EN GUISE D’INTRODUCTION
 
DE PLYNCK À PLANCK

 

Kyrsten Eaves, de San Francisco, me pose cette question :

Pourquoi les gens qui lisent Philip Wylie lisent-ils aussi Theodore Sturgeon ? Et pourquoi les gens qui se jettent sur tous les Lewis Carroll qu’ils peuvent trouver lisent-ils aussi Wylie et Sturgeon ? Existe-t-il une catégorie d’esprits qui ont un goût naturel pour cette symbiose d’idées ? Ces gens sont-ils très nombreux ? Je n’en ai jamais rencontré, pour autant que je le sache. D’un autre côté, si cette catégorie n’est que le fruit de votre imagination littéraire, que suis-je, moi ?

Je commencerai par répondre à la dernière question. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai inventé Kyrsten Eaves à peu près dans la même mesure que j’ai écrit Diane tics (ce dont un autre de mes lecteurs se déclare convaincu). À Kyrsten Eaves, donc, de répondre elle-même à sa question. Quant au reste, je suis par principe ennemi de toute typification, étant très tôt arrivé à la certitude que les personnes qui commencent leurs phrases par des formules telles que : « Les rouquins sont… » ou « Les Hongrois sont… » se préparent à proférer une ânerie.

Et pourtant, j’ai l’impression que Kyrsten Eaves a peut-être mis le doigt sur quelque chose. Si j’ai bien saisi ; elle parle des amateurs de science-Fiction — lecteurs, auteurs et rédacteurs en chef de magazines spécialisés. Quoi qu’elle en dise, je ne doute pas un seul instant que si jamais elle participait à une convention S-F, elle ferait la connaissance d’un large éventail de gens qui ont lu ce qu’elle a lu, qui aiment ce qu’elle aime et (pour citer un autre passage de sa lettre) qui seraient heureux de l’entendre réciter The Pobble Who Has No Toes.

Pour ce qui est de la première question, j’ai la preuve que Sturgeon lit Wylie et je ne doute pas que Wylie lise Wylie. Toutefois, aucun indice ne me permet d’affirmer que Wylie lise Sturgeon. Voilà qui illustre la raison pour laquelle je suis contre les typifications.

Kyrsten Eaves n’en a pas encore fini avec moi. Comme je donne souvent le titre des livres et des morceaux de musique qu’apprécient mes personnages, elle me demande ceci : « Si vous avez le temps, pourriez-vous me recommander une liste d’ouvrages plus complète ? »

Le temps, je l’ai. C’est l’espace qui me fait défaut. Cependant, ce serait avec joie que je citerais quelques-uns des livres qui ont eu une influence tant sur mes personnages que sur moi-même. Certains entrent dans la rubrique des Livres Que Personne N’a Lus Sauf Moi, À Ma Connaissance. Les aimer à tel point et constater que personne ne les connaît est chose pénible. Il en est d’autres qui bénéficient des faveurs d’un petit public : La Machine à Explorer le Temps de Wells, L’Ombre de la Femme de Ménage de Dunsany, A Mirror for Observers de Pangborn, Le Serpent Ourobore d’Arthur Eddison, Green Mansions de Hudson, Le Loup-Garou de Paris de Guy Endore, Finnley Wren et le treizième chapitre de La Disparition de Wylie, Memento Mori de Muriel Spark, Les Ailes d’Or de William Morris, The English Mail-Coach de De Quincy, Le Jardin de Plynck de Karle Wilson Baker… La liste n’est pas exhaustive, loin de là, mais j’ai cité les titres dont je voulais parler.

Je n’ai JAMAIS rencontré quelqu’un qui ait lu Le Jardin de Plynck. L’ouvrage a été publié en 1924 par la Yale University Press. C’est en quelque sorte un livre pour enfants si l’on admet que Alice au Pays des Merveilles est aussi un livre pour enfants. Il relate les aventures d’une petite fille du nom de Sara qui a appris à « entrer à l’intérieur de sa tête et à fermer les portes, et parle du Jardin prodigieux qu’elle y trouve ».

Quelque chose et je ne sais franchement pas quoi — empêche ce livre d’être incroyablement ravissant. Aujourd’hui encore, je le trouve plein de surprises et de retournements charmants. Les portes franchies, il y a un chemin sinueux (à ceci près que, lors d’une précédente visite, il était rose au lieu d’être sinueux) conduisant au jardin lui-même, un étang où pousse un arbre sur lequel est perché le Plynck, un oiseau superbe encore qu’un peu hautain mais très gentil. Il contemple l’eau où vit son Écho. La plupart du temps, une Tasse à Thé (c’est une veuve : sa Soucoupe est cassée) volette parmi ses branches. Il y a l’épouse de Snimmy qui, lorsqu’elle est en colère, dévisse rageusement les boutons de portes, et son petit compagnon, le Limouille, dont la mère était une limace et le père une nouille à pedigree, et qui a un handicap, à savoir un petit méat gélatineux sur le dos qui, lorsqu’on ramasse l’animal, dégage une odeur de foie de morue. Il y a les Zizzies qui se précipitent à tire-d’aile sur les fossettes si l’on ne prend pas la précaution de les déposer dans un porte-fossettes. Et il y a Avrillia.

Quel mortel a-t-il jamais vu Avrillia, en dehors de Sara ? Il n’a jamais existé fée aussi triste, aussi fantasque et aussi belle. Penchée sur la balustrade de marbre, elle regardait dans le vide, une main encore tendue comme si elle venait de laisser tomber quelque chose dont elle suivait la chute. Ainsi ployée, son corps était un roseau et sa chevelure un nuage d’or pâle. Mais tout cela n’était rien à côté de ses yeux.

» — Il ne s’est pas attaché, dit-elle.

» — Ce sont vos poèmes que vous lancez ? demanda Sara.

» — Naturellement, répondit Avrillia. Je les écris sur des feuilles de roses… des pétales, je veux dire, de toutes les couleurs mais surtout des bleus. Et puis, je les jette. Peut-être qu’un jour il y en aura un qui se collera au fond.

» — Mais il n’y en a pas…

» — C’est un fond imaginaire. Il est possible qu’il y en ait un qui finisse par se coller, tu sais. Alors, quand j’aurai cette première base, si je les lance très vite, je pourrai peut-être le remplir…

» — Mais il n’y a pas de côtés ! »

» L’expression d’Avrillia trahit un léger agacement (juste au bord, comme un jupon vert sous une robe noire).

» Oh ! ces gens qui prennent tout au pied de la lettre ! soupira-t-elle, s’adressant à moitié à elle-même… N’est-il pas aussi facile d’imaginer des côtés qu’un fond ? Donc… si j’écris assez vite pour le remplir… peut-être que dans cent ans quelqu’un viendra, remarquera un de mes poèmes et je serai alors immortelle.

» Et un délicieux sourire éclaira le visage d’Avrillia. »

Où vous avez pigé ou vous n’avez pas pigé. Moi, je n’écris jamais à mon député, je n’essaye jamais d’écrire un autre genre d’histoires, je ne discute jamais avec les chauvinistes mais j’ai la vision d’Avrillia en extase, penchée sur la balustrade… alors, entrer à l’intérieur de mon esprit et fermer les portes est quelque chose que je comprends parfaitement — tout comme l’espace cosmique, les transformations de l’hydrogène, la constante de Planck, vivre avec Schlorge à la fabrique de fossettes dans un monde de choses prodigieuses qu’il n’est pas nécessaire de comprendre.