L’AUTRE HOMME

 

À sa vue, il s’en fallut de peu qu’il ne poussât un hurlement — un chevrotement inarticulé, douloureux, une seule syllabe cristallisant cinq années de solitude, de rage, de colère contre lui-même et cette souffrance qui appartient en propre à la victime de « l’autre homme ». Mais il le refoula, le transformant grâce à un réflexe bien rodé en une crispation de l’abdomen, en une contraction passagère des muscles des cuisses afin que sa réaction passât inaperçue.

Pour un observateur extérieur, il était parfaitement de sang-froid. Connaître le langage des paupières, des maxillaires, des lèvres, c’était son métier. Et le bâillonner était sa spécialité. Une spécialité dans laquelle il était passé maître. Il se leva sans hâte lorsque l’infirmière l’introduisit et qu’elle fit les trois petits pas nécessaires pour s’approcher du bureau. Il l’étudiait avec une férocité impassible.

Il aurait pu l’imaginer avec de vieux vêtements ou avec des vêtements bon marché. Les siens étaient à la fois vieux et bon marché. Quand il pensait à elle, il tenait compte du changement mais l’idée ne lui était jamais venue qu’elle aurait pu avoir le nez cassé ou être d’une aussi effroyable maigreur. Il était convaincu qu’elle aurait toujours une démarche impétueuse… ou, plutôt, libre. Mais ayant aussi de la majesté, de l’équilibre et de la grâce. C’était d’ailleurs le cas. Et, bizarrement, cela lui faisait encore plus mal que tout le reste.

Elle s’immobilisa devant le bureau. Il attendit que Mlle Jarrell eût discrètement refermé la porte avant de murmurer :

— Osa !

— Eh oui, Fred.

Le silence devenait de plus en plus douloureux. Combien de temps dura-t-il ? Deux secondes ? Trois ? Il émit un son qui ne voulait rien dire, qui ressemblait vaguement à un rire, et contourna le bureau pour lui approcher un siège.

— Assieds-toi donc.

Elle s’assit et brusquement, pour la première fois depuis qu’elle était entrée, elle le regarda en face.

— Tu… tu as l’air en forme, Fred.

— Merci.

Il s’assit à son tour. Il aurait voulu dire quelque chose mais la seule phrase qui lui vint aux lèvres était : « Toi aussi ». Et c’était un mensonge si patent qu’il ne put se résoudre à le proférer. Il se rabattit sur une autre formule :

— Il s’en est passé des choses !

Elle acquiesça et son regard se posa sur le coin de la garniture de bureau en maroquin qu’elle examina sereinement.

— Cinq ans, murmura-t-elle.

Cinq ans au cours desquels elle avait sûrement dû tout savoir de lui. Au début parce que ce genre de séparation n’est jamais nette et franche. La déchirure est déchiquetée, effilochée, hérissée de bouts de fils arrachés qui dépassent ; et, plus tard, parce que tout le monde savait qui il était, ce qu’il avait fait. Ce qu’il représentait.

Pour lui, au début, ç’avaient été cinq années de non-Osa — comme une feuille de papier dans laquelle on aurait découpé une silhouette. Ensuite, la présence d’Osa sous forme de commérages (fort peu parce que ceux qui sont directement impliqués dans les commérages sont en général isolés dans une bulle de silence), les rumeurs, les conjonctures s’étaient estompées. Il avait entendu dire que Richard Newell avait perdu — quitté — sa situation à peu près à l’époque où Osa lui avait cédé et, pour autant que Fred le sût, il n’avait pas retravaillé depuis. En jetant un coup d’œil aux mauvais vêtements d’Osa, aux petites rides qui, maintenant, marquaient son visage, il conclut que quoi que Newell eût trouvé comme métier, ce ne devait sûrement pas être le Pérou. Dieu l’a fait l’homme d’une seule victoire, se dit-il avec amertume. Et il a épuisé sa victoire.

— Est-ce que tu m’aideras ? lui demanda Osa d’une voix stridente.

Était-ce cela que j’attendais ? se demandait-il. Le fait qu’elle s’adresse à moi parce qu’elle a besoin de secours est-il une sorte de récompense ? Autrefois, il l’aurait peut-être cru. À présent, il n’avait pas l’impression que c’était une faveur qu’elle lui faisait.

Il tourna et retourna la question d’Osa comme si c’était un objet matériel, une boîte ayant une certaine taille, une certaine forme, faite d’une certaine substance et qu’il n’ouvrirait pas avant d’avoir deviné ce qu’elle renfermait.

Est-ce que tu m’aideras ? Voulait-elle de l’argent ? Peu probable. Elle avait peut-être perdu énormément mais son gigantesque orgueil était toujours bien vivant. D’ailleurs, l’argent ne règle rien. Un peu d’argent, ce n’est jamais assez et quand il n’y en a plus, cela n’aide plus. Un peu plus d’argent cela retarde le moment des vraies solutions. Et beaucoup d’argent étouffe le problème réel qui se développe comme un cancer.

Bon. Pas d’argent. Alors quoi ? Du travail ? Pour elle ? Non. Il la connaissait bien. Elle n’avait besoin de personne pour trouver du travail. Si elle n’en avait pas, c’est qu’elle ne voulait pas en avoir. Ce qui voulait dire que c’était pour Newell qu’elle acceptait de vivre comme elle vivait. Bien sûr ! C’était à Newell que revenait le soin de faire bouillir la marmite, même si cette illusion devait la condamner à mourir de faim.

Alors, du travail pour lui ? Ignorait-elle qu’il n’était pas possible de confier à Newell un poste de responsabilité et qu’il n’était pas homme à accepter un emploi subalterne ? Évidemment, elle le savait !

Il ne restait donc qu’une seule possibilité. Et elle devait être sûre que Newell serait d’accord. Autrement, elle ne serait pas venue.

— Quand peut-il commencer le traitement ?

Elle sursauta — un tressaillement de tout le corps — comme s’il l’avait touchée avec une électrode sous haute tension, premier et unique symptôme qui révélât l’intense nervosité qui l’habitait. Elle leva la tête. Son expression avait quelque chose d’ineffablement radieux. Une lumière qui aurait pu éclairer et réchauffer un univers. L’univers de Fred. Elle voulut parler mais il l’en empêcha :

— Non, murmura-t-il. (Il avança, puis recula la main). Tu l’as déjà dit.

Elle se détourna et voulut dire autre chose mais, derechef, il fut plus prompt :

— Je serai payé, fit-il carrément. Quand il sera guéri, il gagnera plus qu’assez… (Pour nous deux ? Pour me régler mes honoraires ? Pour racheter tout ce qu’il t’a fait ?)… pour tout.

— J’aurais dû m’en douter, dit-elle dans un souffle.

Il comprit. Elle avait eu peur qu’il refuse de soigner Newell. Peur que, s’il acceptait, il le fasse gratuitement — ce qui aurait été de la charité. Elle avait eu tort de s’inquiéter. J’aurais dû m’en douter. Hausser les épaules ou pousser les hauts cris aurait été indélicat. Aussi ne répliqua-t-il pas.

— Il viendra quand tu voudras. Autrement dit, il ne fait rien actuellement.

Fred feuilleta son carnet de rendez-vous. La tête ailleurs.

— J’aimerais faire un travail en profondeur avec lui. Six ou huit semaines.

— Tu veux dire qu’il restera à la clinique ? Il opina.

— Et je crains… je préférerais que tu ne viennes pas lui rendre visite. Cela te contrarie beaucoup ?

Elle hésita.

— Es-tu sûr que… (La phrase resta en suspens.)

— Je suis sûr que je veux m’occuper de lui, fit-il avec une soudaine âpreté. Je suis sûr que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour le remettre d’aplomb sans la moindre réserve. Tu ne veux quand même pas me faire dire que je suis sûr de quoi que ce soit d’autre ?

Elle se leva.

— Je te téléphonerai, Fred.

— Merci…

Il contempla la porte refermée. Osa ne se parfumait pas mais, malgré tout, son aura s’attardait dans la pièce. Soudain, il réalisa que ce n’était pas elle qui avait dit « merci » : c’était lui.

Elle ne téléphona pas. Trois jours, quatre jours s’écoulèrent. La sonnerie n’arrêtait pas de retentir mais ce n’était jamais sa voix. Finalement, son silence cessa d’avoir de l’importance. Plus exactement, elle n’avait plus de raison immédiate d’appeler Fred car, cette fois, quand l’interphone bourdonna et qu’il eut appuyé sur la touche, la voix claire de Mlle Jarrell annonça :

— M. Newell est là, docteur.

— Richard Newell ? balbutia-t-il stupidement.

— Bzz… psss… bzz… Oui, docteur.

— Faites-le entrer.

— Je vous demande pardon ?

— Faites-le entrer. (C’était pourtant ce que je croyais avoir dit. Qu’est-ce qu’elle a bien pu entendre ?)

Il ne se rappelait pas. Il se racla péniblement la gorge.

Newell entra.

— Ce vieux Freddy ! (Deux pas désinvoltes, le menton qui pointe, un demi-sourire.) Comme le monde est petit !

Sans attendre d’y être invité, il s’assit dans le gros fauteuil. À première vue, il n’avait pas changé. Et puis, le docteur se rendit compte que c’était… quelle expression employer ? la qualité symphonique de l’homme, l’impression qu’il donnait d’être parfaitement en accord avec lui-même, qui n’avait pas changé.

L’élocution de Newell avait toujours été en harmonie avec sa façon de s’habiller et ses gestes aussi contrôlés que sa manière de parler. Comme autrefois, il portait des vêtements luxueux mais qui étaient loin d’être de la première jeunesse, encore qu’ils fussent d’une telle qualité que c’était à peine si l’on s’en rendait compte. Fred remarqua immédiatement que, sous leurs plis et leurs apprêts indestructibles, les doublures devaient sûrement s’effilocher, que ce visage séduisant était comme une édition bon marché tirée sur des matrices usées et que l’esprit tapi derrière ce masque était une mosaïque d’éléments inconsistants si exactement intégrés les uns aux autres qu’aucun n’était plus faible que chacune des parties composantes du fragile ensemble. Une machine dans un état comparable pourrait fonctionner indéfiniment — à ne rien faire.

Le docteur ferma brièvement les yeux avec un soupçon d’irritation et expédia ses réflexions au purgatoire des analogies simplistes.

— Qu’attendez-vous de moi ?

Newell haussa imperceptiblement les sourcils.

— Je pensais que vous le saviez. Oh ! Je comprends, ajouta-t-il en plissant les paupières d’un air rusé. C’est une de ces questions que l’on pose à brûle-pourpoint pour faire jaillir la vérité, n’est-ce pas ? Voyons voir ce qu’elle a déclenché dans ma tête. (Il considéra avec application le haut de la fenêtre, puis se pencha en avant et leva le doigt.) Plus.

— Comment cela… plus ?

— Eh oui, plus. C’est la réponse à votre question. Je veux plus d’argent. Plus de loisirs. Plus de plaisirs. (Ses yeux s’élargirent et son regard déconcertant se vrilla dans celui du docteur.) Plus de femmes et de plus agréables. Plus… C’est ça que je veux. Êtes-vous capable de me le donner ?

— Assurément, répondit Fred d’une voix égale. (Ses cuisses étaient douloureuses.) Mais ce que vous ferez de ce que je vous donnerai ne dépendra que de vous. Que savez-vous de mes méthodes ?

— Tout, laissa tomber l’autre sur un ton désinvolte.

— Voilà qui est parfait, rétorqua le docteur sans la moindre trace d’ironie. Expliquez-les-moi donc.

— Sans entrer dans les détails, vous hypnotisez votre patient et vous le triturez jusqu’à ce que vous trouviez quelque chose qui vous botte. Alors, vous faites remonter à la surface, par suggestion, les éléments qui vous conviennent, pour les privilégier. Simultanément, vous minimisez les autres et les enterrez. Vous pressez, vous étirez, vous écrasez, vous pétrissez et, quand vous êtes satisfait, vous mettez à cuire au four — façon de parler, bien entendu — et il ne vous reste plus qu’à en ressortir une miche à la bonne dimension. C’est bien ça ?

— Vous… (Le docteur hésita.) Vous avez omis quelques détails.

— J’avais pris la précaution de vous prévenir.

— En effet. (Il soutint quelques instants le regard de Newell.) Il ne s’agit ni de four ni de cuisson.

— Cela aussi, je l’ai précisé.

— Je me suis d’ailleurs demandé pourquoi.

Newell eut un reniflement. Amusé, condescendant, quelque chose comme ça. Ni irrité ni impatient, en tout cas. La règle de Newell était de ne jamais avoir l’air agacé. C’était presque la raison de sa réussite professionnelle.

— Je vous regarde travailler, reprit-il. Je sais ce que vous faites.

— Ah bon ?

Newell se mit à rire.

— Je serais beaucoup plus impressionné par une atmosphère de mystère. Vous devriez mettre des tentures, faire brûler de l’encens et porter un turban. Mais revenons-en à vous et à votre four… comment l’appelez-vous donc déjà ?

— Le psychotron.

— C’est ça, le psychotron. Une fois que vous avez mis en pièces détachées puis remonté votre bonhomme, le psychotron fixe sa nouvelle personnalité. Comme le blanc d’un œuf qu’on fait bouillir. Faute de quoi, il retomberait dans ses vieilles ornières tordues.

Il adressa un sourire amène au docteur qui acquiesça, la mine sévère.

— C’est effectivement quelque chose de ce genre. Mais vous n’avez pas parlé du plus important.

— À quoi bon ? C’est une chose que tout le monde sait. (Son regard se posa sur le mur et il se tourna à demi.) Ou vous êtes totalement dépourvu de vanité ou vous êtes plus vaniteux que n’importe qui, Fred. Que faites-vous de toutes les lettres et de tous les diplômes que, normalement, on encadre et que l’on accroche aux murs ? Où sont les décorations sur lesquelles les actualités insistent de façon si fastidieuse ? (Il hocha la tête.) Il ne peut pas s’agir de modestie. Donc, vous êtes le plus vaniteux des mortels. Vous estimez purement et simplement que votre usine — c’est-à-dire vous-même — le plus bel hommage qui puisse vous être rendu. (Derechef, il éclata de rire — le rire professionnellement cordial d’un vendeur de voitures d’occasion.) Quelle fatuité, Fred !

Le docteur haussa les épaules et Newell enchaîna :

— Je sais à quoi vous servait la publicité. Une astuce machiavélique pour devenir enfin un personnage. (Le même sourire provocant fleurit sur ses lèvres.) Il n’est pas difficile de vous détourner du sujet, mon petit Freddy.

— En effet, riposta le docteur sans émotion apparente. Je me préparais à préciser que ce que je fais ici est en accord avec le point d’éthique qui pose en principe que toute technique aboutissant à la destruction de la personnalité d’un individu, qu’il s’agisse de technique chirurgicale ou autre, est un meurtre. Vous avez parfaitement raison de dire que mes méthodes sont publiquement et légalement admises à l’heure qu’il est. Pour reprendre votre image du patient que l’on met en pièces détachées et que l’on remonte autrement et mieux, il convient d’ajouter qu’aucun élément d’origine n’est remplacé par un élément neuf et que tous, sans exception, sont réutilisés. Ce que vous êtes aujourd’hui, vous le serez toujours après le traitement.

— Et tout cela, conclut Newell, une lueur malicieuse dans la prunelle, s’appuie sur la morale la plus élevée qui ait été concoctée depuis le regretté Mahatma Gandhi.

La lueur qui s’était allumée dans son regard disparut derrière une sorte d’écran translucide.

— Vous imaginez-vous, fit-il d’une voix toujours aussi bien huilée, que j’aurais été assez idiot pour me remettre entre vos mains — entre vos mains à vous ! — si je n’en avais pas jusqu’à la glotte et l’épiglotte de vous et de votre légendaire éthique ? Vous êtes tellement truffé de moralisme (il se tapota la poitrine) qu’il n’y a même plus de place en vous pour une brave et franche insulte. Votre éthique, vous la gardez là où la plupart des gens ont leurs tripes.

— Si vous éprouvez une telle hostilité envers moi, pourquoi donc êtes-vous venu me voir ? fit calmement le docteur.

Newell sourit.

— Eh bien, je vais vous le dire. D’abord, ça m’amuse. Mon sens des valeurs me dit que je vous écrase malgré votre légalité, votre réputation et tout le reste. J’ai à peu près soixante-dix façons de vous le prouver — dont une avec laquelle vous avez été marié. Je ne vois pas pourquoi je me priverais de ce plaisir.

— Vous avez dit « d’abord ». Et « ensuite » ?

— Ça aussi, c’est pour le pied. Je crois que vous n’avez jamais eu à casser une noix aussi dure que moi. Je suis très heureux tel que je suis. Je veux seulement plus, rien d’autre. Si vous n’éliminez pas mon aimable nature et si vous ne l’amputez en rien — vous ne le ferez pas : vous vous y êtes engagé —, vous terminerez avec ce par quoi vous aurez commencé en haute-fidélité et amplifié. Et, histoire d’ajouter un peu de piment à la chose, laissez-moi aussi vous confier que je sais que vous ne pouvez pas travailler sans hypnose et que je suis rebelle à l’hypnose.

— Rebelle à l’hypnose ?

— Absolument. Renseignez-vous. Il y a des gens qu’il est impossible d’hypnotiser parce qu’ils ne le veulent pas. Et je ne le veux pas.

— Pourquoi ?

Newell se contenta d’un sourire accompagné d’un haussement d’épaules.

— Je vois.

Le docteur se leva et s’approcha du mur. Un panneau coulissa, révélant un placard. Il prit une seringue, déchira l’étui de protection et plongea l’aiguille dans une ampoule. Il revint vers son bureau, tenant la seringue la pointe en l’air.

— Remontez votre manche, je vous prie. Newell s’exécuta de bonne grâce.

— Je sais aussi que vous allez passer un fichu quart d’heure pour faire le tri entre mes vraies réactions et les effets provoqués par la drogue, même si vous vous servez de néoscopolamine.

— Je ne m’attends pas à avoir la tâche facile. Serrez le poing, s’il vous plaît.

Newell obéit. Il s’esclaffa quand l’aiguille s’enfonça dans son bras. Il fit quatre fois « na » avant de s’affaisser au fond du fauteuil.

Le docteur prit une fiche vierge, nota soigneusement le nom de Newell, la date et quelques observations. Dans la colonne « médicaments administrés », il inscrivit : 10cc de solution saline neutre.

Cela fait, il contempla l’homme qui « l’écrasait » et murmura :

— Comme ça, tu bats Einstein aux quinze cents mètres ?

— Tout est prêt, docteur.

— J’arrive.

Il se leva et alla chercher sa blouse blanche pendue à la patère. Le symbole du ministère, songea-t-il. La tunique d’Hippocrate, issue du cache-poussière que l’on mettait pour protéger son costume de ville des humeurs corporelles et dont on s’affuble aujourd’hui parce que, pour les malades, le terme générique de « docteur » est préférable à celui, spécifique mais déroutant, d’« homme ». L’étape suivante sera le masque du sorcier — et la boucle sera bouclée.

Dans le couloir, il entra en collision avec Mlle Thomas, postée en face de la porte de la chambre de Newell.

— Pardon ! s’exclamèrent-ils en chœur.

— C’est ma faute, dit Mlle Thomas. J’ai pensé que je devais vous prévenir docteur. Il… il n’est pas entièrement disloqué.

— C’est très fréquent.

— Je sais. Oui, je sais.

Ses mains voletèrent absurdement — ce qui ne lui ressemblait pas — et elle les plaqua rageusement contre son uniforme empesé. Le docteur en éprouva un léger amusement qu’il se permit de laisser deviner. Mlle Thomas, son bras droit technique, n’était ni une femme ni un être humain pendant les heures de travail et l’embarras qu’elle manifestait ainsi avait quelque chose de pittoresque, de sémillant, que Fred trouvait plaisant.

— J’ai l’habitude de… euh… de… euh… de l’inattendu, docteur. Naturellement. Mais je vois difficilement comment, après quatre-vingts heures de catalyse, un patient peut ressembler à autre chose qu’à un jeu de pièces détachées alignées sur la paillasse d’un laboratoire !

— Et à quoi ressemble donc celui-là ?

De l’autre côté de la porte close s’éleva soudain un rire argentin, un rire féminin dénotant le plus complet ravissement. D’un même mouvement, le docteur et Mlle Thomas contemplèrent le battant. Puis ils échangèrent un regard.

— Deux cents cycles, murmura Mlle Thomas. Écoutez-la.

Ils écoutèrent. Mlle Jarrell s’exclama d’une voix caressante et inarticulée : « Oh ! Vous… vous ! » Et elle rit à nouveau.

— Je sais ce que vous pensez de Hildy Jarrell, laissa tomber Mlle Thomas sur un ton sévère. Mais vous avez tort. Ne lui reprochez rien. J’ai fait exactement pareil. (À nouveau, ses mains se mirent à voltiger et elle poussa un soupir d’agacement.)

Parce qu’il avait une bonne nature, le docteur fit mine de n’avoir rien remarqué et se contenta de répéter :

— Deux cents cycles. Et qu’est-ce que vous obtenez sur les autres fréquences ?

— Oh ! Là, tout va bien. Réactions standard. C’est sur quatre-vingts cycles que la personnalité préthérapeutique réagit le mieux. Sur toutes les autres fréquences, c’est impeccable. Il est accessible. Je voulais seulement, poursuivit-elle un peu plus fort dans le but évident de couvrir les nouveaux gloussements qui s’élevaient de l’autre côté de la porte, je voulais seulement que vous sachiez que j’ai fait tout ce que j’ai pu. Que vous n’alliez pas imaginer que j’ai négligé une partie du spectre. Je vous garantis qu’il n’en est rien. Simplement, il y a dans la bande des deux cents cycles une personnalité qui ne se laisse pas désintégrer.

— Qui ne se laisse pas encore désintégrer, rectifia doucement le docteur.

— Bien sûr ! s’exclama-t-elle non sans un certain embarras. Je ne voulais pas dire… je voulais seulement dire que… (Elle respira un grand coup et reprit :) Je voulais seulement que vous sachiez que j’ai fait mon travail. Pour le reste, vous pouvez faire ce que vous voulez. Mais…

— Mais quoi, mademoiselle Thomas ?

— C’est dommage, voilà tout, lâcha-t-elle avant de s’éloigner précipitamment.

Quand elle eut tourné l’angle du couloir, le docteur hocha la tête, partagé entre l’étonnement et l’amusement. Ce fut alors seulement qu’il prit pleinement conscience de la phrase qu’elle avait prononcée : « Il y a dans la bande des deux cents cycles une personnalité qui ne se laisse pas désintégrer. »

L’émotion pouvait peut-être estomper la précision qui était le propre de cette femme mais rien n’était capable de l’éliminer. Si elle avait parlé d’une personnalité dans la bande des deux cents cycles, elle ne voulait pas dire autre chose. Une personnalité. Pas une composante ni une matrice ni un complexe.

L’image qu’elle avait employée était exacte : après la catalyse, un patient ne ressemblait à rien d’autre qu’à un jeu de pièces détachées, alignées sur la paillasse d’un laboratoire. À travers les niveaux hypnotiques successifs, des fréquences audibles étaient arbitrairement assignées aux divers segments de la personnalité et, tout au long du traitement, chacun réagirait par suggestion à sa fréquence caractéristique. Tous seraient tour à tour appelés, analysés, puis réduits, magnifiés, intensifiés ou atténués lors de la modulation finale avant d’être stabilisés de façon définitive dans le psychotron. Mais au stade où se trouvait — où devait se trouver — Newell, il n’existait, au mieux, que des pièces détachées. Qu’avait donc voulu dire Mlle Thomas en parlant d’une « personnalité » dans la bande des deux cents cycles ?

Elle se trompait, évidemment. Mon Dieu ! Elle se trompe, n’est-ce pas ? Il ouvrit la porte.

Mlle Jarrell ne fit pas attention à lui. Il resta un bon moment à l’observer avant de dire d’une voix juste assez forte pour dominer le bourdonnement de la tonalité des deux cents cycles tombant des haut-parleurs :

— Ne vous arrêtez pas, mademoiselle Jarrell. J’aimerais voir ce que cela donnera en poussant un peu plus.

Mlle Jarrell tourna vers le docteur un visage cramoisi.

— Continuez, je vous prie, fit-il avec calme mais sur un ton très ferme.

Elle se détourna du lit, le dos raide. Ses oreilles qui dépassaient de ses cheveux ressemblaient à la pointe de deux petites langues brillantes.

— Tout va bien, dit le docteur d’une voix rassurante. Tout va bien, mademoiselle Jarrell. Vous le reverrez.

L’infirmière renifla mezza voce, sourit tristement et se dirigea vers le panneau de commande. Elle régla la manette de fréquence sommeil et appuya sur le contacteur. Il y eut une petite détonation — un silence « blanc », combinaison de toutes les fréquences audio destinées à désorienter le patient désintégré dont les réflexes s’efforçaient alors docilement de répondre à tous les stimulants en même temps. Cela dura dix secondes, puis il n’y eut plus que la tonalité des cinq cent cinquante cycles. Le patient retomba lentement en arrière, le visage inexpressif, et ses yeux se fermèrent. Quand sa tête toucha l’oreiller, il était déjà endormi.

Le docteur resta quelque temps plongé dans ses méditations. Mlle Jarrell borda la couverture. Ce geste, que la routine professionnelle, à elle seule, ne suffisait pas à expliquer, toucha profondément le docteur sans qu’il sût très bien pourquoi et l’arracha à sa rêverie.

— Allons-y pour la P.T., mademoiselle Jarrell.

— Bien, docteur.

Elle consulta le répertoire, ajusta délicatement les commandes. Obéissant à l’ordre muet du médecin, elle abaissa la manette. Derechef, ce fut le bruit blanc, puis le chuintement grave du quatre-vingts cycles s’installa.

La personnalité préthérapeutique — personnalité P.T. — se maintiendrait intégralement pendant tout le traitement jusqu’à la procédure de fixation finale par psychotron sauf, bien sûr, en ce qui concernait la consigne posthygnotique de base plaçant tous les segments sous le contrôle du spectre audio. Devant le visage endormi du patient, le docteur eut soudain le désir fort peu orthodoxe de voir apparaître autre chose que cette immuable P.T. Il lança un coup d’œil en coulisse à Mlle Jarrell. Maintenant, elle aurait dû se retirer et, ordinairement, elle l’aurait déjà fait. Seulement voilà : elle n’avait pas son comportement ordinaire.

Les yeux du patient s’entrouvrirent et ils demeurèrent entrouverts. Cela faisait penser au vague étonnement d’un félin qui prend conscience de quelque chose et qui, n’arrivant pas à décider si ce quelque chose mérite qu’il se réveille, se contente d’attendre, armé et, par conséquent, détendu.

Puis ses yeux bougèrent bien que ses paupières demeurassent immobiles. Le félin qui observe mais qui laisse croire à l’adversaire qu’il est toujours somnolent. L’homme changeait comme une aurore boréale qui est toujours la même quand on la regarde mais qui est fort différente lorsqu’on détourne un instant le regard. Quand les faits me déplaisent, je pense par analogie, se morigéna le docteur.

— Alors, mon petit Freddy…, fit Richard Newell d’une voix traînante.

Le docteur entendit derrière lui le soupir presque inaudible de Mlle Jarrell et le martèlement pressé de ses talons quand, après avoir mis en marche le magnétophone, elle sortit de la pièce.

— Infirmière… c’est un drôle de qualificatif pour une fille bâtie comme ça. Où en êtes-vous, Freddy ?

— Ça dépend, répondit le docteur. Newell s’assit et s’étira.

— Tout ce que je dis est enregistré et pourra être utilisé contre moi, hein ? fit-il en désignant du doigt le voyant rouge du magnétophone.

— Tout est utilisé, oui. Mais pas…

— Je vous en prie, Fred, faites-moi grâce de vos homélies. C’est vous-même qui transcrivez la bande, n’est-ce pas ?

— Je… non.

Quand il comprit la pensée de Newell, quand il comprit ce que l’autre allait faire ensuite, une fureur impuissante s’empara de lui. Mais il n’en laissa rien paraître.

— Bien, bien, bien, reprit Newell en haussant un peu le ton et en bâillant avec application. Je n’ai pas connu de réveil pareil depuis l’époque où j’étais gosse. Vous savez ? Ce sentiment d’être désorienté, de ne pas savoir où l’on est. Le dernier lit dans lequel je me suis trouvé était moins solitaire. J’ai raté trente roupillons sur quarante tellement elle se répandait sur moi. « Dick, oh ! s’il te plaît… », singea-t-il avec cruauté. Je lui ai dit de la fermer et d’aller préparer le petit déjeuner. »

Il se mit carrément à rire. Pas à cause de ce qu’il avait dit, c’était visible, mais à cause de ce qui palpitait douloureusement, silencieusement chez le docteur, qu’il ne voyait pas mais qu’il savait être là.

Il lorgna à nouveau le témoin lumineux du magnétophone. Et quand il dit : « Je ne citerai pas de nom, naturellement », le docteur devina aussitôt qu’il citerait tout, les noms, les endroits, les dates et tout le reste au moment qu’il choisirait — c’est-à-dire quand le suspense cesserait de l’amuser. Fred n’avait qu’à se préparer aux cancans, à la stupéfaction de la dactylo qui hausserait les sourcils en transcrivant la bande, à des discussions hors service sur l’éthique d’un médecin traitant l’homme qui avait… qui était…

Cette pensée disparut dans les profondeurs de son enfer intime où elle resta à se consumer et à brasiller sans faire de fumée.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, Freddy. Où en êtes-vous ? Avez-vous déjà trouvé la clé secrète qui m’ouvre les portes du succès ?

Le docteur haussa les épaules en feignant l’insouciance, ce qui n’était pas facile.

— Nous n’avons pas encore commencé.

— Si vous croyez m’étonner ! Et quand vous aurez fini, vous n’aurez pas davantage commencé.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— J’extrapole. J’arrive, vous me flanquez une piqûre à assommer un cheval, je dors à poings fermés et je me réveille en pleine forme, reposé et tout guilleret. En dehors de cela, rien. Or, je sais que vous avez tripatouillé mon corps inconscient, que vous l’avez farfouillé, ausculté, essoré jusqu’à plus soif, que vous avez sorti le grand jeu, perforé des cartes et usé cinq kilomètres de bandes dans votre ordinateur. Et pour quel résultat ? Je suis toujours le même. Un peu plus reposé, c’est tout.

— Comment savez-vous que nous avons fait tout ça ?

— Je lis les journaux, figurez-vous. (Comme le docteur gardait le silence, Newell s’esclaffa.) Ah ! Vous et votre thérapeutique presse-bouton ! (Il leva les yeux au plafond d’un air absorbé comme pour y lire quelque chose d’écrit.) Quel est donc le chiffre que vous avancez ? 82% de patients guéris ?

— Modulés, corrigea le docteur.

— Modulés… le mot est joli. Le pourcentage aussi. Quel genre de filtre utilisez-vous ?

— De filtre ?

— Vous n’allez quand même pas me dire que vous n’opérez pas une sélection préalable ?

— Non. Nous prenons tous les gens qui se présentent.

— Ha ! Vous parlez comme les adeptes de Lyssenko. Vous vous rappelez ? Les généticiens russes d’il y a cinquante ans qui se vantaient d’obtenir des résultats du même ordre. Et également de faire appel à une méthodologie non sélective, même quand les types qui étaient censés produire du blé à grains fendus fendaient les grains au couteau. Les communistes eux-mêmes les ont flanqués à la poubelle au bout d’un certain temps. (Newell lança un coup d’œil vorace au magnétophone et sourit.) Mais pas un seul communiste ne vous jettera à la poubelle, vous, acheva-t-il en faisant un sort à chaque syllabe.

Aucune des quatre réponses possibles qui vinrent à l’esprit du docteur ne pouvant passer pour autre chose que pour une protestation qui eût été un aveu de culpabilité, il préféra se taire. Le sourire de Newell s’élargit, signe manifeste que ce mutisme était tout aussi désastreux.

— Ah ! C’est que je vous connais, mon petit Fred. Je vous connais bien. J’en savais déjà pas mal sur votre compte il y a cinq ans mais depuis, j’ai appris des tas d’autres choses. (Il tirailla sur la petite touffe de poils noirs qui poussait entre ses clavicules.) Par exemple, que vous n’avez pas l’ombre d’un poil sur la poitrine. C’est, du moins, ce qui m’a été rapporté.

Cette fois encore, le docteur riposta par le silence. Il analyserait ses sentiments plus tard. Il le ferait. C’était inévitable. Dans l’immédiat, une chose était claire : toute réponse serait une flèche de plus dans le carquois de Newell. Le silence était une situation que celui-ci ne pouvait tolérer. Le silence l’obligerait à parler, à prendre l’offensive, à révéler son dispositif d’attaque. Il lui arrivait parfois d’utiliser le silence. Les mots, il les utilisait toujours.

Il étudia le docteur un moment puis, estimant apparemment que, avant de taper à nouveau sur le clou, il était nécessaire de laisser reposer la cible quelque temps, il posa son regard sur le tableau de commandes hérissé de manettes.

— J’ai lu pas mal de choses à propos de cet engin. Vous appuyez sur un bouton : je suis une machine de guerre. Vous appuyez sur un autre : je suis un agneau bêlant. Qui a dit qu’au terme de son évolution l’humanité deviendra un doigt et un bouton ? Chaque fois que le doigt voudra quelque chose, il enfoncera le bouton — et ce sera la fin de l’humanité. (Il secoua la tête.) Vous mourrez de vos gadgets, Fred.

— En arrivant, avez-vous lu ce qui est écrit à l’entrée de la clinique ?

— J’ai effectivement remarqué qu’il y avait une inscription, rétorqua Newell avec affabilité. Mais je ne l’ai pas lue. J’ai supposé qu’il s’agissait d’une déclaration relative au caractère sacro-saint de la personnalité et j’étais sûr que vous et vos acolytes alliez me noyer sous une avalanche de vérités premières de cette farine.

— Eh bien, j’ai l’impression que vous avez besoin d’acquérir davantage de lumières sur ce que vous appelez la « thérapie presse-bouton », Newell. Ni l’hypnose ni les méthodes audio réactionnelles que nous employons ne sont une thérapie. L’hypnose permet d’accéder aux composantes de la personnalité et crée un climat favorable au traitement, c’est tout. Le succès ou l’échec de celui-ci dépend du savoir-faire du praticien. C’est vrai de toutes les écoles auxquelles on se rattache, sauf la lobotomie.

— Eh bien, j’ai enfin réussi à vous piquer au vif. Je ne savais pas que vous aviez l’étoffe d’un fanfaron, ricana Newell. 82% de résultats positifs à porter à votre crédit. Fichtre ! Vous n’êtes pas n’importe qui ! Mais dites-moi une chose, praticien compétent que vous êtes : comment expliquez-vous les 18% de loupés ?

— Pourquoi cette question ?

— Je pourrais peut-être modifier vos statistiques. Qui sont les réfractaires ?

— Des patients présentant des anomalies organiques. Et certains autres… Mais Fred se garda d’aller jusqu’au bout de sa pensée.

— Touché ! s’écria Newell avec un hurlement de rire. Mais le docteur vit ses yeux avant qu’il les eût fermés.

De petites fenêtres derrière lesquelles se pressaient tous les visages de la haine. Il en éprouva un vif plaisir et se prépara à refouler la satisfaction engendrée par un professionnalisme austère. Mais la réaction attendue ne vint pas. Voilà encore un fait qu’il faudrait examiner plus tard.

— Vous ne vous en tirerez pas à si bon compte. Fred, poursuivit Newell. Ou l’hypnose est une thérapie ou elle n’en est pas une. Il me semble avoir entendu parler de fréquences qui produisent des effets, quel que soit le sujet :

— C’est exact. Certaines bandes du spectre audio affectent la plupart des gens. Par exemple, les infrasons entre 14 et 20 cycles déterminent un sentiment d’effroi si l’amplitude est suffisante. Et les battements entre deux fréquences ont parfois des conséquences psychologiques particulières quand ils se rapprochent du rythme des pulsations humaines. Mais ce ne sont là que des phénomènes secondaires subalternes. Nous n’utilisons que des fréquences sûres et ignorons ou évitons les autres. Il se trouve que les fréquences audio sont pratiques, précises et faciles à identifier pour le patient comme pour le praticien. Mais elles ne sont pas fondamentales. Nous arriverions probablement au même résultat avec des ordres explicitement formulés ou en jouant sur le spectre olfactif. Néanmoins, la méthode acoustique est préférable. La plupart des personnes n’ont pas l’expérience de la tonalité électronique à l’état pur de sorte qu’elle ne véhicule pas d’associations en dehors de celles que nous lui imposons. C’est pourquoi nous excluons la bande des 60 cycles — le bourdonnement des appareils marchant sur le courant alternatif dans lequel nous baignons en permanence.

— Et les gens qui sont sourds à ces tonalités ? s’enquit Newell avec une délectation sous-jacente qui ne pouvait signifier qu’une seule chose : qu’il était lui-même dans ce cas.

— Personne ne l’est à ce point-là, sauf les patients présentant des tares organiques.

Newell parut déçu mais il repartit à l’attaque :

— Et finalement, quand il sort d’ici, le patient a un orgasme chaque fois qu’il entend un cor anglais qui donne le la bémol ?

— Ne vous faites pas passer pour plus bête que vous n’êtes, répliqua le docteur, trahissant pour la première fois son impatience. C’est justement à cela que sert le psychotron. Toutes les fréquences qui déterminent une réponse chez le sujet sont enregistrées là-dedans (il désigna la console) avec l’intensité correspondante. Un ordinateur les analyse et un autre les compare à une matrice afin de repérer les éléments qui ne concordent pas — par exemple, trop de colère ou une peur inexplicable — avec l’état optimum du patient. Le psychotron écrête les réactions exagérées et amplifie celles qui sont atrophiées jusqu’à ce qu’il y ait accord parfait. Quand tous les éléments sont optimum — attention : il s’agit de l’optimum du patient, pas de quelqu’un d’autre —, le nouveau système est stabilisé au moyen d’une posthypnose globale qui efface toutes les suggestions antérieures.

— Par conséquent, le patient sort d’ici hypnotisé !

— Il entre hypnotisé. Vous m’étonnez, Newell. Une personne qui connaît aussi bien ma spécialité ne devrait pas avoir besoin qu’on lui fasse un topo sur l’A.B.C. du métier.

— C’est simplement que j’aime le son de votre voix, riposta Newell sur un ton acide. (Mais l’acide était dilué.) Lorsque vous dites que le patient entre hypnotisé, qu’entendez-vous par là ?

— Presque tout le monde l’est la plupart du temps. Fondamentalement, on peut considérer qu’un homme est sous hypnose chaque fois que l’un de ses sens ne réagit pas à un stimulant ou lorsque son attention se détourne si peu que ce soit de son environnement physique. Vous êtes en état d’hypnose lorsque vous lisez un livre, lorsque vous réfléchissez et que vous ne voyez pas ce que vous regardez. Ou quand vous vous cognez à une table que vous n’avez pas remarquée dans une pièce parfaitement éclairée.

— C’est vraiment couper les cheveux en quatre ! Newell ne ménagea pas la moindre pause avant de passer à la question suivante :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas expliqué tout cela au moment où je vous ai dit que j’étais réfractaire à l’hypnotisme ?

— J’ai préféré vous croire au moment où vous m’avez dit que vous saviez tout et le reste.

Toute apparence de jovialité disparut de sa voix et ce fut d’un ton grinçant et avec une hargne inouïe que Newell gronda :

— Écoutez voir un peu ! Je vous conseille de faire attention à ce que vous faites !

Le silence retomba et le docteur en tira profit. Newell n’avait maintenant plus d’autre choix que de méditer sur ses propres paroles. Il se ressaisit, péniblement, progressivement, et attendit d’être sûr que sa voix ne le trahirait pas.

— Jusqu’à maintenant, dit-il enfin — et le docteur admira presque sa sérénité — je me suis bien amusé et je vais m’amuser encore davantage. Si vous êtes réellement capable de faire ce que vous prétendez, faites-moi confiance, mon petit Freddy, vous ne le regretterez pas.

— C’est gentil, dit le docteur sans se départir de son quant-à-soi.

— Gentil ? C’est tout ce que vous trouvez ? Alors que je suis prêt à vous faire cadeau d’un trésor que vous ne pourriez pas obtenir autrement. Que vous ne pourriez jamais obtenir, corrigea-t-il. (Et levant un visage radieux vers le praticien, il ajouta :) Un travail qui m’a demandé près de cinq ans et qui est à vous. Moi, je repartirai à zéro.

— À quoi faites-vous allusion ?

— À mon petit livre noir. Tout y est, de A à Z. Ça pourra vous rendre d’inestimables services, Freddy. Vous devez avoir accumulé une fichue charge depuis ce que vous savez. (Newell regarda le magnétophone en souriant.) Rendez-moi service et je vous rendrai service. Ça me paraît être une proposition honnête.

Cette fois, le silence qui suivit ces mots n’avait pas été prévu. Le docteur s’approcha de la console, plaça l’index sur 550 et mit le contact. La tonalité des 80 cycles mourut, remplacée par le bruit blanc auquel se substitua finalement le bruissement des 450 cycles — la phase du sommeil. Le docteur eut l’impression que l’éblouissant sourire de Newell se retirait sur la pointe des pieds. Ce fut comme s’il était soudain libéré d’un poids qui l’écrasait.

C’est un patient, se dit-il enfin à travers son engourdissement. C’est un patient dans un environnement thérapeutique aussi étranger au monde réel qu’un théorème non euclidien. Il n’y a pas de Newell — rien qu’un patient. Il n’y a pas de Fred — rien qu’un docteur. Il n’y a pas d’Osa — rien que des péripéties. Newell reviendra dans le monde réel parce qu’il a une personnalité et que sa personnalité possède un optimum. Et parce que je suis là pour ça, parce que c’est mon métier.

Il effleura la touche de l’interphone : « Mademoiselle Jarrell, j’ai besoin de vous. »

Elle entra presque immédiatement. Elle attendait sûrement derrière la porte.

— Je suis absolument navrée, docteur ! Je sais que je n’aurais pas dû faire ça. Simplement… enfin, avant même de m’en rendre compte…

— Ne vous excusez pas, mademoiselle Jarrell. Je vous parle sérieusement. Peut-être même que cela a été bon. Mais il faut que je sache exactement quelles influences… Non, je ne veux pas d’explications, se hâta-t-il de dire comme elle ouvrait la bouche. Montrez-moi seulement.

— Oh ! Je ne pourrais pas ! C’est tellement… bête !

— Allez-y, mademoiselle Jarrell. Ce n’est pas bête du tout.

Les joues écarlates, elle passa devant lui en détournant le regard, s’immobilisa devant la console, sélectionna une fréquence, mit le contact et, tandis qu’éclatait le bruit blanc, elle alla se poster au pied du lit. Le grondement s’atténua, cédant la place au bourdonnement grave et régulier des 200 cycles.

Le patient ouvrit les yeux. Il sourit. Un sourire que le docteur aurait peut-être pu imaginer mais qu’il n’avait encore jamais vu. En tout cas, pas sur les lèvres de Richard A. Newell. Rien de ce qui existait en Richard A. Newell ne s’accordait à une pareille expression.

Le patient vit Mlle Jarrell et, quand il la reconnut, l’extase se peignit sur ses traits. Il empoigna les couvertures, les tira sur sa tête et demeura immobile, raide comme un barreau de chaise.

— Vous…, susurra Mlle Jarrell. Il expédia les couvertures au loin et exhala un rire gloussant. Quand l’infirmière saisit ses orteils, il pouffa avec ravissement et se cacha à nouveau le visage. Mlle Jarell se mit à chantonner : « Le gros bourdon… (il frémit, au comble de la béatitude, attendant la suite)… tourne autour du tronc… et puis s’envole. Bzz… bzzz… Bzzz ! » Et, derechef, elle lui attrapa les orteils.

D’un geste vif, il découvrit son visage et ce fut une explosion de joie qui se réduisait, en fait, à ce gloussement léger et intense.

Le docteur, qui observait la scène, avait l’impression d’un vide interne et d’une violente poussée qui cherchait à combler ce vide par la compréhension. Une compréhension qui ne vint que lorsque le mot « ridicule » lui eut traversé l’esprit. Bien sûr ! Cette scène était ridicule : un adulte qui se comportait comme un bébé de sept mois ! L’extraordinaire était que, justement, ce n’était pas ridicule et qu’il s’agissait véritablement d’un adulte et non d’un simple segment infantile.

Il y avait un… un rayonnement dans ces éclats de joie naïve. Une joie qui, si elle avait indiscutablement quelque chose d’enfantin, n’était pas puérile. Qui n’incitait pas à la moquerie.

Il jeta un coup d’œil au sélecteur. Oui, c’était la réaction du 200 cycles dont avait parlé Mlle Thomas. « Une personnalité… » Le docteur commençait à deviner ce que la technicienne avait voulu dire par là. Et il commençait, aussi, à avoir peur.

Il examina la feuille de service fixée au mur. Sur une colonne étaient inscrites les fréquences arbitrairement affectées aux niveaux d’âge (700 cycles et l’ordre de suggestion : « Vous avez onze ans »), sur la seconde, les fréquences correspondant aux états émotionnels (800 cycles — » Vous êtes très fâché » ; 14 cycles — » Vous avez peur »).

Quand le sujet était entièrement catalysé, on pouvait sans peine provoquer un état réactionnel à la commande et en extraire le matériel épisodique : la peur à l’âge de trois ans ; la sexualité à quatorze ans ; la peur, plus la colère, plus la satisfaction à six ans ou tout autre combinaison désirée.

La plage des 200 cycles était vierge, exception faite des traces laissées par la gomme de Mlle Thomas.

Le docteur se raidit intérieurement, avança vers le lit et étudia le visage mobile du patient.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

Newell le regarda. Ses yeux luisaient et il souriait d’un joyeux sourire d’attente. Le docteur devina qu’il ne comprenait pas mais désirait comprendre. Et même que, au fond de son cœur, il ne demandait qu’à se réjouir de ce qu’il comprendrait. Fred en éprouva presque une sorte de tendre inquiétude, un désir de protection. Il n’était pas possible de décevoir cette créature. Cela serait une faute de goût équivalent à une grossière injustice.

— Comment vous appelez-vous ?

Le patient sourit et se dressa sur son séant, ses yeux rivés à ceux du docteur, et il y avait dans son regard une attention quasiment intolérable, un espoir immense. Il était prêt à chérir ce qui allait venir — à condition de pouvoir l’identifier.

En tout cas, songea le docteur, une chose est certaine : ce n’est pas un segment infantile. Il est un enfant, oui, mais pas tout à fait.

— Mademoiselle Jarrell ?

— Oui, docteur ?

— L’initiale de son second prénom est « A » si j’en crois ce que je lis sur la feuille. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Anson, répondit l’infirmière.

— Je vais vous appeler Anson, reprit Fred à l’adresse du patient. Ce sera votre nom. (Il posa la main sur la poitrine de Newell.) Anson.

Le patient contempla la main du docteur et le regarda avec une expression d’expectative. Fred posa sa main sur sa blouse blanche.

— Docteur. Docteur. (Il tendit le doigt vers Mlle Jarrell.) Mademoiselle…

— Hildy, se hâta de dire la jeune femme.

Le docteur ne put s’empêcher de sourire fugitivement, ce qui provoqua une silencieuse explosion de joie chez le patient, immédiatement remplacée par l’attention, l’expectative et la vigilance. Cette attente, cette nécessité de comprendre étaient un fardeau pour le docteur. Mais quel fardeau, en réalité ? Cette créature apprécierait le dos d’une main effleurant son visage ou deux couplets de l’air de London Derry.

Le docteur, debout devant le lit, espérait une réponse. Et la réponse vint : le fardeau était l’obligation de ne pas chercher à faire plaisir à l’entité mais d’agir congrument en employant des moyens tels qu’il n’y aurait rien à effacer plus tard.

Il posa le bout du doigt du patient sur sa bouche et articula : « An-son », puis plaça les doigts du sujet sur ses propres lèvres et l’encouragea d’un hochement de tête.

Le patient voulait visiblement bien faire. Encore mieux, même, que le docteur. Ses lèvres frémirent. Et il murmura : « An-son ».

À l’autre bout de la chambre, Mlle Jarrell applaudit et éclata d’un rire joyeux.

— C’est ça, dit le docteur en souriant. Anson. (Il braqua son doigt sur lui.) Vous êtes Anson. (Il se tapota la poitrine.) « Docteur ». (Il désigna l’infirmière.) Mlle Hildy.

L’homme s’assit lentement sur son lit sans quitter le docteur des yeux. « An-son. Anson. » Soudain, ce fut comme si un flot de lumière tombait sur lui. Il se frappa la poitrine et cria : « Anson ! »

Il palpa ses biceps, sa figure et s’esclaffa.

— Très bien, approuva le docteur.

— Docteur, balbutia laborieusement Anson.

Il paraissait maintenant désenchanté, comme égaré.

— Parfait. Excellent. Docteur.

— Docteur. (Anson se tourna vivement vers Mlle Jarrell et pointa un doigt vers elle.) Mademoiselle Hildy ! lança-t-il, et c’était comme un chant de triomphe.

Anson souriait. Le docteur lui rendit son sourire. Il se sentit idiot. Un sentiment d’effroi l’envahit et il se gratta le crâne. Et se remit à la tâche :

— Richard !

Il avait parlé d’une voix tranchante. Mais il n’y eut pas de réaction. Juste une joyeuse impatience.

— Dick. Rien.

— Newell. Toujours rien.

— Levez la main droite. Fermez les yeux. Regarder par la fenêtre. Touchez-vous le front. Tirez-moi la langue.

Anson n’obéit à aucun de ces ordres.

Le docteur s’humecta les lèvres.

— Osa.

Rien.

Il jeta un coup d’œil à Mlle Jarrell. « Anson ! » L’attention d’Anson s’exacerba, ce qui surprit le docteur. Il n’aurait pas cru cela possible. « Écoutez, Anson. » Il remonta sa manche et lui présenta sa main. « Montre. Montre. » Il la posa contre l’oreille d’Anson.

Celui-ci exhala un gloussement de délice et fit : « Tic-tac. » La tête penchée, il écouta attentivement le docteur qui répétait le mot, se lança : « m… mon… montre », et battit des mains exactement comme Mlle Jarrell quelques instants plus tôt.

— C’est bien, mademoiselle Jarrell, nous en resterons là pour aujourd’hui. Coupez.

Il l’entendit prendre son souffle et crut qu’elle allait parler. Comme rien ne venait, il lui fit face et sourit.

— Tout va bien, mademoiselle Jarrell. Nous prendrons bien soin de lui.

Elle le scruta mais ne décelant aucune trace de sarcasme sans l’attitude du docteur, elle éclata brusquement d’un rire plein d’entrain. Fred comprit que c’était d’elle qu’elle riait. Parce qu’elle s’était laissée fasciner, bouleverser par ce qui se cachait de merveilleux dans la bande des 200 cycles.

— Je devrais peut-être me soumettre un peu à ce traitement moi aussi, murmura-t-elle rêveusement.

— C’est ce que je vous aurais conseillé si vous aviez réagi autrement.

Elle ouvrit la porte, dit : « J’aime travailler ici », rougit et sortit.

Le sourire du docteur s’effaça en même temps que retentissait le déclic du pêne. Il jeta un dernier coup d’œil au patient, s’avança comme un somnambule jusqu’à la console, verrouilla les commandes et regagna son bureau.

Mlle Thomas frappa. N’obtenant pas de réponse, elle entra.

— Oh ! Je vous demande pardon… je croyais que vous étiez encore…

Devant l’expression du docteur, elle s’arrêta net et posa devant lui le dossier qu’elle apportait. Il ne bougea pas. Elle s’approcha alors de l’armoire murale dont la porte coulissa, prit deux pilules blanches dans un flacon et intercepta un faisceau d’onde d’un geste vif du poignet qui dénotait une longue habitude. Un gobelet de carton jaillit et se remplit d’eau glacée. Elle l’apporta au docteur.

— Tenez…

— Quoi ? Quoi ? Quoi ? fit ce dernier sur un débit rapide en tournant la tête du mauvais côté. Quoi ? répéta-t-il encore quand il eut enfin repéré Mlle Thomas. Oh ! mademoiselle Thomas !

Il se frotta les yeux.

— Tenez, fit à nouveau la technicienne.

— Qu’est-ce que c’est ?

À la façon dont il examinait le gobelet, on aurait dit que c’était un accessoire qu’il voyait pour la première fois. Par pure bonté d’âme, Mlle Thomas changea d’approche :

— Du dexamyl.

— Merci. (Il prit les cachets, but une gorgée d’eau et releva la tête.) Merci. Je crois bien que je…

— Tout va bien, l’interrompit-elle.

Il commençait à se ressaisir et il émit un vague gloussement.

— Vous essayez ma propre thérapeutique sur moi ?

— À ma connaissance, tout va pour le mieux, rétorqua-t-elle sur le ton grincheux qu’elle utilisait souvent comme une armure.

Elle croisa les bras. Ce qui fit un petit bruit sec, et contempla la fenêtre d’un œil indigné. La vue de son dos raide et guindé amusa le docteur en dépit de lui-même. Elle le mettait au défi de lui ordonner de sortir, de garder pour lui ce qui le tourmentait. Sans aucun doute, songea-t-il, à l’instar du jeune Spartiate, elle était en train de se faire dévorer par le renard de la curiosité qu’elle cachait sous sa blouse empesée. Il y a dans la bande des 200 cycles une personnalité qui ne se laisse pas désintégrer… Vous pouvez faire ce que vous voulez. Seulement… c’est dommage, voilà tout.

— C’est un cas Prince.

Elle mit si longtemps à répondre qu’il crut qu’elle n’avait pas entendu. Et, bon Dieu ! il n’irait pas lui mettre les points sur les i.

— Je ne le crois pas, laissa-t-elle enfin tomber. L’hypothèse des personnalités alternantes avancée par Morton Prince peut être la seule explication plausible dans certains cas. Mais pas dans celui qui nous occupe.

— Vous croyez ?

— Deux, trois personnalités habitant le même esprit — et parfois davantage… Un des sujets de Prince était une femme qui possédait cinq ego distincts. Je ne mets pas en doute cette possibilité, docteur.

Chaque fois que Mlle Thomas l’étonnait, c’était une surprise agréable. Il faudrait qu’il réfléchisse à cela un de ces jours.

— Alors, pourquoi la mettez-vous en doute en ce qui concerne ce patient particulier ?

Démasquée mais nullement déconcertée, elle s’assit dans le gros fauteuil.

— Les cas classiques de Prince présentent une grande diversité, dit-elle après un nouveau silence. Un ego est raffiné et cultivé, l’autre fruste et stupide. Tantôt l’ego de base est conscient de la présence du second ego, tantôt non. Quelquefois, ils se haïssent tous deux cordialement. Mais il y a invariablement un dénominateur commun : une telle situation existe et ne peut exister que parce que l’ego alternant est capable de communiquer et qu’il communique. Il y est obligé.

— Morton Prince n’avait pas le matériel voulu pour opérer la segmentation sous hypnose tertiaire.

— C’est en dehors de la question, rétorqua Mlle Thomas d’une voix unie. Je le répète : les ego alternants de Prince étaient obligés d’émerger. À mon avis, c’est là le fond du problème. Un ego qui ne peut pas communiquer et qui n’émerge que si on le tire par la peau du cou ne mérite pas d’être appelé un ego.

— Vous dites cela alors que vous avez vu Ans… l’ego alternant !

— Anson… Mlle Jarrell m’a raconté comment vous l’avez baptisé. Oui, je le dis et je le répète !

Il la dévisagea fixement et elle baissa les yeux. Il se remémora à nouveau la conversation qu’ils avaient eue dans le couloir devant la porte de Newell. Ne reprochez rien à Hildy Jarrell. J’ai fait exactement pareil.

— Mademoiselle Thomas, pourquoi essayez-vous de me détourner de ce cas ?

— Docteur !

Il ferma les yeux :

— On tombe sur un segment que l’on n’arrive pas à disloquer. C’est quelque chose de particulièrement… enfin, disons que quoi que ce soit, vous l’aimez. Vous savez parfaitement que mon principe de base inébranlable est que l’on ne doit jamais violer une personnalité. Vous savez que si nous avons affaire à un authentique cas d’ego alternants, je n’y toucherai pas. Je ne pourrais pas parce que l’homme n’a qu’un seul corps et que, pour le normaliser, je serais contraint de détruire l’un des deux ego. Par ailleurs, il était évident pour vous que je découvrirais l’alternant. Alors, vous avez commencé par attirer mon attention sur lui et vous avez ensuite cherché à contester son existence parce que vous étiez convaincue que je ne serais pas d’accord avec vous et que, s’il y avait le moindre doute dans mon esprit, il disparaîtrait dans la chaleur de la discussion.

— Mais pourquoi diable aurais-je agi de la sorte ?

— Je vous l’ai déjà dit. Pour que je renonce au traitement, que je rétablisse la P.T. et que je donne à Newell son bon de sortie.

— Ça alors ! maugréa Mlle Thomas.

— Voilà ce qui arrive quand on connaît trop bien les mécanismes de pensée d’un collègue, conclut le docteur comme s’il se parlait à lui-même. C’est ennuyeux mais il est impossible de manipuler quelqu’un qui vous comprend.

— À qui faites-vous allusion ? À vous ou à moi ?

— Je n’en sais vraiment rien. Alors, allez-vous me dire pourquoi vous avez essayé ou faut-il que ce soit moi qui vous le dise ?

— Je vais vous le dire. Vous êtes fatigué. Je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à Anson. Dès que je l’ai eu décelé, j’ai su ce qui se passerait si vous poursuiviez le traitement. Anson aurait été l’intrus. Si… si beau que puisse être un intrus, il ne peut se manifester que comme quelque chose d’aberrant, comme un corps étranger. Vous l’auriez réduit à sa plus simple expression et enfoui si profondément à l’intérieur du Newell nouvelle formule qu’il n’aurait plus jamais revu la lumière du jour. J’ignore jusqu’à quel point Anson est doté de conscience mais une chose est sûre : je ne supportais pas l’idée qu’il soit enterré vivant. Et en supposant que vous ayez appliqué le traitement au seul Anson, que vous l’ayez sorti des limbes et que vous ayez enfoui cette canaille de Newell — excusez-moi d’employer un vocabulaire non professionnel — quelque part au fond de lui, croyez-vous que Anson aurait été capable de se défendre ? Croyez-vous qu’il aurait eu une chance dans cette jungle ? Le monde où nous vivons n’est pas fait pour les chérubins. Aussi, il n’y a qu’un seul choix possible. Je ne sais et je ne saurai jamais ce que Anson et Newell ont en commun. Mais ce que je sais, c’est que Newell n’a pas corrompu l’embryon d’Anson qui a existé jusqu’à aujourd’hui et que la seule solution pour que Anson continue d’être ce qu’il est, c’est qu’on le laisse tranquille.

Le docteur écarta les bras.

— Ce qu’il fallait démontrer. C’est parfait. Vous savez maintenant pourquoi je n’ai jamais traité de cas d’ego alternants. Et vous vous rendez peut-être également compte de la vanité de votre petite machination.

— Il fallait que j’aie une certitude, voilà tout. Enfin, je suis contente. Et je suis désolée.

Le docteur eut un sourire qui s’effaça aussitôt. « Je comprends. » Mlle Thomas se leva, le visage épanoui par la satisfaction et par son admiration avouée pour le docteur. Il y avait dans le regard dont elle l’enveloppa une chaleur inhabituelle chez elle. Elle se dirigea vers la porte. À un moment donné, elle se retourna et, au moment de sortir, elle s’arrêta et fit volte-face.

— Il reste un problème important.

Le docteur savait qu’il y avait d’autres moyens mais, en cet instant, il fallait qu’il fasse mal à quelqu’un. Il y avait aussi plusieurs moyens de faire mal. Il choisit le plus terrible : le silence.

Mlle Thomas redevint Mlle Thomas. Ses yeux étaient d’infranchissables miroirs, elle se tenait rigide comme un soldat sous les armes.

— Vous allez continuer le traitement.

Le docteur ne la contredit pas.

— Me direz-vous lequel des deux écopera ?

— Tout dépend de ce que vous entendez par « écoper », rétorqua-t-il avec une jovialité de mauvais augure.

Elle traita cette piètre plaisanterie par le mépris qui s’imposait.

— Tous les deux.

— Tous les deux, répéta-t-elle avec la même inflexion, comme si le fait de prononcer ces mots l’aidait à mieux pénétrer leur signification. (Puis elle secoua la tête avec impatience :) Vous pouvez continuer le traitement autant que vous voudrez — cela n’empêche pas qu’il y a un choix à faire.

— Effectivement. Newell vit dans une société à laquelle il n’est pas adapté. Il est marié à une femme qu’il ne mérite pas. S’il est en mon pouvoir de faire en sorte qu’il soit mieux ajusté et davantage digne de son épouse, où se trouve le choix éthique ? Mlle Thomas fit un pas en direction du bureau.

— Vous avez dit à demi-mot qu’il vous est déjà arrivé de renoncer à traiter des cas identiques. Vous avez renvoyé ces patients tels quels dans la société.

— C’est ce qu’on faisait jadis pour les lépreux, dit le docteur sur un ton cassant. La thérapeutique doit commencer quelque part et avec quelqu’un.

— Commencer sur les rats.

C’est ce que je fais, dit-il — en son for intérieur, heureusement. Réflexion faite, il jugea préférable de ne pas relever la remarque de Mlle Thomas, sachant qu’elle la regrettait profondément.

— Hildy Jarrell démissionnera quand elle saura, docteur.

— Absolument pas, répliqua-t-il du tac au tac sur un ton catégorique.

— Quant à moi…

— Quant à vous ?

Leurs regards étaient deux tiges d’acier placées bout à bout et s’opposant avec force. Au moindre tremblement, à la moindre hésitation — et cela se produirait inévitablement —, ce serait la rupture, la collision.

Mais Mlle Thomas s’effondra. Fermant les yeux pour retenir ses larmes, elle gémit en se tordant les mains :

— Faut-il donc vraiment que vous fassiez cela ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Dieu du ciel, que cette situation est pénible ! soupira-t-il intérieurement.

— Il ne m’est pas possible d’aborder ce sujet.

Et il songea tristement que c’était la vérité.

— Je m’attendais à cette réponse.

Il comprit que c’était son dernier mot.

— C’est une décision psychologique, pas technique, mademoiselle Thomas.

Se retrancher derrière la hiérarchie et le domaine réservé du spécialiste faute d’autres arguments, c’était moche, il ne se le cachait pas, mais il fallait en finir. Mlle Thomas acquiesça, murmura : « Oui, docteur », et sortit. La porte se referma trop silencieusement. Pourquoi, se demanda Fred, pourquoi ne puis-je être un être humain qui ait le droit de courir après quelqu’un en criant : « Reviens ! Reviens ! Ne m’en veut pas ! J’ai des soucis et je souffre ! »

Il fallut attendre une quarantaine de minutes pour que Mlle Jarrell surgisse dans le bureau. Le docteur avait évalué le délai à trente-cinq. Il était parfaitement préparé à la confrontation.

Elle frappa à la porte d’une main tout en tournant le bouton de l’autre et se rua dans la pièce comme une guêpe en fureur. Elle était écarlate et la tension qui la faisait vibrer dessinait deux petites virgules blanches de part et d’autre dans ses narines.

— Docteur…

Il l’interrompit d’un ton outrancièrement jovial :

— Ah ! mademoiselle Jarrell… j’allais justement vous appeler. J’ai besoin de vous pour un travail un peu spécial.

— Je suis au regret, commença-t-elle. (Ses yeux écarquillés lançaient des éclairs et ils étaient cernés de rose. Le docteur aurait aimé pouvoir lui injecter quelques gouttes d’azacyclonol dans le sang. Cela lui aurait fait du bien.) Je suis venue pour…

— Le cas Newell…

— Oui, pour le cas Newell. Je ne pense pas… Cette fois, il dut presque crier :

— Et moi, je pense que vous êtes la personne idéale pour ce travail. L’entité 200 cycles, vous savez, Anson… je veux faire son éducation.

— Eh bien, je crois que c’est… comment ?

Alors que l’écho de ces mots rageurs ne s’était pas encore éteint, elle le dévisagea et demanda timidement :

— Je vous demande pardon ?

— Je souhaiterais vous libérer de toutes vos autres tâches afin que vous puissiez consacrer la totalité de votre temps à Anson. Cela vous plairait-il ?

— Si cela me plairait… Que devrais-je faire ?

— Je veux établir la communication avec lui. Il a besoin d’acquérir un vocabulaire et une instruction élémentaires. Il ne sait sans doute ni tenir une fourchette ni se moucher. Je suis sûr que vous serez un bon professeur.

— Je… oh ! je serais ravie !

— Excellent ! Excellent ! fit-il tel un père Noël de grand magasin. Mais il y a quelques détails préalables à régler. Tout doit être enregistré sur film sonore. De bruit blanc à bruit blanc. Je visionnerai le film tous les jours. Et, bien entendu, je vous prierai de ne parler de cela à personne. Ni dans le service ni en dehors. C’est un cas unique et une thérapeutique nouvelle. Beaucoup de choses en dépendent et beaucoup de choses dépendent de vous.

— Oh ! Vous pouvez me faire confiance, docteur ! Il opina.

— Nous commencerons dès demain matin. Je vous donnerai à ce moment les premières listes de mots et d’autres instructions. D’ici là, j’ai besoin de documentation. Vous allez contacter le service d’informations médicales à Washington. Qu’ils interrogent leur grand ordinateur sur « Prince, Morton », et sur « personnalités multiples ». Il me faut une synthèse de tout ce qui a été publié depuis cinquante ans à ce sujet. Qu’ils n’envoient pas de duplicata. Juste les références sur microfilm par téléfax en priorité numéro un.

— Bien, docteur, dit Mlle Jarrell sur un ton vibrant. Les publications étrangères aussi ?

— Je veux tous les résultats que les chercheurs ont pu obtenir. Et n’oubliez pas : mention « confidentielle » aux deux bouts de la ligne.

— C’est vraiment très secret.

— Vraiment très. Qu’on m’apporte le tour de garde des infirmières. Il va falloir que je procède à quelques petites permutations.

— Entendu, docteur. C’est tout ?

— Pour le moment, oui.

Mlle Jarrell se dirigea presque en gambadant vers la porte. Quand elle l’ouvrit, le docteur aperçut un éclair blanc. C’était Mlle Thomas qui faisait le pied de grue dans la pièce attenante. Le hasard faisait bien les choses. Il n’aurait pas été plus satisfait s’il lui avait explicitement donné l’ordre d’être là car, avant de s’éloigner, Mlle Jarrell lui lança :

— Merci, docteur… oh ! merci infiniment !

Voilà pour tes pieds, Thomas ! songea-t-il, se laissant aller pour une fois à la jubilation de la vengeance mesquine.

Mais il se reprit aussitôt : Pourquoi est-ce que j’asticote Thomas ?

Parce qu’il faut bien que j’asticote quelqu’un de temps en temps et qu’elle a les reins solides.

Pourquoi ne pas tout lui expliquer ? Elle ne manque pas de jugeote. Elle pourrait peut-être me donner d’excellentes idées. Oui, pourquoi ne pas tout lui expliquer ?

Pourquoi ? Parce qu’il se peut que je me trompe. Que je me trompe totalement.

Une longue période de travail nocturne commença. En plus de la documentation à parcourir, les travaux publiés concernant les personnalités multiples étaient beaucoup plus nombreux que le docteur ne se l’était figuré — il y avait le film quotidien à visionner, les notes à rédiger, les synthèses à préparer et à coder pour l’ordinateur, sans compter, et cela demandait mûre réflexion, les leçons du lendemain à mettre sur pied. Les monographies qu’il dépouillait étaient, pour l’essentiel, constituées de théories et de discussions. Comme la réincarnation, le thème de la double personnalité attirait, semblait-il, des fanatiques particulièrement catégoriques et prolixes, professionnels et amateurs confondus. Le docteur sélectionna dans cette masse de documents deux communications qui revêtaient un extrême intérêt à ses yeux. D’une part un exposé théorique, d’autre part des procès-verbaux d’expériences interrompues par le décès de l’expérimentateur et qui n’avaient jamais été menées à leur terme.

L’exposé théorique, dû à un dénommé Weisbaden, avait pour base une documentation identique à celle que Fred avait lui-même réunie. Il en avait tiré des données chiffrées qu’il avait passées au crible afin de les mettre en accord avec sa théorie et avait abouti à une conclusion surprenante : la personnalité multiple était, selon lui, un phénomène de gémellité et si l’on parvenait à mettre au point une méthode permettant de diagnostiquer la gémellité pendant la grossesse, on constaterait une correspondance entre l’incidence des naissances multiples et l’incidence des personnalités multiples. Pour tant d’accouchements sur mille, on a des jumeaux. Pour tant d’accouchements sur cent mille, on a des triplés. Avec les quadruplés et les quintuplés, le calcul des probabilités fait intervenir des chiffres de l’ordre du million. Une fois que l’on aurait cessé de débiter des sornettes en classant, par exemple, les cas de personnalités multiples parmi les schizoïdes, le phénomène aurait une réalité statistique, affirmait Weisbaden.

L’homme n’avait pas de formation médicale — il était plus ou moins actuaire — mais son argumentation était captivante. Combien existait-il de jumeaux ou de triplés cohabitant dans le même corps et dont rien n’indiquait qu’ils ne soient pas organiquement des entités uniques ? Combien d’entre eux soignait-on pour un état pathologique qu’ils ne présentaient pas en réalité ? Combien de frères siamois, de sœurs siamoises étaient-ils sanctionnés sous prétexte qu’ils ne marchaient pas comme les autres quadrupèdes ? Combien d’entités individuelles étaient-elles condamnées à passer leur vie soudées l’une à l’autre ?

La seconde communication était d’ordre strictement pratique. Son auteur — un certain Julius Marx : encore quelqu’un qui n’était pas médecin, c’était un ingénieur qui, manifestement, avait ses petites marottes et avait construit un électroencéphalographe en duplex donnant les courbes de réponse de chacun des deux patients et, en plus, la courbe résultante.

Marx cherchait à identifier des types d’ondes cérébrales et non pas des spécimens individuels, et il avait imaginé des instruments capables de traiter jusqu’à huit personnes simultanément.

Il avait ajouté à sa communication une note révélant un sens de l’humour caustique : « Peut-être qu’un jour les improbables théories du Dr Prince aborderont le royaume de l’impossible lorsque l’on utilisera cet appareil pour un cas de personnalités multiples. »

Aussitôt, le docteur avait demandé l’encéphalogramme d’Anson et celui de Newell. Quand il les eut sous les yeux, il regretta du fond du cœur que ce Julius Marx ne soit pas là. Cet homme n’aurait certainement pas été ennemi des bonnes farces, fussent-elles dirigées contre lui.

Les courbes étaient aussi différentes que de tels diagrammes pouvaient l’être. C’était là une confirmation spectaculaire de son diagnostic et Fred donna pour consigne à Mlle Jarrell de rechercher tous les cas de personnalités multiples qu’il avait rejetés depuis huit ans afin de voir s’il était possible de procéder à des tests complémentaires. Ce qui viendrait après les tests, il ne le savait pas — pas encore.

L’autre idée intéressante de Julius Marx était cette histoire de résultante tracée à partir de deux électroencéphalogrammes dissemblables. Il établit celle des E.E.G. de Newell et d’Anson en utilisant tout simplement un comparateur informatique et il la conserva dans le tiroir de son bureau. De temps en temps, il l’en ressortait et il s’interrogeait…

Pour Anson, la thérapie n’était pas une thérapie. Dès le début, Mlle Thomas l’avait averti que sa personnalité ne se désintégrerait pas. Elle avait eu raison. On ne peut pas extraire de matériel historique d’une entité qui n’a ni conscience subjective, ni expérience, ni nom, ni sens de son identité, ni mobilité, ni souvenirs.

L’étrange et radieuse aura qui nimbait Anson était composée d’une multitude d’éléments et ces éléments étaient tous dans l’œil de l’observateur qui le protégeait parce qu’il était sans défense, qui s’émerveillait perpétuellement de la désinvolture du sujet — une désinvolture qui était plus une vertu qu’une lacune. Il était grisant de le voir découvrir les détails de son moi et de son environnement parce que cela le grisait lui-même, parce qu’on ne lui avait jamais appris à refouler son ravissement, à le masquer par des formules telles que : Pas mal, ce coucher de soleil. Ouais, c’est gentillet. « Il est bon, avait dit un jour Mlle Jarrell au docteur. Il n’est que bonté — rien d’autre. »

Cependant, en ce qui concernait Newell, la thérapie était une thérapie, et fort peu gratifiante. Il est relativement simple de manipuler un patient correctement disloqué et segmenté. On choisit, par exemple, la colère comme stimulant (1 200 cycles) et on pose la question : « Quel âge avez-vous ? » Comme la colère n’existe pas sans une base, un épisode émerge forcément. La colère a un objet qui a existé à tel moment et à tel endroit : voilà votre épisode. « J’ai six ans », répond le patient. On répète « Vous avez six ans » pour consolidation et il n’y a plus qu’à attendre l’émergence du souvenir significatif. Ou bien on prend le paramètre de l’âge : « Vous avez douze ans ». Le stimulus établi, on demande : « Que ressentez-vous ? » S’il y a un matériel signifiant au niveau de la douzième année, il se manifestera. Si ce matériel signifiant est la peur, on introduit le concept de peur, on demande : « Où êtes-vous ? » et on a toute l’histoire.

Mais cela ne se passait pas ainsi avec Newell. Certes, ce n’étaient pas les conflits qui manquaient mais ces conflits apparaissaient comme secondaires. C’étaient des effets, non des causes. Le traumatisme le plus largement répandu est, et de loin, l’agression injustifiée — une sérieuse correction, une maladie, une exclusion. Il y a traumatisme parce que, du point de vue du patient, l’agression est inique. Newell avait beaucoup souffert, il avait essuyé beaucoup de défaites. Cependant, chaque fois, cela avait été mérité. En conséquence, il n’était pas culpabilisé. Il était intimement convaincu que toutes les cruautés dont il avait été victime étaient justifiées.

Le docteur avait de plus en plus le sentiment que toute l’existence de son patient avait été, en quelque sorte, une comptabilité en partie double. Avec balance créditrice et balance débitrice. Les épisodes marquant son passé manquaient de continuité interne. Comme si chacun coupait à angle droit la trajectoire de sa vie. Tels des points mathématiques, ils étaient aisés à localiser mais il était impossible de les rattacher les uns aux autres et de les relier au produit fini.

Le docteur s’acharnait à considérer intellectuellement Anson et Newell comme des individus distincts n’ayant pas le moindre lien entre eux. Mais la remarque affective de Mlle Jarrell : « Il est bon. Il n’est que bonté — rien d’autre » continuait de résonner dans sa tête, éveillant comme un écho négatif s’appliquant à Newell : Il est méchant. Il n’est que méchanceté — rien d’autre.

Cela mettait Fred en rage. Comme le bien et le mal s’ajustent à la perfection pour fabriquer un homme ! songeait-il ironiquement. Comme tout s’adapte admirablement ! Le noir est totalement noir, le blanc est blanc. Et, à eux deux, ils donnent du gris. Eh bien non ! Ce n’était pas aussi simple que cela ! Les choses ne se déroulaient pas conformément à des principes moraux encore plus arbitraires que les stimuli audio de sa machine.

C’est à peu près à ce moment qu’il commença à douter du bien-fondé de sa décision, de la valeur de sa thérapeutique, de la possibilité d’obtenir le résultat qu’il désirait — et à douter de lui-même. Et il n’avait personne pour le conseiller. Il s’ouvrit de son incertitude à Mlle Thomas.

Cela se fit sans peine et ils en furent aussi surpris l’un que l’autre.

Il l’avait fait appeler pour lui dire qu’il voulait un électro-encéphalogramme quotidien de Newell et d’An-son, et lui parler de la résultante — il voulait également que celle-ci soit établie quotidiennement. Mlle Thomas répondait oui, docteur, très bien, docteur, c’est noté, docteur, le tout assorti d’autres répliques parfaitement appropriées. Mais jamais elle ne dit : pourquoi, docteur ? Ni c’est une excellente idée, docteur. Soudain, ce fut plus fort que lui — il se jeta à l’eau :

— Mademoiselle Thomas, commença-t-il, sautant du coq à l’âne, il faut que nous enterrions la hache de guerre sans plus tarder. J’ai pu me tromper dans cette affaire et, si c’est le cas, ça va être moche. Et pire encore. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète, se hâta-t-il d’ajouter, craignant qu’elle ne l’interrompe car s’il ne parlait pas tout de suite, il ne le ferait jamais. J’ai déjà connu des situations difficiles et je suis capable de faire face. Seulement, je suis tout seul, Tommie.

Cela lui était venu comme ça, en toute simplicité, et il n’en revenait pas. Elle non plus. Il ne l’avait jamais appelée Tommie, même dans son for antérieur, et il se demandait avec ébahissement où il avait bien pu trouver ce surnom.

— Non, vous n’êtes pas seul, lâcha alors Mlle Thomas d’une voix bougonne.

Le docteur se ressaisit. Il inséra une bobine dans le projecteur et, ses notes à la main, il mit celui-ci en marche. Il ne faisait que survoler les séquences dépourvues d’intérêt et insistait sur celles qui avaient de l’importance. En même temps, il commentait la projection.

Mlle Thomas entendait Newell gronder : « Je vous conseille de faire attention à ce que vous faites ! » et Anson, le doigt tendu, chantonner : « Plancher, fleur, livre, lit. Fenêtre, roue, tourner, merveilleux. » (Il ne savait pas encore, à ce stade, ce que voulait dire merveilleux mais Mlle Jarrell répétait ce mot à tout bout de champ.) Elle vit Newell, ramené à l’âge de onze ans, hurler, le visage grimaçant, à son institutrice : « Je vous crèverai la paillasse, vieille salope ! », elle le vit, à treize ans, contempler avec une satisfaction glacée quelque chose dans les détails de quoi il est préférable de ne pas entrer. Disons seulement que cela concernait un petit chat et une centrifugeuse.

Elle vit Anson debout au milieu de la chambre, le coude gauche dans la main droite, le pouce gauche enfoncé dans la pointe de son menton, attitude familière au docteur dans les moments de perplexité, dire :

« Quand je saurai tout ce qu’il y a à savoir, il y aura deux Drs Fred. »

Mlle Thomas exhala alors un grognement et murmura :

— Jamais personne ne pourrait vous faire un meilleur compliment.

Le docteur lui ordonna de se taire mais avec douceur. La première fois qu’il avait visionné cette séquence, les larmes lui étaient montées aux yeux. Cette fois encore, il éprouvait un picotement derrière les paupières.

Elle vit tous les enregistrements jusqu’à ceux de la veille : Newell qui faisait maintenant penser à des éléments en vrac d’un puzzle géant et Anson, Anson le prodige qui apprenait à lire et s’extasiait devant tout parce que tout était nouveau : les petites cuillers, la musique, les montagnes, le système solaire, les sandwiches, le parfum de la vanille…

À mesure que le film se déroulait, des portes s’ouvraient dans l’esprit du docteur. En réalité, elles ne faisaient que s’entrebâiller mais c’était suffisant pour qu’il sache où elles se trouvaient et dans quels murs. Comment décrire l’indescriptible sensation qu’éprouve l’expert ? On dit que les terminaisons nerveuses d’un bon chauffeur de poids lourd se projettent du pare-chocs avant au feu rouge, des dessins des pneus au toit de la cabine. Le pianiste virtuose n’ordonne pas à ses doigts de se tendre ou de se recourber : il pense aux notes qu’il veut entendre et elles naissent.

C’était par un effort de volonté analogue que le docteur avait mis le cap sur ces choix impossibles et il éprouvait à nouveau le sentiment d’être sur la bonne voie, il savait ce que devrait être le pas suivant. Le miracle, ce n’était pas de ressentir cela : c’était de le ressentir alors qu’il était en train de visionner les films et d’écouter les enregistrements avec Mlle Thomas qui ne disait rien, qui ne portait pas d’appréciation, qui ne donnait pas son avis. Ces films, il les avait déjà analysés, projetés dans le même ordre. La seule différence était qu’il n’était plus seul.

— Où allez-vous, docteur ?

Du vestiaire, il répondit :

— Classez tout ce matériel et mettez-le sous clé, voulez-vous, mademoiselle Thomas ? Je vous appellerai à mon retour. (Devant la porte, il se retourna pour lui sourire. Un sourire qui lui fut douloureux.) Merci.

Mlle Thomas ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Elle leva la main droite en une sorte de salut et se mit en devoir de remettre les bobines à leur place.

Le docteur entra dans une cabine de téléphone publique proche de l’appartement de Newell.

— Est-ce que je te réveille ? Excuse-moi. Parfois, je ne me rends pas compte de l’heure qu’il est.

— Mais qui… c’est toi, Fred ?

— Est-ce que tu te sens d’attaque pour une conversation pénible ?

— Que se passe-t-il ? l’interrogea-t-elle avec inquiétude. Est-ce que Dick…

Il s’en voulut de sa maladresse. Il se serait volontiers giflé ! Quelle autre interprétation aurait-elle pu donner à une pareille question ?

— Il va bien. Je suis navré mais j’ai bien peur de ne pas être très fort lorsqu’il s’agit de parler pour ne rien dire. Est-ce que je peux te voir ?

Il y eut un long silence à l’autre bout du fil. Il l’entendait respirer.

— Je te rejoins. Où es-tu ?

Il le lui dit.

— Il y a un bistrot au coin de la rue. Juste à gauche. Je t’y retrouve dans dix minutes.

Il raccrocha. C’était une rue terne sans éclat qui semblait vouloir se cacher. Le café se cachait. Dans la salle, les boxes se cachaient. Le docteur s’assit dans l’un d’eux. Caché. C’était tout ce qu’il pouvait faire en dehors d’adopter la position fœtale.

Un garçon s’approcha. Il commanda deux Tom Collins avec juste un trait de rhum. Quand ils furent servis, il s’accouda, le dos rond, le menton sur les avant-bras, plongé dans la contemplation des bulles qui s’élevaient et se rassemblaient sous la glace pilée. Quand le givre qui embuait les verres l’empêcha de les voir, il ferma les yeux et s’efforça de ne pas penser. Mais il se redressa précipitamment en entendant le pas d’Osa.

— Je suis là.

C’était une sorte d’aboiement de phoque. Il n’avait pas voulu parler si fort. Elle s’assit en face de lui.

— Des Tom Collins, murmura-t-elle.

Ce fut seulement à ce moment qu’il se rappela que c’était leur consommation favorite du temps de leur vie commune. Pourquoi a-t-il fallu que je fasse ça ? Il répondit aussitôt à sa propre question : tu le sais parfaitement.

— C’est vrai qu’il va bien ? s’enquit-elle.

— Oui, Osa. Jusqu’à présent.

— Je te demande pardon. (Elle jouait avec son verre mais sans le lever.) Peut-être n’as-tu pas envie de parler de lui ?

— Tu es d’une très grande délicatesse. Mais tu te trompes. Je voudrais précisément que tu me parles de lui.

— Eh bien… si tu veux, Fred. Mais à quel sujet, au juste ?

Il éclata de rire :

— Je n’en sais rien. C’est idiot, hein ?

Il but une gorgée. Et se rendit compte qu’elle en faisait autant. Jamais ils ne s’étaient dit « À la tienne » ou quelque autre phrase rituelle du même genre mais ils avaient toujours bu la première gorgée ensemble.

— J’ai besoin de quelque chose que ni la segmentation, ni l’hypnose, ni la narcosynthèse ne peuvent m’apporter. J’ai besoin d’habiller un squelette de chair. Non, c’est plus subtil. J’ai besoin de colorier un portrait au fusain. (Il leva les mains et les reposa aussitôt sur la table.) Je ne sais pas de quoi j’ai besoin. Je te le dirai quand j’aurai mis le doigt dessus.

— Je suis prête à t’aider si je le peux, naturellement, fit-elle avec hésitation.

— C’est parfait. Alors, parle. C’est tout. Essaye d’oublier qui je suis. (Lisant la question informulée dans les yeux d’Osa, il précisa :) Oublie que je suis son médecin traitant, Osa. Je suis un étranger qui s’intéresse à lui mais qui ne l’a jamais vu et à qui tu parles de lui.

— Ses études ? Où il est né ? Combien il a de sœurs ?

— Non, mais garde quand même ces questions de côté. Tu tomberas forcément sur ce qu’il me faut de cette façon.

— Eh bien, il… il est tombé malade. Je crois que c’est ce que je dirais à un étranger.

— Bien ! Qu’entends-tu par « malade » ?

Elle lui décocha un coup d’œil à la dérobée et il devina ce qu’elle pensait : Pourquoi ne me dis-tu pas, à moi, jusqu’à quel point il est malade ? Et puis : Mais si tu tiens vraiment à jouer au petit jeu de l’étranger intéressé, allons-y !

Elle se détourna et répéta :

— Malade. Rien ne peut le remuer sauf ses tensions internes — et ce ne sont pas celles qui devraient le travailler.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Simplement, il donne l’impression d’être indifférent. Non ! rectifia-t-elle avec véhémence. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Pas du tout. Comment expliquer ? Je crois qu’il pourrait ne pas être indifférent si ça lui était permis. Mais ça ne lui est pas permis. (Son regard croisa à nouveau celui du docteur.) C’est très difficile, Fred.

— Je sais et j’en suis désolé mais il faut continuer. Tu t’en tires très bien. Que veux-tu dire ? On ne lui permet pas de se soucier du monde et de la façon dont il tourne ? Qui le lui interdit ?

— C’est… c’est un… je ne sais pas. Vous devez sûrement avoir un nom pour ça. Pour ma part, je dirais que c’est un monstre accroché à son dos, quelque chose qui le pousse à faire des choses, à être quelqu’un qu’il n’est pas.

— Nous autres, étrangers, n’avons pas de noms pour tout.

— Voilà qui est quand même réconfortant, fit-elle avec une ombre de sourire. Ah ! Ce qu’ils ont de la chance ! (Sa voix s’était brusquement faite âpre et tendue.) Tu sais qui ? Les psychotiques. Oui, les psychotiques ont de la chance. Les fous, les vrais dingos. C’est comme ça que je parle quand je m’adresse à des étrangers profanes. Ceux qui passent leur temps à voir des papillons, ceux qui sont persuadés que le Président les persécute.

— Je ne saisis pas très bien…

— Je m’explique, fit-elle, surexcitée. Si je vois un ours sous chaque réverbère, je vois quelque chose. Quelque chose qui a un nom, une forme, que je peux dessiner. Si je fais quelque chose d’irrationnel comme certains psychopathes… monter dans un train qui n’existe pas ou tirer un faisan invisible avec un fusil invisible… je fais quelque chose. Quelque chose que je peux décrire, qui me donne une impression que je peux traduire en mots, dont je peux parler dans des lettres. Tu comprends ? Ce sont des choses qui hantent les foules. Des étiquettes. Des choses que l’on peut brandir en face de la réalité pour démontrer qu’elles ne coïncident pas avec elle.

— Et c’est ce que tu appelles avoir de la chance ? Elle acquiesça tristement.

— Un simple névrosé.

— Dick, par exemple, est incapable de nommer quoi que ce soit. Il a un comportement que nous qualifions d’aberrant, une échelle des valeurs que personne n’est capable de comprendre et ses actes ont une logique, une cohérence qu’il est seul à pouvoir discerner. Il est poussé par un monstre qui n’a pas de nom, que nul ne voit et dont il n’a même pas conscience. Voilà ce que je voulais dire.

— Ah !

Ils gardèrent le silence plusieurs minutes. Un silence circonspect. Ce fut lui qui le brisa finalement :

— Osa…

— Oui, Fred ?

— Pourquoi l’aimes-tu ? Elle le dévisagea.

— Quand tu m’as prévenue que ce serait une conversation pénible, ce n’étaient pas des paroles en l’air.

— Réponds-moi.

— Je ne crois pas que ce soit une question à laquelle il soit possible de répondre.

— Eh bien, posons-la autrement. Qu’est-ce que tu aimes en lui ?

Elle haussa les épaules avec lassitude.

— Lui.

Il attendit sans réagir qu’elle comprenne qu’il n’était pas satisfait par cette réponse. Elle fronça les sourcils et ferma les yeux.

— Tu ne pourrais pas comprendre, Fred. Pour que tu comprennes, il faudrait deux conditions : que tu sois une femme — et que tu t’appelles Osa.

Il conserva le même mutisme. À deux reprises, elle le regarda puis se détourna. Enfin, elle capitula.

— C’est… une tendresse dont on ne pourrait croire qu’elle existe, même en le connaissant à fond. Quelque chose d’affectueux, une douceur que personne n’a jamais possédée et que personne ne possédera jamais. C’est… Non, Fred, c’est trop me demander !

— Continue, pour l’amour du ciel ! C’est exactement ce que je cherche.

— Vraiment ? Dans ce cas… Mais je déteste te parler de cette manière, à toi. Cela me semble indécent.

— Continue !

— Parfois, la vie est un véritable enfer, fit-elle dans un murmure. Il disparaît je ne sais où et quand il revient, c’est aussi terrible. Il y a des moments où il se conduit comme s’il était seul. Il ne me voit pas, il ne me répond pas. Ou bien, c’est le contraire : il est sur mon dos sans discontinuer, il me tarabuste, il me tourmente, il déforme chacune de mes paroles à tel point que je ne sais plus ce que j’ai dit, que je ne sais pas ce que je devrais dire, que je ne sais plus qui je suis, que… n’importe quoi. Que je mange, que je dorme ou que je sorte, il ne me quitte pas d’une semelle. Et puis il…

Elle s’interrompit. Comprenant, cette fois, qu’attendre ne serait pas suffisant, le docteur murmura :

— Ne t’arrête pas.

Elle secoua la tête.

— Je t’en prie, ne t’arrête pas. C’est impor…

— Je ne refuse pas ! s’exclama-t-elle sur un ton frénétique. Je ne demande pas mieux, Fred, mais je ne peux pas ! Je ne peux pas, c’est tout. Les mots ne…

— Eh bien, lui suggéra-t-il, n’essaye pas de m’expliquer ce que c’est. Dis-moi seulement ce qui se produit et ce que tu éprouves. Ça, tu dois en être capable.

— Sans doute, concéda-t-elle après avoir réfléchi. C’est l’enfer et, soudain, je le regarde et il… et il… la chose est là. Pas un mot, pas un signe, même, dans certains cas mais c’est là, partout dans la pièce. C’est quelque chose… qui appelle l’amour, oui, exactement, mais personne ne peut se contenter d’aimer à sens unique et à perpétuité. Aussi, c’est également une chose d’où émane l’amour. De lui à moi. Cela se manifeste brutalement et tout ce qu’il peut faire d’autre, sa cruauté, son indifférence, tout ce qui s’est passé avant — c’est fini, il n’y a plus rien que ce… je ne sais quoi. (Elle s’humecta les lèvres.) Cela arrive n’importe quand, sans avertissement, sans préavis. Cela dure presque une journée ou le temps d’un éclair. Ça arrive quand il me parle. Ou quand il ne dit rien, qu’il me regarde. Ou quand… pardon, Fred… quand il me fait l’amour. Et… Oh ! Mon Dieu, c’est…

— Tiens, prends mon mouchoir.

— Merci. Ça arrive aussi en l’absence de toute tendresse. C’est quelque chose d’imprévisible, qui n’obéit à aucune loi, à aucune logique. C’est tout ce que je possède et c’est tout ce que je désire.

Lorsqu’il fut tout à fait sûr qu’Osa n’avait rien de plus à ajouter, Fred hasarda :

— C’est comme si une autre… une autre personnalité s’emparait brusquement de lui ?

La réaction d’Osa le prit au dépourvu. Elle hurla littéralement : « NON ! »

Elle fut elle-même étonnée de son comportement.

— Je ne sais pas pourquoi mais ce que tu viens de dire, c’était… c’était atroce. (Il y avait de l’effroi dans sa voix.) Fred, si tu attaches un minimum de crédit à ce qu’on appelle l’intuition féminine, il faut t’ôter cette idée de la tête. Je suis bien incapable de te dire pourquoi mais il ne s’agit absolument pas de cela, crois-moi. Cette chose qui m’aime de cette façon est peut-être une partie de Dick, mais elle est Dick, elle n’est personne d’autre, elle n’est rien d’autre. Je le sais, c’est tout. Je le sais.

Son regard était si intense qu’il en tressaillit. Visiblement, elle s’acharnait à trouver des mots qui lui échappaient. Finalement, elle reprit :

— La seule chose que je puisse dire qui me paraisse avoir un sens, c’est que Dick, tout en étant la plupart du temps odieux avec moi, me montre parfois cette autre facette de lui-même. C’est… il est vraiment dommage qu’il ne me la montre qu’à moi seule, mais c’est ainsi.

— Tu es sûre qu’il ne la montre qu’à toi ? (Il lui étreignit fugitivement la main.) Excuse-moi mais je suis obligé de te poser cette question.

Elle sourit et ce fut comme si une sorte de fierté l’illuminait soudain.

— Oui, à moi seule. Je suppose que c’est encore mon intuition féminine. Mais c’est aussi vrai que le ciel est bleu. (À la fierté succéda une expression de souffrance résignée.) Je ne me raconte pas d’histoires, Fred. Il y a d’autres femmes dans sa vie. En quantité. Mais ce quelque chose de particulier m’est exclusivement réservé. Je ne m’interroge pas, je… je le sais.

Le docteur se laissa aller avec lassitude contre le dossier de son siège.

— C’est tout ce que tu voulais ?

Il lui lança un regard douloureux et s’aperçut avec horreur qu’elle avait les larmes aux yeux.

— C’est ce que j’ai demandé, répondit-il d’une voix atone.

— Je saisis la nuance. (Elle se tamponna les yeux avec le mouchoir de Fred.) Je peux le garder ?

— Bien sûr. (Il se leva et se ravisa.) Non. (Il lui reprit le mouchoir humide.) J’ai quelque chose de mieux à t’offrir.

— Fred, murmura-t-elle sur un ton désolé. Fred… je…

— Je m’en vais. Je te demande pardon, etc. (Il n’avait pas voulu s’exprimer avec autant de fureur mais les politesses et les au revoir étaient plus qu’il n’en pouvait supporter.) L’étranger profane doit avoir un long entretien avec une relation professionnelle. Je pense qu’il serait préférable que nous ne nous revoyons plus. Osa.

— Comme tu voudras, Fred.

Il savait qu’il l’avait blessée mais il savait aussi que la place qu’il occupait dans l’univers d’Osa éclipserait la blessure — celle-là et bien d’autres. Il lança un billet au garçon et sortit.

Quand il engagea sa voiture sur la rampe de la clinique, l’inscription gravée au-dessus de la porte capta mystérieusement son attention. Il était passé des centaines de fois devant elle sans lui accorder le moindre coup d’œil. Il avait tenu à ce qu’elle fût apposée au fronton, elle y était, c’était très bien comme ça et en quoi importait-elle particulièrement, aujourd’hui ? Et pourtant, si… elle avait de l’importance, cette inscription. Newell n’avait-il pas dit quelque chose à son propos ? Quelque chose de relatif au caractère sacro-saint de la personnalité ? Une remarque très perspicace, compte tenu du fait que Newell n’avait pas lu la phrase :

SEUL L’HOMME PEUT SONDER L’HOMME

Cette citation de Robert Lindner était la réponse du docteur aux inévitables accusations lancées contre la « thérapie presse-bouton ». Mais il se demandait maintenant si le mot « homme » était suffisamment exhaustif. Il chassa cette pensée et entra.

La porte translucide de son bureau, au fond du couloir, était éclairée. Il l’ouvrit.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— J’attends, répondit Mlle Thomas.

— Pourquoi ?

— À toutes fins utiles.

Il accrocha sans mot dire son manteau dans la penderie, puis s’assit derrière le bureau et s’étira pour se décontracter jusqu’à ce que sa colonne vertébrale craque, Mlle Thomas, installée dans le gros fauteuil, ramena ses pieds sous elle et il comprit qu’elle était prête à s’esquiver s’il en manifestait le désir. Il commença :

— Hypothèse : Newell et Anson sont des personnalités distinctes. Et nous avons une multitude d’éléments pour étayer cette hypothèse. Ne seraient-ce que les électroencéphalogrammes. Anson est Anson et Newell est Newell. Nous l’avons démontré en les cristallisant l’un et l’autre. Cela saute aux yeux. Nous avons fait un travail si poussé que nous savons exactement à quoi ressemble Anson sans Newell. Nous l’avons délibérément fabriqué de cette façon. Nous n’avons pas été tout à fait jusque-là avec Newell, mais nous aurions pu le faire. J’entends par là que nous l’avons étudié comme si Anson n’était pas présent en lui. En d’autres termes, pour démontrer qu’il s’agissait bien d’un cas de personnalités multiples, nous avons séparé et isolé les composants du tout. Et nous sommes tombés sur un os parce qu’aucun des éléments constitutifs ne ressemble vraiment à un être humain… Mademoiselle Thomas ?

— Oui ?

— Cela ne vous ennuie pas que je dise tout le temps « nous » ?

Elle secoua la tête en souriant.

— Pas pour le moment.

Il lui rendit son sourire et poursuivit inexorablement son exposé :

— De plus, nous avons traité chacune de nos deux personnalités comme un patient en principe curable — un névrosé et un retardé. Nous avons travaillé en partant du postulat que chacune était un cas pathologique distinct, justiciable d’une thérapie différente.

— Et nous nous sommes trompés ?

— Je me suis indiscutablement trompé. (Le docteur tapota le fichier posé à sa gauche.) Il y a là-dedans une communication du plus haut intérêt d’un dénommé Weisbaden. Selon sa thèse, les personnalités multiples sont, en fait, des jumeaux identiques issus du même œuf et qui se développent dans un seul et même corps.

— J’ai entendu parler de cette théorie. L’un des jumeaux naît enfermé dans le corps de l’autre.

— Oui, mais pas partiellement. Totalement enfermé. Que Weisbaden ait tort ou raison, c’est une hypothèse de travail qui mérite qu’on la vérifie. C’est ce que j’ai fait, entre autres choses, et elle m’a tellement obnubilé qu’une très importante contrepartie de l’analogie m’a échappé, à savoir que, en soi, une naissance gémellaire est une anomalie et que toute déviation chez un produit d’origine multiple est tératologique par nature.

— Fichtre ! s’exclama Mlle Thomas avec une admiration ironique.

Le docteur sourit.

— J’aurais dû dire « monstrueuse » mais à quoi bon s’empêtrer dans les superstitions ? Cette histoire est déjà suffisamment épineuse comme ça. N’importe comment, si nous poussons jusqu’au bout l’idée de la gémellité, nous sommes obligés d’admettre comme très vraisemblable la possibilité que nos personnalités multiples sont aussi anormales que des siamois ou n’importe quelle autre monstruosité… J’ai vraiment horreur de ce mot-là !

— Je ne suis nullement horrifiée. Anormales dans quel sens ?

— Eh bien, pour s’en tenir à la formulation la plus crue possible, quelle serait, à votre avis, l’anomalie dont souffrirait un jumeau siamois ?

— Le second jumeau ?

— Mmmm… Poursuivons l’analogie. Quel nom donneriez-vous au désordre dont souffre Newell ?

— Dieu du ciel ! s’exclama Mlle Thomas. Il vaudrait mieux ne pas parler de cela à Hildy Jarrell.

— Ce n’est pas la seule chose que nous devons lui cacher — pour le moment en tout cas. Dites-moi, mademoiselle Thomas… avez-vous jeté un coup d’œil sur mes notes concernant Newell ?

— Je les ai lues intégralement.

— Vous rappelez-vous la remarque qu’elle a faite à propos d’Anson ; qu’il était uniquement et totalement bon ? Une remarque qui m’avait troublé parce qu’elle sous-entendait a contrario que Newell était uniquement et totalement mauvais.

— Je m’en souviens.

— C’est là quelque chose de puéril qui m’agace chaque fois que je tombe dessus et je m’en voulais de penser en ces termes. Si j’ai transcrit cette observation, c’est simplement parce qu’il m’était indispensable de la laisser se décanter quelque temps. Eh bien, je me suis fourvoyé, mademoiselle Thomas. Sous prétexte qu’Anson a surgi au milieu de nous, vierge de toute souillure, j’ai tout fait pour éviter qu’il soit corrompu par la colère, la peur, la cupidité, la concupiscence et toutes les autres joyeusetés inhérentes à la nature humaine. Et, partant du même principe, je n’ai jamais eu l’idée de me mettre à la recherche de la bonté, de la générosité, des dons de sympathie ou d’empathie qui sommeillaient peut-être chez Newell. Pourquoi se donner de la peine pour une pareille… quelle expression avez-vous employée ?

— Canaille, répondit Mlle Thomas sans hésiter.

— Pour une pareille canaille. Aussi, la première chose à faire est d’accorder à chacun de ces… euh… de ces êtres… le privilège de son intégralité. S’ils sont des monstres, eh bien, qu’il leur soit au moins permis d’être des monstres complets.

— Vous ne voulez pas dire que vous allez…

— Que nous allons, la corrigea-t-il en souriant. Elle sourit à son tour.

— Vous ne voulez pas dire que nous allons prendre ce malheureux Anson et…

Le docteur fit oui de la tête.

— Au premier abord, je ne vois pas comment vous y parviendrez, docteur. Anson ignore la peur. Il entrerait dans la cage aux lions ou toucherait une ligne à haute tension en riant aux éclats. Et j’imagine mal comment vous réussiriez à le mettre en colère. Vous, surtout. Il… il vous aime. Quant à… Mon Dieu ! C’est épouvantable !

— Les extrêmes sont toujours épouvantables, j’en conviens. La première mesure à prendre, me semble-t-il, serait d’expédier Mlle Jarrel à Pétaouchnok avec mission d’acheter un fourneau ou quelque chose d’approchant.

— Et ensuite ?

— Faire connaître à un patient le nom et la nature de sa maladie est une procédure courante. En l’occurrence, il n’y a rien à lui dire. On lui montrera et quand il aura digéré l’information, nous nous en remettrons à l’intuition : Anson, je vous présente Newell. Newell, je vous présente Anson.

— J’espère de tout cœur qu’ils deviendront une paire d’amis, dit Mlle Thomas d’un air soucieux.

Dans un cocon de nuit au sein de la nuit, Anson dormait. Dormait d’un nouveau sommeil, à présent peuplé de rêves. Et qui avait sa musique, source de sonorités qui éclairaient la nuit, qui transperçaient les unes après les autres les couches de ténèbres. Et il émergeait à la lumière, naissait au rire, au grisant mystère de la vie, à l’ivresse de la communication avec Mlle Hildy et le Dr Fred, à la perception, merveille des merveilles. Il bondit joyeusement vers l’éveil de la vie…

Mais, cette fois, ce n’était plus pareil. Plus du tout. Nul cerne de lumière n’ourlait le plafond, nul rayon d’or ne jaillissait de la fenêtre inondée de soleil. C’était pareil et ce n’était pas pareil. Il faisait noir. Il cligna des paupières, si fort que de petites lueurs multicolores fusèrent mais elles étaient à l’intérieur de ses yeux et cela ne comptait pas.

Il y eut un bruit. Un bruit jamais entendu, intolérable. Un coup de cymbales fracassant l’obscurité tout contre sa tête. Il eut un mouvement de recul et s’aperçut alors qu’il ne pouvait pas bouger. Ses bras étaient collés contre ses flancs, ses jambes étaient ligotées au lit par quelque chose qui n’avait pas de forme et qui l’enserrait dans son étau. Il se débattit pour échapper à ce piège, hoquetant, secoué de sanglots. Soudain, le lit s’enfonça sous lui, puis s’immobilisa avec un grincement, remonta et retomba à nouveau. Il y eut un autre bruit… non, ce n’était pas un bruit contrairement à son impression : c’était l’éclair d’un flash photographique. Mais comment l’aurait-il su ? Il était aveuglé, malade d’effroi, terrorisé. Une voix douce dit : « Réduisez le volume » et la musique, la tonalité, le fond sonore permanent qui enveloppait sa conscience s’affaiblit. S’éloigna quand il essaya de se projeter vers elle. Il retomba en arrière. Cette note était sa vie et elle se retirait de lui. Pour la première fois depuis qu’il était né à la conscience, il connut la peur de la mort.

Il hurla, une fois, deux fois, puis une nuit plus noire que la nuit l’engloutit — et il n’y eut plus rien.

— Il s’est évanoui. Lumière, s’il vous plaît. Coupez cette tonalité. Donnez-lui du 550. Nous allons voir s’il dort normalement. Pourvu que nous n’ayons pas été trop loin !

Mlle Thomas et Fred débouclèrent le drap de force, rangèrent le flash et les cymbales, réglèrent le mécanisme de bascule du lit en position basse.

— Tout va bien… sur le plan physique, en tout cas, murmura le docteur après un examen rapide. Je vous avais bien dit que cela marcherait à condition de s’attaquer aux niveaux fondamentaux. Il ne peut pas avoir peur d’un lion parce qu’il ne sait pas ce qu’est un lion.

Mais la constriction, un bruit soudain, une sensation de chute, il n’a pas besoin de savoir ce que c’est. Bon !

Rattachez-le.

— Quoi ? Vous n’allez pas…

— Dépêchez-vous, ordonna le docteur avec brusquerie.

Mlle Thomas fronça les sourcils mais elle s’exécuta.

— Je persiste à penser…

Mais Fred l’interrompit d’un : « Chut ! » impératif.

Il ajusta à nouveau la tonalité sur le 200 cycles à l’amplitude habituelle et ils attendirent. Cette fois, l’état de conscience apparent se manifesta avec retard : le docteur se rendit soudain compte que le patient était réveillé mais qu’il avait peur d’ouvrir les yeux.

— Anson…

Anson gémit faiblement.

— Qu’y a-t-il, Anson ?

— D-docteur Fred, docteur Fred… Il y a eu un grand bruit, je ne pouvais pas bouger, c’était tout noir avec des lumières blanches…

Il éclata en sanglots.

Le docteur demeura muet. Il attendait, simplement. Les sanglots d’Anson cessèrent d’un seul coup. Il essaya de remuer, poussa une exclamation étranglée, essaya encore et, pris de panique, cria : « Docteur Fred ! »

L’interpellé conserva le même silence. Anson agita frénétiquement la tête de droite à gauche, retomba en arrière, recommença.

— Faites que je puisse me redresser, implora-t-il.

— Non.

— Faites que…

— Non.

Anson émit un cri perçant et se propulsa avec tant d’énergie que Fred craignit un instant que les attaches du drap de force ne se rompent. Mais elles tinrent bon. Le patient se débattit comme un beau diable pendant près de dix minutes, braillant, la bave aux lèvres. La peur avait cédé place à la fureur et la fureur le faisait s’agiter comme un dément. C’était une rage d’enfant qui puisait sa force dans la puissance et les ressources d’un adulte.

À la seconde minute, le docteur passa à la fréquence des 10 500 cycles. Et quand Anson s’interrompit pour reprendre son souffle, il entonna comme une mélopée : « Vous êtes en colère, vous êtes en colère. » Quelques secondes avant que le point de rupture ne fût atteint, il replongea le patient dans le sommeil.

— Je ne pourrais pas en supporter davantage, dit Mlle Thomas.

— Le reste vous sera moins désagréable, lui promit le docteur. Débarrassons-le de ce drap.

Ils le détachèrent et le rangèrent.

— Mademoiselle Thomas, si je lui envoyais du 10 500 cycles sans drap de force, qu’en diriez-vous ?

— Bouclez-le d’abord dans une cage, fit-elle estomaquée.

Il lui sourit.

— Donnez-moi du 80 cycles, voulez-vous ?

Richard Newell se réveilla. Il grogna et remua précautionneusement la tête. Brusquement, il se dressa sur son séant, poussa une sorte de glapissement et se cacha la figure dans les mains.

— Bonjour, Newell. Comment vous sentez-vous ?

— Comme la trémie d’un vide-ordures. Je n’ai jamais été dans un état pareil depuis le jour où j’ai ramé pendant quatorze heures de rang.

— Rien de tel qu’une bonne journée de travail.

— Dame ! Je sais très bien que vous m’avez fait tirer une charrue pendant que j’étais sous hypnose. C’est de l’esclavagisme ! Bon Dieu, Fred ! Je ne supporterai pas longtemps ce régime-là.

— Vous ferez ce qu’on vous dira de faire, répliqua sèchement le docteur. Maintenant, c’est moi le patron, mon petit Dick.

Mlle Thomas en béa de stupéfaction. Lentement, Newell pivota sur lui-même, s’assit au bord du lit et dévisagea le docteur, les lèvres retroussées en un rictus menaçant.

— 10 500, s’il vous plaît, mademoiselle Thomas. Dissimulant son amusement, Fred regarda la technicienne déplacer le curseur. Il savait parfaitement ce qu’elle pensait. Le 10 500, c’était le thème de la fureur, l’ordre qui, quelques instants plus tôt, avait plongé Anson dans un état de rage intolérable.

— Mademoiselle Thomas, fit Newell d’une voix de miel, est-ce que je vous ai déjà raconté l’histoire de ma vie ? Ou, plus exactement, l’histoire de la vie du docteur ?

— Euh… non, monsieur Newell.

— Il était une fois un docteur qui… qui…

Quand la stridence du 10 500 cycles se superposa au bourdonnement du 80 la voix de Newell vacilla. Fred entendit derrière lui le froissement de la blouse empesée de Mile Thomas qui se raidissait. Newell la contempla d’un air ébahi et murmura :

— Mais qu’est-ce qui me prend ? Cela n’a rien de drôle. Excusez-moi, mademoiselle Thomas. (« Maintenant détendu, il s’allongea à nouveau sur le lit, appuyé sur un coude.) Je n’ai rien éprouvé de semblable depuis… où est Osa ?

— À la maison. Elle vous attend.

— Bon ! J’espère qu’elle n’aura plus à attendre très longtemps. Comment va-t-elle ?

— Bien. Et vous allez presque aussi bien qu’elle. Je crois que c’est une affaire réglée. Vous voulez que je vous raconte ?

— Parlez-moi de moi, cita Newell. Gentiment, si vous pouvez, mais parlez-moi de moi.

À la vue de Mlle Thomas qui, une expression d’incrédulité peinte sur les traits, vérifiait les contrôles pour s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée de fréquence, le docteur se mit à rire. Et Newell rit à son tour. Un rire d’une douceur inimaginable. Et qui, pourtant, n’avait rien à voir, même de très loin, avec celui d’Anson. Richard Newell revenait à la vie. Mais c’était un Richard Newell chaleureux, affectueux, prévenant.

— Osa vous a-t-elle dit qu’elle croyait que vous étiez sous l’empire d’un monstre sans nom ?

— Pas plus de deux cents fois.

— Eh bien, c’est la vérité. Je ne plaisante pas, Dick. C’était vrai. Seulement, vous ne vous en étiez jamais douté et vous n’aviez pas de nom à lui donner.

— Je ne saisis pas très bien.

Il était curieux, avide d’apprendre, d’aimer et d’être aimé. Tout — la façon dont il parlait, dont il bougeait, dont il écoutait — l’exprimait. Mlle Thomas, rigide, les mains sur les manettes, se tenait prête à lui faire perdre conscience au premier signe de violence.

— Cela ne va pas tarder. Écoutez-moi.

Et, en termes simples, le docteur lui raconta l’histoire d’Anson, lui exposa la théorie de la personnalité multiple envisagée sous l’angle d’un phénomène de gémellation et, pour finir, sa propre théorie sur la stabilisation acrobatique à laquelle les deux entités étaient parvenues.

— Pourquoi acrobatique ? s’enquit Newell.

— Vous savez que vous vous conduisiez la plupart du temps comme une canaille, Dick.

— Vous pouvez le dire.

Il n’y avait pas une ombre de ressentiment dans sa voix.

— Je vais vous dire pourquoi. Votre alter ego — pour employer ce cliché — était muré, interdit de conscience, incapable de s’exprimer depuis que vous êtes né. Je n’essaierai pas de vous expliquer le pourquoi du comment. Sur ce point, mon ignorance est totale. Il n’empêche qu’il est là, isolé mais vivant, vivant et aussi fort que vous !

— Je… je ne peux pas concevoir une chose pareille.

— Ce n’est pas facile, en effet. Je n’y arrive pas entièrement, moi non plus. C’est comme si l’on cherchait à s’introduire dans l’esprit d’une créature d’une autre espèce. Ou d’une plante. Néanmoins, je sais que votre alter ego est vivant et que, tout récemment encore, il était démuni de tout — il n’avait ni connaissance, ni expérience acquise, ni possibilité de s’exprimer.

— Dans ce cas, comment savez-vous qu’il est là ?

— Il est là. Et, en cet instant précis, il est dans un état de fureur indescriptible. C’est que, voyez-vous, il a cohabité avec vous tout au long de votre existence. Il éprouvait aveuglément et constamment le besoin de s’évader et cela n’est devenu possible que lorsque nous avons réussi à le faire émerger. C’est un être fascinant, Dick. Pour l’heure, je n’entrerai pas dans ces détails. Vous le connaîtrez intimement avant de quitter la clinique. Mais, croyez-moi ou ne me croyez pas, c’est un personnage adorable. Je dirai même positivement angélique. Il était enfoui dans l’ombre comme une graine qui germe et qui se dresse vers la lumière. Et chaque fois qu’il approchait de la surface, vous l’enfonciez.

— Moi ?

— Eh oui. Pour une raison absolument saine : la survivance. Mais comme il en va de beaucoup d’impulsions de survivance, les vôtres étaient tout à fait irrationnelles. Le lion rugit. L’antilope galope. Excellentes réactions de survivance. Mais si l’antilope se jette du haut d’une falaise en galopant ? Tout cela pour vous dire qu’il y a place pour vous deux en la personne de Richard Anson Newell. Somme toute, vous avez fort bien cohabité en tant qu’étrangers et, quelquefois, en tant qu’ennemis. Vous cohabiterez encore mieux comme amis et associés. Comme deux frères si vous préférez que j’emploie le terme exact car c’est précisément ce que vous êtes l’un pour l’autre.

— Mais si elle est vraie, comment cette théorie peut-elle expliquer mes errements passés ?

Le docteur chercha une analogie.

— Disons que vous étiez comme deux balanciers en porte-à-faux ayant un centre commun. Deux projections antithétiques et votre alter ego — nous l’avons baptisé Anson — est, je vous le répète, un garçon charmant. Quand il se débattait à l’aveuglette, c’était presque toujours parce qu’il subissait l’attraction de quelque chose — appelons cela l’aura, si vous voulez — qui émanait des gens de votre entourage. Ce qui était chaleureux, aimable, ce auprès de quoi on était bien, l’aimantait littéralement. Mais vous, mon vieux, vous aviez le sentiment d’être envahi ! Vous ne pouviez vous projeter vers rien : Anson vous devançait toujours. Alors, vous étiez obligé de réagir immédiatement et de toutes vos forces dans la direction opposée. N’est-il pas exact que, toute votre vie, vous avez repoussé et foulé aux pieds ce qui vous attirait ? Et que, dans le même temps, vous ne vous souciiez que des choses auxquelles il ne vous était pas possible de vous intéresser réellement ?

— Mais je n’ai pas toujours… enfin, il y a Osa ! Prétendez-vous que je ne voulais pas réellement d’elle ?

— C’est l’effet de porte-à-faux, Dick. Osa ne suscitait pas chez Anson les mêmes sentiments que chez vous. Où elle le laisse froid ou elle provoque sa colère. Une colère que l’on n’imagine pas. Mais c’est une colère de petit enfant, Dick. Aveugle, furieuse et extrême. Et que se passe-t-il quand vous réagissez dans la direction opposée ?

— Oh, mon Dieu ! fit Newell dans un souffle. Osa… (Il leva au ciel des yeux qui s’étaient brusquement illuminés.) Vous savez, parfois, je… nous… c’est comme une lumière éclatante qui…

— Je sais, je sais, dit sèchement le docteur. À vrai dire, c’est précisément ce qui est en train de se produire. Coupez le 10 500, je vous prie, mademoiselle Thomas.

— Bien, docteur.

— C’est cette tonalité suraigüe. Elle déclenche la colère chez Anson. Vous êtes très convenable pour le moment, Newell. Vous en rendez-vous compte ?

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous avez fait beaucoup pour moi.

La tonalité mourut. Newell ferma les yeux. Les rouvrit. Il y eut un long silence chargé d’électricité. Enfin, il reprit la parole. De sa voix la plus douce et, en même temps la plus insultante, il susurra :

— C’est une bien jolie histoire que vous m’avez débitée là, mon petit Freddy. Mais j’en ai assez de vous écouter. Est-ce qu’il faut que j’aie recours au chantage pour que vous preniez la porte ?

— 5 500, mademoiselle Thomas.

— Oui, docteur.

Elle rendormit Newell.

Mlle Thomas, dans le bureau du docteur, trépignait. Elle ouvrit la bouche et adressa à Fred un regard chargé d’une muette supplication.

— Allez-y, l’encouragea-t-il.

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas ce qu’on va faire, à présent. Morton Prince s’est trompé. Les ego multiples cela n’existe pas. Ce sont seulement ses jumeaux multiples qui partagent le même corps et le même cerveau.

Elle s’interrompit et attendit que le docteur prenne le relais.

— Eh bien, mademoiselle Thomas ?

— Je sais qu’il n’est pas question pour vous de sacrifier l’un pour sauver l’autre. C’est la raison pour laquelle vous ne vous êtes jamais occupé de cas de ce genre auparavant. Mais… (elle agita les mains dans un geste d’impuissance)… même si Newell pouvait porter l’équipement sur lui en permanence, je ne trouverais plus le sommeil en pensant qu’Anson doit subir le supplice du 10 500 cycles uniquement pour que Newell soit un être humain digne de ce nom. D’ailleurs, même dans le cas inverse, ce serait pareil.

— Ce ne serait ni charitable ni praticable. Continuez.

— Est-ce qu’ils se relaieront ? L’un qui dominerait un jour et l’autre le lendemain ?

— Couper la poire en deux serait encore sacrifier la moitié de l’un à la moitié de l’autre.

— Alors ? Vous avez dit : « Newell, je vous présente Anson, Anson, je vous présente Newell. » Mais ce n’est pas le même problème que celui que posent les frères siamois. Ni la même solution.

— C’est-à-dire ?

— Les séparer sans en tuer aucun. En l’occurrence, nous avons affaire à un cerveau unique et à un corps unique. Si vous ne les dissociez pas…

— Je n’en ai ni les moyens ni l’intention.

— Très bien, soupira Mlle Thomas, reconnaissant sa défaite. C’est vous le docteur. Expliquez-moi.

— Vous avez mis le doigt dessus. Les sujets de Morton Prince communiquaient entre eux.

— Et Newell et Anson communiquent aussi simplement parce que nous avons donné un vocabulaire au second ? Et l’effet de contrepoids dont vous avez parlé à Newell ? Vous ne pouvez pas les lâcher dans la vie comme ça à se contrebalancer mutuellement.

— Newell tirant de toutes ses forces pour neutraliser les réactions d’Anson et Anson en faisant autant. Alors, quoi ? (Il y avait presque de la colère dans son interjection.) Si vous le savez, pourquoi me faire jouer aux devinettes ?

— Pour voir si vous arrivez à la même conclusion que moi, répondit le docteur avec ingénuité. Afin de mettre à l’épreuve mon raisonnement. Cela vous ennuie.

À nouveau, Mlle Thomas eut un hochement de tête mais, assorti, cette fois, d’un petit sourire en prime.

— C’est une façon pénible de parvenir à la coopération. Seulement, ça marche ! (Elle fronça les sourcils et réfléchit.) Chacun des deux est muré dans sa coquille. Cela se passe-t-il différemment pour les autres multiples ?

— Pour certains d’entre eux, oui. Ceux que l’on détecte parce qu’il y a communication. Pour les autres, non. Mais ceux-là ont le droit d’être traités comme tous les gens qui ont des difficultés et le cas Newell-Anson, si nous réussissons à le régler correctement, nous donnera le moyen de les aider. La réponse saute aux yeux, mademoiselle Thomas. C’est presque désespérément que j’espère que vous mettrez le doigt sur celle à laquelle j’ai pensé.

La technicienne eut un geste d’agacement. Un agacement dirigé contre elle-même.

— Le psychotron… non. Éliminer l’un ou l’autre… il n’en est absolument pas question. Les faire se relayer-non plus. (Elle leva brusquement les yeux d’un air à la fois interrogateur et abasourdi.) Et le traitement des siamois — mais à l’envers ?

Le docteur se pencha et demanda d’une voix rauque :

— Qu’entendez-vous par là ?

— Les joindre au lieu de les séparer. Les suturer.

— Continuez. Ne vous arrêtez pas.

— En usant de la technique chirurgicale ?

— Ce n’est pas possible. Il n’y a pas un lobe pour Newell et un autre pour Anson. Ce n’est pas si simple. Quoi d’autre ?

Mlle Thomas se concentra. À plusieurs reprises, elle fit mine d’ouvrir la bouche mais, chaque fois, la referma avec un geste de dénégation. Le docteur attendait, aussi surexcité qu’elle. Enfin, elle hocha le menton.

— Les moduler séparément. (C’était une affirmation, non plus une question.) Ensuite, les moduler à nouveau l’un par rapport à l’autre pour éliminer ce maudit effet de contrepoids.

— Vous l’avez dit !

Le docteur avait presque crié.

— Mais ce ne sera pas suffisant.

— Non !

— La réponse audio.

— Pourquoi ? Et quelle fréquence ?

— 60 cycles. La tonalité du courant alternatif qu’ils perçoivent presque tout le temps. Nous assignerons cette fréquence à leurs communications mutuelles.

Le docteur s’affala dans son fauteuil, vidé, épuisé. Il acquiesça et adressa à Mlle Thomas un sourire las.

— Tout y est, fit-il dans un souffle. Vos conclusions recoupent entièrement les miennes, y compris les 60 cycles. Je savais que j’avais raison. Maintenant, j’en suis certain. À moins que cela ne soit absurde ?

— Bien sûr que non !

— Eh bien, au travail !

— Maintenant ? s’exclama-t-elle avec ahurissement. Vous êtes trop fatigué.

— Vraiment ? (Il se leva.) Essayez-donc de m’arrêter pour voir.

À partir des résultantes des électro-encéphalogrammes, ils établirent deux modèles, puis un supplémentaire et utilisèrent les trois comme modules optimum pour la dernière opération, la stabilisation psychotronique. Jamais la procédure n’avait été aussi longue ni aussi minutieuse. Et le succès couronna leurs efforts. Le dernier jour, la main du docteur trembla quand il eut en face de lui cet incroyable mélange : la feinte douceur de Newell animée d’une force nouvelle, la somme des pouvoirs qu’il avait jusque-là gaspillés dans un duel ignoré des deux adversaires, et la radieuse fascination d’Anson qui s’émerveillait de respirer, de voir les couleurs, pour qui tout était prodigieux.

— Nous sommes une paire de types sensationnels, dit Richard Anson Newell qui n’arrêtait pas de secouer la main du docteur. On va s’entendre de façon formidable.

— Je n’en doute pas un seul instant. Transmettez mes amitiés à Osa. Dites-lui… dites-lui que c’est un cadeau un peu plus présentable qu’un mouchoir mouillé.

— Je ferai la commission.

Richard Anson Newell salua d’un signe de main Mlle Thomas aux aguets dans le couloir et Hildy Jarrell qui pleurait, debout derrière elle. Il descendit l’escalier et sortit de la clinique.

— Nous commettons une erreur en le… en les laissant partir, docteur, dit Mlle Thomas.

— Pourquoi ?

— Toute cette puissance mentale enfermée dans un seul et même crâne…

Le docteur eut envie de rire mais il s’en abstint.

— C’est votre opinion ?

— Vous n’avez pas l’air de partager mon avis. Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas deux fois la puissance mentale d’un individu. C’est seulement celle de deux individus. Comme vous et moi, par exemple. Nous nous complétons, tous les deux. Mais seulement de temps en temps, pas en permanence. Il en ira de même pour Newell et Anson. Bien entendu, il est inévitable que, parfois, deux personnes s’accrochent. Ils s’accrocheront — mais pas comme avant le traitement.

Quand Richard Anson Newell fut hors de vue, ils remontèrent dans le bureau pour dépouiller les fiches de personnalités multiples que Mlle Jarrell avait sorties.

Quatre mois plus tard, le docteur reçut la lettre suivante :

Mon cher Fred,

Je t’écris parce que vider mon cœur me fera du bien. Si écrire ne me fait pas suffisamment de bien, je mettrai cette lettre à la poste. Et si ça ne me soulage pas, je ne sais pas ce que je ferai. Si, je sais. Rien.

Dick est… incroyable. Il est aux petits soins pour moi. Comme je n’avais jamais rêvé, jamais espéré qu’il pourrait l’être, Fred. Il s’intéresse à tout. À moi, à son travail. Il apprend tout le temps de nouvelles choses et il aime de nouveau les anciennes. C’est… puis-je parler de miracle ?

Mais, Fred — je devrais avoir honte de dire cela, je le sais —, ce dont je t’ai parlé, ce quelque chose, quelle qu’en soit la nature, dont j’étais à l’affût et dont le souvenir remplissait ma vie… cela a disparu. Sans doute est-ce un bienfait compte tenu de ce qui est intervenu entre-temps, mais il y a des moments où j’échangerais de grand cœur mon parfait époux contre la canaille d’avant et un mouchoir mouillé si cela me permettait d’avoir ce quelque chose en plus.

Voilà. J’ai dit ce que j’avais sur le cœur.

Osa

Le docteur traversa la clinique en trombe. Il trouva Mlle Thomas dans le laboratoire d’électricité.

— Tommie, lui lança-t-il jovialement, vous est-il déjà arrivé de sortir prendre une cuite avec un docteur ?

Les larmes ruisselaient sur ses joues. Mlle Thomas sortit prendre une cuite avec le docteur.