MATURITÉ

 

Le visage lisse, l’œil pénétrant, d’abondants cheveux noirs — c’était le Dr Margaretta Wenzell. La rafale de signes honorifiques qui suivaient son nom dans le Who’s Who médical autorisait uniquement ses pairs, et ils n’étaient pas légion, à l’appeler « Margot ». Ses supérieurs s’abstenaient de le faire et ses inférieurs n’osaient pas. Pourtant, le Dr Wenzell n’était certainement pas une personne rébarbative. Dans quatorze mois, elle aurait trente ans et sa silhouette n’avait pas bougé depuis ses dix-sept ans. Ses traits, s’ils ne convenaient guère à la couverture d’un magazine, auraient fait un excellent effet dans une exposition de peinture. C’était pour deux raisons qu’elle mettait son point d’honneur à garder ses distances. D’une part, en tant qu’endocrinologiste, elle était dans l’obligation de faire de l’objectivité un véritable fétiche. D’autre part, afficher en permanence une attitude impersonnelle était le seul moyen pour elle d’empêcher sa séduction de constituer un handicap dans sa carrière. Car sa carrière comptait plus que tout le reste dans son existence et elle entendait bien qu’il continuât toujours d’en être ainsi.

Cependant, le garçon qui l’accompagnait l’appelait « Margot ». Il l’appelait ainsi depuis qu’ils se connaissaient. Il n’était ni son supérieur ni son inférieur et, encore moins, son égal. Ces classifications qu’établissait inconsciemment le Dr Wenzell étaient sans aucun rapport avec l’âge ni avec la condition sociale des gens. Elle avait ses critères à elle et comme Robin English leur échappait à tous — de même, d’ailleurs, qu’aux critères de n’importe qui d’autre —, en dehors d’un froncement de sourcil, elle n’avait pas protesté quand il avait employé ce diminutif pour la première fois. C’était sans importance.

Il lui prit le bras pour traverser. Il pleuvait. Il lui prenait toujours le bras pour traverser. Il faisait partie de la demi-douzaine d’hommes qu’elle avait connus qui le faisaient invariablement et sans s’en rendre compte.

— Voilà un taxi ! dit-elle. Robin English sourit.

— En effet. Prenons le métro.

— Oh ! Robin !

— Ce n’est que provisoire. J’ai presque terminé mon opérette. Et, d’un jour à l’autre, j’aurai le brevet de mon fameux frein. Et puis…

Il lui sourit. Son visage rond et rubicond manquait un peu de menton mais Margot le trouvait adorable. Elle se demandait s’il était capable d’avoir l’air en colère — ou concentré.

— Je sais, je sais ! Vous allez brusquement avoir de l’argent à la pelle et les taxis ne seront plus un problème.

— Ils n’en ont jamais été un en ce qui me concerne. Ce genre de choses commencera peut-être à me préoccuper quand votre petit ami en aura fini avec moi.

— Certainement. Mais ne l’appelez pas mon petit ami.

— Je suis désolé, fit-il distraitement.

Ils descendirent l’escalier du métro. Je suis désolé… Robin se débarrassait cavalièrement de tout avec cette expression laconique. Mais qu’il fût désolé ou pas était sans importance. Ce qui comptait, c’était la façon dont il disait cela. Ça dévalorisait à tel point la chose dont il s’excusait ainsi qu’elle n’était plus qu’une bagatelle.

Margot l’observa tandis qu’il se dirigeait vers le distributeur de monnaie. Il avançait d’un pas souple avec une grâce incroyable. Oui, il était aussi gracieux qu’un chat mais ne ressemblait en rien à un chat. C’était comme ses mécanismes de pensée. Il pensait aussi bien qu’un être humain mais pas du tout comme un être humain. La lumière tombait sur son drôle de visage, ouvert et sans méplats, sur sa crinière blond-roux hirsute. Il y avait des moments où il l’agaçait mais elle se disait probablement cela parce qu’elle l’aimait bien.

Souriant, il s’effaça pour la laisser franchir le portillon tout en sifflotant un fragment d’une fugue de Bach. Encore autre chose. Robin jouait gentiment du piano et merveilleusement de la trompette. Mais jamais du classique. Pourtant, quand il sifflait, c’était toujours du classique.

Ils arpentèrent le quai à pas lents. Margot n’arrivait pas à détourner ses yeux du visage de Robin. Les narines sensibles du garçon se dilataient et l’idée bizarre lui vint qu’il reniflait un son — l’écho des pas et des machines retentissant dans un silence qui n’aurait pas dû être silencieux. Robin s’arrêta devant le butoir massif au bout du quai. Il le balaya vivement du regard, évaluant sa puissance, jaugeant ses éléments. Jamais Margot n’aurait songé à s’intéresser à un tel objet.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire, Robin ? Il tendit la main vers le butoir.

— Quand les tampons de la motrice le heurtent, les ressorts qui se trouvent par-derrière épongent le choc. Mais pourquoi se servent-ils de ressorts à boudins ?

— Pourquoi pas ?

— Des ressorts laminés feraient mieux l’affaire. Les lames absorberaient l’énergie de collision en la transformant en énergie de friction. Les ressorts à boudins, eux, emmagasinent cette énergie de collision pour la restituer ensuite… Oh ! Je vois ! En étudiant le système, ils sont partis du principe que les freins seraient serrés. Des gros ressorts comme ça ne projetteraient pas toute une rame en arrière et le jeu de l’attelage des wagons…

— Mais quelle importance cela a-t-il, Robin ? Pour vous. Non, se hâta-t-elle d’ajouter en voyant un petit et profond sillon se creuser pour aussitôt s’effacer entre les yeux de Robin. Non, je ne dis pas que vous ayez tort de vous intéresser à cela. Je me demande simplement ce qui peut bien vous fasciner dans ce genre d’appareil.

— Je ne sais pas. La… l’intégration, j’imagine. La pensée qui y est cristallisée. L’importance de ce tapecul pour le ragoût de Mme Scholtz, pour le rendez-vous que Sadie a avec son petit ami, pour le ferry que Tony doit prendre et pour les mille et un événements susceptibles d’arriver aux moutons et aux dieux qui prennent le métro.

Margot eut un rire de ravissement.

— Est-ce que chaque fois que vous voyez quelque chose vous réfléchissez à tout ce qui peut arriver à tout le monde ?

— C’est inutile. Elles sont là, ces choses, juste sous mes yeux. Vous n’allez pas me dire que vous ne voyez pas le ragoût qui mijote, la soirée des amoureux et les milliers d’autres détails, insignifiants ou capitaux, qui se bousculent dans ces gros ressorts hélicoïdaux ?

— Il faut que je fasse un effort mais je les vois. (Elle s’esclaffa à nouveau.) Et à quoi songez-vous quand vous écoutez du Bach ?

Il lui décocha un bref coup d’œil.

— Qui a dit que j’écoutais Bach ?

— Mon petit doigt. (Elle le dévisagea, intriguée. Robin ne souriait pas.) Vous sifflez du Bach, lui expliqua-t-elle.

— Moi ? Soit. À quoi je pense ? À l’architecture de sa musique, je présume. À son poli parfait. À la façon dont il fignolait chaque note, à la minutie des correspondances entre toutes les harmonies. Et… et…

— Et à quoi encore ?

Il partit d’un rire radieux dont les éclats se déposèrent sous forme de sourires sur les lèvres des gens qui se trouvaient à côté d’eux.

— Et aux pauvres diables d’enfants de chœur qui devaient pomper l’orgue quand il composait ! Ils ne devaient pas l’avoir à la bonne, l’ami Bach !

La rame entra en gare en grondant, s’immobilisa, et les portés s’ouvrirent.

— Regardez-les, dit Robin en cataloguant d’un vif coup d’œil les gens qui descendaient en se bousculant. Il n’y en a pas un sur cinquante qui voit quelque chose. Aucun ne sait quelle distance sépare ces piliers, comment sont posés les rivets. Pas un n’a conscience des fissures du ciment sur lequel ils marchent. Pour eux, tout est dissocié, dans l’espace et dans le temps — le bureau qu’ils viennent de quitter, la maison qui les attend, les personnes qu’ils rencontreront. Il n’y en a pas beaucoup qui ont vraiment conscience d’être là où ils se trouvent. Ce sont des ectoplasmes et nous, nous sommes deux voyeurs.

— Oh, Robin ! Vous êtes un véritable enfant !

— Bien sûr que je suis un enfant. Vous êtes plus vieille que moi.

— De quatre jours.

C’était une vieille plaisanterie entre eux.

— De quatre mille ans, répliqua-t-il avec concision. (Ils trouvèrent une banquette.) Et je ne suis pas un enfant. Je suis un hyperthymique. Vous l’avez dit vous-même.

— Vous ne le serez plus très longtemps. Comptez sur le Dr Warfield et moi pour ça.

— Pour quelle raison voulez-vous me soigner ?

— Vous la comprendrez quand vous recevrez la facture.

— Je sais que ce n’est pas cela.

— Naturellement. (Sa réponse lui laissait un goût amer dans la bouche.) C’est seulement que… Robin, depuis combien de temps avez-vous ce costume ?

— Hein ? Mon costume ? (Il regarda distraitement sa manche.) Oh ! Environ trois ans. C’est un excellent costume.

— Cela va sans dire.

Oui, c’était un costume de très bonne qualité. Elle se rappela que Robin l’avait acheté grâce au prix qu’il avait gagné à un concours de poésie.

— Combien de loyers en souffrance devez-vous à votre propriétaire ?

— Je ne lui dois rien ! répliqua-t-il triomphalement. J’ai refait le montage de toutes les sonnettes de la maison, j’ai arrangé l’aspirateur de Mme Gridget, j’ai écrit une chanson pour la soirée de fiançailles de sa fille et j’ai inventé un gadget afin d’accrocher son livre de cuisine sous l’étagère avec une petite lampe qui s’allume quand on tire dessus. Du coup, elle m’a donné une quittance acquittée. Sympa, vous ne trouvez pas ?

— Oh si, soupira faiblement le Dr Margaretta Wenzell, qui enchaîna sans se laisser détourner de son objectif : À combien s’élèvent vos dettes ?

— Oh ça !

— À combien ?

— Dans les dix, douze mille dollars. (Il leva la tête.) Evissel Xeval. Où voulez-vous en venir ?

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

Robin désigna l’affichette à laquelle il faisait face.

— Lessive Lavex épelé à l’envers. Il faut toujours lire les publicités à l’envers. Sinon, on ne peut pas savoir ce qu’on perd.

— Imbécile heureux !

— Pardon. Vous disiez quelque chose ?

— Je disais ceci : apparemment, il n’existe rien que vous soyez incapable de faire. Vous écrivez, vous peignez, vous composez, vous inventez des choses, vous en réparez d’autres, vous…

— Je fais la cuisine, fit Robin, profitant de ce que Margot s’interrompait pour respirer. (Et il ajouta nonchalamment :) Je fais aussi l’amour.

— Je n’en doute pas, rétorqua l’endocrinologiste sur un ton pincé. Cela étant dit, il semble que vous n’ayez rien accompli en dépit de toutes ces compétences.

— Ce ne sont pas des compétences. Ce sont des talents. Je n’ai aucune compétence.

Margot saisit la nuance et sourit. C’était parfaitement vrai. Pour acquérir des compétences, il faut passer un certain temps à s’entraîner. Si, au premier essai, le résultat n’était pas prometteur, Robin en faisait rarement un autre.

— Touché ! C’est pour cela que le Dr Warfield et moi désirons vous ajuster.

— M’ajuster, répéta-t-il. Vous allez réduire tous les ravissants lobules roses de mon thymus. Et c’est le seul thymus que j’ai.

— Il est grand temps. Vous auriez dû en être débarrassé à treize ans. Comme la plupart des gens.

— Et alors, je me concentrerais sur tout, farouche et déterminé, je sécréterais des décalitres de sueur, je gagnerais des milliers de dollars de sorte que, à trente ans, je pourrais retourner à l’école et décrocher mon baccalauréat.

— Vous ne l’avez pas ? s’exclama Margot, horrifiée.

— Si, je l’ai eu au bénéfice de l’âge, sourit Robin. Je suis sorti sans rien d’autre que mon ancienneté. Je suis resté six ans sur les bancs de l’école. Je n’ai pas été reçu ! J’ai été relaxé.

— Mais c’est affreux, Robin !

— Qu’est-ce qui est affreux ? Oh, oui, je suppose que ça l’est.

Il avait l’air à la fois étonné et penaud. Margot posa la main sur son bras. Cela n’avait strictement rien à voir avec la logique mais son cœur se serrait quand Robin paraissait malheureux.

— Au fond, cela n’a pas tellement d’importance, Robin. En vérité, ce que l’on a appris et ce que l’on fait de ce que l’on a appris sont beaucoup plus importants que l’endroit où l’on a appris.

— Oui, mais il y a le moment où l’on apprend. Il arrive que ce soit trop tard, voyez-vous ? Je sais des tas de choses mais j’ai l’impression que les choses que je ne sais pas sont utiles pour vivre dans le monde où nous vivons. N’est-ce pas justement pour cela que vous avez dit que c’est affreux ? Et n’est-ce pas cela que vous voulez changer avec le Dr Warfield ?

— Exactement. Quel étrange personnage vous êtes. Robin !

— Étrange ?

— Je veux dire… vous savez, j’étais certaine que nous aurions toutes les peines du monde, Mel Warfield et moi, à vous persuader d’accepter qu’on s’occupe de votre thymus.

— Pourquoi ?

— Je ne pense pas, fit-elle non sans une certaine exaspération, que vous vous rendiez pleinement compte de ce que la transformation que vous subirez aura de drastique. Vous allez perdre beaucoup de ce que vous avez de négatif, j’en suis convaincue. Mais vous verrez les choses d’un œil tout à fait différent.

Il la dévisagea rêveusement.

— C’est mal ?

— Je ne crois pas.

— Moi non plus. Alors, pourquoi hésiter ?

Le Dr Margaretta Wenzell se rendit brusquement compte qu’il était stupide de sa part de faire intervenir la psychologie appliquée ordinaire dans le cas de Robin English. Il est évident que les désordres glandulaires ont fréquemment des symptômes de nature psychologique et que, très souvent, la pathologie anormale possède ses synapses autojustificateurs qui édifient un puissant mécanisme de défense lorsque l’on parle de traitement. Et il n’était pas moins évident que cette règle était valable pour Robin. Alors que la majorité des gens semble avoir une répugnance inhérente au changement, Robin, lui, semblait avoir le désir subconscient de changer.

— On descend à la prochaine, dit-il.

— Je sais.

— Je voulais simplement vous prévenir.

— Que nous descendions à la prochaine ? Que pensez-vous de moi, Robin ?

— Moi ? s’exclama-t-il sur le ton de la plus profonde surprise.

C’était le monosyllabe le plus éloquent qu’elle eût jamais entendu. C’était la première fois qu’elle se demandait consciemment ce que Robin pensait d’elle. Jusque-là, c’était sans importance. Qu’était-elle à ses yeux ? Elle se rendit subitement compte que, en tant que médecin, elle n’avait pas vraiment le droit de mettre au pied du mur un homme avec qui elle avait des rapports extraprofessionnels, de le harceler, de l’analyser, de le diagnostiquer comme elle le faisait depuis quelques semaines. Sans doute la considérait-il comme quelqu’un de dominateur qui se mêlait de tout. Et elle s’étonnait de lui avoir posé brutalement la question.

— Ce que je pense de vous ? répéta-t-il.

Il réfléchit posément sans avoir l’air de trouver surprenant qu’elle ait pu lui demander cela.

— Vous êtes une étireuse de guimauve.

— Une quoi ?

— Une tireuse de guimauve. C’est une chose qui m’a toujours fasciné. Vous en avez déjà vu ?

— Je ne crois pas mais…

— On en voit dans les stations balnéaires. Ce sont des jolis petits mécanismes avec plein de cames chromées. Il y a une manivelle à chaque bout montée de telle sorte que la poignée de l’une passe par l’axe de l’autre. On colle un gros tas de guimauve devant l’une des manivelles et on met la machine en marche. Avant que la masse gluante ait le temps de dégouliner, la seconde manivelle entre en action et récupère ce qui s’apprête à tomber. Quand elles s’écartent, la guimauve s’étire et quand elles se rapprochent, elle se remet en boule, fait un ventre qui est recueilli au tout dernier moment. Elle se recolle et se redéchire. (Les yeux de Robin luisaient et son timbre était extatique.) En-dessous, il y a un plateau d’acier. Sans une trace, sans une bribe, sans un atome de guimauve dessus. On est là, on guette, on attend que la masse molle tombe, qu’elle bloque des roulements à billes, les cames étincelantes. Mais ça n’arrive jamais. On attend que la guimauve en ait assez de ce fantastique ballet acrobatique mais elle ne s’en lasse jamais. Parfois, des bulles se forment. Elles suivent le mouvement, ça les écrase et quand elles éclatent, elles le font lentement et laissent de petits cratères qui mettent longtemps à se combler. Et ils sont aussi malmenés que les bulles. (Il soupira.) Le contraste est presque trop brutal entre ce superbe rêve de mécanicien et la manipulation de quoi ? de guimauve ! Une substance sans définition, sans frontières, sans force de traction prévisible. J’ai par moments l’impression qu’il faudrait qu’il existe un stade intermédiaire quelque part. Je me sentirais mieux si la machine maniait une des montres molles de Dali et si cette montre maniait de la boue. Mais ce que j’éprouve est sans importance. La guimauve s’étire. Vous êtes une étireuse de guimauve. Vous n’avez jamais gaspillé quelque chose ou fait quelque chose d’inefficace dans aucun domaine.

Immobile, Margot laissa s’estomper l’image haute en couleur que Robin avait brossée. Et puis, elle s’écria d’une voix stridente :

— Vraiment ? Pourtant, je viens de nous faire rater la station !

Le Dr Mellet Warfield les fit entrer. Dominant sa consœur de toute sa taille, il pencha la tête et la lumière accrocha son large front qui, échancré par la ligne avancée de ses cheveux, faisait une parfaite arche toscane.

— Margot !

— Bonjour, Mel. Je vous présente Robin English.

Warfield secoua chaleureusement la main de Robin.

— Je suis positivement ravi de faire votre connaissance. Margot m’a beaucoup parlé de vous.

Robin sourit.

— Je n’en doute pas. Tout a dû y passer — mes histones, mes albumines, les tissus médullaires et corticaux de mes lobules. J’adore ce terme. Lobules… Je lobule énormément, Margot. Vous savez !

— Allons, Robin… Pour l’amour du ciel… Warfield s’esclaffa.

— Non…, pas seulement ça. Figurez-vous que j’avais entendu parler de vous avant. C’est bien vous qui avez inventé cela, n’est-ce pas ?

Il tendit le doigt vers un petit appareil posé sur une table. Très simple : deux disques multicolores fixés aux extrémités d’un axe de révolution que faisait mouvoir un moteur électrique miniature.

— Le tourbillo ? s’écria le Dr Wenzell. Je n’étais pas au courant !

— Je ne connais pas un psychologue infantile ou un pédiatre qui n’en ait pas un, reprit Warfield. Je ne céderais pas le mien même si l’on m’offrait cinquante fois le prix qu’il m’a coûté — et qui était loin de correspondre à la valeur de cet objet. Il n’y a pas un enfant, si inadapté, si glandulaire, si gâté et tout ce que vous voudrez qu’il soit, qui puisse résister à la fascination de ces couleurs perpétuellement changeantes. Même ceux qui sont aveugles aux couleurs n’arrivent pas à en détacher leurs regards tellement ils sont captivés par la fluidité des motifs.

Margot regarda Robin comme s’il venait brusquement de surgir en passant à travers le mur.

— Mais Robin…, le brevet de cette invention…

— N’existe pas, interrompit Warfield. Il en a fait cadeau à l’Association des Parents.

— Dame ! confirma Robin. J’avais fabriqué ça pour m’amuser. Un beau jour, longtemps après, un de mes amis m’a dit que je devrais vendre l’idée à un fabricant de jouets. Mais je savais que l’Association des Parents distribuait des jouets aux hôpitaux. Alors, j’ai pensé qu’il valait peut-être mieux que ce soit les gosses démunis qui s’amusent avec cette bricole plutôt que ceux dont les parents ont les moyens de la leur offrir.

— C’est de la folie, Robin ! Vous auriez pu…

— Allons, Margot, vous n’allez tout de même pas lui faire regretter son geste, intervint Warfield. Robin… vous permettez que je vous appelle Robin ? D’où vous est venue l’idée de mettre les rotors en phase au-dessus et au-dessous du vingtième de seconde, c’est-à-dire du seuil de persistance rétinienne, de sorte que l’œil est attiré et que l’esprit est obligé de se concentrer sur l’image ?

— Je me rappelle une communication faite à ce sujet par Zeitner à la Société des Sciences de l’esprit, murmura Margot avec stupéfaction. C’est une brillante application de l’optique à la psychologie.

— Je n’ai rien fait de brillant, rétorqua Robin avec irritation. Je ne savais même pas ce que je faisais quand j’ai fabriqué ça. J’ai traficoté tout ça jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant.

Warfïeld et Margot échangèrent un regard. Un regard qui signifiait : « Que n’accomplirait-il pas s’il faisait vraiment des efforts ? »

Warfïeld hocha la tête et se jucha sur un coin de table.

— Maintenant, écoutez-moi, Robin, fit-il sur un ton sérieux. Je ne pense pas que Margot verra d’inconvénient à ce que je vous dise ce que je vais vous dire. Mais c’est important.

Margot rougit imperceptiblement.

— Je crois deviner. Mais allez-y.

— Quand elle m’a parlé de vous pour la première fois et qu’elle m’a expliqué ce qu’elle envisageait de tenter, j’étais catégoriquement contre. Nous en savons infiniment plus aujourd’hui sur les glandes closes qu’il y a quelque temps — même l’année dernière. Néanmoins, leurs interactions sont si complexes et leurs fonctions si subtiles qu’il demeure des dizaines de mystères inexplorés. Nous les attaquons les uns après les autres à mesure qu’ils se manifestent et que nous sommes capables de réunir les données. Plus j’apprends et moins j’ai envie de prendre de risques. Lorsque Margot m’a dit que vous étiez un jeune homme bourré de talents dont les antécédents constituaient un exemple parfait de… d’infantilisme hyperthymique… je crois que c’est le mot qu’elle a employé…

— Areu-areu-areu-guilli-guilli. (Robin éclata de rire.) Si elle avait parlé de… disons de précocité statique, ça aurait quand même été plus aimable.

— S’il vous plaît, Robin, cessez de m’asticoter !

— Pardon ! Continuez, Mel.

Le léger tressaillement de Warfield arracha un sourire à Margot. Elle avait eu la même réaction, et pour la même raison, la première fois que Robin l’avait appelée « Margot ».

— Bref, je n’étais pas chaud du tout à l’idée de suivre sa suggestion, à savoir vous bourrer d’hormones et de stérones afin de réorganiser votre métabolisme et votre psychologie. Après tout, si intéressant que puisse être un cas, un médecin doit savoir mesurer ses efforts. Il existe des quantités de bizarres pathologies glandulaires que l’on croise à tout bout de champ derrière l’apparence d’un être humain. De plus, vous ne m’intéressiez pas personnellement. J’ai trop de travail pour me laisser aller au complexe de Messie. Mais Margot a insisté. Elle sait être extrêmement tenace. Elle ne cessait de me mettre au courant de tous les développements de votre état. Je ne savais pas si vous représentiez pour elle une marotte ou une phobie invertie. Mais, non sans quelque difficulté, je m’en tenais à mon attitude d’indifférence. Jusqu’au jour où elle m’a apporté des analyses de sang.

— Je ne me suis jamais remis de la déception que j’ai éprouvée en apprenant ce qu’elle avait fait de ces échantillons de sang, fit gravement Robin.

— Quelle déception ? Pourquoi ?

— J’espérais qu’elle était un vampire.

— Continuez, Mel. Ne le prenez surtout pas au sérieux.

— Ce n’est qu’après avoir découvert que vous avez écrit Le Calice de Cellophane — notez bien que je ne lis jamais de poésie mais, ça, c’était différent — et que vous étiez aussi (il compta sur ses doigts) l’auteur de cette bande dessinée pornographique et fantastique intitulée Gertie et les Loups, que vous aviez sculpté les figurines du joueur de flûte dont les photographies illustrent Le Petit Hans Andersen, que vous aviez composé The Lullaby Tree… À propos, comment se fait-il que ce soit à Rollo Vincente que l’on attribue la paternité — et les droits d’auteur — de cette chanson ? Elle a été en tête du hit-parade pendant seize semaines.

— Il a fait un travail admirable, répondit Robin. Il me l’a écrite.

— Robin ne lit pas la musique, soupira Margot d’une voix lasse.

— Grands dieux ! s’exclama respectueusement Warfield. J’ai aussi appris que vous avez imaginé cette répugnante réclame médicale « Halte à l’acné » et que vous l’avez donnée gratuitement à un publicitaire…

— À qui cette pub rapporte maintenant vingt mille dollars par an, précisa Margot.

— Ce type était au bout du rouleau. D’ailleurs, il m’a fait cadeau d’une trompette d’or.

— Qui est actuellement au clou.

— À quoi bon continuer ? dit Warfield. J’ai aussi appris, et c’est le plus important, que vous ne mangiez pas régulièrement, que vous êtes un locataire récidiviste de l’expulsion, que vous passez votre temps à distribuer vos biens, y compris vos par-dessus, avec un aimable illogisme à telle enseigne que vous avez passé, une fois, quatre mois à l’hôpital atteint d’une pneumonie suivie de complications…

— Quatre mois d’hiver, permettez-moi de le souligner. Je vous avoue que, autrement, je ne sais pas comment j’aurais passé cet hiver-là. Cela valait bien le prix d’un pardessus.

— En dernier ressort, Margot a élevé le débat. Elle m’a fait remarquer que vous étiez une source inépuisable de renouvellement pour les arts, les sciences et l’industrie, que laisser se disperser vos talents était un crime contre l’humanité. À ce moment, j’aurais été enclin à être d’accord avec elle, même si elle n’avait pas été Margot. (Warfield jeta un coup d’œil à la jeune femme avec un air qui fit sourire Robin.) Aussi, maintenant que vous êtes prêt à coopérer avec nous, nous irons de l’avant pour le plus grand honneur et la plus grande gloire de l’humanité et du génie créateur pour reprendre une formule que le Dr Wenzell a employée un jour. Mais je tiens à ce que vous compreniez que, bien que le traitement ait toutes les chances de réussir, il se peut néanmoins qu’il n’aboutisse à aucun résultat. Ou… que ce soit encore pire.

— Par exemple ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Warfield s’était exprimé sur un ton sec et ce fut seulement alors que Margot prit conscience de la tension qui habitait Mel.

— C’est vous le docteur, fit Robin. Brusquement, il s’approcha de Warfield, posa doucement la main sur sa poitrine, sourit et dit :

— Ne vous faites pas de bile, Mel. Tout se passera pour le mieux.

Subitement, le contrôle émotionnel de Margot céda et elle émit un gloussement hystérique. Warfield ouvrit d’un geste brutal un tiroir d’où il sortit une mince liasse de papiers et grommela :

— Vous allez me signer tout ça. Je vais préparer la solution. Venez, Margot.

Quand ils furent dans le laboratoire, Margot s’accota avec lassitude contre la centrifugeuse.

— Ne vous faites pas de bile, Mel, répéta-t-elle, reprenant l’expression de Robin.

— Depuis Hippocrate, commença Warfield sur un ton bougon, le devoir de tout médecin est de faire tout ce qui est en son pouvoir pour donner confiance au patient. Et celui-là…

— Vous a remonté le moral.

— Oui, reconnut Warfield après un long silence.

— Je pense qu’il a raison, Mel. Je pense que tout ira bien. Je pense que ce qu’il possède ne peut pas être détruit. Il y en a trop !

Elle remarqua alors que les mains de Warfield s’étaient immobilisées bien qu’il ne se fût pas retourné vers elle.

— J’avais peur de cela.

— De quoi ?

— Oh, je… c’est sans intérêt.

— Qu’est-ce qu’il y a, Mel ?

— Rien d’important — surtout pour vous. C’est seulement la façon que vous avez de parler de Robin… le ton que vous employez…

— C’est d’un ridicule achevé ! Warfield exhala un petit rire nerveux.

— Notez bien que je ne peux vraiment pas vous le reprocher. Ce garçon a indiscutablement quelque chose de tellement fascinant…

— Mel, vous êtes injurieux. Vous devriez quand même me connaître suffisamment pour savoir que l’intérêt que j’éprouve pour Robin English est d’ordre purement professionnel, même si je dois faire entrer les beaux-arts dans le concept de professionnalisme. Personnellement, il ne m’attire pas. Voyons ! Mais c’est un enfant !

— Une situation à laquelle je remédierai pour vos beaux yeux.

— Personne ne m’a jamais rien dit d’aussi blessant ! protesta-t-elle avec indignation.

— Allons, Margot…

Il s’approcha d’elle en s’essuyant les mains avec une serviette qu’il lança au loin — un geste qui ne lui ressemblait pas — et prit doucement la jeune femme par les épaules. Elle détourna son regard.

— Votre lèvre inférieure est deux fois plus grosse qu’elle ne devrait l’être, mon petit. Je suis navré, chérie.

— Ne m’appelez pas « chérie ».

— J’ai perdu la tête. Puis-je me permettre de vous demander à nouveau si vous voulez vous marier avec moi ?

— Me… me marier avec vous ?

— Béni soit le ciel de m’avoir donné le sens du ridicule ! Puis-je renouveler ma demande ? C’est à peu près l’époque.

— Voyons… quelle en est la périodicité ? Vous me posez la question tous les dix-neuf jours, n’est-ce pas ?

— À haute voix, oui, rétorqua-t-il gravement.

— Je… (Enfin, elle croisa le regard de Mel.) Non. Non ! N’en parlons plus.

Il la lâcha.

— C’est entendu, Margot.

— Mel, je regrette que vous ayez remis cela sur le tapis. Si jamais je changeais d’avis, je vous le ferais savoir.

— Oui, fit-il d’une voix songeuse. Je vous crois.

— C’est simplement que vous… Oh, Mel, tout est maintenant tellement équilibré ! Mon travail marche enfin comme je le désire et je n’ai besoin de rien d’autre. (Elle leva précipitamment la main.) Si jamais vous faites la moindre allusion aux glandes à sécrétions internes, je m’en vais et je ne vous reverrai jamais plus !

— Je ne dirai pas un mot là-dessus, Margot.

Ce fut elle qui brisa le silence tendu qui avait suivi ces mots en demandant à Warfield :

— Êtes-vous bientôt prêt ?

Mel opina et reprit place devant la paillasse.

— Vous pouvez aller le chercher.

Au moment où Margot rentrait dans le bureau, quelque chose de blanc passa à toute vitesse devant elle, s’éleva comme une flèche jusqu’au plafond et, après être resté quelques instants à planer, retomba lentement par terre en décrivant des spirales.

— Mais qu’est-ce que…

— Oh… pardon, Margot, dit Robin avec un sourire penaud. (Il ramassa l’objet blanc et le lui brandit sous le nez.) C’est un tandem monoplan, expliqua-t-il. Le principe de Langley. Ce truc-là tient admirablement l’air.

— Robin, vous êtes impossible. Mel est prêt. Où sont les papiers qu’il vous a demandé de signer ?

— Euh… hein ? Oh ! Ben… c’est ça.

— Vous vous en êtes servi pour fabriquer cet aéroplane ?

— C’est-à-dire que je voulais voir si je pouvais y arriver sans rien déchirer. J’ai réussi. (Il se hâta de déplier l’avion et lissa les papiers.) Vous voyez, ils sont en bon état.

— Je devrais vous mettre au coin, dit Margot au seuil de la colère. Venez, Robin.

Le prenant par la main, elle l’entraîna dans le laboratoire.

— Asseyez-vous, Robin, fit Warfield sans lever la tête.

Robin écarquilla les yeux.

— Le diable m’emporte ! Il y a encore plus de verrerie ici qu’au Biltmore Bar. Comme le bec Bunsen en colère disait à l’éprouvette : « Du calme, mon amour ».

Margot poussa un gémissement plaintif.

— Et qu’est-ce que l’éprouvette lui a répondu ? demanda Warfield.

— « Merci beaucoup ». Vous voyez, ajouta Robin avec solennité, c’était une éprouvette d’une courtoisie à toute épreuve.

— Est-ce que vous croyez, soupira Margot, que le traitement viendra à bout de ça ?

Warfield tendit un verre à Robin.

— Buvez. Cul sec !

Robin se leva, prit le verre, inclina le buste et dit : « À la santé de mes vrais amis et malheur à mes faux amis ! » Et il le vida.

Il s’assit sur la table d’examen quand Warfield s’approcha avec une aiguille hypodermique, parfaitement décontracté.

— Je n’ai rien senti, lança-t-il gaillardement, une fois la piqûre faite. Et il s’écroula.

Margot le retint juste avant que sa tête touchât l’oreiller. Elle lui tâta le poignet.

— Syncope postituitaire, annonça Warfield. Je m’y attendais à moitié. Ça ne va pas durer. C’est une solution tamponnée. Seulement, il n’y a aucun moyen de ralentir l’action de la néopituitrine. Vous allez voir ce qui va se passer quand la glande pinéale prendra le mors aux dents.

Brusquement, Margot se cramponna au poignet flasque de Robin.

— Il… il… Oh ! Mel, il n’y a plus de pulsations.

— Du calme, Margot. Dans quelques secondes, cela devrait…

D’un seul coup, le pouls du jeune homme se remit à battre puissamment sous les doigts de Margot comme si on avait appuyé sur un bouton et le Dr Wenzell respira à nouveau.

Robin rouvrit lentement les yeux et une expression de parfaite béatitude se peignit sur ses traits. Il exhala un soupir voluptueux et dit distinctement.

— Ce que c’est beau !

— Quoi donc, Robin ?

— Vous avez vu ? Je n’y avais encore jamais songé. C’est la chose-la plus prodigieusement fonctionnelle, la plus esthétiquement équilibrée qui soit jamais sortie de l’esprit humain. (Son émerveillement était infini.) J’en ai vu une !

— Qu’est-ce que c’était ?

— Une batte de base-ball ! Warfield leva le menton.

— Je veux bien être… ne riez pas, Margot ! (Elle n’en avait aucune envie.) Vous savez qu’il a raison, en un sens.

— Je discuterai d’esthétique plus tard, répliqua la jeune femme non sans une certaine véhémence. Cela va aller pour lui, maintenant ?

— C’est tout en ce qui concerne les réactions immédiates que je prévoyais. Vous constaterez une succession accélérée d’états mentaux, de mélancolie et d’exubérance, qui alterneront très rapidement et de façon très accusée. Son énergie musculaire survoltée aura besoin d’un exutoire. Ensuite, il s’endormira.

— Je suis contente que ce soit fini.

— Fini ? répéta Warfield.

Et il sortit. Margot le rappela mais il disparut dans son bureau sans se retourner.

Robin se dressa sur son séant et secoua violemment la tête.

— Comment est-ce que… Margot le prit par le bras.

— Asseyez-vous, Robin.

Elle le souleva mais il se mit debout, la repoussa, commença à arpenter à grands pas le laboratoire et se planta finalement devant elle. Il avait à nouveau cet air pitoyable et désorienté, et elle remarqua le sillon qui s’était creusé entre ses yeux. Il se remit à faire les cent pas, le regard lointain, puis fit volte-face.

— Margot ! s’écria-t-il en lui adressant un sourire éblouissant. Si je m’attendais à vous voir ici ! (Il jeta un coup d’œil autour de lui.) À propos, où est-ce, « ici » ?

— Nous sommes dans le laboratoire du Dr Warfield.

— Oh… Mel ! Oui, bien sûr. Je dois vieillir.

— Peut-être.

Robin posa la main sur sa poitrine, juste sous sa gorge.

— Que devrait faire mon thymus, à présent ? Essayer de trouver une formule d’adieu décente ?

— Cela peut demander un certain temps, dit Margot en souriant. Mais j’imagine qu’il est en train de tirer sa révérence. Mettez votre pardessus. Je vous raccompagne.

— Pour quoi faire ?

Elle décida après réflexion de lui dire la vérité :

— Vous savez, vous êtes bourré de stérones, d’hormones et d’albuminoïdes de synthèse. Ce n’est pas dangereux mais l’équilibre glandulaire est quelque chose d’assez bizarre et, après cette injection, vous êtes susceptible de faire à peu près n’importe quoi, sauf de l’éviter. Et encore, vous connaissant, je ne serais pas autrement étonnée que vous l’évitiez.

— Bigre ! Je n’avais pas compris que je risquais d’embêter les gens.

— Vous n’avez pas compris… pourtant, la décharge que vous avez signée comportait une jolie liste d’éventualités.

— Ah bon ? Je ne l’ai pas lue.

— Robin English, je ne sais vraiment pas ce que je suis supposée faire de vous !

— Vous l’avez déjà fait, non ? rétorqua-t-il en haussant les épaules. Mel m’a dit qu’il fallait que je signe. Je l’ai cru sur parole.

— Si seulement je pouvais avoir la certitude que je pourrais modifier votre sens des valeurs comme je peux modifier votre ajustement hormonal ! s’exclama-t-elle avec ferveur. Il n’y a pas de problème, on va être forcé de refaire toute votre éducation. Alors, que ce soit la première leçon : ne signez jamais rien sans l’avoir lu auparavant ! Qu’est-ce qui vous fait rire, grand nigaud ?

— J’étais en train de me dire que je flanquerais une belle pagaille si je travaillais dans une grosse boîte et qu’il me faille signer une feuille d’émargement, pouffa Robin.

Margot sourit.

— Mettez votre manteau et cessez de dire des bêtises.

En définitive, ils prirent un taxi. Malgré les protestations de Robin, Margot ne voulait prendre aucun risque après tout ce qu’il avait fait.

Il s’était presque évanoui en pleine rue en proie à une soudaine fringale et, quand elle l’eut conduit dans un restaurant, il s’était mis en colère au point d’en être grossier parce qu’il n’y avait pas de tabasco et avait brillamment démontré au gérant que l’établissement se devait d’en fournir au client qui en désirait, même si celui-ci avait commandé quatre mille-feuilles.

Il était rentré dans un réverbère, cela l’avait mis en rage et il l’avait boxé, d’où une fêlure bénigne de la seconde phalange de l’annulaire.

Pris d’une ivresse de remords frôlant le grandiose, il avait avoué une litanie de péchés véniels — plus quelques-uns qui n’étaient pas si véniels que ça — et jeté un regard pensif aux énormes roues d’un semi-remorque qui passait par là.

Et ç’avait été le bouquet : il avait composé en deux temps trois mouvements onze vers d’une chanson originale concernant une certaine « Stella à la colonne vertébrale élastique » d’une inspiration si contestable qu’il n’aurait vraiment pas dû l’entonner à pleins poumons comme il l’avait fait.

Margot employa tous les arguments, hormis la force physique, et parvint finalement à le fourrer dans un taxi où il ne pourrait scandaliser personne en dehors du chauffeur, lequel adressa au Dr Wenzell un clin d’œil entendu qui la mit hors d’elle.

Une fois rentré dans ses appartements, Robin, qui observait un silence anormal depuis huit minutes bien comptées, se débarrassa de son pardessus et, d’un même mouvement, se dirigea vers le divan du studio sur lequel il se laissa tomber, la tête enfouie dans les coussins.

— Robin… vous allez bien ?

— Mmmm…

Margot examina les lieux.

Le deux-pièces-cuisine de Robin était un endroit fantastique. Elle n’aurait jamais imaginé que les lois de la pesanteur pouvaient permettre un tel entassement de bric-à-brac. Il y avait deux guitares sur un fauteuil, dont l’une avait la crosse fendue. Un étui à clarinette percé de petits trous était posé par terre devant le mur. Curieuse, la jeune femme se baissa et l’ouvrit. La boîte, tapissée de journaux, recelait deux bananes desséchées et une tarentule vivante. Margot poussa un cri et laissa retomber le couvercle.

Contre le mur opposé était appuyée une toile de cinquante-cinq centimètres carrés représentant un paysage onirique — une houle de collines et des arbres duveteux. La peinture n’était pas terminée. Margot tourna la tête, cligna des yeux, la regarda à nouveau. Peut-être s’était-elle trompée. Elle l’espérait sincèrement. Mais elle avait l’impression que la masse des collines et le feuillage formaient très clairement l’image de… d’une…

— Non, fit-elle à mi-voix. Je n’ai pas un esprit comme ça.

Une figurine d’argile d’une facture délicate se dressait fièrement au milieu d’un fouillis de plasticine, d’outils à modeler et autres objets dont un diapason et une chope de bière. C’était un nu adorablement cambré, une jeune fille rejetant la tête en arrière et arborant une expression de ravissement. Elle était nantie d’une poche marsupiale. Sur la bibliothèque trônait une maquette de kayak en peau de phoque monté sur fanons de baleine. Les livres débordaient des rayonnages. Il y en avait sur toutes les tables, sur toutes les chaises. Partout. Sauf dans l’évier où s’amoncelaient des assiettes sales nappées d’un nuage de moucherons.

C’était trop pour Margot. Elle enleva son manteau, déplaça un aquarium où se prélassaient des bébés tortues et un projecteur de cinéma qui n’avait rien à faire sur l’égouttoir et elle se mit au travail. Quand elle eut lavé toute la vaisselle et tout rangé dans le placard où le lierre poussait, elle partit en exploration et mit la main sur une bombe insecticide avec lequel elle se lança à l’assaut des moucherons. C’était, apparemment, un produit fort efficace, bien qu’il dégageât une odeur d’huile de palmes et qu’il se coagulât sur toute la surface de l’évier. Ce ne fut que le lendemain que Margot identifia cette odeur particulière : c’était du fixateur pour pastels.

Elle s’approcha sur la pointe des pieds du divan. Robin n’avait pour ainsi dire pas remué. Elle savait qu’il dormirait sans doute douze heures. Se penchant sur lui, elle repoussa les mèches hirsutes qui cachaient les yeux du jeune homme. C’était la première fois qu’elle voyait des paupières aussi lisses.

Robin souriait dans son sommeil. Elle aurait bien aimé savoir ce qui le faisait ainsi sourire.

Elle lui ôta délicatement ses chaussures. Pour cela, elle dut s’approcher du divan à le toucher et quelque chose craqua sous son pied. C’était une lampe de radio. Elle secoua la tête, soupira et alla chercher un morceau de carton — il n’y avait pas de seau à poussière — et un balai pour faire le ménage. En se livrant à cet exercice, elle découvrit un canari empaillé et un billet de cinquante dollars qui disparaissaient tous deux sous une épaisse couche de poussière et elle se demanda combien de fois Robin s’était assis sur ce divan, sur ce billet, pour manger des haricots à même la boîte en méditant sur une de ses glorieuses inventions. Elle soupira à nouveau et remit son manteau. Devant la porte, elle s’arrêta. Si elle laissait un mot quelque part au milieu de ce monumental capharnaüm, Robin le trouverait-il ? Elle voulait qu’il l’appelle dès son réveil afin de pouvoir établir un début de pronostic. Elle savait parfaitement que, avec ce traitement, les déséquilibres glandulaires seraient tous réajustés en douze heures. Pourtant… Alors, pourquoi ne pas le réveiller pour lui dire de téléphoner ?

Elle se rendit compte qu’elle redoutait de le réveiller. Elle était contente qu’il fût endormi et… et inoffensif. Elle était persuadée d’être tout à fait capable de mettre un nom sur sa peur si elle essayait. Aussi n’essaya-t-elle pas.

— Zut ! laissa-t-elle échapper.

Elle s’en voulait à mort d’être aussi velléitaire. Elle prit une décision : elle chargerait la propriétaire de réveiller Robin.

— Bonjour, Margot chérie, lui lança jovialement Robin au moment où elle s’apprêtait à sortir. Merci pour tout. Vous avez été formidable. Je vous appellerai quand je me réveillerai.

— Espèce d’affreux démon ! Depuis combien de temps l’êtes-vous ?

— Je ne dormais pas, répondit-il en pouffant. Je reconnais humblement que vous aviez raison à propos du tableau. J’avais oublié que cette chose dégoûtante était aussi voyante.

— Pourquoi avez-vous fait semblant de dormir ?

— J’ai senti que quelque chose arrivait et je ne voulais pas que ça arrive.

— Je… je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Mais pourquoi ne le vouliez-vous pas ?

Il la dévisagea d’un air sombre. Ou c’était nouveau ou elle ne l’avait encore jamais remarqué, mais ses yeux avaient un éclat vert.

— Parce que si c’était arrivé, vous n’auriez pas résisté.

— Je ne comprends toujours rien à ce que vous racontez.

Robin sourit — mais seulement des lèvres.

— Vous aimez presque tout ce que je fais. Et j’aime que vous flattiez mes manies. Mais ce sont des choses — il posa la main sur sa poitrine et l’en éloigna — comme ça… qui viennent de l’intérieur. Celles qui viennent de l’extérieur, ce n’est pas pareil.

Elle voyait la toile derrière l’épaule de Robin. À distance, elle était encore plus précise. Margot frissonna.

— Au revoir, Margot.

C’était un congé. Elle acquiesça, sortit, referma doucement la porte. Et s’enfuit en courant.

Le Dr Margaretta Wenzell était aussi sensible qu’intelligente, ce qui n’était pas peu dire. À deux reprises, elle se présenta au laboratoire de Mel Warfield à l’heure du traitement de Robin. La première fois, ce dernier ne lui adressa pas la parole. La seconde, il ne se montra pas. Au bureau, on lui apprit qu’il était venu, qu’il avait demandé si elle était dans le cabinet du Dr Warfield et, quand on lui avait répondu que oui, il avait tourné les talons. Après cela, Margot ne recommença plus. Elle téléphona au Dr Warfield et lui demanda de lui donner régulièrement des nouvelles du patient. Mel déféra à sa requête sans poser de questions. Et si le Dr Wenzell étudiait les résultats qu’il lui communiquait avec plus de concentration que ne le méritait leur importance, c’était le seul signe apparent de l’intérêt qu’elle leur portait.

Et elle leur portait un intérêt très vif. C’était la première fois dans sa carrière que Margot confiait un patient à un confrère. Pourtant, elle éprouvait un certain soulagement dont elle était consciente. Sans savoir pourquoi, elle avait la certitude que Robin n’avait pas cessé d’être attaché à elle. Elle se refusait délibérément à accorder quelque importance que ce fût à cet attachement mais, malgré tout, elle tirait une sorte de réconfort de la conclusion à laquelle elle était parvenue non sans peine, à savoir que Robin avait ses raisons pour l’éviter et que ces raisons se révéleraient au grand jour le moment venu.

Les progrès qu’il faisait la stupéfiaient. Elle, était en mesure de déduire son évolution probable du jargon ésotérique des comptes rendus qu’elle recevait. Un jour, c’était une baisse accusée des kestéroïdes de classe 17. Un autre jour, c’était une observation sur l’extraordinaire réponse du métabolisme global du patient qui avait provoqué une immunité passagère à l’effet dépresseur de la cortico-adrénaline administrée à doses massives. La troisième semaine, elle avait passé deux nuits entières à se documenter. La production de pituitrine, signalait le rapport, présentait des fluctuations aberrantes sans qu’il y eût de réactions compensatrices des autres glandes ni effet appréciable sur le patient. Un rapport complémentaire, apporté par courrier spécial, lui arriva bientôt et la tranquillisa beaucoup. Il faisait état d’une légère erreur de calcul lors d’une analyse biochimique du sang, erreur qui expliquait presque entièrement cette invraisemblable activité pituitaire. Le phénomène continua néanmoins de l’inquiéter bien qu’elle n’eût pas la suffisance de prétendre critiquer la vaste expérience de Mel Warfield dans le domaine de l’hormonothérapie.

C’était quelque chose d’autre que, tout au fond d’elle-même, elle désapprouvait cependant chez Mel. Les changements psychomatiques et physiologiques imprévisibles accompagnant tout traitement endocrinien exigeaient une attitude très impersonnelle de la part du praticien. Or, dans le cas de Robin, Margot redoutait vaguement que le Dr Warfield fût incapable d’être aussi détaché qu’elle l’eût souhaité. Elle essayait de ne pas penser à cela — et c’était un effort pénible. Quand elle était sur le point de chasser ces préoccupations avec un petit rire, le souvenir des propos singuliers que Mel lui avait tenus dans le laboratoire ce jour-là lui revenait à l’esprit. Mais, depuis, il s’était très vite pris d’amitié pour Robin. Se pouvait-il qu’il éprouvât de la rancune contre lui à cause d’elle ? Son irritation contre Mel et contre elle-même revenait à la charge et, à nouveau, elle souhaitait qu’on la laisse tranquille. Elle avait envie de rire d’elle-même, du rôle de femme fatale qu’elle assumait. Mais le rire n’était pas à l’ordre du jour.

Ces comptes rendus n’étaient pas son unique source d’information sur Robin. Le dixième jour du traitement, elle tomba sur la chronique indiscrète du Daily Blazes intitulée « un homme dans la ville » :

« Vif émoi, ce matin, au Goose’s Neck, lors de l’entrée très remarquée de Vincent Voisier, le Duc pour les intimes, qui faillit renverser une pleine tablée de clients lorsqu’il surgit en trombe, entraînant dans son sillage, littéralement de force. Vie Hill, le célèbre parolier, qui semblait avoir pris racine sur le trottoir. Apparemment, ce qui captivait son attention était un personnage aux cheveux en bataille du nom de Robin English qui déclara à votre serviteur que M. Voisier était d’accord pour monter son spectacle. À ce moment, le Duc et Hill émergèrent du bistrot, enfournèrent l’ami Robin English dans un taxi et démarrèrent en laissant derrière eux l’auteur de ces lignes enveloppé d’un nuage de mono-oxyde de carbone et plongé dans un abîme de perplexité. Or, les lecteurs qui me font l’honneur de suivre fidèlement cette rubrique savent que le cher Voisier est généralement à peu près aussi excitable que l’un des locataires de la morgue municipale. Ou je me trompe fort, ou il se prépare, si j’ose dire, quelque chose de spectaculaire dans le domaine du spectacle. Voisier qui doit sa fortune à la curieuse habitude qu’est la sienne de ne jamais prendre de risques téméraires… »

Puis Margot reçut une lettre d’un éditeur lui demandant avec tact des renseignements avant de verser à un certain Robin English une avance sur un recueil de poèmes. Elle répondit par retour du courrier en se répandant en éloges dithyrambiques sur Robin.

Enfin, il lui téléphona.

— Margot ?

— Euh… Oh ! Robin ! Comment allez-vous ?

— Comme un charme. Et je suis d’une productivité à vous donner la nausée. Vous passez me voir ?

— Passer vous voir ? répéta-t-elle bêtement. Où ?

— Dans les bois de Robin, gloussa-t-il. Chez moi !

— Mais, Robin, je… vous…

— Vous n’avez rien à craindre, lui promit-il solennellement.

Quelque chose vibra délicieusement en elle quand elle discerna la note d’amusement secret qui résonnait dans sa voix.

— Vous savez, maintenant, je suis une grande personne. Plein de réserve, mûr, digne de confiance et pas appétissant pour deux sous. Venez. Je serai distant. Impersonnel. Détaché. Non… disons semi-détaché, comme un mur en pierre de taille. Un homme sérieux, quoi. 16 heures, ça vous va ?

Il se trouvait que ça lui allait. Elle soupira : « Entendu, Robin », et raccrocha.

Elle constata qu’elle avait organisé son après-midi si efficacement qu’elle avait le temps de rentrer pour se changer. Parce que, bien sûr, il fallait qu’elle se change. L’échancrure princière de son corsage était — pas audacieuse, naturellement — mais trop modeste. C’était bien le mot : modeste. Elle ne voulait pas avoir l’air d’une sainte nitouche. Elle voulait avoir l’air d’une femme d’affaires. Aussi mit-elle un tailleur bleu marine agrémenté d’une large ceinture et l’assortit d’un plastron empesé — ce qu’il y avait de plus strict dans sa garde-robe. C’était un pur effet du hasard si cet ensemble la moulait comme un gant, s’il enlevait cinq centimètres à sa seconde dimension pour les ajouter à la troisième. Et ce fut toujours un pur effet du hasard si Robin la reluqua par deux fois. C’est tout juste si elle ne l’entendit pas changer intérieurement de vitesse.

— Diable ! dit-il en s’effaçant. Un mannequin ! Mais c’est la manne qui tombe du ciel ! Entrez donc, Margot.

— Est-ce que vous écrivez une continuité au préalable, Robin ? Vous ne pouvez quand même pas inventer des formules pareilles sur l’inspiration du moment !

— Dans des moments comme celui-ci, je peux, répondit-il galamment en lui offrant son bras.

Ce fut, cette fois, au tour du Dr Wenzell de douter du témoignage de ses sens. Le studio était d’une propreté irréprochable. Les livres étaient dans la bibliothèque. Dans les bibliothèques, même, puisqu’il y en avait trois supplémentaires, indispensables pour aborder le trop-plein de bouquins. On avait fixé dans un coin des rayonnages astucieusement conçus de façon à casser la géométrie de la pièce qui ressemblait un peu trop à une boîte. Des manuscrits s’y alignaient en bon ordre. La planchette du haut était réservée aux instruments de musique. Le zoo était aussi fourni qu’auparavant mais ses occupants étaient répartis dans des cages et un aquarium. Le mur était orné d’un pastel représentant un faune hilare. Où était passée l’autre toile ?

— J’ai peint Chèvre-Pied dessus, dit Robin.

— La télépathie fait-elle partie de vos nombreux talents ? s’enquit-elle sans se retourner.

— La conscience coupable fait partie de mes nombreuses névroses, riposta-t-il. Asseyez-vous.

— J’ai entendu dire qu’on va monter une pièce de vous, enchaîna-t-elle sur le ton de la conversation tandis que Robin posait avec dextérité devant elle un superbe plateau de friandises exotiques : purée d’avocats à l’ail sur toasts, olives fourrées de fromage à la ciboulette, branches de fenouil à l’anchoïade, œufs mimosa aux piments et noix de cajou à l’orientale.

— Ce n’est pas une pièce. C’est une comédie musicale.

— Ah ? De qui est le livret ?

— De moi.

— C’est merveilleux, Robin. J’ai lu quelque part que Vie Hill écrit les lyrics.

— En effet. Voisier a l’air de penser que les miens étaient… Non, je vais vous dire la vérité. Il a fait appel à Hill à cause de sa réputation. Pour avoir un nom connu. Mais c’est moi l’auteur des lyrics.

— Mais, Robin, allez-vous lui laisser…

— Chut, Margot ! Personne ne m’escroque. (Il se mit à rire.) Excusez-moi mais je ne peux m’empêcher de rire en vous voyant vous hérisser comme une mère poule. On dirait une ancienne de Vassar. Rassurez-vous, je fais largement ma pelote. La seule chose, c’est qu’il n’y avait pas assez de noms à l’affiche. J’ai écrit cette amusette d’un jet, je l’ai mise en musique, j’ai réglé la mise en scène. Ce n’était qu’un synopsis d’ensemble. Et puis voilà mon Voisier qui me tombe dessus. Il voulait que je sois le réalisateur de la chose. Et comme il y a une séquence que personne n’a l’air capable de mener à bien — une sorte de dialogue entre une voix et la batterie sur un rythme de boogie —, il veut aussi que je joue cette partie. (Il leva les bras au ciel.) Voisier sait ce qu’il fait. Seulement, le nom d’un seul et même bonhomme pour toute une production n’est pas possible. Le public n’aime pas. Voisier a une optique d’homme d’affaires. Le show business, c’est encore un business.

— Oh ! J’aime mieux ça. Et ce recueil de poèmes ?

— Le recueil ? Des machins que j’ai retrouvés dans l’appartement. (Son regard se posa sur les rayonnages et les bibliothèques.) C’est extraordinaire la quantité de matériel vendable que j’ai exhumé en faisant le ménage.

— Et qu’avez-vous trouvé d’autre ?

— Quelques gadgets. Une pompe centrifuge de mon invention dont la turbine est constituée par un broyeur de hachoir à viande. Un système pour faire des portraits en relief en se servant d’un serre-joints, d’une chaise pivotante et d’une caméra de 35 mm. Un truc pour faire des trous d’un millième de millimètre, ou même moins, dans le verre en utilisant quelques fils métalliques et une cellule sèche n° 6. Vous voyez… des bricoles.

— Et, tout ça, vous l’avez commercialisé ?

— Oui. Ou fait breveter.

— Ce que je suis contente, Robin ! Et vous avez des résultats ?

— Si j’ai des résultats ? (Elle retrouvait cette expression d’émerveillement qu’elle aimait tant chez Robin.) Les gens sont fous, Margot. Ils jettent le fric par les fenêtres. Franchement, je n’ai plus à me faire de soucis pour l’argent. C’est vrai, je ne m’en suis jamais fait. Mais, à présent, il me suffit de donner aux gens mon numéro de compte et de leur demander d’envoyer un chèque : ils se bousculent au portillon. Quand allez-vous me demander pourquoi je vous ai battu froid ?

La brutalité de la question prit Margot au dépourvu. Elle ne pensait à rien d’autre et c’était la raison pour laquelle elle avait accepté l’invitation. Elle rougit.

— À vrai dire, je ne savais pas comment l’amener sur le tapis.

— Ce n’était pas la peine de vous donner ce mal, répondit-il avec un sourire grave. Vous le savez, Margot.

— Sans doute. Alors… pourquoi ?

— Vous aimez les amuse-gueule, dit-il en désignant le plateau multicolore.

— C’est délicieux. Et ravissant à voir mais…

— C’est la même chose. Ce n’est pas une nourriture pour ceux qui ont faim. Les canapés de ce genre sont habilement imaginés pour séduire nos cinq sens — y compris l’ouïe si, comme moi, vous aimez entendre craquer une biscotte croquante sous la dent.

Elle le regarda fixement.

— J’ai l’impression que vous m’appréciez comme on apprécie un smorgasbord !

Il s’esclaffa.

— Je veux dire qu’un homme qui a faim mangera ça avec autant de joie que n’importe qui d’autre. L’important, pour lui, c’est que ce soit de la nourriture. Si, en outre, il goûte le chatouillement émoustillant que dispensent de tels aliments, il regrettera probablement plus tard de s’être empiffré goulûment, quand son appétit physique sera satisfait et qu’il éprouvera alors des faims psychiques-artistiques, si vous préférez. (Robin sourit brusquement.) C’est là une analogie maladroite et biscornue, je sais. Mais elle explique la raison pour laquelle j’ai rompu les ponts.

— Vraiment ?

— Mais bien sûr ! Vous comprenez, Margot, même en étant le patient, je suis capable de voir ce qui m’arrive. Je me demande pourquoi tant de médecins négligent ce fait. Vous pouvez tripoter mon métabolisme, ma psychologie et, au bout du compte, affecter quelque chose d’aussi abstrait que ma maturité émotionnelle, mais il y a quelque chose à quoi vous ne pouvez pas toucher : l’appréciation personnelle que je porte sur les choses que j’ai apprises. Mon sens des valeurs. Vous pouvez changer l’optique que j’ai de ces choses mais pas ces choses elles-mêmes. Par exemple, j’ai une réaction violente contre le sordide, même si j’avais les meilleures raisons de faire quelque chose de sordide au moment où je le fais. Avant, le plus important était pour moi la justification. À présent — je veux dire depuis que j’ai commencé le traitement —, c’est la réaction qui prime. Aussi, j’évite le sordide, moins parce que je n’aime pas faire quelque chose de sordide que parce que je ne veux pas passer par la réaction qui suit.

— C’est un symptôme de maturité. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec moi ?

— J’étais affamé, répondit-il simplement. À tel point que je ne voyais pas clair et, brusquement, j’ai senti que je ne pourrais pas toucher à ces délicieux amuse-gueule tant que je serais dans l’incapacité de les déguster pleinement. Et maintenant… asseyez-vous, Margot !

— Je… il faut que je m’en aille, dit-elle d’une voix étranglée.

— Vous vous trompez. (Robin ne bougea pas. Il parlait très calmement.) Rien ne vous oblige à vous en aller. Vous ne m’avez pas écouté. Vous êtes sur la défensive alors que je ne vous attaque pas. J’ai simplement dit que je suis incapable de faire une chose de mauvais goût. Enfin, une chose que je trouverais de mauvais goût à un moment ou à un autre. Or, vous vous comportez comme si j’avais dit le contraire. Vous pensez avec vos émotions, pas avec votre intelligence.

Lentement, Margot se rassit.

— Vous allez bien vite en besogne, laissa-t-elle tomber sèchement.

— Vous savez que ce que j’ai dit est vrai. Je pourrais vous dorer la pilule, parler deux fois plus pour en dire deux fois moins mais, plus tard, vous m’en voudriez.

— Je vous en veux déjà.

— Non, pas vraiment. (Il riva ses yeux à ceux de la jeune femme et soutint son regard jusqu’à ce que celle-ci ébauchât un sourire.)

— Robin, vous êtes impossible !

— Non, pas impossible. Hautement improbable, c’est tout.

Il se précipita pour lui servir du café — mais comment savait-il qu’elle préférait le café au thé ? Il avait les deux — et enchaîna :

— Maintenant, nous pouvons parler de l’autre chose qui me tracasse. Mel.

— Quoi, Mel ? s’écria-t-elle.

Le ton qu’elle avait employé le fit sourire.

— J’ai dans l’idée que c’est aussi l’autre chose qui vous tracasse, non ?

Elle faillit l’agonir de sottises.

— Pardon, Margot, dit-il en reprenant son sérieux. Warfield est très amoureux de vous.

— C’est ce qu’il dit.

— Pas à moi. Je n’insinue pas qu’il m’a vidé son cœur. Mais il ne peut pas le cacher. La plupart du temps, il évite de parler de vous. Compte tenu des circonstances, cela commence à être monotone — et significatif. (Il haussa les épaules.) Toujours est-il que je me suis aperçu que j’étais parfois un peu inquiet. Pour moi.

— Depuis quand ?

— C’est peut-être un symptôme. Cette maturité induite dont je commence à être imprégné m’a conduit à réfléchir sérieusement à pas mal de choses auxquelles je n’avais jamais pensé auparavant. Nul n’échappe aux pulsions fondamentales de la vie — la faim, l’instinct de conservation, etc. Même à mes périodes d’extrême insouciance, je n’ai jamais été totalement insensible à la faim. L’enfant ne se préoccupe que de la faim immédiate alors que l’adulte consacre la plus grande partie de son énergie à vaincre la faim de demain. C’est ce qui distingue l’approche enfantine et l’approche adulte. L’instinct de conservation est une autre pulsion élémentaire dont je ne me souciais pas le moins du monde aussi longtemps que le danger était invisible. Je faisais attention au taxi qui approchait pour l’éviter mais pas à l’hiver qui approchait. Mais maintenant que l’on soigne mes glandes, je flaire le danger. Émotionnellement, pas intellectuellement. Et dans le futur.

Margot acquiesça.

— C’est le signe d’un ego sain.

— Possible. Bien que la prise de conscience intellectuelle du danger soit bien commode pour se protéger des catastrophes personnelles, elle est aussi la matière première de la névrose d’anxiété. Je ne pense pas que Mel Warfield cherche à me tuer mais je pense qu’il a une bonne raison pour le faire.

— Quoi ?

Margot était horrifiée.

— Absolument. Il vous aime. Vous…

Il laissa sa phrase en suspens et décocha à Margot un sourire engageant. Elle sentit la couleur monter à ses joues tandis qu’elle observait les yeux brillants de Robin, l’ovale lisse de son visage presque dépourvu de menton.

— Ne le dites pas, Robin, fit-elle dans un souffle. Il termina la phrase interrompue avec désinvolture :

— Vous ne voulez pas vous marier avec lui. La personne que vous aimez n’a pas à entrer dans la conversation. (Il éclata de rire.) Qu’est-ce qu’il faut souffler comme vent pour ne pas prononcer deux malheureuses syllabes ! Qu’il me suffise de dire que, pour des motifs qui lui sont propres, Mel voit en moi un rival ou, tout au moins, un obstacle. (Il plissa les paupières et son regard se fit matois.) Je présume qu’il est, par ailleurs, arrivé à la conclusion que le principal reproche que vous me fassiez était ma… mon immaturité. Non, Margot, pas la peine de répondre. Donc, si j’ai raison — et je crois avoir raison —, il se trouve dans la situation peu enviable de quelqu’un qui s’acharne à éliminer le plus gros handicap dont souffre son rival. Son unique handicap, si vous me permettez d’ajouter cette précision, madame, fit-il en clignant de l’œil et en inclinant sur le sourcil un chapeau imaginaire.

— Si vous voulez mon avis, vous vous faites une montagne de…

— Voyons, Margot, vous êtes certainement assez psychologue pour vous rendre compte que je n’accuse pas Mel d’être un assassin en puissance, ni même de vouloir consciemment me causer du tort. Mais les compulsions du subconscient ne sont pas civilisées. Vous manifestez tout juste de l’agacement quand quelqu’un vous bouscule dans un bus bondé : c’est la façon civilisée de sublimer votre désir de meurtre. Vos réflexes conditionnés vous empêchent de plonger dans la poitrine de votre bousculeur la première lime à ongles qui passerait à votre portée. Mais que penser des impulsions d’un homme qui s’attaque à quelque chose d’aussi complexe qu’une remise en ordre de l’équilibre glandulaire d’un autre — moi en l’occurrence ? Dans le bus, votre facteur de sécurité dispose de toute une marge de choix : l’absence de réaction visible, un haussement de sourcil, un commentaire aigrelet avant d’en arriver au point où vous flanquerez à l’importun un bon coup sur la caboche. En revanche, son brave petit subconscient n’a qu’à faire faire un faux mouvement à Mel au moment où il m’administre une piqûre. Ou à lui faire prendre un chiffre pour un autre quand il effectue un dosage à la fraction de milligramme près pour me liquider de plusieurs façons aussi horribles les unes que les autres. Mais que vous arrive-t-il, Margot ?

— Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi ignoble, déclara-t-elle sur un ton égal bien que sa voix tremblât. Quelle suffisance et quelle lâcheté ! Mel Warfield a peut-être l’infortune d’être un homme mais c’est l’un des hommes les plus admirables qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il n’y a pas dans ce pays, et probablement pas dans le monde entier, un scientifique plus habile que lui. C’est également un gentleman au sens désuet du terme — oui, je le maintiens, et ce n’est pas votre air méprisant d’adolescent qui m’en empêchera — et quand il s’occupe d’un patient, le patient passe avant tout. (Elle se leva.) Robin, j’ai dû supporter beaucoup de choses de vous parce que, en tant que spécialiste, je savais à quoi m’attendre. À présent, c’est fini. Vous allez apprendre que le prix à payer pour le privilège de devenir un adulte consiste en partie à contrôler les bruits que fait votre bouche.

Robin eut l’air un peu surpris.

— Il n’aurait pas été très honnête de ma part de ne pas dire tout haut ce que je pense tout bas.

Margot poursuivit comme si elle n’avait pas entendu :

— Ce genre de contrôle ne s’arrête pas à la bouche, d’ailleurs. Il arrive à tout le monde d’avoir de temps en temps des pensées mesquines, d’être couard. Apparemment, et c’est tout à fait normal, en accédant progressivement à la maturité, vous développez en même temps un complexe d’infériorité. Vous commencez à vous rendre compte que vous n’arriverez jamais à la cheville de Mel et le seul moyen de vous en sortir est de le rabaisser pour vous sentir plus grand que lui.

— Dieu du ciel, raccrochez votre knout, Margot ! Soyez certaine que je n’ai aucune envie de raconter des salades sur Mel derrière son dos. Si je vous ai exposé franchement comment je vois les choses, c’est pour une seule raison : pour que vous compreniez pourquoi j’ai décidé d’interrompre le traitement.

Margot était presque arrivée à la porte. Elle s’immobilisa brutalement comme si elle avait été tirée en arrière par une corde.

— Vous n’allez pas faire ça, Robin !

— Figurez-vous que si. Il n’est pas dans mes habitudes de passer des nuits entières à me demander ce que quelqu’un est susceptible de me faire comme vacheries. Et j’en suis là. Je suis arrivé exactement au point où je voulais arriver. Je n’ai jamais eu autant de productivité. Je peux vivre correctement avec ce que je gagne et si je m’arrêtais de travailler demain, je pourrais vivre jusqu’à la fin de mes jours grâce à ce que me rapporteront cette comédie musicale, mes brevets, mes pièces et mes poèmes. D’ailleurs, je n’ai nulle intention de me reposer sur mes lauriers.

— Mais c’est insensé, Robin ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Pour le moment, vous ne pouvez pas compter sur l’équilibre biochimique de votre système glandulaire. Il est impératif de le stimuler artificiellement jusqu’à ce qu’il s’habitue peu à peu à fonctionner en l’absence du thymus. En outre, les doses d’extraits glandulaires colossales mais soigneusement calculées que l’on a été obligé de vous administrer doivent être compensées à mesure qu’elles s’élimineront pour retrouver un taux normal. Vous ne pouvez tout simplement pas arrêter maintenant !

— Je vais tout simplement arrêter maintenant, la singea-t-il. J’ai pris le risque de commencer ce traitement. Je prends le risque de l’interrompre. Ne vous inquiétez pas. Quoi qu’il arrive, votre Mel bien-aimé demeurera un agneau pur et sans tache. N’oubliez pas la décharge que j’ai signée. Je ne poursuivrai personne en justice.

— Vous faites tout ce que vous pouvez pour être le plus blessant possible, n’est-ce pas ? J’aimerais savoir pourquoi.

— J’ai l’impression que c’est le seul moyen de vous faire comprendre, répondit-il avec hésitation. Mais, si vous y tenez, j’ai une autre raison. Si j’en crois les journaux, ce que je produis actuellement est bon. Je suis arrivé à la conviction que la créativité dont je peux me targuer tient dans une large mesure à cette immaturité dont vous voulez me débarrasser. Pourquoi larguerais-je l’élément irrationnel responsable d’une œuvre comme ma comédie musicale ? Pourquoi poursuivrais-je un traitement au terme duquel je ne produirai plus rien de créateur. Je donne la priorité à mon art, c’est tout.

— Comme vous voudrez, Robin, laissa tomber Margot sans émotion apparente. Puisque c’est comme ça, nous vous laisserons mijoter dans votre jus quelque temps. Faites attention à votre régime. Quand vous aurez besoin du secours de la médecine, faites-moi signe et je tâcherai d’obtenir de Mel qu’il répare les pots cassés.

— C’est très gentil de votre part. Mais pourquoi prendre cette peine ?

— En partie par entêtement et en partie pour des raisons de morale professionnelle qu’un enfant, si précoce soit-il, ne saurait vraisemblablement pas pleinement appréhender.

Robin se leva et alla d’un pas lent vers la porte.

— Au revoir, docteur Wenzell.

— Au revoir, Robin. Et bonne chance.

Plus tard, Margot était dans son bureau, à la clinique, quand le téléphone sonna.

— Allô ?

— Margot ! Je viens de recevoir par porteur un mot de Robin English.

— Mel ! Qu’est-ce qu’il dit ?

— Qu’il ne veut plus revenir me voir. Il a joint à son mot un chèque représentant exactement le double de la somme que je lui avais facturée.

— Est-ce qu’il court un risque ?

— Bien sûr que oui ! Les réactions pituitaires sont absolument imprévisibles, vous le savez. Si je n’ai pas un bilan toutes les soixante-douze heures, je suis dans l’incapacité de formuler aucun pronostic. Il ira peut-être parfaitement bien — je n’en sais rien. Il est robuste, en bonne santé et a une résistance extraordinaire. Mais interrompre le traitement maintenant, c’est tirer un chèque en blanc sur son métabolisme. Vous ne pouvez pas intervenir auprès de lui ?

— Moi ? Que puis-je faire ?

— Il vous écoutera, Margot. Essayez, voulez-vous ? Je… c’est vrai, en un sens, je suis heureux d’être débarrassé de ce poids, franchement. Ça a été… Mais il n’empêche que cette histoire va me faire passer des nuits blanches. Je peux compter sur vous pour tenter de le ramener à la raison ?

Le silence se prolongea interminablement à l’autre bout du fil.

— Allô, Margot… vous êtes toujours là ?

— Oui, Mel. Laissez-le faire. C’est cela qu’il veut.

— Margot ! Vous… vous voulez dire que vous n’irez pas le voir ?

— Non, je ne peux pas, Mel. Je n’irai pas. Ne me demandez pas pourquoi.

— Je ne sais que vous dire. Qu’y a-t-il, Margot ?

— Il n’y a rien. Je n’irai pas le voir, c’est tout. D’ailleurs, cela n’avancerait à rien. Je me moque de ce qui arriv… Oh Mel ! Surveillez-le… Il ne faut pas que quelque chose… Mais non, tout se passera bien. Lisez ce qu’il écrit, Mel. Voyez ses pièces. Cela vous fera comprendre.

— Et si ce que je comprends ne me plaît pas, que serais-je censé faire ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas. Appelez-moi si vous trouvez quelque chose, Mel.

— C’est entendu, Margot. Je… je suis désolé. Je ne m’étais pas rendu compte que vous… je veux dire que je le savais mais j’ignorais que vous éprouviez un tel…

— Au revoir, Mel.

Elle raccrocha et resta immobile sans même essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues.

Le premier roman de Robin sortit cinq mois plus tard.

Sa comédie musicale Too Humorous to Mention tenait l’affiche depuis huit semaines. Et c’était le tout début de l’incroyable carrière qu’elle allait faire. Le Calice de Cellophane, ce petit recueil de vieux poèmes retrouvés, en était à sa sixième réédition. Trois nouvelles chansons de Too Humorous jouaient à saute-mouton, chacune prenant à son tour la place de l’autre dans le peloton de tête du hit-parade. Le titre de l’une d’elles, Born Tomorrow, avait été acheté pour une somme ébouriffante par Hollywood et les droits d’auteur commençaient à tomber dans l’escarcelle de Robin. Ce roman, intitulé Festons, était une œuvre insolite et captivante. Les éloges délirants des trois critiques qui avaient eu la chance de le lire sur manuscrit le placèrent au premier rang de la liste des best-sellers et il resta, flottant comme un oriflamme. Robin English reçut d’une université du Iowa le grade de docteur en droit honoris causa, l’État du Kentucky le nomma colonel, il fut élu membre du Lands Club et promu conseiller technique de la Société américaine des Inventeurs. Il adressa une lettre de remerciements à la municipalité de Enumclaw, État de Washington, qui lui avait envoyé une clé baroque en or, la clé de la ville, ni plus ni moins, sous prétexte qu’il y avait vu le jour. Sa photographie parut dans la page du « Jeune homme du mois » de la revue Pic. Il s’acheta une propriété invraisemblablement fonctionnelle dans le comté de Westchester. Il écrivit une plaquette osée qui se vendit à Boston et fut interdite à Paris, enregistra une collection d’appels de muezzins, gagna le concours des mangeurs de boudins organisé par la foire du comté de Bucks et fit une causerie radiodiffusée sur l’évolution de la poésie moderne qui fut considérée comme le nec plus ultra de la sémantique.

Il acquit un remorqueur, fit transformer une péniche en luxueux yacht de plaisance et fit cadeau de ces deux bâtiments à l’hôpital municipal pour que les enfants handicapés fassent des excursions nautiques à Coney Island.

Puis il disparut.

À ce moment, Robin English était une légende, et chroniqueurs et agences de presse disposaient de suffisamment de matériel sur son compte pour que, malgré la place importante qu’il occupait, son absence ne se fasse sentir que progressivement. Cependant, peu à peu, les questions que l’on se posait dans boîtes de nuit et les salles de rédaction aux petites heures commencèrent à prendre de l’ampleur. Les journalistes chargés de ramener un papier, n’importe quel papier sur R.E., revenaient la plupart du temps les mains vides. Les lettres adressées par les lecteurs — par les lectrices, surtout — de la chronique « un homme dans la ville », qui s’enquéraient de lui se tarissaient. De temps en temps, il paraissait encore un encadré ou deux en première page mais la presse cessa brusquement de parler de Robin English quand toutes les rédactions reçurent une circulaire ronéotypée leur signifiant que, dorénavant, un cabinet juridique traiterait les affaires de M. English et qu’il ne serait répondu à aucune question. Les lettres d’affaires, après avoir été photocopiées, étaient retournées à l’expéditeur revêtues de la griffe de Robin et de la raison sociale de ses conseils. Le courrier de ses fans était classé.

À New York, il n’y a que deux catégories de gens qui peuvent disparaître : ceux qui sont très pauvres et ceux qui sont très riches — à condition qu’ils s’en donnent la peine. Robin réussit dans cette entreprise. Alors, les rumeurs prirent naissance. Dans le rôle de Billy le Bouffon qu’il jouait dans sa comédie musicale, il portait un masque et une perruque — et l’on disait que ce n’était pas sa doublure qui paraissait en scène à chaque représentation. On prétendit l’avoir vu à Hollywood, l’avoir vu en Russie, l’avoir vu mort, et même, une fois l’avoir vu sur Flatbush Avenue. La rumeur faisait accéder à l’épique les talents extraordinaires de Robin English. Il était conseiller de trois membres du Cabinet. Il avait inventé un moteur spatial et se trouvait présentement en orbite autour de Mars. Il avait trouvé une méthode pour raffiner l’uranium 235 sans avoir besoin d’autre chose que d’une cuisine normalement équipée et il se donnait un mal fou pour cacher sa découverte. Il était l’auteur de tous les pamphlets qui surgissaient ici ou là, tracts injurieux, manifestes politiques incendiaires ou brochures pornographiques. Et, bien sûr, meurtres et cambriolages étaient portés au crédit de ses pharamineuses capacités. Tous ces bruits romanesques avaient autant d’attraits qu’en avaient eus ses activités réelles mais comme il n’y avait ni livre, ni pièce, ni invention pour leur donner corps, Robin finit par disparaître des journaux et des conversations.

Mais pas de la pensée de quelques personnes. Le Dr Wenzell et le Dr Warfield rédigèrent une étude annotée du cas English accompagnée d’une analyse psychologique aussi fine que possible. L’intérêt de ce travail était ostensiblement d’ordre purement professionnel. Mais s’il conduisait à une conclusion rationnelle permettant d’avoir une idée de l’endroit où se trouvait et de ce que faisait l’intéressé, qui aurait pu prétendre que cette conclusion n’était pas la raison d’être d’un tel travail ? Toujours est-il que le livre ne fut pas publié. Il demeura dans les classeurs de Mel Warfield, à portée de la main. Et le manuscrit continua de grossir. Telle paillette de fantaisie, ici, était un symptôme irréfutable de déséquilibre des surrénales. Telle pensée lucide, là, était un signe d’équilibre post-pituitaire. On ne pouvait pas savoir. Mais, n’est-ce pas, on sait si peu de choses…

Un jour, tard dans la soirée, le Dr Mellett Warfield fut appelé à l’hôpital. Il s’agissait d’un malade hormonal. Sérlation et psychologie : c’était un de ces cas qu’il ait toujours eus en horreur. Mais, cette fois, ce fut encore pire que d’habitude. La salle de consultation était dans le couloir tout à côté du bureau de Margot où il avait l’habitude d’entrer faire la causette quand il se trouvait dans les parages. Cela faisait trois mois maintenant qu’il n’y avait pas mis les pieds. Margot, si elle ne lui avait pas interdit sa porte, ne l’avait pas non plus invité. Depuis la disparition de Robin, un mur de silence se dressait entre les deux médecins.

Et, ce soir-là, Mel Warfield passa un sale moment. Pas à cause du malade. C’était un cas délicat mais pas exceptionnel. Non, à cause de ce bureau silencieux dans le couloir, vide et obscur, tout comme la voix de Margot au téléphone, ces derniers temps, vide et noir comme ses yeux. Il était vide, il était noir, mais il y aurait sur la table un crayon qu’elle avait touché, un endroit sur le sous-main où elle avait posé son coude en s’arrêtant pour réfléchir à… à ce à quoi elle réfléchissait depuis tant et tant de jours.

Il s’occupa avec diligence et efficacité de son patient, donna ses instructions à l’infirmière de nuit pour les derniers détails et quitta la salle, furieux contre lui-même : il s’était plus concentré sur le bureau de Margot que sur son malade. Inadmissible ! En même temps, il se rendait compte que s’isoler comme il le faisait ces derniers temps dans son laboratoire avait été tout aussi néfaste en dépit du travail qu’il avait accompli. « Surcompensation », marmonna-t-il. Et il eut envie de se botter les fesses : voilà qu’il collait des étiquettes sur ses préoccupations comme n’importe quel petit foutriquet de psychologue de salon ! Il ouvrit la porte dépolie et entra dans le bureau de Margot.

Il s’adossa au battant et ferma les yeux pour s’accoutumer à l’obscurité. Margot se parfumait rarement et pourtant sa présence imprégnait la pièce. Il rouvrit les yeux lentement. La lourde bibliothèque était là avec son austère alignement de volumes ésotériques vert et or, noir et or. Il y avait des jumeaux, il y avait des triplés, il y avait des cousins mais tous faisaient partie de la même famille, tous prétendaient être l’Objectivité avec un grand O bien qu’ils eussent été écrits par des êtres humains… Il se secoua avec irritation.

À l’autre bout du bureau, la pendule au bourdonnement discret luisait d’un éclat aussi faible que son murmure. 3 heures et demie. Dans douze heures, ce serait le même décor. Seulement, Margot serait là. Peut-être penchée en avant, le menton dans une main, pensant mélancoliquement à… Oh ! à un vers, à une glande endocrine, à un lambeau et à une lourde et corrosive inquiétude. S’il ouvrait tout grands les yeux en direction de la table de travail plongée dans la pénombre, il pourrait presque voir… Elle sanglotait et il fut si abasourdi qu’il cria :

— Margot !

La jeune femme fut probablement aussi surprise que lui mais elle ne proféra pas un son.

— Margot ! Qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous… Il est 3 heures et demie… qu’est-ce que vous ?

— N’allumez pas, lui dit-elle d’une voix grave en le voyant bouger.

Il se retourna vers elle et écarta les bras. Il eut l’impression qu’elle secouait la tête, les laissa retomber le long de son corps et s’arrêta stupidement. Il devina qu’elle tremblait. Alors, il se mit à genoux devant le fauteuil de Margot et la serra très fort contre lui.

— Vous l’avez vu.

Elle acquiesça et il sentit la caresse d’une joue humide sur son cou. Il est arrivé quelque chose, se dit-il. Il faut absolument que je sache quoi. Si j’en suis réduit aux conjectures, je vais devenir fou !

— Que s’est-il passé, Margot ?

Elle poussa un cri déchirant, un hurlement aux stridences de scie qui picotait les paupières, qui tordait les tendons de la gorge.

Je vais lui demander. Je vais lui demander la chose la plus épouvantable possible et ce ne sera pas cela. Alors, je passerai à la suivante. Il s’humecta les lèvres.

— Est-ce que… est-ce qu’il… (Mais non, ça ne pouvait pas sortir de cette manière.) Il… vous a demandé…

À nouveau, elle fit oui de la tête. Sa pommette était dure, brûlante sur le cou de Mel.

— J’ai dit oui, laissa-t-elle tomber d’une voix rauque. Qu’aurais-je pu dire d’autre ? Il savait… Il devait sûrement savoir…

Un spasme contracta le diaphragme de Warfield et ses oreilles bourdonnèrent quand le souffle lui manqua.

Il se releva et se mit à se parler à lui-même en articulant avec grand soin. Il parlait silencieusement, il disait des choses bien balancées sur le behaviorisme, sur ce qui, après tout, arrive tous les jours aux gens… « Sacré nom de Dieu ! » Margot n’était pas « les gens ». Margot était… était…

— C’est délirant, Margot. Entièrement dément ! Écoutez-moi… Vous allez tout me raconter. Tout jusqu’aux plus infimes, aux plus insignifiants détails. En commençant par le commencement.

— Pourquoi ?

— Parce que je le veux. Parce que c’est indispensable.

Un fragment de son esprit se demandait avec détachement comment il faudrait faire pour employer ce ton volontairement.

— Si vous voulez.

Il comprit que c’était pour lui et nullement pour elle qu’elle acceptait.

Elle s’était mise à la recherche de Robin. Elle l’avait cherché pendant des semaines autour des théâtres où l’on jouait ses pièces, dans les bibliothèques, dans les parcs, partout. Elle avait admis que, bien que l’évolution de Robin dût suivre une certaine logique, c’était une logique qui lui échappait à elle. Aussi, la meilleure solution était-elle encore de le chercher à l’aveuglette.

Il existe, dans le Village, une boîte où l’on ne sert pas à manger et où l’on ne boit pas d’alcool. Rien que du vin et du Champagne. Il y a des divans, des fauteuils profonds, des tables basses. Cela ressemble plus à un salon trois fois plus grand que nature qu’à un bistrot. Le Dr Margaretta Wenzell, qui se dirigeait vers un obscur restaurant italien du quartier d’où émanait un fumet de spaghetti et de sauce verte, avait obéi à une mystérieuse impulsion et, au lieu d’entrer dans cet établissement, elle s’était retrouvée en train de commander un verre de vin frappé.

Elle s’était installée dans un coin et avait été surprise de voir d’excellentes peintures accrochées entre les fenêtres. Quelqu’un d’invisible jouait du piano avec une douloureuse perfection. Près d’elle, un monsieur étudiait la jaquette d’un livre comme s’il y discernait tout le contenu de l’ouvrage. En face, un autre homme, tout aussi muet, étudiait les yeux d’une jeune fille comme s’il y discernait toute son âme.

Margot avait soupiré. Elle se sentait seule. Soudain, un rire fusa et elle se leva d’un bond comme si on l’avait empoignée à bras-le-corps.

— Pourtant, je n’avais pas reconnu sa voix, dit-elle à Mel. Ni même l’usage qu’il en faisait. Je suis vraiment dans l’incapacité d’expliquer ce qui s’est passé. C’était comme si une impulsion m’avait conduite dans cette botte, quelque chose d’irraisonné et de vague. Ce que l’on ressent, par exemple, quand on dit : « Chiche »… mais en mille fois plus fort. C’est important parce que c’est là l’un des rares indices qui montre comment il a changé et… et ce qu’il est.

Sans se soucier de son verre qu’elle avait renversé, elle s’était dirigée comme une somnambule vers le recoin où s’élevaient un léger bourdonnement de voix et les notes désinvoltes du piano.

Il était là, devant elle, penché au-dessus d’une longue table basse sur laquelle s’appuyaient ses mains — elle ne se rappelait pas qu’elles étaient aussi grandes, aussi massives —, la tête tournée vers la fille assise sur le canapé à sa droite.

Elle regarda la fille, elle regarda les quatre autres personnes du groupe, elle regarda le pianiste qui avait l’air de s’ennuyer et regarda à nouveau Robin. Ce ne fut qu’au second coup d’œil qu’elle le reconnut bien que bizarrement, elle sût qu’il était là.

Il était différent. Ses cheveux étaient différents — ils étaient plus sombres, sans doute parce qu’il se mettait quelque chose dessus pour aplatir ses épis rebelles. Ses yeux paraissaient plus allongés, probablement parce que, à l’état de repos, ses paupières étaient en partie baissées. Mais c’était son visage qui, globalement, avait le plus changé. Il avait plus de volume, il était mieux proportionné. Son ancien manque d’assurance avait disparu comme avait disparu sa charmante expression d’émerveillement. Pourtant, il ne manquait pas de charme. Mais c’était un charme d’un type particulier qu’elle n’avait jamais associé à Robin. En un éclair, elle sut qu’il ne lui serait plus possible d’accoler l’adjectif « puéril » à son nom.

Elle aurait pu parler mais elle était sans voix. Robin leva la tête et se mit instantanément debout comme s’il comprenait la situation et devinait ce que Margot éprouvait. Mlle Effingwell ! s’exclama-t-il joyeusement. (En trois enjambées, il fut à côté d’elle et glissa sa main robuste sous le coude de la jeune femme — qui avait bien besoin de ce support.) Vous me remettez ? Freddy, au service comptable. (Et il lui adressa un clin d’œil.)

— F-Freddy… bien sûr, murmura Margot, trop faible pour penser.

Il la guida jusqu’au canapé où elle fut bien contente de se laisser tomber.

— Mademoiselle Effingwell, permettez-moi de vous présenter mes compagnons de bombance. De gauche à droite, Binnie Morrow, le cadeau du Missouri au monde du spectacle. Cortlandt. Faites attention, c’est un authentique V.R.P. Et ces deux messieurs à lunettes et au regard intense sont respectivement le Dr Pellegrini et le Dr Fels, l’un et l’autre psychiatres.

— Je ne suis encore qu’interne, précisa Pellegrini.

Et il rougit. Il avait l’air très jeune.

— Et voici enfin, poursuivit Robin, en désignant une femme petite et mince portant un costume de tweed, Mlle McCarthy, membre d’une des deux plus vieilles professions du monde — je parle de la seconde.

— À l’entendre, c’est on ne peut plus romanesque, dit en souriant Mlle McCarty. À vrai dire, je suis employée chez un prêteur sur gages.

— Nous sommes en plein dans une discussion fantastique, enchaîna Robin. Je venais de demander une simple petite définition et cela a déclenché un feu d’artifice à n’en plus finir.

— Continuez, je vous en prie. Que vouliez-vous définir ?

— La maturité.

Et Robin s’empressa d’ajouter comme pour détourner l’attention de ses amis de la grimace crispée de Margot qui avait blêmi :

— Mais où diable achetez-vous vos cravates, Cortlandt ?

Le représentant baissa les yeux et sortit de dessous sa veste le pan de son éblouissante cravate plastron qui remplit en cet instant la seule fonction assignée à sa fastueuse existence : tous les yeux se braquèrent sur elle, ce qui laissa à Margot le temps de recouvrer son sang-froid.

— Où en étions-nous ? demanda finalement Mlle McCarthy.

— Je disais que tous les psychiatres étaient fous, répondit Binnie Morrow la danseuse. (Elle devint écarlate, ce qui s’harmonisait on ne peut mieux aux cheveux châtains qui encadraient son visage.) Et alors, le Dr Pellegrini a répondu que lui et le Dr Fels étaient psychiatres. Je suis navrée. Je ne savais pas.

— Inutile de vous excuser, dit Fels.

— Absolument, renchérit Robin. Si c’est vrai, eh bien, c’est vrai, que les deux déments en question soient ou ne soient pas des nôtres. Et si c’est faux, je suis convaincu qu’ils sont capables de se défendre. Qu’en pensez-vous, docteur Fels ?

L’interpellé se tourna vers Binnie.

— Pourquoi pensez-vous que les psychiatres sont fous ?

La jeune fille se mit à tripoter le pied de son verre.

— À cause des gens qu’ils fréquentent. De tout ce que leurs clients leur racontent.

Pellegrini éclata de rire.

— Eh bien, j’estime que vous avez raison. À la clinique, nous travaillons par équipes de deux ou en groupe. De cette façon, nous pouvons nous surveiller les uns les autres. Quand il m’arrive de songer aux influences que doit subir un psychiatre lorsqu’il est tout seul, j’ai froid dans le dos.

— Quel est votre sentiment ? s’enquit Robin à l’adresse de Fels.

— Je ne me tracasse pas énormément. Rares sont les névrosés particulièrement dominateurs. Il y a de petits maniaques, bien sûr, mais la plupart restent braqués sur leur idée fixe et ils n’ont pas de conflits manifestes. Ce sont surtout les gens qui ont des désaccords internes que nous traitons et ceux-là sont tiraillés par un grand nombre de forces opposées ou presque opposées qui se traduisent par une débilité globale.

— Et l’immaturité, ajouta Robin. Le représentant leva la tête.

— Eh bien, voilà votre définition. Retournez la formule, rendez-la positive et vous définissez la maturité comme la force et la santé de l’esprit.

Robin ouvrit la bouche mais la referma aussitôt. Qu’est-ce qui rendait ses traits tellement différents ?

— La force et la santé de l’esprit, répéta Mlle McCarthy d’une voix songeuse. Ces deux termes ne veulent pas dire grand-chose. La force… par rapport à quoi ? Un homme est plus fort qu’une fourmi. Or, compte tenu de sa taille et de son poids, une fourmi peut déplacer des choses beaucoup plus lourdes qu’un homme. Quant à la santé de l’esprit… Qui sait ce qu’elle est ?

Pellegrini intervint :

— Santé de l’esprit et maturité sont synonymes.

— Tous les enfants sont-ils des fous ? demanda Mlle McCarthy.

— Vous savez très bien ce que j’entends par là, riposta Pellegrini sur un ton presque irrité. La maturité est l’état qui existe lorsque la santé de l’esprit est présente dans un organisme à son apogée ontogénétique.

— Voilà qui vous la coupe, lança Robin, narquois.

— Pas du tout, protesta Cortlandt. Que voulez-vous dire par « apogée ontogénétique » ? Le fonctionnement le plus parfait possible de l’animal concerné ?

— En effet.

Cortlandt secoua sa tignasse rousse.

— Il me semble avoir lu quelque part que, si l’on en croit l’anatomie comparée, l’homo-sapiens est unique dans le groupe des animaux à sang chaud du fait que, physiquement, il meurt de vieillesse avant d’avoir atteint pleinement sa maturité.

— C’est exact, approuva le Dr Fels. Parallèlement, les recoupements anatomiques indiquent que la période de gestation chez la femme devrait être de onze mois au lieu de neuf. Saviez-vous que c’est reconnu par la loi ? Toujours est-il que les psychiatres se heurtent perpétuellement à l’immaturité. Je pourrais presque dire que notre travail consiste essentiellement à maturer nos patients. L’homme est le seul animal qui demeure un enfant toute sa vie. Pour un gorille mâle ou pour un lion adulte, la maturité est une chose très sérieuse. Les besoins fondamentaux — la procréation, l’instinct de conservation, la chasse — requièrent une présence de tous les instants. Le gorille et le lion n’ont pas le temps de se consacrer aux petits divertissements qui occupent tant l’humanité.

— Ah ! Ah ! fit Robin. Alors, la poésie, la musique, la sculpture sont les produits des mêmes impulsions qui font qu’un petit chat joue avec une pelote de laine ?

Fels hésita.

— Je… je suppose que, objectivement parlant, c’est en effet vrai.

Cortlandt revint à la charge :

— Vous venez de nous apporter une autre définition par implication, docteur. Vous avez déclaré que le travail du psychiatre est essentiellement de maturer ses patients. La maturité serait, dans ce cas, ce qu’il appellerait ajustement ?

— Ou équilibre psychique, puissance orgasmique ou guérison selon l’école dont se recommande votre psychiatre, dit Robin en souriant.

Fels acquiesça.

— Ce serait la maturité.

C’était Mlle McCarthy qui avait pris le relais.

— Ce que vous avez dit il y a un instant, docteur Pellegrini, à propos de l’apogée onto… enfin, cette plénitude des facultés est fort intéressant. S’il est vrai que les humains meurent de vieillesse précocement, en quelque sorte, que serions-nous si nous parvenions à la complète maturité ? Pellegrini parut surpris et ce fut Fels qui répondit :

— Comment voulez-vous que l’on extrapole dans un domaine pareil ? Cela ne s’est jamais produit.

— Jamais ? demanda Robin.

Si doucement que personne, apparemment, ne l’entendit sauf Margot. Mais en quoi son visage était-il donc différent ?

— Voilà un argument qui va loin, fit Cortlandt. Si l’on s’en réfère aux autres animaux, votre homme pleinement développé serait une créature taciturne, prédatrice, prudente, copulante pour qui la vie, le fait de vivre seraient une affaire terriblement sérieuse.

— Non ! s’écria la danseuse avec une violence inattendue. Vous en faites un gorille au lieu de le transformer en quelque chose de mieux.

— Pourquoi faudrait-il absolument qu’il soit mieux ? s’enquit Robin.

— Mais c’est forcé ! Pour moi, c’est l’évidence même. Ce serait peut-être comme ça si l’homme n’était qu’un animal. Seulement, il est plus qu’un animal. Un homme possède quelque chose de plus que… que… (Binnie ne savait plus où elle en était. Elle se reprit :) À mon avis, il deviendrait comme… comme le Christ :

— Ou Léonard de Vinci ? suggéra Cortlandt.

— Eh bien, docteur Fels ? demanda Robin.

— Que voulez-vous que je vous dise ? grommela sèchement le psychiatre. Il ne s’agit plus de mon domaine. Nous nageons en pleine fantaisie.

— Vous croyez ?

Robin arborait un large sourire.

— Parfaitement ! (Fels se leva.) Si vous voulez bien m’excuser, il se fait tard et, demain, j’ai une journée chargée. Vous venez, Pellegrini ?

Le jeune médecin fit mine de se lever à son tour mais il se rassit et rougit.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Fels, je préférerais… c’est-à-dire que j’aimerais savoir où va mener ce débat.

— À la fantaisie, réitéra le Dr Fels sur un ton catégorique. Venez !

Robin se tourna vers Pellegrini.

— Le Dr Fels a marqué un point sérieux. Vous devriez suivre son conseil.

Pellegrini ne savait plus trop où il en était. Écartelé entre le respect manifeste qu’il portait à Fels et son désir de poursuivre la discussion, il finit par se mettre debout et quitter la salle. Au moment où il s’apprêtait à s’éloigner, son confrère lança à Robin :

— Vous faites preuve d’une perspicacité stupéfiante, cher monsieur. Vous auriez dû être psychologue.

— Je savais que vous me comprendriez, docteur, répondit English en agitant la main. Bonne nuit.

Quand les deux psychiatres furent hors de portée d’oreille, Cortlandt se tourna vers Robin, le front plissé.

— Dites donc, il s’est passé quelque chose qui m’a échappé. J’aimerais savoir quoi.

— Oui, fit Mlle McCarthy. Que voulait-il dire par cette allusion à votre perspicacité ?

Robin s’esclaffa.

— Le Dr Fels s’efforçait de protéger le jeune Pellegrini des influences néfastes et je l’ai pris la main dans le sac.

— Quelles influences néfastes ? voulut savoir Binnie Morrow.

— Vous rappelez-vous ce que Fels disait tout à l’heure ? Que l’objectif de la psychiatrie est de maturer les patients. Il a raison, vous savez. Pour un psychiatre, l’équilibre émotionnel et la maturité sont pratiquement une seule et même chose. Et un patient qui parvient à un tel équilibre est quelqu’un qui maîtrise ses conflits internes. Les conflits internes ne tombent pas du ciel. Un pied-bot, une semi-cécité, le désir de retourner à la matrice n’engendrent pas de conflits, sinon par rapport à autrui. À ce que l’on appelle la société. Aussi, la psychiatrie moderne, conclut-il, en levant ses larges mains, vise à maturer les patients non en termes d’ontogénèse, non sur une base psychomatique individuelle mais uniquement et nécessairement en fonction de la société qui est en soi illogique, non fonctionnelle et immature.

— Ça tient debout, dit Cortlandt. La société fait des choses absolument interdites dans n’importe quel jardin d’enfants correctement organisé. La violence, la cupidité, l’injustice, la stupidité font florès. On est obligé de porter des vêtements trop épais quand il fait chaud et trop légers quand il fait froid. On justifie le crime à condition qu’il soit commis sur une assez grande échelle. Nous… mais à quoi bon ? De quoi Fels cherchait-il à protéger Pellegrini ?

— D’envisager la maturité en fonction de l’individu sans tenir compte de la société. Quand nous avons commencé à examiner le produit fini, la courbe extrapolée sur le graphique, nous mettions en évidence une fin qui niait tout ce qu’est la psychiatrie moderne et tout ce qu’elle essaye de faire. Alors, Fels a déclaré que nous nagions en pleine fantaisie et il a battu en retraite.

— Si je comprends bien, dit Mlle McCarthy sur un ton caustique, il ne voulait surtout pas troubler les toutes fraîches convictions de Pellegrini qui croit dur comme fer à la valeur de la psychiatrie.

— Est-ce que vous voulez dire que la psychiatrie et la psychanalyse ne valent rien ? demanda Binnie Morrow, l’angoisse dans la voix.

— Mais non ! explosa Robin. Je n’ai jamais dit ça !

Les psychanalystes font un boulot méritoire compte tenu du matériel auquel ils ont affaire. Il n’en demeure pas moins que leur principale occupation consiste à adapter les individus afin qu’ils puissent survivre sans difficultés dans un environnement monstrueux. Fels s’en rend très bien compte mais je ne crois pas que Pellegrini en soit déjà conscient. Cela viendra quand il aura autant d’expérience que Fels. Cela dit, Fels a raison. Quand un garçon a déjà réussi à devenir interne, il ne sert à rien de le traumatiser. Mieux vaut attendre qu’il ait pratiqué assez longtemps pour apprendre l’objectivité de la compétence.

Cortlandt émit un sifflement.

— Je comprends ce qu’il voulait dire en parlant de votre perspicacité.

— Brisons là, sourit Robin. Et revenons-en avec Morphée, figurez-vous… Vous avez dit, Binnie, que l’homme est plus que sa physiologie. Comment imaginez-vous un homme pleinement développé, véritablement mature ?

— Je vous le répète, il serait comme le Christ. Ce serait quelqu’un qui comprendrait tout et qui ferait tout ce qu’il pourrait pour les gens.

— Et vous, Cortlandt ?

Le représentant se tortilla.

— Je ne sais pas. Peut-être que Binnie a raison. Peut-être qu’il ressemblerait aussi à votre sinistre gorille. (Il passa sa langue sur ses lèvres.) Ce serait peut-être les deux. Une extension des pulsions de base — la faim, la sexualité, l’autopréservation — mais poussées si loin que son instinct de conservation pourrait le mener à tenter de sauver l’humanité uniquement pour empêcher l’humanité de le tuer.

— Intéressant. Mademoiselle McCarthy ?

— Je crois que ce serait une créature échappant totalement à notre compréhension. Physiquement, il serait un être fantastique. Pas bardé de muscles, non, mais équilibré, presque immunisé contre la maladie et doté de réflexes qui le rendraient quasiment invulnérable aux accidents physiques. Mais la grande différence se situerait au niveau mental et je suis bien incapable de la définir. Lui-même ne le pourrait pas. S’il essayait, il serait comme un professeur, un excellent professeur qui tenterait d’apprendre l’algèbre à une classe de… de chimpanzés éduqués et d’une exceptionnelle intelligence.

— Superman, autrement dit ! Mademoiselle Effingwell ?

Il planta son regard dans celui de Margot qui se contrôla juste à temps pour ne pas se retourner afin de voir à qui il s’adressait.

— Euh… moi ? couina-t-elle niaisement. Vraiment, je n’en sais rien, Ro… euh… Freddy. Il me semble que l’idée de Mlle McCarthy est juste. Quelle est votre opinion ?

Robin se leva en riant et jeta un billet sur la table.

— Ce serait un homme doué d’une telle compréhension qu’il pourrait définir la maturité en une phrase. Une phrase toute simple. Il ne demanderait pas leur avis aux gens. Bonsoir, les enfants. Vous partez dans ma direction, mademoiselle Effingwell ?

Margot acquiesça en silence.

— Nous sommes frustrés ! s’écria Cortlandt. Votre perspicacité connaît la réponse, Freddy.

— Bien sûr que oui, répliqua Robin avec un clin d’œil en s’éloignant en compagnie de Margot, salué par des murmures respectueux.

Une fois dans la rue, English serra le bras de la jeune femme.

— Salut, Margot…

Quand il parlait doucement, sa voix était presque la même que celle d’avant, celle dont se souvenait le Dr Wenzell.

— Oh, Robin…, murmura-t-elle.

— Il y a longtemps que vous me cherchez ?

— Trois mois. Depuis que vous…

— Oui. Pourquoi ?

— Je voulais savoir comment vous alliez. Ce qui se passait. Vos glandes.

— Je conçois cet intérêt d’ordre clinique mais ce n’était pas à cela que se référait ma question. Alors, je la répète : pourquoi ?

Devant le mutisme de Margot, il haussa les épaules.

— Je le sais. Je voulais seulement que vous me le disiez. Non, s’empressa-t-il d’ajouter, ne dites rien. Je jouais avec vous. Je vous demande pardon.

Ce « je vous demande pardon » était aussi comme un écho lointain.

— Où allons-nous, Robin ?

— Ça dépend. On va commencer par parler.

Ils remontèrent la 4e rue ouest. Un restaurant aux lumières tamisées occupait l’angle de Barrow Street. C’était une ancienne écurie au sol dallé et aux murs de pierres brutes. Sur les tables brillaient des bougies fichées dans des bougeoirs multicolores disparaissant sous l’épaisse couche de cire qu’avaient déposée goutte à goutte d’innombrables autres bougies. Un haut-parleur diffusait de la musique classique. Ils s’assirent. Robin commanda du porto et le son de sa voix fit brutalement prendre conscience à Margot de leur silence mutuel. Elle n’avait jamais été silencieuse avec Robin, avant. Et elle éprouvait un sentiment de communion, de participation, qui était quelque chose de nouveau.

Enfin, quand la musique le lui permit, elle lui demanda :

— Où êtes-vous allé ?

— Nulle part. Je n’ai pas bougé de New York. Ni de ma chambre de Westchester.

— Pourquoi vous êtes-vous caché ?

Il lui lança un coup d’œil fugitif et se détourna aussitôt.

— Est-ce que j’ai changé ?

— Certainement.

— Oui, j’ai beaucoup changé. Et je le savais. Je ne voulais pas que quelqu’un d’autre s’en aperçoive. Je ne voulais pas que quelqu’un soit témoin de ce qui arrivait. C’est venu vite. Et cela continue. Je… je ne sais pas jusqu’où cela ira.

— Avez-vous été malade ?

— Oh non. Enfin, j’avais des douleurs aux mains, au visage, aux pieds. Et des vertiges de temps en temps. En dehors de cela, je ne me suis jamais aussi bien porté.

Margot fronça les sourcils.

— Des douleurs… Que faisiez-vous ?

— Oh, j’ai un peu écrit. Et énormément lu. J’ai engrangé chez moi tous les livres que j’avais eu un jour ou l’autre envie de lire. Pendant quelque temps, je me suis détaché de moi-même mais cela n’a pas duré longtemps.

— Qu’est-il arrivé ?

— C’est drôle… Ça me barbait. Un seul paragraphe me révélait le style d’un auteur, il me suffisait de lire une page pour deviner l’intrigue. Si j’avais pu m’intéresser aux mathématiques ou à quelque chose d’autre, peut-être aurait-ce été différent. Brusquement, j’étais l’objet d’une malédiction — ce que l’on pourrait appeler de l’hypercompréhension. Du coup, j’ai également cessé de travailler. Il n’y avait de défi à relever nulle part. Je pouvais faire tout ce que je voulais. Je savais comment m’y prendre. Je n’avais besoin ni de publier ni même d’écrire quoi que ce soit. Pas besoin d’être approuvé. Je suis passé par de très sales moments. Je sais maintenant ce qu’est l’échec, le sentiment du « à quoi bon ? ». Le pire était le « à quoi bon ? ».

— J’ai du mal à comprendre cela, fit pensivement Margot.

— J’espère que vous ne le comprendrez jamais ! s’exclama-t-il avec ferveur.

— Qu’avez-vous fait alors ?

— Ce que vous m’avez vu faire tout à l’heure. Lancer des discussions.

— Sur la maturité ? (Elle fit soudain claquer ses doigts.) Mais bien sûr ! J’aurais dû m’en rendre compte. Vous n’avez rien apporté dans le débat. Vous vous contentiez de le réamorcer. Pourquoi, Robin ?

Il se frotta les phalanges.

— Je suis… très seul, Margot. Un peu comme le Sirien de Stapeldon. Je suis unique en mon genre. Quand j’ai atteint le fond de l’ennui et quand il ne m’est plus resté d’autre choix que le suicide, je me suis mis à chercher ce que je pouvais avoir de commun avec les autres. Un espoir qui semblait bien mince. À première vue, rien de ce qui m’intéressait n’était de nature à intéresser des genres de gens suffisamment différents pour que je désire connaître leur opinion.

— Il y a toujours le sexe, dit Margot sur le ton de la facétie.

— Le sexe ! cracha-t-il avec mépris. Le public américain s’en moque fondamentalement.

— Quoi ? Vous êtes fou, Robin ! Voyons ! Toutes les couvertures de magazines, tous les livres, tous les films, ou peut s’en faut, dégoulinent de sexe ! Comment pouvez-vous proférer une insanité pareille ?

Robin sourit.

— Si cela intéressait vraiment le public, croyez-vous donc qu’il aurait besoin de tout ce matraquage commercial ? Non, Margot, la curiosité des gens s’applique dans la plupart des cas à la chose qui précisément, m’assomme. Il se trouve que je suis dans la singulière situation d’être obligé de lui faire face. C’est en cela que je diffère de la quasi-totalité de mes contemporains.

— Faire face à quoi ?

— À la maturité. Elle écarquilla les yeux.

— Et c’est ce qui intéresse la majorité des gens ?

— Absolument. Vous avez entendu la discussion de ce soir. Depuis quelque temps, je l’ai relancée une bonne centaine de fois. C’est à peu près tout ce que je fais actuellement. Dans les bars, dans les jardins, dans le métro, dans l’autobus. Vous devriez essayer, vous aussi. Mais il ne faut jamais oublier que tout le monde n’appelle pas cela maturité. Certains l’appellent « effort personnel », d’autres « vœu pieux ». Coué prêchait la maturité. Philip Wylie, le romancier, aussi, et la fédération des savants atomiques, et Fletcher avec sa théorie répugnante professant qu’il faut mâcher cent fois chaque bouchée de nourriture. De même que le philosophe Santayana, Kant, Thoreau et, de façon gauchie, le Dr Townsend, Schopenhauer, Adolf Hitler et Billy Sunday. Tous étaient en quête de maturité dans la mesure où la maturité représente un but transcendant pour l’humanité ou une partie de l’humanité. Déplorable erreur que de croire qu’une partie la mérite plus que le reste…

— Avez-vous découvert ce qu’est la véritable, la complète maturité ?

— La maturité véritable et complète n’existe pas, répondit Robin sur un ton catégorique. Je crois cependant savoir à quoi elle ressemblerait si elle existait. Mais ne me le demandez pas. Si jamais j’arrive à une certitude absolue, je vous préviendrai. Maintenant, parlons de vous.

— Pas encore… à supposer qu’on parle de moi. Je voudrais d’abord savoir pourquoi vous vous livrez à ce genre d’exercice.

— Pour me documenter, répondit laconiquement Robin.

— Il me semble que vous pourriez trouver des sources faisant autorité autre part que dans les bistrots et les transports en commun.

— Vous croyez ? J’ai lu les spécialistes et j’ai constaté que, à de très rares exceptions près, plus quelqu’un est érudit et prolixe, plus il a le sentiment de posséder quelque chose qui fait défaut à tout le monde en dehors de lui et, par conséquent, d’être mature alors que ceux qui sont moins doués que lui sont condamnés à l’immaturité. L’homme de la rue a plus de bon sens, encore qu’il s’exprime peut-être avec moins de raffinement. Dans certains cas, je me heurte à un blocage — vous vous rappelez notre psychiatre hésitant ? —, parfois, les gens qui approchent de la quarantaine confondent à tel point « maturité » et « âge mûr » que cela leur interdit de se poser la question. Cependant, il suffit d’une toute petite poussée dans la bonne direction pour obtenir des résultats absolument étonnants. L’homme mûr, ce peut être un swami racorni perché, tout nu, dans un arbre et qui mène une indicible existence psycho-cosmique. Ou un homme camouflé, une non-entité apparente coexistant avec la société mais vivant en dehors d’elle et prenant grand soin de la délaisser au bénéfice d’une existence personnelle, fonctionnelle et hypersensuelle. Ou bien c’est un mystérieux gangster qui tire les ficelles, déclenche et arrête les guerres pour s’amuser. C’est fascinant, Margot. Les uns décrivent la maturité comme une extension d’eux-mêmes, les autres comme quelque chose d’odieux et de terrible. De temps en temps, comme notre ami Cortlandt tout à l’heure, quelqu’un est suffisamment objectif pour imaginer quelque chose comme ce fameux gorille messianique. Documentation, conclut Robin en haussant les épaules.

— Je vois. Et… et vous ?

— Je crois que j’approche. Je crois que je vais devenir cette chose que l’on n’a encore jamais vue.

— Permettez-moi de procéder à quelques tests sur vous.

Très lentement, Robin posa la paume de sa main sur la table et dit : « Non. » Il eût été impossible d’imaginer une réponse plus définitive.

— Pourquoi ne voulez-vous pas, Robin ?

— Vous souvenez-vous des deux raisons pour lesquelles j’ai arrêté le traitement ?

— Je me les rappelle, fit Margot d’une voix acide. Vous estimiez que si vous accédiez à une plus grande maturité, vous ne pourriez plus créer vos scintillantes petites œuvrettes. Et vous aviez peur de Mel Warfield.

Robin ne prit pas la mouche. Il se contenta d’acquiescer.

— Elles sont toujours aussi valables. Transmuées, élargies, mais ce sont toujours les deux mêmes et excellentes raisons.

— Je ne comprends pas. Vous ne composez plus, vous n’écrivez plus et vous n’inventez plus.

— Je fais quelque chose de beaucoup plus important. Je… je mûris, Margot. (Fugitivement, elle retrouva le Robin hésitant d’autrefois.) Pardonnez cette colossale présomption mais il n’y a pas d’autre moyen d’exprimer cela. Je suis moi-même en train de devenir une œuvre d’art, quelque chose de capital, de complexe, et qui a une portée considérable. Je crois que personne avant moi n’a jamais été aussi vivant que je le suis à présent à travers chacun de mes sens et selon des modalités que je commence seulement à comprendre. Vous ne voulez pas renforcer ce processus, vous voulez le stopper. Je suis devenu différent mais pas au point de ne plus être un homme parmi les hommes. Or, ma différence ira s’amplifiant. Cela vous effraie et votre inquiétude n’est rien de plus que la crainte qui fait que les singes noirs se jettent sur le singe blanc pour le déchirer.

— La seule chose dont j’ai peur est que vous vous transformiez en monstre ! rétorqua-t-elle avec véhémence. Actuellement, tout a l’air de bien se passer mais il est évident que vous ne vous êtes pas débarrassé de tout votre infantilisme. Et vous figurer que rien de désastreux ne peut vous arriver est le comble de l’infantilisme.

— Vous ne direz plus cela lorsque vous connaîtrez ma définition de la maturité, riposta-t-il d’une voix égale.

— La maturité ! Vous savez ce que c’est la maturité pour les végétaux ? La mort ! Vous savez ce que c’est que la maturité pour un animal simple ? Rien ! La redivision à l’infini de cellules immatures — une vie éternelle et une immaturité éternelle. Qui êtes-vous donc pour pouvoir trouver quelque chose entre ces extrêmes ?

— Je suis Robin English, ex-enfant, post-adolescent et proto…

— Continuez. Il sourit.

— Impossible. Cela n’est encore jamais arrivé. Il n’existe pas de mots. Et maintenant, si nous parlions de vous… en laissant toutefois de côté l’endocrinologie ?

Elle le dévisagea. Son regard caressa la joue de Robin, se fixa sur le creux de son cou.

— Vous rappelez-vous la remarque que je vous ai faite un jour à propos de tous les mots creux et vides qui sortent de notre bouche ?

Elle acquiesça.

— Évitons de tomber dans ce travers. Il émit un grognement approbatif.

— J’ai fait allusion, il y a un instant, à mes sens.

— Oui, vous disiez qu’ils étaient… euh… hyperdéveloppés.

— Ils me satisfont. (Il sourit.) Le supergorille de Cortlandt était peut-être une bonne hypothèse. J’aime les friandises — à la pelle. Quand il s’agit de choses qui concernent les sens, je n’expérimente pas, je ne scrute pas, je ne donne pas de leçons et je ne plaisante pas.

— Je comprends, murmura Margot d’une voix étranglée.

— Je sais ce que vous voulez.

— Je n’en doute pas.

Elle étreignit si fort le bord de la table qu’elle était persuadée que le moindre fil de la nappe laisserait sa marque en creux sur ses doigts.

— Vous voulez de la dévotion, vous voulez partager, vous voulez grandir à deux, vous voulez tous les autres ingrédients de ce que l’on appelle communément amour.

— Vous recommencez à vous moquer de moi.

— Pardon… Cela, je suis incapable de vous l’apporter. Je pense que vous le savez. Je suis beaucoup trop occupé par ma propre importance, voyez-vous ? Cela étant dit, voudriez-vous accepter le peu que je suis en mesure de vous donner ?

— J’aimerais, fit-elle dans un souffle, j’aimerais que vous vous montriez plus précis…

Quand elle eut achevé son récit dans le bureau obscur, Margot se remit à pleurer.

Mel descendit du coin de la table sur lequel il s’était juché et poussa un juron.

— Alors, dites-le ! tonitrua-t-il. Il vous l’a demandé et vous avez dit oui ? (Il se frappa si fort la paume de son poing que l’on eût cru entendre les os qui se cassaient.) Dommage que je ne l’ai pas tué ! Comme j’aimerais avoir l’occasion de le faire, maintenant !

— Quoi ? (Margot était si atterrée que ses pleurs cessèrent.) Mais pourquoi ?

— À cause de ce qu’il vous a fait.

Elle le dévisagea dans la pénombre et le fantôme de son sens de l’humour enfui fit une brève réapparition :

— Votre esprit chevaleresque a des ratés !

— Je ne vous comprends pas, fit Mel avec impatience.

Alors, un bruit hors du commun jaillit de la gorge de Margot, une sorte de pépiement hystérique.

— Mais qu’est-ce que vous êtes en train d’imaginer, Mel Warfield ? Je… Il… que pensez-vous au juste qu’il a fait ?

— C’est l’évidence même. Qu’aurait-il pu faire d’autre pour vous mettre dans un état pareil ?

— Imbécile à la vue basse ! (D’un seul coup, sa voix était devenue claire et froide.) Il m’a demandé si j’étais vierge. Et j’ai répondu « oui ». Alors, il m’a regardée avec ce sacré pétillement dans la prunelle et il a dit : « Pardon, Margot. » Je suis revenue directement ici et vous m’avez trouvée. Maintenant, ramassez vos étincelants idéaux et la sentine qui vous sert d’esprit et disparaissez avec. Laissez-moi seule.

Avant de franchir le seuil, Mel se retourna, poussa un gémissement comme s’il venait de recevoir un coup terrible, puis il s’enfuit.

Ce fut seulement à la troisième fois qu’il comprit que c’était sur l’ordre de Margot que la téléphoniste de la clinique répondait invariablement : « Le Dr Wenzell est absent… Le Dr Wenzell est absent. » Il envoya à sa consœur une lettre d’excuses à laquelle elle répondit au bout de dix jours. Une seule phrase griffonnée sur une feuille de bloc : Oublions tout cela. Mel.

L’année sortit de l’enfance, vieillit et mourut. Une nouvelle naquit de ses cendres glacées, se cramponna quelques mois à sa froideur initiale, devint adolescente, glissa dans le flamboiement de l’été et s’aperçut qu’elle était entrée précocement dans l’âge sénile. Le météore Robin English avait disparu. Les journaux le classèrent pour parler d’autres prodiges et évoquer les rumeurs de guerre. Margaretta Wenzell travaillait trop et elle maigrissait. Mellett Warfield travaillait trop et ses cheveux grisonnaient. Ils ne se voyaient plus.

Et le jour où Margot surgit dans son laboratoire, elle se figea sur le pas de la porte, aussi stupéfaite par son apparence qu’il l’était par la sienne. Il était hâve et échevelé, elle était décharnée et livide.

— Margot ! Je suis déso…

Elle l’interrompit d’un sec :

— Ce n’est pas le moment ! Regardez !

Et elle lui lança une épreuve photographique.

Mel la ramassa. Le cliché, légèrement flou, représentait un homme qui se frayait son chemin à travers une foule. Autour de lui, les gens tendaient le cou, le regard fixé sur quelque chose qui n’était pas dans le champ.

— Il s’agit de l’agrandissement d’une photo publiée par le Day Magazine de cette semaine. Des curieux qui se sont rassemblés pour regarder des chiens qui se battaient dans la rue. Mais c’est sans intérêt. L’élément important, c’est l’homme bloqué par la foule.

Warfield donna une chiquenaude à l’épreuve d’un air ennuyé.

— J’espérais que votre visite avait quelque chose à voir avec moi, maugréa-t-il.

— Vous ne vous étiez pas trompé. Vous savez qui c’est ?

— Évidemment.

— Quelle est votre opinion ?

Mel jeta un nouveau coup d’œil sur la photo.

— Il devient un vrai play-boy en vieillissant, vous ne trouvez pas ?

Margot ferma les yeux.

— Et vous vous prétendez médecin ! dit-elle sur un ton venimeux. Regardez son menton.

— Un menton ravissant.

— Vous ne vous souvenez pas de Robin. Vous ne vous souvenez pas de son visage tout rond de bébé.

— Je ne suis pas amoureux de lui, moi.

Mel crut qu’elle allait le gifler. Elle lui agita la photo sous le nez.

— Regardez ! Mais regardez donc !

Warfield soupira et obéit. Brusquement, il comprit ce qu’elle voulait dire et pâlit.

— Ac…

Il ne put aller plus loin.

— Acromégalie, acheva Margot.

— Oh, mon Dieu !

— Il faut absolument le retrouver et stopper l’évolution avant qu’il ne devienne un monstre et qu’il n’en meure.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Mais vous perdez l’esprit, Mel ! Quand votre responsabilité envers un patient prend-elle fin ?

— Quand le patient cesse de coopérer.

— Eh bien, je le trouverai seule. Il doit sûrement y avoir un moyen de le dénicher. J’avais compté sur votre aide.

Et Margot se dirigea vers la porte.

— Je sais où il est, dit sombrement Warfield. Je ne le vois pas.

— Je m’en moque. Je chercherai dans tous les… Qu’est-ce que vous avez dit ?

— Je l’ai toujours su. (Warfield s’humecta les lèvres.) Il souffrait manifestement d’une sorte de délire. Une huitaine de jours après avoir interrompu le traitement, il m’a rendu visite. Il… il m’a expliqué en long et en large qu’il… euh… que vous ne l’intéressiez pas, que je n’avais plus aucune raison de désirer le… le tuer et… Ça n’a pas l’air de vous surprendre.

— Il m’a parlé de cela.

— Vous étiez donc au courant ?

— Avez-vous essayé de le tuer, Mel ?

— Ça a été un accident, Margot. Vraiment. Et il a récupéré. Admirablement. Je ne sais pas comment il s’en est aperçu. Ce garçon a un discernement incroyable.

— C’était cet excès de postpituitrine, n’est-ce pas ?

— Oui mais cela n’avait absolument rien à voir avec cette… cette hypertrophie. Enfin… (sa voix défaillit)… je crois.

Margot l’enveloppa d’un regard glacé.

— Conduisez-moi auprès de lui.

— Tout de suite ?

— Tout de suite.

Il la dévisagea. Masque de bois, lèvres hermétiquement serrées. Il enfila son manteau.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit où il était ? lui demanda-t-elle tandis qu’il fermait la porte à clé.

— Vous ne me l’avez pas demandé. Et, pour être franc, je ne voulais pas que vous le voyiez aussi longtemps qu’il refuserait de reprendre le traitement.

— Vous auriez pu me laisser le soin d’en décider moi-même. Pourquoi vous a-t-il donné son adresse ?

— Cela faisait partie de sa fixation. Il m’a dit que je pourrais… euh… le tuer quand je voudrais et de la façon que je voudrais sauf par piqûre. Il semblait attacher de l’importance à ce point. Margot…

Mais elle tourna la tête.

Ils trouvèrent un taxi presque tout de suite. Warfield donna au chauffeur une adresse de Riverside. Margot ne rompit qu’une seule fois le silence pour demander à Mel avec une feinte amabilité si l’on avait découvert quelque chose qu’elle ignorait sur le traitement de l’acromégalie. Warfield se borna à secouer vaguement la tête. Elle poussa alors une sorte de sanglot mais quand il la regarda, elle était raide comme la justice, les yeux secs, le regard vrillé sur le dos du chauffeur. Le taxi s’arrêta devant un des vieux et solennels immeubles du Drive. Ils descendirent. Un portier légèrement plus grand que nature poussa les battants de l’impressionnant portail de bronze et de verre.

— M. Wenzell, lança Warfield à l’adresse d’un réceptionniste au teint cireux.

— Quoi ? s’exclama Margot.

— Il trouve amusant d’utiliser votre nom, répondit Warfield — et l’on aurait cru qu’il avait la bouche pleine de sel d’ammoniaque.

— M. Wenzell est sorti. Puis-je lui transmettre un message ?

— Oui, vous pouvez dire à M. Wenzell, qui n’est pas sorti, que deux médecins sont là et qu’ils doivent le voir.

— Dites-lui que Margaretta Wenzell est là, intervint Margot.

— Tout de suite, madame Wenzell, fit le préposé avec alacrité.

— Pourquoi faut-il donc que vous rendiez les choses aussi pénibles et désagréables ? grinça Warfield.

Margot sourit les dents serrées et il se tut.

Le préposé revint du téléphone avec l’air de quelqu’un qui aurait appris à prononcer un mot qu’il n’aurait jamais vu jusqu’à présent écrit à la craie sur les murs et annonça :

— Quatrième étage. Appartement C. Les ascenseurs…

— Je sais, grommela Warfield.

Il prit Margot, par le coude et l’entraîna vers les cabines comme il l’aurait fait d’un mannequin.

— Vous me faites mal.

— Excusez-moi. Je suis… un peu déboussolé. Faut-il vraiment que vous alliez jusqu’au bout de cette bizarre entreprise ?

— Restez en bas, Mel, fit-elle en guise de réponse.

— Sûrement pas !

Elle le dévisagea et il y avait un milliers de mots dans le regard dont elle l’enveloppa — des mots incandescents, des mots brûlants comme de l’acide. Mel capitula :

— Bon… d’accord. Comme vous voudrez. Écoutez… Je vous donne un quart d’heure. Ensuite, je monte. (Il ménagea une pause.) Pourquoi me contemplez-vous de cette façon ? À quoi pensez-vous ?

— À votre petite astuce usée jusqu’à la corde. Ce sursis de quinze minutes… J’étais en train de penser que Robin aurait bien mieux tourné ça.

— Je crois bien que je vous déteste, dit Warfield d’une voix rauque et basse.

Margot entra dans la cabine, appuya sur le bouton et, tandis que la porte se refermait, elle lui lança :

— Cette fois, c’était beaucoup plus convaincant. Arrivée au quatorzième étage, elle se dirigea vers l’appartement C. La porte s’ouvrit dès qu’elle eut effleuré la sonnette et une voix grinçante dit :

— Entrez !

Comme il n’y avait personne sur le seuil, elle hésita. Ce fut alors qu’elle remarqua que quelqu’un l’observait pas l’entrebâillement du battant, du côté des gonds.

— Entrez, Margot, répéta la voix.

Elle était plus douce mais toujours aussi rocailleuse. La jeune femme obéit. La porte se referma derrière elle. Robin était là.

— Margot ! Ça me fait vraiment plaisir de vous voir !

— Bonjour, Robin, murmura-t-elle.

Personne ne saura jamais quel geste elle s’apprêtait à faire car elle eut soudain conscience d’une autre présence dans la pièce et elle se retourna. Une femme était assise sur le divan, qui se leva.

— Janice, dit Robin.

Ce n’étaient pas des présentations. Il se contenta de prononcer ce nom assorti d’un léger mouvement du menton. Alors, la fille s’avança à pas lents, passa devant lui, prit dans le placard de l’entrée un manteau, un chapeau et un sac à bandoulière, jeta le manteau sur son bras et ouvrit la porte. Elle fit halte et, avant de sortir, décocha à Margot un regard si vénéneux que celle-ci en eut le souffle coupé. La porte claqua. À présent, elle était seule avec Robin English.

— Vous n’avez rien pu trouver de mieux ? fit-elle sans même prendre la peine d’essayer de dissimuler son mépris.

— C’est le rêve, répondit English sur un ton égal. Janice n’a pas de conversation. Quant aux autres avantages dont elle peut se targuer, vous les avez vus. Elle m’est très pratique.

Une idée idiote et incongrue jaillit dans l’esprit de Margot qui balaya la pièce d’un coup d’œil circulaire.

— Vous cherchez les amuse-gueule ? pouffa Robin en se laissant choir dans un fauteuil sans cesser de la contempler d’un air malicieux. Alors, vous ne voulez pas me regarder ?

Elle le regarda.

Il était plus grand — un tout petit peu plus grand. Et beaucoup plus séduisant. Ce fut comme si quelqu’un avait percé un abcès. Cela faisait mal mais quel soulagement dans cette douleur ! Sa figure était… oui, se dit le Dr Wenzell dans son for intérieur. Prépituitaire. Acromégalie.

— Montrez-moi vos mains.

Il haussa les sourcils, enfonça ses mains dans ses poches et secoua la tête. Margot se précipita dans le placard, fouilla tour à tour un pardessus, un imperméable et revint sur ses pas avec une paire de gants qu’elle examina attentivement. Robin se mit debout.

— C’est bien ce que je pensais, dit-elle en agitant le gant gauche.

La couture avait craqué entre l’index et le majeur.

Et c’étaient des gants tout neufs. Elle les lança au loin.

— Ainsi, vous êtes au courant ? C’est normal, évidemment.

— Je ne crois pas que cela se serait produit si vous aviez poursuivi le traitement, Robin.

Lentement, il sortit ses mains de ses poches et les étudia. Elles étaient épaisses, les doigts étaient trop longs, légèrement crochus.

— D’après ce que j’ai lu dans les livres, c’est une hypertrophie phénoménale des processus d’ossification. En général, une telle évolution prend des années.

— Dans votre cas, cela n’a rien que de normal. (Il y avait de la compassion dans la voix de Margot.) Pourquoi n’avez-vous rien fait ?

— Parce que j’avais d’autres choses en tête.

Robin se mit à faire nerveusement les cent pas. Margot s’efforça de ne pas le regarder, de ne pas regarder son visage altéré, sa mâchoire alourdie, et de retrouver les vestiges du timbre harmonieux de Robin dans la raucité nouvelle de sa voix.

— Mais pourquoi, Robin ? Mel ? Avez-vous encore peur de lui ?

— Hein ? Oh ! Mel ! Je l’avais presque oublié. Non, Margot. Il ne me fait plus peur. Depuis bien longtemps. J’étais tellement occupé…

— À quoi ?

Il la regarda en plissant les paupières et se remit à arpenter la pièce. Elle comprit qu’il était là et que, en même temps, il était ailleurs.

— Mon esprit fonctionne sur deux plans, Margot. Peut-être davantage.

— Est-ce que vous êtes… euh… télépathe ?

— Je ne sais pas. Non. Je suis… C’est trop long à expliquer.

— Trop difficile ?

— Trop lent. On ne peut pas débiter ça par petits morceaux. C’est quelque chose d’un seul bloc que l’on perçoit globalement et qui a une signification.

— Je ne comprends pas.

— Évidemment.

— Avez-vous des moments de paralysie, Robin ?

Il lui présenta ses mains déformées. Pas le moindre tremblement ne les agitait. Et il répondit une fois encore à la question informulée de Margot :

— Ce n’est pas la maladie de Parkinson. Ma pensée est parfaitement claire mais seulement pour moi. Mon cerveau ne se ramollit pas, il… il s’approfondit. Une bouteille de Klein ne possède qu’une surface. Pourtant, elle peut contenir des liquides parce qu’il y a contiguïté au niveau d’une quatrième dimension. Mon esprit, lui, possède cinq surfaces. Combien de liquides différents peut-il contenir à la fois ?

— Robin !

L’effort intérieur qu’il fit lui arracha une grimace.

— J’ai découvert ce qu’est la maturité, Margot.

— Asseyez-vous et racontez-moi ça, Robin.

— Je ne veux pas m’asseoir ! (Il fit le tour de la pièce et il enchaîna d’une voix entièrement différente :) C’est l’imprécision du terme et l’ambivalence de l’animal humain qui rendent cette quête tellement difficile. Vous m’avez dit un jour que, pour une plante, la maturité, c’est la mort. Laurence Manning disait, lui, qu’un végétal n’est pas un végétal et qu’un homme n’est pas un homme, qu’ils sont l’un comme l’autre une conjuration de millions et de millions de cellules ayant des milliers et des milliers de spécialités. Les cellules mûrissent et meurent, individuellement et collectivement. Parfois, elles accèdent à la plénitude de leur fonction, c’est-à-dire à une maturité d’un autre type, et elles assument cette fonction longtemps — quelques microsecondes ou quelques années. Aussi, chez l’homme, il n’y a ni maturité ni immaturité permanente. L’homme, en tant qu’animal, possède une maturité qui ne peut être qu’une approximation. C’est-à-dire quand la majorité des cellules spécialisées assume de façon optimale leur fonction coopérative — j’insiste sur ce dernier mot. C’est cela la maturité pour l’homme mais uniquement pour l’homme en tant qu’animal. Parce que l’homme est aussi autre chose. Disons une âme, pour simplifier…

Il se tut et resta longtemps immobile à ouvrir et refermer les mains. Margot dut lutter contre la tentation de l’encourager à poursuivre. Enfin, Robin reprit :

— L’esprit, c’est autre chose. Quand le vieil homme du livre d’Huxley mangeait des boyaux de carpes et vivait des siècles, l’esprit mourait et l’individu n’était pas une créature mature. L’esprit ne mûrit pas parce qu’il ne le peut pas. Son acmé n’est pas la mort comme pour une cellule végétale parce qu’il ne se borne pas à opérer des échanges de nourriture pour accomplir une fonction spécialisée. L’esprit — pas le cerveau, l’esprit — travaille. Une part de son travail s’applique à la vie physique mais, pour l’essentiel, à autre chose. Et, au niveau de l’animal, ce travail est sans nécessité. Il n’y a pas de raison pour qu’il se déclenche. Et quand il travaille, il ne s’arrête pas, il n’y a aucun endroit qui lui soit fermé. À quel moment est-il mûr ? À quel niveau ?

» Mais l’esprit conduit à la sagesse, à des préceptes permettant un comportement mature à l’intérieur de n’importe quel cadre. C’est la sagesse qui peut produire un démocrate mature, un protestant mature, un agent de change ou un époux mature. Et j’ai découvert la définition simple de la maturité dans le cadre le plus vaste qu’un être humain ordinaire soit en mesure de connaître. Oui, elle est simple. Toute sagesse est simple parce que son champ d’application est fondamental. Je vais vous donner la définition de la maturité…

Il s’interrompit, la tête levée. Il écoutait quelque chose. Margot n’entendait rien.

— Je vous la donnerai plus tard.

Stridente, la sonnerie retentit.

— Entrez !

— Margot ! (Mel Warfield fit une entrée en trombe.) Tout va bien ?

— Bonjour, Mel.

Warfield pivota. Le mâle frénétique se métamorphosa si rapidement en médecin à l’expression absorbée que, en d’autres circonstances, ç’aurait été comique.

— Robin ! (En un clin d’œil, il enregistra tout — la figure d’English, ses mains, ses pieds que ne dissimulaient qu’en partie des pantoufles volontairement entaillées.) Savez-vous quelle est cette affection ?

— Il le sait, dit Margot.

— Nous faisons un beau trio d’imbéciles ! English, nous aurions peut-être pu stopper cette évolution. Nous pourrions peut-être même… Enfin, je ne peux pas vous promettre grand-chose, vous comprenez, mais si vous reprenez le traitement, peut-être serait-il au moins possible de…

Il fut interrompu par le bruit le plus horrible que Margot eût jamais entendu — un éclat de rire caverneux qui jaillissait de la bouche déformée de Robin.

— Mais bien sûr, Mel, bien sûr. Avec joie.

— Robin ! cria Margot. Vous voulez bien ? Il rit à nouveau.

— Évidemment. Je suis… suffisamment mature pour savoir ce qu’il faut faire. Mais pas aujourd’hui. Demain, ça vous va ?

— Parfaitement. (Mel avait l’air d’être libéré d’un accablant fardeau.) À 10 heures au laboratoire, Tout sera prêt. Nous effectuerons des tests exhaustifs.

— Je ne suis pas sûr d’être libre à cette heure-là (Robin s’approcha du bureau.) Mon numéro n’est pas à l’annuaire.

Il écrivit rapidement quelque chose sur une feuille de papier qu’il plia en quatre.

— Appelez-moi ce soir ou dans la matinée pour confirmation. (À nouveau, il pouffa.) Je me sens déjà mieux. Stopper l’évolution ? Ce sera facile… Vous n’avez encore jamais eu de patient mature, cela va sans dire. (Il glissa le billet dans le sac de Margot et, derechef, s’esclaffa.)

— C’est une blague ? lui demanda la jeune femme avec effort.

— Pardon… non, ce n’est pas une blague. Mais je me sens tellement rasséréné… Je distingue au bout du compte une fin à quelque chose qui paraissait ne pas en avoir, l’ajustement définitif des deux facteurs dont je vous parlais, l’un qui est une approximation et l’autre une chose qui n’a pas de limite supérieure. Pourquoi cette haine entre vous deux ?

Warfield tressaillit et se tourna vers Margot qui se perdit dans la contemplation de ses pieds.

— Comme la plupart des âmes damnées, j’ai été l’artisan de ma propre damnation, reprit Robin. Vous n’auriez rien pu faire pour vous y opposer. Un jour, Mel a en toute bonne foi commis une erreur — une erreur qui n’était même pas sérieuse. Margot, vous n’avez pas le droit de l’attribuer à un motif bien précis, vil, par-dessus le marché. Il n’y a jamais dans la nature une cause ou une loi qui ne soit pas affectée par une autre cause ou une autre loi. Et vous, Mel, en vouloir à Margot à cause de tels ou tels sentiments qu’elle a éprouvés c’est comme d’en vouloir à un homme de s’envoler parce qu’il est enlevé par une tornade. Je… je voudrais vous dire quelque chose comme : « Soyez bénis, mes enfants. Maintenant, allez-vous-en. Nous nous reverrons avant peu.

Il les poussa vers la porte. Mel avait l’impression que quelque chose était resté informulé, quelque chose d’important, mais la hâte soudaine avec laquelle Robin les mettait à la porte le rendait incapable de penser clairement. Il essaya de gagner du temps :

— Quelle sera la meilleure heure pour vous téléphoner ?

— Quand vous voudrez. Dépêchez-vous, maintenant. J’ai à faire.

Avant que la porte se fût refermée, Margot aperçut une dernière fois le visage déformé et séduisant de Robin. Sa physionomie retrouvait l’expression détendue et concentrée qu’elle avait avant son arrivée. On dirait un homme qui quitte ses enfants, pensa-t-elle.

Dans l’ascenseur, Mel dit — et il y avait de l’émerveillement dans sa voix :

— Je crois qu’il est parvenu à la maturité. Il est seulement… seulement malade. Malade et vieux.

— Je ne sais pas ce qu’il est, répondit Margot avec lassitude. Une partie des choses qu’il a dites semblait délirante. Pourtant, j’imagine que si l’on parlait de l’effet Doppler à un gosse de l’école primaire, il trouverait aussi que c’est parfaitement délirant. Je ne sais pas, Mel, je ne sais vraiment pas. Je suis incapable de penser… il a l’air tellement sûr de lui…

— On fera ce qu’on pourra. (Les portes de la cabine s’ouvrirent.) Margot…

— Chut !

Elle glissa son bras sous celui de Mel.

Robin English avait des compétences et, depuis quelque temps, des talents.

Par testament, il légua sa vaste fortune en parts égales au Dr Wenzell et au Dr Warfield. Son corps et son cerveau étaient un mystère et un précieux trésor pour l’institut auquel il en fit don. Le mystère, c’était la cause de sa mort. Son corps, bien qu’aberrant, était encore sain. Il avait simplement cessé de fonctionner. Un talent… Robin English n’était ni le premier homme ni le seul à avoir possédé ce pouvoir. Tous les hommes l’ont jusqu’à un certain point. La volonté de vivre est le complément du corps et elle accomplit quotidiennement des miracles plus prodigieux que le simple fait de dire : « Stop ».

Quand Margot et Mel retournèrent, affolés, dans l’appartement de Riverside Drive, ce fut pour eux un moment terrible. Et qui se prolongea. Mais au bout d’un certain temps, cette expérience faisait partie des multiples choses qu’ils partageaient, et il est exaltant de partager. En se rappelant Robin, ils partageaient la douleur et le plaisir du souvenir comme leur indestructible sentiment de culpabilité. Plus tard, ils comprirent comment Robin était mort, et ce fut encore une chose qu’ils eurent en commun. Ils réalisèrent que ç’avait été à l’instant où il avait éclaté de ce rire terrible, ce jour-là, qu’il avait pris la décision de mourir. Et ce ne fut que plus tard, encore, qu’ils comprirent la raison de cette décision. Cela demanda plus longtemps en dépit du fait que Robin l’avait écrite noir sur blanc sur le papier qu’il avait fourré dans le sac de Margot.

Et, à présent, ils partagent la sagesse simple que Robin leur a ainsi transmise. Non pas une définition de la maturité mais la silhouette du Graal qui la contient : « La maturité suffit… »