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Je peux voir partout dans le monde, se dit Sharon Brevix. Et elle pensa : Ils m’ont retrouvée.
Vous avez quatre ans et vous êtes perdue : qu’est-ce qui vous tourmente ? La faim, le froid mais surtout le fait d’avoir perdu votre chemin, de vous trouver toute seule, sans savoir où aller ni où « ils » sont. Sharon se réveilla où elle s’était assoupie… plus exactement, là où elle avait glissé si loin sur la pente glissante des ténèbres sans fin. Elle ne glissait plus. Elle avait faim, elle avait froid, certainement, mais elle n’était plus perdue.
Supposez que sa maman fût là… que ferait-elle ? Tu n’as pas de mal ? Mais non, elle n’avait pas de mal. Rien de cassé, pas de coupures, pas de mauvaises rencontres d’aucune sorte. Sa mère le savait et Sharon savait que sa mère le savait. Le contact intime dans lequel elle se sentait avec sa mère, et avec Billy et les autres gosses n’était pas tout à fait aussi doux que de les avoir près d’elle et d’avoir chaud et d’avoir quelque chose à manger. Mais il y avait des sensations nouvelles, d’autres sensations, qui étaient plus douces, plus douces que tout ce qu’elle avait jamais connu. Billy, par exemple, comme il était content, comme il avait peur pour elle. Comme il l’aimait beaucoup. Cela lui fit énormément de bien de savoir que Billy l’aimait tant. Cela avait toujours été le secret qu’il avait le mieux gardé.
Elle sut qu’elle devait dormir une heure, elle ferma donc les yeux et dormit. Ce fut tout autre chose que son sommeil précédent.
Lorsqu’elle se réveilla, pour la seconde fois, ce fut instantanément et d’un seul mouvement. Elle sauta sur ses pieds quoiqu’elle se sentît toute raide, et elle se mit à marquer le pas et même le pas redoublé, sur un rocher plat, tapant des pieds jusqu’à ce qu’ils en cuisent, et respirant profondément. Au bout de trois minutes de cet exercice, elle se mit en route résolument à travers la broussaille encore obscure, traversa le ruisseau en sautant d’une pierre à une autre et, sans hésitation, alla à un tronc d’arbre abattu sur lequel, elle avait vu, la nuit précédente, un champignon plat d’un orange éclatant. Elle en détacha de gros morceaux et s’en bourra la bouche gloutonnement. C’était délicieux, et sans danger aussi, car bien que la plupart des gens ne le savaient pas, quelqu’un, quelque part savait que ce pileus-là était comestible.
Elle retourna en trottinant jusqu’à l’abri sous une roche où elle avait passé la nuit et ramassa Mary Lou, sa poupée aux pieds cassés ; elle lui fit manger un peu de champignon et boire quelques gouttes d’eau du ruisseau. Puis, recommandant à la poupée de ne pas dire un mot, elle partit à travers les bois.
En moins d’une heure, et alors que l’aube était encore grise, elle se trouva au bord d’une prairie.
Elle fit chut du doigt à Mary Lou, resta immobile comme une souche – acte qui n’était pas du tout naturel pour un enfant jusque-là – et scruta le demi-jour jusqu’à ce qu’elle vit un lapin. Il savait qu’elle était là et était figé par la peur exactement dans la même immobilité qu’elle ; Sharon fut plus patiente que lui, elle le laissa bouger, bouger encore, grignoter un peu de trèfle nouveau, la regarder d’un œil étonné, et finalement, poussé par la curiosité, s’approcher. Lorsqu’il fut assez près, elle bondit, pas sur le lapin mais sur l’endroit où le lapin serait quand elle aurait bondi. Et le lapin était là.
Elle changea de prise sur l’animal mouillé de rosée qui se débattait ; elle le saisit d’une main un peu au-dessus de l’articulation des pattes de derrière et se redressa, soulevant le lapin du sol. Quand il fut suspendu la tête en bas, il releva immédiatement la tête (ainsi que quelqu’un, quelque part, savait qu’il le ferait). Sharon abattit le tranchant de sa main gauche et, d’un seul coup derrière les oreilles, lui brisa le cou. Elle s’accroupit et sans hésitation ouvrit la gorge de l’animal, avec ses incisives coupantes. Elle but autant de sang qu’elle en avait besoin, en offrit un peu à Mary Lou (qui n’en voulut pas), s’essuya délicatement la bouche avec une poignée d’herbe humide et reprit son chemin d’un pas décidé. Elle savait dans quelle direction aller. Elle savait où était la route et où se trouvaient trois maisons de ferme et un pavillon de chasse. Elle savait que c’était au pavillon de chasse qu’elle devait aller, et aussi que son père viendrait la chercher, qu’elle y serait arrivée avant lui, par quel soupirail de cave elle pourrait entrer, où était l’ouvre-boîte de conserves et comment amorcer la pompe pour avoir de l’eau. C’était assez merveilleux. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était d’avoir besoin de savoir quelque chose, et si n’importe qui le savait, elle le savait.
Elle marchait sans souci, partageait un instant un frisson, un petit serrement de cœur avec un enfant qui, quelque part, était sur des montagnes russes, et entamait à un autre instant un nouveau genre de conversation avec son père. C’était une taquinerie. Auparavant, il lui aurait dit : « Je croyais que tu étais dans le station-wagon et maman croyait que tu étais dans la camionnette. C’était une chance que nous nous trompions. Sinon, il y aurait eu deux Sharon et alors, laquelle aurait porté la robe rose ? » Mais maintenant cela venait comme une sorte de cinéma, ou peut-être un souvenir, de deux Sharon se disputant avec des cris aigus et tiraillant sur la belle robe des dimanches, tandis que deux Mary Lou aux pieds cassés regardaient. C’était amusant et elle rit. C’était bien plus qu’un souvenir. C’était toute l’angoisse soulagée et toute la profonde tendresse, et toute la culpabilité que son papa ressentait d’avoir presque perdu sa Petite-Vilaine-Princesse-avec-des-taches-de-rousseur-sur-le-nez.
Elle atteignit le pavillon de chasse et y entra facilement. Au bout d’à peu près une heure, elle regarda par la fenêtre et vit un serpent à sonnette sur le sol nu, près de la remise. Elle courut au placard où étaient rangées les armes, puis au tiroir où se trouvait la boîte de cartouches de 0,32, chargea le revolver, le posa, entrouvrit juste un peu la fenêtre, reprit le revolver, l’appuya sur le rebord et visa jusqu’à ce qu’elle – ou quelqu’un – sut que c’était parfait. Puis elle appuya sur la détente et, d’un seul coup, fit sauter la tête du serpent. Elle déchargea l’arme, la nettoya, la rangea et rangea aussi les cartouches. Elle se fit ensuite une petite maison avec des meubles renversés et des coussins du canapé, et elle s’y endormit profondément avec Mary Lou jusqu’à ce que Tony Brevix arrive. Tout considéré, elle s’était bien amusée. Elle n’avait pas eu une seule fois à se demander si elle pouvait faire ceci ou cela, elle savait. Plus important encore, elle était seule et dans un endroit inconnu, mais elle n’était pas perdue. Elle ne serait jamais plus perdue. Si seulement rien ne venait gâcher cela, personne au monde ne serait jamais plus perdu, non, ni ne se demanderait-si on l’aimait vraiment, ni ne penserait qu’on s’en était allé et qu’on l’avait laissé parce qu’on ne voulait plus de lui.
Il en avait toujours été ainsi entre Sharon et Mary Lou, parce que Mary Lou savait que Sharon l’aimait même si, par accident, elle la laissait dehors sous la pluie ou la jetait en bas de l’escalier. Maintenant, les enfants comprenaient ce genre de choses aussi bien que les poupées, et plus jamais un enfant ne se demanderait si quelqu’un l’aimait, ou ne grandirait en pensant qu’être aimé était une question de chance. Ce n’est une question de chance que pour les adultes. Pour un enfant, c’est un droit fondamental, qui, s’il lui est refusé, condamne l’enfant à passer toute sa vie à le rechercher, et à être incapable d’accepter autre chose qu’un amour puéril.
De la manière dont les choses étaient maintenant, jamais plus un enfant n’aurait peur de grandir, ni ne flotterait anxieusement près de trésors à demi vides et pourtant si faciles à combler.
Je sais ce que tu désires, disait le monde entier à « Je », et « Je », partout, pouvait comprendre que « mes » désirs étaient justes, et aussi la sottise de tant d’autres désirs.
Lorsque Tony Brevix entra dans le pavillon, il trouva Sharon endormie. Il savait qu’elle sentait qu’il était là, et il savait que cela n’interromprait pas son sommeil, pas une seconde. Elle dormait, souriante, quand il l’emporta dans le station-wagon.