LES TALENTS DE XANADU
Et le Soleil explosa en nova. L’humanité se fragmenta et essaima dans l’espace. Mais elle savait qu’elle devait conserver son passé tout comme elle préservait son être sous peine de cesser d’être humaine. Et, dans son orgueil, de ses traditions elle fit un rite et une norme.
Le grand rêve : partout où se poserait une de ses parcelles, quel que fût son mode de vie, l’humanité ne recommencerait pas : elle continuerait. De sorte que d’un bout à l’autre de l’univers, perpétuellement, les humains demeureraient des humains, ils parleraient comme des humains, penseraient comme des humains, auraient des ambitions humaines et progresseraient comme des humains. Et chaque fois qu’un humain rencontrerait un autre humain, si différent, si éloigné qu’il fût, il viendrait en paix, membre de la même race, parlant le même langage.
Mais les humains étant des humains…
Bril émergea à proximité d’une étoile rose dont la couleur le révulsa et repéra la quatrième planète, fruit exotique qui paraissait l’attendre. (Mais était-il mûr ? Bril parviendrait-il à le faire mûrir ? Et si c’était un fruit empoisonné ?) Laissant son appareil en orbite, il descendit à bord d’une bulle. Un jeune sauvage, posté à côté d’une cascade, observait l’atterrissage.
— La Terre était ma mère, dit Bril sans sortir de sa bulle.
C’était la formule de salut protocolaire, commune à l’humanité tout entière. Elle était récitée dans l’Ancienne Langue.
— Et elle était mon père, enchaîna le sauvage avec un accent atroce.
Bril sortit précautionneusement de la bulle mais demeura tout à côté d’elle. L’échange rituel se poursuivit :
— Je respecte la disparité de nos désirs en tant qu’individus et te salue.
— Je respecte l’identité de nos besoins en tant qu’humains et te salue, répliqua le garçon. Je suis Wonyne, fils de Tanyne, membre du Sénat, et de Nina. Nous appartenons au district de Xanadu, planète de Xanadu, la quatrième planète.
— Je suis Bril, de Kit Carson, seconde planète du système de Sumner, membre du Haut Conseil de Sole. Et je viens en paix.
Il attendit de voir si le sauvage lancerait loin de lui d’éventuelles armes ainsi que l’exigeait le cérémonial historique mais Wonyne ne bougea pas. Apparemment, il n’était pas armé. Il était vêtu en tout et pour tout d’une tunique arachnéenne maintenue par une large ceinture constituée de pierres noires, plates et miroitantes, qui n’aurait pu cacher ne fût-ce qu’une fléchette. Bril scruta encore quelques instants les traits impassibles du jeune garçon pour essayer de déterminer si celui-ci soupçonnait la présence de l’abondante panoplie que dissimulaient son uniforme noir étroitement ajusté, ses bottes luisantes, ses gantelets métalliques. Wonyne se contenta de répondre :
— En ce cas, je t’accueille en paix. (Il sourit.) Accompagne-moi jusqu’à la maison de Tanyne qui est aussi ma maison, pour te restaurer.
— Tu m’as dit que Tanyne, ton père, est sénateur ? Est-il présentement en session ? Pourrait-il m’aider à prendre contact avec votre centre de gouvernement ?
Wonyne ne répondit pas tout de suite. Ses lèvres bougeaient imperceptiblement comme s’il traduisait la langue morte dans une autre.
— Oui, dit-il enfin. Bien sûr.
De la main droite, Bril pinça son gant gauche. La bulle prit son essor pour rejoindre le vaisseau où elle resterait amarrée jusqu’au moment où il aurait à nouveau besoin d’elle. Wonyne n’eut pas l’air étonné. Probablement parce que cela dépassait sa compréhension, se dit Bril.
L’un derrière l’autre, ils s’engagèrent sur un sentier dont les méandres serpentaient à travers un paysage féerique de fleurs épanouies. La plupart étaient violettes, mais il y en avait aussi de blanches et d’écarlates que la cataracte poudrait de perles scintillantes. Le sentier, au-delà de ce décor floral, était tapissé d’un gazon doux et dru qui, de rouge qu’il était, devenait rose pâle à leur approche.
Les yeux noirs et étroits de Bril, sans cesse en mouvement, observaient et enregistraient tout : l’aisance avec laquelle le garçon gravissait la pente sans haleter, l’incessant chatoiement de sa tunique impalpable dont les couleurs changeaient à chaque souffle du vent, les grands arbres dont certains camouflaient peut-être un homme et une arme, les rochers oxydés de façon révélatrice, les oiseaux qu’il apercevait, attentif aux pépiements qui lui parvenaient et qui étaient peut-être autre chose que des chants d’oiseaux.
Bril était de ces hommes à qui rien n’échappe, sauf ce qui tombe sous le sens. Et bien rares sont les choses qui tombent immédiatement sous le sens.
Cependant, la maison lui fut une surprise. Son guide et lui avaient déjà franchi la moitié de l’espèce de parc qui l’entourait avant qu’il ne l’identifiât. Elle n’était délimitée par rien. Ici, elle se dressait au-dessus du sol et, ailleurs, elle ne se distinguait pas des parterres de fleurs. Une pièce se métamorphosait en terrasse. Plus loin, une pelouse devenait un tapis parce qu’elle était surmontée d’un toit. Elle n’était pas constituée de pièces à proprement parler mais divisée en différentes surfaces grâce à des grilles ouvertes et à des motifs de couleur. Il n’y avait de murs nulle part, rien qui puisse être caché par quelque chose, rien qui puisse être enfermé. La terre, le ciel la regardaient et la pénétraient. La maison n’était qu’une large fenêtre ouverte sur le monde.
Du coup, l’opinion que Bril s’était faite des autochtones se modifia quelque peu. Il les considérait toujours avec mépris mais, maintenant, à ce mépris s’ajoutait une certaine méfiance. L’un des axiomes fondamentaux des humains tels qu’il les connaissait était : chacun a quelque chose à cacher. Le mode de vie des indigènes tel qu’il pouvait en juger ne changeait en rien ce postulat. Simplement, cela l’incitait à redoubler de vigilance et il se demandait : comment cachent-ils ce qu’ils ont à cacher ?
— Tan ! cria l’adolescent. Tan ! Je viens avec un ami ! Un homme et une femme émergèrent d’un jardin. Leur allure était nonchalante. L’homme était un véritable colosse mais, à ce détail près, il ressemblait tellement au jeune garçon qu’il n’était pas possible d’hésiter sur la nature des liens qui existaient entre eux. Tous deux avaient les mêmes yeux étirés et étroits, très écartés et du même gris clair, les mêmes cheveux roux — un roux qui tirait presque sur l’orange —, le même nez à la fois fort et délicat, la même bouche aux lèvres minces mais large et souriante. Mais la femme…
Il fallut un bon moment à Bril pour admettre qu’une femme pareille pût être réelle. Après le premier coup d’œil, il ne perçut d’elle qu’une simple présence. Et ce ne fut que progressivement qu’il se rendit à l’évidence : oui, il existait une chevelure comme cette chevelure, un visage comme ce visage, une voix comme cette voix, un corps comme ce corps. Elle était vêtue de la même tunique vaporeuse que son mari et que le garçon, une tunique aux coloris aussi changeants qu’un kaléidoscope, lorsqu’il plaisait au vent, se transformait en une courte robe maintenue par une ceinture noire.
— C’est Bril de Kit Carson, système de Sumner, enchaîna le jeune sauvage avec animation. Il est membre de la Haute Autorité de Sole, la seconde planète et il connaît la situation. Il l’a récitée parfaitement. Moi, aussi, ajouta-t-il en s’esclaffant. Bril, je te présente Tanyne, membre du Sénat, et ma mère, Nina.
— Vous êtes le bienvenu, Bril de Kit Carson, dit Nina.
Stupéfait parce que ce n’était pas dans ses habitudes, Bril détourna son regard et inclina la tête.
— Donnez-vous la peine d’entrer, fit Tanyne d’une voix cordiale.
Précédant son hôte, il passa à travers ce qui n’était pas une tonnelle malgré les apparences mais une entrée.
La pièce était vaste, plus large à un bout qu’à l’autre, encore qu’il fût malaisé de déterminer jusqu’à quel point. Le sol inégal s’élevait en pente douce pour se transformer en un talus de mousse dans un coin. Ici et là saillaient des blocs de pierres blanches ou striées de nervures grises qui, lorsqu’on les touchait, avaient la consistance de la chair. À l’exception de quelques évidements faisant office de rayonnages ou de tables, il n’y avait pas de meubles. Un filet d’eau bouillonnant et gazouillant traversait la pièce. Il semblait jaillir d’un ruisseau mais Bril s’aperçut que Nina posait son pied nu sur l’invisible surface qui le recouvrait. Il se jetait dans un étang — le même qu’il avait vu dehors, un étang incertain qui se trouvait aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de la demeure. Un gros arbre se dressait tout à côté. Ses lourdes branches surplombaient la banquette de mousse. De toute évidence, ses rameaux étaient tendus de la même substance invisible qui recouvrait le ruisseau et, à l’oreille, on avait l’impression d’un plafond.
Bril se sentit profondément démoralisé et il se surprit à songer avec nostalgie aux hautes cités d’acier de sa planète natale.
Nina sourit et s’en fut. Imitant Tanyne, Bril se laissa choir sur le sol — ou sur le plancher — à l’endroit où celui-ci devenait talus ou mur. Ce manque de rigueur, ce flou, ce décor arbitraire l’irritaient mais son entraînement l’avait parfaitement préparé à ne pas manifester ses sentiments personnels en présence de barbares.
— Nina nous rejoindra d’ici peu, dit Tanyne.
Bril, fort occupé à observer la femme qui s’éloignait prestement dans la cour de l’autre côté du mur transparent, réprima un tressaillement.
— Je ne connais pas vos coutumes et je me demandais ce qu’elle faisait.
— Elle vous prépare une collation.
— Elle-même ?
Tanyne et son fils le dévisagèrent avec étonnement.
— En quoi cela vous semble-t-il surprenant ?
— D’après ce que j’ai compris, cette dame est l’épouse du Sénateur. (C’était là une explication parfaitement valable pour Bril, mais seulement pour lui. Il scruta tour à tour le père et le fils.) Mais peut-être que le mot « Sénateur » n’a pas tout à fait le même sens pour vous que pour moi.
— Peut-être. Auriez-vous l’obligeance de nous dire ce qu’est un Sénateur sur la planète Kit Carson ?
— C’est un membre du Sénat, lequel est subordonné à la Haute Autorité de Sole qui, elle-même, gouverne une nation libre.
— Et sa femme ?
— Elle partage ses privilèges. La femme d’un Sénateur peut servir un fonctionnaire de la Haute Autorité de Sole mais personne d’autre. Et en tout cas, jamais un étranger non identifié.
— Intéressant, murmura Tanyne dont le fils manifestait une stupéfaction que ne lui avait fait éprouver ni la bulle de Bril ni Bril lui-même. Mais ne vous êtes-vous pas identifié ?
— Si, il l’a fait près de la cataracte, affirma le jeune garçon ?
— Je ne t’ai pas donné de preuves de mes dires, rétorqua Bril sur un ton guindé. (Il remarqua le coup d’œil qu’échangèrent le père et le fils.) Je ne t’ai montré ni lettres de créances ni mandat.
Il caressa la sacoche plate fixée à son ceinturon énergétique.
— Ces lettres de créances disent-elles que tu n’es pas Bril de Kit Carson, système de Sumner ? s’enquit ingénument Wonyne.
Devant le froncement de sourcils de Bril, Tanyne rappela doucement son fils à l’ordre.
— Fais attention, Wonyne. Il existe sûrement beaucoup de différences entre nous, reprit-il à l’intention de Bril. Il y en a toujours, s’agissant de représentants de mondes dissemblables. Mais je suis convaincu qu’il existe en tout cas un point commun : parfois, la jeunesse atteint directement son but alors que la sagesse n’y parvient qu’après bien des méandres.
Réflexion faite, Bril considéra que ce devait être une sorte de formule d’excuse et il hocha sèchement la tête. En voilà une jeunesse ! songea-t-il. Sur Carson, un garçon de l’âge de Wonyne serait soldat, il serait prêt à faire son travail de soldat et n’aurait besoin de personne pour formuler des excuses à sa place. Et il ne commettrait pas de bévues ! Jamais !
— Mes accréditifs sont destinés à être présentés à vos autorités. À propos, quand pourrais-je les rencontrer ?
Tanyne haussa ses puissantes épaules.
— Quand il vous plaira.
— Le plus tôt sera le mieux.
— Très bien.
— Est-ce loin ?
Tanyne lui décocha un regard empreint de perplexité.
— Qu’est-ce qui est loin ?
— Votre capitale… le lieu où siège votre Sénat.
— Ah ! Je vois ce que vous voulez dire. Il ne siège pas au sens où vous l’entendez. Néanmoins, il est toujours en session, comme on disait dans le temps. Nous… (Il pinça les lèvres, émit une sonorité bi-syllabique et liquide, puis éclata de rire.) Je vous demande pardon. Certains mots et certains concepts font défaut dans la Vieille Langue. Comment traduisez-vous… euh… la-présence-de-tous-dans-la-présence-d’un-seul ?
— Je crois qu’il vaudrait mieux en revenir au sujet de notre conversation, rétorqua Bril, avec circonspection. Dois-je comprendre que votre Sénat ne se réunit pas à des dates précises dans un endroit officiel ?
— Je… (Tan hésita, puis opina.) En effet, c’est exact, dans la mesure où…
— Et il ne m’est pas possible de m’adresser directement à votre Assemblée ?
— Je n’ai pas dit cela.
À deux reprises, Tan essaya d’exprimer sa pensée tandis que Bril l’observait en plissant les paupières. Brusquement, il s’esclaffa…
— Utiliser la Vieille Langue pour raconter des histoires du temps passé est une chose, l’utiliser pour discuter avec un ami en est une autre, laissa-t-il tomber sur un ton désenchanté. J’aimerais que vous appreniez notre langage. Vous seriez d’accord, je suppose ? Il est rationnel et concret. Je présume que vous parlez un autre idiome que la Vieille Langue, sur Kit Carson ?
— J’honore la Vieille Langue, répliqua Bril avec raideur en éludant la question. J’aimerais savoir, enchaîna-t-il avec lenteur comme s’il avait affaire à un enfant arriéré, j’aimerais savoir quand je pourrais être mis en présence de vos responsables afin d’évoquer avec eux un certain nombre de problèmes d’ordre planétaire et interplanétaire.
— Je suis prêt à vous écouter.
— Vous êtes un Sénateur, répliqua Bril sur un ton qui voulait clairement dire : vous n’êtes qu’un Sénateur.
— En effet.
— Et qu’est-ce qu’un Sénateur, ici ? s’enquit Bril en se forçant à la patience.
— C’est un point de contact entre les gens de son district et tous les autres, quelqu’un qui connaît les préoccupations d’une petite partie de la planète et qui est en mesure de les rattacher à la politique planétaire.
— Et au service de qui est le Sénat ?
— Il est au service du peuple, répondit Tanyne, comme si Bril lui avait demandé de se répéter.
— Oui, oui, évidemment. Mais alors, qui est au service du Sénat ?
— Les Sénateurs.
Bril ferma les yeux. Il eut toutes les peines du monde à refouler le commentaire acerbe qu’il avait sur le bout de la langue.
— Il constitue votre gouvernement ? continua-t-il, imperturbable.
Le jeune garçon, qui avait suivi la conversation avec intérêt en regardant tour à tour les deux interlocuteurs comme s’il assistait à une partie de tennis, intervint :
— Qu’est-ce que c’est, un gouvernement ?
L’interruption causée par l’arrivée de Nina fut presque un soulagement pour Bril. Elle venait de la partie abritée de la terrasse où elle s’était mystérieusement affairée devant une grande surface de travail installée dans le jardin. Elle portait un gigantesque plateau — plus exactement, elle le guidait ainsi que Bril le constata quand elle se fut rapprochée. Elle le tenait en équilibre sur trois doigts et le maintenait avec un quatrième sans presque le toucher de la paume. Ou le mur transparent de la pièce se dématérialisa devant elle ou elle passa par un endroit qui n’était pas cloisonné.
— J’espère que vous trouverez quelque chose à votre goût parmi tout cela, dit-elle joyeusement en posant le plateau sur un petit monticule à côté de Bril. Ceci est de la chair d’oiseau. Ceci est celle d’un petit mammifère. Là, c’est du poisson. Ces gâteaux sont faits de quatre sortes de farines. Les blancs sont confectionnés avec la mouture d’une seule plante que nous appelons blé de lait. Voici de l’eau, deux sortes de vins et une eau-de-vie qui porte le nom de réchauffe-oreilles.
Bril, les yeux fixés sur le plateau, s’efforçait de demeurer insensible au doux parfum de Nina penchée sur lui.
— Voilà qui est bienvenu, dit-il.
La femme alla s’asseoir aux pieds de son mari qui caressa son opulente chevelure. Levant la tête, elle lui adressa un petit sourire. Bril regarda les nourritures, multicolores comme un bouquet de fleurs. Là, un plat qui fumait, là un autre qui se givrait. Devant les trois visages souriants qui l’observaient, il était perdu.
— Oui, voilà qui est bienvenu, répéta-t-il.
Sous les regards attentifs de ses hôtes, il prit le gâteau blanc et rose et jeta un coup d’œil inquiet autour de lui. Où pouvait-on s’isoler dans une pareille demeure ?
Le parfum des mets assaillait ses narines, il avait l’eau à la bouche. Il mourait de faim mais…
Poussant un soupir, il reposa le gâteau et essaya de sourire. Mais sans succès.
— N’y a-t-il rien dans tout cela qui vous plaise ? lui demanda Nina sur un ton soucieux.
— Je ne peux pas manger ici ! (Puis, devinant l’incompréhension des aborigènes, il ajouta :) Je vous remercie. C’est très bien préparé et cela a bon aspect.
— Eh bien, mangez, insista Nina avec un sourire.
Ces simples mots firent ce que, jusque-là, rien n’avait pu faire — ni la maison, ni leurs vêtements, ni leur consternante insouciance, cette façon qu’ils avaient de se vautrer partout, de laisser les jeunes mettre leur grain de sel dans la conversation, cette manière d’avouer sans vergogne qu’ils parlaient patois : Bril rougit. Puis il fronça les sourcils et son embarras puéril se mua en colère. Quelle joie, songea-t-il avec rage, quand il tiendrait cette culture au creux de sa main et la broierait dans son poing ! Cela mettrait fin à cette courtoisie hypocrite ! À leur tour d’être humiliés !
Pourtant, les trois visages — celui du garçon, si ouvert et si innocent, celui de Tanyne, si puissant et à l’expression si serviable, celui de Nina… Ah, le visage de Nina !… — débordaient de candeur. Il ne fallait surtout pas qu’ils se rendent compte de sa gêne. Si c’était un coup monté, il ne fallait en aucun cas qu’ils puissent se douter qu’ils l’avaient touché au défaut de la cuirasse.
— J’ai l’impression, fit-il d’une voix lente en se forçant au prix d’un terrible effort de volonté à ne pas élever le ton, j’ai l’impression que, sur Kit Carson, nous attachons plus de prix que vous à l’intimité.
Ils échangèrent des regards stupéfaits. Soudain, une lueur de compréhension illumina la face rougeaude de Tanyne qui s’exclama :
— Vous ne mangez pas en compagnie !
Bril ne sursauta pas mais ce fut d’une voix tremblante qu’il murmura :
— Non.
— Oh ! Je suis absolument navrée ! s’écria Nina.
Bril estima que le plus sage était de ne pas chercher à savoir ce qui la navrait exactement.
— C’est sans importance. Autres lieux, autres mœurs. Je mangerai quand je serai seul.
— Nous avons compris, fit Tanyne. Alors, allez-y. Vous pouvez manger, maintenant.
Mais ils ne bougeaient pas !
— Il est vraiment dommage que vous ne parliez pas notre langage trivial, fit Nina. Ce serait tellement plus simple pour s’expliquer. (Elle se pencha vers lui en tendant les bras comme si cela pouvait rendre les choses plus intelligibles.) Essayez de comprendre, Bril. Vous vous méprenez totalement : l’intimité a pour nous plus d’importance qu’à peu près n’importe quoi d’autre.
— Nous n’accordons pas la même signification à ce mot, vous et nous.
— L’intimité, c’est être en tête-à-tête avec soi-même, n’est-ce pas ? C’est faire ce qu’on veut, penser ce qu’on veut ou, tout simplement, être comme on veut sans que personne s’en mêle.
— Eh bien ? fit Wonyne sur un ton joyeux en levant les deux mains en l’air dans un geste qui voulait dire que la question était réglée. Allez-y ! Mangez ! Nous ne regarderons pas.
Ce qui ne changeait rien à rien.
Son père pouffa.
— Wonyne a raison mais, comme d’habitude, il est un peu trop direct. Il veut dire par là que nous ne pouvons pas vous regarder, Bril. Si vous voulez votre intimité, nous ne pourrons pas vous voir.
D’un geste rageur, Bril s’empara du gobelet qui, aux dires de Nina était rempli d’eau, sortit d’un geste brusque un comprimé de sa ceinture, le fourra dans sa bouche, but une gorgée et l’avala. Il reposa brutalement la timbale sur le plateau et hurla :
— Vous avez vu ? Eh bien, c’est tout ce que vous verrez jamais.
Une expression indéchiffrable peinte sur ses traits, Nina se releva souplement, s’inclina à la manière d’une danseuse, effleura le plateau qui décolla et elle sortit dans la cour en le guidant.
— C’est parfait, laissa tomber Wonyne.
On aurait pu croire que quelqu’un avait parlé et qu’il approuvait. Il emboîta le pas à sa mère d’une allure nonchalante.
Que signifiait l’expression que Bril avait lue sur le visage de Nina ?
C’était une émotion impossible à contenir, quelque chose qui, venu des profondeurs, était remonté à la surface, prêt à éclater. Quelle émotion ? De la colère ? Bril espérait que ç’avait été de la colère. Nina s’était-elle sentie offensée ? Cela pouvait s’admettre. Mais… de la raillerie ? Non, ne riez pas de moi ! implorait une voix au fond de lui-même.
— Bril !
Il était à tel point obnubilé par cette femme que, pour la seconde fois, la voix de Tanyne le fit sursauter.
— Qu’y a-t-il ?
— Si vous voulez bien me faire savoir quelles dispositions vous souhaitez prendre pour vous restaurer, vous n’avez qu’à parler. Je m’empresserai d’y satisfaire.
— Cela vous serait impossible, répliqua brutalement Bril. (Il balaya la pièce du regard.) Chez vous, il n’y a pas de murs impénétrables, pas de portes que l’on ferme à clé.
— En effet.
Fidèle à lui-même, Tanyne prenait les mots au pied de la lettre et demeurait sourd à ce que leur contenu pouvait avoir d’insultant.
Bon Dieu ! gronda Bril dans son for intérieur. Je parie qu’il n’y a même pas d’endroit pour… Un terrible soupçon germa subitement en lui.
— Nous autres, Carsoniens, considérons que toute l’histoire et toute l’évolution humaine sont un mouvement qui nous éloigne de l’animal et nous hausse vers quelque chose de supérieur. Évidemment, nous participons de l’état animal mais nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour dresser une barrière entre nos actes bestiaux et les autres afin de ne pas en faire des spectacles publics. (D’un geste gourmé, il désigna de son gantelet scintillant la vaste demeure ouverte sur l’extérieur.) Selon toute évidence, vous n’en êtes pas encore à ce degré d’idéalisation. J’ai vu comment vous mangez. Sans aucun doute, vous accomplissez aussi ostensiblement toutes vos autres fonctions corporelles.
— Bien entendu. Mais, avec ceci, c’est différent, répondit Tanyne en désignant quelque chose du doigt.
— De quoi parlez-vous ?
L’indigène lui montra quelques-uns des blocs de pierre affleurants. Il arracha une plaque de mousse — c’était véritablement de la mousse — qu’il lança sur un rocher à consistance molle. Et la mousse s’y enfonça comme un caillou dans des sables mouvants — mais beaucoup plus rapidement.
— Cette substance rejette la matière vivante lorsqu’elle dépasse un certain niveau de complexité, expliqua-t-il, mais elle absorbe instantanément toutes les molécules des substances plus simples, même à une certaine distance.
— Alors, ce sont les… les… c’est là où vous… D’un signe de tête, Tanyne confirma que c’était exactement ce qu’il voulait dire.
— Mais… mais tout le monde peut vous voir ? L’indigène sourit et haussa les épaules.
— Comment ? C’est ce que j’entendais en disant que ce n’était pas du tout la même chose. Les repas, ce sont des fêtes collectives pour nous. Mais ça (il lança un autre fragment de mousse sur le bloc et le regarda disparaître)… cela passe inaperçu. (Il éclata d’un rire sonore et répéta :) J’aimerais que vous appreniez notre langue. Il est si facile d’exprimer la chose dans notre parler.
Mais ce n’était pas à cela que pensait Bril.
— Je vous suis reconnaissant de votre hospitalité, dit-il sur un ton emphatique, mais je préférerais prendre congé. (Il lança un coup d’œil écœuré au bloc de pierre.) Et dans les plus brefs délais.
— Comme il vous plaira. Vous êtes porteur d’un message à l’intention de Xanadu. Exprimez-le donc.
— Il est destiné à votre gouvernement.
— À notre gouvernement. Je vous l’ai déjà dit. Bril, quand vous serez prêt, vous n’avez qu’à parler.
— Il est invraisemblable que vous représentiez cette planète ! Je n’en crois pas un mot.
— Moi non plus, rétorqua jovialement Tanyne. Je ne la représente pas. Mais, à travers moi, vous vous adresserez aux quarante et un autres Sénateurs.
— Il n’existe pas un autre moyen ?
Tanyne sourit.
— Si, quarante et un. Vous pouvez parler à n’importe lequel de mes collègues. Cela reviendra strictement au même.
— Il n’y a pas une instance gouvernementale supérieure ?
Tendant le bras, Tanyne sortit d’une cavité creusée dans le talus moussu d’une coupe de cristal à facettes qu’agrémentait un rebord de métal à l’éclat lumineux.
— Il est aussi difficile de trouver l’autorité supérieure du gouvernement de Xanadu que de trouver le point supérieur de ceci, dit-il en effleurant du bout du doigt la ganse métallique qui émit un son mélodieux.
— Quelle instabilité ! grommela Bril.
Tanyne fit à nouveau chanter la coupe avant de la remettre à sa place. Était-ce une réponse ? Bril était incapable de le dire.
— Il n’est pas étonnant que votre fils ne sache pas ce qu’est un gouvernement, laissa-t-il tomber, méprisant.
— Nous n’employons pas ce mot. Nous n’en avons pas besoin. Rares sont les choses dont un citoyen ne puisse se charger lui-même et je serais heureux de pouvoir vous en apporter la preuve. Si vous restez quelque temps chez nous, je vous montrerai.
Ce fut sans broncher qu’il soutint le regard de Bril qui venait de décocher un nouveau coup d’œil d’appréhension et de dégoût au bloc de pierre. Il éclata d’un rire sonore. Mais quand il reprit la parole, la cordialité dont vibrait sa voix étouffa le sursaut d’indignation du voyageur dans l’esprit duquel s’ébaucha une question : Est-ce qu’il essaye de me manœuvrer ? Mais Bril n’avait pas le temps d’approfondir le problème.
— Les affaires qui vous amènent ne peuvent-elles pas attendre que vous nous connaissiez davantage, Bril ? Je vous le dis : il n’existe pas de gouvernement central chez nous. Et pratiquement pas d’administration, en quelque sorte. Le Sénat auquel j’appartiens a une fonction consultative. Je vous le répète : parler à un Sénateur, c’est parler à tous les Sénateurs et vous pouvez parler quand vous le voudrez. Maintenant, dans la minute qui suit ou dans dix ans — à votre guise. Ce que je vous dis est la vérité. À vous de choisir. Vous l’acceptez comme telle ou vous passez des mois, des années à parcourir la planète pour vérifier mes dires. Vous trouverez toujours la même réponse.
— Comment puis-je avoir l’assurance que la teneur du message dont je suis porteur sera exactement transmise aux autres ? s’enquit Bril avec une prudente réserve.
— Il ne sera pas transmis. Nous l’entendrons tous en même temps.
— Il s’agit d’une sorte de radio ?
Tanyne hésita, puis acquiesça.
— Oui, une sorte de radio.
— Je n’apprendrai pas votre langue, dit alors Bril sans prendre de gants. Et je ne peux pas adopter votre mode d’existence. Si vous acceptez ces conditions, je resterai un bref laps de temps chez vous.
— Si nous acceptons ? Mais nous y tenons absolument. (Tanyne tendit prestement la main vers la cavité où il avait replacé la coupe, paume en l’air. Une espèce d’écran opaque fait d’une substance blanche et miroitante se déroula aussitôt.) Dessinez avec les doigts, ordonna-t-il.
— Que voulez-vous que je dessine ?
— La demeure de votre choix. L’endroit où vous aimeriez vivre, manger, dormir, et tout.
— Je n’ai pas besoin de grand-chose. Nous ne sommes pas exigeants, sur Kit Carson.
Pointant son index ganté comme une arme que l’on braque, Bril traça deux arabesques sur le coin de l’écran à titre d’essai, puis il dessina un parallélépipède tout à fait acceptable.
— Prenons ma taille comme unité de mesure. La longueur devra être égale à une unité et demie et la hauteur à une unité et quart. Je voudrais qu’il y ait des meurtrières longitudinales pour l’aération au niveau de l’œil, une à chaque bout et deux par paroi. Il faudra prévoir un treillage pour empêcher les insectes d’entrer.
— Nous n’avons pas d’insectes carnassiers.
— Je veux quand même un grillage. Aussi indestructible que possible. Ici, un crochet pour pendre mes vêtements. Là, un lit plat et dur avec un matelas rigide de l’épaisseur de ma main, d’une unité et un huitième de longueur, d’un tiers d’unité en largeur. Tout le volume compris entre le sol et le lit sera fermé et je veux une serrure infracturable dont moi seul aurai la clé ou la combinaison. Ici, un entablement d’un tiers d’unité sur un quart d’unité situé à une demi-unité du sol qui me permettra de manger assis. Et une de… une de ces choses à condition qu’elle soit étanche et sûre, ajouta-t-il sur un ton aigre en désignant les pseudo-rochers sanitaires.
« Le bâtiment sera installé sur une hauteur à l’écart de tous les autres et rien ne le masquera : ni feuillage, ni arbres, ni éminences. La vue devra être dégagée de toute part. Il sera aussi solide que possible compte tenu du peu de temps que prendra sa construction. Je veux aussi une lampe que je pourrai éteindre à volonté et une porte que je serai seul à pouvoir ouvrir.
— Très bien, fit Tanyne sans sourciller. Et la température ?
— La même qu’à l’endroit où nous sommes.
— Désirez-vous autre chose ? De la musique ? Des gravures ? Nous avons de jolies images mouvantes…
Du haut de sa dignité, Bril émit son grognement le plus dédaigneux.
— De l’eau, si possible. Quant à ces choses que vous me proposez, il s’agit d’un local d’habitation, pas d’un palais ni d’une maison de plaisirs.
— J’espère que vous serez confortable dans… là-dedans, fit Tanyne avec à peine un soupçon de raillerie dans la voix.
— C’est précisément ce dont j’ai l’habitude, répliqua Bril avec hauteur.
— Eh bien, venez.
— Pardon ?
Lui faisant signe de le suivre, le Xanadien traversa la tonnelle et Bril l’accompagna en clignant des yeux, ébloui par la lumière rose de la fin de l’après-midi.
En arrivant, il avait remarqué la prairie rouge qui recouvrait la pente entre la demeure et le sommet de la montagne. Au centre de cette prairie grouillait une foule de gens affairés. On aurait dit des papillons voletant autour d’une lampe. Leurs impalpables tuniques multicolores brasillaient de mille reflets changeants. Ils entouraient un objet en forme de cercueil.
Bril n’en croyait pas ses yeux. Néanmoins, quand il se fut approché, force lui fut de se rendre à l’évidence : c’était exactement la construction qu’il avait esquissée à grands traits.
Frappé de stupéfaction, il ralentit. Les indigènes — il y avait même des enfants parmi eux — s’activaient autour du petit édifice, scellant le toit aux murs à l’aide d’instruments bourdonnants, fixant les grillages aux fenêtres. Une petite fille qui marchait à peine s’avança vers lui sans crainte, et lui demanda en zézayant — elle s’exprimait dans la Vieille Langue — de poser la main sur la tablette qu’elle brandissait.
— C’est pour vos clés, expliqua Tanyne en suivant des yeux la fillette qui rejoignait en courant un homme planté devant la porte.
L’homme prit la tablette, entra dans l’édifice et s’agenouilla devant le lit. Un jeune garçon passa en courant devant Tanyne et Bril, chargé d’une plaque faite de la même matière que celle qui constituait les murs et le toit. Elle paraissait légère mais sa surface marron clair vaguement rugueuse donnait une impression de grande solidité. L’adolescent la disposa entre l’extrémité du lit et l’encadrement de la porte, l’aligna avec soin, l’appuya contre le mur et la fit adhérer par simple pression. Bril avait la table qu’il avait demandée : horizontale, rigide, sans pieds ni supports.
— Vous avez quand même eu l’air de trouver l’aspect de quelques-uns de ces plats à votre goût.
C’était Nina avec son plateau. Elle posa celui-ci sur la table toute neuve et prit congé en agitant gaiement la main.
— Je te rejoins dans un moment.
Tan ajouta trois syllabes dans la langue de Xanadu. D’après leur sonorité, ce devait être une formule affectueuse, conclut Bril. L’indigène se tourna vers lui, le sourire aux lèvres.
— Eh bien, Bril, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Qui a passé la commande ?
C’était tout ce qu’il était capable de dire.
— Vous, laissa simplement tomber Tan.
Que répondre à cela ?
Par la porte ouverte, il voyait les aborigènes s’éloigner en riant et en s’interpellant dans leur idiome aux inflexions chantantes. Un jeune homme cueillit dans l’herbe rose une poignée de fleurs pourpres et les offrit à une jeune fille qui les accepta avec un sourire. Cette scène irrita bizarrement Bril qui, tournant brusquement le dos à la porte, se mit à frapper les murs à coups de poing pour s’assurer de leur solidité et à jeter des coups d’œil à travers les ouvertures. Tanyne se laissa tomber à genoux devant le lit et les muscles de ses épaules se nouèrent quand il tira sur le coffre. Celui-ci était aussi inébranlable qu’un rocher.
— Mettez votre main là.
Bril posa son gantelet sur la plaquette que son interlocuteur lui désignait et les panneaux coulissèrent. Bril s’agenouilla à son tour. Le coffre était éclairé à l’intérieur. Quand il toucha à nouveau la plaque, les panneaux se refermèrent sans bruit, si hermétiquement que c’était à peine si l’on discernait la solution de continuité.
— La porte possède le même mécanisme, dit Tanyne. Personne ne peut l’ouvrir sauf vous. L’eau est ici. Vous n’avez pas précisé où vous vouliez qu’on l’installe. Si vous préférez…
Quand Bril approcha sa main du robinet, l’eau tomba dans la vasque réceptrice.
— Non. Ça ira comme ça. Ces gens travaillent comme des spécialistes.
— Ce sont des spécialistes.
— Alors, ils ont déjà construit des édifices identiques ?
— Jamais. C’est la première fois.
Bril décocha un coup d’œil soupçonneux à Tanyne. Ce barbare innocent ne cherchait-il pas à se moquer de lui ? Non… il ne pouvait s’agir que d’une sorte de malentendu sémantique, d’une dérive du sens des mots qui s’était produite avec le temps depuis que les rameaux de l’espèce avaient divergé du tronc commun. Bril n’oublierait pas ce détail mais il se réservait d’y réfléchir à tête reposée.
— Tanyne, demanda-t-il abruptement, quel est le chiffre de la population de Xanadu ?
— Dans ce district, nous sommes trois cents. Sur la planète, nous sommes douze mille, presque treize mille.
— Nous, nous sommes un milliard et demi. Quelle est la ville la plus importante ?
— Ville ? murmura Tanyne comme s’il fouillait dans les archives de sa mémoire. Ah oui ! Nous n’avons pas de villes. Mais il existe quarante-deux districts comme celui-ci, quelques-uns plus grands, d’autres plus petits.
— Un seul bâtiment d’une seule cité de Kit Carson pourrait abriter la population de votre planète tout entière. Et depuis combien de générations êtes-vous implantés sur Xanadu ?
— Trente-deux… trente-cinq… dans ces eaux-là.
— Il n’y a pas tout à fait six siècles selon le calendrier terrien que nous nous sommes installés sur Kit Carson. Il semble donc que votre culture soit plus ancienne que la nôtre. Vous plairait-il de savoir comment nous avons été capables de faire beaucoup plus que vous en beaucoup moins de temps ?
— Passionnément.
— Vous avez quelques intéressants petits métiers, ici, dit Bril d’une voix songeuse. Et une capacité de coopération absolument remarquable. Si vous le vouliez, et à condition d’avoir quelqu’un pour vous guider, vous pourriez faire quelque chose de formidable de votre planète.
— Oh ! Vraiment ?
Tanyne avait l’air enchanté.
— Il faut que je réfléchisse, grommela Bril. Vous n’êtes pas ce que… je… ce que j’avais pensé que vous étiez. Il se pourrait que je reste un peu plus longtemps chez vous que je ne l’avais envisagé. Et peut-être que, tandis que j’étudierai votre peuple, vous pourrez, à votre tour, en apprendre davantage sur le mien.
— J’en serais ravi. Avez-vous besoin d’autre chose ?
— Non, je n’ai besoin de rien. Vous pouvez disposer.
La sécheresse autoritaire avec laquelle il avait formulé ce congé fit seulement s’épanouir un sourire sur le visage aimable et ouvert de Tanyne qui disparut en agitant la main. Bril l’entendit appeler sa femme de sa voix chaude et mélodieuse, il entendit le timbre joyeux de Nina qui lui répondit. La porte se referma silencieusement quand sa main bardée de fer effleura la plaque sensible.
Et maintenant, se demanda-t-il, où en suis-je après tous ces boniments ? L’étonnement que le comportement des Xanadiens provoquait en lui répondit à la question qu’il se posait. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là qui sont des spécialistes dans un domaine jusque-là inconnu d’eux ?
Il entreprit de s’extraire de son lourd uniforme, raide et luisant, se débarrassa de ses gantelets, de ses bottes. Toute sa tenue était bourrée de fils électriques. Il y avait des générateurs dans ses semelles, des commandes et des ordinateurs dans son pantalon et dans sa ceinture, des palpeurs sensoriels dans sa tunique, des projecteurs et des focalisateurs dans ses gants. Il accrocha ses vêtements à la patère qu’il avait réclamée et régla le champ d’alerte de façon que l’alarme se déclenche si n’importe quel corps d’une taille supérieure à celle d’une souris s’approchait à moins de trente mètres. Puis il fit pivoter son gantelet gauche et se mit au travail. Une demi-heure plus tard, il avait trouvé la combinaison chaleur-pression capable de détruire ces plaques de revêtement brun pâle. Il s’assit alors au bord du lit, totalement ahuri. On aurait pu fabriquer un astronef avec une pareille substance ! Alors, de deux choses l’une : ou bien ces gens avaient en stock des plaques dont les mesures correspondaient exactement aux spécifications qu’il avait données à Tanyne — ce qui signifiait qu’ils possédaient des entrepôts et les moyens techniques de produire cet article à la commande et en quantités innombrables. Ou bien ils disposaient de machines capables de faire ce qu’il avait lui-même fait avec ses désintégrateurs lors des missions table rase qu’il avait antérieurement exécutées.
Bril s’allongea pour réfléchir.
Qui veut s’emparer d’une planète localise tout d’abord son centre de gouvernement. Si l’on a affaire à une autocratie, une pyramide étroitement structurée, tant mieux. Le sommet de la pyramide est exigu. Il suffit de le détruire ou de le contrôler et il ne reste plus qu’à se servir de l’organisation telle qu’elle existe. S’il n’y a pas de gouvernement, on recrute des gens. Ou on les extermine. S’il y a des usines, on les dirige par le truchement de contremaîtres et on fait travailler les indigènes jusqu’au moment où vos compatriotes ont appris à se passer d’eux et il ne reste plus qu’à liquider l’autochtone. S’il y a des talents, on les assimile ou on télécommande ceux qui les possèdent. Tout est dans le manuel.
Il y a une directive pour chaque éventualité, pour chaque possibilité.
Mais si on se trouve — comme l’avaient signalé les robots — en face d’une technologie de pointe… sans industrie ? d’une stabilité culturelle planétaire… sans vecteur de communication ?
Personne n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. Dans ce cas, après le rapport des robots, on envoie un enquêteur. Sa tâche consiste simplement à découvrir comment font les indigènes. À sélectionner ce qu’il faudra garder et ce qu’il faudra éliminer quand le corps expéditionnaire aura débarqué.
Il y a toujours une façon élégante de résoudre un problème, se dit Bril en se croisant les mains derrière la tête, les yeux fixés sur la surface rugueuse du plafond. Voilà une planète de type terrien classique, riche en ressources naturelles, d’une faible densité de population et habitée par des innocents. Il suffît tout bonnement de les exterminer.
Mais pas avant de savoir comment ils se débrouillent pour communiquer entre eux, coopérer et être des spécialistes dans des domaines dont ils n’ont jamais entendu parler. Comment ils s’y prennent pour fabriquer des matériaux de qualité supérieure avec rien et en un rien de temps.
Bril eut brusquement la vision — une vision qui lui donna le vertige — de ce que serait Kit Carson si elle était dotée des mêmes moyens : un milliard et demi de spécialistes universels bénéficiant d’une méthode de communication jusque-là insoupçonnée, capables d’édifier des villes et de mener des guerres en déployant l’adresse illimitée, la compréhension instantanée et l’obéissance immédiate avec lesquelles cette petite maison avait été construite.
Non, il n’était pas question d’exterminer ces gens-là. Il fallait les utiliser. Kit Carson devait apprendre leurs trucs. Si ces trucs étaient malheureusement propres aux Xanadiens et dépassaient les capacités des Carsoniens, quelle serait, dans ce cas, la meilleure solution ? Eh bien… des cadres xanadiens répartis dans les villes et les armées de Kit Carson. Des cadres à l’obéissance instantanée, susceptibles d’acquérir une instruction immédiate. En former un, ce serait les former tous. Chacun pourrait instruire un groupe de Carsoniens d’élite. Production, logistique, stratégie, tactique… Bril vit tout cela en un éclair.
On pourrait laisser Xanadu presque en l’état. La seule différence serait qu’elle deviendrait exportatrice d’aides de camp.
Des rêves… Ce ne sont que des rêves, se morigéna-t-il sévèrement. Attends d’en savoir davantage. Observe-les à l’œuvre quand ils fabriquent des planches infrangibles et des plateaux à thé anti-gravité…
À la pensée du plateau à thé, son estomac commença à émettre des borborygmes. Bril se leva et s’en approcha. Les plats chauds fumaient, les plats froids étaient encore givrés. Il choisit, goûta. Puis mordilla. Puis se mit à bâfrer.
Ah, Nina… Sacrée Nina !
Non, pas question d’exterminer un peuple capable d’engendrer une femme pareille, se prit-il à rêver. Il n’existait pas un cordon-bleu de ce gabarit sur toute la planète Kit Carson !
Il s’allongea à nouveau et rêva, rêva jusqu’au moment où il s’endormit.
Ils étaient d’une franchise pleine et entière. Ils lui montraient tout ce qu’il souhaitait voir et il ne leur venait apparemment jamais l’idée de lui demander pourquoi il voulait voir ceci ou cela. Leur poser des questions était étonnant car ils n’avaient pas, semblait-il, l’orgueil de l’ouvrage accompli que l’on trouve chez le potier, le ferronnier, l’électronicien expérimentes qui ont l’air de vouloir vous dire : « N’est-il pas remarquable que je sois capable de faire cela ? » Les renseignements qu’ils donnaient étaient précis mais demeuraient impersonnels comme si n’importe qui pouvait en faire autant.
Et, sur Xanadu, tout le monde pouvait, en effet, en faire autant.
Au début, Bril avait eu une impression de désorganisation complète. Tous ces gens agréables à voir dans leur accoutrement indécent allaient et venaient à leur guise, mêlant le jeu et la flânerie au travail sans plan apparent. Mais il se trouvait que leurs jeux les conduisaient dans un jardin à l’endroit précis où il y avait des mauvaises herbes à arracher — et ils les sarclaient. Et, comme par hasard, il y avait toujours un groupe de jeunes filles qui jouaient aux quilles là où il allait falloir trier les semences. Tanyne avait essayé d’expliquer le phénomène à Bril :
— Supposons qu’il y ait pénurie de quelque chose… disons de strontium, par exemple. Cela crée une sorte de vide et les gens qui n’ont rien de spécial à faire le sentent. Ils se mettent à penser au strontium. Et ils viennent en chercher.
Bril visita le centre de production de vêtements du district — à la fois un hangar, une grotte et une clairière dans la forêt. Il y avait un étang où des jeunes gens nageaient, un champ où ils prenaient des bains de soleil. De temps en temps, ils s’interrompaient pour travailler auprès d’un énorme chaudron où des produits chimiques bouillonnaient. Le liquide devenait, au terme de l’opération, d’un vert éclatant, puis il se précipitait. Le résidu noir était recueilli sur des tamis et placé dans des presses. Il était impossible d’expliquer dans la Vieille Langue comment fonctionnait ces presses mais en l’espace de quatre ou cinq secondes ce résidu était transformé en pierres noires — ces pierres noires dont étaient constituées les ceintures des Xanadiens. La formule chimique, rédigée dans la Vieille Langue, était gravée derrière la partie gauche de la boucle.
— C’est là une de nos rares superstitions, ajouta Tanyne. Avec cette formule, n’importe qui pourrait reproduire nos ceintures, même en n’ayant que des connaissances rudimentaires en chimie. Nous souhaiterions qu’elles soient copiées et reproduites dans tout l’univers. Nos ceintures sont ce que nous sommes. Mettez-en donc une, Bril. Vous serez alors l’un des nôtres.
Bril exhala un grognement de mépris nuancé d’embarras et s’approcha de deux enfants en train de fabriquer des ceintures. Ils opéraient avec adresse, avec le même plaisir nonchalant que s’ils tressaient des colliers de fleurs.
Bril ne manifesta ouvertement sa stupéfaction que le jour où il vit pour la première fois un indigène ceindre cette parure. C’était un jeune homme. Il venait de sortir de l’étang et était encore ruisselant. À peine eut-il bouclé sa ceinture qu’un intangible voile en jaillit et se déploya autour de lui en un frémissement de couleurs changeantes et scintillantes.
— C’est vivant, dit Tayne. Plus exactement, ce n’est pas « non vivant ».
Il glissa la main sous l’ourlet de sa propre tunique. Ses doigts traversèrent celle-ci sans la déchirer.
— Cette matière n’est pas à proprement parler matérielle… si vous me permettez ce calembour. Le mot qui la définirait le mieux dans la Vieille Langue serait « aura ». Elle est vivante à sa façon, en tout cas. Elle conserve ses propriétés une année ou davantage. Il suffit de la plonger dans de l’acide lactique pour la régénérer. Et une seule ceinture peut en activer un million, un milliard d’autres. Combien de branches un feu est-il capable de consumer ?
— Mais pourquoi porter un pareil vêtement ?
Tayne se mit à rire.
— Par modestie. (Il s’esclaffa à nouveau.) Dans un passé extrêmement reculé, avant la Nova, un érudit a dit : « La pudeur n’est pas une vertu aussi simple que l’honnêteté. » Nous portons ce vêtement parce qu’il nous tient chaud quand nous avons besoin d’avoir chaud et parce qu’il cache éventuellement certaines imperfections corporelles.
— En tout cas, on ne saurait dire qu’il est pudique, répliqua Bril sur un ton gourmé.
— Mais si ! Il l’est dans la mesure où nous sommes plus agréables à regarder quand nous le portons que quand nous ne le portons pas. Quelle forme d’humilité plus publique peut-on demander ?
Bril tourna le dos à son interlocuteur, ce qui mit fin à la discussion. Le fait était là : il ne comprenait qu’imparfaitement les paroles et les attitudes de Tanyne. Et ce genre de conversation le déconcertait ou le laissait sur sa faim — quand ce n’était pas les deux.
Il élucida finalement l’énigme des cloisons. Un volumineux récipient rempli d’un liquide laiteux était suspendu à une branche d’arbre. C’était, lui expliqua Tan, le suc produit par une espèce particulière de guêpes que les Xanadiens élevaient dans ce dessein. On le dissolvait dans des acides nucléiques obtenus par synthèse à partir d’une herbe indigène. Une plaque de métal, munie de rebords mobiles, était disposée sous le récipient. On réglait ces rebords en fonction de la forme et de l’épaisseur que l’on voulait donner au panneau, puis on tournait un robinet et le liquide coulait dans le moule. De jeunes enfants égalisaient alors la surface pâteuse à l’aide d’un rouleau. Et le liquide blanc virait au brun pâle en se solidifiant. L’élément de cloison était alors prêt à être utilisé. Tanyne essaya de son mieux d’expliquer à Bril le rôle du rouleau mais il devait pour cela utiliser la Vieille Langue et comme, en outre, l’ignorance du Carsonien, s’agissant de questions techniques, était totale, ses efforts furent vains. Le revêtement du rouleau était aussi simple dans la pratique et aussi compliqué du point de vue théorique que pouvait l’être un transistor et Bril dut renoncer à en comprendre le principe, comme il avait renoncé à comprendre les propriétés d’analyse sélective des « commodités » ou les plateaux anti-gravité (qui devaient être guidés à l’aller, avait-il découvert, mais qui revenaient d’eux-mêmes à la cuisine une fois vides).
Ces êtres insouciants, indolents et gais pouvaient remplacer n’importe lequel de leurs congénères à n’importe quel moment, et terminer le travail commencé. Un Xanadien soufflait quelques notes dans une flûte, d’autres s’approchaient d’un pas nonchalant, les uns avec des instruments de musique, les autres les mains vides. Et bientôt il y avait un orchestre de cinquante ou soixante musiciens, et la musique était comme le déchaînement de la passion, comme une tempête, comme le repos après l’amour ou comme le sommeil qui vous engloutit ensuite.
Parfois, un spectateur prenait l’instrument d’un musicien fatigué et se substituait à lui. Et aucun des cinquante ou soixante exécutants, ajouta Tanyne, n’avait probablement joué ce morceau auparavant.
Un mot revenait perpétuellement dans les explications du Xanadien : sentir.
— C’est quelque chose que l’on sent. Prenez le violon, par exemple. Disons que j’ai déjà entendu jouer du violon mais que je n’en ai jamais joué. J’observe un violoniste et je comprends comment il produit les notes. Je prends alors le violon et je fais comme lui. En me concentrant sur la note que je produis et sur celle qui va suivre, je devine non seulement le son que celle-ci aura mais comment je la sentirai — dans mes doigts, dans le bras qui manie l’archet, dans mon menton, dans ma clavicule. Tout cela définit le sentiment que l’on éprouve en jouant cette musique. Bien sûr, reconnut Tanyne, il y a des limites et certains sont plus habiles que d’autres. Si j’ai la pulpe des doigts trop sensible, je ne pourrai pas jouer aussi longtemps que quelqu’un qui l’a moins fragile. Si les mains d’un enfant sont trop petites pour l’instrument, il devra sacrifier une octave ou sauter une note. Mais la sensation est là si l’on pense d’une certaine façon. Il en va de même pour tout ce que nous faisons. Si j’ai besoin de quelque chose chez moi, une machine ou un accessoire quelconque, et que le cuivre convient mieux que le fer, je n’utiliserai pas le fer parce que je sentirai que ça ne marchera pas. Attention… je ne le sentirai pas en touchant le métal avec les mains. Il s’agit de penser à l’appareil, à ses éléments et à son utilisation. À ce moment, je sens qu’il n’y a qu’une seule substance qui convient.
— Je vois, dit Bril. Ce don, plus ce… cette compétition entre les districts pour trouver les matières premières indispensables sur place au lieu de s’en faire expédier, expliquent pourquoi les activités commerciales n’existent pas chez vous. Et pourtant, vous affirmez que vous êtes normalisés… en tout cas, que vous avez tous les mêmes genres d’instruments, les mêmes tours de main.
— Oui, nous avons tout ce que nous voulons avoir et nous le fabriquons nous-mêmes, approuva Tan.
Bril passait ses soirées chez Tanyne à écouter les arabesques de la conversation ou des flots de musique en se posant des questions. Puis il guidait son plateau jusqu’à son habitacle où il s’enfermait pour manger. Et il se creusait la tête. Il avait parfois l’impression d’être agressé par des armes qu’il ne comprenait pas, d’être attaqué par un adversaire sur un terrain qui ne lui était pas familier. Il se rappelait une chose que Tanyne lui avait dite distraitement un jour à propos des hommes et de leurs instruments : « Depuis qu’il y a des êtres humains, il y a conflit entre l’Homme et ses machines. Ou les machines dominent l’Homme ou c’est l’Homme qui domine les machines. Il est difficile de dire ce qui est le plus catastrophique des deux. Mais une culture avant tout composée d’hommes détruira une culture avant tout composée de machines ou sera détruite par elle. Il en est toujours allé ainsi. Autrefois, une culture a disparu sur Xanadu. Ne vous êtes-vous jamais étonné que nous soyons si peu nombreux, Bril ? Et ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi la plupart d’entre nous sommes roux ?
» Autrefois, nous nous comptions par milliards, avait ajouté Tan. Nous avons été balayés. Savez-vous combien il y a eu de survivants ? Trois !
Bril avait passé une bien mauvaise nuit quand il avait compris la vanité de ses efforts en vue de percer le secret des Xanadiens. Car si une race était décimée et réduite à quelques unités, puis refleurissait après avoir subi une mutation, les nouveaux caractères héréditaires pouvaient être présents dans toutes les générations ultérieures. Autant chercher à savoir pourquoi les Xanadiens étaient roux ! Cette nuit-là, il était parvenu à la conclusion qu’il faudrait laisser ces gens poursuivre leur route. C’était là une pensée désagréable et il s’en voulait de l’avoir exprimée.
Ce fut aussi cette nuit-là que se produisit la dérisoire catastrophe.
Il grinçait des dents, couché sur son lit, en proie à une rage impuissante. Il était plus de midi et il écumait ainsi depuis qu’il s’était réveillé, prisonnier de sa propre stupidité. Une situation ridicule. Ridicule ! Son bien le plus précieux, sa dignité, lui avait été dérobée. Par la faute de sa propre négligence et de cet accessoire diabolique, déloyal qui…
Le sifflement du dispositif d’alarme retentit et Bril bondit sur ses pieds, atrocement gêné bien qu’il se trouvât derrière de solides murs opaques et une porte qu’il était seul à pouvoir ouvrir.
C’était Tanyne dont le salut amical se mêla mélodieusement aux pépiements des oiseaux et aux soupirs du vent.
— Bril ! Vous êtes là ?
Le Carsonien le laissa s’approcher avant de gronder, la bouche collée derrière l’orifice d’aération :
— Je ne veux pas sortir.
Tanyne s’arrêta net. Bril lui-même était étonné de la raucité de son timbre.
— Mais Nina désire vous voir. Elle va faire du tissage. Elle a pensé que vous aimeriez…
Bril le coupa sèchement :
— Non. Je pars aujourd’hui. Enfin, ce soir. J’ai appelé ma bulle. Elle sera là dans deux heures. Dès qu’il fera noir, je partirai.
— Mais ce n’est pas possible, Bril ! Est-ce que nous vous avons offensé ? Est-ce que je vous ai offensé, moi ?
— Non.
Bril avait répondu avec hargne mais, au moins, il ne criait plus.
— Que vous est-il arrivé ?
Le Carsonien ne répondit pas. Tanyne s’approcha un peu plus et les yeux de Bril disparurent de la fente d’aération. Bril, couvert de sueur, s’était blotti dans un angle de la pièce.
— Il est sûrement arrivé quelque chose, reprit le Xanadien. Quelque chose de fâcheux. Je… je le sens. Vous savez comment je sens les choses, mon ami, mon bon ami Bril.
En entendant ces mots, la terreur paralysa Bril. Tanyne savait-il ? Pouvait-il savoir ce qui s’était passé ?
Bien sûr que oui ! Bril envoya au diable ces gens et tous leurs accessoires, leur planète et son soleil, le sort qui l’avait fait échouer là.
— Il n’existe rien ni dans mon univers ni dans mon expérience dont il vous soit interdit de me parler, Bril, supplia Tanyne. Vous savez que je comprendrai. Êtes-vous malade ? Je possède toute l’habileté des chirurgiens qui se sont succédé depuis les Trois Survivants. Permettez-moi d’entrer.
— Non !
C’était une explosion plutôt qu’un mot et Tanyne fit un pas en arrière.
— Je vous demande pardon, Bril. Je ne réitérerai pas cette requête. Mais dites-moi ce qui se passe, je vous en supplie. Je serai sûrement en mesure de vous aider.
Eh bien d’accord ! s’exclama silencieusement Bril à demi-hystérique. Je vais te le dire et tu pourras rigoler tout ton saoul. Quand nous aurons ensemencé ta planète avec le germe de la Grande Peste, cela n’aura plus d’importance.
— Je ne peux pas sortir. J’ai détérioré mes vêtements.
— Mais qu’est-ce que cela peut faire, Bril ? Lancez-les-moi. Nous les remettrons en état, n’ayez aucun souci.
— Non !
Il n’allait quand même pas remettre entre les mains de ces gens aux talents universels l’arsenal le plus miniaturisé et le plus meurtrier qui existait dans le système de Sumner !
— Eh bien, mettez ma tunique.
Tanyne porta ses mains à sa ceinture de pierres noires.
— Je ne voudrais même pas que mon cadavre soit revêtu d’une substance aussi transparente. Est-ce que vous me prenez pour un exhibitionniste ?
— Vous vous feriez beaucoup moins remarquer avec une tunique comme les nôtres que dans toutes ces étoffes où vous vous entortillez, répliqua Tanyne avec une véhémence inhabituelle chez lui — encore qu’elle n’allât pas très loin.
Bril n’y avait jamais songé. Il regarda tour à tour, avec mélancolie, l’impalpable et lumineuse tunique, puis son sombre harnachement roulé en boule au pied du mur sous la patère. Il n’avait pu se résoudre à revêtir son uniforme depuis l’accident, et c’était bien la première fois qu’il se retrouvait dans ce simple appareil depuis qu’il avait appris à marcher !
— Mais vous ne m’avez pas dit ce qui est arrivé à votre costume ? reprit Tanyne avec commisération.
Si jamais tu ris, je te descends sur-le-champ et tu n’auras jamais l’occasion de voir périr ta race, gronda le Carsonien dans son for intérieur.
— Eh bien, je me suis assis sur le… je m’en suis servi comme d’une chaise. Il n’y a place que pour un seul siège, ici. J’ai sans doute appuyé malencontreusement sur la commande. Je ne me suis rendu compte de rien sur le moment. Quand je me suis relevé, tout le fond de mon… (il s’interrompit et acheva d’une voix rageuse :) Pourquoi cela ne vous arrive-t-il pas, à vous autres ?
— Ne vous avais-je pas prévenu ? répondit Tanyne que l’incident semblait laisser parfaitement indifférent… (Peut-être bien, somme toute, que pour lui cela n’avait pas la moindre importance.) Seule la matière non vivante est éliminée.
Quelques secondes se passèrent avant que Bril grommelle :
— Posez cette chose que vous appelez un vêtement devant la porte. J’essaierai peut-être de la mettre.
Tanyne lança sa ceinture devant l’habitacle et s’éloigna en fredonnant. Sa voix portait si loin qu’on avait l’impression que l’on ne cesserait jamais de l’entendre.
Quand le Xanadien eut disparu, Bril s’approcha de la porte, puis recula. Il ramassa tristement son pantalon veuf de son fond, le plia et le dissimula sous le reste de son attirail. Il jeta à nouveau un coup d’œil du côté de la sortie et exhala un gémissement presque perceptible. Enfin, il se décida à poser son gantelet sur la plaque et la porte, qui n’avait pas été conçue pour s’entrebâiller, s’ouvrit toute grande. Bril poussa un cri d’effroi, tendit le bras, s’empara de la ceinture, fit vivement un pas en arrière et frappa sur la plaque.
— Personne ne m’a vu, haleta-t-il.
Il ceignit la ceinture. Les deux éléments de la boucle se joignirent comme deux mains qui s’étreignent.
Tout d’abord, il eut une impression de chaleur. Rien ne touchait son corps en dehors de la ceinture et pourtant une douce tiédeur l’enveloppait, sécurisante comme la poitrine d’un oiseau sur ses œufs. Et, presque au même instant, il eut comme un vertige…
Comment un cerveau pouvait-il être rempli de tant de choses sans éclater ?
Il comprenait le principe de fonctionnement du rouleau servant à la fabrication des cloisons. Il n’y avait qu’une seule explication possible, pas deux, et il était évident que son hypothèse était exacte. Il comprenait le mode d’action des ions de la presse qui moulait les ceintures et de la pseudo-vie qui lui servait maintenant d’ornement. Il comprenait comment il pouvait écrire sur un écran avec son doigt, comment un vide s’était créé lorsqu’il avait défini les spécifications précises de son habitacle et comment les indigènes s’étaient hâtés de combler ce vide. Il se rappelait sans effort les propos de Tanyne lui expliquant ce que les Xanadiens sentaient en jouant d’un instrument de musique, en façonnant quelque chose, en construisant un édifice, en moulant un objet, en partageant, et il savait maintenant ce que ce devait être que de musarder à côté d’une foule qui travaille, d’aller et venir à son gré et rien que pour le plaisir, et de prendre la place de quelqu’un devant une cuve ou un établi, un sillon ou un filet, à l’instant où l’autre laisse tomber son outil.
Debout dans l’espèce de petit cercueil qui était son logis, en proie à une griserie tranquille, Bril regardait ses mains et il savait que, si tel était son bon plaisir, elles pourraient fabriquer la maquette d’une ville carsonienne ou la statue de l’âme de la Haute Autorité de Sole. Il savait, parce que cela allait de soi, qu’il possédait les talents xanadiens et qu’il pouvait faire appel à eux rien qu’en se concentrant sur une tâche jusqu’au moment où il sentirait avec certitude comment faire pour opérer. Il savait, et il n’en éprouvait aucune surprise, que ces ressources transcendaient même la mort car quand un homme possède un talent, tous le possèdent. L’homme peut mourir : son talent continue de vivre chez les autres.
Se concentrer… c’était la clé de voûte, la pierre d’angle du mécanisme. Un mécanisme, rien de plus. Cela n’avait rien à voir avec les mutations ni avec l’extrasensoriel (quelle que pût être la réalité que recouvrait ce mot). Non, il ne s’agissait que d’une machine semblable à d’autres machines. Vous avez un talent et une sensation qui lui est liée. J’ai une tâche à accomplir. En me concentrant sur elle, je fais appel à votre talent. Vous le transmettez par le truchement de la flamme vivante dont vous êtes vêtu et, par le truchement de celle que je porte, je le reçois. Alors, je n’ai plus qu’à exécuter et le résultat final dépend de mes capacités. Si j’ajoute quelque chose à ce talent, il est supérieur, plus complet. Le sentiment que j’ai de lui est plus affiné et la prochaine fois qu’il sera nécessaire de recourir à lui, ce sera moi qui émettrai.
Et il comprenait la puissance de cette nouvelle aura, il voyait comment sa planète natale pourrait réaliser une unité sans précédent dans l’univers. Xanadu n’avait pu accéder à une telle unité parce qu’elle avait utilisé son don à l’aveuglette sans préparer le terrain au préalable par l’autorité et la discipline dont le corset était indispensable.
Mais Kit Carson ! Kit Carson possédant tous les talents, toutes les aptitudes de façon indivise. Kit Carson capable de combler instantanément le vide créé par un besoin… Oui, il faudrait qu’il en soit ainsi (même si, tout au fond de lui-même, il s’étonnait que l’État laissât ses administrés dans une si grande ignorance) car les perspectives nouvelles qui s’ouvraient à lui s’accompagnaient d’un dévouement solennel à sa patrie et à tout ce qu’elle représentait.
Tremblant, il détacha la ceinture et regarda l’envers de la boucle de gauche. Oui, la formule de fabrication du précipité y était gravée. Et, maintenant, Bril comprenait le processus, il détenait la flamme qui rendrait vivantes d’autres ceintures. Des millions, des milliards d’autres ceintures, Tanyne l’avait dit.
Tanyne avait dit… pourquoi ne lui avait-il jamais dit que les parures de Xanadu étaient la source de toutes les merveilles, de toutes les énigmes de cette planète ?
Mais Bril le lui avait-il jamais demandé ?
Tanyne ne l’avait-il pas supplié de revêtir une tunique pour ne plus faire qu’un avec Xanadu ? Le pauvre idiot ! S’imaginer qu’il pourrait de cette façon détourner Bril de sa loyauté envers Carson ! Eh bien, on lui ferait, à lui et à ses compatriotes, une proposition honnête : s’ils le voulaient, ils seraient bientôt libres de rallier les brillantes légions d’une nouvelle Kit Carson.
Une sonorité cristalline retentit en provenance du noir uniforme accroché à la patère. Bril éclata de rire et il ramassa son vieil harnachement, il ramassa toute la puissance de feu, de choc et de paralysie assoupie dans les armes miniatures que recélait celui-ci. Il ouvrit la porte, s’engouffra dans la bulle qui attendait à l’extérieur. Il laissa choir à ses pieds sa vieille tenue froissée, chrysalide éventrée. Il était radieux, il exultait. La bulle prit son essor.
Une semaine après le retour de Bril, la ceinture avait été reproduite à de multiples exemplaires et testée.
Un mois plus tard, près de deux cent mille ceintures avaient été distribuées et quatre-vingts usines fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre en sortaient de nouvelles en séries.
Un an plus tard, la planète tout entière, ses millions et ses millions d’habitants étaient unifiés comme ils ne l’avaient encore jamais été derrière leur Chef. Comme les cellules d’une main.
Et puis, brutalement, d’un seul coup, toutes les ceintures papillotèrent et perdirent leur éclat. Le moment était venu d’utiliser le traitement à l’acide lactique dont Bril avait ramené le secret. L’opération se fit en catastrophe, sans essais préalables et sans hésitation car cet avant-goût du radieux asservissement avait créé une faim dévorante. Tout alla bien pendant une semaine… Alors, comme les Xanadiens l’avaient prévu, tous les autres éléments de chaque ceinture entrèrent en activité et s’associèrent à ceux qui constituaient les boucles.
Un milliard et demi d’âmes humaines qui avaient déjà reçu en don les techniques de la musique, les arts graphiques, la théorie technologique, possédèrent désormais les autres : la philosophie, la logique et l’amour, la sympathie, l’empathie et la tolérance, l’unité incarnée dans l’espèce et non dans l’obéissance, la communion harmonieuse avec la vie partout où elle se trouvait.
Un peuple qui vibre de tels sentiments et qui détient les talents découlant de ceux-ci ne peut être un peuple d’esclaves. Les Carsoniens, éblouis soudain par la lumière, comprenaient que chacun n’avait qu’une tâche : être libre et en avoir le sentiment. Et chacun découvrit qu’il était un spécialiste de la liberté, un spécialiste transcendant jusqu’au moment (cela se fit en un clin d’œil) où un million et demi d’âmes humaines n’eurent pas de talent plus grand que le talent de la liberté.
Alors, Kit Carson cessa d’exister en tant que culture et quelque chose y prit naissance, quelque chose de nouveau qui se propagea jusqu’aux étoiles voisines.
Et parce que Bril savait ce qu’était un Sénateur et qu’il voulait en être un, il devint Sénateur.
Tanyne et Nina chantonnaient, enlacés, quand, soudain, la coupe émit un son cristallin dans sa niche moussue.
— En voilà un autre qui arrive, dit Wonyne, couché au pied de ses parents. Je me demande ce qui le poussera, celui-là, à mendier, à emprunter ou à dérober une ceinture.
Tanyne s’étira voluptueusement.
— Aucune importance du moment qu’il repart avec. Lequel est-ce, Wonyne ? Cette espèce de mécanique bruyante de l’autre côté de la plus petite des lunes ?
— Non. Lui, il est toujours là-haut à faire du boucan, persuadé que nous ne nous sommes pas aperçus de sa présence. Il s’agit du champ de force tendu au-dessus du district de Fleetwing depuis deux ans.
Tanyne éclata de rire.
— Ce sera notre dix-huitième victoire.
— La dix-neuvième, corrigea Nina d’une voix pensive. J’en suis sûre parce que le dix-huitième est celui qui vient de partir et que le dix-septième était ce drôle de petit Bril, venu du système de Sumlier. Figure-toi que ce petit bonhomme a été amoureux de moi quelque temps, Tanyne.
Mais c’était là un intime détail totalement dénué d’importance.