L’AMATEUR DE CIMETIÈRES
La pierre tombale était comprise dans le prix de la concession. Je n’en savais rien. Je ne voulais pas de stèle parce que les stèles, c’est fait pour dire quelque chose et que voulez-vous dire dans un cas pareil ? Mais je l’avais achetée à mon insu et l’homme l’avait posée. Que pouvais-je faire ? La rage qui m’habitait aurait facilement fait voler en éclats ladite stèle mais il fallait être raisonnable. L’homme n’en pouvait mais…
C’était une belle pierre, aurait sans doute dit quelqu’un qui aurait été client, plus grande que beaucoup de dalles de grippe-sou comme il y en avait dans le voisinage mais plus petite que d’autres, massives et d’un mauvais goût ostentatoire. Ici repose mon épouse à mi-chemin de la médiocrité et de la vulgarité. Et allons-y ! Il suffit d’avoir une seule pensée élevée pour cette femme et, aussitôt, voilà ce que ça donne. Tout ce qu’elle touche, elle le souille.
La stèle me répondait que j’étais un menteur. C’était une pierre de granit blanc que le temps rendrait plus blanche encore. Ses arêtes avaient une texture crêpelée comme des cheveux emmêlés sur quoi rien ne se colle parce que rien ne peut avoir envie de s’y coller et elle avait une surface lustrée sur laquelle rien ne pourrait se coller non plus, même avec la meilleure volonté du monde. Un sépulcre blanchi ! Cette pierre est sa propre épitaphe pour la bonne raison qu’elle sera à jamais immaculée, immaculée et vierge. Muette. Autrement dit, propre à rien. Ci-gît propre à rien.
Je ne le répète jamais assez : il y a toujours une façon de dire quelque chose à condition de trouver le moyen de le dire. J’avais trouvé. C’était là une épitaphe qui me plaisait beaucoup. Cette stèle ne porterait aucune inscription et elle avait pourtant son épitaphe.
Il est mal vu de rire tout haut dans un cimetière et il est partout mal vu d’écraser le pied de quelqu’un. Je fis l’une et l’autre chose en me reculant pour contempler mon chef-d’œuvre en perspective. Apparemment, l’homme sur le pied duquel j’avais marché était derrière moi en train de m’observer. Je fis volte-face et le toisai en espérant du fond du cœur qu’il serait fâché. Il y a des circonstances dans la vie où l’on ne veut de la sympathie de personne, pas même de ses amis et, dans ces moments-là, on n’a que faire de la considération d’un inconnu.
Il n’était pas fâché. La seule chose que j’obtins de lui dans l’immédiat, fut un sourire avenant. Il avait la tête de monsieur tout le monde.
Un visage comme on en rencontre partout. Aussi n’était-il pas surprenant de rencontrer celui-là dans un cimetière. J’ajouterai quand même en la faveur du quidam qu’il donnait une impression d’harmonie. Sa voix et ses vêtements étaient parfaitement assortis à sa physionomie et bien qu’il ne fût pas vieux, ce qu’il disait n’étonnait pas, sortant de la bouche d’un personnage comme lui. C’était visiblement un homme d’expérience.
Ni lui ni moi ne prononçâmes un mot lorsque je le heurtai. L’espace d’une seconde, il fit mine de poser ses mains sur mes épaules, soit pour que nous prenions équilibre l’un sur l’autre, soit pour se retenir ou m’empêcher de tomber. Il y avait donc cinquante chances sur cent pour que ce geste fût inspiré par l’égoïsme, probabilité suffisante pour que je ne me fende pas d’un « merci ». Pas davantage question de le prier de m’excuser. Je ne voulais pas être excusé, je voulais être blâmé. Aussi, répondis-je à son sourire par un regard courroucé. Après cela, que faire sinon rester où nous étions, côte à côte, à contempler la tombe de ma femme parce qu’elle était juste en face de nous et que nous ne pouvions pas continuer à nous dévisager à perpétuité ?
— Verriez-vous quelque inconvénient à ce que je la lise ? me demanda-t-il comme nous étions ainsi plantés.
Je le regardai. Même si c’avait été le moment et l’endroit de plaisanter, il n’avait vraiment pas une tête à blaguer. Mes yeux se posèrent sur la stèle muette, la stèle vierge. Je regardai à nouveau l’homme. L’idée me vint alors que sa vue laissait peut-être à désirer et que, en toute sincérité, il ne savait pas qu’il n’y avait rien sur cette pierre.
— Justement, si, répliquai-je de mon ton le plus agressif. J’y vois une objection.
D’un geste conciliant, il leva les mains et les laissa retomber, toujours aussi débonnaire :
— Eh bien, c’est entendu. Soyez tranquille, je ne la lirai pas.
Il agita amicalement le bras et battit en retraite. Derechef, je considérai la tombe et me retournai.
— Eh !
Je l’avais interpellé avant même de m’être rendu compte de ce que je faisais. Il revint sur ses pas, le sourire aux lèvres.
— Qu’y a-t-il ?
J’étais furieux de l’avoir ainsi hélé. Frustré. Parce que je me rendais compte que, en réalité, je voulais voir la tête qu’il ferait en regardant de près la stèle nue.
— Ce que je voulais dire par cette fin de non-recevoir, c’est que si jamais quelqu’un lisait quelque chose là-dessus, cela me donnerait la chair de poule.
Sans se détourner, il répéta patiemment :
— C’est entendu. Je vous ai promis que je ne la lirai pas.
Je poussai un soupir de découragement et lui fis rageusement signe de s’approcher.
Nous étions maintenant l’un en face de l’autre de part et d’autre de la tombe. Il ne regardait pas la pierre directement et comme il ne disait rien, je m’exclamai :
— Alors ?
— Alors quoi ? fit-il le plus civilement du monde.
Je me sentais de plus en plus dans mes petits souliers.
— Ne trouvez-vous pas cette épitaphe un peu laconique ? lui demandai-je, sarcastique.
Il jeta un coup d’œil à la stèle.
— Il n’y a jamais grand-chose sur une dalle… Quand elle est neuve, ajouta-t-il.
— Neuve ou pas, elle restera comme ça, enchaînai-je. (Je crois bien que la colère que je ressentais montrait le bout de son nez.) Si jamais quelqu’un y grave quelque chose, ce ne sera pas moi.
— Naturellement.
— Ni quelqu’un agissant en mon nom, ajoutai-je, histoire de mettre les points sur les i.
— Ne vous faites pas de souci. Je ne la lirai pas, ni maintenant ni plus tard.
— J’espère bien, grommelai-je. (Maintenant, c’était pour moi une évidence.) Moins on parlera de cette histoire, y compris d’elle et de sa dalle, mieux cela vaudra. Motus et bouche cousue. D’ailleurs, pour ça, elle en connaissait un bout ! Désormais, elle peut garder ses secrets. Je ne veux pas les connaître.
— Vous ne les connaîtrez pas et personne ne les connaîtra. Vous avez ma parole. (Il ménagea une courte pause avant d’enchaîner :) Cependant, je crois de mon devoir de vous mettre en garde. Un étranger pourrait fort bien venir la lire en ignorant que vous n’êtes pas d’accord.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Je ne suis pas le seul homme au monde qui soit capable de lire les tombes.
— Je vous répète que je n’écrirai rien sur cette pierre. Pas un mot. Pas même une initiale.
— Coupées de leur contexte, les inscriptions, en soi, ne sont jamais très éloquentes.
— De quel contexte parlez-vous ?
— Je crains que vous ne m’ayez pas très bien compris. Je n’ai pas dit que je lisais les pierres funéraires mais que je lisais les tombes.
Je considérai d’un œil inexpressif le tumulus aux bords rectilignes, damé et égalisé à souhait, la dalle vierge, la terre jaunâtre où l’on distinguait encore les traces de la pelle. Une discrétion aussi impénétrable, cela n’existait tout simplement pas. Cette tombe ne parlait pas. Ni d’elle ni de personne. De moi, par exemple. Il n’y avait ni fleurs ni couronnes.
— En tout cas, celle-là, vous ne la lirez pas.
— Je m’en garderai bien.
— Que voilà une promesse bien commode, ne trouvez-vous pas ? m’exclamai-je non sans une certaine hostilité teintée de suffisance. J’ai l’impression de voir où vous voulez en venir et je ne trouve pas cela très drôle. Vous passez je ne sais combien de temps à hanter ce genre d’endroits comme un vampire jusqu’au moment où vous êtes capable de dire au centime près le prix qu’a coûté un tombeau, jusqu’à quel point les survivants ont de la peine, depuis combien de temps le cercueil a été descendu et si le fossoyeur a fait du bon travail. Mais si jamais il y a autre chose d’un peu moins visible, par exemple un type qui déclare qu’il ne veut pas d’épitaphe après s’être fendu d’une dalle, pas question de risquer des conjonctures susceptibles d’être démenties. Vous vous contentez de faire une promesse dans le style grand seigneur sur un ton négligent.
Mais il était impossible de le vexer, cet homme ! Il m’expliqua simplement en quoi je me trompais :
— Ce n’est pas du tout cela. Il n’y a rien à déduire, rien à deviner. Tout est là, il suffit de lire, ajouta-t-il en désignant la tombe d’un coup de menton, toujours sans la regarder. Je dois reconnaître que c’est un peu plus difficile avec une tombe toute fraîche. C’est comme si c’était écrit en tout petits caractères. Mais, avec le temps, cela devient clair — très clair. Quant à la promesse que je vous ai faite, il est parfaitement évident que vous ne souhaitez pas qu’un étranger tel que moi sache tout de la défunte.
— Tout ? (J’éclatai d’un rire amer.) Personne ne sait rien d’elle.
— Pourtant, tout est là.
— Vous savez ce qui m’est arrivé, repris-je un peu trop fort et un peu trop rapidement. Après ce qui s’est passé depuis une huitaine de jours, je n’ai plus tout à fait la tête à moi. Voilà pourquoi je vous écoute comme si vos propos voulaient dire quelque chose.
Il garda le silence.
— Bon Dieu ! marmonnai-je sans m’adresser à lui ni à personne en particulier, il n’y a pas tellement longtemps, j’aurais donné n’importe quoi pour connaître un certain nombre de choses concernant cette femme. Mais, depuis, j’ai décidé que je ne voulais pas les connaître. Et je m’en porte beaucoup mieux, affirmai-je bien que je me sentisse malheureux comme les pierres. Elle n’était pas à la maison quand je suis rentré, ce soir-là. On s’était plus ou moins dispute, le matin, et elle était partie. Sans laisser de mot, sans prendre de bagages. Juste son tailleur de tweed vert et cette espèce de chapeau ridicule dont elle s’affublait. Si elle avait de l’argent, ça ne devait pas aller loin. Pendant trois jours et trois nuits, je n’ai pas eu de nouvelles. Et puis il y a eu ce coup de téléphone.
Mes mains étaient nouées et j’avais l’impression qu’elles étaient soudain devenues trop lourdes, qu’elles me tiraient les épaules, m’obligeant à voûter le dos. Je m’assis sur la balustrade de fer qui entourait le monument voisin et laissai ces mains de plomb pendre entre mes cuisses. Je baissai la tête pour les regarder en parlant mais elles ne m’apprenaient rien.
— Le coup de téléphone de la police. On avait retrouvé son permis de conduire dans son sac, le sac assorti à ce chapeau ridicule.
Je levai la tête et dévisageai mon interlocuteur debout de l’autre côté de la tombe. Ma vision était brouillée et je dus m’essuyer les yeux du revers de la main. Mes boutons de manchettes m’égratignèrent.
— À treize cents kilomètres de chez nous avec un type dans une voiture de sport, et tout ce qu’elle avait sur elle, c’était une de ces espèces de peignoir mirobolant, vous voyez ce que je veux dire ? Une robe d’hôtesse. De bonne qualité, d’ailleurs. C’est la première fois que je la voyais. J’ignore où étaient passés son tailleur vert et son chapeau débile. Le sac était dans la voiture. Et la voiture dans un chêne. Je ne plaisante pas. À quatre mètres cinquante du sol ! Selon la police, ils devaient rouler à près de 200 à l’heure pour l’avoir encadré avec une violence pareille. Je n’avais jamais entendu parler de lui. Je ne sais pas comment elle s’est retrouvée là-bas. Je ne sais pas pourquoi. (Je réfléchis un moment.) Enfin, je crois savoir plus ou moins pourquoi mais pas… pas exactement. Je ne sais pas exactement ce qu’elle avait dans la tête quand elle a fait ce qu’elle a fait pour se mettre dans cette situation. Je n’ai jamais su exactement ce qu’elle avait dans la tête. Pas moyen de la faire parler, jamais. Elle…
Il me semble que, à ce moment-là, je me suis arrêté de parler tout haut car le reste ne fut plus qu’une série d’images qui se télescopaient dans mon esprit, trop vite et avec trop de détails pour être traduites en mots. Je lui demandais : Qu’est-ce qu’il y a ? Et elle qui m’embrassait les mains et me regardait, les larmes aux yeux : Tu ne vois donc pas ? Moi qui me mettais à hurler : Eh bien, si je te rends malheureuse, tu n’as qu’à me dire ce que tu veux que je fasse. Vas-y ! Écris la pièce et je la jouerai. Cette façon qu’elle avait de me tourner le dos quand je lui parlais sur ce ton ! Sa voix douce : Si seulement tu… C’est seulement que je… Et puis, rien, le mutisme et des hochements de tête entendus. Quand elle parlait, elle n’allait jamais jusqu’au bout. Elle ne disait jamais les choses qui… les choses qui… Tout un monde de sentiments, d’émotions, mais jamais une phrase, jamais une sacrée bon Dieu de phrase ! Vous appelez ça de la communication, vous ?
J’enchaînai à haute voix :
— J’en étais arrivé au point que plus rien n’existait. Que je dorme ou que je sois réveillé, que je travaille ou que je me serve à boire, c’était une obsession — Pourquoi ne me dit-elle rien ? Et cela a duré comme ça jusqu’à la fin. Et on la retrouve morte dans cette robe d’hôtesse toute neuve que je ne lui avais pas achetée, à treize cents kilomètres de la maison en compagnie d’un type que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Tout ce qui me reste, c’est une interrogation lancinante : pourquoi ? pourquoi ? Et la certitude que je ne saurai jamais pour quelle raison cela s’est terminé comme ça. Comprenez-moi bien, ajoutai-je aussi calmement que je le pus parce que j’étais incompréhensiblement hors d’haleine — rien que d’avoir parlé a quelqu’un, incroyable, non ? Je ne veux pas le savoir. Parce que, maintenant, je m’en balance éperdument.
— En bien, voilà qui est parfait, répliqua-t-il. Ou vous épargnera bien des difficultés.
— Quelles difficultés ?
— Apprendre à lire les tombes.
Brusquement, j’en eus plus qu’assez de cette conversation.
— Et quel bien cela m’apporterait-il ?
— Aucun, me répondit-il, toujours aussi affable. Ne venez-vous pas de déclarer que, désormais, vous ne voulez plus rien savoir d’elle ?
— Je commence à comprendre, fis-je sur un ton narquois. Vous essayez de me persuader qu’une personne capable de lire les tombes n’a qu’à se planter devant une stèle pour la déchiffrer comme on lit un livre.
Il acquiesça et rectifia :
— Comme une biographie.
— Et la personne sait ainsi tout ce que le défunt a fait ?
— Tout ce qu’il a fait, dit et pensé.
Je jetai un coup d’œil sur la tombe, sur sa géométrie nue, sur sa stèle vierge, et je revécus brièvement les événements qui avaient abouti à ce qu’elle soit précisément là, précisément aujourd’hui et qu’elle contînt précisément ce qu’elle contenait. Je m’humectai les lèvres.
— Vous vous fichez de moi.
Il ne répondait jamais quand une réponse s’imposait, cet homme-là ! J’insistai :
— Même des choses dont personne n’a jamais eu connaissance avant ?
— Surtout celles-là. Quand on regarde un être humain, on ne voit que l’extérieur de la partie supérieure de la surface. Mais si tout est là (il tendit le doigt vers la tombe) et ne demande qu’à être déchiffré, on en apprend forcément beaucoup plus que ne le permet l’analyse la plus pénétrante de l’être vivant. (Comme je demeurai muet, il continua :) C’est que, voyez-vous, ce qui est vivant n’est pas achevé. Tout ce avec quoi les morts ont été en contact, toutes les pensées qu’ils ont eues, tous les gens qu’ils ont connus… tout cela continue à s’agiter en eux. Rien n’est jamais achevé.
— Et quand ils sont enterrés, ils… ils agissent dans leur tombe ? Est-ce qu’il y a vraiment une différence entre une tombe et une autre ou… est-ce qu’une tombe serait différente si quelqu’un d’autre y reposait ?
— Obligatoirement. (Derechef, il ménagea une pause, attendant que je lui donne la réplique, ce que je me gardai bien de faire.) Il vous est sûrement arrivé d’avoir le sentiment qu’un être humain est quelque chose de trop important, de trop riche, de trop précieux pour disparaître comme la flamme d’une bougie que l’on souffle ou se volatiliser comme l’humus qui se disperse en poussière sous l’ouragan.
À nouveau je regardai la tombe. Cette tombe si fraîche, si fruste, si… nette, et je demandai à voix basse :
— Qu’est-ce que vous lisez ?
Il comprit que je parlais en termes de lettres, de mots, de grammaire.
— Beaucoup de choses. La courbure du tumulus, la végétation qui empiète sur lui, les brins d’herbe, la mousse. Ce qui y pousse. Et la forme de chaque tige, de chaque feuille. Leurs nervures, même. Le vol des insectes qui passent au-dessus de lui… On a de la peine à croire qu’un homme puisse déchiffrer tant de choses, n’est-il pas vrai ? fit-il sur un ton d’excuse.
C’était bien mon avis.
Il poursuivit sur sa lancée :
— Lire est une habitude si enracinée que l’on ne se rend pas compte de la complexité de l’opération. C’est un véritable exploit. On appréhende d’un seul coup d’œil des alphabets différents. Les majuscules et les minuscules n’ont presque pas de rapports entre elles, l’écriture cursive, la dactylographie et l’imprimerie sont autant de systèmes particuliers. Le gothique peut poser quelques difficultés mais pas suffisamment pour vous arrêter. L’œil mesure le contraste lumineux entre l’encre et le papier. Des lettres vertes sur une page jaune ne constituent pas un obstacle. On choisit sans effort ce qu’il convient de lire et ce qu’il convient de ne pas lire. Par exemple, vous ne remarquez même pas le titre courant et le numéro qui figurent sur chaque page d’un livre. Quand il s’agit d’un magazine ou d’un journal, il arrive que des publicités ou des illustrations coupent un paragraphe. Vous lisez ce qui vous intéresse et rien d’autre. On peut noter une faute d’imprimerie ou d’orthographe, voire un bourdon, mais, dans la plupart des cas, on n’y prête pas attention. Mais revenons-en à l’essentiel — les lettres elles-mêmes. La lettre a ne ressemble nullement au son — ou, plus exactement, aux divers sons — du a. Ce n’est qu’un symbole parfaitement arbitraire dont la signification est consacrée par la coutume et l’usage.
— Mais il y a au moins un système. Je veux dire un alphabet bien établi, une orthographe couramment admise. Sans parler des règles de la grammaire et de la syntaxe, même compte tenu de toutes les exceptions.
Ce fut le même manège : il ne dit rien. Il attendait simplement que je relance la conversation. Ou que je réfléchisse.
Effectivement, je réfléchis et repris la parole :
— Ah ! Si je vous suis bien, il y aurait un système du même genre ? (Je m’esclaffai.) Une épine biscornue pour la lettre b, un feston de boue pour le passé simple ?
Il sourit.
— Ce n’est pas exactement cela, mais il y a de l’idée.
— Ce n’est donc pas aussi compliqué que cela semble l’être à première vue, alors ?
— Ainsi qu’il en va des choses que l’on essaye d’apprendre quand on est débutant, reconnut-il. Mais c’est quand même bien difficile, n’en doutez pas. Comme tout ce que l’on apprend. Parfois, quand le sens général vous échappe totalement, on a l’impression que tous les efforts que l’on a faits sont peine perdue et l’on est prêt à jeter le manche après la cognée. Et puis, le sens émerge et l’on continue.
Je le toisai.
— Je ne sais vraiment pas pourquoi je vous crois. Il attendit que je continue. Et je continuai :
— Mais j’aimerais apprendre votre truc.
— Pourquoi ?
Je jetai un coup d’œil à la tombe fraîche.
— Vous avez dit… vous avez dit que je pourrais savoir tout… absolument tout ce qu’elle a fait. Avec qui. Et… pourquoi.
— C’est exact.
— Eh bien, allons-y ! On commence ?
Je mis un genou en terre et tendis le bras vers la tombe de ma femme.
— Pas ici, fit-il en souriant. Ce n’est pas par Dostoïevski que l’on commence à apprendre à lire.
— Elle ? Dostoïevski !
— Ils sont tous des Dostoïevski. Ils sont tous capables d’exprimer jusqu’à la nuance la plus subtile du moindre événement et ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent vous dévoile la signification de leur univers. N’est-ce pas là le propre des grands écrivains ?
— Oui, vous avez sans doute raison mais… elle… un grand écrivain ?
— Elle a vécu. Maintenant, ce qu’elle a été est… gravé ici. Tout le monde vit, tout le monde éprouve des sentiments. Tout le monde grave sa propre tombe. Dostoïevski avait, quant à lui, ce que l’on pourrait appeler un talent antérieur. Il a pu le faire de son vivant. Tous les morts font ce qu’il a fait.
Il m’adressa un petit signe de tête. Je me relevai lentement et le suivis jusqu’au « manuel pour débutants ». Comme la plupart des abécédaires, c’était une fort mince brochure.
Pendant près d’un an, je me rendis tous les soirs au cimetière après mon travail. J’appris ce que signifiaient l’arrondi d’une feuille, le luisant des cailloux humides, j’appris le sens particulier des courbes et des angles. Beaucoup de choses étaient non écrites. Tracez trois points et joignez-les par une ligne : vous avez une courbe possédant certaines propriétés. Prolongez-la tout en en conservant les caractéristiques : elle garde sa signification alors qu’il n’y a plus de points. J’appris de la même façon à extrapoler la volute d’un brin d’herbe, l’ondulation d’une racine saillante, l’affaissement des arêtes d’une stèle qui se dessèche.
Je cessai de fumer pour affiner mon odorat car le parfum de la terre après la pluie rend plus claire la lecture des tombes. C’est comme si la page était plus blanche et l’encre plus noire. Peu à peu, je prêtai l’oreille au vent, à la voix des petits animaux, des insectes et des gens, car pour une oreille exercée, l’histoire écrite sur les tombes filtre tous les sons et se les incorpore.
L’homme me rejoignait tous les jours. Tantôt plus tôt, tantôt plus tard, mais il n’y manquait jamais. Je ne l’interrogeais pas sur lui-même. Tout simplement parce que je n’y songeais pas. Il ne me lisait rien. Il me désignait les « lettres » ou, parfois, les « groupes de lettres », et me corrigeais quand je me trompais. Mais lorsque j’eus fait assez de progrès pour lire des phrases entières, il m’arrêta : en aucun cas je ne devais lire tout haut ce que je déchiffrais sur une tombe. Même devant lui. Que ceux qui pouvaient le lire le lisent s’ils en avaient envie. Les autres n’avaient qu’à faire comme moi, apprendre ou rester dans l’ignorance. « Il y a suffisamment de raisons pour ne pas vouloir mourir sans leur ajouter la crainte que quelqu’un comme vous puisse abuser de son privilège. »
Quand je rentrais chez moi, à la nuit tombée, j’étais rempli d’un morne espoir : l’espoir d’élucider enfin les mystères de cette femme, l’espoir que tout ce qu’elle m’avait fait en secret de sordide et d’ignoble me serait révélé. Je ne dormais pas très bien — il en allait ainsi depuis qu’elle était partie — et j’avais amplement le temps de penser à ce qu’elle m’avait sûrement fait, à ce qu’elle m’avait probablement fait et ce qu’elle avait été sans aucun doute capable de me faire. Peut-être cette longue période d’insomnie eut-elle des effets sur moi. Je ne sais pas et cela m’était égal. Au bureau, je n’en faisais pas plus qu’il n’en fallait, réservant mes forces et mon acuité d’esprit pour le soir. Alors, je travaillais à mes leçons. Je travaillais.
Après l’A.B.C. pour débutants, nous passâmes à des exercices plus compliqués. On n’a pas idée de la complexité des choses lorsque l’on commence. Ce qui me fit persévérer, c’était la promesse que m’avait faite mon professeur : même si tout était désespérément confus, le sens finirait par émerger tôt ou tard, je comprendrais et je pourrais continuer. Il avait raison. Il avait toujours raison.
Je commençai à mieux connaître les gens. Je découvris qu’un nombre considérable d’entre eux avait les mêmes hantises : la peur d’être exclu, la peur d’être deviné, la peur de ne pas être aimé, la peur d’être indésirable ou, et c’était le pire, la peur d’être inutile. J’appris à quel point étaient inconsistantes les bases de leurs craintes, combien étaient insignifiantes, à long terme, les choses auxquelles tant d’entre eux consacraient pitoyablement leur existence. Et, surtout, je découvris que la cruauté de la plupart des êtres n’était pas congénitale, que leur stupidité était excusable — bref, qu’ils étaient terriblement estimables.
Je découvris la différence qui existe entre « la vérité » et « toute la vérité ». On peut apprendre des choses absolument épouvantables sur une personne, des choses dont on a la certitude qu’elles sont vraies. Mais si l’on connaît aussi l’autre part de la vérité, cela peut faire une différence phénoménale.
Quand on lit une tombe, on la lit dans sa totalité. Toute la vérité, cela modifie — mais dans quelle proportion ? — l’opinion que l’on se fait des gens.
Un jour, l’homme me dit :
— À mon avis, il ne reste plus qu’une demi-douzaine de tombes qui demeurent encore hors de votre portée. Vous êtes un élève tout à fait remarquable.
Je le remerciai non sans lui faire observer que cela tenait à la valeur de son enseignement.
— Vous vous êtes donné énormément de mal.
Il haussa les épaules, répondit laconiquement : « C’est mon lot » et attendit. Je me demandais bien quoi et, en conséquence, je méditai sur ces propos. Je poussai alors une exclamation et nous tournâmes simultanément les yeux vers la partie nord du cimetière où ma femme était enterrée. Sa tombe avait perdu sa rigueur géométrique et sa virginité. Elle avait changé. Seule demeurait immuable, naturellement, la dalle que rien ne pouvait dégrader.
— Oh ! Je pourrais la lire !
— Sans difficulté.
Je me dirigeai vers la tombe. Je ne sais pas s’il me suivit. Je ne pensais plus à lui. Je restai un long moment immobile devant le tumulus funéraire. Songeant à elle, songeant aux données que je possédais. Aux vérités. À sa vérité. À la fois où je l’avais découverte dans un coin sombre en compagnie d’un dénommé Wilfred lors d’une réception. À la fois où, lorsque je rentrai, elle avait vivement pris une lettre posée sur le manteau de la cheminée et l’avait jetée dans le feu. À la fois où, sur le bateau, un type s’était mis à rire quand quelqu’un avait prononcé son nom et s’était tu en découvrant que j’étais son mari. Et, surtout, au fait qu’elle était morte dans une voiture de sport, qu’elle portait ce vêtement d’intérieur que je ne connaissais pas, que l’on n’avait retrouvé ni son tailleur de tweed ni son chapeau ridicule. Maintenant, je pouvais savoir. Savoir comment, où et combien de fois. Savoir pourquoi.
Je crois que je suis resté là plus longtemps qu’il ne me le semblait. Quand je revins à la réalité, il faisait presque nuit et le froid gagnait. Je faillis tomber en me mettant en marche. J’avançai avec circonspection jusqu’à ce que mes jambes cessent d’être engourdies. Il y avait de la lumière dans la maison du gardien. J’entrai bavarder une minute avec lui. Je ne vis nulle part l’amateur de cimetières.
Le lendemain, je revins sur les lieux. C’était un samedi. Le tailleur de pierre était déjà accroupi devant la dalle, son ciseau à la main. Au bout de quelques minutes, je pris conscience que quelqu’un se tenait à côté de moi. Ce ne pouvait être que l’homme qui m’avait appris à lire les tombes.
— Bonjour, lui lançai-je.
— Comment allez-vous ?
Ce n’était pas la formule banale que l’on dit à n’importe qui. Il me demandait, en fait, où j’en étais, ce qui s’était passé, quels étaient mes sentiments, si je me sentais bien.
— Ça va très bien.
Et ce n’était pas non plus la réponse que l’on donne à n’importe qui.
Nous regardâmes en silence le tailleur de pierre travailler. Quand il eut fini, je le félicitai. Il sourit, ramassa ses outils, replia la bâche où il avait rassemblé les éclats de pierre, agita la main et partit.
Mon professeur et moi regardâmes l’inscription.
— Ce n’est pas très original, fis-je, un peu embarrassé.
— Mais c’est une épitaphe heureusement tournée.
— Vous croyez ? Vous le croyez vraiment ?
Il hocha affirmativement la tête, ce qui me remplit d’une grande, d’une très grande joie. Je n’avais pas eu l’intention de le lui dire mais ce fut plus fort que moi — ça partit tout seul :
— Je ne l’ai pas lue.
— Non ?
— Non. Je suis resté là longtemps à penser à… à tous les efforts que j’avais faits pour pouvoir la lire, à penser à… à la vérité. À la différence que font les vérités une fois toutes réunies. J’ai aussi beaucoup pensé aux gens… et à elle.
— Oui.
Il était intéressé mais sans indiscrétion.
— Oui, à elle, aux choses qu’elle a faites, aux choses qu’elle aurait pu faire, à la façon qu’elle avait de me parler. Vous savez, les personnes comme elle, celles que les mots effarouchent, ont une façon bien à elles de s’exprimer. Presque comme les tombes si on arrive à les déchiffrer.
— Je crois que vous avez raison.
— Eh bien, j’ai aussi réfléchi à cela. Et à mon… analphabétisme (J’eus un sourire gêné.) Toujours est-il que, en définitive, je ne l’ai pas lue. Hier, en partant, j’ai commandé cette épitaphe.
— Pourquoi celle-ci particulièrement ? Nous la lûmes ensemble.
— Il m’a fallu plus d’une année, et une année fichtrement pénible, mais c’est ce que j’ai voulu lui dire. C’est désormais le message que je veux qu’elle ait de moi.
Il se mit à rire.
J’avoue avoir été désagréablement surpris en dépit de tout ce par quoi j’étais passé avec ce bonhomme.
— Qu’est-ce que cela a de drôle ?
— C’est vous qui lui dites ça ? À elle ?
— Et alors ? Ce n’est pas normal ?
— Certes !
Sur ce, il s’éloigna. Je le rappelai mais il se contenta de me saluer de la main et poursuivit son chemin.
Je me tournai vers la dalle qui arborait sa toute neuve inscription. Je l’avais fait graver parce que je voulais lui dire quelque chose qui…
Moi ? Lui dire quelque chose… à elle ?
Pas étonnant qu’il ait ri. Un type passe plus d’un an à apprendre à lire une tombe, et puis le voilà qui se met à avoir l’idée absurde que c’est la tombe qui le lit, lui.
Je la relus. Pas la tombe. La tombe, je ne la lirai jamais. Non, je lus seulement l’épitaphe. Je lus ce qu’elle me disait aujourd’hui, ce matin. Qu’elle ne m’avait encore jamais dit : Repose en paix.
Je murmurai :
— Merci, chérie. Et sois tranquille.
Je rentrai chez moi et ce fut la première fois depuis qu’elle m’avait quitté que je dormis vraiment.