Avant la race humaine, il y eut le déluge, et avant le déluge, une autre race, dont l’humanité ne peut comprendre la nature. Elle n’était pas surnaturelle ni étrangère, car cette terre était sienne et c’était sa patrie.
Il y eut une guerre entre cette race, qui était une grande race, et une autre. Celle-ci était vraiment étrangère : une forme nuageuse douée de conscience, un groupement intelligent d’électrons tangibles. Elle prit naissance dans de prodigieuses machines par quelque accident d’une science au-delà de notre conception primitive de la technologie. Et ces machines, servantes de nos prédécesseurs, en devinrent alors les rivales. Les batailles qui s’ensuivirent furent gigantesques. Les êtres électroniques avaient le pouvoir de fausser les équilibres délicats de la structure atomique et leur milieu vital était le métal dans lequel ils s’introduisaient et qu’ils utilisaient à leurs propres fins. Chaque arme que nos prédécesseurs réalisaient, en était possédée et se retournait contre eux, jusqu’au moment où les survivants de cette grande civilisation trouvèrent une défense…
Un isolant. L’ultime produit ou sous-produit de toute la recherche sur l’énergie – le neutronium.
Sous sa protection, ils réalisèrent une arme nouvelle. Ce qu’elle était, nous ne le saurons jamais et notre propre race vivra – ou nous le saurons et notre race périra comme périt la leur. Après qu’ils eurent lancé leur arme pour détruire l’ennemi, elle ne leur obéit plus, et sa puissance incommensurable les détruisit avec lui, ainsi que leurs cités et leurs machines possédées. La Terre elle-même s’embrasa, sa croûte fut ébranlée et trembla, les océans bouillirent. Rien n’y échappa, rien de ce que nous connaissons comme vie et rien non plus de la pseudo-vie qui s’était développée dans les mystérieux champs de force de leurs incompréhensibles machines. Sauf un mutant très vigoureux.
C’était, en effet, un mutant et, ironiquement, ce mutant isolé aurait pu être supprimé par les premières mesures simples utilisées contre son espèce – mais le temps des simples expédients était passé. C’était un champ électronique organisé, doué d’intelligence, de mobilité, et d’une volonté de détruire, et guère autre chose. Paralysé par le cataclysme, il flotta au-dessus du globe grondant et, dans une accalmie de la violence des forces déchaînées sur la Terre, il se laissa descendre, dans son état d’épuisement à demi conscient, vers le sol fumant. Là, il trouva un asile, un abri construit par et pour ses ennemis disparus. Une enveloppe de neutronium. Il y pénétra et sa conscience tomba finalement à son niveau le plus bas. Il resta là, inerte tandis que le neutronium, dans son étrange flux continuel, son interminable tendance à un parfait équilibre, s’étendait et fermait l’ouverture. Après quoi, durant les âges tourmentés qui suivirent, l’enveloppe fut ballottée comme une bulle grise à la surface agitée du globe, car aucune substance terrestre ne voulait l’accepter ni se combiner avec elle.
Les millénaires passèrent, les actions et réactions chimiques opérèrent leur mystérieux travail, de nouveau vinrent la vie et l’évolution. Et des hommes trouvèrent la masse de neutronium qui n’est pas une matière mais une force statique, et ils furent frappés d’une profonde terreur devant le froid indescriptible qui en émanait. Ils lui vouèrent un culte, bâtirent un temple autour d’elle et lui offrirent des sacrifices. La glace, le feu et les océans avancèrent et reculèrent ; la terre se souleva et retomba au fil des siècles, jusqu’à ce que, enfin, le temple ruiné se trouvât sur une butte qui était une île. Des habitants allèrent et vinrent sur l’île, y vécurent, bâtirent et moururent, et les races oublièrent. Si bien que, quelque part dans le Pacifique, à l’ouest de l’archipel qu’on appelle les Islas Revillagigeda, il y avait une île déserte. Et un jour…
Chub Horton et Tom Jaeger regardaient le Sprite et les trois chalands bas sur l’eau qu’il remorquait, disparaître au loin sur la mer plate comme un miroir. Le gros remorqueur océanique et sa suite semblaient plutôt se perdre dans le flou que s’éloigner. Chub cracha sans lâcher le cigare toujours planté au coin de sa bouche.
— Et en voilà pour trois semaines. Quel effet cela vous fait-il de servir de cobaye ?
— On s’en tirera.
Tom avait les coins des yeux marqués de petites rides. Il avait une tête de plus que Chub, il était plus mince, moins fort et c’était un vrai professionnel. Son choix comme chef de chantier pour cette expérience avait été sage, car il était compétent et inspirait le respect. Le système de construction de piste d’aviation dont ils allaient faire l’essai l’intéressait énormément, car il n’y avait ici ni officiers gestionnaires, ni inspecteurs du gouvernement, ni contrôle de l’emploi du temps, ni rapports à faire. Le gouvernement avait accordé à la compagnie une concession de terrain temporaire et il s’agissait d’introduire des techniques de production à la chaîne dans la mise en chantier et le nivellement de la piste. Il y avait six opérateurs, deux mécaniciens et plus d’un million de dollars du meilleur matériel existant. La réception des travaux par le gouvernement se ferait après terminaison partielle et serait soumise aux normes officielles. Ce système parait à la fois au coulage et aux pots-de-vin, et esquivait le problème de la main-d’œuvre.
— Quand l’équipe chargée du revêtement de la piste arrivera, je compte bien que nous serons prêts à la recevoir, dit Tom.
Il se retourna, et examina l’île de l’œil d’un professionnel. Il la vit telle qu’elle était et vit aussi tous les stades par lesquels elle passerait. Il la vit telle qu’elle serait quand ils auraient terminé, avec mille cinq cents mètres de piste bien drainée, des épaulements bien tassés, un bon hectare et demi de parking pour les avions, la route d’accès et la courte bretelle de raccordement de la piste au parking. Il vit le site de chaque charge que la pelle mécanique enlèverait en abattant la falaise de caillasse, et, au sommet de celle-ci, les ruines qui fourniraient des pierres pour combler le bas-fond salin jusqu’au petit marécage à l’autre bout de l’île afin qu’il puisse être parcouru par les bulldozers.
— Nous avons le temps de conduire la pelleteuse jusqu’à la falaise avant qu’il fasse nuit, décida Tom.
Avec Chub, ils descendirent la plage vers l’affleurement rocheux où le matériel se trouvait, entouré de caisses et de fûts contenant les réserves de matériel et de produits pétroliers. Les trois tracteurs tournaient au ralenti, les Diesel deux-temps caquetaient sourdement dans leurs pots d’échappement et le gros D-7 émettait, à chaque tour de moteur, son cognement de compression avec la régularité aisée d’un métronome. Les Dumptors étaient alignés et silencieux, car ils ne pourraient être mis au travail que lorsque la pelleteuse serait prête à les charger. Ils ressemblaient à une version mécanique d’un fantastique animal avec une tête et un avant-train à chaque bout, si bien qu’on ne pouvait savoir s’il avançait ou reculait. Ils avaient deux grandes roues propulsives et deux petites roues orientables. Le moteur et le conducteur étaient côte à côte au-dessus des petites roues de direction. Mais le conducteur était tourné vers le corps de la benne entre les grandes roues de propulsion, exactement à l’opposé de sa position dans un camion-benne. Par conséquent, lorsqu’il allait de la pelleteuse à la décharge, l’opérateur conduisait à reculons, en regardant par-dessus son épaule, et en déchargeant, il faisait reculer l’engin mais, lui, allait en avant – il fallait le faire et quatorze heures par jour encore ! La pelleteuse était au milieu des autres engins que sa masse énorme dominait ; elle semblait ramassée sur elle-même, avec sa flèche abaissée et sa mâchoire de fer posée sur le sol, comme une espèce de grand dinosaure fatigué.
Rivera, le mécanicien portoricain, leva la tête avec un vaste sourire quand Tom et Chub approchèrent ; et il enfonça une grosse clé à molette dans la poche de poitrine de sa combinaison.
— Il dit « Sigalo », annonça-t-il, ses dents blanches éblouissantes sous la traînée de cambouis qui s’étalait en travers de sa figure. Il dit qu’il veut salir cette peinture.
Il frappa du talon la lame du D-7. Tom lui rendit son sourire, ce qui était toujours assez étonnant sur son visage grave.
— Le Sept la salira, sa peinture, et il perdra une bonne part du tranchant de sa lame avant que nous en ayons fini. En selle, Goony, taille-nous une rampe dans la pierraille jusqu’au bas-fond là-bas et enlève-nous quelques bosses depuis ici jusqu’à la falaise. Nous allons y conduire la pelleteuse.
Le Portoricain fut sur le siège avant que Tom eut terminé et, avec un rugissement, le Sept vira sur sa longueur et recula sur l’affleurement rocheux jusqu’au sol de l’île. Rivera abaissa la lame ; la pierraille mêlée de sable se souleva en s’enroulant et s’entassa devant le bulldozer, chargeant la lame et s’éboulant sur les côtés en deux cordons réguliers. Il refoula la charge vers l’affleurement rocheux, le moteur du Sept ralentit sous l’effort, blat blat blattant et poussant comme un éléphant, alors qu’il ne tournait plus que si lentement qu’on pouvait en compter les tours.
— Ça, c’est un drôle d’engin ! dit Tom.
— Et un drôle d’opérateur aussi, répliqua Chub d’un ton bourru. Surtout pour un mécanicien.
— C’est un bon gars, dit Kelly.
Il était là près d’eux, à regarder le Portoricain conduire le bulldozer, comme s’il y avait été depuis le début, ce qui était la façon dont. Kelly arrivait toujours partout. Il était grand, mince avec des yeux verts trop allongés et avec, une aisance élastique dans sa manière de se mouvoir, un peu comme un chat maigre.
— Je n’aurais jamais rêvé que je verrais le jour où le matériel serait expédié tout prêt à servir comme cela. Je crois que personne n’y avait pensé auparavant.
— Ces temps-ci, il y a des tas de moments où du matériel lourd doit être déchargé en vitesse, dit Tom. Si on peut le faire avec des chars, on peut le faire avec des engins de terrassement. Nous le faisons pour construire au lieu de démolir, c’est tout. Kelly, mets la pelle en marche. Le plein d’huile est fait. Nous allons la conduire jusqu’à la falaise.
Kelly se hissa dans la cabine de la grosse pelleteuse à flèche et, après avoir joué avec la commande du régulateur, il tira sur le démarreur. Le moteur diesel Murphy s’ébroua en toussant et se mit à tourner au ralenti avec un bruit sourd, Kelly s’installa sur le siège, augmenta un peu les gaz et commença à relever la flèche.
— Je n’arrive pas encore à comprendre, dit Chub. Il n’y a pas encore un an, on aurait mis deux cents hommes sur un boulot comme celui-là.
— Ouais, fit Tom en souriant, et la première chose que nous aurions faite, ç’aurait été de construire des bureaux et ensuite des logements. Moi, je préfère notre manière de faire. Pas de pointage, pas de rapports sur l’utilisation du matériel, pas d’états d’avancement des travaux, rien que huit hommes, un million de dollars de matériel et trois semaines pour l’exécution. Une pelleteuse et un tas de grandes caisses d’outillage pour nous mettre à l’abri de la pluie et des rations militaires de campagne pour nous garnir le ventre. On fera le boulot, on s’en ira et on touchera notre paye.
Rivera termina la rampe, fit faire demi-tour au Sept, et le remonta en roulant sur le nouveau remblai. En haut, il abaissa sa lame, et redescendit la rampe en marche arrière pour l’égaliser, en laissant traîner la lame mise en position « flottante ». Sur un signe de Tom, il s’éloigna de la côte, obliquant vers la falaise, nivelant les bosses et refoulant les déblais dans les trous. Il chantait en travaillant, heureux de sentir le rythme régulier du puissant moteur, l’obéissance micrométrique de cette énorme machine implacable.
— Pourquoi cette espèce de singe ne se contente-t-il pas de ses graisseurs ?
Tom se retourna, retira le bout mâché d’une allumette de sa bouche. Mais il ne dit rien, parce que, depuis un certain temps, il essayait de prendre l’habitude de ne rien dire à Joe Dennis. Dennis était un ancien comptable, qui avait été tiré d’un bureau quand un projet de chantier aux Antilles avait avorté. Il était devenu conducteur d’engins parce qu’on avait terriblement besoin d’opérateurs. Le bureau l’avait laissé partir avec empressement à cause de sa tendance à fomenter de petites intrigues dans la maison. C’était un jeu auquel il se livrait encore et, même sans tenir compte de sa figure trop rouge et de sa démarche légèrement efféminée, il n’était pas à sa place sur le chantier, car le léchage de bottes et les coups en traître donnent encore moins de résultat sur un chantier que dans un bureau. Tom, qui tentait surtout de ne s’occuper que de son travail, devait s’avouer que, de tous les traits ennuyeux du caractère de Dennis, le pire était qu’il fût l’un des meilleurs opérateurs de scraper que l’on pût trouver, et çà, personne ne pouvait le nier.
Dennis non plus ne l’ignorait pas.
— J’ai connu le temps où, quand on trouvait un de ces macaques simplement assis sur un engin pendant le déjeuner, on lui bottait le derrière, râlait-il. Maintenant, on leur donne un boulot d’homme et une paye d’homme.
— Il fait un travail d’homme, non ? dit Tom.
— C’est un sale Portoricain !
Tom le regarda calmement en face :
— D’où avez-vous dit que vous veniez ? murmura-t-il d’un ton rêveur. Ah, oui, de Georgie.
— Que voulez-vous dire par là ?
Tom s’éloignait déjà à grands pas.
— Je vous l’expliquerai dès que cela sera nécessaire ! lança-t-il par-dessus son épaule.
Dennis se remit à regarder le Sept.
Tom jeta un coup d’œil sur la rampe et fit signe à Kelly de continuer. Kelly serra son frein de cabine afin que la pelle ne puisse pas pivoter, il passa la marche avant et poussa le levier de pivotement. Dans un cliquetis de chenilles et un craquement massif du sable corallien écrasé, les grands patins plats de la pelle l’emmenèrent jusqu’à la rampe. Lorsque, à l’entrée de celle-ci, l’engin bascula en avant, la lourde porte en acier au manganèse du godet s’ouvrit et se ferma comme une gueule affamée, battant contre le godet jusqu’à ce qu’elle se verrouille soudain et ne fasse plus de bruit. Le gros diesel Murphy ronronnait sourdement, en compression, tandis que l’engin roulait dans la descente, puis le régulateur s’enclencha et le moteur reprit son battement sourd, caverneux.
Peebles était debout devant l’un des scrapers remorqués par tracteur chenillé, tirant sur sa pipe et regardant la mer. Il était grisonnant, lourd d’aspect et, sous d’épais sourcils broussailleux, il avait les yeux les plus calmes que Tom eût jamais vus. Peebles ne s’était jamais mis en fureur contre un engin – ce qui est rare chez un vrai mécanicien – et, en quelque cinquante ans, il avait appris que c’était encore moins utile de se mettre en colère contre un homme, parce qu’on peut toujours arranger quoi que ce soit qui ne va pas dans une machine.
— J’espère que vous me rendrez mon bonhomme, là-bas, dit-il sans lâcher le tuyau de sa pipe.
Les lèvres de Tom esquissèrent un petit sourire. Il y avait toujours eu une bonne entente entre le vieux Peebles et lui depuis qu’ils s’étaient rencontrés. C’était une de ces choses qui existent sans qu’on en parle – ils ne savaient pas grand-chose l’un de l’autre parce qu’ils n’avaient jamais trouvé nécessaire d’en bavarder pour que dure leur amitié. C’était assez de savoir que chacun pouvait compter totalement sur l’autre, sans discussion.
— Rivera ? demanda Tom. Je te le renverrai dare-dare dès qu’il aura terminé cette route d’accès pour la pelleteuse. Pourquoi ? Tu as quelque chose à faire ?
— Pas grand-chose. Je voudrais faire vider et rincer cette soudeuse à arc et installer une table bien mise à la terre au cas où vous autres casseriez quelque chose. (Il marqua un temps :) De plus, ce garçon se bourre la tête avec trop de choses à la fois. Le métier de mécanicien est une chose ; celui d’opérateur en est une autre.
— Cela ne l’a pas beaucoup gêné jusqu’à maintenant, non ?
— Non, et je n’ai pas l’intention de le gêner, non plus… À moins que vous ayiez besoin de lui ?
Tom monta sur le tracteur :
— Je n’en ai pas besoin à ce point-là, Peebles. S’il te faut de l’aide en attendant, prends Dennis.
Peebles ne répondit pas. Il cracha. Et n’ajouta absolument rien.
— Qu’est-ce qu’il se passe avec Dennis ? demanda Tom pour savoir.
— Regarde là-bas, dit Peebles, en pointant le tuyau de sa pipe vers la plage.
Dennis parlait à Chub, à sa manière inépuisable, tout près de Chub, une main posée sur son épaule. En regardant, ils virent Dennis appeler son copain, Al Knowles.
— Dennis parle trop, reprit Peebles. Cela n’a généralement aucune importance, mais Dennis, lui, en dit parfois trop. Il n’a pas ce qu’il faut pour conduire un chantier, et il le sait. Il se rattrape en semant la brouille entre les gens.
— Bah, il est inoffensif, dit Tom.
Regardant toujours vers la plage, Peebles dit lentement :
— Il l’est… jusqu’ici.
Tom commença à dire quelque chose, puis leva les épaules :
— Je vais t’envoyer Rivera, dit-il.
Et il ouvrit les gaz. Comme une grosse dynamo, le bourdonnement du moteur deux temps grandit, Tom leva la lame à l’aide d’un petit levier près de sa cuisse droite, et mit la benne en position haute au moyen de la longue commande qui pointait en arrière de son épaule. Il démarra, en orientant la porte arrière du scraper de telle manière que tout ce que toucherait la lame, se déverserait sur le côté au lieu de se charger dans la benne. Il mit le tracteur en sixième vitesse et rejoignit la lente pelleteuse, qu’il dépassa pour venir se placer en avant de la flèche et il poursuivit son chemin, la lame de son scraper touchant tout juste le sol, pour égaliser finement la route de service que Rivera avait taillée.
— C’est comme cela qu’il parle, ce petit Hitler, disait Dennis. Pourquoi accepterais-je cette manière de parler ? « Vous venez de Georgie » qu’il dit. Et lui, qu’est-ce qu’il est… un Yankee ou quoi ?
— Un fanfaron de Macon, Ohio, gloussa Al Knowles qui venait de Georgie lui aussi.
Il était grand et maigre, avec des épaules arrondies. Tout son talent était dans ses mains et ses pieds ; le cerveau était un accessoire dont il s’était passé toute sa vie jusqu’à ce qu’il rencontre Dennis et utilise celui-ci en manière de remplacement.
— Tom n’a rien voulu dire par là, dit Chub.
— Non, il n’a rien voulu dire. Simplement que nous n’avons qu’à exécuter ses ordres sans discuter, spécialement s’il trouve une manière de faire qui ne nous plaît pas. Tu n’agirais pas comme cela, Chub. Al, tu penses que Chub agirait comme ça ?
— Sûrement pas, dit Al, sentant que c’était ce qu’on attendait de lui.
— Bah ! fit Chub. (À la fois flatté et mal à l’aise, il se demandait : « Qu’est-ce que j’ai à reprocher à Tom ?… » sans savoir quoi, mais ayant moins de sympathie pour Tom qu’il n’en avait eue.) Tom est le chef ici, Dennis. On a un boulot à faire, qu’on le fasse et qu’on s’en aille. On peut supporter n’importe quoi pendant six misérables semaines.
— Oh, sûr, dit Al.
— On peut tout supporter jusqu’à un certain point, dit Dennis. Pourquoi a-t-on mis un type pareil à la tête du chantier, Chub ? Et toi, alors ? Est-ce que tu n’en sais pas autant que lui sur le nivellement et le drainage ? Est-ce que Tom peut exécuter un talutage mieux que toi ?
— Non, non, mais qu’est-ce que cela fait, du moment qu’on construit la piste ? Et, en tout cas, au diable la place de chef de chantier. Qui donc se fait engueuler, finalement, si les choses vont de travers ?
Dennis recula, enlevant sa main de l’épaule de Chub et donna un coup de coude dans les côtes d’Al.
— T’entends ça, Al ? Voilà un type intelligent. C’est bien à ce que les choses aillent de travers que l’oncle Tom ne s’attend pas. Mais tu peux compter sur Al et moi pour que ça arrive.
— Que ça arrive, quoi ? demanda Chub, véritablement déconcerté.
— Ce que tu as dit. Si le boulot va mal, le chef de chantier se fait engueuler. Et si le chef de chantier ne se comporte pas bien, le boulot va mal.
— Heu, heu, acquiesça Al avec la conviction de la simplicité mentale.
Chub bondit littéralement devant cet extraordinaire raisonnement et entra dans une violente colère en voyant où cette conversation l’entraînait.
— Je n’ai jamais rien dit de pareil. Le boulot sera fait quoi qu’il arrive. Et il n’y aura pas de tire-au-flanc sur ce chantier, pas plus – moi que les autres, si je peux y faire quelque chose.
— C’est toujours la même histoire, biaisa Dennis. Nous montrerons à ce type ce que nous pensons de sa manière de faire traîner les choses.
— Tu parles beaucoup trop, déclara Chub.
Et il les quitta, essayant de remettre de l’ordre dans ses esprits. Chaque fois qu’il parlait avec Dennis, il s’en allait avec la sensation qu’on lui avait fourré dans la poche une carte d’un syndicat auquel il n’avait aucune envie d’adhérer, et dont il ne pouvait pas se débarrasser avec une bonne conscience.
Rivera amena sa route jusqu’au pied de la butte, fit faire demi-tour au Sept, dégagea l’embrayage principal et réduisit les gaz au ralenti. Tom exécutait sa passe avec le scraper et, lorsqu’il approcha, Rivera se glissait hors du siège et passait derrière le bulldozer, tâtant d’une main experte le carter de la transmission et les chapeaux des pignons d’entraînement, vérifiant s’il n’y avait pas eu d’échauffement. Tom s’arrêta à côté de lui et lui fit signe de monter sur le tracteur.
— Que pase, Goony ? Quelque chose ne va pas ?
Rivera secoua la tête, avec un large sourire.
— Tout va bien, elle est parfaite cette De Siete. Elle…
— Qui ça, Daisy Etta ?
— De siete, D. 7 en espagnol. Cela veut dire quelque chose en anglais ?
— Je n’avais pas compris, dit Tom. Mais Daisy Etta est un nom de fille en anglais, en tout cas.
Il mit le tracteur au point mort, serra le frein et sauta à terre. Rivera le suivit. Ils montèrent à bord du Sept, Tom prit les commandes.
— Daisy Etta, dit Rivera avec un si vaste sourire qu’il en eut un petit gloussement.
Il allongea la main, enroula son petit doigt autour de l’un des hauts leviers d’embrayage de chenille et l’amena complètement en arrière. Tom éclata franchement de rire.
— Là, tu as raison, dit-il, c’est l’engin le plus facile à conduire que je connaisse. Une commande de direction à embrayages assistés hydrauliquement et des freins qui vous arrêtent pile rien qu’en soufflant dessus. Un inverseur de transmission qui vous donne toutes les vitesses aussi bien en arrière qu’en avant. C’est un peu différent des vieilles bécanes. On n’avait pas de suspension réglable, il y a huit ou dix ans, et il fallait un effort de trente kilos pour ramener en arrière un levier d’embrayage de chenille. Tailler un flanc de coteau avec un angledozer{1}, c’était vraiment du boulot, à cette époque. Essaie donc une fois, en refoulant les terres d’une main et en maintenant la stabilité de l’engin de l’autre main, dix heures par jour. Et qu’est-ce que cela vous rapportait ? Quatre-vingts cents de l’heure et… (Tom prit sa cigarette et en éteignit le bout allumé sur la paume calleuse de sa main)… et ça.
— Santa Maria !
— Je voulais te parler, Goony. Et aussi examiner la falaise, et cette ruine là-haut. De toute façon, il faudra bien une heure à Kelly pour arriver jusqu’ici.
Le bulldozer grondant, ils montèrent la pente. Tom tâtait le terrain sous la broussaille haute de plus d’un mètre, il faisait suivre à l’engin un parcours en zigzag, à la manière d’une route en épingle à cheveux sur un flanc de montagne. Bien que le Sept eût un silencieux sur le tuyau d’échappement qui se dressait au-dessus du capot, le grondement des quatre gros cylindres, hissant quatorze tonnes d’acier sur une pente, avait de quoi couvrir toute conversation humaine, ils restaient donc assis sans parler. Tom conduisait et Rivera observait ses mains jouant avec les commandes.
La falaise commençait par une croupe basse qui s’étendait sur presque toute la longueur de l’île, comme une épine dorsale tordue. Vers le centre, elle s’élevait brusquement, envoyait une ramification vers l’affleurement rocheux sur la plage, où le matériel avait été débarqué, puis s’élevait encore jusqu’à un petit espace en plateau presque carré, d’environ huit cents mètres de large. Ce plateau semblait bosselé et raboteux, jusqu’à ce qu’ils puissent le voir en entier ; ils constatèrent alors combien il était incroyablement plat sous la broussaille et les ruines qui le couvraient. Au centre – exactement au centre, s’aperçurent-ils soudain – se trouvait un petit monticule envahi par la végétation. Tom débraya et mit le moteur au ralenti.
— Le rapport topographique indiquait qu’il y avait de la pierre ici, dit Tom en sautant de son siège. Faisons un petit tour pour voir.
Ils se dirigèrent vers le monticule, Tom promenait son regard tout autour de lui. Il se courba sur l’herbe courte et serrée, et ramassa un morceau de pierre, bleu-gris, dur et cassant.
— Rivera… regarde ça. C’est de cela dont parlait le rapport. Regarde… en voilà encore. Rien que des petits morceaux, pourtant. Il nous en faudrait des gros pour le marécage, si c’était possible.
— C’est de la bonne pierre ? demanda Rivera.
— Oui, mon garçon… mais elle n’est pas d’ici. Toute l’île est faite de sable et de caillasse, et de grès sur l’affleurement, en bas. Ça, c’est de la bluestone, comme la gangue des diamants. Dure comme le diable. Je n’en ai jamais vu avant sur une falaise de caillasse, ou aux environs. En tout cas, fouille autour de toi et tâche de voir si tu n’en trouves pas de gros morceaux.
Ils avancèrent. Soudain Rivera se pencha, écarta l’herbe.
— Tom… en voilà un gros.
Tom approcha et examina le coin de pierre qui sortait du sol.
— Ouais. Goony, va chercher ta copine, on va déterrer ça.
Rivera courut au bulldozer qui tournait au ralenti et monta à bord. Il amena l’engin à l’endroit où Tom attendait ; il s’arrêta, se leva, regarda par-dessus l’avant de la machine pour repérer la pierre, puis s’assit et changea de vitesse. Avant qu’il ait pu bouger l’engin, Tom avait bondi sur l’aile près de lui et l’arrêtait d’une main posée sur son bras.
— Non, mon garçon… non. Pas la troisième, la première. Et les gaz à demi-ouverture. Là, c’est ça. N’essaie pas de chasser brutalement une pierre du sol. Vas-y doucement ; place ta lame contre et soulève-la, ne lui flanque pas un coup de botte. Prends-la avec le milieu de ta lame, pas le coin, équilibre la charge entre les deux vérins hydrauliques. Qui t’a dit de faire comme cela ?
— Personne ne me l’a dit, Tom. J’ai vu quelqu’un le faire, et je l’ai fait.
— Ouais. Qui était-ce ?
— Dennis, mais…
— Écoute, Goony, si tu veux apprendre quelque chose de Dennis regarde-le quand il est sur un scraper. Il se sert d’un bulldozer comme il parle. Et cela me fait penser à ce dont je voulais te parler. Tu n’as jamais eu d’ennuis avec lui ?
Rivera écarta les mains.
— Comment est-ce que j’aurais pu avoir des ennuis avec lui, quand il ne m’adresse jamais la parole ?
— Bon, tout va bien alors. Reste comme ça vis-à-vis de lui. Dennis est O. K. je pense, mais tu feras mieux de l’éviter.
Il continua en disant au garçon ce que Peebles avait dit à propos d’être un opérateur et un mécanicien en même temps. Le visage mince et basané de Rivera s’allongea, et sa main s’égara sur le levier de commande de lame, le toucha légèrement, tata la poignée de plastique et les écrous de sûreté qui la fixaient. Lorsque Tom eut tout à fait terminé, il dit :
— D’accord, Tom, c’est comme vous voulez, vous démolissez les engins, je les répare. Mais si vous avez besoin d’aide, à un moment ou un autre, je conduis Daisy Etta pour vous, non ?
— Bien sûr, mon garçon, bien sûr. Mais n’oublie pas, personne ne peut tout faire.
— Vous pouvez tout faire, dit le jeune homme.
Tom sauta de la machine, Rivera passa la première, alla doucement à la pierre, et plaça la lame contre elle. Le puissant moteur sembla bander ses muscles sous l’effort ; Rivera poussa un peu la manette des gaz et l’engin appuya solidement sur la pierre, les chenilles patinèrent, s’enfonçant dans le sol, entassant de la terre derrière elles. Tom leva le poing, le pouce en l’air, et Rivera commença à lever sa lame. Le Sept baissa son mufle comme un bœuf qui peine dans la boue, l’avant des chenilles s’enfonça plus profondément, et la lame glissa de deux ou trois centimètres vers le haut sur la pierre, comme un cliquet sur une roue à rochet. La pierre bougea et, soudain, se souleva, rejetant autour d’elle la terre qui la recouvrait, comme une lente étrave de navire. La lame lâcha prise et glissa sur la pierre. Rivera débraya d’un coup, à deux doigts de laisser la lourde masse heurter son radiateur, il fit marche arrière, replaça la lame contre la pierre et celle-ci roula enfin au jour.
Tom resta à la contempler, se grattant la nuque. Rivera descendit de l’engin et vint près de lui. Pendant un long moment, ils restèrent muets.
La pierre était à peu près rectangulaire ; elle avait la forme d’une brique dont un bout était coupé à un angle d’environ trente degrés. Et, sur cette face coupée, se trouvait une saillie à angle droit, comme la languette d’une pièce de bois façonnée. La pierre mesurait à peu près 90 x 60 x 60 cm et devait peser dans les 300 à 350 kilos.
— Eh bien, fit Tom, les yeux ronds, cela n’a pas poussé là tout seul. Et même si cela y avait poussé, cela n’aurait jamais eu cette forme.
— Una piedra de una casa, dit Rivera à mi-voix. Tom, il y a eu une construction ici, non ?
Tom se retourna soudain pour regarder le monticule.
— Il y a une construction ici – ou du moins ce qu’il en reste. Dieu seul sait son âge…
Ils restèrent là dans la lumière faiblissante du crépuscule à contempler le monticule, et un sentiment d’oppression les envahit, comme s’il n’y avait plus eu de vent ni de bruit nulle part. Et pourtant il y avait du vent et, derrière eux, Daisy Etta ronflait paisiblement au ralenti. Rien n’avait changé et… était-ce cela ? Que rien n’avait changé ? Que rien ne changerait ou ne pourrait changer d’ici ?
Tom ouvrit la bouche deux fois pour parler, sans le pouvoir ou le vouloir – il ne le savait pas au juste. Rivera s’accroupit soudain, les fesses sur les talons, le dos tout droit, les yeux écarquillés.
Il s’était mis à faire très froid. « Fait froid », dit Tom et sa voix lui parut rauque. Le vent qui soufflait sur eux était chaud, la terre était chaude sous les genoux de Rivera. Le froid ne venait pas d’un manque de chaleur, mais d’un manque d’autre chose… d’une autre chaleur, peut-être la chaleur spécifique de l’énergie vitale. La sensation d’oppression s’accentua, comme si le fait d’avoir reconnu l’étrangeté de l’endroit l’avait fait naître et que leur sensibilité croissante à cet égard la fit s’intensifier.
Rivera dit quelque chose, à voix basse, en espagnol.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Tom.
Rivera sursauta violemment, leva un bras comme pour se protéger du choc de la voix de Tom.
— Je… il n’y a rien qui se voit, Tom. J’ai déjà eu cette sensation une fois, je ne sais pas… (Il secoua la tête, les yeux élargis, sans expression.) Et après, il y a eu un orage épouvantable.
Sa voix s’étrangla. Tom le saisit par l’épaule et le remit rudement sur ses pieds.
— Goony ! Tu veux des claques ?
Le garçon sourit, presque gentiment. Le duvet de sa lèvre supérieure était perlé de petites gouttes de sueur.
— Ce n’est rien, Tom. Simplement que j’ai une frousse du diable !
— File avec ta frousse sur ton bulldozer et au boulot ! rugit Tom. (Puis plus calmement, il ajouta :) Je sais qu’il y a quelque chose… d’anormal… ici, Goony, mais ce n’est pas cela qui nous construira la piste. En tout cas, je sais ce qu’il faut faire pour un chien qui se met à avoir peur des coups de fusil. Et ça devrait marcher pour toi. Allez, va jusqu’au monticule et essaie de voir s’il ne s’y cacherait pas un tas de grosses pierres pour nous. N’oublie pas que nous avons un marécage à combler en bas.
Rivera hésita, voulut parler, avala sa salive et se dirigea lentement vers le Sept. Tom le considérait, s’efforçant de fermer son esprit à l’intangible empire de quelque chose de proche, qui lui faisait froid dans le dos.
Le bulldozer se mit en route vers le monticule, en tanguant et en grognant, ce qui rappela soudain à Tom que, en argot espagnol, l’engin s’appelle puerco – porc ou sanglier. Rivera attaqua du coin tranchant de sa lame le bord du monticule. La terre et la broussaille se soulevèrent, retombèrent et, glissant sur la plaque de poussage, se déversèrent de l’autre côté, en cordon sur la pente. Le jeune homme termina sa passe le long du monticule, refoula plus loin les déblais et les étala sur le plat ; il fit demi-tour et recommença dans l’autre sens.
Dix minutes plus tard, Rivera rencontra la pierre, l’acier au manganèse crissa contre elle, un nuage de poussière grise jaillit du coin tranchant de la lame. Tom se mit à genoux et examina la pierre après que l’engin fut passé. C’était le même genre de pierre que celle qu’ils avaient trouvée sur le plateau et elle était de la même forme. Mais là, c’était un mur, et les bouts coupés en angle des blocs étaient, de toute évidence, à languette et ramure, et assemblés les uns avec les autres.
Tout était froid, froid comme…
Tom prit une profonde respiration et essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux.
— Je m’en fous, murmura-t-il, il me faut de la pierre. J’ai un marécage à combler.
Il recula et fit signe à Rivera d’attaquer une lézarde du mur enterré.
Le Sept se tourna vers le mur et stoppa, tandis que Rivera passait la première, diminuait les gaz et abaissait sa lame. Tom regarda son visage. Les lèvres du jeune homme étaient blanches. Il embraya doucement, la lame s’inclina et le coin entra franchement dans la lézarde.
Le bulldozer émit un grognement de protestation, et se mit à déraper en crabe comme s’il tournait autour du coin de la lame, Tom s’écarta vivement, courut se placer en arrière de l’engin qui maintenant était presque parallèle au mur et, une main levée, se tint prêt à faire signe, les yeux sur la lame en plein effort. Puis tout se produisit d’un coup.
Avec un craquement soudain, le bloc s’ébranla et sortit, pivotant vers l’extérieur sur son bout carré et entraînant avec lui son voisin. Le bloc placé au-dessus tomba, tout le monticule sembla se tasser. Et quelque chose jaillit dans un bruit de fusée hors du trou noir où avaient été les pierres. Quelque chose comme un brouillard, mais pas un brouillard qu’on put voir ; quelque chose d’énorme qu’on n’aurait pas pu mesurer. En même temps, sortit un souffle de ce froid, qui n’était pas du froid, avec une odeur d’ozone et le crépitement d’une formidable décharge d’électricité statique.
Tom se retrouva à plus de quinze mètres du mur avant de savoir qu’il avait bougé. Il s’arrêta et vit le Sept se cabrer tout à coup comme un étalon sauvage et Pavera virevolter dans l’air. Tom hurla quelque chose d’incompréhensible et se précipita vers le garçon, étalé sur l’herbe rude, l’enleva dans ses bras et se mit à courir. Ce n’est qu’alors qu’il comprit qu’il s’enfuyait devant l’engin.
Celui-ci était comme fou. Sa plaque de poussage se levait et s’abaissait. Il s’éloignait du monticule, le régulateur devenu frénétique, les commandes battant l’air. La lame s’enfonçait à coups répétés dans le sol, y creusant de grandes excavations dans lesquelles le bulldozer fonçait, brinqueballant et beuglant furieusement. À toute allure, il décrivit une courbe irrégulière, fit demi-tour, revint avec des ronflements rageurs au monticule, où il se heurta au mur enterré, vira et racla en rugissant.
Tom atteignit le bord du plateau, haletant, suffoquant, à bout de souffle ; il s’agenouilla, déposa doucement le jeune homme sur l’herbe.
— Goony, mon garçon… hé…
Les longs cils soyeux battirent, se levèrent, Tom ressentit un déchirement en lui-même quand il vit les yeux complètement retournés dont seul apparaissait le blanc. Rivera prit une longue respiration tremblotante qui s’étrangla soudain. Il toussa deux fois, secoua la tête d’un côté sur l’autre si violemment que Tom la prit dans ses mains et la tint ferme.
— Ay… Maria madre… que me pasado, Tom… que m’est-il arrivé ?
— Tu es tombé du bulldozer, idiot. Comment… te sens-tu ?
Rivera s’agita sur le sol, réussit à mettre ses coudes à demi sous lui, puis se laissa retomber.
— Ça va, à part un mal de tête terrible. Qu’est-ce qui est arrivé à mes pieds ?
— Tes pieds ? Ils te font mal ?
— Non, pas mal… (Son jeune visage devint gris, ses lèvres se serrèrent avec effort.) Non rien, Tom.
— Tu ne peux pas les remuer ?
Rivera secoua la tête, essayant encore. Tom se leva.
— Ne te fatigue pas. Je vais aller chercher Kelly. Je reviens tout de suite.
Il s’éloigna rapidement et, quand Rivera l’appela, il ne se retourna pas. Il avait déjà eu l’occasion de voir un homme avec la colonne vertébrale brisée…
Au bord du petit plateau, Tom s’arrêta pour écouter. Dans le crépuscule grandissant, il pouvait voir le bulldozer près du monticule. Le moteur tournait ; le Sept ne s’était pas fait caler. Mais ce qui étonna Tom, ce fut qu’il ne tournait pas au ralenti mais accélérait et décélérait, comme si une main impatiente tenait la manette des gaz… Vrrrooum, Vrrrooum, de plus en plus vite, au-delà de tout ce que même un régulateur brisé aurait dû permettre, puis ralentissant peu à peu jusqu’à un quasi silence, ponctué d’explosions irrégulières de ratés à l’allumage. Puis il accélérait de plus en plus jusqu’au hurlement, soutenant un nombre de tours qui menaçait toutes les pièces en mouvement, faisant trembler le gros engin comme d’une sorte de fièvre mortelle.
Tom marcha rapidement vers le Sept, une expression sombre et perplexe sur son visage hâlé. Un régulateur peut casser, occasionnellement, et, une fois par hasard, on voit un moteur qui se fait éclater en morceaux, en accélérant au-delà de toute limite. Mais soit il explosera, soit il ralentira et calera. Si un opérateur est assez bête pour laisser son engin avec le levier d’embrayage principal engagé, l’engin démarrera et se comportera comme l’avait fait : le Sept.
Mais il ne changera pas de direction, à moins que le coin de sa lame n’accroche quelque chose de peu résistant, et alors il y a de fortes chances qu’il-calera. Mais en tout cas, il était impensable qu’un engin quelconque se démène de cette manière, accélérant et décélérant, avançant et reculant, tournant, levant et baissant la lame.
Le moteur décéléra tandis que Tom approchait et prit enfin une sorte de ralenti soutenu et régulier. Tom eut soudain l’impression folle que l’engin l’observait ; il chassa cette sensation, avança et posa une main sur l’aile.
Le Sept réagit comme un étalon sauvage. Le gros diesel rugit, et Tom vit distinctement le levier d’embrayage principal quitter le point mort et s’enclencher. Il s’écarta d’un bond, s’attendant à ce que l’engin se rue en avant, mais apparemment il était dans une marche arrière, car il recula brutalement, une chenille bloquée, et le coin de lame tourné vers Tom, décrivit un arc de cercle rageur qui passa à deux doigts de sa hanche, alors qu’il s’enlevait au plus vite de la trajectoire.
Et comme s’il avait rebondi sur un mur, le bulldozer avait déjà changé de vitesse et fonçait sur Tom, en levant sa lame de trois mètres soixante. Ses deux gros phares le menaçaient du haut de leurs supports arqués, comme les yeux proéminents de quelque monstrueux crapaud. Il n’eut pas d’autre choix que de sauter et de saisir le haut de la lame des deux mains en s’arc-boutant des pieds sur la plaque de poussage courbe. La lame s’abaissa et s’enfonça dans la terre meuble, creusant une petite tranchée dans le sol. La terre s’entassant sur la plaque de poussage vint tournoyer autour des jambes de Tom ; il agita frénétiquement les pieds, pour les arracher à cette force qui les entraînait. La lame se leva alors, laissant un tas de terre de plus d’un mètre de haut au bout de la tranchée. Le bulldozer avança avec des cahots quand ses chenilles patinèrent en escaladant ce monceau de terre. Un bref instant, l’engin fut en équilibre au sommet puis il perdit l’équilibre, bondit comme une motocyclette qui s’élance d’une rampe et, avec un choc à briser les reins, quatorze tonnes de métal retombèrent sur le sol, la lame la première.
Une partie de la peau dure des mains calleuses de Tom resta sur la lame quand il fut éjecté. Il culbuta en arrière mais joignit les pieds et bondit dès qu’il toucha le sol, car il savait qu’aucun engin ne pouvait enfoncer sa lame comme cela et s’en tirer facilement. Il sauta sur le haut de la lame, mit une main sur le bouchon du radiateur et s’élança. Mais comme un fait exprès, le bouchon se détacha de sa charnière et lui resta dans la main, juste à l’instant où il n’avait plus d’appui que sur cette main. Déséquilibré, il atterrit sur l’épaule, les jambes en l’air, et il glissa sur le côté lisse du capot vers la chenille qui brassait le sol au-dessous. Il tenta de se raccrocher au tuyau de l’admission d’air et le tenait à peine dans les doigts lorsque le bulldozer se libéra et fonça en arrière par-dessus la bosse. De nouveau, il y eut ce balancement au sommet avec cet envol à couper le souffle, et le fracas de ferraille quand l’engin atterrit cette fois presque à plat sur ses chenilles…
Le choc fit lâcher prise à Tom et, comme il glissait en arrière sur le capot, il accrocha du creux du coude le tuyau d’échappement. Le métal rouge sombre le brûla profondément. Il poussa un gémissement mais le serra dans son bras. Son élan le fit tourner autour et ses pieds allèrent heurter les leviers des embrayages de direction. Il en agrippa un du cou-de-pied, plia les jambes, se tira vivement en arrière et, s’aidant des mains et des pieds sur le métal lisse et chaud, il rampa frénétiquement à reculons jusqu’à ce que, enfin, il tombe lourdement sur le siège.
— Maintenant, grinça-t-il, au milieu d’un brouillard rouge de douleur, tu vas te faire conduire !
Et il dégagea l’embrayage principal d’un coup de pied. Le moteur gronda de se voir retirer si soudainement tout effort. Tom empoigna la manette des gaz, le pouce sur le cliquet, et il la poussa en avant pour fermer l’alimentation en carburant.
Elle refusa de se fermer, le moteur tomba à l’extrême ralenti mais sans vouloir s’arrêter.
— Il y a quelque chose dont tu ne peux pas te passer, gronda Tom : la compression.
Il se leva, se pencha par-dessus le tablier pour atteindre la manette de décompression. Lorsqu’il quitta son siège, le moteur accéléra à nouveau. Tom se tourna vers la manette des gaz, elle était revenue à pleine ouverture. Quand sa main la toucha, le levier d’embrayage principal s’enclencha ; le bulldozer hurlant démarra avec une embardée si violente qu’elle lui rejeta la tête en arrière à lui en briser le cou et le renvoya brutalement dans le siège. Il agrippa la commande hydraulique de la lame et l’amena en position « flottante », puis quand la plaque de poussage toucha le sol en s’abattant, il passa à la position de coupe. Le tranchant de la lame s’enfonça dans la terre et le moteur se mit à peiner. Maintenant la commande de la lame d’une main, il poussa la manette des gaz en avant de l’autre. L’un des leviers d’embrayage de direction sauta en arrière et vint lui frapper douloureusement la rotule. Il lâcha involontairement la commande de la lame et la plaque de poussage commença à se relever. Le moteur se mit à tourner plus vite et Tom s’aperçut qu’il n’obéissait plus à la manette des gaz. Avec un juron, il se leva d’un bond ; les leviers d’embrayage de direction s’agitèrent soudain et le frappèrent trois fois au bas-ventre avant qu’il puisse passer entre eux.
Aveuglé de douleur, Tom se cramponna, haletant, au tablier, la jauge de pression d’huile tomba du tableau de bord, à sa droite, avec un tintement de verre brisé, et, de sa petite conduite brisée de 6 mm, de l’huile bouillante jaillit sur lui. La brûlure lui fit reprendre un peu ses esprits défaillants. Négligeant les coups du levier d’embrayage de direction de gauche, et du levier d’embrayage principal qui s’étaient remis à cogner furieusement, il se pencha par-dessus l’extrémité gauche du tablier et saisit la manette de décompression. Le bulldozer se rua en avant et tournoya à soulever le cœur, et Tom sut qu’il était éjecté. Mais comme il se sentit quitter le plancher, sa main repoussa la manette de décompression à fond vers le bas. Les grandes soupapes des têtes de cylindre s’ouvrirent et se verrouillèrent à l’ouverture, du carburant pulvérisé et de l’air surchauffé s’en échappèrent en chuintant. Lorsque la tête et les épaules de Tom heurtèrent le sol, le gros engin fou s’arrêta et resta silencieux à part le bruissement de l’eau bouillonnante dans le circuit de refroidissement.
Il fallut quelques minutes pour que Tom lève la tête en poussant un gémissement. Il se redressa et s’assit, le menton sur les genoux, secoué de vagues de douleur. Quand elles se calmèrent, il rampa jusqu’à l’engin et en s’accrochant une main après l’autre, à la chenille, il se remit sur pieds. Encore chancelant, il entreprit de mettre le bulldozer hors, d’état de marche, au moins pour la nuit.
Il ouvrit le robinet de vidange du réservoir de carburant, laissa le liquide jaunâtre et chaud s’écouler à flots sur le sol. Il en fit autant pour la réserve près de la pompe à injection. Il trouva un morceau de fil de fer dans la boîte à outils et s’en servit pour attacher la manette de décompression. Il se hissa péniblement sur l’engin, arracha le capuchon et la cuvette sphérique du filtre à air, enleva sa chemise et la fourra dans le tuyau d’admission. Il poussa la manette des gaz à fond en avant et la bloqua avec la broche de verrouillage. Enfin il ferma le robinet sur la conduite principale de carburant entre le réservoir et la pompe.
Puis il redescendit lourdement à terre et retourna d’un pas pesant au bord du plateau où il avait laissé Rivera.
Les autres ne surent que Tom était blessé qu’une heure et demie plus tard – il y avait eu tellement à faire : arranger un brancard pour le Portoricain, lui construire un abri d’une caisse de moteur avec une tente individuelle de l’armée comme toit. Ils sortirent la boîte à pharmacie, les manuels médicaux et firent ce qu’ils purent – immobiliser, mettre une attelle, donner une dose de narcotique. Tom était couvert de plaies et son bras droit, où il s’était accroché au tuyau d’échappement, était écorché à vif. Ils le soignèrent, le vieux Peebles maniait les sulfas et les bandes à pansements comme une infirmière professionnelle. Ce n’est qu’ensuite que l’on put parler.
— J’ai déjà vu un homme éjecté d’un scraper, dit Dennis tandis qu’ils buvaient du café en mâchonnant des rations militaires. Ce type était assis sur l’accoudoir du tracteur et regardait en arrière. L’engin a heurté une roche, s’est cabré et l’a éjecté devant une chenille, qui l’a étalé sur trois mètres de long. (Il aspira un peu de café pour diluer la nourriture qu’il avait dans la bouche en pariant, et il mastiqua bruyamment.) Il faut être fou pour s’asseoir comme cela sur une fesse même sur un scraper. Je me demande pourquoi Goony le faisait sur le bulldozer.
— Il ne le faisait pas, dit Tom.
Kelly se gratta le menton.
— Il était assis normalement sur le siège et il a été éjecté ?
— Exact.
Après un silence incrédule, Dennis dit :
— Alors qu’est-ce qu’il faisait… il conduisait à cent à l’heure ?
Tom laissa errer son regard sur le cercle de visages éclairés par la lumière plus qu’artificielle de la lanterne à butane et se demanda quelle serait leur réaction s’il leur disait exactement ce qu’il en était. Il lui fallait dire quelque chose, et il n’avait pas l’impression que ce put être la vérité.
— Il travaillait, dit-il finalement, il arrachait des pierres du mur d’une vieille ruine, là-bas, sur le plateau. L’une d’elles était branlante et s’est détachée et, en même temps, le régulateur a dû se dérégler complètement. Le bulldozer s’est cabré comme un cheval emballé et il a fichu le camp.
— Fichu le camp ?
Tom ouvrit la bouche et la referma, se contentant de confirmer de la tête.
— Hé bien, fit Dennis, voilà ce qui arrive quand on met un mécanicien sur un bulldozer.
— Ça n’a aucun rapport, jeta Tom d’un ton sec.
Peebles intervint rapidement.
— Tom… Et le Sept ? Des dégâts ?
— Quelques-uns, dit Tom. Vaudrait mieux examiner les embrayages de direction. Et il avait terriblement chauffé.
— La culasse est fendue, dit Harris, un solide gaillard avec des épaules de bison et une soif fabuleuse.
— Comment le sais-tu ?
— Je l’ai vue quand Al et moi sommes allés chercher Rivera avec le brancard, tandis que vous étiez tous occupés à bâtir son abri. L’eau chaude coulait sur le côté du bloc.
— Tu veux dire que vous avez fait tout ce chemin jusqu’au monticule pour examiner le tracteur alors que Rivera attendait ? Je t’avais dit où il était.
— Jusqu’au monticule ? s’exclama Al Knowles dont les gros yeux ronds sortirent littéralement de leurs orbites. Nous avons trouvé le bulldozer en panne à moins de six mètres de l’endroit où était Rivera ?
— Quoi ?
— C’est exact, Tom, dit Harris. Quelle mouche vous pique ? Où l’aviez-vous laissé ?
— Je vous l’ai dit… près du monticule… de la vieille ruine que nous avions attaquée.
— Vous avez laissé le moteur de mise en route en marche ?
— Le moteur de mise en route ? (Tom vit dans son esprit, l’image, du petit moteur deux cylindres à essence, monté sur le côté du carter du gros diesel, accouplé par un embrayage à pignon Bendix au volant du diesel pour le lancer. Il se souvint de son dernier coup d’œil à l’engin immobilisé, silencieux à part le bruissement de l’eau bouillante.) Bon Dieu non !
Al et Harris échangèrent un regard.
— Je suppose que vous étiez un peu sonné à ce moment-là, Tom, dit Harris sans y mettre de méchanceté. Alors que nous étions à moitié chemin du sommet de la falaise, nous l’avons entendu tourner. Et vous savez bien qu’on ne peut pas se tromper sur le tintamarre que cela fait. On aurait dit qu’il peinait.
Tom se frappa les tempes de ses poings fermés.
— J’ai laissé cet engin hors d’état de marche, dit-il calmement. J’ai enlevé la compression et j’ai attaché solidement la manette. J’ai même fourré ma chemise dans l’arrivée d’air. J’ai vidé le réservoir. Mais… je n’ai pas touché au moteur de mise en route.
Peebles aurait voulu savoir pourquoi il avait pris toute cette peine. Tom se contenta de le regarder vaguement et hocha la tête.
— J’aurais dû arracher les fils de l’allumage. Je n’ai pas du tout pensé au moteur de mise en route, murmura-t-il. (Puis il reprit :) Harris, tu dis bien que le moteur de mise en route était en marche quand vous êtes arrivés sur le plateau ?
— Non, le bulldozer était en panne. Et chaud, fantastiquement chaud. Je dirai même que le moteur de mise en route était complètement grippé. Ça doit être ça, Tom. Vous avez laissé le moteur de mise en route en marche et vous l’avez, d’une façon ou d’une autre, enclenché. (Sa voix perdit sa conviction en le disant – il faut dix-sept gestes séparés pour mettre en route un tracteur de ce genre.) En tout cas, l’engin était en prise et il a roulé lentement sur le petit moteur.
— J’ai fait cela une fois, dit Chub. Cassé une bielle sur un Huit, sur un chantier routier. Je l’ai fait rouler plus d’un kilomètre avec le moteur de mise en route. Il a seulement fallu que je m’arrête à peu près tous les cent mètres pour le laisser refroidir un peu.
— On dirait que le Sept en voulait à mort à Rivera, dit Dennis sarcastiquement. Il a essayé de l’avoir une fois et il est revenu ensuite pour l’achever.
Al Knowles l’approuva sans retenue.
Tom se leva en hochant la tête et s’en alla à travers les caisses, vers l’infirmerie qu’ils avaient improvisée pour Rivera.
Une faible lumière éclairait l’intérieur et le jeune homme reposait très calme, les yeux clos. Tom s’accota contre l’entrée – le côté ouvert de la grande caisse – et l’observa un moment. Derrière lui, il pouvait entendre le murmure des voix de l’équipe, à part cela, la nuit était tranquille et silencieuse. Le visage de Rivera avait cette teinte particulière que prend une peau olivâtre quand le sang s’en est retiré. Tom regarda sa poitrine et eut un moment de panique quand il crut n’y distinguer aucun mouvement. Il entra, posa la main sur le cœur du jeune homme. Rivera frémit, ses yeux s’ouvrirent tout grands et il prit une respiration soudaine qui s’étrangla dans son arrière-gorge.
— Tom… Tom ! s’écria-t-il faiblement.
— Mais oui, Goony… que pase ?
— Elle revient… Tom !
— Qui ?
— El de siete…
— Daisy Etta ?… Elle ne revient pas, petit gars. Tu n’es plus sur le plateau, maintenant. Ne t’en fais pas, mon garçon.
Les yeux sombres, drogués, de Rivera le regardèrent sans expression. Tom recula et les yeux continuèrent de regarder. Ils ne voyaient rien.
— Dors, murmura-t-il.
Et les yeux se fermèrent immédiatement.
Kelly était en train de déclarer que personne n’a jamais d’accident sur un chantier de construction à moins que quelqu’un soit idiot.
Et, le plus souvent, on ne réalise pas à quel point ce qu’on fait est idiot, jusqu’à ce que quelqu’un ait un accident…
— Ce qui était idiot, ç’a été de mettre un gosse, et qui n’est d’ailleurs même pas un opérateur, sur l’engin, dit Dennis de son ton le plus suffisant.
— Je t’ai déjà entendu chanter cette chanson, dit simplement le vieux Peebles. J’ai horreur de faire ce genre de remarque à qui que ce soit parce que cela ne sert à rien de faire des comparaisons. Mais j’ai travaillé avec ce Rivera depuis déjà pas mal de temps, et j’en ai rencontré d’aussi capables mais, crénom d’un chien, pas beaucoup de meilleurs que lui. En ce qui te concerne, tu te défends bien sur un scraper, mais ce petit gars pourrait te rendre des tas de points sur un bulldozer où toi, tu aurais toujours l’air d’un comptable.
Dennis se leva à demi et marmonna un mot ordurier. Il jeta un regard sur Al Knowles pour avoir son appui et l’obtint. Il regarda autour de lui et n’en eut pas d’autre. Peebles, très détendu, suçait sa pipe et l’observait sous ses sourcils broussailleux. Dennis n’insista pas et essaya une autre tactique.
— Et qu’est-ce que cela prouve ? Mieux vous dites qu’il est, moins il avait de raisons de tomber d’un bulldozer et d’avoir un accident.
— Je n’ai pas encore bien compris cette affaire, dit Chub d’un ton qui signifiait : « Je regrette de l’avouer, mais… »
Tom revint à peu près à ce moment, marchant comme un somnambule, caché à Dennis par la lanterne à butane. Et Dennis continuait de divaguer sans se douter qu’il n’était pas loin.
— C’est quelque chose que tu ne sauras jamais. Ce Portoricain est un gars plutôt violent. Il se pourrait bien que Tom ait dit quelque chose qui ne lui a pas plu et qu’il ait essayé de lui planter un couteau dans le dos. Ils le font tous, vous savez. Tom n’a pas écopé de tous ces coups en arrêtant simplement un engin. Ils doivent s’être bagarrés un bon moment avant que le Goony en sorte les reins cassés. Tom a arrangé le bulldozer pour qu’il l’amène jusqu’où Rivera était étendu, puis il est redescendu jusqu’ici et il a essayé de nous raconter…
Sa voix se perdit dans un chevrotement indistinct quand Tom surgit près de lui. De son bras valide, Tom saisit l’opérateur de scraper par le col de sa chemise et le secoua comme un sac de pommes de terre vide.
— Salaud, gronda-t-il, je devrais, t’écraser comme une punaise…
Il remit Dennis sur ses pieds et le frappa au visage du revers de son avant-bras. Dennis s’écroula, se coucha plutôt qu’il ne tomba.
— Voyons, Tom, je ne faisais que parler… C’était une plaisanterie, Tom. J’essayais simplement de…
— Et lâche avec ça, rugit Tom qui avança, levant une botte solide.
— Tom ! s’écria Peebles.
— Fous le camp d’ici et que je ne te voie plus ! tonna le chef de chantier en laissant retomber son pied. File !
Dennis fila. Al Knowles dit vaguement :
— Allons Tom, vous ne pouvez tout de même pas…
— Toi, espèce de pleutre ! tempêta Tom, la voix rauque et fatiguée, file avec ton frère siamois.
— Bon… Bon… dit Al, le visage tout pâle, et il disparut dans le noir à la suite de Dennis.
— Y’en a marre de tout ça, dit Chub, je vais me coucher.
Il alla à une caisse, en sortit un sac de couchage avec un capuchon-moustiquaire et s’éloigna sans un autre mot. Harris et Kelly, qui étaient debout, s’assirent de nouveau. Le vieux Peebles n’avait pas bougé.
Tom regardait fixement dans la nuit, les bras pendants, les poings serrés.
— Asseyez-vous, dit cordialement Peebles.
Tom se retourna et le considéra d’un œil vague.
— Asseyez-vous. Sinon je ne peux pas changer votre pansement.
Il désigna le pansement enroulé autour du coude de Tom. Il était rouge et la tache de sang s’élargissait, les chairs brûlées avaient cédé quand le chef de chantier avait bandé ses muscles dans sa fureur. Tom s’assit.
— En parlant d’idiotie, dit Harris calmement, tandis que Peebles se mettait : au travail, j’allais dire que c’est moi qui détiens le record. J’ai fait la chose la plus idiote que personne aie jamais faite sur un engin. On ne peut pas faire plus idiot.
— Si, ça m’est arrivé, dit Kelly, je conduisais une grue en dragline{2}. J’enclenche l’embrayage de la flèche et je commence à la lever. C’était une flèche de vingt-cinq mètres. L’engin était placé sur des plates-formes de bois au milieu d’un marécage. J’entends des ratés dans le moteur ; je quitte la selle pour aller voir dans le godet de verre du filtre, j’ai dû bricoler par-là plus longtemps que j’ai cru ; la flèche s’est dressée tout droit en l’air et est retombée en arrière sur la cabine. Le choc a fait pencher les plates-formes et voilà ma grue qui glisse lentement en arrière, avec toute la dignité possible, le cul le premier dans la boue. Enfouie jusqu’aux yeux, qu’elle était ! (Il rigola doucement :) Elle avait l’air d’une machine à curer les fossés !
— Je maintiens que c’est moi qui a fait la chose la plus idiote du monde, sans exception, dit Harris. C’était sur un chantier fluvial, l’élargissement d’un chenal. Je reviens du travail après trois jours de bringue, encore mal dessoûlé. Je monte sur un bulldozer et je me mets au travail au bord d’une berge haute de six mètres. Au pied, il y avait un grand noyer blanc, dont une grosse branche poussait juste le long du bord du talus. Et voilà que me vient l’idée dingue que je devrais la casser. Je mets une chenille sur la branche et l’autre sur le bord de la berge et je démarre en m’éloignant du tronc. J’étais presque à la moitié de la branche et elle commençait à fléchir, avant que je ne réfléchisse à ce qui se passerait si elle cédait. Et la voilà qui casse juste au même moment. Vous connaissez le noyer blanc…
Si jamais il casse, il casse tout à fait. Et nous dégringolons dans une dizaine de mètres d’eau, le bulldozer et moi. Je m’en sors, je ne sais comment. Quand toutes les bulles eurent fini de monter à la surface, je plonge pour aller jeter un coup d’œil, et je barbotais encore autour quand arrive le directeur des travaux, ventre à terre. Il veut savoir ce qui se passe. Je lui hurle : « Regardez donc par ici, à la manière dont l’eau va et vient, on dirait que le bulldozer travaille là-dessous ! » (Harris pinça les lèvres :) Tsk… Tsk… Qu’est-ce que ce bonhomme a pu me débiter comme vilains mots !
— Où avez-vous pu décrocher du boulot après ça ? s’exclama Kelly.
— Oh, il ne m’a pas balancé, dit Harris avec sérieux. Il a dit qu’il ne pouvait pas se payer le luxe de se priver d’un type aussi idiot que cela. Et qu’il voulait que je sois là pour qu’il puisse me regarder quand il aurait le cafard.
— Merci, les gars, dit : Tom. C’est une manière aussi bonne qu’une autre de dire que tout le monde peut faire des bêtises. (Il se leva, examina son nouveau pansement, en tournant son bras devant la lanterne.) Vous pouvez tous en penser ce que vous voulez, mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu la moindre bêtise de faite ce soir sur le plateau. En tout cas, c’est terminé. Faut-il que j’ajoute que l’idée de Dennis, là-dessus, est complètement inepte ?
Harris lança un mot cru qui tranchait définitivement le cas de Dennis et de tout ce qu’il pourrait dire.
— Tout ça s’arrangera, dit Peebles, Dennis et son copain aux yeux en boules de loto se tiendront la main, mais ils ne comptent pas pour grand-chose. Et Chub fera tout ce qu’on voudra après qu’on aura réussi à le persuader qu’il faut le faire.
— Comme ça, tu les as tous bien classés, hein ? dit Tom, haussant les épaules. Et en attendant, est-ce qu’on va construire une piste d’aviation ?
— On la construira, dit Peebles. Seulement, Tom, ce n’est pas à moi de vous donner des conseils, mais n’allez pas trop fort après ce qui vient de se passer. Cela n’arrange pas les choses, bien au contraire.
— Je le ferai si je peux, dit Tom bourru.
Ils se séparèrent et allèrent dormir.
Peebles avait raison. Cela n’avait rien arrangé. Dennis alla jusqu’à parler de « meurtre » lorsque, au matin, ils constatèrent que Rivera était mort durant la nuit.
Le travail avançait en dépit de tout ce qui s’était passé. Avec un matériel comme celui dont ils disposaient, il est difficile de faire traîner les choses. Kelly arrachait près de deux mètres cubes à la falaise à chaque passe de la grosse pelleteuse, et les Dump tors sont les engins les plus rapides existant d’évacuation des déblais à petite distance. Dennis leur maintenait la route d’accès en bon état avec son scraper, Tom et Chub conduisaient à tour de rôle le bulldozer qu’ils avaient détaché de sa benne pour remplacer le Sept, et s’employaient à des passes de décapage et d’amorçage de piste. Peebles était chargé de l’alidade dans les opérations de nivellement, et entre-temps, il travaillait à monter son atelier de chantier, surveillait le fonctionnement du réfrigérateur pour l’eau, et des chargeurs de batteries d’accumulateurs, et il installait sa forge et ses tables de soudage. Les opérateurs faisaient les pleins et entretenaient leurs engins, et il y avait peu de perte de temps. La roche et la caillasse sorties de l’excavation grandissante dans le flanc du plateau central – dont un tiers devait être enlevé – étaient transportées au bord du marécage qui s’étendait en travers de l’extrémité basse de la piste projetée par les bennes basculantes bourdonnantes dont les énormes roues tractrices soulevaient des nuages de poussière. Elles y étaient déversées puis étalées et compactées par le petit bulldozer au moteur deux temps gémissant. Lorsque la boue commençait à s’entasser en avant du remblai, on la faisait sauter au moyen de charges convenablement disposées de dynamite à 60 pour 100 ; les cratères étaient ensuite comblés avec des roches et des pierres tirées des ruines, et surfacés avec de la caillasse facile à compacter, extraite d’une couche convenable par la pelleteuse.
Quand il eut installé son atelier, Peebles monta sur le plateau pour aller chercher le Sept. Une fois qu’il fut arrivé, il resta un moment à se gratter le crâne, puis, hochant la tête, il redescendit au trot et alla trouver Tom.
— Je viens d’aller voir le Sept, dit-il, lorsqu’il eut fait signe d’arrêter le tracteur deux temps et que Tom en fut descendu.
— Et qu’est-ce que tu lui as trouvé ?
Peebles écarta les mains :
— Un tas de choses. (Il secoua la tête :) Tom, qu’est-ce qui s’est exactement passé là-haut ?
— Le régulateur s’est déréglé et l’engin a fichu le camp, répondit vivement Tom, le visage fermé.
— Oui, mais… (Un long moment, Peebles regarda Tom dans les yeux puis il soupira :) Bien, Tom. En tout cas, je ne peux rien faire là-haut. Il faudra le ramener ici et j’aurai besoin de ton tracteur pour le remorquer. Et d’abord, il me faudra de l’aide… l’écrou de tension de la roue de retour a sauté et la chenille droite est sortie des roues porteuses.
— Oh-h-h, mais c’est donc pour cela que le Sept n’a pas pu arriver jusqu’à Rivera en roulant sur le moteur de mise en route. La chenille devait à peine pouvoir tourner, non ?
— C’est même un miracle que le Sept ait pu aller jusqu’où il a été. Cette chenille est complètement coincée, elle chevauche le rebord des roues porteuses. Et ce n’est pas tout. La culasse est fichue, comme Harris l’a dit, et Dieu seul sait ce que je trouverai quand je démonterai cet engin.
— Pourquoi s’embêter avec ça ?
— Quoi ?
— On peut se tirer d’affaire sans ce bulldozer, dit soudain Tom. Laisse-le où il est. Tu as des tas d’autres choses à faire.
— Mais pourquoi ?
— Bah ! Il n’y a pas de raison de se donner tout ce mal.
Peebles se frotta le nez et dit :
— J’ai une culasse neuve, des axes de chenille et même un moteur de mise en route de rechange. J’ai aussi les outils pour faire les pièces que je n’ai pas en stock. (Il montra la longue rangée de décharges laissée par les bennes à bascule tandis qu’ils parlaient.) Vous avez une benne de scraper immobilisée parce que vous utilisez ce tracteur comme bulldozer, et vous ne pouvez pas me dire que vous ne pourriez pas utiliser une benne de plus. Il faudra même que vous arrêtiez un ou deux de ces Dumptors si vous continuez comme cela.
— J’ai pensé à tout cela dès que j’ai ouvert la bouche, dit Tom maussade. Allons voir !
Ils montèrent sur le tracteur et partirent, ne s’arrêtant : qu’un instant sur l’affleurement rocheux de la plage pour prendre un câble et quelques outils.
Daisy Etta était au bord du plateau, le regard de ses phares surélevés fixé farouchement sur l’herbe qui portait encore l’empreinte du corps de Rivera et du piétinement des porteurs de brancard.
Son aspect général était lamentable – avec des éraflures sur sa peinture gris-olivâtre militaire, et le métal dénudé déjà rougeâtre des premières attaques de la rouille. Bien que le terrain fût horizontal, elle ne l’était pas. Sa chenille droite sortie de ses roues porteuses inférieures, elle était un peu penchée de côté comme un homme qui a une hanche cassée. Et tout ce qu’elle pouvait avoir en elle qui ressemblât à de la conscience, ruminait ce paradoxe du bulldozer que tout opérateur doit affronter en apprenant à connaître sa machine.
C’est la chose la plus difficile à comprendre pour un débutant que ce paradoxe. Un bulldozer est une centrale d’énergie sur chenilles, une force et un bruit monstrueux, ce qui ressemble le plus à la fameuse force irrésistible. Le débutant impressionné, avec des images de chars invincibles imprimées dans son esprit par les actualités cinématographiques, ne s’étonne pas de tout cela et, avec une sensation de puissance illimitée, traite tous les obstacles de la même façon, sans savoir la fragilité d’un radiateur en fonte, la fragilité du manganèse trempé, la friabilité d’un coussinet surchauffé et la facilité avec laquelle un tracteur peut s’embourber. Quand il met pied à terre pour contempler une machine qu’il a réduite en trente secondes à l’état de ferraille inutilisable, ou qui roulait une demi-minute auparavant sur le terrain dans lequel ses chenilles ont disparu, il a ce sentiment déçu de culpabilité qui accable tout homme ayant commis une erreur de jugement.
Telle qu’elle se trouvait là, Daisy Etta était désemparée et inutilisable. Ces bipèdes mous et obstinés l’avaient construite, et s’ils étaient comme toute autre race capable de construire des machines, ils devaient pouvoir les réparer. La capacité d’inverser la tension d’un ressort, de mouvoir un levier de commande, de réduire à zéro la friction d’un écrou ou d’une bague de serrage, n’était pas suffisante pour réparer une fente dans une culasse ou les coussinets soudés par surchauffe au vilebrequin d’un moteur de mise en route. Il y avait là une leçon à ne pas oublier. Elle ne le serait pas. Daisy Etta serait réparée et, la prochaine fois… eh bien, au moins, elle connaîtrait ses propres faiblesses.
Tom fit tourner son engin et approcha lentement tout près du Sept, le bord de sa lame touchant presque le tampon de poussée de Daisy Etta. Ils descendirent et Peebles se pencha sur la chenille bloquée de droite.
— Méfie-toi, dit Tom.
— De quoi ?
— Oh… de rien, je pense.
Il fit le tour de l’engin, ses yeux exercés sondant le châssis et les organes. Il avança soudain et saisit le robinet de vidange du réservoir de carburant. Il était fermé. Tom l’ouvrit, du carburant jaunâtre jaillit. Il le referma, monta sur l’engin, ouvrit le bouchon de remplissage sur le dessus du réservoir. Il tira la jauge à baïonnette, l’essuya au creux de son genou, l’enfonça et la retira.
Le réservoir était plus qu’aux trois quarts plein.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Peebles, en regardant avec curiosité le visage crispé de Tom.
— Mon vieux Peebles, j’avais ouvert ce robinet pour vider le réservoir. Quand je suis parti, le carburant pissait sur le sol. Elle a réussi à se le refermer.
— Voyons, Tom, vous vous laissez entraîner trop loin, vous avez cru que vous l’aviez fermé. Il m’est arrivé de voir un robinet d’arrivée de carburant se fermer quand il était très usé, mais simplement parce que l’aspiration de la pompe d’alimentation le fait fermer quand le moteur tourne. Mais pas un robinet ordinaire sous un réservoir…
— Le robinet d’arrivée de carburant ?
Tom souleva le siège et regarda. Un seul coup d’œil lui suffit pour voir qu’il était ouvert.
— Daisy Etta a ouvert celui-là aussi.
— Bon… Bon. Ne me regardez pas comme ça ! (Peebles était littéralement au bord de l’exaspération). Quelle différence cela fait-il ?
Tom ne répondit pas. Il n’était pas du genre d’homme qui, confronté à quelque chose qu’il ne comprend pas, commence à douter de son propre bon sens. Il avait le sentiment à n’en pas démordre que ce qu’il voyait ou percevait était ce qui était réellement arrivé. Il n’avait nullement en lui cette crainte maladive de devenir fou, qu’un autre aurait pu ressentir. Il ne doutait ni de lui-même ni du témoignage de ses sens et pouvait ainsi libérer son esprit pour rechercher le « pourquoi » agaçant d’un problème. Il savait instinctivement que mêler quelqu’un d’autre à des événements « incroyables », qui s’étaient réellement produits, n’aboutissait qu’à mettre encore plus d’obstacles sur son chemin. Aussi garda-t-il son silence, bouche cousue, et, avec un entêtement vigilant, il continua ses recherches.
La chenille qui avait glissé était si fortement coincée sur le rebord des roues porteuses qu’il ne pouvait pas être question d’en dégager l’axe démontable pour l’ouvrir. Il faudrait d’abord la remettre à sa place – opération très délicate, car un peu trop de force dans le mauvais sens suffirait à la faire sauter complètement. Pour compliquer les choses, la lame du Sept était abaissée sur le sol et devait être relevée avant que l’engin puisse manœuvrer, et son vérin hydraulique de relevage était inutilisable sans moteur.
Peebles décrocha six mètres de câble de 12,5 mm de l’arrière du petit bulldozer, fit un trou dans le sol au-dessous de la lame du Sept et y fit passer la boucle du câble. Il grimpa sur le haut de la plaque de poussage, engagea la boucle dans le gros crochet de remorque boulonné au châssis et lança l’autre bout du câble sur le sol, devant l’engin. Tom monta sur le second bulldozer et se mit en place, prêt à remorquer. Peebles accrocha le câble à la barre de traction de l’engin de Tom, et sauta sur le Sept. Il le mit au point mort, désengagea le levier d’embrayage principal, mit la commande de la lame à la position flottante, puis leva le bras.
Tom, penché sur l’appui-bras de son engin et tourné vers l’arrière, démarra lentement pour tendre le câble. Celui-ci, en se raidissant, fit remonter de force la lame du Sept. Peebles fit signe de donner du mou et mit la commande de la lame en position verrouillée. Le câble se détendit.
— Le système hydraulique va bien, en tout cas ! cria Peebles quand Tom mit au ralenti. Allez-vous placer en traction vers la droite autant que vous le pourrez sans engager le câble dans la chenille. Nous verrons si on peut faire repasser cette chenille à sa place en avançant.
Tom recula, obliqua fortement sur la droite et tendit le câble presque à angle droit avec l’autre engin. Peebles bloqua la chenille droite du Sept avec le frein et libéra les deux embrayages de direction. La chenille de gauche pouvait maintenant tourner librement, celle de droite pas du tout. Tom avait mis la manette des gaz au quart de son ouverture, et était en première, de sorte que son engin avançait à peine en raidissant le câble. Le Sept trembla légèrement et commença à pivoter sur la chenille de droite coincée, une force colossale agit sur l’avant de la chenille, là où elle chevauchait la roue de retour. Peebles desserra le frein de droite avec son pied et le resserra par petits coups rapides et adroits. La chenille avançait de quelques centimètres et s’arrêtait, la force s’appliquant alternativement vers l’avant et sur le côté. Puis il y eut une petite secousse et la chenille se retrouva à sa place, bien alignée sur les cinq roues porteuses, les deux galets de guidage, la roue d’entraînement et la roue de retour.
Peebles descendit et, avançant la tête entre la roue d’entraînement et la roue porteuse arrière, il s’efforça de voir de côté s’il y avait des rebords ou des roulements de roues cassés. Tom accourut et le tira par le fond de son pantalon.
— Il sera temps de faire cela quand tu l’auras dans ton atelier, dit-il pour masquer sa nervosité. Tu penses que ça peut rouler ?
— Ça roulera. Je n’ai jamais vu une chenille dans cet état revenir aussi facilement en place. Bon Dieu, on croirait que cet engin y met du sien !
— Cela arrive parfois, dit Tom renfrogné. Vaudrait mieux que tu te charges de remorquer, mon vieux Peebles. Je resterai sur cet engin.
— Comme vous voudrez.
Prudemment, ils s’engagèrent sur la pente. Tom tenant à peine les freins, donnant ainsi à l’autre engin une bonne traction sans à-coups pendant tout le chemin. Et ils firent ainsi descendre Daisy Etta jusqu’à l’atelier en plein air de Peebles. Là, ils lui enlevèrent sa culasse, son moteur de mise en route, une garniture d’embrayage brûlée et, alors qu’elle était ainsi réduite à l’impuissance…
Ils se mirent à la remonter.
— Je vous dis que ç’a bel et bien été un meurtre de sang-froid, dit Dennis avec violence. Et nous voilà sous les ordres d’un type comme ça. Qu’est-ce que nous devons faire ?
Ils étaient près du poste d’eau fraîche – Dennis y avait amené son engin pour attirer Chub dans un piège.
Le cigare de Chub Horton s’abaissait et se relevait comme un sémaphore en court-circuit.
— On ne s’en occupera pas. L’équipe chargée du revêtement antidérapant de la piste sera là dans deux semaines ou à peu près. De plus, je ne sais pas plus que toi ce qui est arrivé là-haut. Et pour le moment, nous avons une piste à construire.
— Tu ne sais pas ce qui est arrivé là-haut ? Voyons, Chub, tu es un homme intelligent. Assez intelligent pour diriger ce chantier mieux que Tom Jaeger ; même s’il n’était pas fou. Et sûrement assez intelligent pour ne pas croire cette histoire à dormir debout de bulldozer qui prend le mors aux dents et échappe à ce macaque de mécano. Écoute… (Il se pencha en avant et donna un petit coup sur la poitrine de Chub.) Il a dit que c’était de la faute du régulateur. Je l’ai vu moi-même, ce régulateur, et j’ai entendu le vieux Peebles qui disait qu’il n’avait absolument rien du tout de détraqué. La manette des gaz avait sauté de son étrier, ouais… mais tu sais ce qu’un tracteur fait quand la manette des gaz saute, il se met au ralenti ou il cale. Il ne fiche pas le camp, en tout cas.
— Bah, peut-être bien, mais…
— Mais rien du tout. Un type qui commet un meurtre n’a plus son bon sens. S’il l’a fait une fois, il peut le refaire une autre, et je n’ai pas l’intention que cela puisse m’arriver…
Deux choses traversèrent l’esprit posé mais pas très malin de Chub en entendant cela. L’une était que Dennis, qu’il n’aimait pas mais dont il ne pouvait pas se débarrasser, était en train d’essayer de l’obliger à faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire. L’autre était que, sous tout ce qu’il débitait si bien, Dennis avait une trouille intense.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?… Appeler le shérif ?
— Ha, ha, ha, fit Dennis, bassement flatteur. (C’était l’une des raisons pour lesquelles il était si difficile de s’en débarrasser.) Je vais te dire ce qu’on peut faire. Tant que tu es là avec nous, il n’est pas le seul à connaître le boulot. Si nous cessons d’accepter ses ordres, tu peux en donner aussi bien et même mieux que lui… Et il ne pourra rien y faire.
— Bon Dieu de Bon Dieu, Dennis ! s’exclama Chub, soudain exaspéré. Qu’est-ce que tu crois que tu fais ? Tu me tends les clés du paradis, ou quoi ? Pourquoi voudrais-tu que je fasse le manitou ici ? (Il se dressa :) Suppose que nous fassions ce que tu as dit. Est-ce que la piste en serait plus vite construite ? Est-ce que cela me mettrait plus d’argent dans mon enveloppe de paie ? Qu’est-ce que tu crois que je veux… la gloire ? J’ai refusé une fois une chance de me présenter au conseil municipal. Tu crois que je lèverais un doigt pour me faire obéir d’un tas de gus qui, de toutes les façons, feront ce qu’ils voudront ?
— Voyons, Chub. Je ne voudrais pas créer des ennuis juste pour le plaisir. Ce n’est pas du tout mon intention. Mais si nous ne faisons rien contre ce type, nous ne sommes pas en sécurité. Tu ne peux pas te fourrer ça dans la tête ?
— Écoute, espèce de discoureur à la manque. Quand un homme s’occupe vraiment de son boulot, il a autre chose à faire que de se mettre des embêtements sur le dos. C’est vrai pour Tom… et tu ferais mieux de ne pas perdre cela de vue. Mais c’est vrai pour toi aussi. Remonte sur ton engin et retourne remuer la caillasse.
Dennis, complètement pris au dépourvu, se dirigea vers son engin.
— Dommage que tu puisses pas remuer la caillasse avec ta bouche ! lança Chub en le regardant s’éloigner. On aurait pu te laisser faire le boulot tout seul.
Chub s’en alla d’un pas lent vers l’affleurement rocheux, chassant des galets à coups de piquet de jalonnement et pestant en lui-même. C’était un homme foncièrement simple et il était porté à toujours envisager les choses de la manière la plus simple possible. Il préférait un travail où il pouvait faire tout ce qui lui était demandé sans que rien ne vienne compliquer la besogne. Il était depuis longtemps dans les travaux de terrassement, comme opérateur et comme responsable de l’équipe de nivellement, et il n’avait qu’une chose de remarquable : il s’était toujours ténu à l’écart des coteries et des rivalités pernicieuses qui sévissent si facilement sur les chantiers. Il était inquiet et troublé de tous les coups en traître auxquels il assistait dans le travail. Si ce n’étaient que des coups bas, cela le dégoûtait, mais s’ils étaient subtils, il en restait tout simplement désorienté et confondu. Il était assez simple pour que son honnêteté profonde se manifeste dans ses paroles et dans ses actes, et il avait appris qu’une complète honnêteté dans ses rapports avec ceux qui étaient au-dessus ou au-dessous de lui était presque toujours pénible pour tous ceux qui se trouvaient concernés, mais il n’avait pas l’astuce d’agir autrement et il n’essayait même pas. S’il avait une mauvaise dent, il se la faisait arracher dès qu’il pouvait. S’il estimait avoir des griefs vis-à-vis d’un chef de chantier, il n’hésitait pas à les exprimer nettement à celui-ci et, si cela ne lui plaisait pas, il ne manquait pas d’autres emplois. Et si les intrigues et les manigances des coteries lui portaient sur les nerfs, il le disait sans fard et s’en allait. Ou s’il avait dit ce qu’il pensait et qu’il restait, sa réaction, uniquement dirigée contre les choses qui le gênaient dans son travail, lui valait une grande considération de la part de ceux qui l’avaient eu sous leurs ordres. Et ainsi, dans le cas présent, il n’avait aucune hésitation dans le choix d’une ligne de conduite. Seulement… comment s’y prendre pour aller demander à quelqu’un s’il est un assassin ?
Il trouva le chef de chantier avec une énorme clé anglaise à la main, en train de serrer le nouveau boulon de réglage de tension qu’ils venaient de monter sur le Sept.
— Ah ! c’est toi, Chub. Je suis content que tu sois venu. Enfile moi un bout de tube sur le manche de cette clé qu’on puisse serrer ça vraiment à fond.
Chub alla chercher le tube ; ils l’enfoncèrent sur le manche de la clé longue de plus d’un mètre, et ils serrèrent à s’en faire couler la sueur dans le dos. Tom vérifiait de temps en temps la tension de la chenille avec une pince en bois. Finalement, il décida que cela allait bien et ils se redressèrent pour reprendre leur respiration.
— Tom, fit Chub essoufflé, avez-vous tué le Portoricain ?
Tom sursauta comme si quelqu’un lui avait écrasé le bout allumé d’une cigarette sur la nuque.
— … Parce que, ajouta Chub, si c’est vrai, vous ne pouvez plus rester à la tête de ce chantier.
— Ce n’est pas un genre de choses sur lequel on puisse plaisanter, dit Tom.
— Vous savez que je ne plaisante pas. Alors, l’avez-vous fait ?
— Non ! (Tom s’assit sur un tonneau, s’essuya le visage avec un foulard de couleur.) Qu’est-ce qui te prend ?
— Je voulais savoir. Il y a quelques-uns des gars que cela tracasse.
Les yeux de Tom se plissèrent :
— Quelques-uns des gars, hein ? Je crois que j’ai compris. Écoute-moi, Chub. Rivera a été tué par ce truc-là. (Du pouce, il désigna par-dessus son épaule le Sept, qui était maintenant prêt, et n’attendait plus que la réparation d’un coin brisé du tranchant de sa lame. Peebles préparait la soudeuse pendant qu’ils parlaient.) Si tu veux savoir si c’est moi qui l’ai fait monter sur l’engin avant qu’il en fût éjecté, la réponse est oui. C’est dans cette mesure que je l’ai tué, et ne crois pas que je n’en aie pas de remords. J’avais le pressentiment qu’il y avait quelque chose d’anormal là-haut, mais je n’arrivais pas à déterminer quoi, et je n’ai certainement jamais pensé que quelqu’un risquait d’en mourir.
— Et alors, qu’est-ce qu’il y avait d’anormal ?
— Je ne le sais toujours pas. (Tom se releva.) Je suis fatigué de me creuser la tête là-dessus, Chub, et je me fiche de ce que n’importe qui peut penser. Il y a quelque chose d’anormal dans ce Sept, quelque chose qu’on n’y a pas mis à l’usine. On ne construit pas de meilleur bulldozer, mais ce qui est arrivé là-haut, sur le plateau, a détraqué celui-là. Maintenant, tu peux penser ce que tu voudras ou broder n’importe quelle histoire que tu aurais envie de raconter aux gars. Mais en attendant, tu peux faire passer la consigne : personne ne conduira cet engin que moi, compris ? Personne !
— Tom…
— C’est tout, l’interrompit Tom à bout de patience. Je n’en dirai pas plus là-dessus ! Si quelqu’un prend des risques, ce sera moi, compris ? Que te faut-il de plus ?
Il s’en alla, bouillonnant. Chub le regarda, les yeux ronds et, au bout d’un long moment, il enleva son cigare de ses lèvres. Ce n’est qu’alors qu’il s’aperçut qu’il l’avait coupé en deux avec ses dents. Une moitié lui était restée dans la bouche, il la cracha et resta là, hochant la tête.
— Comment ça marche, mon vieux Peebles ?
Peebles leva les yeux de sa machine à souder.
— Salut, Chub, il sera prêt dans vingt minutes. (Il mesura la distance entre sa soudeuse et le gros bulldozer.) Il me faut une douzaine de mètres de câble, dit-il en regardant les guirlandes de câbles d’arc et de terre rangés sur les crochets, derrière la machine. Je ne veux pas demander qu’un tracteur vienne pour remorquer cet engin, et je n’ai pas envie de mettre en route le Sept simplement pour l’approcher d’ici.
Il sépara le câble d’arc, le jeta de côté et se dirigea vers le bulldozer, en déroulant le câble de terre qu’il portait au bras. Il rejeta le reste du câble et prit la pince de mise à la terre quand il fut à environ deux mètres cinquante de l’engin. La tenant de la main gauche, il tira fortement, en allongeant la main droite pour saisir la plaque de poussage du Sept, afin d’avoir assez de câble pour fixer la pince sur l’engin.
Chub l’observait en mâchonnant son cigare, maniant distraitement les commandes de la soudeuse à l’arc. Il pressa le bouton de démarrage, le moteur six cylindres ronronna. Il tourna les boutons de réglage, enclencha la commande du générateur d’arc…
Un incroyable éclair d’énergie étroit, fulgurant, bleu blanc, jaillit du porte-électrode qui gisait à ses pieds et fit un bond de quinze mètres jusqu’à Peebles dont les doigts venaient à peine de toucher la plaque de poussage du bulldozer. Pendant une seconde, la tête et les épaules de Peebles furent entourées d’une auréole violette, puis il se plia en deux et s’écroula. Un disjoncteur claqua derrière le tableau de commande de la soudeuse mais trop tard, le Sept roula lentement en arrière sur le terrain plat, sans que son moteur démarre, jusqu’à ce qu’il se butte à un rouleau compresseur.
Chub avait lâché son cigare sans s’en rendre compte. Il se mordait le poing droit, les dents enfoncées jusqu’à l’os. Ses yeux étaient exorbités ; il s’était tassé sur lui-même et tremblait comme une feuille, littéralement fou de terreur. Car le vieux Peebles était presque coupé en deux.
Ils l’enterrèrent près de Rivera. On ne parla pas beaucoup après ; ils avaient tous eu bien plus d’amitié pour le vieux Peebles qu’ils ne s’en étaient rendu compte jusque-là. Harris, pour une fois dans sa vie d’alcoolique à la tête légère, était calme et sérieux, et la démarche de Kelly semblait avoir perdu un peu de sa souplesse. Pendant des heures, la bouche molle de Dennis trembla et il se mordit la lèvre jusqu’à ce qu’elle en fut gonflée et presque au sang. Al Knowles semblait plus ou moins indifférent, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un homme qui avait plutôt moins de cervelle qu’un poulet. Chub Horton s’était repris au bout d’une couple d’heures et était à peu près redevenu lui-même. Et chez Tom bouillonnait une fureur noire contre la malédiction incompréhensible qui avait frappé le chantier.
Ils reprirent leur travail. Il n’y avait rien d’autre à faire. La pelleteuse continua le rythme de ses mouvements, tourner et creuser, tourner et déverser. Les Dumptors allaient et venaient entre elle et le peu qui restait du marécage. L’extrémité haute de la piste fut débroussaillée ; Chub et Tom enfoncèrent les piquets de nivellement et Dennis entreprit le long travail d’aplanir les bosses et de combler les trous de la surface inégale avec son scraper. Harris conduisait l’autre et le suivait décalé d’une passe. La forme de la piste commença à se dessiner dans le paysage, puis celle de la voie de dégagement parallèle, et trois jours passèrent. L’horreur de la mort de Peebles s’effaçait peu à peu, ils purent commencer à en parler et ce qu’ils dirent n’arrangea guère les choses. Tom prenait son tour sur tous les engins, changeant avec Kelly pour le reposer de la pelleteuse, faisant quelques passes avec un scraper, quelques heures sur un Dumptor. Son bras guérissait lentement, et il travaillait avec acharnement sans en tenir compte, puisant une sorte de plaisir pervers dans sa souffrance. Chacun, sur le chantier, veillait sur son engin avec la sollicitude d’une mère pour son premier bébé ; une panne grave aurait été désastreuse sans mécanicien hautement qualifié.
La seule concession que Tom se permit quant à la mort de Peebles fut de prendre Kelly dans un coin un après-midi, et de l’interroger sur la soudeuse. Au cours de son passé assez décousu, Kelly avait suivi quelque temps les cours d’un collège technique où il s’était surtout intéressé à l’électromécanique et aux femmes. Il en avait acquis quelques notions sur la première, et assez sur les secondes pour se faire mettre à la porte. Aussi, dans le lointain espoir qu’il puisse savoir quelque chose à propos de cet arc électrique phénoménal, Tom lui posa le problème.
Kelly retira ses gants à hautes manchettes et aplatit quelques moustiques avec…
— Qu’est-ce que c’était que cet arc ? Mon vieux, vous me posez là une colle. Avez-vous jamais entendu parler d’une soudeuse à l’arc avec laquelle ce soit arrivé ?
— Non, jamais. Une soudeuse n’a tout simplement pas cette puissance. J’ai vu une fois un gars prendre une secousse d’une soudeuse de 400 ampères et si cela l’a envoyé sur les fesses, cela ne lui a pas fait d’autre mal.
— Ce n’est pas l’ampérage qui tue les gens, dit Kelly, c’est le voltage. Le voltage exprime la pression du courant, comme vous le savez. Prenez une certaine quantité d’eau, appelez-la ampérage, si je vous la jette à la figure, cela ne vous fera pas de mal. Si je la fais passer par un petit tuyau, vous sentirez le jet. Mais si je la fais passer par un trou minuscule comme celui d’un injecteur de diesel, à une pression de plus de 500 kilos, vous en saignerez. Cependant, le générateur d’arc d’une machine à souder n’est absolument pas bobiné, pour atteindre ce genre de voltage. Je ne vois pas du tout où un court-circuit dans les bobinages de l’induit ou de l’inducteur aurait pu produire cela.
— D’après ce que Chub a dit, il manipulait les boutons de réglage. Je ne pense pas que quelqu’un y ait touché depuis. Le cadran du sélecteur était tourné complètement sur le secteur d’application de courant à basse puissance, et le bouton de réglage du courant était tourné à peu près à moitié. Cela ne représente pas assez de jus pour avoir une bonne visée avec une électrode de six millimètres, encore moins pour tuer quelqu’un – ou faire reculer un bulldozer de dix mètres en terrain plat.
— Ni pour faire un bond de quinze mètres ! dit Kelly. Il faudrait des milliers de volts pour engendrer un arc comme cela.
— Serait-il possible que quelque chose dans le Sept ait pu provoquer un tel arc ? Autrement dit, peut-on supposer que l’arc n’ait pas été lancé de la soudeuse mais qu’il ait été attiré par l’engin ? Je te rappelle que celui-ci est resté ensuite brûlant pendant quatre heures.
Kelly secoua la tête :
— Je n’ai jamais entendu parler de rien de semblable. Écoutez. Simplement pour leur donner un nom commode, on appelle les extrémités d’un conducteur de courant continu, positif et négatif, et parce que cela marche en théorie, on dit que le courant s’écoule du négatif vers le positif. Il ne peut pas y avoir plus d’attraction positive dans une électrode qu’il n’y a d’énergie négative dans l’autre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Ne pourrait-il pas y avoir un concours de circonstances bizarres qui pourrait occasionner une sorte de champ positif monstrueux ? Je veux dire capable, mettons, d’aspirer d’un seul coup tout le courant négatif d’une électrode, et le faire jaillir sous une énorme pression comme l’eau dont vous parliez, lancée par un ajutage d’injecteur ?
— Non, Tom. Cela ne peut pas marcher comme cela, autant qu’on le sache. Toutefois, on n’en est pas certain – il y a des choses dans l’électricité statique que personne ne comprend. Tout ce que je peux dire c’est que ce qui s’est produit n’aurait pas dû pouvoir se produire et si cela a pu se produire, cela n’aurait pas dû tuer Peebles. Et pourtant, vous savez ce qui est arrivé.
Tom tourna son regard vers l’extrémité haute de la piste où se trouvaient les deux tombes. Une amertume et une colère non déguisées y passèrent pendant un instant, puis il s’en alla sans un autre mot. Lorsqu’il revint à la soudeuse pour y jeter un nouveau coup d’œil Daisy Etta était partie.
Al Knowles et Harris étaient assis côte à côte près du poste d’eau fraîche.
— Ça va mal, fit Harris.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit Al. Tom est revenu de l’atelier en faisant un scandale épouvantable : « Où est le Sept ? Où est-il passé ? » Je n’ai jamais entendu hurler comme cela.
— C’est Dennis qui a emmené le Sept, hein ?
— Bien sûr.
— Il était venu déblatérer parce que Chub venait de lui dire que Tom avait donné l’ordre que personne ne touche à cet engin. Dennis était fou de rage. Il a dit que Tom allait véritablement trop loin. Qu’il y avait probablement quelque chose à propos du Sept que Tom ne voulait pas que l’on sache. Quelque chose qui pourrait l’incriminer. Dennis est prêt à déclarer que Tom a tué Rivera.
— Tu crois ça, Harris ?
Harris secoua la tête :
— Je connais Tom depuis trop longtemps pour croire cela. S’il ne peut pas nous dire ce qui s’est réellement passé sur le plateau, c’est qu’il a une bonne raison. Mais comment Dennis a-t-il pu en venir à prendre le Sept ?
— Il y a un pneu de sa benne qui a éclaté. Il est revenu ici pour prendre un autre engin, peut-être un Dumptor. Il a vu le Sept qui était là, prêt à démarrer. Il l’a regardé en fulminant contre Tom. Il en avait assez de se démolir les reins sur les autres engins et du diable si, pour changer, il n’en prendrait pas un sur lequel on était bien porté. Je lui ai dit que Tom ferait explosion s’il le trouvait sur cet engin. Alors il a encore remis ça sur Tom.
— Je ne croyais pas qu’il aurait eu assez de culot pour prendre le Sept.
— Bah, il s’est soûlé de paroles, à ne plus en voir clair de rage.
Ils levèrent les yeux quand Chub Horton arriva au galop, haletant.
— Hé, les gars, venez. Il faut qu’on aille là-haut chercher Dennis.
— Qu’est-ce qui va mal ? demanda Harris en se levant.
— Tom m’a dépassé, il y a une minute. Il était dans une fureur noire, et courait à toute allure vers la partie remblayée du marécage, en hurlant que Dennis avait pris le Sept. Il a ajouté que Dennis parlait toujours de meurtre, et qu’il allait voir ce que c’était, s’il faisait l’idiot avec cet engin.
Chub s’en fût, le regard perdu, se mordant les lèvres à côté de son cigare.
— Oh, oh, fit calmement Harris. Ce ne sont pas des choses à dire en ce moment.
— Tu ne crois tout de même pas qu’il…
— Allez, viens !
Ils virent Tom avant d’avoir fait la moitié du chemin. Il marchait lentement, la tête basse. Harris le héla, Tom releva la tête, s’arrêta et les attendit dans une attitude bizarrement effondrée.
— Où est Dennis ? hurla Chub.
Tom attendit qu’ils fussent presque arrivés à lui ; d’un air las, il leva un bras et, du pouce, fit signe par-dessus son épaule. Son visage était vert.
— Tom… est-il…
Tom hocha la tête et vacilla un peu. Sa mâchoire avait perdu toute sa fermeté.
— Al, reste près de lui. Il va être malade. Harris, allons-y.
Et Tom fut malade. Il vomit. Al resta là à le regarder, bouche bée.
Chub et Harris trouvèrent Dennis. Étalé sur près de deux mètres carrés, écrasé, réduit en une bouillie mélangée à la terre retournée. Daisy Etta était partie.
De retour à l’affleurement rocheux, ils se réunirent avec Tom tandis que Al Knowles prenait un Dumptor et s’en allait, moteur rugissant, chercher Kelly.
— Vous l’avez vu ? dit Tom sourdement, au bout d’un moment.
— Oui, fit Harris.
Le Dumptor revint dans un énorme nuage de poussière. Kelly conduisait et Al s’accrochait comme un désespéré aux panneaux de protection de la benne. Kelly bondit à terre, courut à Tom :
— Tom… qu’est-ce que c’est que tout ça ? Dennis est mort ? Et vous… vous…
Tom leva lentement la tête, le visage de nouveau énergique, une lueur soudaine dans les yeux. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas pensé à ce que ces hommes pourraient penser.
— Je… quoi ?
— Al dit que vous l’avez tué.
Les yeux de Tom se tournèrent rapidement vers Al Knowles et celui-ci tressaillit comme s’il avait reçu un coup de cravache.
— Qu’avez-vous à en dire, Tom ?
— Rien. Il a été tué par le Sept. Vous l’avez constaté par vous-mêmes.
— Je me suis toujours rangé de votre côté, dit Harris lentement. J’ai accepté tout ce que vous disiez et j’y ai cru.
— Et, cette fois, c’est trop fort pour toi.
— Beaucoup trop, Tom, déclara Harris, en hochant la tête.
Tom parcourut du regard le cercle de visages tendus et éclata de rire. Il se leva, s’adossa à une haute caisse.
— Et qu’est-ce que vous avez l’intention d’y faire ?
Il y eut un silence.
— Vous croyez que je suis allé là-bas, que j’ai jeté ce moulin à paroles en bas de l’engin et que je l’ai écrabouillé ? (Encore un silence.) Écoutez. Je suis allé là-bas et j’ai vu ce que vous avez vu. Il était mort avant que j’arrive. Cela ne vous suffit pas encore ? (Il marqua un temps et s’humecta les lèvres.) Donc, après que je l’ai eu tué, je suis remonté sur le bulldozer et je l’ai conduit assez loin pour que vous ne puissiez plus le voir ni l’entendre lorsque vous êtes arrivés. Et ensuite, il m’est poussé des ailes et je suis revenu en volant de façon à être déjà à moitié chemin d’ici quand vous m’avez rencontré – dix minutes seulement après que j’ai parlé à Chub en m’en allant là-bas.
— Et le bulldozer ? dit vaguement Kelly.
— Hé bien, dit Tom rudement à Harris. Est-ce que le bulldozer était là quand toi et Chub êtes allés là-bas et que vous avez vu Dennis ?
— Non.
Chub se frappa soudain la cuisse.
— Vous avez pu le foutre dans le marécage, Tom.
— Je perds mon temps, dit Tom, exaspéré. Vous avez pensé à tout, les gars. Alors pourquoi me poser des questions ?
— Voyons, ne vous énervez pas, dit Kelly, on veut seulement savoir la vérité. Qu’est-ce qui est arrivé exactement ? Vous avez rencontré Chub et : vous lui avez dit que Dennis parlait toujours de meurtre et qu’il allait voir ce que c’était, s’il faisait l’idiot avec cet engin. Exact ?
— Exact.
— Et ensuite.
— L’engin l’a assassiné.
Chub, avec une remarquable patience, demanda :
— Que vouliez-vous dire le jour où Peebles a été tué quand vous avez déclaré que quelque chose avait détraqué le Sept là-haut sur le plateau ?
— Je voulais dire ce que j’ai dit ! s’écria Tom furieux. Vous avez tous décidé de me mettre tout cela sur le dos, je ne peux pas vous en empêcher. Mais écoutez. Quelque chose s’est emparé de ce bulldozer. Je ne sais pas ce que c’est et je ne crois pas que je le saurai jamais. Je pensais que, après qu’il s’était démoli, ce serait fini. J’ai eu comme une idée que, lorsque nous l’avions là, démonté et réduit à l’impuissance nous, aurions dû le laisser comme cela. J’avais tout à fait raison mais c’est trop tard maintenant. Il a tué Rivera et il a tué Dennis et il a sûrement été pour quelque chose dans la mort de Peebles. Et, à mon avis, il ne s’arrêtera pas tant qu’il y aura un être humain de vivant sur cette île.
— Ah, bien ça, alors ! s’exclama Chub.
— Bien sûr, Tom, bien sûr dit Kelly calmement. Ce bulldozer veut avoir notre peau. Mais ne vous en inquiétez pas, nous l’attraperons et nous le démolirons morceau par morceau. Ne vous en inquiétez plus ; tout ira bien.
— Tout à fait d’accord, dit Harris. Tom, vous feriez mieux de rester au camp à vous reposer pendant une couple de jours jusqu’à ce que vous vous sentiez mieux. Avec Chub, nous nous occuperons de tout à votre place. Vous avez dû rester trop longtemps au soleil.
— Vous êtes une belle bande de pauvres types, grinça Tom, profondément sarcastique. Si vous voulez rester en vie, hurla-t-il, allez donc là-bas et abattez ce bulldozer enragé !
— Ce bulldozer enragé est au fond du marécage où vous l’avez foutu, gronda Chub. (Il baissa la tête et avança d’un air résolu :) Sûr, que nous allons rester en vie. Et la meilleure manière d’y parvenir c’est de vous mettre où vous ne pourrez plus tuer personne. Empoignez-le !
Il bondit. Tom l’arrêta d’un gauche suivi d’une droite. Chub s’écroula, entraînant Harris dans sa chute. Al Knowles se précipita vers le coffre à outils et en sortit une clé recourbée de trente-cinq centimètres. Il tourna autour de la mêlée, à l’écart des coups, essayant d’avoir l’air de faire quelque chose. Tom allongea un coup de poing à la volée à Kelly dont la tête sembla se rentrer comme celle d’une tortue, le coup passa au-dessus, déséquilibrant complètement Tom. Harris, encore à genoux, lui saisit les jambes, Chub vint le heurter au bas des reins d’une épaule massive et Tom s’étala à plat ventre. Al Knowles tenant sa clé à deux mains, la leva comme une massue ; Kelly l’attrapa au passage, la lui arracha des mains et en frappa délicatement Tom derrière l’oreille. Tom s’affaissa.
Il était tard mais personne ne semblait avoir envie de dormir. Ils restèrent assis, autour de la lampe à butane, à parler en l’air. Chub et Kelly jouaient aux cartes sans s’y intéresser, oubliant de compter leurs points. Harris marchait de long en large comme un homme en prison, et Al Knowles était tapi tout contre la lampe, les yeux écarquillés, aux aguets… aux aguets…
— J’ai soif, dit Harris.
— Dix, fit l’un des joueurs de cartes.
— On aurait dû le tuer. On devrait le tuer maintenant, dit Al Knowles.
— Ferme-la, dit Chub. On a déjà beaucoup trop tué par ici. Atout, ajouta-t-il en ramassant les cartes.
Kelly lui saisit la main :
— L’atout est à carreau, pas à cœur, tu t’en souviens ?
— Oh !
— Faut attendre encore combien de temps avant que l’équipe de revêtement de la piste arrive ? chevrota Al Knowles.
— Douze jours, répondit Harris. Et ils feront mieux d’amener du whisky.
— Hé là, vous, les gars !
Ils se turent.
— Hé là !
— C’est Tom, dit Kelly. À toi de jouer, Chub.
— Je m’en vais lui casser la gueule, dit Knowles sans bouger.
— J’ai entendu, dit la voix dans l’obscurité. Et si je n’étais pas pieds et poings liés…
— On sait ce que vous feriez, dit Chub. Si vous croyez qu’on n’a pas compris.
— Chub, assez, tais-toi.
(C’était Kelly qui avait parlé. Il jeta ses cartes et se leva :)
— Vous voulez de l’eau, Tom ?
— Oui.
— Assis, assis, dit Chub.
— Laisse-le crever, dit Al Knowles.
— Merde !
Kelly alla remplir un verre et l’apporta à Tom. Celui-ci était solidement attaché, les poings liés, une corde tendue entre les coudes derrière son dos, si bien que ses mains étaient immobilisées sur sa poitrine. Ses pieds et ses genoux étaient liés de la même façon ; toutefois, la petite idée de Knowles d’une courte corde entre les chevilles et le cou n’avait pas été utilisée.
— Merci, Kelly. (Tom but avidement. Kelly lui tenant la tête.) Ça fait du bien. (Il but encore.) Qu’est-ce qui m’a frappé ?
— Un des gars. À peu près au moment où vous disiez que le bulldozer était possédé.
— Ah oui.
Tom tourna la tête et en cligna des yeux de douleur.
— Est-ce utile de vous demander si vous nous en voulez ?
— Kelly, faut-il que quelqu’un soit encore tué avant que vous tous commenciez à comprendre ?
— Aucun de nous ne pense que quelqu’un d’autre sera tué… pour le moment.
Les autres s’étaient rapprochés.
— Il est décidé à parler raisonnablement ? voulut savoir Chub.
— Ha, ha ! ricana Al Knowles. Il a l’air moins dangereux maintenant !
— Al, dit soudain Harris. Je m’en vais te fermer la gueule avec la peau de ton cou.
— Est-ce que je suis le genre de type qui raconte des histoires de fantômes ? demanda Tom.
— Vous ne l’avez jamais fait auparavant, que je sache, Tom. (Harris s’agenouilla près de lui :) Mais vous n’avez jamais tué quelqu’un auparavant, non plus.
— Oh ! Fiche le camp d’ici. Fiche le camp, dit Tom d’une voix lasse.
— Levez-vous et essayez donc de nous faire partir, railla Al.
Harris se dressa et le frappa d’un revers de main en travers de la figure. Al piailla, fit trois pas en arrière, et s’affala par-dessus un tonneau de graisse.
— Je t’avais prévenu, fit Harris presque plaintivement. Je t’avais bien prévenu, Al.
Tom arrêta le bourdonnement des commentaires.
— La ferme ! cria-t-il, la voix sifflante. LA FERME !
Ils se turent.
— Chub, dit Tom rapidement, d’un ton égal. Qu’as-tu dit que j’avais fait du Sept ?
— Que vous l’aviez foutu dans le marécage.
— Bon. Écoute.
— Écoute quoi ?
— Tais-toi et écoute !
Et ils écoutèrent : C’était une autre nuit tranquille sans vent, avec un mince croissant de lune qui ne montrait rien de réel dans le paysage sombre à peine teinté d’argent. Un infime murmure de ressac venait de la plage et, au loin, sur la droite, là où se trouvait le marécage, une grenouille scandalisée coassa, protestant contre le bouleversement de sa mare de boue. Mais le bruit qui se rapprochait lentement, glaçant leurs os, venait de la falaise derrière leur camp.
C’était, sans erreur possible, le ronflement saccadé d’un moteur de mise en route.
— Le Sept !
— Exact, Chub, dit Tom.
— Qui… qui le met en route !
— Sommes-nous tous ici ?
— Tous, sauf Peebles, et Dennis, et Rivera.
— C’est le fantôme de Dennis, gémit Al.
— La ferme, abruti.
— Il a passé au diesel, dit Kelly, l’oreille tendue.
— Il sera ici dans une minute, dit Tom. Et vous savez, les gars, nous ne pouvons pas tous être fous mais vous allez en avoir pour un moment à vous en convaincre.
— Ça vous fait plaisir, hein ?
— D’une certaine façon. Rivera appelait cet engin, Daisy Etta parce que c’est un de siete en espagnol. Et Daisy Etta cherche un homme.
— Tom, dit Harris. J’aimerais que vous cessiez de parler comme ça. Vous me rendez nerveux.
— Il faut bien que je fasse quelque chose. Je ne peux pas foutre le camp, fit Tom en forçant son accent tramant.
— Nous allons aller voir, dit Chub. S’il n’y a personne sur ce bulldozer, nous vous libérerons.
— C’est bien gentil de ta part. Tu comptes revenir avant qu’il soit ici ?
— Nous reviendrons. Harris, viens avec moi. Nous allons prendre un des scrapers. Ils peuvent facilement distancer un Sept. Kelly, emmène Al avec toi, et prenez l’autre.
— Le scraper de Dennis a un pneu de sa benne à plat, dit la voix tremblante d’Al.
— Dételez la benne, alors ! Exécution !
Kelly et Al Knovvles s’en allèrent en courant.
— Bonne chasse, Chub, dit Tom.
Chub vint vers lui, se pencha :
— Je crois que je vais avoir des excuses à vous faire, Tom.
— Non, sûrement pas. J’aurais fait la même chose. Et maintenant vas-y, si tu crois qu’il faut que tu y ailles, mais reviens rapidement.
— Il faut que j’y aille. Et je reviendrai rapidement.
— N’en profitez pas pour filer, Tom, dit Harris.
Tom lui rendit son sourire, et ils partirent, mais ils ne revinrent pas rapidement. Ils ne revinrent pas du tout.
Ce fut Kelly qui revint d’un pas lourd, avec Al Knowles sur les talons, une demi-heure plus tard.
— Al, passe-moi ton couteau.
Il se mit à couper les cordes. Son visage était défait.
— J’ai pu voir un peu de la scène, dit Tom à voix basse. Chub et Harris ?
Kelly inclina la tête.
— Il n’y avait-personne sur le Sept, comme vous l’aviez dit…
Il débita cela comme s’il n’avait rien d’autre dans l’esprit, comme si, seul, le plus grand effort sur lui-même, l’empêchait de le répéter et de le répéter.
— J’ai vu les phares, dit Tom. Un tracteur qui montait la pente en oblique. Puis, peu après, un autre engin qui le croisait, éclairait la pente.
— Nous l’avons entendu qui tournait au ralenti quelque part par-là, dit Kelly. Mais nous n’avons pas pu le voir à cause de sa peinture gris-olivâtre.
— J’ai vu le scraper se renverser sur le côté… faire quatre ou cinq tonneaux en dégringolant la pente. Il s’est arrêté, les phares encore allumés. Puis quelque chose l’a heurté, et il a encore roulé. Et ses lumières se sont éteintes. Qu’est-ce qui l’a renversé la première fois ?
— Le Sept. Il était aux aguets, juste au bord du plateau. Il a attendu jusqu’à ce que Chub et Harris fussent près de passer à une vingtaine de mètres au-dessous. Il s’est lancé sur eux la lame en avant. Il devait rouler à cinquante à l’heure quand il les a heurtés. En plein par le travers. Ils n’ont eu aucune chance de s’en tirer. Puis le Sept a suivi le scraper qui roulait sur la pente et quand il s’est arrêté, le Sept l’a encore percuté.
— Voulez-vous que je vous masse les chevilles ? demanda servilement Al.
— Toi ? Fous le camp que je ne te voie plus !
— Voyons, Tom… geignit Al.
— Laisse tomber, Tom, dit Kelly. Nous ne restons plus assez nombreux pour continuer comme cela. Al, tâche de te tenir tranquille à partir de dorénavant, tu entends ?
— Je voulais simplement tout vous dire. Je savais que vous ne mentiez pas à propos de Dennis, Tom. Si seulement j’avais pris le temps de réfléchir… Je me souviens quand Dennis a dit qu’il sortirait ce bulldozer… tu te rappelles, Kelly ?… Il a pris la manivelle, il est passé de l’autre côté de l’engin, et l’a mise dans le trou. Elle, y était à peine entrée que le moteur de mise en route a ronflé. « Hé bien, ça alors ! que me dit Dennis. Il a démarré tout seul ! Je n’ai même pas appuyé sur la manivelle ! » Et je lui réponds : « Il est drôlement pressé de s’en aller ! »
— Tu choisis le bon moment pour te rappeler quelque chose ! grinça Tom. Allons fichons le camp d’ici !
— Où ça ?
— Où crois-tu, à ton avis, qu’un Sept ne peut pas rouler ni grimper ?
— Ça, c’est beaucoup me demander. Un gros rocher, peut-être.
— Il n’y en a pas de gros par ici, dit Tom.
Kelly réfléchit une minute, puis claqua ses doigts.
— Tout en haut de ma dernière taille avec la pelleteuse, dit-il. Elle a plus de quatre mètres de haut si elle a un centimètre. Je sortais de la pierraille et de la terre, et Chub m’a dit de reculer et d’enlever la caillasse d’une poche qui était là. J’ai creusé en arrière de la coupe originale et j’ai sorti tout un tas de caillasse. Cela a laissé une grosse langue de terre qui dépassait de près d’une dizaine de mètres de la falaise. La partie la plus étroite n’a guère qu’un peu plus d’un mètre de large. Si Daisy Etta essaie de nous atteindre en venant du plateau, elle se trouvera à cheval sur la langue de terre et y restera bloquée. Si elle tente de nous atteindre par le bas, felle patinera sur la pente, qui est trop meuble et trop raide.
— Et qu’est-ce qui se passera si elle se construit une rampe ?
— On sera partis de là.
— Allons-y.
Al réclama à toute force qu’on choisisse un Dumptor à cause de sa vitesse, mais ils le firent taire à grands cris. Tom voulait un engin qui ne risque pas un pneu à plat et assez lourd pour qu’il faille quelque chose de vraiment formidable pour le renverser. Ils prirent le tracteur de scraper, à moteur deux temps, avec la lame de bulldozer, qui avait été l’engin de Dennis et ils s’éloignèrent doucement dans l’obscurité.
Ce fut près de six heures plus tard que Daisy Etta arriva et les réveilla. La nuit reculait devant une aube pâle qui montait à l’est, et une brise marine fraîche s’était levée. Kelly avait pris le premier tour de garde et Al le second, laissant la nuit à Tom pour se reposer. Et Tom était trop fatigué pour discuter cet arrangement. Al s’était immédiatement endormi en prenant sa garde, mais une peur glacée l’étreignait si fort au ventre que le premier lointain grondement du gros moteur diesel le fit bondir debout. Il trébucha au bord de la haute langue de terre sur laquelle ils dormaient et poussa un cri aigu en se démenant pour retrouver son équilibre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Kelly réveillé instantanément.
— Le Sept qui vient, balbutia Al. Oh, mon Dieu, mon Dieu…
Kelly se leva et regarda dans le crépuscule froid de l’aube.
Le moteur vrombissait sourdement ; on l’entendait bizarrement deux fois en même temps, le son qui en venait directement et l’écho qu’en renvoyaient les pentes abruptes autour et au-dessous d’eux.
— Il vient et qu’est-ce qu’on va faire ? bredouillait Al. Qu’est-ce qui va arriver ?
— Ma tête va tomber, dit Tom encore ensommeillé. (Il se redressa, s’assit tenant sa tête brutalisée entre ses mains.) Si quelque chose sort de l’œuf que j’ai derrière l’oreille, ce sera au moins un marteau-pilon. (Il regarda Kelly :) Où est-il ?
— Sais pas au juste, dit Kelly. Quelque part en bas, du côté du camp.
— Il cherche probablement notre piste.
— Vous croyez qu’il peut faire ça ?
— Je crois qu’il peut faire n’importe quoi, dit Tom. Al, arrête de gémir.
Le soleil glissa son bord écarlate dans la fente mince entre la mer et le ciel, et une lumière rosée donna à chaque rocher, à chaque arbre, une forme et une ombre. Le regard de Kelly allait et venait, d’arrière en avant, d’avant en arrière. Au bout de quelques minutes, il vit quelque chose bouger.
— Le voilà !
— Où ?
— En bas, près du poste de graissage.
Tom se leva et regarda étonné :
— Qu’est-ce qu’il fait ?
Après un temps, Kelly dit :
— Il travaille. Il creuse un fossé devant les fûts de carburant.
— Non, c’est pas vrai ! Ne me dis pas qu’il va se faire un graissage.
— Il n’en a pas besoin. Il a été complètement graissé et on lui a mis de l’huile neuve dans le carter après que nous l’avons eu remonté. Mais il pourrait avoir besoin de carburant.
— Il lui en reste encore près de la moitié de son réservoir.
— Ma foi, il estime peut-être qu’il va avoir beaucoup à faire aujourd’hui.
Quand Kelly eut dit cela, Al se mit à pleurnicher. Ils ne s’en occupèrent pas.
Les fûts de carburant étaient entassés en pyramide à la limite du camp. C’étaient des fûts de cent-cinquante litres couchés sur le côté. Le Sept allait et venait devant eux, tout près, effectuant passe après passe, creusant la terre et étalant les déblais au-delà de la pile. Bientôt un énorme trou fut creusé, de plus de quatre mètres de large, près de deux mètres de profondeur et dix mètres de long, au pied même de la pile de fûts.
— À quoi joue-t-il, à ton idée ?
— Je me le demande. Il avait l’air de vouloir du carburant mais je ne… Regarde ça ! Il s’est arrêté dans le trou ; il se tourne… il enfonce le coin supérieur de la plaque de poussage dans l’un des fûts du bas !
Tom se gratta son menton mal rasé, avec ses ongles.
— Et tu te demandes ce que peut faire ce monstre ? Eh bien, il a réfléchi à toute cette affaire d’avance. Il sait que s’il essayait de percer un trou dans un fût de carburant, il ne pourrait que le pousser en rond. S’il arrivait à y percer un trou, comment ferait-il pour le soulever ? Il n’est pas équipé pour se servir d’un tuyau, alors… tu vois ? Regarde-le, maintenant ! Il s’installe plus bas que le fût du bas de la pile et il y perce un trou. Il peut alors le faire avec tout le poids de la pile qui pèse sur le fût. Puis il a reculé pour placer son réservoir sous le flot de carburant qui s’écoule.
— Comment a-t-il pu enlever le bouchon de son réservoir.
Tom eut un grognement et lui dit comment le bouchon du radiateur avait cassé sa charnière quand il avait sauté sur le capot, le jour où Rivera avait été tué.
— Tu sais, dit-il au bout d’un moment de réflexion, s’il en avait su autant à ce moment-là qu’il en sait maintenant, je serais allongé auprès de Rivera et de Peebles. Il ne savait pas trop comment se tirer d’affaire alors. Il essayait de fonctionner comme s’il n’avait jamais fonctionné auparavant. Il a beaucoup appris depuis.
— Sûrement, dit Kelly, et voilà le moment où il va s’en servir contre nous. Il se dirige par ici.
En effet, il venait tout droit par la piste dégrossie, écrasant la terre parsemée de rosée, la poussière de la veille volant d’en dessous de ses chenilles. Franchissant l’épaulement, il s’engagea adroitement sur le terrain accidenté, obliquant par-dessus les bosses du sol, évitant les roches, facilement et rapidement, bien d’aplomb sur ses chenilles. C’était la première fois, en fait, que Tom le voyait vraiment marcher sans opérateur, et il eut des frissons dans le dos en l’observant. L’engin était surnaturel, sa forme semblait irréelle comme dans un rêve, simplement à cause de l’absence d’une petite silhouette humaine sur le siège. Il avait un aspect massif, puissant, dangereux.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? se lamenta Al Knowles.
— On va attendre et voir venir, dit Kelly, et tu vas la boucler. Nous ne saurons que dans cinq minutes s’il viendra sur nous par en bas ou par en haut.
— Si tu veux t’en aller, dit gentiment Tom, ne te gêne pas.
Al préféra s’asseoir par terre.
Kelly regardait d’un air méditatif sa pelle mécanique bien-aimée, immobile, comme ramassée, disgracieuse, au pied de la taille en dessous d’eux, assez loin sur leur droite.
— À ton avis, crois-tu qu’il tiendrait le coup contre le bras de la pelle ?
— Si cela en venait jamais à une bagarre au corps à corps, dit Tom, je dirais que ça irait mal pour Daisy Etta, mais elle ne se bagarrerait pas. Tu ne trouverais pas le moyen d’installer la pelle à bonne portée. Daisy resterait simplement à l’écart et se moquerait de toi.
— Je ne la vois plus, geignit Al.
Tom regarda.
— Il a pris la pente. Il va essayer en venant d’en haut. Je propose qu’on ne bouge pas et qu’on voie s’il est assez fou pour tenter de venir par la langue de terre. S’il essaie, il s’affalera sur le ventre, avec une chenille de chaque côté. Et il se retournera probablement, en s’efforçant de se tirer de là.
L’attente devint interminable. Derrière la falaise, ils pouvaient entendre le moteur peiner ; deux fois, ils entendirent l’engin s’arrêter pour changer de vitesse. À un moment, ils se regardèrent avec espoir quand le bruit du moteur devint une série de beuglements furieux, comme si Daisy Eifa reculait et comblait un trou, puis ils se rendirent compte que le bulldozer tentait d’escalader un endroit particulièrement abrupt de la pente et qu’il patinait. Mais il finit par y arriver ; le moteur accéléra quand il eut atteint le sommet de la pente ; il se mit en quatrième et déboucha en cahotant sur le plateau. Il avança pesamment jusqu’au bord de la taille, s’arrêta, diminua les gaz, abaissa sa lame sur le sol et resta là, tournant au ralenti. Al Knowles recula jusqu’au bord extrême de la langue de terre sur laquelle ils se trouvaient, ses yeux lui sortant pratiquement de la tête.
— Ça suffit maintenant, vas-y ou fous-nous la paix ; lança Kelly exaspéré à l’engin immobile.
— Il examine la situation, dit Tom ; ce passage étroit ne le met pas du tout en défaut.
La lame de Daisy Etta commença à se soulever et s’arrêta juste au-dessus du sol. Le bulldozer se mit en marche arrière sans faire grincer ses engrenages, commença à reculer lentement, accélérant à peine.
— Il va sauter ! cria Al. Je m’en vais d’ici !
— Reste là, idiot ! hurla Kelly. Il ne peut pas nous atteindre tant que nous sommes là-dessus. Si tu descends, il te chassera comme un lapin.
Le hurlement du moteur du bulldozer, mit le comble à l’affolement de Al. Il piailla comme un rat et passa par-dessus le bord, dégringolant la pente presque verticale de la taille en s’accrochant des mains et des pieds. Il arriva en bas en courant déjà.
Daisy Etta abaissa sa lame, souleva son mufle et avança en grondant, chargeant sa lame. Cinq, six mètres cubes de poussière s’entassèrent devant elle tandis qu’elle approchait du bord. La lame chargée s’enfonça dans l’étroit passage qui conduisait à leur refuge. Ce n’était presque uniquement que de la caillasse blanche, peu résistante, qui s’effritait, et le gros engin s’enfouit le nez dedans, la surcharge énorme de terre s’éboulant de chaque côté.
— Il va s’enterrer ! hurla Kelly.
— Non, attends. (Tom lui saisit le bras.) Il essaie de tourner… il y arrive !… Il y est arrivé ! Il se construit une rampe jusqu’en bas !
— Mais oui… et il nous a coupés du plateau !
Le bulldozer, la lame levée aussi haut qu’elle pouvait aller, le piston du vérin hydraulique luisant au soleil matinal, se libéra du reste de sa charge colossale, fit demi-tour et allant dans l’autre sens, enfonça de nouveau sa lame. Il fit encore une passe entre eux et la butte, ce qui fit une coupe maintenant beaucoup trop large pour qu’ils puissent la franchir d’un saut, surtout avec le bord croulant du plateau. Une fois arrivé en bas, le bulldozer se retourna pour faire face à leur refuge, qui n’était plus maintenant qu’une colonne isolée de caillasse ; se mit au ralenti et attendit.
— Je n’avais jamais pensé à ça, dit Kelly d’un ton coupable. Je savais que nous n’avions pas à craindre qu’elle se construise une rampe en montant, mais je n’ai pas pensé que Daisy Etta essaierait en descendant.
— Pas d’importance ! En attendant, on reste ici. Et qu’est-ce qui se passe : attendons-nous jusqu’à ce qu’elle soit à bout de carburant ou jusqu’à ce qu’on soit morts de faim ?
— Oh, ce ne sera pas un siège, Tom. Ce monstre est beaucoup trop un tueur pour ça. Où est Al ? Je me demande s’il en a assez dans le ventre pour prendre notre tracteur et venir passer par ici, pour éloigner Daisy Etta.
— Il n’a eu que le culot de prendre notre tracteur et de ficher le camp, dit Tom. Tu ne le savais pas ?
— Il a pris quoi ? (Kelly regarda vers l’endroit où ils avaient laissé leur engin, la nuit précédente. Il était parti.) Ah ça alors, l’immonde petit salaud !
— Ne perds pas de temps, dit Tom calmement, interrompant ce qu’il savait n’être que l’explosion d’un langage vraiment fleuri. À quoi t’attendais-tu d’autre ?
Daisy Etta décida, apparemment, d’en finir avec leur splendide isolement. Elle lança un grognement d’accélération trop rapide, et attaqua leur colonne du coin de la lame, taillant une large coupe ; la caillasse qui se trouva ainsi en surplomb s’éboula à son passage sur son panneau de côté et sur sa chenille. Vingt centimètres disparurent du flanc de leur petit plateau.
— Oh, oh. Cela ne va pas aller du tout, dit Tom.
— Elle a l’intention de nous faire écrouler en creusant par en dessous, dit Kelly sinistrement. Il lui faudra une vingtaine de minutes. Tom, je suis partisan de filer…
— Ce serait malsain. Tu n’as absolument pas idée de la rapidité avec laquelle ce monstre peut maintenant se déplacer. N’oublie pas, il est beaucoup plus que ce qu’il était quand un homme le conduisait. Il peut passer de sixième en marche arrière, et de là, en marche avant en cinquième, comme ça. (Il claqua ses doigts.) Et il peut faire volte-face en moins d’un clin d’œil, et lancer sa lame exactement où il veut.
Le bulldozer repassa sous eux, beuglant, et leur petit plateau fut brusquement trente centimètres moins long.
— Et alors, dit Kelly. Qu’est-ce que tu veux faire ? Rester ici et le laisser nous tirer la caillasse de dessous les pieds ?
— Je te mets simplement en garde, dit Tom. Maintenant écoute. Nous allons attendre jusqu’à ce qu’il prenne une charge. Il lui faudra une seconde pour s’en débarrasser quand il saura que nous sommes partis. Nous nous séparerons, il ne pourra pas s’occuper de nous deux à la fois. Tu fileras en terrain découvert pour essayer de dépasser l’angle de la falaise et arriver là où tu pourras grimper. Et tu reviendras au-dessus de la taille. Un homme peut dévaler une taille de quatre mètres de haut plus vi te que n’importe quel bulldozer existant. Moi, je couperai au plus près de la taille, jusqu’en, bas. Si Daisy Etta se met à ta poursuite, je tenterai d’atteindre la pelleteuse et je lui donnerai du fil à retordre. Je peux jouer à cache-cache autour de la flèche toute la journée si elle veut s’amuser.
— Pourquoi veux-tu que ce soit moi qui file en terrain découvert ?
— Tu ne crois pas que tes grandes jambes peuvent courir plus vite qu’un bulldozer sur cette distance ?
— Il faudra bien, fit Kelly avec une grimace. D’accord, Tom.
Ils attendirent, les nerfs tendus. Daisy Etta recula tout près, entama une autre passe. Quand le rugissement du moteur faiblit sous l’effort, Tom cria : « Allons-y ! » et ils sautèrent. Kelly, toujours comme un chat, atterrit sur ses pieds. Tom, dont les genoux et les chevilles portaient encore la marque bleue des cordes, fit deux pas en trébuchant et tomba. Kelly le ramassa et le remit sur pieds alors que le mufle d’acier de Daisy Etta apparaissait au coin. Instantanément, elle passa en cinquième et fonça, hurlante, sur eux. Kelly s’élança à gauche, Tom à droite, et ils coururent à toute allure, Kelly vers la piste, Tom vers la pelleteuse. Daisy Etta les laissa s’écarter l’un de l’autre et garda la même direction, essayant de les poursuivre tous les deux ; puis elle estima évidemment que Tom était le plus lent car elle vira vers lui. Cette hésitation d’un instant fut tout ce dont Tom avait besoin pour prendre la petite avance nécessaire. Il se précipita vers la pelleteuse, comme un fou, et plongea entre les chenilles de l’engin.
Il avait à peine eu le temps de s’aplatir sur le sol que l’énorme plaque de poussage en acier au manganèse heurta la chenille droite de la pelleteuse, dont les quarante-sept tonnes vibrèrent sous le choc. Mais Tom ne s’arrêta pas. Il se fraya un chemin des mains et des pieds sous l’engin, se redressa derrière et bondit pour atteindre le rebord de la fenêtre arrière ; il s’y accrocha des deux mains et, d’un rétablissement, sauta dans la cabine. Là, il était à l’abri pour le moment ; les gigantesques chenilles dépassaient à elles seules la hauteur à laquelle la lame de Daisy Etta pouvait se lever, et le plancher de la cabine était au moins quarante centimètres plus haut. Tom jeta un coup d’œil à l’extérieur. Le bulldozer s’était éloigné et tournait au ralenti.
« Réfléchis tant que tu voudras », grinça-t-il, et il s’occupa du gros diesel Murphy. Sans se presser, il vérifia le niveau de carburant avec la jauge à baïonnette, la remit en place, prit la clé du régulateur à son crochet et l’inséra dans sa fente. Il poussa la commande principale des gaz jusqu’à mi-ouverture, tira la manette du démarreur et tourna la clé. Le moteur cracha une bouffée de fumée bleue hors de son échappement encapuchonné et se mit en marche. Tom replaça la clé à son crochet, jeta un coup d’œil sur le voyant de débit de carburant et les indicateurs de compression, puis il regarda de nouveau à l’extérieur. Daisy Etta n’avait pas bougé mais elle accélérait et décélérait de la manière irrégulière qu’elle avait déjà manifestée sur le plateau. L’idée fantastique qu’elle se préparait à bondir passa dans la tête de Tom. Il se glissa sur le siège, enclencha l’embrayage principal. Avec obéissance, les gros engrenages qui emplissaient à moitié la cabine se mirent à tourner. Des talons, il libéra les verrous des freins et il posa légèrement les pieds sur les pédales quand elles remontèrent.
Puis il allongea la main au-dessus de sa tête et repoussa en arrière la commande des gaz. Quand le moteur accéléra, il empoigna les deux leviers de levage et de pivotement et les tira en arrière, le moteur hurla, le godet de près de deux mètres s’éleva du sol d’une secousse soudaine quand le système de commande s’en empara. Le gros engin pivota d’un coup vers la droite ; Tom poussa vivement son levier de levage en avant et arrêta la montée du godet, le pied sur le frein. Il poussa en avant le levier de mise en position d’attaque ; le godet avança jusqu’à l’extrémité de la flèche et son fond alla racler le capot de Daisy Etta, lui arrachant son pot d’échappement vertical avec le silencieux et le reste, ainsi que le filtre à air sur le tuyau d’admission. Tom poussa un juron. Il avait, escompté que Daisy Etta reculerait d’un bond. Si elle l’avait fait, il aurait démoli l’armature de fonte du radiateur. Mais elle était restée immobile, prenant cette décision en une fraction de seconde.
Maintenant, elle bougeait et vivement. Avec ses changements de vitesse incroyablement rapides, elle bondit en arrière, et vira pour se mettre hors de portée, avant que Tom put arrêter le pivotement fou de la pelle. Les gros freins de pivotement dégagèrent une fumée âcre quand la pelle ralentit, s’arrêta et revint en arrière. Tom la freina lorsqu’il se trouva face à Daisy Etta. Il releva son godet d’environ un mètre et le ramena à peu près à la moitié du bras, prêt à tout. Les quatre longues dents de la pelle luisaient au soleil. Tom jeta un regard expert sur les câbles, la flèche et le bras, appréciant la brunissure des parties coulissantes, la tension aisée des câbles et des attaches bien graissées. L’énorme engin était prêt, formidable et, malgré toute sa brutale puissance, d’une solidité absolue.
Tom inspecta du regard le capot ravagé de Daisy Etta. L’extrémité béante du tuyau d’admission d’air était braquée vers lui. « Ah, ah ! dit-il, quelques tasses de poussière de caillasse là-dedans, et cela te donnera quelque chose à mastiquer. »
Gardant un œil méfiant sur le bulldozer, il pivota vers le talus, abaissa son godet et le plongea dans la caillasse. Il l’enfonça profondément ; le moteur Murphy clamait comme un perdu mais continuait de pousser. Au maximum de l’effort, un choc épouvantable secoua Tom sur son siège. Il regarda en arrière par-dessus son épaule et vit Daisy Etta qui reculait. Elle s’était ruée et avait donné un coup terrible dans le contrepoids derrière la cabine. Tom eut un sourire pincé. Il faudrait qu’elle fasse pire que cela. Il y avait à l’endroit touché huit ou dix tonnes d’acier solide. Et cela lui était égal pour le moment qu’elle érafle ou non la peinture.
Il repivota dans l’autre sens, la poussière blanche de la caillasse s’éboulant des deux côtés du godet rempli à bloc. La pelleteuse était maintenant parfaitement d’aplomb car elle était construite pour être exactement équilibrée par son contrepoids quand le godet est chargé. Les mécanismes de levage et de pivotement et les garnitures de freins s’étaient échauffés, ce qui en avait séché l’humidité de la nuit. L’engin répondait aux commandes avec une aisance qui enchantait le professionnel qu’était Tom. Il agit légèrement sur le levier de pivotement, balançant de droite à gauche en avant, pour suivre la danse lente qu’avait entamée Daisy Etta, avançant et reculant avec circonspection comme un boxeur qui cherche une ouverture. Tom maintenait le godet entre lui et elle, sachant qu’elle ne pouvait endommager un outil qui était bâti pour attaquer la roche vingt heures par jour, comme par plaisir.
Daisy Etta rugit et bondit en avant. Tom ramena d’un coup le levier de levage en arrière et le godet se releva, la laissant passer par-dessous. Tom poussa la commande d’ouverture du godet, et la gigantesque mâchoire d’acier s’ouvrit, laissant tomber une cascade de poussière de caillasse sur le capot démoli. Le ventilateur du bulldozer la renvoya en un énorme nuage houleux. L’instant qu’il fallut à Tom pour arrêter la flèche et décharger le godet fut cependant suffisant pour que Daisy Etta s’écarte hors de portée. Lorsqu’il essaya de laisser le godet retomber sur elle pour écraser les conduites d’injection enroulées au-dessus du bloc moteur, elle n’était déjà plus là.
Le nuage de poussière se dissipa et Daisy Etta se rua de nouveau, feinta sur la gauche, puis tourna sa lame vers le godet qui était à peine au-dessus du sol. Tom pivota pour l’affronter ; sa feinte l’ayant amenée un peu trop près pour son goût, et le godet rencontra la lame dans une gerbe d’étincelles et un fracas métallique certainement audible à un kilomètre. Elle avait chargé la lame haute et Tom poussa une exclamation sourde quand il vit que l’entretoise derrière la lame s’était accrochée entre deux des dents de son godet. Il empoigna son levier de levage et le godet se souleva entraînant avec lui tout l’avant du bulldozer.
Daisy Etta se cabra et rua, ses chenilles s’enfoncèrent furieusement dans le sol tandis qu’elle levait et baissait sa lame, en s’efforçant de se dégager.
Tom ramena le godet un peu en arrière essayant de rapprocher le bulldozer, car la flèche était en position trop basse pour tenter de soulever un tel poids mort. Déjà, la chenille extérieure de la pelleteuse était sur le point de se soulever du sol. Et les mécanismes de poussage et de levage, qui ne pouvaient pas suffire seuls à l’effort, commencèrent à s’échauffer et à lâcher.
Tom releva un peu la flèche, la chenille extérieure de la pelleteuse se souleva de trente centimètres. Tom poussa un juron et laissa retomber le godet ; en un instant, Daisy Etta se dégagea et recula. Tom tenta de lui balancer un coup à la volée mais la rata.
Elle revint en décrivant une large courbe ; Tom pivota pour lui faire face de nouveau, lui lança un coup rageur qu’elle reçut sur sa lame. Mais cette fois, elle ne recula pas après avoir été frappée, elle continua d’avancer, poussant le godet devant elle. Avant que Tom ait compris ce qu’elle faisait, le godet se trouva refoulé devant ses chenilles et entre les deux engins. Cela avait été une manœuvre aussi habile et rapide qu’on puisse l’imaginer, et elle laissait la pelleteuse dans l’impossibilité de frapper, aussi longtemps que Daisy Etta pourrait maintenir le godet coincé entre les chenilles.
Tom poussa furieusement mais cela ne réussit qu’à relever la flèche plus haut en l’air, puisqu’il n’y avait rien pour la maintenir baissée que son propre poids. Tenter de soulever le godet ne fit qu’échauffer les articulations qui en fumèrent, et freiner le moteur presque jusqu’à caler.
Tom jura de nouveau et allongea la main vers la rangée de petits leviers sur sa gauche. C’étaient les embrayages. Sur ce modèle de pelle mécanique, le levier de pivotement commande tout, sauf le poussage et le levage. Avec le levier de pivotement, l’opérateur, après avoir choisi sa vitesse, commande le roulement, c’est-à-dire la puissance appliquée aux chenilles, en marche avant ou arrière, le levage ou l’abaissement de la flèche et le pivotement. L’engin ne peut faire qu’une seule de ces choses à la fois. Si les chenilles sont embrayées, il ne peut pas pivoter. Si sa plate-forme est en pivotement, il ne peut ni lever ni baisser sa flèche. Cette incapacité ne gêne pas une seule fois un opérateur dans des années et des années de travail, mais en la circonstance, rien ne se passait normalement.
Tom abaissa le levier de commande du pivotement et releva celui du roulement. Ces embrayages étaient à crabots et non à friction, et il dut ramener la manette des gaz au ralenti avant de pouvoir mettre en prise les pignons. Daisy Etta prit la baisse de régime du Murphy pour le signal d’une possibilité de faire quelque chose et elle poussa violemment dans le godet. Mais Tom avait mis toutes les commandes au point mort et tout ce qu’elle réussit à faire fut de s’enterrer, les nervures saillantes de ses patins tournoyant dans le sol où elles s’enfonçaient.
Tom remit les gaz et poussa le levier de pivotement en avant. Il y eut un énorme bruit crépitant des chaînes de roulement et les gigantesques chenilles commencèrent à tourner.
Daisy Etta avait des patins de cinquante centimètres de large avec de profondes nervures, ses chenilles avaient quatre mètres cinquante de long et portaient une masse de quatorze tonnes. Les vastes patins plats de la pelleteuse avaient quatre-vingt-dix centimètres de large et ses chenilles six mètres de long, avec quarante-sept tonnes à bord. Il n’y avait aucune comparaison possible. Le Murphy proclama en hurlant que l’effort était dur, mais ne donna aucun signe de caler. Daisy Etta accomplit l’exploit incroyable de passer une vitesse avant, alors qu’elle était en marche arrière, mais cela ne lui servit de rien. Ses chenilles tournaient et tournaient, essayant de la faire avancer, et creusant le sol de plus en plus ; lentement et irrésistiblement, elle était refoulée en arrière par la pelleteuse vers la paroi de l’excavation.
Tom perçut un bruit qui ne venait pas d’un engin en plein effort, il regarda et vit Kelly au sommet de la taille, qui fumait, balançant ses pieds dans le vide. Il saluait avec ses poings comme s’il avait été assis au premier rang des fauteuils de ring, au cours d’un grand combat. Ce qui était d’ailleurs vrai.
Tom ne laissait maintenant guère de choix à Daisy Etta. Si elle ne se dérobait pas de devant lui, elle serait poussée contre la paroi et son réservoir de carburant serait écrasé. Il y aurait alors toutes chances pour que Tom, l’ayant immobilisée là, ait le temps de lever son godet au-dessus d’elle, et la démolisse en morceaux. Si elle se dérobait avant d’être poussée contre la paroi, elle serait obligée de libérer le godet de Tom. C’est ce qu’elle dut faire.
Le Murphy l’avertit mais pas assez vite. Il se mit à ronronner doucement quand sa charge lui fut enlevée et Tom sut que le bulldozer se mettait en marche arrière. Il tira sur le levier de levage et le godet se souleva au moment où Daisy Etta s’en écartait. Tom fit avancer le godet et le laissa tomber de tout son poids… mais rata son coup. Le bulldozer s’était esquivé sur le côté et, tant que les chenilles étaient embrayées, Tom ne pouvait pas pivoter pour le suivre. Daisy Etta chargea alors, mit une de ses chenilles sur la paroi et fonça, presque couchée sur le côté, un bout de sa lame levé haut en l’air. C’était tellement inattendu que Tom n’y était pas du tout préparé. Le bulldozer se lança sur le godet et le bord d’attaque de sa lame s’abattit entre les dents de la pelle. Cette fois, il y avait tout le poids de Daisy Etta pour l’y maintenir. Elle n’aurait aucun moyen de se dégager, mais en même temps, elle avait coincé le godet si loin de l’axe central de la pelleteuse que Tom ne pouvait relever la flèche sans se déséquilibrer et renverser son monstrueux engin.
Daisy Etta recula en traînant le godet jusqu’à ce que les blocs amortisseurs l’arrêtent net. Elle se mit alors en crabe et monta sur la paroi : Tom tenta d’en profiter pour ramener le godet, mais elle repassa en marche avant et suivit le mouvement, en enfonçant tout un côté de sa lame dans la paroi.
La partie était nulle. Elle s’était accrochée au godet et elle l’avait immobilisé. Tom avait tenté de le ramener mais l’ancrage du bulldozer dans la paroi était trop solide. Il tenta de pivoter, de relever la flèche. Tout ce que les articulations, dépassées par l’effort demandé, purent donner, fut de la fumée en chauffant. Tom grommela, mit au ralenti et se pencha à la fenêtre de la cabine. Daisy Etta était aussi au ralenti, bruyamment sans son silencieux ; sans pot, l’échappement émettait un bruit sourd, menaçant. Mais après le rugissement des deux gros moteurs, le demi-silence était étourdissant.
— Hors de combat tous les deux, hein ? cria Kelly de son perchoir.
— Ça m’en a tout l’air. Qu’est-ce que tu dirais d’essayer voir si on peut en approcher assez près pour la calmer un peu.
Kelly eut un haussement d’épaules.
— Je ne sais pas. Si Daisy Etta est vraiment arrêtée, c’est bien la première fois. Je me méfie de cet engin, Tom. Il ne se serait pas fourré dans cette situation s’il n’avait pas une idée de derrière la tête.
— Regarde-le, Kelly ! Suppose que ce soit un bulldozer civilisé et que tu doives le sortir de là. Il ne peut pas lever sa lame assez haut pour la dégager des dents de la pelle, tu sais. Crois-tu que tu pourrais le faire ?
— Cela pourrait prendre un bon moment, fit Kelly de son accent traînant. Il est bel et bien cloué là.
— Bon, c’est le moment de le mettre dans l’impossibilité de nuire.
— Comment cela ?
— Par exemple, en prenant une pince à levier et en arrachant toutes ses conduites.
Il faisait allusion aux conduites de cuivre qui amenaient le carburant sous pression de la pompe aux injecteurs. Il y en avait une bonne longueur qui venaient du réservoir de la pompe et étaient tassées en enroulements de détente au-dessus de la culasse.
Tandis qu’il parlait, le ralenti de Daisy Etta, passa d’un seul coup à ces accélérations et décélérations furieuses qui lui étaient caractéristiques.
— Hé bien ça, alors ! s’écria Tom par-dessus le vacarme. Elle nous écoutait !
Kelly se laissa glisser sur la paroi, se hissa sur la chenille de la pelleteuse et passa la tête dans la fenêtre de la cabine…
— Alors, on prend une pince et on essaye ?
— Allons-y !
Tom se pencha sur la boîte à outils, en sortit la pince dont Kelly se servait pour remettre les câbles en place sur son engin et il sauta à terre. Ils avancèrent avec prudence vers le bulldozer. Daisy Etta accéléra quand ils se furent approchés et elle se mit à trépider. Son avant se souleva et s’abaissa et ses chenilles commencèrent à tourner comme si elle se débattait pour se dégager du piège dans lequel sa lame était tombée.
— T’énerve pas, ma belle, dit Tom. Tu ne feras que t’enterrer. Bouge pas et laisse-toi faire maintenant, comme une bonne petite fille. Ça devait t’arriver.
— Prenez garde ! dit Kelly.
Tom leva la pince et posa une main sur le pare-boue.
Le bulldozer frissonna littéralement et de la du rite, en haut du radiateur, jaillit un jet d’eau bouillante, qui s’étala en éventail et les frappa tous les deux en pleine figure. Ils reculèrent en chancelant, poussant des jurons.
— Ça va, Tom ? haleta Kelly, un instant après.
Il en avait reçu la plus grande partie sur la joue et la bouche. Tom était à genoux, il avait sorti sa chemise de son pantalon et s’épongeait le visage.
— Mes yeux… oh, mes yeux…
— Voyons ça !
Kelly s’agenouilla près de lui, le prit par les poignets, enlevant doucement les mains de Tom de son visage. Il émit un sifflement.
— Venez ! grinça-t-il.
Il aida Tom à se remettre debout et le conduisit à quelque distance.
— Restez là, dit-il, la voix enrouée.
Il fit demi-tour, revint vers le bulldozer, ramassa la pince, « Espèce de sale… ! » hurla-t-il et il la lança comme un javelot sur les conduites enroulées. Il avait visé un peu haut. La pince frappa le capot démoli, enfonçant profondément le métal. Le renfoncement se redressa d’un coup avec un zang ! retentissant et lui renvoya la barre de fer. Kelly se baissa ; elle siffla au-dessus de sa tête et alla frapper Tom dans les jambes. Il s’abattit comme un bœuf assommé, mais il se remit, titubant, sur ses pieds.
— Venez ! gronda Kelly. (Et prenant le bras de Tom, il l’entraîna derrière le coin de la taille.) Asseyez-vous ! Je reviens tout de suite !
— Où vas-tu ? Kelly… Méfie-toi !
— Méfie-toi et comment !
Avec ses longues jambes, Kelly eut vite fait d’aller jusqu’à la pelleteuse. Il s’élança dans la cabine, se pencha en arrière sur le moteur et mit la manette principale des gaz à fond. Passant derrière le siège, il poussa l’accélérateur et le Murphy hurla. Il tira ensuite le levier de levage jusqu’à ce qu’il se bloque ; et il sauta hors de la cabine en souplesse.
Le treuil de levage tourna et tendit le câble, qui se raidit en prenant la charge. Le godet remua sous le poids mort du bulldozer qui pesait sur lui ; et alors, lentement les grandes chenilles plates commencèrent à se soulever du sol par l’arrière. L’énorme masse de mécanique obéissante s’inclina en avant sur le bout de ses chenilles. Le Murphy ralentit sous la charge incroyable mais résista à l’effort. Un toron du double câble de levage se cassa et fouetta l’air en sifflant ; la pelleteuse se trouva en équilibre… puis en déséquilibre…
Elle s’était halée elle-même jusqu’à culbuter en avant dans un fracas à faire trembler le sol. La flèche, huit tonnes d’acier, s’abattit avec un bruit résonnant sur la lame du bulldozer et y resta, l’enfonçant de tout son poids dans la rangée de dents de la pelle qui la tenait prisonnière.
Daisy Etta gisait là sans pouvoir bouger maintenant, accélérant en vain son moteur. Kelly passa très fier devant elle, en lui faisant un pied de nez, et retourna près de Tom.
— Kelly, je croyais que tu ne reviendrais jamais. Qu’est-il arrivé ?
— La pelle s’est fait culbuter sur le nez.
— Bravo ! Elle est tombée sur le bulldozer ?
— Non. Mais la flèche est couchée sur le haut de sa lame. Daisy Etta est prise comme un rat au piège.
— Mieux vaut faire attention que le rat ne se coupe pas une patte avec ses dents pour s’échapper, dit Tom. Elle tourne encore, non ?
— Oui, mais on va arranger ça en vitesse.
— Bien sûr, bien sûr. Comment ?
— Comment ? Je ne sais pas. À la dynamite, peut-être ? Comment vont tes yeux ?
Tom en entrouvrit un et grogna.
— Plutôt mal. Je peux tout de même voir un peu. Mes paupières sont plus qu’à moitié bouillies. À la dynamite, dis-tu ? Voyons, réfléchissons d’abord…
Tom s’accota le dos contre la paroi et allongea ses jambes.
— Je te dirai, Kelly, que j’ai été diablement trop occupé ces dernières heures, pour réfléchir beaucoup, mais il y a une chose qui me revient sans cesse à l’esprit – une chose que je ruminais longtemps avant qu’aucun de vous ne sache qu’il se passait quelque chose, sinon que Rivera avait été tué dans des circonstances dont je ne voulais pas vous parler. Mais je ne crois pas que tu me prendras pour un fou si je te dis tout maintenant.
— Après ce que j’ai vu, déclara Kelly, pour moi, il n’y a plus personne de fou. Je suis prêt à croire n’importe quoi.
Il s’assit.
— Bon. Parlons de ce bulldozer. Que supposes-tu quant à ce qui peut bien s’en être emparé ?
— Ça alors, je ne sais pas.
— Non… ne dis pas cela. J’ai idée que nous ne pouvons pas nous contenter de dire « je ne sais pas ». Il faut que nous réfléchissions à tous les aspects du problème avant de savoir ce que nous pouvons faire. Mettons-y d’abord de l’ordre. Où est-ce que cela a commencé ? Sur le plateau. Comment ? Rivera éventrait une ruine avec le Sept. La Chose est sortie de là. Maintenant, voilà où je voulais en venir. Nous pouvons dire de cette chose qu’elle est intelligente, qu’elle peut s’introduire dans une machine, mais pas dans un homme, que…
— Mais voyons, comment peux-tu le savoir ?
— Parce qu’elle en a eu la possibilité et qu’elle ne l’a pas fait. Je me trouvais juste à côté du trou quand elle en est sortie comme une fusée. Rivera était sur l’engin à ce moment-là. Elle ne nous a pas attaqués directement ni l’un ni l’autre. Elle s’est introduite dans le bulldozer et c’est lui qui s’en est chargé. En poursuivant ce raisonnement, on sait qu’elle ne peut pas s’attaquer à un homme si elle n’est pas dans une machine, mais elle ne pense qu’à cela quand elle est dedans. D’accord ?
« Je continue : une fois qu’elle s’est introduite dans une machine, elle ne peut plus en sortir. Nous le savons parce qu’elle en a eu beaucoup d’occasions et qu’elle ne s’en est pas servie. La bagarre avec la pelleteuse, par exemple. J’aurais fait une drôle de tête si elle s’était emparée de la pelleteuse… et tu peux parier gros qu’elle l’aurait fait si elle avait pu.
— Jusque-là je te suis. Mais qu’allons-nous faire ?
— C’est la question. Vois-tu, je ne crois pas que ce soit suffisant de démolir le bulldozer. Nous pourrions l’incendier, le faire sauter, sans pour cela détruire cette chose inconnue qui s’est introduite en lui, sur le plateau.
— Cela me paraît raisonnable. Mais je ne vois pas ce que nous pouvons faire d’autre que de démolir le bulldozer. Nous n’avons même pas la moindre idée de ce que peut réellement être cette chose.
— Je crois que si. Souviens-toi de toutes les questions idiotes que je t’ai posées à propos de l’arc qui a tué Peebles. Eh bien, lorsque cela est arrivé, je me suis rappelé un tas d’autres choses. Primo, lorsqu’elle est sortie de ce trou, là-haut, j’ai senti cette odeur que l’on sent quand on soude à l’arc, ou parfois lorsque la foudre ne tombe pas loin.
— L’ozone, dit Kelly.
— Ouais… l’ozone. Bon, la chose affectionne le métal, pas la chair. Et surtout, il y a eu cet arc. C’était tout à fait louche. Tu sais aussi bien que moi, et même mieux, qu’un générateur de soudeuse ne possède tout simplement pas l’énergie nécessaire pour engendrer un tel arc. Il ne peut pas tuer un homme, et il ne peut pas projeter un arc à quinze mètres. Mais c’est ce qu’il a fait. Et c’est pourquoi je t’ai demandé s’il ne pouvait pas y avoir quelque chose… qui pourrait « aspirer » le courant hors de son générateur, tout d’un seul coup, plus vite qu’il ne pourrait s’écouler. Parce que cette chose est électrique, cela concorde avec tout ce qu’on en sait.
— Électronique, dit Kelly, hésitant et pensif.
— Je ne saurais pas te dire. Mais voyons. Lorsque Peebles a été tué, il s’est produit une chose bizarre. Tu te souviens de ce que Chub a dit ? Le Sept a reculé, tout droit, d’environ dix mètres jusqu’à ce qu’il butte dans un rouleau compresseur qui était là, derrière lui. Et il l’a fait alors qu’il n’y avait pas de carburant dans le moteur de mise en route… sans même se servir de ce moteur, d’ailleurs… et avec les soupapes verrouillées en décompression !
« Kelly, cette Chose qui est dans le bulldozer ne peut pas faire tout ce qu’elle veut quand tu y réfléchis. Elle n’a pas pu se réparer après la corrida sur le plateau. Elle ne peut pas faire faire à l’engin beaucoup plus que ce qu’il peut faire normalement. Ce qu’elle peut faire, à mon avis, c’est faire pousser un ressort au lieu de tirer, comme, par exemple, avec les leviers de commande, ou faire lâcher une pièce alors qu’elle devrait tenir, comme le cliquet sur la manette des gaz. Elle peut faire tourner un arbre-moteur comme lorsqu’elle lance son moteur de mise en route. Mais si elle possédait une énergie tellement irrésistible, elle n’aurait pas besoin de se servir de ce moteur de mise en route ! Le plus grand exploit qu’elle ait accompli jusqu’à maintenant, à mon avis, ç’a été de s’écarter à reculons de la soudeuse quand Peebles a été tué. Mais voyons, pourquoi a-t-elle fait cela juste à ce moment ?
— Je suppose qu’elle n’a pas aimé cette odeur de souffre, comme on dit dans la Bible, dit Kelly avec amertume.
— Cela me paraît assez près de la vérité. Écoute Kelly, cette chose possède une sensibilité. Je veux dire qu’elle peut se mettre en colère. Si ce n’était pas cela, elle n’aurait jamais continué d’attaquer la pelleteuse comme elle l’a fait. Je ne le crois pas. Mais si elle peut faire tout cela, alors elle peut aussi avoir peur !
— Peur ? Pourquoi aurait-elle peur ?
— Écoute. Quelque chose s’est passé en elle quand l’arc l’a frappé. Voyons, qu’est-ce que j’ai lu une fois dans un magazine au sujet de la chaleur – quelque chose à propos de molécules qui se mettent à tourner en rond avec la tête coupée quand elles s’échauffent ?
— À peu près, en effet. Les molécules prennent un mouvement accéléré sous l’effet de la chaleur. Mais…
— Mais rien du tout. Ce bulldozer est resté chaud durant quatre heures après cela. Mais il était chaud d’une drôle de manière. Pas seulement autour de l’endroit où l’arc l’avait frappé, comme cela se passe avec un arc de soudage, mais partout, depuis la plaque de poussage jusqu’au bouchon de réservoir de carburant. Il était chaud partout. Et aussi chaud derrière les carters de transmission qu’il l’était en haut de la lame où ce pauvre Peebles a posé la main.
« Et réfléchis bien. (Tom s’excitait tandis que ses paroles cristallisaient ses idées.) Daisy Etta avait eu peur, assez peur pour reculer devant la soudeuse, en employant tout ce qu’elle pouvait pour s’en éloigner. Et après cela, elle en a été malade. Je le dis parce que, durant tout le temps que le bulldozer a eu cette chose sans nom en lui, il n’est jamais resté près d’hommes sans tenter de les tuer, sauf pendant ces deux jours après que l’arc l’ait frappé. Il avait assez de jus pour se mettre en route lui-même, quand Dennis est venu avec la manivelle, mais il avait encore besoin de quelqu’un pour le conduire jusqu’à ce qu’il retrouve toute sa force.
— Mais pourquoi n’a-t-il pas fait demi-tour pour, démolir la soudeuse quand Dennis l’a pris ?
— Il y a deux possibilités. Ou la chose qui est dans le bulldozer n’en avait pas la force, ou elle a manqué de cran. Elle avait peur, peut-être, et voulait s’en aller de là, loin de cette soudeuse.
— Mais elle a eu toute la nuit pour revenir la démolir !
— Elle avait toujours peur… ou, mais voyons, c’est cela. Elle avait d’autres comptes à régler d’abord. Son idée dominante, c’est de tuer des hommes. Il n’y a pas d’autre manière de l’expliquer. C’est pour cela qu’elle a été créée. Pas Daisy Etta, on ne construit pas de machine plus pacifique, mais la chose qui la mène.
— Alors qu’est donc cette chose ? murmura Kelly d’un ton pensif. Elle est sortie de cette ruine – d’un temple ou ce que tu voudras –, quel est alors son âge ? Depuis combien de temps était-elle là ? Qu’est-ce qui la tenait captive là-dedans ?
— Ce qui la tenait captive là-dedans était une étrange matière grise qui recouvrait l’intérieur de l’édifice, dit Tom. C’était comme de la pierre et cela ressemblait à de la fumée.
« C’était d’une couleur qui vous faisait peur rien que de la regarder, et cela nous a donné la chair de poule à Rivera et à moi quand nous nous en sommes approchés. Ne me demande pas ce que c’était. Je suis retourné là-haut pour l’examiner mais elle a disparu. Disparu de la ruine en tout cas. Il en restait un peu sur le sol. Je ne sais pas si ce n’en était qu’un fragment ou si c’était le tout enroulé en boule. J’en ai encore des frissons rien que d’y penser.
Kelly se leva :
— Au diable tout cela. Nous sommes déjà là depuis trop longtemps à perdre notre salive. Il y a juste assez de bon sens dans ce que vous racontez pour que j’aie envie de tenter quelque chose de tout à fait hors du bon sens, si vous voyez ce que je veux dire. Si la soudeuse est capable de faire une peur telle à ce bulldozer qu’elle en chasse le Diable lui-même, ça me va. Spécialement, de quinze mètres de distance. Il devrait y avoir un Dumptor quelque part dans les environs. Commençons par-là. Pouvez-vous vous diriger à présent ?
— Oui, un peu, je pense.
Tom se leva à son tour et le suivit ; ils longèrent, tous les deux, la taille jusqu’à ce qu’ils tombent sur le Dumptor. Ils y montèrent, le mirent en route et se dirigèrent vers le camp.
À peu près à moitié chemin, Kelly jeta un regard en arrière et sursauta. Mettant sa bouche près de l’oreille de Tom, il hurla par-dessus le rugissement du moteur :
— Tom, vous vous souvenez de ce que vous avez dit au sujet du rat pris au piège, qui se coupe une patte avec ses dents… Hé bien, Daisy l’a fait, elle aussi. Elle a abandonné sa lame avec ses longerons de poussée et elle nous suit !
Ils arrivèrent au camp dans un hurlement, suffoquant dans la poussière qui se souleva lorsqu’ils stoppèrent près de la soudeuse.
— Regardez par-là si vous ne trouvez pas une barre de remorque pour accrocher cette machine au Dumptor. Moi, je vais voir si je trouve de l’eau et de quoi manger.
Tom grimaça un demi-sourire. Imaginez cela, ce vieux Kelly avait publié qu’un Dumptor n’a pas de barre de traction ! Il tâtonna dans un coffre à outils, essayant de voir à travers la mince fente de ses paupières gonflées, et finit par trouver un étrier. Il monta sur le Dumptor, lui fit faire demi-tour et recula jusqu’à la soudeuse. Il passa l’étrier dans l’anneau du bout de la bielle d’attelage de l’a machine, vissa la broche et passa l’étrier dans le crochet de remorque à l’avant du Dumptor. Un Dumptor étant ce qu’il est, n’a pas vraiment d’avant ni d’arrière, et comme ses vitesses peuvent toutes se mettre en marche arrière, il n’y a aucune difficulté à le conduire « à l’envers » pour changer.
Kelly revint en courant, hors d’haleine.
— C’est arrangé ? Bon. Un étrier ? Ah oui, pas de barre de traction ! Daisy approche à toute allure. Allons sur la plage. Nous serons dissimulés jusqu’à ce que nous soyions loin de ce cul-de-sac, et ça roule pas mal tant qu’on ne s’enfonce pas dans le sable.
— Bien, fit Tom tandis qu’ils montaient à bord du Dumptor, et qu’il acceptait une boîte ouverte de ration K. Seulement, n’y va pas trop fort, si ça cahote trop, la soudeuse se décrochera. Et je ne sais pas pourquoi mais je ne tiens pas à la perdre pour le moment.
Ils démarrèrent, filant sur la plage. À cinq cents mètres d’eux, ils aperçurent Daisy Etta au-delà du marécage. Elle changea immédiatement de direction, de manière à venir les intercepter.
— La voilà qui arrive ! s’écria Kelly en appuyant à fond sur l’accélérateur.
Tom se pencha par-dessus le dossier du siège, l’œil fixé sur leur remorque.
— Hé, n’y va pas si fort ! Attention !
— Hé là !
Mais c’était trop tard, la bielle d’attelage de la soudeuse avait réagi à un cahot de trop. L’étrier sauta du crochet de remorque, la soudeuse fit une folle embardée, puis un tête-à-queue sur la gauche. La bielle d’attelage toucha le sable et s’y enfonça ; la machine pivota autour, la cassa, et finalement s’arrêta, penchée complètement de travers. Par miracle, elle ne se renversa pas tout à fait.
Kelly écrasa le frein si brutalement que leurs têtes faillirent s’en décrocher de leurs épaules. Ils sautèrent à terre et se précipitèrent sur la soudeuse. Elle était intacte mais il n’était plus question de la remorquer.
— S’il doit y avoir un règlement de comptes, il faudra que ce soit ici.
La plage avait, à cet endroit, une dizaine de mètres de large, le sable était presque plat, et du côté opposé à la mer, des talus herbus, minés par les vagues, en formaient la limité en une série de monticules et de petites pointes de terre. Tandis que Tom restait près de la soudeuse, vérifiant les contacts de la mise en marche et du générateur, Kelly grimpa sur l’un des monticules et scruta la plage du côté d’où ils étaient venus. Soudain, il se mit à s’exclamer et à agiter les bras.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— C’est Al ! cria Kelly. Avec le tracteur du scraper !…
Tom abandonna ce qu’il faisait et rejoignit Kelly.
— Où est le Sept ? Je ne vois pas bien.
— Il a tourné sur la plage et suit notre piste. Al ! Al ! Espèce de petit salaud, viens ici !
Tom pouvait maintenant vaguement distinguer le tracteur qui venait directement vers eux.
— Il ne voit pas Daisy Etta, remarqua Kelly, dégoûté, sinon il irait sûrement dans l’autre sens.
A quinze mètres de distance, Al stoppa et se mit au ralenti. Kelly l’appela en faisant de grands signes. Al se dressa sur son engin, mit ses mains en porte-voix autour de sa bouche :
— Où est le Sept ?
— T’occupe pas ! Viens ici avec ton tracteur !
Al resta où il était. Kelly poussa un juron et se rua vers lui.
— N’approche pas de moi ! dit Al, quand il fut à peu de distance.
— Je n’ai pas le temps de discuter, répondit Kelly. Amène ce tracteur sur la plage.
— Où est Daisy Etta ?
La voix d’Al était bizarrement lasse.
— Juste derrière nous. (Kelly fit signe du pouce par-dessus son épaule.) Sur la plage.
Les yeux ronds d’Al s’écarquillèrent d’un coup. Il se retourna, sauta du tracteur et prit sa course. Kelly lança un juron indistinct, qui, d’une manière ou d’une autre, était plus grossier que tous les jurons qu’il ait jamais lancés, et il bondit sur le siège du tracteur.
— Hé, là-bas ! hurla-t-il à l’adresse de la silhouette qui s’éloignait rapidement. Tu vas te jeter en plein dedans !
Al ne parut pas entendre et continua de courir tant qu’il pouvait sur la plage.
Kelly passa la cinquième et mit tous les gaz. Lorsque le tracteur démarra, il dégagea l’embrayage principal, tira en arrière le levier d’overdrive pour le mettre en sixième et il rembraya ; tout cela si vite que le tracteur n’eut pas le temps de s’arrêter de rouler. Avec des cahots et des soubresauts, sur le terrain inégal, le rapide engin fonça en vrombissant vers la plage.
Tom retournait à l’aveuglette à la soudeuse. Ses oreilles lui disaient mieux que ses yeux à quelle distance était Daisy Etta, car elle n’était certainement pas un rossignol, surtout sans pot d’échappement : Kelly arriva à la machine en même temps que lui.
— Place-toi derrière ! lui lança Tom. Je vais passer l’étrier par-dessus la barre d’accouplement, et tu essaieras de voir si tu ne peux pas pousser la soudeuse dans le creux entre ces deux monticules. Mais vas-y doucement, faudrait pas que tu démolisses le générateur. Où est Al ?
— Ne me le demandez pas. Il s’est mis à courir sur la plage à la rencontre de Daisy.
— Il… quoi ?
Le ronflement du deux temps couvrit la réponse de Kelly. Il passa derrière la machine, plaça sa lame contre elle. Puis, en première, faisant un peu patiner l’embrayage, il refoula lentement la soudeuse vers l’endroit que Tom avait indiqué. C’était un petit enfoncement entre deux avancées de terre. Le ressac et la ligne de marée haute montaient là plus loin sur la plage pour suivre le retrait de terrain ; et l’eau n’était guère qu’à un mètre, ou un mètre et demi.
Tom leva le bras et Kelly stoppa. De l’autre côté de l’avancée de terre hors de leur vue maintenant, s’entendait le rugissement rauque de l’échappement du Sept. Kelly sauta du tracteur et vint aider Tom, qui dévidait furieusement des rouleaux de câble accrochés derrière la soudeuse.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Il faut que d’une manière ou d’une autre nous mettions ce bulldozer à la terre. (Il jeta plus loin le bout du dernier câble pour le détordre et se tourna vers le tableau de commande.) Comment est-ce que c’était – voyons, environ soixante volts et l’ampérage à application spéciale ?
Il tourna les cadrans et pressa le bouton de mise en marche. Le moteur démarra instantanément. Kelly ramassa la pince de mise à la terre et le porte-électrode et les frappa doucement l’un contre l’autre. La bobine du transformateur de tension reçut le courant et le moteur ronfla quand une forte étincelle jaillit.
— Bon, dit Tom en coupant le générateur. Maintenant, mon lieutenant électricien, à toi de me trouver un moyen de mettre ce bulldozer enragé à la terre.
Kelly serra les lèvres, secoua la tête.
— Je ne sais pas… à moins que quelqu’un réussisse à placer cette pince sur lui.
— Non, pas ça. Si l’un de nous se fait tuer…
Kelly jouait avec la pince sans bouger, tout son corps souple tendu.
— Pas l’un de nous, Tom, vous savez très bien que c’est à moi d’y aller parce que vous n’y voyez pas assez clair pour le faire. Vous savez que vous le feriez si vous le pouviez. Vous…
Il s’arrêta court, car le rugissement régulièrement croissant du Sept qui approchait, s’était arrêté, puis avait repris, accélérant et décélérant maintenant à la manière extraordinairement irrégulière qu’affectionnait Daisy Etta.
— Qu’est-ce qui lui prend, maintenant ?
Kelly partit comme un trait et escalada le monticule.
— Tom ! appela-t-il d’une voix suffoquée. Tom… montez ici !
Tom le rejoignit et, couchés l’un près de l’autre, ils regardèrent par-dessus le sommet de l’escarpement une scène extraordinaire.
Daisy Etta était arrêtée sur la plage, près de l’eau, immobile. Devant elle, à huit ou dix mètres, Al Know-les, les bras tendus en avant, parlait, parlait. Daisy faisait beaucoup trop de vacarme pour qu’ils puissent entendre ce qu’il disait.
— Crois-tu qu’il a eu le cran de la retenir là pour nous aider ? demanda Tom.
— S’il l’a eu, c’est la chose la plus invraisemblable qui se soit produite jusqu’à présent sur cette île, souffla Kelly, et ce n’est rien de le dire.
Le Sept accéléra jusqu’à ce qu’il en tremble puis décéléra. Tellement qu’ils crurent qu’il s’était calé, mais il reprit à l’extrême limite et se mit à tourner à petit bruit au ralenti. Et, alors, ils purent entendre.
La voix d’Al était aiguë, affolée :
— Je suis venu pour t’aider, pour t’aider, ne me tue pas, je t’aiderai… (Il fit un pas en avant, le bulldozer gronda, et Al se mit à genoux.) Je te laverai, je te graisserai et je changerai ton huile, reprit-il comme une litanie.
— Ce type n’a rien d’humain, dit Kelly, médusé.
— … laisse-moi t’aider. Je te réparerai si tu tombes en panne. Je t’aiderai à tuer ces autres types…
— Daisy Etta n’a pas besoin d’aide ! dit Tom.
— Le salaud ! gronda Kelly. L’immonde salaud, l’espèce de pourri ! (Il se leva.) Hé, là-bas, Al ! Arrête ça et tout de suite. Si elle ne te tue pas, ce sera, moi. File de là !
Al était en pleurs maintenant.
— Ferme-la ! hurla-t-il. Je sais bien qui est le maître ici, et toi aussi ! (Il désigna Daisy Etta.) Elle nous tuera tous si nous ne faisons pas ce qu’elle veut. (Il se retourna vers l’engin.) Je les tuerai pour toi, si tu veux. Je te laverai, je t’astiquerai et je réparerai ton capot. Je remonterai ta lame à sa place…
Tom allongea le bras et attrapa la jambe de Kelly au moment où le grand gaillard allait s’élancer, fou de rage.
— Qu’est-ce que tu veux faire… te faire tuer pour le plaisir de lui casser la figure ?
Kelly se calma et revint, il se jeta sur le sol près de Tom, se prit le visage entre les mains. Il était tremblant de fureur.
— Ne t’emballe pas comme ça, dit Tom. Ce bonhomme est complètement timbré. Tu ne peux pas plus discuter avec lui qu’avec Daisy Etta, là-bas. S’il doit se faire régler son compte, Daisy s’en chargera.
— Ahhh, Tom, ce n’est : pas cela. Je sais qu’il n’en vaut pas la peine, mais je ne peux pas rester assis ici et le regarder se faire tuer. Je ne peux pas, Tom.
Tom lui frappa l’épaule parce qu’il n’y avait simplement rien à dire. Soudain, il eut un sursaut, claqua ses doigts.
— Mais le voilà notre moyen de mettre Daisy Etta à la terre, dit-il vivement, en pointant vers la mer. L’eau, le sable humide balayé par le ressac. Si nous pouvons y porter notre pince et amener Daisy Etta tout près…
— Mettons le tracteur du scraper à la terre. Menons-le dans l’eau. Ça devrait pouvoir arriver jusque-là… ou à peu près, en tout cas.
— C’est ça… Allons-y.
Ils se laissèrent glisser sur le talus, prirent la pince de mise à la terre, la fixèrent au châssis du tracteur.
— Je vais le conduire, dit Tom. (Et comme Kelly ouvrait la bouche, il le repoussa contre la soudeuse.) Pas le temps de discuter ! lança-t-il.
Il sauta sur le tracteur, embraya et démarra. Kelly fit un pas vers l’engin et, à ce moment, ses yeux vifs virent une boucle du câble qui allait s’emmêler dans une roue de la soudeuse. Il se baissa et jeta le câble plus loin, puis il en étala le reste de manière qu’il se déroule librement. Tom, avec cette attention incroyablement soutenue de l’opérateur entraîné, ne regardait que la ligne noire du câble qui tramait sur le sable derrière lui. Lorsque le câble se tendit, Tom s’arrêta. L’avant des chenilles était doucement battu par le ressac. Il descendit du côté opposé à Daisy Etta et essaya de voir. Quelque chose bougeait et le grondement du moteur était un peu plus rapide qu’au ralenti, mais il ne put pas distinguer grand-chose.
Kelly ramassa le porte-électrode et alla jeter un coup d’œil au-delà de l’avancée de terre. Al était debout, débitant toujours fébrilement sa litanie, se coulant vers Daisy Etta. Kelly revint à la soudeuse, enclencha le commutateur du générateur à arc, escalada le monticule et rampa dans l’herbe drue en suivant la plage jusqu’à ce que le porte-électrode qu’il tenait à la main résiste un peu. Il sut ainsi qu’il était arrivé au bout du câble. Il regarda la plage, mesura soigneusement de l’œil la courbe qu’il suivrait s’il quittait sa position et descendait sur le sable en gardant le câble tendu. À aucun endroit il n’approcherait à vingt mètres de l’engin possédé, et encore moins à quinze. Il fallait que Daisy Etta soit attirée plus près et qu’on l’amène adroitement sur le sable humide ou dans l’eau…
Al Knowles, encouragé par l’apparente décision de l’engin de ne pas bouger, s’en approchait avec prudence toutefois, débitant encore sa litanie.
— … Nous les tuerons et personne n’en saura rien, et les bateaux viendront et nous emmèneront de l’île, et nous irons sur un autre chantier, et nous en tuerons des tas de plus, et quand tes chenilles manqueront de graissage et qu’elles grinceront, nous les baignerons dans le sang et tu seras la reine, sans contestation… Regarde là-bas, regarde, Daisy Etta, tu les vois là-bas, près de l’autre tracteur, ils sont là, tue-les, Daisy, tue-les et laisse-moi t’aider… écoute-moi, Daisy, écoute-moi ; dis-moi que tu m’écoutes…
Le moteur rugit comme pour répondre. Al, se penchant en avant le plus loin qu’il pouvait pour y arriver, posa une main timide sur la grille du radiateur ; le bulldozer resta là, grondant, mais sans bouger. Al recula de quelques pas, fit un geste avec son bras, et se mit à marcher lentement vers le tracteur du scraper, en regardant derrière lui, comme quelqu’un qui dresse un chien :
— Allons, viens, viens, il y en a un là, tue-le, tue-le, tue-le…
Et, avec un grognement, le bulldozer accéléra et suivit.
Kelly tenta de s’humecter les lèvres, sans y réussir, il avait la langue trop sèche. Le fou passa à sa hauteur, marchant tout droit au milieu de la plage ; le bulldozer qui n’était plus qu’un tracteur sans sa lame, le suivait, et là, le sable était sec comme un os, desséché par le soleil, ce n’était plus que de la poussière. Lorsque l’engin l’eut dépassé, Kelly se mit à quatre pattes, sauta par-dessus le bord du monticule sur la plage, et se ramassa sur lui-même.
Al répétait :
— Je t’aime, Daisy Etta, je t’aime, ma chérie… oh oui, je t’aime…
Kelly s’élança, courbé en deux comme un soldat sous un tir de mitrailleuses, se faisant aussi petit que possible et se sentant aussi gros qu’une maison. Le sable remué où était passé l’engin était maintenant sous ses pieds ; il s’arrêta, craignant de trop se rapprocher, et qu’un arc affaibli, mal mis à la terre, puisse jaillir du porte-électrode qu’il tenait à la main et ne serve qu’à alerter et à mettre en rage la chose qui était dans le bulldozer. À ce moment, Al le vit.
— Là, s’écria-t-il.
L’engin s’arrêta du coup.
— Derrière toi ! Tue-le, Daisy ! Tue-le, tue-le, tue-le…
Kelly se redressa, presque lassé, n’en pouvant plus de fureur et de frustration.
— Dans l’eau ! hurla-t-il parce que c’était ce que-tout son être désirait, mène-la dans l’eau. Al ! Qu’elle se mouille les chenilles !
— Tue-le, tue-le…
Quand Daisy Etta commença à faire demi-tour, il y eut un remue-ménage près du tracteur du scraper. C’était Tom, qui sautait, qui criait, qui agitait les bras, en poussant des jurons. Il sortit de derrière son engin, courant tout droit vers le bulldozer. Daisy Etta surgit et elle tourna pour foncer sur lui. Al eut à peine le temps de bondir hors de son chemin. Tom fit un brusque crochet, le sable jaillissant sous ses pieds, et fonça droit dans la mer. Il s’y enfonça jusqu’à la ceinture et disparut soudain. Il revint à la surface, crachant l’eau et essayant encore de crier. Kelly assura sa prise sur le porte-électrode et se précipita.
Daisy Etta, en suivant, la ruée folle de Tom, s’était rabattue à quatre ou cinq mètres de distance du tracteur. Elle aussi était maintenant baignée par le ressac, Kelly franchit la distance aussi vite que le lui permirent ses longues jambes et, alors qu’il allait se rapprocher à moins de ces quatre ou cinq mètres décisifs, Al Knowles vint le heurter.
Al poussait des sons inarticulés, l’écume à la bouche. Les deux hommes se percutèrent de plein fouet. La tête d’Al atteignit au creux de l’estomac Kelly qui n’avait pas réussi à l’écarter du bras et qui en eut la respiration coupée. Il s’abattit sous le choc, dans un tournoiement de brouillard gris et rouge. Al se jeta sur le grand gaillard, griffant, giflant, trop enragé pour fermer les poings.
— Je vais te tuer, bafouillait-il. Daisy en tuera un, je tuerai l’autre et alors elle saura…
Kelly se protégeait le visage avec les bras, il parvint finalement à reprendre un peu sa respiration, lança ses poings en avant et d’un puissant coup de reins se redressa. Al fut projeté en l’air et sur le côté ; avant qu’il fût retombé sur le sol, Kelly allongea un grand bras, accrocha ses doigts dans sa tignasse, le remit debout, et de l’autre bras, lui lança un coup de poing qui l’aurait tué s’il l’avait atteint en plein. Mais Al réussit d’une secousse à se jeter de côté et le coup ne lui emporta que la joue. Il s’effondra et ne bougea plus. Kelly se précipita sur son porte-électrode qui gisait dans le sable et se remit à courir. Il ne voyait plus du tout Tom, et Daisy Etta était dans l’eau, se déplaçant lentement d’un côté et de l’autre, d’avant en arrière, cherchant avidement sa proie. Kelly brandit le porte-électrode avec son câble devant lui et se rua, tête baissée, droit sur l’engin.
Alors jaillit l’étroit et silencieux éclair. Mais cette fois, il avait toute sa puissance, car le corps de ce pauvre Peebles n’avait pas eu la mise à la terre qu’offrait cette eau tourbillonnante. Daisy Etta en recula littéralement d’un bond vers lui, et l’eau qui baignait ses chenilles lança de la vapeur. Le bruit de son moteur enfla, se brisa, prit le rythme irrégulier d’un batteur de jazz. Elle se secoua d’un côté sur l’autre, comme un chat la tête prise dans un sac. Kelly avança un peu plus près, espérant qu’un autre éclair jaillirait du porte-électrode qu’il tenait en main mais il n’y en eut pas car…
— Le disjoncteur ! s’écria Kelly.
Il lança le porte-électrode sur le plancher du bulldozer devant le siège, et courut à travers la petite plage vers la soudeuse. Il passa la main derrière le tableau, posa le pouce sur le contact et l’abaissa.
Daisy Etta bondit de nouveau, puis encore une fois, et brusquement son moteur s’arrêta. Des ondes turbulentes de chaleur brouillaient l’air au-dessus d’elle. Le petit réservoir d’essence du moteur de mise en route explosa avec une détonation semblable à celle d’un coup de canon, le gros réservoir de carburant qui contenait encore quelque cent vingt litres de fuel en fit autant. Il creva comme un ballon plutôt qu’il n’explosa et projeta un grand rideau de flammes derrière l’engin. Moteur ou pas, Kelly vit alors distinctement le bulldozer frémir convulsivement. Une sorte de frisson qui partit du réservoir de carburant, gagna l’avant de l’engin, monta des chenilles et culmina au sommet du radiateur, juste devant le bouchon ; et soudain, une surface d’une quarantaine de centimètres carrés se brouilla littéralement sur ses contours. Puis, durant une seconde, elle redevint normale et finalement s’affaissa et fondit, le métal en fusion coula, faisant jaillir de petites étincelles en rencontrant ce qui restait de la peinture carbonisée. Ce fut alors seulement que Kelly eut conscience de l’atroce douleur dans sa main gauche. Il la regarda. Le générateur de la soudeuse s’était arrêté, bien que le moteur continuât encore de tourner, après avoir pulvérisé la garniture de son arbre d’accouplement. De la fumée sortait du générateur qui n’était plus guère qu’une masse de métal fondu. Kelly ne cria pourtant que lorsqu’il eut vu ce qui était arrivé à sa main…
Quand sa vision fut redevenue nette, il appela Tom, il n’eut pas de réponse. Enfin, il vit quelque chose dans l’eau, et il plongea. Il ne ressentit qu’à peine le contact froid de l’eau salée sur sa main gauche, maintenant engourdie par la douleur. Il accrocha la chemise de Tom, de sa bonne main, et le sol sembla alors se dérober sous lui. C’était donc cela… un creux profond, tout près de la plage. Daisy Etta s’était avancée jusqu’au bord, forçant Tom à perdre pied, et…
Kelly se débattit comme un forcené, s’efforçant de rejoindre la plage à la fois si proche et si difficile à atteindre. Il but un grand coup d’eau de mer et, seul, le choc délicieux de son genou sur le sable solide de la plage l’empêcha de se laisser aller aux délices de l’asphyxie et de la noyade. Brisé de sanglots par l’effort, il traîna le poids mort de Tom sur le sable, loin de l’eau. Il eut alors la sensation d’entendre des pleurs aigus d’enfants ; un instant absurde, il crut que c’était lui qui pleurait ainsi, mais lorsqu’il regarda, il vit que c’était Al Knowles. Il quitta Tom et approcha de cette misérable créature.
— Allez, debout, toi, gronda-t-il.
Les pleurs se firent encore plus aigus. Kelly le fit rouler sur le dos – il n’offrait aucune résistance – et lui balança deux gifles aller et retour ; Al commença à suffoquer. Là-dessus, Kelly le remit sur pieds et le mena près de Tom.
— À genoux, saloperie. Mets un de tes genoux entre les siens !
Al ne bougea pas. Kelly le regifla, et l’autre fit ce qui lui était commandé.
— Pose tes mains en bas de ses côtes. Là. Bien. Appuie, salaud. Maintenant, relève-toi. (Kelly s’assit, tenant son poignet gauche dans sa main droite, laissant le sang s’égoutter de sa main blessée.) Appuie. Bouge pas. Relève-toi. Appuie. Relève-toi. Appuie. Relève-toi…
Bientôt Tom laissa échapper un soupir et se mit à vomir. Après quoi, il fut remis d’aplomb.
Telle est l’histoire de Daisy Etta, le bulldozer qui devint enragé et eut une vie à lui ; non pas l’histoire de l’essai de missile dont on ne parle pas sinon comme de l’essai de missile dont on ne parle pas. Peut-être en avez-vous entendu parler… ou en avez-vous eu des échos, malgré cela. La rumeur prétend qu’un des premiers missiles intercontinentaux, en essayant un système de commandes radicalement nouveau, prouva définitivement que celui-ci ne fonctionnait pas. C’était un énorme missile qui contenait beaucoup de propergols et qui vola loin, très loin. La rumeur assure de plus : a) qu’il tomba quelque part dans une région non cartographiée des forêts vierges d’Amérique du Sud, et b) qu’il n’y eut pas de victimes. Ce dont on ne parle vraiment pas c’est du rapport strictement secret, affirmant que a) et b) sont tous deux faux. Il n’y a que deux personnes (en dehors de vous maintenant) qui savent avec certitude que quoique a) soit sûrement faux, b) est, étrangement, vrai, et qu’il n’y eut vraiment pas de victimes.
Al Knowles le sait peut-être bien, lui aussi, mais il ne compte pas.
Cela arriva deux jours après la mort de Daisy Etta alors que Tom et Kelly, qui auraient aussi bien pu être ailleurs, étaient assis dans la fraîcheur des ruines du temple. Munis de crayons et de papier, ils s’efforçaient de terminer la tâche impossible de rédiger un rapport écrit sur ce qui s’était passé dans l’île et pourquoi, eux et leur entreprise, n’avaient pas pu terminer leur contrat. Ils avaient retrouvé Chub et Harris et les avaient enterrés près des trois autres tombes. Al était au fond, dans l’obscurité, soigneusement lié, parce qu’ils l’avaient entendu délirer en dormant : il semblait qu’il ne pouvait pas croire que Daisy Etta était morte et qu’il voulait aller tuer ses ennemis, pour elle. Ils savaient qu’il devrait y avoir une enquête et n’ignoraient pas que leur histoire ne tiendrait pas très longtemps. Mais après avoir échappé à un monstre tel que Daisy Etta, ils trouvaient la vie trop belle pour en passer une partie plus ou moins longue en observation ou en prison.
L’ogive du missile tomba tout près de la limite de leur camp, entre la pyramide de fûts de carburant et les réserves de dynamite. Le second étage s’abattit un moment plus tard, à trois kilomètres de là, à proximité des cinq tombes. Kelly et Tom allèrent, trébuchants, jusqu’au bord du plateau et, pendant un long moment, ils regardèrent les débris retomber sur le sol ou remonter à la surface de la mer.
Ce fut Kelly qui devina ce qui devait s’être passé.
— Que Dieu les bénisse, ces braves maladroits, dit-il, tout heureux.
Il prit à Tom les papiers gribouillés et les déchira en deux. Mais Tom secoua la tête et désigna le monticule du pouce par-dessus son épaule.
— Lui, parlera…
— Lui ? fit Kelly avec une telle éloquence dans le ton, qu’il évoquait nettement l’image d’Al Knowles avec sa voix bredouillante, sa bouche baveuse et ses gros yeux ternes.
— Laisse-le dire, ajouta Kelly en déchirant de nouveau les papiers.
Et ils le laissèrent donc dire.