non.

C’était un non catégorique. Définitif.

— Grenfell… J’avais pensé que je parviendrais à vous persuader. Ne rendez pas les choses encore plus pénibles pour vous. Il faut le faire. Je vous en supplie, faites-le de votre plein gré.

Roway se leva lentement.

— De mon plein gré ou sinon… sinon quoi ? N’approchez pas !

— Non… je…

Jack se pétrifia soudain et tendit l’oreille. On entendait le bourdonnement lointain d’un hélicoptère. Un rictus tordit les lèvres de Roway que la panique avait rendues molles. En deux enjambées, il se rua sur Grenfell, l’empoigna par sa chemise et le souleva.

— Pas d’initiative malencontreuse, grinça-t-il.

Seul le halètement des deux hommes rompait le silence.

Enfin, Grenfell murmura d’une voix lasse :

— Il y avait un homme qui s’appelait Judas…

— Vos insultes ne m’atteignent pas, l’interrompit Roway qui avait recouvré un peu de sa suffisance. D’ailleurs, vous vous flattez.

L’hélicoptère se posa devant le bâtiment en soulevant une tornade de poussière. Des hommes en jaillirent. Ils s’élancèrent au pas de charge et firent irruption dans le laboratoire. Ils étaient trois. Tous en civil.

— Docteur Grenfell, dit Jack Roway sans lâcher le savant, permettez-moi de vous présenter…

— Laissez tomber, fit le plus grand des trois hommes sur un ton tranchant. C’est vous, Roway ? Bon… Docteur Grenfell, si je suis bien informé, il y a dans ce local un engin générateur d’énergie nucléaire.

— Pourquoi êtes-vous venu en personne, Roway ? s’enquit Grenfell. Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté d’expédier ces gorilles ?

— Par amitié pour vous, si étrange que cela puisse vous paraître. J’espérais pouvoir vous persuader de remettre spontanément votre découverte aux autorités. Vous savez ce qui arrivera si vous résistez ?

— Je sais. (Grenfell demeura quelques secondes à méditer, les lèvres serrées, avant de se tourner vers le plus grand des trois hommes.) Oui, j’ai quelque chose de ce genre ici. La disruption atomique totale. C’est bien ce que vous êtes venu chercher ?

— Où est l’objet ?

— Ici même, dans ce laboratoire. La pile est dans l’autre bâtiment. Vous trouverez… (Il marqua une hésitation.) Vous trouverez deux spécimens du concentré. L’un est là. (Il tendit le doigt vers un coffret de plomb posé sur une étagère derrière une paillasse.) Et il y en a un autre identique dans un emballage dans le hangar derrière le logement de la pile.

Roway poussa un soupir de soulagement et libéra Grenfell.

— Bravo. Je savais que cela finirait comme ça.

— Oui, dit Grenfell. Oui…

— Allez le chercher, ordonna le civil.

Un de ses sbires se dirigea vers la porte.

— Il faudra deux hommes pour le transporter.

La voix de Grenfell vacillait. Ses lèvres étaient blanches.

Le chef sortit un pistolet qu’il balança d’un air désinvolte et adressa un coup de menton au second de ses hommes.

— Allez le chercher, répéta-t-il. Amenez-le ici. On attachera les deux éléments ensemble et on les chargera dans l’hélico. Grouillez !

Les deux hommes sortirent.

— Jack ?

— Oui, doc ?

— Vous croyez vraiment que l’on peut faire peur à l’humanité ?

— Maintenant, elle aura peur, soyez tranquille. Votre truc sera d’une grande utilité.

— Je l’espère. Dieu sait que je l’espère !

Les deux hommes réapparurent.

— Au-dessus de la paillasse, dit le chef en désignant le coffre qu’ils transportaient.

Ils grimpèrent sur la paillasse et au moment où ils s’apprêtaient à empoigner le second coffre pour le descendre, Jack Roway vit le visage de Grenfell se couvrir de sueur et un sentiment d’horreur s’empara brusquement de lui.

— Grenfell ! s’exclama-t-il sur un ton que l’angoisse rendait rauque c’est…

— Bien sûr, fit Grenfell dans un souffle. La masse critique.

Et ce fut l’explosion.

Une explosion comme celle d’Hiroshima mais en plus grand. Ce ne fut pourtant pas elle qui créa le Cratère mais la pile, la résille à base de bore et d’aluminium que Grenfell avait laborieusement confectionnée au cours des années avec du matériel récupéré clandestinement. Au cœur de la réaction de Fission, la disruption totale intervint. Parce que la pile avait été conçue dans ce but. Ce fut lent et progressif. Il fallut plus d’une heure pour que l’activité infernale atteigne son point culminant. À ce moment, un énorme gueulard s’était creusé dans le sol, vomissant une masse d’éléments volatilisés, de radiations brutes et de gaz incandescents. Ce fut le Cratère. Au bout d’une heure et huit minutes, l’intensité commença à baisser progressivement faute d’aliments pour entretenir le brasier. Les multiples éléments composant la lave bouillonnante passèrent à leur phase de radioactivité secondaire. De huit à neuf mille ans s’écouleraient avant que le Cratère redevienne inerte.

Et cette explosion, comme celle d’Hiroshima, eut des conséquences de portée historique qui s’imprimèrent dans le cœur des hommes très loin de l’endroit où avait eu lieu le cataclysme.

Un certain nombre de choses se produisirent. L’explosion ne pouvait pas être cachée et l’hystérie qui régnait était telle que toute confirmation était inutile. Il était plus facile de publier en caractères d’affiches dans les journaux : NOUS SOMMES ATTAQUES. Dans sa panique, l’opinion exigea aussitôt des représailles et le gouvernement céda parce que des « représailles » convenaient parfaitement à la politique de certains de ses membres qui détenaient les pouvoirs d’urgence. Et la Première Guerre atomique éclata.

Puis la Seconde.

Il n’y en eut pas de troisième. La Guerre des Mutants fut un affrontement barbare. Les Mutants écrasèrent les survivants loqueteux et pour la plupart stériles de l’humanité parce qu’ils étaient inadaptés. Pendant quelque temps, il y eut un matériel d’étude abondant et très intéressant sur les effets héréditaires des radiations. Seulement, il ne restait plus personne pour en tirer parti.

Il y avait encore quelques humains. Les rats, qui s’étaient multipliés dans des proportions fantastiques, les dévorèrent presque tous. Et il y eut trois épidémies de peste.

Après cela, il y eut des créatures nues aux épaules voûtées et à l’hérédité gauchie que l’on aurait pu en dernière analyse rattacher à la lignée humaine. Mais ces êtres étaient accessibles à la peur, individuellement et racialement, de sorte que tout progrès leur était interdit. Ils n’étaient assurément pas humains.

En l’an 5000 ap. J.C., le Cratère n’avait guère changé depuis des siècles. Il était toujours un monument de fureur commémorant l’usage abusif d’une puissance titanesque et c’était la raison pour laquelle la guerre organisée était désormais chose oubliée. Grâce à lui, le monde était vierge des fumées délétères et de la crasse des usines. On n’entendait plus ni le sifflement ni les déflagrations des bombes, on n’entendait plus le piétinement hypnotique des armées en marche. La Terre, enfin, connaissait la paix.

Approcher du Cratère, c’était la mort certaine. Une mort lente. On le respectait, on le redoutait et il en irait encore ainsi pendant des siècles et des siècles. Son éclat rouge et clignotant scintillait dans la nuit et il était entouré d’une ceinture de terrain nu, crevassé, s’étendant à perte de vue jusqu’à l’horizon. Une lueur spectrale en émanait, bleuâtre. Rien ne vivait là. Rien ne pouvait y vivre.

Avec un tel monument à la mémoire de la guerre, la paix était inéluctable. Jamais la Terre ne pourrait oublier l’horreur que la guerre était capable de déclencher.

Tel avait été le rêve de Grenfell.